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  • Georg Lukcs

    Le fascisme allemand et Hegel.

    1943

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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    Ce texte est la traduction de lessai de Georg Lukcs : Der deutsche Faschismus und Hegel (1943). Il occupe les pages 29 49 du recueil : Georg Lukcs, Schicksalswende, [Tournants du destin] Aufbau Verlag, Berlin, 1956. Cette dition se caractrise par une absence complte de notes et de rfrences des passages cits. Toutes les notes sont donc du traducteur. Cet essai tait jusqu prsent indit en franais.

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    I Au fond, le rapport des fascistes hitlriens la philosophie de Hegel est tout fait simple : ils la rejettent rsolument. Alfred Rosenberg 1 voit dans la liaison entre Hegel et Marx une raison essentielle pour dfinir la philosophie hglienne comme une orientation hostile au national-socialisme qui la combat radicalement. Ce nest naturellement pas la seule raison de cette attitude hostile. Le rejet de Hegel se concentre chez les nazis, comme nous le montrerons plus tard en dtail, sur la rationalit du monde, sur la thorie de lvolution, mais surtout sur la thorie de ltat. Ce rejet de la philosophie hglienne stend, quelques exceptions insignifiantes, tout lidalisme classique allemand. Alfred Baeumler, 2 qui a t nomm professeur de pdagogie politique luniversit de Berlin aussitt aprs la prise du pouvoir par Hitler, exprime clairement ce programme dans son discours inaugural : la critique systmatique de la tradition idaliste fait partie de notre travail futur. Elle est, comme lexplique Baeumler, une polmique contre la conception du monde prim du citoyen, contre le monde de la scurit du dix-neuvime sicle, le libralisme, etc. Dans son livre sur

    1 Alfred Rosenberg (1893-1946) Thoricien du parti nazi.

    2 Alfred Baeumler (1887-1968), philosophe ayant acquis une notorit

    particulire lpoque de national-socialisme, et troitement li au national-socialisme. Il sest fait connatre en premier lieu par des tudes sur Kant, Nietzsche, et Spengler. Voir son travail Kants Kritik der Urteilskraft (1923) [La critique de la facult de jugement de Kant], ainsi que ses Studien zur deutschen Geistesgeschichte (1937) [tudes sur lhistoire intellectuelle allemande].

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    Nietzsche paru antrieurement, Baeumler explicite ce programme en dtail. Il parle du combat du jeune Nietzsche contre D.F. Strau 3, quil conoit comme un combat contre Hegel. Mais lorsque Nietzsche se moque de l"apothose" de ltat, il pense avec un instinct sr, ltat total hglien comme tat de culture Cest lesprit de Weimar, matrialis sous forme dtat, que Nietzsche combat. Hegel est le penseur du classicisme . Au-del, Hegel est, selon Baeumler, le fondateur idologique du national-libralisme, une synthse des lumires et du romantisme , qui a domin intellectuellement la priode bismarckienne et wilhelminienne, pour seffondrer avec la guerre mondiale, pour entraner cette crise dont le hraut prophtique a t Nietzsche, selon Baeumler, et que le national-socialisme est appel rsoudre de manire positive. Dans ce but, Baeumler mne une campagne systmatique dactualisation de toutes les manifestations ractionnaires du romantisme allemand, depuis le pre de la gymnastique Jahn 4 jusqu Grres 5. Et de manire tout fait consquente, il pense quon ne peut pas faire de place dans lhistoire ces personnages, sans dtruire la

    3 David Friedrich Strau (1808-1874), thologien, crivain et

    philosophe allemand, auteur dune Vie de Jsus qui montre un Jsus historique et non divin et considre les vangiles comme un rcit inconscient des premires communauts chrtiennes. Ce livre peut tre considr comme le point de dpart du mouvement des jeunes hgliens car il se sert de la philosophie hglienne de l'histoire pour attaquer le dogme chrtien.

    4 Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852), ducateur allemand, promoteur

    avec son organisation "Turnverein" de la gymnastique et du nationalisme germanique.

    5 Johann Joseph von Grres (1776-1848), crivain allemand.

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    tradition du dix-neuvime sicle, celle de limportance prpondrante du Weimar classiciste et de lamiti entre Goethe et Schiller. Nous ne pouvons pas exprimer philosophiquement notre conception du monde sans matriser par la critique lvolution intellectuelle qui mne de Kant Nietzsche. On ne peut plus apprhender notre monde avec les formulations de Fichte et Hegel, quelle que soit la profondeur de la comprhension quon peut en avoir. Et pourtant, il ny a rien de plus frquent que dassimiler par exemple lunivers intellectuel de Fichte et celui du national-socialisme. Cela ne changerait rien si le centaure Hegel prenait la place des centaures Fichte. Nous devons apprendre regarder avec les yeux du vingtime sicle, telle est notre tche. Voil un projet de programme pour une rcriture de lhistoire de la philosophie du dix-neuvime sicle dans lesprit du fascisme hitlrien. Ces indications programmatiques pour la philosophie officielle ont alors t suivies par diffrents ouvrages des philosophes nazis. Une des tentatives les plus importantes pour transformer dans cet esprit lhistoire de la philosophie rcente, et par l-mme en premier lieu de dtrner et de dmasquer Hegel est le livre de Franz Boehm 6 Anti-cartsianisme. Il est caractristique quil porte en sous-titre La philosophie allemande en rsistance . Il sagit de montrer le combat entre la ligne ouest-europenne et la ligne allemande en philosophie. Lexpos historique ny est, de manire avoue, quun prtexte pour lobjectif

    6 Ce philosophe nazi ne doit pas tre confondu avec des homonymes,

    parmi lesquels le juriste libral, opposant au nazisme, promoteur de lconomie sociale de march . Franz Bhm Anticartesianismus Deutsche Philosophie in Widerstand, Felix Meiner, Leipzig, 1938

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    politique pratique de lauteur, la rupture avec lesprit de systme de loccident . Lesprit qui est combattu ici, cest la scientificit de la philosophie fonde par Descartes. Avec Descartes, la place de lhomme occidental, assujetti une unit denracinement national et de perspectives universelles, apparat lhomme europen, la cration dune rationalit irrelle et anhistorique. La position dominante de Descartes sur la philosophie du dix-huitime et du dix-neuvime sicle signifie selon Boehm la prdominance de la conscience scientifique sur toute intuition du rel, primitive et irrflchie . Ainsi disparait tout ce qui caractrise la ralit vcue. En soi, cette polmique contre Descartes nest pas une dcouverte des nazis. Elle commence dj chez le vieux Schelling et a t prolonge par Eduard von Hartmann 7 et ses disciples. La nouveaut chez Boehm, cest uniquement la base quil donne rsolument ce combat dans une philosophie de la vie, et en premier lieu le fait que ses flches sont rsolument diriges contre Hegel. Boehm voit en Hegel le point culminant de tous les efforts dangereux du rationalisme mortifre, le point culminant dune philosophie non-allemande. Hegel accomplit dune manire indpasse la conscience de loccident en matire dhistoire de la philosophie Cest prcisment par le tableau historique de Hegel que le cartsianisme a connu sa justification durable, aprs que le combat contre le cartsianisme eut t men pendant des sicles par les meilleures forces de la philosophie allemande. De mme qu linverse, les thmes de

    7 Karl Robert Eduard von Hartmann, philosophe allemand (1842-1906).

    On lui doit de multiples ouvrages traitant de l'inconscient, de religion, de mtaphysique et de spculations rappelant celles de Schelling et de Schopenhauer.

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    lhistoire allemande des conceptions du monde ont t banaliss dans la philosophie occidentale par la conception universaliste de Hegel, et pour une part ensevelis pour un sicle. On voit l combien lide de Lagarde 8 concernant le caractre non-allemand de la philosophie de Hegel a t nergiquement dveloppe. Selon cette reprsentation, Hegel nest pas seulement non-allemand, mais son influence est galement dfinie comme un point dinflexion nfaste et dangereux pour la pense allemande, travers lui, cest la victoire temporaire de lesprit hostile de loccident. Exhumer la vritable conception du monde allemande na t pour les fascistes rendu possible que parce quils rejettent radicalement la philosophie hglienne, avec tous ses fondements et toutes ses consquences, que parce quils lcartent totalement, avec la scientificit de la philosophie, avec lide de lvolution dialectique de lhistoire. Cette hostilit irrconciliable lgard de la scientificit de la philosophie, on peut sans doute la voir encore plus clairement dans ces passages polmiques o Boehm examine lessence de ce quil entend par conception allemande du monde : Linsondable, ce nest pas pour la pense allemande la dfinition dune limite, cest au contraire une dtermination totalement positive (On voit comment la philosophie de lexistence la Kierkegaard prend ici la place de lagnosticisme kantien. G.L.) Il traverse toute notre ralit et la rgit en gros et en dtail Linsondable comme trame indissoluble de

    8 Paul Anton Btticher, dit Paul de Lagarde (1827-1891), orientaliste et

    thoricien politique allemand du mouvement vlkisch, conservateur et antismite.

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    notre ralit est dans sa nature inaccessible, mais pas totalement inconnu. Nous le connaissons, mme si on ne peut pas le dire, il agit dans notre vie, il dtermine nos rsolutions, il dispose de nous. Ce dvouement linsondable constitue la profondeur de la conception allemande du monde, en opposition la philosophie platement rationaliste, scientifique dans la ligne de Descartes et Hegel. Ce qui est profond, on ne peut pas le dire, mais on peut le voir chez des hommes dans lesquels il est l. Linitiateur proprement dit de ce courant de pense dont Boehm a tir les consquences au plan de lhistoire de la philosophie ; cest Ernst Krieck 9. Hitler et Rosenberg ont dj combattu toute scientificit, pour mettre sa place le mythe. Pour cette question centrale de la conception du monde national-socialiste, Krieck veut trouver une base philosophique. Et l, il ny va pas de main morte : la place des sciences qui fondaient les philosophies jusqualors, de la logique et de la thorie de la connaissance, cest une biologie, une anthropologie quil installe : Lanthropologie politique nationale raciste en voie de formation prend la place de la "philosophie" morte entretemps. Le fait de baser une construction de la conception du monde en termes de philosophie de la vie sur la biologie na en soi rien de nouveau dans la priode imprialiste. Ce qui est nouveau, cest le cynisme avec lequel Krieck rejette la science de la biologie elle-mme, au contraire de ses prdcesseurs, qui ont sans cesse tent, par des rinterprtations, de conserver au moins un semblant de

    9 Ernst Krieck (1882-1947), enseignant et crivain allemand, idologue

    nazi.

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    scientificit et cest aussi sa nouvelle conception du monde base sur la biologie , qui repose en ralit sur le nant dintuitions suggres par la philosophie de la vie. Il sexprime trs clairement sur ce fondement de la nouvelle conception du monde : "Conception biologique du monde" signifie cependant quelque chose dessentiellement diffrent que de fonder la conception du monde sur la discipline scientifique "biologie" dj existante. Le concept de "vie", au plan de la conception du monde, concerne la totalit, le concept de "vie" au sens de la discipline scientifique "biologie" est au mieux une participation un ensemble, quand il nest pas simplement driv dun mcanisme universel. Krieck explique alors quelles sont les caractristiques de cette nouvelle science fondamentale de la vie : On ne peut jamais "expliquer" la vie par un principe mcaniste, pas plus que la totalit ne peut ltre par sa partie. Mais lengendrement, la naissance et la mort sont accessibles par le vcu : en tant qutapes du droulement de sa propre vie et de la vie des autres, ils se trouvent tre des objets du vcu, et sont donc accessibles par lintuition. Et partir du vcu, intuition et comprhension stendent en retour luniversel. La performance philosophique de Krieck consiste donc tout simplement dans le fait quil promeut le comportement empirique de lirrationalisme moderne, devenu trivial depuis longtemps, au rang de science biologique fondamentale, et quil fait par ailleurs, avec moins de gne encore que ses prdcesseurs, passer ses expriences vcues pour des catgories de la ralit objective. Aprs avoir donc par cette voie, par la voie du vcu comprenant de lengendrement, la naissance et la mort, apprhend lessence de lunivers, il

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    peut, partir de l, dduire ce quil veut. Le moyen de la connaissance biologique est naturellement la vision, lintuition Le "sens" est toujours comprhensible, mais jamais explicable Celui qui saventure donner une rponse sur le "pourquoi" ou l" quoi bon", celui l fait semblant davoir sig dans le conseil de la cration (Ces derniers mots sont une allusion ironique la prface de Hegel la Science de la Logique. G.L.) 10 La science biologique fondamentale de Krieck se diffrencie de la philosophie gnrale de la vie, non seulement par la plus grande effronterie avec laquelle elle tire des conclusions apodictiques de prsuppositions inexistantes, mais aussi par le fait qu la place libre par le prtendu anantissement de lentendement et de la raison, de la rationalit et de la science, ce nest pas une image du monde expressment subjective qui apparat, mais plutt la propagande nazie transpose en termes philosophiques et transfigure en conception du monde. On le voit principalement dans la manire dont il dtermine le sujet de son intuition biologique. Selon lui, ce nest pas lgo individuel qui est le sujet connaissant, mais tout processus de connaissance est port, en tant que phnomne partiel du processus vital la fois par la structure sociale, nationale, raciale, historique, comme condition, comme lment dterminant du mode de connaissance et du produit de la connaissance, de la "vrit" en soi. Cest l que rside, la base, la connaissance globale. Le critre de lexactitude de lintuition est donc pour Krieck laccord avec le programme du parti national-socialiste, avec son

    10 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, traduction de S. Janklvitch,

    Aubier, 1971, tome 1 page 24.

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    interprtation du moment donne par le Fhrer . Lessence de lintuition consiste en effet projeter une image de ltre humain qui correspond aux exigences nationales racistes. Cest dans limage que lhomme a de lui-mme que saccomplit la biologie universelle. Cette image sinscrit dans une anthropologie politique nationale raciale. Cette anthropologie prend la place de la philosophie hors dusage. Cette nouvelle doctrine ne doit pas seulement remplacer la philosophie, mais aussi la religion. Dans Mein Kampf, Hitler parlait encore des religions avec diplomatie et retenue contrainte, et promettait dmagogiquement une libert gnrale de religion. Mais aprs la prise du pouvoir par Hitler, Krieck parle dj beaucoup plus ouvertement de ce que la conception du monde national-socialiste doit prendre la place des vieilles religions. Dieu nous parle directement dans le renouveau national . La base de cette rvlation est videmment la race. Mais mme dans cette conception du monde prtendument base sur la biologie, la race reste une simple formule dmagogique. Krieck dit lui-mme que la race nest pas une chose, quelle na rien de matriel, mais quelle est loi dorientation et de culture, entlchie 11, principe formel. Le "sang" en est lexpression symbolique image. Marque par lirrationnel, la philosophie de la vie, cette volatilisation des concepts dmagogiques fondamentaux de la propagande national-socialiste, de la race et du sang, qui, comme nous le voyons, nont dj chez Krieck aucun

    11 Entlchie : dans la philosophie aristotlicienne, se dit du principe

    actif qui fait passer une chose qui n'est encore qu'en puissance l'tat de ralisation, l'tat d'acte, ainsi que de cet tat final lui-mme.

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    contenu quelque peu tangible, sert prcisment dcrter le programme national-socialiste comme contenu de la nouvelle science fondamentale de lanthropologie : Tout peuple possde ncessairement comme pine dorsale une race dirigeante, dont la moelle vitale, lorientation et la loi de vie est dterminante, prpondrante pour la totalit du peuple, son devenir et son chemin. Ce qui se passe l, cest le Fhrer qui le dcide : La personnalit du Fhrer, dont cest la vocation, est la scne o se dcide le destin de lensemble. Cette phrasologie de la nouvelle anthropologie, issue de la philosophie de la vie, navait donc pour seul objectif que de fournir une prtendue base philosophique au fait quen Allemagne, Hitler exerce une dictature illimite et arbitraire sur lensemble de la vie du peuple allemand. Ces quelques extraits des gribouillis du principal penseur du troisime Reich ne mritent aucun commentaire. On voit bien pourquoi la dialectique scientifique de Hegel leur est devenue insupportable, pourquoi cette conception du monde y voit, presque avec les mmes mots que le vieux Friedrich Schlegel, devenu ractionnaire un principe satanique, le principe du mal, de lantiallemand, de lantiracisme. Les no-hgliens ont fait tout leur possible pour affaiblir le caractre rationnel et progressiste de lhglianisme, pour adapter la philosophie hglienne aux besoins ractionnaires de la priode imprialiste. En vain. Pour le fascisme allemand, cette adaptation ne pouvait pas suffire. Comme la trs bien dit Dimitrov en son temps, ce nest pas la substitution ordinaire dun gouvernement bourgeois un autre, mais le remplacement dune forme tatique de la domination de

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    classe de la bourgeoisie par une autre forme de cette domination, la dictature terroriste dclare. 12 Pour cette dictature, le fascisme hitlrien a besoin dune atmosphre spirituelle dans laquelle, au plan thorique, toute sensibilit pour la science et le contrle scientifique des faits et des lois qui les rgissent se trouve ananti, dans laquelle, au plan moral, toute trace de la haute conscience humaniste dautrefois du peuple allemand est tombe dans loubli, dans laquelle larbitraire absolu de la bande daventuriers et de criminels emmene par Hitler peut rgner sans partage. Comme les plans de lhitlrisme en matire de politique intrieure et extrieure ne pouvaient se raliser que dans une telle atmosphre, il fallait obligatoirement que naisse aussi une philosophie correspondante, une philosophie qui ne pouvait pas, mme en apparence, se concilier sur aucun point avec la philosophie hglienne.

    II Le rgne de la raison dans la philosophie hglienne ne concerne pas seulement la corrlation logique des catgories, mais aussi, avant tout, la connaissance de lvolution, de lhistoire. Le premier tiers du dix-neuvime sicle est la priode o est apparu un historicisme du progrs. Nous ne parlons pas du tout des vues historiques profondes des grands utopistes, nous rappelons simplement Walter Scott, les historiens franais de lpoque de la Restauration, Goethe et Hegel. En

    12 Nous restituons ici, ce que ne fait pas Lukcs qui le cite

    approximativement, le texte exact de Dimitrov dans son rapport, prsent le 2 aot 1935, au VIIe congrs mondial de lInternationale Communiste. In Georges Dimitrov, uvres choisies, ditions Sociales, Paris, 1952, page 40.

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    voyant dans ltre humain un animal volu, Goethe est devenu lun des prcurseurs de la thorie de lvolution. Dans sa thorie des couleurs 13, il a esquiss un grand tableau de lhistoire universelle des sciences de la nature, et en annonant au plan programmatique la nouvelle priode de lhistoire universelle, il a fourni le point de dpart une approche historique universelle de tous les phnomnes esthtiques. Lhistoricisme de Hegel va encore plus loin. La philosophie de lhistoire ne constitue quune petite partie de sa conception historique ; lesthtique, lhistoire de la philosophie, la philosophie de la religion, la phnomnologie illustrent galement lunit de lvolution historique dans tous les domaines de la vie matrielle et intellectuelle. Elles montrent la cohrence, les lois, la rationalit, la connaissabilit de cette volution historique. Toutes ces ides ont t pour une part affaiblies et dformes, pour une part directement combattues par la philosophie ractionnaire depuis 1848, et tout particulirement lre imprialiste. lpoque imprialiste, il apparat un pseudo-historicisme ractionnaire dans le mlange dun empirisme rampant et dun mysticisme subjectiviste. Bien que la conception du monde national-socialiste exploite tous les rsultats de la destruction ractionnaire de lhistoricisme, la destruction passe de lhistoricisme authentique ne lui suffit pas. Les nazis considrent cette question comme tellement essentielle que Rosenberg lui-mme intervient sans cesse et proclame clairement le caractre indissociable dune conception de lhistoire

    13 Johann Wolfgang von Goethe, Trait des couleurs, Triades, 2000

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    universelle, mme si elle est, de faon ractionnaire, trs affadie et la conception du monde du fascisme hitlrien : Nous croyons quil ny a pas de vritable histoire universelle au sens de la science raciale et de la psychologie, ce qui veut dire quil ny pas dhistoire selon laquelle tous les peuples et toutes les races seraient ensemble amenes une fusion systmatique unique. Selon laquelle il y faudrait quil y ait un projet de christianisation de toutes les races, la suite de quoi tout cela servirait lobjectif de lhumanisation de la prtendue humanit. Nous croyons linverse que lhistoire de chaque peuple reprsente pour lui-mme une sphre vitale. Ou dans un autre passage : Nous croyons aujourdhui quil nexiste pas du tout dhistoire universelle proprement parler, mais seulement lhistoire de races et de peuples diffrents. Cette conception est conditionne par lide des fascistes de domination mondiale, imprialiste et barbare. Le vieux nationalisme allemand lui-aussi dfendait lide que les allemands taient le peuple lu, la nation destine la domination mondiale. Mais dun ct, lide de domination mondiale voluait dans le cadre de frontires politiques dfinies, ctait un plan dun nouveau partage du monde, plus favorable aux imprialistes allemands ; elle ntait donc que lide dune domination mondiale relative, et pas dune domination absolue, comme celle des nazis. Dun autre ct, cette conception considrait certes le peuple allemand comme un peuple lu, mais pourtant comme un peuple parmi dautres peuples. Cest pourquoi, au plan philosophique, cette vocation du peuple allemand apparaissait pour le vieux nationalisme comme une consquence, comme le point culminant de sa

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    conception profondment ractionnaire de lhistoire universelle. Mais pour le fascisme hitlrien, cette conception ne suffit pas, ni quantitativement, ni qualitativement. L ordre nouveau hitlrien veut que lEurope entire lui soit soumise inconditionnellement, (et grce elle le monde entier). Non seulement il veut placer les autres peuples dans une dpendance conomique ou politique, mais il veut, soit les rduire compltement en esclavage, soit mme les anantir physiquement. Hitler lui-mme mentionne ouvertement cette diffrence par rapport au vieux nationalisme. Il polmique contre ses vises dassimilation, de germanisation de peuples parlant des langues trangres. Les vieux nationalistes, selon Hitler, nauraient jamais compris que la germanisation ne pouvait tre entreprise que pour le sol, mais jamais pour les hommes. Les autres peuples sont donc pour les fascistes non pas des nations relativement subordonnes, que lon peut soumettre ou assimiler, mais une race infrieure qui se diffrencie qualitativement de la race nordique ou aryenne-germanique appele dominer, et qui ne peut tre compte comme une race humaine que sous condition, car elle na absolument pas de droit lexistence par rapport la race suprieure. Cest pourquoi il est simplement logique que Hitler ou Rosenberg placent toujours le mot humanit entre des guillemets ironiques, et rejettent ainsi absolument la conception dune histoire universelle unitaire. Pour autant que lhistoire existe en gnral pour les fascistes hitlriens, elle nest que le dveloppement de la race suprieure . Tous les autres peuples ne sont que de largile dans la main du potier, ils sont considrs comme

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    des animaux de travail, ou se prsentent tout au plus dans lhistoire comme ceux qui suscitent la dcomposition de la race suprieure ; pour autant quils aient ventuellement une histoire, une culture propre, cela ne concerne en rien les allemands et la conception nazie de lhistoire. Celle-ci ne sintresse le cas chant qu linfluence raciale trangre, hostile et dissolvante, qui doit tre extirpe, radique. Rosenberg dit ainsi : Car tout ce qui peut avoir pntr lme des hommes germaniques en matire de reprsentations ou de valeurs romaines tardives, chrtiennes, gyptiennes, ou juives, la mme par endroits pour ainsi dire anantie : Si la reprsentation dun tre en lutte pour faonner son go le plus intime prsente une quelconque signification historique caractristique, alors il nous faut justement sparer les valeurs germaniques de toutes les autres si nous ne voulons pas nous avilir nous-mmes. Mais le plus honteux, cest que, par suite dune approche qui ntait que pan-chrtienne, puis dune approche humaniste attarde, cette tche de lhistoire a t toujours davantage relgue au second plan, tandis que le dogme dun prtendu dveloppement de lhumanit prenait le devant de la scne. Rosenberg ne mentionne pas l le nom de Hegel, ses considrations dans ce passage sont diriges contre la philosophie de lhistoire de Bachofen. Mais il est clair, ne serait-ce que par la tradition de Lagarde et Chamberlain, que la conception dune histoire universelle unitaire humaniste quil critique est prcisment la philosophie hglienne de lhistoire. Cest pourquoi il nexiste pas non plus pour les nationaux-socialistes de priodes universelles de lhistoire de lhumanit. Dans sa polmique contre Bachofen,

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    Rosenberg affirme avec force que les germains nauraient jamais eu de priode matriarcale. Linterprtation de lOrestie 14 par Bachofen serait de ce fait totalement fausse ; il ne sagirait pas de la lutte entre deux priodes, celle du matriarcat et celle du patriarcat au sein dun seul et mme peuple, mais de la lutte des esprits de deux races, la race aryenne grecque, contre la race juive syrienne orientale. Ltat germanique nest pas, selon Rosenberg, issu du communisme primitif et du matriarcat, mais de ligues masculines . Mais lopposition la conception classique progressiste de lhistoire la Hegel va encore plus loin. On ne nie pas seulement lide dune unit de lvolution de lhumanit (ceci se produit dj dans la thorie de la sphre culturelle de Spengler, qui, malgr toutes les oppositions, a profondment influenc la conception fasciste de lhistoire), mais galement lvolution elle-mme. Spengler admet encore une croissance naturelle et un dclin au sein des sphres culturelles spares, mais dj, leurs volutions ne prsentent aucune corrlation entre elles. Les fascistes ne peuvent gure commencer avec cette conception unilatrale fataliste. Pour leur propagande pour la domination sans limite de la race aryenne germanique en politique intrieure et extrieure, ils ont besoin des deux : aussi bien dun fatalisme sans limite que dun volontarisme galement sans limite.

    14 L'Orestie : trilogie dramatique d'Eschyle. Elle est compose de trois

    tragdies centres sur la geste des Atrides : Agamemnon (en grec ), Les Chophores () et les Eumnides (), in Eschyle, Thtre complet, Traduction mile Chambry, Garnier Flammarion, Paris 1964.

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    Cest avec un fatalisme sans limite que sont conues les caractristiques de la race. La race, le sang, etc. ont une stabilit fataliste, ils ne connaissent absolument aucune volution. La race est l, ternelle et ncessaire, immuable ; seules ses incarnations peuvent changer, sans que cela change quelque chose de dcisif lessence de la race. Rosenberg formule cette conception de la manire suivante : Le premier grand record mythique ne pourra plus, pour lessentiel, tre amlior, mais simplement prendre dautres formes. La valeur insuffle un dieu o des hros est ce qui est ternel, en bien comme en mal, une forme dOdin est morte, mais Odin comme reflet ternel des forces primitives de lhomme nordique vit encore comme il y a 5.000 ans Le dernier "savoir" possible dune race est dj inclus dans son premier mythe religieux. Et la reconnaissance de ce fait est la dernire sagesse proprement dite des hommes. Au sein de la race, il ny a donc pas dvolution historique. Dans un autre passage, Rosenberg formule ce dogme fondamental du national-socialisme avec une orientation encore plus marque contre le concept hglien dvolution : La vie dune race, dun peuple nest pas une philosophie qui se dveloppe de manire logique, ce nest pas non plus un processus qui se droule selon les lois de la nature, mais la constitution dune synthse mystique, une activit spirituelle qui ne peut tre explique par des raisonnements logiques, ni rendue comprhensible par lexpos des causes et des effets. Il ny a que des priodes de dgnrescence et de dcomposition (en raison de mlanges raciaux) et des priodes de rgnration, des priodes de rtablissement intgral des particularits originelles et immuables, grce

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    laction de Fhrers gniaux dans lesquels sincarne merveille lesprit originel propre de la race. Avec cette dernire ide, nous sommes dj arrivs au ple diamtralement oppos, au volontarisme extrme, arbitraire. Alors que chez Hegel, l individu de lhistoire universelle nest que lorgane par lequel saccomplit la ncessit historique, toute ncessit historique, conomique et sociale se trouve, chez les nationaux-socialistes , abolie par le Fhrer, il est donc un Fhrer par vocation , il en appelle cette entlchie de la race, et cest ainsi que, dans son uvre de rgnration, il peut faire ce quil veut. Et il rsulte de lessence de laventurisme national-socialiste, de lessence de sa dmagogie sociale, que toute sorte de ncessit conomique, toute sorte de limitation conomique de luvre de rgnration du Fhrer se trouvent tout particulirement rcuses, avec nergie. Rosenberg dit ainsi : Il nest pas vrai que des socits par action, des cartels, "doivent" tre runies dans deux, trois villes, que de nouvelles usines "doivent" toujours tre cres Berlin, que seules loffre et la demande "doivent" rgir la vie. 15 Et Hitler lui-mme, immdiatement aprs la prise de pouvoir, sest exprim dans le mme esprit au sujet de la crise conomique : Quand dun ct, il y a des millions dhommes qui veulent travailler et que de lautre, il y a des richesses minires et des possibilits de travail, un besoin criant de consommation et un besoin de production dans le peuple allemand, alors il serait triste si une volont dacier ne parvenait pas simposer.

    15 Alfred Rosenberg, Le mythe du 20e sicle. Munich, 1930, page 519.

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    La prtendue philosophie scientifique des nazis na rien de plus faire, que daccomplir cette conception nouvelle , cette coexistence brute et irrflchie de fatalit anhistorique de la race et darbitraire sans limite du Fhrer gnial dans tous les domaines de lhistoire. Elle prolonge ainsi, naturellement, les vises philosophiques ractionnaires de la priode imprialiste en menant un combat ininterrompu et puissant contre la causalit dans lhistoire, contre la recherche des causes des vnements historiques. La transformation de lhistoire en un mythe antihistorique irrationnel atteint l son point culminant aprs une prparation ractionnaire presque centenaire. Le rsultat en est que toute recherche de causalit historique se trouve mprise, comme platement rationaliste, librale, comme non adapte 16. Baeumler dveloppe cette ide comme suit : Le peuple au sens romantique est une unit tout autant naturelle que mystique. Cette mystique du "peuple" 17 a souvent t reproche au romantisme. Du point de vue de lhistoire de la philosophie, on voit pourtant que cette mystique ne dispense pas dune base empirique, et contient la rponse un vrai problme. Sur la question do vient lhumanit, la science na pas de rponse. La pseudo-philosophie fasciste de lhistoire a donc pour seule tche de poser les mythes du pass comme identiques lactualit raciale et de dcrter que dans les deux, les ncessits actuelles de la propagande de lhitlrisme sont des phnomnes ncessaires de lentlchie raciale.

    16 Le mot arteigen est l'un des nombreux termes allemands forgs par les

    nazis. La contrepartie est artfremd ou tranger au caractre racial. Le critrium de la science et de la vrit n'est plus l'exactitude ou l'erreur, mais arteigen ou artfremd.

    17 Volkstum.

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    Pour raliser lanantissement total de lide dvolution, Krieck fait une critique de la thorie de lvolution dans la nature organique, une critique du darwinisme. Ce quil dit nest rien quune rptition fastidieuse du vieux combat ractionnaire obscurantiste contre Darwin. Il prtend quau dix-huitime et dix-neuvime sicle, par suite de la fausse philosophie rationaliste, on a transform une coexistence existante despces organiques en un ordre chronologique de droulement. Si lhomme devait tre conu comme le sommet de lvolution animale, alors il sagirait simplement l danthropomorphisme, et pas dune constatation de faits objectifs. Larbre gnalogique darwinien des espces proviendrait des besoins du systme, et pas de lexprience. Il va de soi que Krieck conteste tout autant la mutation que lhrdit des caractres acquis. Tout cela ne dpasse jamais le niveau dun bavardage obscurantiste connu depuis des dcennies ; il fallait seulement le mentionner brivement afin de montrer que lide dvolution a galement t dtruite dans la prtendue philosophie national-socialiste en ce qui concerne la nature. La sagesse ultime est dont lternit, la nature supra-historique de la race dont le destin sincarne un moment donn dans le Fhrer par vocation . Celui qui recherche des causes est un lment inadapt 18 qui mrite le camp de concentration. Sur cette consquence ultime, Krieck sexprime, sur un ton de menace peine voil, lgard de ses collges savants : Celui qui veut "inventer" des rponses, celui l, on ne peut

    18 Artfremd. Voir note 16

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    certainement pas laider, il sera cart comme un fardeau inutile du cours fatal des choses et jet sur le fumier.

    III Nous avons vu, pour toutes les questions traites jusqu prsent, que les besoins de la politique de Hitler et de sa propagande avaient t les facteurs dcisifs de la rsolution de tous les problmes philosophiques. Hitler lui-mme sest exprim sur ces questions dans des conversations prives avec un cynisme difficile surpasser. Il dclare ainsi dans une conversation avec Rauschning : La "nation" est une expression politique de la dmocratie et du libralisme. Nous devons nous dbarrasser de cette conception fausse et mettre sa place la conception de race, qui politiquement nest pas encore use Je sais trs bien que dun point de vue scientifique, il nexiste rien qui ressemble la race Moi, comme homme politique, jai besoin dune conception qui permette danantir les bases historiques existant jusquici pour mettre leur place un ordre totalement nouveau et antihistorique, et lui donner une base intellectuelle. 19 La tche est la destruction des frontires nationales. Avec la conception de race, le national-socialisme peut mener sa rvolution et bouleverser le monde. Et dans une autre conversation, il explique le sens prcis, barbare et imprialiste, de cette proclamation cynique quil fait dune thorie raciale laquelle lui-mme ne croit pas un seul instant :

    19 Hermann Rauschning (1887-1982), essayiste homme politique

    allemand, membre du Parti nazi de 1926 1934, prsident du Snat de Dantzig. Il devient un opposant au rgime et publie, en 1939, un livre connu en France sous le titre Hitler ma dit. Certains historiens ont depuis mis des doutes sur lauthenticit de ce tmoignage.

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    LAllemagne telle quelle est aujourdhui ne constitue pourtant pas une unit biologique. Il ny aura une Allemagne que sil y a, simultanment, une Europe. Sans domination sur lEurope, nous chouerons obligatoirement. Cette remarque cynique nest en aucune faon fortuite, ce nest pas un lapsus de Hitler, mais la position commune de la couche dirigeante fasciste lgard de sa propre thorie, dfendue avec passion et par la terreur. Rauschning raconte une conversation avec le chef de la Gestapo Himmler au sujet de linterdiction des confrences dun savant allemand Dantzig sur la prhistoire. Himmler, qui a dcrt cette interdiction expliquait Rauschning ce qui suit : Nous nous fichons compltement de savoir si ceci ou cela est la vrit vraie de la prhistoire de la race germanique. La science passe dune hypothse une autre, lesquelles changent tous les deux ans. Sil nexiste donc pas de base vritable, pourquoi le parti ne pourrait-il pas fixer, comme point de dpart, une hypothse particulire, mme si elle contredit les conceptions scientifiques dominantes. La seule chose qui est importante, et cest pour cela que ces gens (les professeurs, G.L.) sont pays par ltat, cest davoir, sur lhistoire, des ides qui renforcent notre peuple dans sa fiert nationale ncessaire. Ce cynisme sans limite explique lindiffrence de la propagande nazie sur les contradictions les plus criantes de ses conceptions. la science et la philosophie adaptes 20, on fixe prcisment la tche de crer une atmosphre dans laquelle cette absurdit totalement contradictoire puisse tre crue sans aller plus loin. En cas de besoin il y a naturellement, non seulement la menace

    20 Arteigenen. Voir note 16.

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    de la Gestapo, mais la Gestapo elle-mme. La philosophie et la science ont pour tche de faciliter intellectuellement le travail de la Gestapo, de le rendre dans certains cas superflu en ralisant la soumission, luniformisation, par des moyens de conviction pour ainsi dire scientifiques. Lindiffrence cynique pour la mthode ou le contenu vridique est cependant associ avec une grande dtermination, certes aventuriste, quant aux objectifs sur les questions de pouvoir et les besoins de la propagande. Cette duplicit de la conception du monde national-socialiste se manifeste tout particulirement sur la thorie de ltat. En raison de limportance centrale de la question de ltat, tant pour la propagande fasciste afin de mobiliser les masses que pour ldification de ltat fasciste lui-mme aprs la prise du pouvoir, il nest pas tonnant que les lignes fondamentales de la thorie national-socialiste de ltat ait t exposes en dtail par le Fhrer lui-mme dans son ouvrage, canonique pour le mouvement, Mein Kampf. Nous allons voir que cette partie du programme nazi appartient au petit nombre des choses que Hitler a vritablement ralises aprs la prise du pouvoir, sur lesquelles il na pas induit les masses en erreur par des mensonges flagrants, comme par exemple sur son programme conomique. Naturellement, il y a l aussi une tromperie dmagogique, mais dans le cas de la thorie de ltat, elle est beaucoup plus raffine. Ltat fasciste, tel que Hitler le revendiquait en programme dans Mein Kampf, nest rien dautre quune forme, avoue sans vergogne et arbitraire sans vergogne, de la dictature terroriste dune bande de criminels, dictature qui a pour

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    contenu social la satisfaction de tous les vux de la fraction la plus ractionnaire du capitalisme de monopole allemand. La forme de cette dictature est donc le caractre illimit, le bon plaisir du Fhrer et du parti quil mne de manire dictatoriale, un caractre illimit et arbitraire qui tait ncessaire au mouvement pour, dune part, pouvoir rgler leur compte de manire bestiale tous les adversaires de leur systme, pour tablir dans une Allemagne branle par des crises rvolutionnaires la tranquillit et lordre dun pnitencier, et de lautre pour transformer lAllemagne en un camp militaire et un arsenal pour la guerre, prvue depuis longtemps, pour asservir le monde entier. On voit donc le cynisme raffin de Hitler dans le fait que dans sa propagande, ce caractre de ltat national-socialiste venir se trouve tout fait ouvertement exprim comme programme ; cette occasion, on fait trs habilement appel la dception et au dsespoir des larges masses, et on reprsente la dictature cruelle et arbitraire comme une libration, comme une rvolution, comme la cration dun tat dans lequel lalination par rapport ltat vivement ressentie par les masses se trouve abolie. Comme partout dans la propagande fasciste nazie, Hitler fait appel la dception et au dsespoir des larges masses, et en particulier des petits bourgeois de la ville et de la campagne. Dj, ltat wilhelminien stait trs largement loign de la vie des masses et cest pourquoi il avait fait lobjet, sans rsistance, dune telle dsaffection aprs la dfaite de la premire guerre mondiale. La Rpublique de Weimar laquelle sattachaient dans les premires annes les espoirs des larges masses a du les masses dans une

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    mesure croissante, et aggrav toujours davantage leur situation conomique et sociale. Entre le peuple et ltat, il sest ouvert dans la conscience des masses un large abime. Cest de cette situation que partent les dveloppements de Hitler dans Mein Kampf. Cest pourquoi ils ont cette tonalit sditieuse, excitant la rbellion. Ils sont avant tout dirigs contre la surestimation de limportance de ltat, contre labsolutisme de ltat. (Rappelons-nous les dveloppements de Rosenberg voqus au dbut, dans lesquels cette pense est exprime en polmique ouverte contre Hegel ; au-del, rappelons-nous la conception de Baeumler, qui voit en Hegel le philosophe du national-libralisme, c'est--dire de ltat de la deuxime moiti du dix-neuvime sicle.) Dans les explications dmagogiques de Hitler, le combat contre labsolutisme de ltat met en place le peuple, dont les vritables intrts, ternels , sont plus levs que ceux de ltat. Quand ces intrts entrent en contradiction avec ltat, Hitler proclame le droit et le devoir de faire la rvolution. L'autorit de l'tat ne peut tre un but en soi-mme, car, dans ce cas, toute tyrannie serait inviolable et sacre. Quand un gouvernement conduit un peuple sa ruine par tous les moyens, la rbellion de chaque membre de ce peuple devient non pas un droit, mais un devoir Mais, en gnral, on ne doit pas oublier que le but suprme de l'existence des hommes n'est pas la conservation d'un tat : c'est la conservation de leur race Le droit des hommes prime le droit de l'tat. 21

    21 Adolf Hitler, Mein Kampf, Zentralverlag der NSDAP, Munich, 1942,

    pages 104-105

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    On voit avec quelle habilet raffine Hitler en appelait aux instincts rvolutionnaires peu clairs alors existants chez les masses, comment il leur dcrivait un tat qui, prtendait-il, ne trnait pas au dessus du peuple et de ses intrts, mais devait en tre lexpression et lorgane mme. La dmagogie sociale de Hitler a galement proclam un socialisme allemand . Mais habilement, Hitler dmarque en mme temps son tat de ses promesses conomiques. Pour une part pour ne pas devoir dfinir trop concrtement ces promesses dmagogiques, pour une part encore une fois pour faire appel aux instincts rebelles de masses arrires. Car dans de larges cercles de masses effarouches par la crise, la fureur contre le systme capitaliste ntait pas lie au dsir clair dun autre systme conomique, au dsir du socialisme ; ce qui la saisissait, ctait une aspiration confuse une situation sans ces contraintes conomiques ; chez les idologues de ces tats desprit, cela se manifeste comme laspiration une socit sans conomie. Cest pourquoi Hitler peut donc formuler son idal dtat de la manire suivante, et tre ainsi assur que de larges masses de la petite bourgeoisie le rejoindront : Mais l'tat n'a rien faire avec une conception conomique ou un dveloppement conomique dtermin ! Il n'est pas la runion de parties contractantes conomiques dans un territoire prcis et dlimit, ayant pour but l'excution de tches conomiques ; il est l'organisation d'une communaut d'tres vivants, pareils les uns aux autres au point de vue physique et moral, constitue pour mieux assurer leur descendance, et atteindre le but assign leur race par la Providence. 22 Cest donc la

    22 Adolf Hitler, Mein Kampf, Zentralverlag der NSDAP, Munich, 1942,

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    prservation de la race qui est le vritable but de ltat. Ltat lui-mme et plus forte raison lconomie ne sont que des organes et des moyens pour raliser cet objectif. partir de l, Hitler dlimite alors sa thorie de ltat de celle des autres. Il rejette aussi bien les conceptions qui voient dans le bien-tre de ses sujets lobjectif de ltat que celles qui proclament la souverainet de l tat puissant normal, chez qui il voit mme un chemin qui mnerait, prtend-il, au marxisme. Ltat est donc quelque chose de relatif, soumis la nation, aux intrts de la race ; ce nest que dans ce cas quil a de la valeur, quil est utile, en soi, il nest rien. On le voit : quand les plus larges masses se sentent trangres ltat existant, la dmagogie sociale du fascisme hitlrien offre, mme dans sa thorie de ltat, toute une srie de points daccroche. Et la dception des masses en Allemagne au sujet de la dmocratie de Weimar tait si grande, leur exprience et leur ducation dmocratique si restreinte, que ces perspectives clairement et cyniquement exprimes par Hitler nont pas pu empcher la dmagogie dtre efficace. Si nous nous tournons maintenant vers quelques consquences fondamentales de la conception hitlrienne de ltat, nous voyons que le premier principe en est la ngation de lgalit juridique. Hitler proclame dj dans Mein Kampf que dans ltat national-socialiste, il doit y avoir une diffrence entre les citoyens et les simples ressortissants (dpourvus de droits) 23. En 1932, au sujet

    pages 164-165 23

    Adolf Hitler, Mein Kampf, Zentralverlag der NSDAP, Munich, 1942, pages 488.

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    du procs de Potempa avec la condamnation mort de quelques meurtriers bestiaux issus du mouvement nazi 24, Rosenberg formulait la diffrence fondamentale entre la conception fasciste du droit et celle qui prvalait jusqualors : cela manifeste la diffrence abyssale qui spare pour toujours notre pense, notre sentiment du droit, du libralisme et de la raction. Pour le droit qui prvaut aujourdhui, et qui recouvre tous les sains instincts de conservation du peuple, le principe dterminant est quun homme gale un homme, obligatoirement. (Soulign par nous, G.L.) Aprs la prise du pouvoir, le secrtaire dtat la justice du Reich Stuckart 25 formule ce principe comme suit : Le national-socialisme reprsente un tournant par rapport au principe libral dgalit de tous ceux qui ont un visage humain. En ralit, ce nest videmment pas seulement une rupture par rapport au seul libralisme, mais aussi avec tous les principes du progrs et de la civilisation que les peuples europens ont conquis progressivement depuis la fin du Moyen-ge dans de rudes luttes de classes. Lgalit juridique formelle dans la socit capitaliste peut bien tre problmatique, elle est pourtant une des conqutes les plus importantes des rvolutions

    24 Procs des cinq nazis (membres en uniforme des SA) du village de

    Potempa, en Haute-Silsie, qui, dans la nuit du 9 au 10 aot 1932, staient introduits au domicile dun ouvrier syndicaliste, Konrad Piecuch et, en son absence, avaient battu mort la mre de celui-ci.

    25 Wilhelm Stuckart (1902-1953), officiel du Parti nazi ; juriste, il fut

    secrtaire d'tat au ministre de l'Intrieur allemand. Participant la confrence de Wannsee, il aurait formul quelques objections juridiques la mise en uvre de la solution finale du problme juif.

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    bourgeoises, un pas en avant essentiel par rapport la socit mdivale, divise en ordres. Le fascisme allemand exploite le mcontentement des masses au sujet de lgalit juridique matrielle, au sujet du caractre de classe du droit bourgeois qui est ncessairement reli lgalit juridique formelle, afin de faire marcher en arrire lvolution survenue jusque l. Non seulement il se pose l en ennemi du libralisme, mais aussi du progrs juridique des derniers sicles en gnral. La philosophie du droit de Hegel nest en aucune faon bien dispose lgard du libralisme ; pourtant, comme condens idel de la socit bourgeoise telle quelle est sortie de la Rvolution franaise, elle sen tient inbranlablement au principe de lgalit juridique. Hegel dit : Lhomme vaut ainsi parce quil est un homme, non parce quil est juif, catholique, protestant, allemand ou italien, etc. Cette prise de conscience de la valeur de la pense universelle est dune importance infinie. 26 Il ny a pas de passerelle entre ces principes et Hitler et Rosenberg. Et les idologues nationaux-socialistes ressentent ce caractre irrconciliable bien plus clairement que les no-hgliens, qui sen tiennent Hegel, mais veulent pourtant sacoquiner avec le nouveau rgime. Mme la rception temporaire de Hegel par le fascisme italien ne change rien cet tat de fait. En secret, les hitlriens nont jamais reconnu les fascistes italiens comme tant vraiment leurs gaux, ni comme vraiment comptents. Hitler sexprime ouvertement sur ce sujet dans une conversation avec Rauschning : Pas plus qu'on ne pourra jamais faire du peuple italien une nation

    26 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, 209. Traduction

    Andr Kaan, Gallimard, ides, Paris 1972, page 236.

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    guerrire, pas plus le fascisme n'a compris quel est l'enjeu de la lutte colossale qui va s'engager. Nous pourrons sans doute nous allier temporairement avec lItalie, mais au fond, il n'y a que nous, les nationaux-socialistes et nous seuls, qui ayons pntr le secret des rvolutions gigantesques qui s'annoncent. Et c'est pourquoi nous sommes le seul peuple choisi par la Providence pour donner sa marque au sicle venir. 27 Mme Krieck se sent oblig de critiquer, loccasion, directement, de manire irrvrencieuse, la conception fasciste italienne de la constitution du peuple en tat . La base de lingalit codifie par les nationaux-socialistes est videmment la thorie des races. Krieck expose ainsi ses principes, en sappuyant partout presque mot mot sur Hitler : Jamais un peuple ne sidentifie une race . Cest pourquoi il faut que la race nordique, dominante et dterminante, soit slectionne et leve de sorte quelle devienne la colonne dorsale de toute la communaut nationale . Elle a pour objectif llevage, lducation et la formation de tous les compatriotes . Les individus de race pure constitueront une lite, politiquement dirigeante et vecteur de ltat . Il est donc caractristique de larbitraire barbare de la dictature hitlrienne, quil nexiste pas de principe objectif et comprhensible pour cette slection, quil dpende exclusivement du Fhrer , de l lite raciale , de dterminer qui fait partie de cette couche dominante racialement pure. Rappelons-nous que Krieck, dans son Anthropologie, dfinit la race, le sang, etc. de manire purement arbitraire et subjective. Cest l que le sens et le

    27 Hermann Rauschning, Hitler ma dit, Hachette littrature, Pluriel

    2005.

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    but de cette philosophie de la vie nbuleuse deviennent comprhensibles. Cest donc de faon tout fait consquente que Krieck conclut comme suit ses dveloppements cits ci-dessus : la race se jauge la qualit et au degr de performance de la communaut raciale-nationale. Et en complet accord avec cette codification dun arbitraire illimit, Stuckart parle daccorder la nationalit tout un chacun aprs un examen individuel pour dterminer sil en est digne , mais quil nest pas expressment dit dans les lois qui doit tre considr comme ressortissant par le sang . Larbitraire qui livre tous les hommes la couche dirigeante est donc un principe du droit nouveau , ce qui veut dire de cette domination arbitraire qui naccorde de privilges qu ceux qui sont considrer comme des outils dnus de volonts, mme pour les criminels les plus barbares du rgime. Comme nous lavons vu, voil ce qui fonde et reprsente la rupture avec lidologie librale. La dmagogie nazie se raccroche ici encore au fait que les masses sont mcontentes de ltat de classe de la bourgeoisie, et oppose dmagogiquement un droit matriel au droit formel. Roland Freisler, le meurtrier en chef de la cour de justice populaire nazie 28, dfinit la rupture avec la neutralit et l objectivit de ltat prcdent comme lessence de ltat national-socialiste. Ltat, explique-t-il, devient consciemment le soldat de la conception national-socialiste du monde dans le peuple allemand Le point de dpart et lobjectif de toute action

    28 Roland Freisler (1893-1945), juriste allemand. Il accda en aot 1942

    la prsidence du Volksgerichtshof, la plus haute cour de l'tat national-socialiste pour les affaires pnales politiques.

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    nest pas lindividu, mais le peuple dans les succs ternels de sa race. partir de ces principes, on oppose au droit formel de la socit bourgeoise le principe du droit matriel et de l injustice matrielle . Le nouveau Reich , dit Stuckart, nest plus un tat de droit, mais cest ltat issu de la conception du monde, et reposant sur la civilisation allemande. Stuckart explique donc au moyen de lvolution du droit dans ltat hitlrien que toutes les anciennes catgories juridiques, parmi lesquelles la constitution elle-mme, sont devenues sans objet. Le concept formel de constitution a perdu sa signification pour le Reich allemand. nouveau, le fascisme se raccroche au fait que les masses sont mcontentes des limites de classe du droit formel pour renverser alors tous les concepts juridiques, avec pour objectif un rgime de tyrannie sans limites. Il faut nouveau donc l souligner nergiquement que cest prcisment le caractre formel du droit qui garantit une certaine protection contre larbitraire de lautorit. Cest pourquoi limposition rvolutionnaire du droit formel par les rvolutions bourgeoises, en dpit de toutes les limites, a t un grand progrs par rapport la priode absolutiste. Hegel, dont la philosophie du droit est toute autre que formaliste, lui qui na reconnu le droit formel que comme premier phnomne de dpassement de la dialectique de lvolution du droit et de lvolution de ltat, sen tient videmment de manire inbranlable limportance de cet lment. Il parle de ce que beaucoup de gens ont une aversion pour le formalisme du droit : On peut donc avoir un dgot de telles formalits..., mais lessentiel de la forme, cest que ce qui est droit en soi doit aussi tre

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    pos en tant que tel Il faut donc carter l ma subjectivit et celle de lautre, et la volont doit atteindre une scurit, une fermet et une objectivit quelle ne peut obtenir que par la forme. 29 Nous voyons donc nouveau lopposition inconciliable entre la philosophie du droit de Hegel et larbitraire tyrannique de ltat hitlrien promu au rang de thorie. En accord avec les principes que nous avons tudis jusqu prsent, le fascisme hitlrien ne connait aucune garantie juridique pour lindividu. Lordre populaire national-socialiste , dit Stuckart, apprhende de manire globale lexistence terrestre de lhomme allemand. Cela veut dire : ltat est en droit dintervenir volont dans lensemble des actes de vie des individus. Et il ny a l, par principe, aucune protection pour les droits des individus, aucune garantie juridique. Ce serait encore du libralisme. La conception librale de ltat , poursuit Stuckart, a plac lindividu et la socit en opposition ltat en croyant quelle devait se proccuper de librer le citoyen des chanes dune violence tatique trop puissante, et protger sa sphre de droit personnelle des atteintes de ltat. Cette conception du droit est renverse par le national-socialisme. Lindividu est li son peuple par le destin ; cela signifie : il ny a plus pour le national-socialisme de sphre personnelle isole du monde, libre par rapport la communaut, quil faudrait soigneusement protger de toute intrusion de ltat. Lindividu est donc compltement livr toute atteinte de

    29 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, 217,

    complment.

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    ltat ; il nexiste aucune garantie pour la libert individuelle, mme pas pour la vie prive de lindividu. Il y a donc lapparence, que suscite la dmagogie fasciste, selon laquelle, au contraire du systme tatique prcdent, le peuple se trouverait plac plus haut que ltat, ce dont quelques partisans nafs des nazis ont tir la conclusion prmature que le peuple aurait dornavant une influence plus grande et dvelopperait une activit plus importante. Des hommes nafs de ce genre ont fini sur lchafaud ou dans les cachots de la Gestapo. La pratique hitlrienne de ltat est un arbitraire illimit, une tyrannie barbare laquelle rien ne fait obstacle. Sa thorie de ltat sefforce de prsenter lanantissement rel de toute influence du peuple sur les dcisions tatiques comme une forme nouvelle de la dmocratie germanique , comme une politisation gnrale du peuple. Otto Dietrich 30, le chef du service de presse pour le Reich, donne une image claire de la manire dont cette dmocratie germanique , cette politisation du peuple a t souhaite par les nazis. Le national-socialisme , dit-il, nattend pas de lindividu quil fasse de la politique. Cet art est rserv quelques personnes dont cest la vocation et la prdestination. Mais il attend de chaque individu dans le peuple allemand quil pense et ressente de manire politique. Cette pense politique nest pas complique, elle nest pas embrouille, elle ne pose pas de problme scientifique. Elle est simple, claire, et unitaire . Et Dietrich explique aussi pourquoi il en est ainsi. Parce que le Fhrer est l excutant de la volont populaire , mais non pas par le vote, mais par

    30 Docteur Otto Dietrich (1897-1952), chef du service de presse

    (Reichspressechef) du parti nazi, proche de Hitler.

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    suite de cette volont immanente dauto-approbation qui est viscralement inhrente chaque peuple . Ce nest pas en vain que Baeumler et Krieck disent que chaque allemand vritable doit tre un soldat politique . Cela ne concerne pas seulement la prparation gnrale la guerre de tout le peuple allemand, cette mobilisation totale qui le prpare lassaut rapace sur toute lEurope que Hitler a organis depuis le jour de sa prise de pouvoir, mais cela concerne aussi le temps de paix, la relation de chaque allemand ltat fasciste. Chaque allemand est un soldat politique : cela signifie, sur toutes les questions politiques, tre au garde vous devant ses suprieurs, devant les plus ou moins grands Fhrers locaux, et excuter leurs ordres sans les contredire. Il prouve ainsi quil appartient la race suprieure, il matrialise ainsi la dmocratie germanique , dont Hitler lui-mme a exprim ainsi le principe : autorit vers le bas, responsabilit vers le haut. Cest ainsi que toute la puissance de ltat sest trouve entre les mains dune bande de criminels, la prtendue nouvelle lite. Et au sein de cette lite rgne encore dsormais larbitraire illimit du Fhrer . La rvolution lgale national-socialiste a, dans tous les domaines du droit public et du droit priv, supprim toutes les dfinitions et garanties juridiques. Il ny a plus en Allemagne de corps de reprsentation dlibratif, tout est dtermin par le pouvoir central que rien ne limite. Il serait faux de comparer cette domination tyrannique arbitraire avec tout autre absolutisme antrieur, de comparer ce systme arbitraire de castes, fait de despotes et de parias, avec des socits antrieures divises en

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    ordres. Le Moyen-ge na certes pas connu dgalit des droits, mais toujours est-il que dans chaque ordre, il existait certaines garanties juridiques, qui dterminaient les limites de loppression et de lexploitation autorise. Le fascisme hitlrien ne connait pas de telles limites. De ce point de vue, il est quelque chose de vraiment nouveau : la barbarie de la priode imprialiste en putrfaction avance. Ernst Krieck, lenfant terrible 31 au plan thorique de la philosophie national- socialiste, bruite ce secret dcole dans une forme parfois trs ouverte. Il dit : la place de l"tat" se dresse lentement une nouvelle ralit politique, mais dont la forme doit dabord tre devine et pour laquelle il ny a pas encore de nom. Et il exprime plus loin la nature de cette situation : Actuellement, cest le mouvement qui est ltat proprement dit, parce quil est le vecteur du destin de la mission allemande dans lhistoire. Le contresens logique, le mouvement est ltat, correspond totalement la ralit actuelle : la ralit se trouve en de de toutes les lois de la prtendue logique. Cette explication cur ouvert ne mrite aucun commentaire. On y voit trs clairement pour quelle raison les fascistes ont besoin de leur irrationalisme extrme, prcisment pour crer une atmosphre intellectuelle dans laquelle larbitraire barbare peut de faon crdible apparatre comme la forme ncessaire dune nouvelle ralit rvolutionnaire . Que les vritables manipulateurs ne croient pas eux-mmes leurs paroles, quils rient sous cape, cyniquement, de leurs proclamations thoriques, nest pas une contradiction,

    31 En franais dans le texte.

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    mais lenvers ncessaire dune telle philosophie . De la mme faon quil nest pas contradictoire que le courage des idologues nationaux-socialistes, avec lequel ils proclament le plus grand contresens irrationaliste comme une nouvelle sagesse, est li une servilit rpugnante lgard leurs suprieurs. Dans lintroduction au recueil dont nous avons tir les explications de Stuckart, Freisler, Dietrich, il est crit la chose suivante : toute dcision vritable appartient au Fhrer , et sil dcide autrement que ce quil est expos dans ce recueil officiel , ce nest pas que le national-socialisme ait chang sa conception sur le sujet donn, mais cest que lauteur sest tromp sur la vritable position du national-socialisme sur ce problme particulier. Il est clair que ce nouveau type dhomme, ce mlange rpugnant de bourreau barbare et de laquais sans pine dorsale, ne peut rien avoir de commun avec la tradition de Goethe et de Hegel. La priode classique de la littrature et de la philosophie allemande a t le point culminant de la pense humaine, de la civilisation humaine. Pour lessentiel, ce fut un reflet idologique de la Rvolution franaise, de ses prparatifs et de ses consquences, un puissant organe intellectuel du progrs, qui est aussi, aujourdhui encore, vivante et active dans luvre de Marx et Engels, de Lnine et Staline au travers de la dialectique remise sur les pieds. Comment le plus grand penseur de cette priode, le plus grand praticien de la mthode dialectique avant Marx, Hegel, pourrait il en quoi que ce soit avoir quelque chose de commun avec ces cyniques escrocs ? La dmagogie fasciste, lart de la falsification fasciste ont certes ralis

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    des performances non ngligeables. Ils ont tent sans cesse dexploiter Goethe pour leurs objectifs. En vain naturellement. Mais il est glorieux pour la mmoire de Hegel quen dpit de toutes les tentatives de contorsion ractionnaires des no-hgliens, la raison et le progrs se manifestent avec si peu dambigut dans son systme que son enseignement ait t insupportable pour les bandits hitlriens.

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    Tables des matires I.......................................................................................3 II ...................................................................................13 III ..................................................................................23