QUELLE CRISE DE LA DEMOCRATIE ?
Marcel Gauchet
La politique va mal, elle dépérit, n'intéresse plus les citoyens. Pour Marcel Gauchet, au-delà
de la réponse facile de la mondialisation ou du néo-libéralisme, la déperdition de la politique
s'explique par ses transformations mêmes. Une idée juridique de la démocratie supplante
l'idée sociale d'auparavant : la démocratie renvoie désormais aux libertés personnelles, les
décisions engageant l'avenir de l'ensemble étant prises en coulisse ou à l'international.
Le constat est aujourd'hui banal : la politique va mal, la politique dépérit, la politique
se meurt. Le constat est diversement exprimé, mais les formules sont convergentes : la
politique est impuissante, la politique n'intéresse plus les citoyens, la politique est en voie de
disparition. D'où procède cette dissolution ? Quelles peuvent être les raisons de pareille
déperdition ?
À ces questions, il existe une première réponse, massive, tenue par beaucoup pour évidente,
quotidiennement martelée au travers de quelques mots qui tiennent trop souvent lieu de
pensée : mondialisation, néo-libéralisme, économie. Des mots qui ont en effet la force de faits
considérables pour eux, et qui bénéficient en outre de l'aura du mode d'explication dominant
de notre monde : l'économisme. Car si le marxisme est maI portant, l'économisme ne s'en
porte que mieux. Dans cette perspective, le phénomène est sans aucun mystère : la politique
dépérit parce qu'elle est débordée par les forces de l'économie libérale, et que, pour ce qu'il en
reste, elle est mise au service de l'économie, en perdant ainsi son sens.
Sans mésestimer la part de vérité que comporte cette interprétation, je voudrais faire valoir
une autre explication, qui me semble plus profonde et plus compréhensive - une explication
qui permet de faire droit aux effets de ta libéralisation économique sans faire résulter te
phénomène lui-même de l'économie. La déperdition de la politique s'enracine dans ta
démocratie elle-même, dans les transformations profondes qu'elle connaît depuis un quart de
siècle: telle est la thèse qui me paraît la mieux répondre au problème et que je me propose
d'argumenter.
La démocratie des droits de l'homme
L'essentiel du problème se joue autour d'un retournement inattendu des principes de la
démocratie contre les conditions de son fonctionnement. Ce sont ses principes qui la
paralysent, voire qui la décomposent. Phénomène déconcertant, paradoxal, qui peut se
résumer dans la formule de "démocratie contre elle-même". Elle concentre, me semble-t-il, le
vif de nos dilemmes actuels quant à la politique.
Que veut-elle dire au juste? Commençons par déblayer le terrain en précisant ce qu'elle ne
veut pas dire. Elle n'a rien à voir avec ce que les Allemands appellent "l'autodestruction
légale" de la démocratie pour désigner l'accès de Hitler au pouvoir par la voie d'élections
libres. Cas de figure extrême d'une possibilité toujours ouverte à un peuple en démocratie : il
peut utiliser sa liberté pour choisir la servitude, en se dessaisissant de sa souveraineté au profit
de la dictature.
Nous ne sommes plus dans une telle configuration, mais dans une configuration inverse, et
c'est ce qui fait le caractère énigmatique de notre situation. La démocratie l'a emporté sur
toute la ligne. Nous sommes portés par une grande vague de démocratisation qui déferle
depuis les années 1970. La "révolution des oeillets" au Portugal a donné le coup d'envoi du
mouvement, en 1974. Il a emporté les dictatures du sud de I'Europe, avant de gagner
I'Amérique latine, puis les régimes du soi-disant "socialisme réel". Les principes de la liberté
se sont irrésistiblement imposés; ils n'ont plus de concurrents. Cela ne veut pas dire qu'ils
règnent; mais, intellectuellement, personne n'a plus rien à leur opposer. Le mouvement n'a pas
laissé indemne les démocraties établies de longue date. Il s'y est traduit par une pénétration
toujours plus poussée des impératifs démocratiques dans le tissu des sociétés.
Aussi la démocratie n'a-t-elle pas seulement triomphé; elle s'est transformée en triomphant.
Son esprit a changé au fil de cet approfondissement. Les institutions sont restées les mêmes;
mais l'inspiration présidant à leur fonctionnement s'est modifiée. La démocratie s'est remise à
l'école de ses principes fondateurs. Elle est devenue une démocratie des droits de l'homme. Ce
qu'elle n'avait jamais été, en fait, sinon brièvement, dans le moment fondateur de la
Révolution des droits de l'homme, à titre de tentative avortée. À travers tout le XIXe siècle,
outre le souvenir traumatique de l'échec de la Révolution française, la découverte de I'histoire
et de la société avait relégué les droits de l'homme et la démarche fondationnelle qui leur était
associée, au rang d'abstractions impraticables. C'est de l'intérieur de l'histoire, et sur la base de
la gestion des forces sociales, au travers des compromis de classes, que la démocratie a fini
par s'imposer, au milieu de mille traverses. C'est sous ce même signe du compromis des
classes sociales que s'est opérée sa stabilisation dans l'après-1945.
Il n'est que de se souvenir du caractère de vieillerie que revêtait encore I'idée des droits de
l'homme dans les années 1970 pour mesurer le chemin parcouru. Nous sommes
insensiblement revenus, du dedans du fonctionnement collectif à la vérité d'origine du
contractualisme. lI n'y a au départ que des individus et les droits que ces individus détiennent
de par leur nature. Toute organisation légitime de la collectivité, tout lien passé entre eux ne
peuvent procéder que de leur libre accord. En tout cas, il faut faire comme si, dans toute la
mesure du possible, sans se préoccuper des difficultés théoriques d'une telle construction. Une
idée juridique de la démocratie supplante l'idée sociale qui s'était imposée auparavant. L'État
social n'est pas rejeté pour autant. Mais il exige d'être couronné par un État de droit qui en
fixe le véritable esprit. La protection des prérogatives de chacun devient la préoccupation
prioritaire. D'où l'attention nouvelle portée aux procédures par rapport au raisonnement
administratif par masses qui paraissent le plus adéquat dans la période antérieure.
Ce mouvement ne se déroule pas dans le vide. Il est étroitement associé à un phénomène
social de grande ampleur. Ce processus de démocratisation des démocraties est inséparable
d'une vague d'individualisation sans précédent dont on sait qu'elle a changé I'ensemble des
rapports sociaux. L'individu de droit n'est plus une créature abstraite, mais un acteur des plus
concrets ! Toutes évolutions qui sont à relier, bien entendu, aux spectaculaires transformations
de la production et de la technique dans la période. L'univers des grandes organisations qu'on
croyait le paysage définitif des sociétés industrielles décline au profit de l'avènement, grâce à
l'informatique, d'une société des réseaux. Les technostructures sont bousculées par le retour de
I'entrepreneur. Bref, le souci de l'indépendance des parties prend la relève de l'ambition
d'organiser le tout qui faisait figure, depuis le début du XXe siècle, d'horizon indépassable de
notre temps. Il ne s'agit pas ici d'invoquer une relation d'infrastructure économique à
superstructure juridique, mais de faire ressortir la cohérence d'une transformation globale aux
facettes multiples.
Le paradoxe est que cette démocratie installée, triomphante, sans alternative, ne va pas bien.
Elle souffre de désaffection interne. Personne ne la conteste dans ses principes. Il est hors de
question de mettre un autre régime à sa place, ne serait-ce que faute d'imaginer ce qu'il
pourrait être. En ce sens, elle est à l'abri. Rien ne la menace - une situation à contraster avec
les oppositions virulentes auxquelles elle était en butte il n'y a pas encore si longtemps. Même
ceux dont nous savons qu'ils ne l'affectionnent pas, dans le secret de leur cœur, se cachent
derrière la défense de ses valeurs.
Mais autant la démocratie règne dans ses principes, autant elle se désagrège dans son
exercice effectif, autant elle est en péril de devenir une coquille vide. C'est cette situation
désolante, dont il n'est pas utile de détailler les manifestations, tellement le constat est
désormais banal, qu'il s'agit de comprendre.
L'hypothèse que je propose est qu'il existe un rapport entre les deux versants, entre la façon
dont la démocratie a triomphé et les difficultés internes qu'elle rencontre. C'est ce qui justifie
la notion de démocratie contre elle-même. Ce n'est nulle part ailleurs que dans ses principes
fondateurs, tels qu'ils sont compris et mis en œuvre, voudrais-je montrer, que se situe l'origine
de la déperdition de substance qui l'affecte.
Une démocratie minimale
Ce retournement de la démocratie contre elle-même s'observe à deux niveaux principaux. On
les envisagera dans un ordre allant de la surface vers la profondeur.
Il se manifeste d'abord sous l'aspect de ce qu'on pourrait appeler une auto-restriction de la
démocratie. Son idéal a changé. Elle se veut une démocratie minimale.
De façon tout à fait étonnante, le mot même de démocratie a changé de sens, dans sa
compréhension ordinaire et populaire. Il recouvre autre chose que ce qu'on y mettait. Il
désignait la puissance collective, la capacité d'autogouvernement. Il ne renvoie plus qu'aux
libertés personnelles. Est jugé démocratique le régime qui assure la plus grande place possible
aux prérogatives individuelles. La notion libérale de la démocratie l'a emporté sur sa notion
classique; elle l'a absorbée. La pierre de touche est désormais la souveraineté de I'individu et
son droit de mettre en échec, s'il le faut, la puissance collective.
Il ne s'agit pas d'opposer naïvement les deux termes. Ils sont liés par une articulation qui
constitue la clé de voûte des démocraties libérales et qu'il importe de cerner avec précision. La
démocratie libérale comporte deux faces associées et distinctes : elle repose sur les droits
fondamentaux des personnes et les libertés publiques, et elle consiste dans l'exercice de la
puissance collective, c'est-à-dire la conversion des libertés individuelles en autogouvernement
de I'ensemble. Gouvernement qui ne peut s'exercer que dans le strict respect de ces libertés,
puisqu'il est fait pour les traduire, mais qui représente un pouvoir distinct et supérieur, où les
libertés individuelles s'accomplissent. Le problème est d'assurer une hybridation équilibrée
des deux ordres d'exigences. C'est cette deuxième dimension du pouvoir de tous qui se trouve
comme effacée au profit de la première, la liberté de chacun, comme si elle était
contradictoire avec elle. Tout se passe comme s'il fallait le moins de pouvoir social possible
afin d'obtenir le maximum de liberté individuelle.
La France représente à cet égard un laboratoire, parce que la République s'y était développée
autour d'un idéal particulièrement exigeant de la puissance collective. Aussi le revirement y
est-il plus spectaculaire qu'ailleurs. Le passage d'une démocratie du public à une démocratie
du privé y est vivement ressenti.
Le nouvel idéal de la démocratie, qui n'a pas besoin d'être conscient pour opérer, se résume
dans la coexistence procédurale des droits. Comment assurer la compossibilité réglée des
indépendances? Voilà sa question. Or plus de droits pour chacun, dans un tel cadre, c'est
moins de pouvoir pour tous. Si on ne veut rigoureusement que les droits de chacun, il n'y a
plus pour finir aucun pouvoir de tous. La communauté politique cesse de se gouverner. Elle
devient rigoureusement une société politique de marché, dont la forme d'ensemble est le
résultat des initiatives des différents acteurs, au bout d'un processus d'agrégation auto-régulé.
Les gouvernants sont en charge de la règle du jeu; leur rôle se réduit à l'aménagement du
pluralisme des opinions et des intérêts.
En réalité, comme il y a toujours néanmoins un gouvernement, même limité, même borné
dans sa puissance directrice, et comme les individus et les groupes de la société civile ne
s'intéressent qu'à eux-mêmes, à leurs intérêts, à leurs convictions, à leurs identités, en
abandonnant le point de vue de l'ensemble au personnel politique, il s'ensuit une
oligarchisation croissante de nos régimes. Elle n'empêche pas l'effervescence protestataire au
nom du particulier. L'ambiance n'est pas à la passivité. Mais tandis que les revendications des
uns et des autres occupent le devant de la scène, les décisions qui engagent l'avenir de
l'ensemble ou sa forme sont prises en coulisse ou bien à l'international, au nom de la
contrainte technique et en dehors de la délibération publique. D'où le sentiment de
dépossession qui s'installe, avec une coupure entre les élites et les peuples qui nourrit en
retour la protestation populiste.
Telle me paraît être la première source du mécanisme d'évidement politique à l'œuvre au sein
des démocraties d'aujourd'hui.
L'impuissance démocratique
Mais il en existe une autre. Il est un second niveau du trouble des démocraties, encore plus
profond, qui donne toute sa portée à la notion de démocratie contre elle-même.
À certains égards, il est permis de penser que nous sommes engagés dans un processus de
corrosion des bases du fonctionnement de la démocratie. Au-delà de l'auto-restriction, nous
sommes en présence d'une autodestruction douce de la démocratie, qui laisse son principe
intact, mais lui enlève son effectivité.
Cette démocratie travaillée par l'universalisme fondationnel est amenée à se dissocier du cadre
historique et politique à l'intérieur duquel elle s'est forgée : l'État-nation, pour faire court. Elle
se veut sans territoire ni passé. Elle ne se reconnaît ni inscription dans l'espace, dont les
limites sont une injure à l'universalité des principes dont elle se réclame, ni dépendance
envers l'histoire, qui l'enfermerait dans une particularité non moins insupportable.
Autrement dit, elle est conduite à ne pouvoir assumer les conditions qui lui ont donné
naissance. Ce déracinement la fait vivre, en réalité, sur l'héritage d'une histoire qu'elle ne
reconnaît plus et, partant, ne se préoccupe plus de transmettre.
De la même manière, et encore plus fondamentalement, la démocratie en arrive à se
détourner de l'instrument de pouvoir capable de faire passer ses choix dans la réalité.
Paradoxe suprême, elle devient anti-politique. Toute espèce de pouvoir lui apparaît suspecte
au regard de l'idée du droit qu'elle entend faire prévaloir. Les démocraties s'étaient constituées
par l'appropriation collective de la puissance publique. Leur nouvel idéal est de neutraliser la
puissance quelle qu'elle soit, de manière à mettre la souveraineté des individus à l'abri des
atteintes. Là réside la raison profonde de l'ébranlement des États et du principe de leur autorité
dans la démocratie d'aujourd'hui. Elle va bien au-delà du recul de leurs attributions
économiques. Elle tient au brouillage de leur nature et de leur rôle dans I'esprit des peuples.
Ils ne sont plus compris en tant que vecteurs opératoires du gouvernement en commun.
La démocratie des droits de l'homme tend ainsi à refuser les instruments pratiques qui
pourraient la rendre effective, tout en y faisant massivement appel par ailleurs. D'où la
découverte douloureuse de l'impuissance publique sur laquelle elle bute en permanence. Cette
impuissance, c'est elle qui la fabrique. Sans doute provient-elle, pour une petite part, du
dehors, des fameuses "contraintes extérieures". Mais pour la plus grande part, elle procède du
dedans. L'idée qu'elle se fait d'elle-même lui interdit de penser les outils de sa concrétisation:
elle la voue à l'évasion dans le virtuel.
Il faut préciser qu'il ne s'agit là que d'une tendance. Une tendance qui n'est ni le tout de la
réalité de nos sociétés, ni la seule tendance à l'œuvre en leur sein. Il existe une contre-
tendance, encore diffuse, au réenracinement de la politique, à différents niveaux. Il n'empêche
que c'est une tendance extrêmement puissante et la tendance dominante du moment.
Quelles perspectives, maintenant, au-delà du constat ? La question est inévitable, même s'il
n'est possible d'y répondre que dans les limites de ce qu'indique l'analyse du présent.
La démocratie libérale des modernes n'est pas une essence fixée une fois pour toutes, mais un
parcours, un mouvement de construction et de déploiement dans le temps. S'il en était besoin,
cette inflexion de grande ampleur serait là pour nous le rappeler. Ne succombons surtout pas à
l'illusion de la fin de l'histoire ou de la post-histoire. L'état actuel des démocraties n'est pas le
dernier mot de l'histoire, une sorte d'état terminal en lequel nous devrions nous résigner à nous
enfoncer. Nous ne sommes pas les spectateurs impuissants du devenir en train de se faire.
Nous avons à rectifier la trajectoire, à recomposer ensemble les éléments de la démocratie qui
se sont dissociés. Ce n'est pas un programme électoral pour après-demain, mais une entreprise
civique de longue haleine, à l'échelle des décennies qui viennent.
On ne reviendra pas sur les marges de manœuvre conquises par les individus. De même y a-
t-il une grande part d'irréversible dans l'émancipation des sociétés civiles. Enfin, nous n'avons
pas d'autres fondements disponibles que les droits de l'homme. lI ne s'agit pas de critiquer les
droits de I'homme, non plus que l'individualisme. Il s'agit de les éclairer. Il s'agit de montrer
aux individus que leur liberté ne prend tout son sens que dans le cadre d'un gouvernement en
commun bien compris dans ses bases et ses conditions. La démocratie a surmonté une
première grande crise par le passé, en repoussant l'assaut des totalitarismes. Rien n'interdit de
penser qu'elle surmontera cette nouvelle crise qui la ronge cette fois de l'intérieur. Le défi
devant lequel nous nous trouvons est de concevoir une action politique à longue portée, au-
delà du temps court des échéances démocratiques. Il est de donner à la politique
démocratique, contre sa pente à s'enfermer dans le présent, le sens du temps historique dans
lequel son sort se joue.
Source : Habitat et Société, n°41, mars 2006, pp.19-23.
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