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  • Jacques Nassif Freud et la science

    Nous n'avons seulement qu'un tamis. Nous n'avons pas encore de grenier o mettre notre farine; et il se pourrait bien que notre bl pousse encore longtemps en terre trangre et d'une faon sauvage.

    Mieux vaut parler par paraboles quand il s'agit de dsigner un manque: celui pour la-psychanalyse, d'une pistmologie qui permettrait de la dsi-gner comme science , faisant donc subir ce concept mme la torsion qu'impli~uent la pratique du psychanalyste et le domaine qui l'occupe: celui de 1 inconscient.

    Mais la situation est autre et, loin que ce manque inquite, c'est bien plutt aux tenants de cette discipline, juge marginale, que l'on posera en toute quitude ces questions apparemment simples : Quelle est votre science? Quels en sont les savants? Or, ne pouvant renvoyer une institution qui n'est somme toute encore que celle o travaillent des mdecins, la seUle rponse qui ne sera pas prise dans leur idologie, est celle qui consiste ren-voyer aux textes de son fondateur o une science attend toujours d'tre formule; et cette t1che devient de plus en plus urgente, car son rejet par le corps mdical en sa presque totalit, ne l'a pas empche de reparatre dans le rel sous la forme de l'idologie psychologique, frappe au coin des concepts les plus suspects : ceux de frustration :& et de comprhension '. d' adaptation et d' aptitude ... n semble en effet que la caractristique la plus immdiate de ces sciences

    que sont la psychanalyse ou le marxisme, est de ne pouvoir passer dans le rel qu'une fois rejetes dans le symbolique, la simple criture d'un texte thorique qui s'adresse au consensus des savants, ne suffisant plus pour leur confrer les critres de l'objectivit. ou de l'universalit '. termes qui pour elles font dJ partie de cette idologie des idologies qui est le projet de constitution d un univers de discours . n faut en ce sens prendre acte de l'tonnement et de l'impatience de Freud,

    dans la postface au chap. 1 de l'Interprtation des r~ves, crite en 1909, o il se justifie de ne pas complter sa recension de la littrature sur le rve, dj quasiment exhaustive en 1900 : Car les neuf dernires annes n'ont rierl produit de nouveau ou de valable, que ce soit sous forme de matriel

  • Jacques Nassif \

    ou d'opinions susceptibles de jeter de la lumire sur le sujet. Dans la majorit des publications qui ont paru dans l'intervalle, mon uvre est reste sans tre mentionne ou considre. Elle a, bien sr, reu le moins d'attention de la part de ceux qui sont engags dans ce qu'on appelle la recherche sur les rves, et qui ont ainsi fourni un brillant exemple de la rpugnance apprendre quelque chose de nouveau, qui est caractristique des hommes de science. Dans les termes ironiques d'Anatole France : Les savants ne sont pas curieux! (S.E., IV, p. 93 1.)

    Certes, mais ils ont pour le moins le devoir (et ils y ont peut-tre failli) de se tenir au courant de quelque chose qui ne sera jamais pour eux fonda-mentalement du nouveau , puisqu'ils ne sauraient se dpartir (et surtout dans le domaine de la logique) de cette impression suivant laquelle, avant toute dcouverte , il y avait toujours un sujet suppos savoir qu'elle existait dj, mais qui sera seulement de l' ancien reformul de faon plus gnrale et permettant d'interprter un plus grand nombre de faits.

    Or c'est trs prcisment dans la mesure o le concept de la science struc-ture ainsi le savoir, qu'une science comme la psychanalyse ne peut y trouver place, pour autant que sa pratique consiste d'un mme pas instituer dans le transfert un sujet suppos savoir et amener le malade reconnatre que celui-ci n'existe pas. C'est dire que son espace thorique tient tout entier dans celw d'une coupure, celle d'un acte psychanalytique 2 partir de laquelle il n'y a justement pas accumulation d'un savoir, mais ncessit de rpter ce qui a institu la psychanalyse comme science, savoir la coupure elle-mme.

    Or s'il faut en croire les thses les mieux tablies de l'histoire des sciences une coupure pistmologique se dfinit par les points de non-retour partir desquels cette science commence, c'est--dire, par le fait qu'elle exclut la rptition, qu'elle n'a pas tre rpte, qu'elle n'a lieu qu'une fois. Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que cette non-rptition, dans le domaine des sciences physiques elles-mmes, est purement descriptive, et nullement nor-mative 3, et qu'il faut donc effacer de ce terme de coupure toute conno-tation impliquant un sujet fondateur, mme si l'on prtend faire abstraction des noms propres.

    Aussi n est-il en aucune faon possible d'importer ce concept de l'his-toire des sciences dans les champs mis en place par le marxisme ou la psy-chanalyse, pour fonder la scientificit de ces sciences, mme si aprs. Marx et Freud on-ne-peut-plus-penser-de-Ia-mme-faon les objets : His-toire et Fantasme , pour la simple raison que cela n'est nullement vi-dent au niveau des faits (d'institution), et que la partie est loin d'tre gagne au niveau des effets (de la rgression); sans quoi l'on ne voit pas ce qui

    1. S. B. = Standard Edition of the complete psychological works of Sigmund Freud (The Hogarth Press -London).

    2. Titre du sminaire de Lacan l'B. N. S. pour l'anne 1967-68. 3. Nous voulons ici parler du discours de la science et supposons qu'il serait encore possible de

    le distinguer d'un discours sur la science dans le style de Wittgenstein. .

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    empcherait de prendre la coupure la lettre, et de supposer impertur-bablement que, l'idologie tant la mre, la science n'est autre que la femme permise, ou l'inverse tout aussi bien ...

    La psychanalyse, partir de laquelle on aurait d tre plus sensible au ftichisme des mots, nous propose justement le terme d'acte pour dsigner le paradoxe d'une coupure qui se rpte, et c'est la tche du recommen-cement qu'elle nous convie. Mais loili de faire du retour Freud une entreprise d'entre quivoque, intrinsquement idologique qui pourrait certes avoir des effets scientifiques , mais qui aurait pour fonction sa propre suppression l, ce mouvement de relecture, ou mme tout simple-ment de lecture, tellement certains textes donnent encore l'impression de l'indit, qui a eu sans doute une porte polmique, a surtout une fonction d'acte, toute psychanalyse tant ncessairement une remise en question (quasi thorique) de tous les concepts freudiens, et toute lecture de Freud tant penser comme mise en acte de ces concepts sur le texte mme qu'ils tissent.

    C'est--dire que ces concepts ont un statut scientifi~ue bien eux, tant pour la plupart imports de champs voisins, quand ce n est pas de la science pilote de l'poque, savoir de la thermo-dynamique (!), fonctionnant souvent comme mtaphores, sans qu~il soit possible d'en fixer le boug, tous frapps au coin de l'arbitraire et passant donc au dcours des textes d'un sens son contraire: drle de science en vrit!

    Nous voudrions pourtant montrer que ces concepts, que rien ne distingue de ceux de la psychiatrie classique, ou de la neurologie, ou de la psychologie herbartienne, forment pourtant systme, en ce sens trs prcis qu'ils ont fonctionn comme un tamis qui a permis Freud de cribler la science de son poque et de l'inflchir en une pratique spcifique.

    Mais cette opration s'est passe l'insu de Freud lui-mme, persuad ~u'il tait, jusqu' la fin de sa vie, du caractre cumulatif de la Science et de 1 assimi!abilit de la psychanalyse, pierre d'angle , rejete peut-tre, mais pierre l'difice tout de mme.

    Suivant le fil de nos mtaphores, qui sont d'un autre ordre, c'est cette illusion que nous voudrions dnoncer comme illusion du grenier , en montrant que tous les efforts de Freud pour engranger la psychanalyse, taient en fait destins lui cacher cette fonction de tamis , qu'elle n'est peut-tre pas prs d'abandonner.

    Et l'exemple le plus probant serait peut-tre celui du rve et de ce livre qu'il lui consacra, le considrant, jusqu' la fin, comme son uvre la plus marquante et la plus solide. Or, alors que Freud a vritablement tout fait pour que son contenu passe dans la communaut des savants, comme une simple contribution un problme laiss jusque l sans solution, il ne fait pas de doute que ce texte tranche, ne serait-ce que par sa tournure ncessai-rement autobiographique, sur le style des communications thoriques qu'il commence par abondamment citer.

    1. Cf. M. Tort, c Freud et la Philosophie -in l'Arc, n 34, p. Ill-lU.

  • ISO Jacques Nassif Nous savons maintenant que ce livre fut quasiment ngoci page p~e

    avec Fliess dont l'influence sur la forme finale fut considrable, puisqu il obligea Freud omettre l'analyse d'un rve important et mme central, o il tait directement impliqu. Nous savons aussi que sa matire tait prte, aux dires mmes de Freud, partir de 1896, et nous pouvons nous en assurer par la lecture de l'Esquisse. Si sa rdaction et sa publication ont attendu si longtemps, c'est bien parce que Fliess tait incapable, et pour cause, de savoir manier le transfert , matrialis, pour ainsi dire, dans l'envoi de ces feuillets du livre, Berlin, tel point que Fliess lui-mme rve de le voir termin, et que Freud s'en merveille (cE lettre 84, 10 mars 1898).

    Mais c'est bien cet aspect, non ngligeable pour nous, dont il fallait tout prix effacer la trace; et c'est trs prcisment cette fin qu'est destin le chapitre 1 traitant de la littrature sur le rve, chapitre qu avait toujours t la bte noire de Freud (IV, p. XIX-XX) et qui ne fut achev qu'en juin 1899, donc en dernier lieu. Or, on ne sera pas tonn de constater que ce chapitre contient justement en filigrane ce qu'il ne serait pas abusif d'appeler une thorie de la coupure , comme ce passage peut immdia-

    , tement nous en convaincre : Il est difficile d'crire une histoire de l'tude scientifique sur le problme des rves, parce que, quelque valable que puisse tre cette tude en certains points, aucune ligne de progrs en quelque direction particulire ne peut tre trace. Il n'a pas t creus, de fondations partir de dcouvertes certaines sur lesquelles le futur chercheur pourrait construire; mais chaque nouvel auteur examine les mmes problmes de )?remire main et recommence, semble-t-il, partir du commencement. )) (S.E., IV, p. S.)

    En est-il diffremment aprs Freud? On serait tent, prenant ce texte la lettre, d'mettre des doutes, puisque chaque individu, qui entre en psycha-nalyse est bien forc d'examiner les mmes problmes de premire main et Je recommencer partir du commencement . Il y a, bien sr, la distinc-tion du contenu latent et du contenu manifeste , la thorie du rve gardien du sommeil (que l'on peut dire avoir t vrifie aprs coup grce l'lectroencphalographie), les concepts de condensation et de dpla-cement , peut-tre aussi le concept de rgression qui font partie de l'acquis scientifique sur lequel aucun savant ne pourrait revenir; mais le cur mme de la thorie freudienne, savoir que le rve est accomplis-sement de dsir reste une affirmation thorique impossible enre-gistrer par une science dont le savoir serait structur sur un modle cumulatiE

    On se souviendra alors que le rve n'est pas un objet autonome qui pour-rait tre l'objet de quelque Science des rves et que la recherche freudienne n'a, en fait, constitu qu'un dtour , le rve n'tant pour tout dire que le premier membre d'une classe de phnomnes psychiques anormaux et ayant la valeur thorique d'un paradigme, la corrlation tant d'ailleurs si serre que quiconque n'est point parvenu expliquer l'origine des images

  • Freud et la science ISI

    de rve, peut difficilement esprer comprendre phobies, obsessions ou dlires, ou avoir sur eux une influence thrapeutique. (Cf. Prface de la premire dition, S.E., IV, p. 23.)

    Or si c'est bien effectivement sur la corrlation entre rve et symptme que Freud dans le rel de sa pratique a fait porter son effort thorique, le livre ne nous montre constamment qu'un volet du diptyque et ne peut donc produire qu'un modle vide, comme Freud l'avoue la fin : C'est seu-lement en rfrence ces forces d'ordre sexuel que nous pouvons combler les lacunes qui sont encore patentes dans la thorie du refoulement. Je lais-serai ouverte la question de savoir si ces facteurs sexuels et infantiles sont galement requis dans la thorie des rves. Je laisserai cette thorie incom-plte en ce point, car je suis dj all un pas au-del de ce qui peut tre dmon-tr en posant que les dsirs-du-rve sont invariablement drivs de l'incons-cient. (S.E., V, p. 606.)

    n y aurait beaucoup dire sur cet aveu d'incompltude, ou ce sentiment d'aller au-del du dmontrable, car nous avons l vritablement les critres les plus srs du passage en un autre domaine; c'est bien aussi ce qui fait d'ailleurs le caractre constamment ambigu de ce livre qui prtend d'une part faire la thorie d'un objet, pourtant pos comme paradigme, et qui, d'autre part pense encore le statut du dmontrable dans les termes de ces auteurs qui ne font qu'aligner sur le rve des thses contradictoires qui ne nous apprennent rien de nouveau.

    C'est que pour nous apprendre du nouveau, il faut avoir au pralable chang de lieu, et c'est ce que Freud a fait depuis son retour de Paris en 1886 jusqu' l'invention du terme de psychanalyse en 1896. Il a par la suite tent de prendre ses distances, sous la forme d'une production thorique, susceptible de justifier un certain nombre de dcisions pratiques, ce qui nous a donn l'Interprtation des rves. Et nous voudrions pour fmir montrer comment le rve est devenu le centre de la toile ou le nud partir duquel les fils tresss du tamis taient susceptibles de tenir, nud qu'il fallait pouvoir nouer ou savoir dnouer.

    Quant la coupure , si l'on peut employer ce mot en psychanalyse, elle ne saurait dsigner rien d'autre que la fin du rapport de dpendance de Freud l'gard de Fliess, une fois l'uvre mene bien. C'est dire que loin de rapporter cet acte de rupture la dcision d'un savant, il nous faut en ce domaine le faire driver de la demande d'un malade. Anna O. oblige Breuer l'couter parler, Emmy von N. oblige Freud abandonner l'hypnose et s'intresser aux rves, Elizabeth von R. oblige Freud l'couter sans l'interrompre, etc.

    Nanmoins, ces dcisions arraches au mdecin ont t entrines par le thoricien. Nous allons en effet avoir suivre durant les dix annes que nous avons isoles, la dmarche qui a men la naissance d'une institution et que l'on peut dire ponctue sous la forme de la rptition, par Freud, de cou-pures opres dans d'autres champs qui dessinent la forme unitaire du

  • 152 Jacques Nassi{ savoir. C'est dans la rptition des diffrentes coupures que nous allons isoler, qu'a t rendue possible la thorie psychanalytique que nous pourrons en dernire analyse dsigner trs prcisment comme thorie de l'idologie mdicale . Cependant s'il est tout fait remarquable que ces diverses rptitions aient pu passer par le seul nom propre de Freud, ce n'est pas un hasard si ces coupures peuvent toutes tre dsignes du nom de ses matres: Charcot, Jackson, Bernheim, Breuer.

    Cette prsentation en tous les cas ne vise pas tablir des connexions historiques relles. La population d' vnements discursifs forme un tout qui est sans doute plus complexe. Il est par exemple urgent de retracer l'ori-gine de la plupart des concepts freudiens pour mesurer la torsion qu'ils subissent une fois intgrs dans son systme. Or il ne fait plus de doute qu'ils sont le plus souvent tirs de la psychologie herbartienne vide de son contenu philosophique et tablie comme une science empirique mtine d'associa-tionnisme. Celle-ci formait en effet le schma de rfrence de plusieurs chercheurs sur l'anatomie et la physiologie du systme nerveux durant la partie spculative de cette recherche dnomme mythologie du cerveau , telle enseigne que son fonctionnement ne pouvait tre structur que suivant l'image des processus psychologiques donne par la psychologie herbartienne. On sait maintenant qu'elle pntra travers les manuels dans le systme scolaire austro-hongrois et que, par exemple, dans le gymnase o Freud tudia, son enseignement tait devenu quasi officiel, de telle sorte que toute discussion entre psychologues. psychiatres. neurologues ou du-cateurs ne pouvait tre conduite qu'en termes herbartiens. La plupart de ces termes sont prsents dans ce manuel de Lindner que Freud eut entre les mains; celui-ci, aux dires d'O. Andersson 1 dont il vaut la peine de citer les recherches, prsente une conception de la vie psychique comme mani-festation d'une Vorstellungsmechanik , d'une interaction dynamique des reprsentations. plusieurs phases en taient distingues sous les termes: Klarheitsgrade, Hemmung, Verdunkelung, Komplikation, Verschmelzung, Modifikation, Aperception, Aufmerksamkeit, Reproduktion li. Le carac-tre dynamique de cette conception de la vie mentale est spcialement appa-rent dans 1'usage d'une srie de mtaphores relies la notion herbartienne de Schwelle des Bewusstseins 3. En rapport avec ce seuil, le jeu entre repr-sentations tait dcrit comme : Herabdrckung, Verdrangung, oder Sinken der Vorstellungen unter die Schwelle des Bewusstseins et Auf-steigen der Vorstellungen unter die Schwelle des Bewusstseins , avec ou

    1. Studies in the Prehistory of Psychoanalysis (Scandinavian University press, Norstedts, 1962) et notte note in Critique de fvrier 1968.

    2. Degr-de-clart, Inhibition, Obscurcissement, Complication, Fusion, Modification, Aper-ception, Attention, Reproduction.

    3. c Seuil de la conscience .

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    sans Reproduktionshilfen ,. ou Wiederstand,. 1 de la plus ou moins int-gre Vorstellungsmasse en prsence. (ibid., p. 13.)

    C'est bien cette physique des reprsentations que nous renvoie la concep-tualisation freudienne, dans ce qu'elle peut avoir de plus thorique. Mais il faudrait voir aussi comment les concepts de la thermodynamique, qui est l'quivalent l'poque de Freud de ce que fut la linguistique pour les sciences humaines se sont couls dans le modle herbartien, remplissant cette dynamique purement descriptive, avec une caractrisation de la force mentale sous-jacente.

    Mais nous ne pouvons ici qu'mettre des hypothses, pointer des direc-tions pour la recherche. C'est encore en effet l'intrieur des textes de Freud que nous devons nous situer, les faisant fonctionner comme tamis pour un bl pouss sur une terre qu'ils n'ont pas seme, et partant du postulat qu'ils ne sont pas rinscriptibles dans le champ des vnements discursifs qui les a ports, tant que la porte de l'vnement qu'ils reprsentent, n'aura pas t prise en ligne de compte, remettant en question la forme du savoir elle-mme 2.

    Charcot et le concept de nvrose

    Il est impossible de retracer l'histoire de ces dix annes (1886-96) qui ont vu la naissance de la psychanalyse, sans transgresser le mode d'approche courant en histoire des sciences, laquelle ne peut expliquer que le progrs,. se ralise sous la forme d'une opposition violente, qu' l'aide de concepts aussi vagues que celui de conflit de gnrations , quand ce n'est pas celui d'mulation,. entre individus ou nations. On commencera, par exemple, par opposer l'cole allemande d'anatomo-pathologie l'cole franaise de neuropathologie, puis on fera bnficier Freud de l'influence conjugue de T. Meynert et de Charcot. En un deuxime temps, on fera remarquer que Meynert et Charcot ont finalement vcu la mme poque, celle qui a vu le grand essor des localisations anatomiques, et sont donc tributaires d'une mme orientation de la science, alors que Freud a vcu une poque o le triomphe des localisations passe pour avoir donn lieu des espoirs excessifs et o les thories fonctionnalistes du systme nerveux sont prdo-minantes, grce l'essor que voit l'lectro-physiologie.

    Cette faon de voir n'est plus seulement nave, mais positivement fausse,

    1. Rpression, Refoulement ou Chute des reprsentations sous le seuil de la conscience. et c Monte des reprsentations sous le seuil de la conscience avec ou sans le concours de la Reproduction J ou la Comprhension J.

    2. Nous complterons cette tude par des parties qui porteront sur Jackson et le concept d'inconscient, Bemheim et le concept de traitement psychique " Breuer et le concept d'conomie. Le texte que nous prsentons sur Charcot et le concept de nvrose est exemplaire de la mthode adopte, laquelle permet d'entrevoir les raisons qui nous font accoler chacun de ces concepts un nom propre. Nous tenterons d'lucider pour finir les liens qui relient ces noms propres entre eux d'une part et avec la forme du savoir en gnral d'autre part.

  • 154 Jacques Nassif lorsqu'il s'agit de la psychanalyse, car elle constitue un vritable obstacle la lecture de Freud. C'est en des termes beaucoup moins savants que nous dirons simplement que Freud tait anim par la passion du nouveau. Or, Je devais bien considrer, crit-il au dbut de son Rapport sur mes tudes Paris et Berlin (1886), que je ne pouvais m'attendre rien apprendre d'essentielle-ment nouveau dans une universit allemande, aprs avoir joui Vienne de l'enseiJ?;nement direct et indirect des professeurs T. Meynert et H. Nothna-gel. & (S.E., I, p. 5.)

    Or ces noms propres dsignent l'un le type idal du psychiatre classique qui est lui-mme pour finir emport par la folie, l'autre celui du grand mdecin de la haute socit capable du langage le plus vert en salle de garde" mais qui ne veut pas tenir compte de ces sorties dans son rapport avec les malades.

    nsemble que Charcot avait une autre envergure et que ce fut vritable-ment le second matre de Freud, aprs Brcke. Il faut voir en quels termes il dcrit sa rencontre, et quel usage de rationalisation d'un enthousiasme, peut justement servir l'opposition entre caractres nationaux : L'homme qui est la tte de toutes ces ressources et services auxiliaires a maintenant soixante ans. Il montre la vivacit, la jovialit et la parfaite correction de langage que nous avons l'habitude d'attribuer au caractre national franais; en mme temps, il manifeste la patience et l'amour du travail que nous avons l'habitude de revendiquer pour notre propre nation. L'attraction d'une telle personnalit me conduisit bientt restreindre mes visites un seul hpital et chercher mon enseignement chez un seul homme & (ibid., p. 8).

    De pareils termes dans un rapport scientifique sont pour tonner; mais l'on ne voit pas pourquoi le domaine de la science serait le seul o il faudrait effacer les rencontres. Serait-ce par hasard que l'vnement ne peut y avoir la connotation du nouveau? Le fait est que six ans plus tard, la mort de Char-cot, c'est, dans le texte qu'il lui consacre, ce terme de nouveau & que Freud fait un sort : On pouvait l'entendre dire que la plus grande satisfaction qu'un homme pouvait avoir, c'tait de voir quelque chose de nouveau-c'est--dire de le reconnatre comme nouveau; et il attirait sans cesse l'atten-tion sur la difficult et la valeur de ce genre de vision . Il lui arrivait de demander pourquoi en mdecine les gens ne voyaient que ce qu'ils avaient dj appris voir. n disait qu'il tait merveilleux de constater comment on tait tout d'un coup capable de voir de nouvelles choses - de nouveaux tats d'une maladie - qui doivent probablement tre aussi anciens que la race humaine; et qu'il avait s'avouer qu'il voyait maintenant nombre de choses qui lui avaient pass sous les yeux dans ses salles d'hpital durant trente annes. (S.E., III, p. 12. 13.)

    Ce texte est pour nous capital dans la mesure o il met en flace par per-sonne interpose ce qui a constitu l'axe principal de ce qu'i ne serait pas abusif d'appeler l' ars inveniendi & de Freud. L'on peut en effet soutenir que toute la mthode psychanalytique est dans cette inversion de la mthode

  • Freud et la science ISS

    mdicale qui ne vise qu' donner au mdecin la possibilit de voir ce qu'il a dj appris voir , lui viter, face n'importe quel symptme, toute surprise. On pourrait au contraire dfinir toute psychanalyse comme rp-tition systmatique de l'ancien , induit par la surprise devant ce nouveau qu'est le symptme, afin de rendre possible cette vision dont parle Freud.

    Mais il nous faut aussi commenter ce terme de vision qui a videmment dans la clini~ue un pass dj long, assez long en tous les cas pour tre pass du ct de 1 idologie, tant devenu dcal par rapport la pratique effec-tive du clinicien .

    Dans le texte mme de Freud, en effet, ce que Charcot appelait avec fiert pratiquer la nosographie et qui consistait en fait classer les symp-tmes suivant une typologie purement formelle, permettant du moins de suivre la gradation des formes frustes aux types , est curieusement dcrit par Freud grand renfort de mtaphores visuelles : Ce n'tait pas un homme de rflexion, un penseur: il avait la nature d'un artiste - il tait, pour employer ses mots, un visuel, un homme qui voit. Voici ce qu'il nous apprit lui-mme propos de sa mthode de travail. Il re~ardait, selon lui, encore et encore les choses ~u'il ne comprenait pas, afin d appro-fondit jour aprs jour l'impression qu elles lui laissaient, jusqu' ce que leur comprhension descende soudain sur lui. Alors, pour l'il de son esprit, le chaos apparent que prsentait la continuelle rptition des mmes symp-tmes, laissait place l'ordre ... (ibid., p. 12.)

    Un peu plus loin, la plume de Freud va jusqu' comparer Charcot au milieu de la Salptrire la statue de Cuvier devant le Jardin des Plantes, ou mme une sorte d'Adam devant lequel Dieu ferait dfiler les entits nosologiques pour qu'il les nomme! Mais toute cette mise en scne prcde dans le texte la fameuse anecdote si souvent reprise par Freud (cf. III, p. 13, n. 2) suivant laquelle Charcot aurait rpondu quelque pdante objection d'un disciple de Helmholtz: La thorie c'est bOn, mais a n'empche pas d'exister. Or l'objecteur n'tait autre que Freud lui-mme, et la question, essentielle pour porter un diagnostic d'hystrie, portait sur la concomitance de l'hmi-anesthsie et de l'hmi-anopsie (donc, encore une fois, un con-texte visuel), comme nous l'apprend une note de Freud la page 210 de sa traduction des Leons du Mardi. Mais pour lors, Freud ajoute: Si seulement on savait ce qui existe! t (S.E., I, p. 139.)

    Toute la question est l, et nous ne pouvons pour notre part nous emp-cher de considrer cette boutade que Freud rappelle en diffrents lieux de son parcours comme une sorte d'admonestation qu'il n'aurait cess de s'adresser pour se dfendre d'avoir outrepass les limites de la clinique t, une fois le visuel remplac par l'acoustique, telle enseigne qu'il suffirait de substituer dans la phrase que nous allons citer le mot voir t par celui d' cou-ter pour faire de Charcot le pionnier de la nouvelle clinique : Charcot, est-il dit, ne se fatiguait jamais de dfendre les droits du travail purement

  • Jacques Nassif clinique qui consiste voir et ordonner les choses, contre les empite-ments de la mdecine thorique. (ibid., p. 13.)

    Or c'est en cela que Charcot peut tre dit avoir port une coupure, sans doute induite par la demande des hystriques auxquelles il avait affaire, car ce qu'il faut entendre par mdecine thorique n'est rien d'autre que l'anatomie pathologique qu'il se permet de dclarer acheve. Ds 1886 Freud en prend acte : Charcot avait l'habitude de dire que, gn-ralement parlant, le travail de l'anatomie tait achev et que l'on pouvait dire que la thorie des maladies organiques du systme nerveux tait com-pite: ce dont il fallait maintenant s'occuper, c'tait des nvroses. (S.E., l, p. 10.)

    C'est ici le lieu de retracer l'histoire de ce terme de nvrose pour mesurer l'importance de cette dcision de Charcot. La conception de la nvrose est en effet rapporter un socle pistmologique, non seulement diffrent de celui de notre poque prsente, mais aussi de la mdecine du XIXC sicle. Le terme a en effet t forg la fin du xvmC sicle dans l'cole cossaise par William Cullen (1713-1790), l'un des fondateurs de la neural pathology . Celle-ci est l'aboutissement des tudes menes durant tout le sicle sur l' irritabilit et la sensibilit des organismes; elle implique une thorie de la mdecine suivant laquelle le systme nerveux est la source et le rgulateur de tous les phnomnes vitaux, de la sant aussi bien que de la maladie, de telle sorte que des troubles dans son fonctionnement global peuvent fournir un principe d'explication pouvant avoir la plus large application.

    Mais ce que le XIXC sicle en retient, c'est que les troubles supposs par Cullen pour rendre compte des diffrentes sortes de maladies n'taient pas localiss dans des parties dlimites du systme nerveux, mais taient consi-drs comme des dsordres dans son fonctionnement global. Or, dans la mesure o le courant principal de la mdecine allait dans le sens d'une loca-lisation effective, ou suppose, de la maladie, les nvroses ne pouvaient que constituer un champ marginal o l'ignorance de localisations anatomiques prvalait pour le temps prsent.

    Or, c'est pourtant ce concept que Charcot va remettre l'honneur, lui donnant trs prcisment le sens de Cullen, que l'on retrouve dans le dic-tionnaire mdical de Littr et Robin qui propose de 1855 1884 : nom gnrique des maladies qu'on suppose avoir leur sige dans le systme ner-veux, et qui consistent en un trouble fonctionnel sans lsion sensible dans la structure des parties ni agent matriel apte le produire 1. Charcot va pourtant mettre tout le poids de son autorit pour enlever ce terme toute connotation dprciative et lui faire dsigner un champ de phnomnes tout fait irrductibles et parfaitement objectifs. Freud, qui en 1886estencore un tant soit peu neurologue, s'en tonne, mais exprime son tonnement

    1. Cit in o. Andersson, op. cit., p. 31. A noter que la ISe dition de 1884 remplace c sans lsion sensible. par c sans lsion actuellement apprciable

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    avec une pointe d'humour qui ne trompe pas : La tendance principale de sa pense me mne supposer qu'il ne peut trouver de repos avant d'avoir correctement dcrit et class le phnomne auquel il a affaire, mais qu'il peut dormir parfaitement tranquille, sans tre arriv l'explication physio-logique de ce phnomne . (S.E., I, p. 13.)

    Or, si une voie nouvelle est ainsi ouverte, c'est bien parce que Charcot s'est surtout intress l'hystrie dont on a beau jeu de dcrire et classer. les symptmes, sans se soucier de leur trouver un substrat anatomique, puisque leur caractristique essentielle est justement d'tre dcals par rap-port l'anatomie et de fonctionner suivant une physiologie organiquement fausse. Le malade n'est pourtant pas un simulateur et le mdecin y perd son latin; bien plus, il est pris par ... la peur aveugle d'tre empaum ( to be made a fool .) par le malheureux patient - une peur qui jusqu' prsent a t un obstacle pour une tude srieuse de la nvrose ... (S.E., III, p. 19.)

    C'est essentiellement cet obstacle que la coupure instaure par Charcot permet de franchir. Dsormais, le malade ne sera plus trait avec mpris comme un mauvais plaisant, sa maladie ne tombera plus sous le coup du dis-crdit, et on accordera au phnomne hystrique l'attention que mrite un symptme original et objectif. Or, si Freud, pour dcrire cette rvolu-tion, ne craint pas d'avoir recours l'hagiographie la plus suspecte, c'est bien parce que Charcot faisant son cours est au tableau de la Salptrire ce que le rel de l'aprs-coup est au symbole: Charcot, crit-il, avait rpt une petite chelle l'acte de libration en mmoire duquel le portrait de Pinel tait suspendu la Salptrire dans la salle de confrence . (Ibid., p. 19.)

    Il s'agit en fait de raliser la chose une grande chelle, et doncdeposerle concept de nvrose dans toute sa gnralit. Il semble que les choses soient mres, comme le prouve l'acceptation immdiate dans le monde mdical du concept de Neurasthnie introduit par Beard en 1880-84. Il s'agit en fait de la premire thorie psycho-sociologique de la maladie mentale, puisque les conditions de la vie moderne. taient juges suffisantes pour produire ce trouble. Or c'est seulement en 1885 que Charcot prsente son explica-tion psychologique des paralysies hystriques; et c'est vers la fin de la mme anne que Freud arrive Paris avec dans son dossier la surprenante aventure survenue Breuer avec le cas d'Anna o. dont la cure remonte 1882.

    L'on voit qu'il est pratiquement possible d'pingler chronologiquement le vritable pli dans la culture qu'a reprsent l'mergence du champ des nvroses dans le domaine d'investigation de la science. Mais notre concep-tion vise rintgrer la dimension de l'acte dans ce champ clos des vnements du discours et affirmer que tout se passe en fait non pas tant par gnra-lisation que par rptition de coupure.

    Or ceci nous amne rtablir les perspectives et revenir sur l'ide reue qui fait driver la naissance de la psychanalyse de l'tude exclusive de l'hys-trie. Un biographe des textes aussi attentif qu'Ola Andersson note ce propos : Il semble probable que le sjour de Freud Paris fut aussi signi-

  • 158 Jacques Nassif ficatif pour le dveloppement de son intrt thorique et thrapeutique envers la neurasthnie qu'il le fut au regard de l'hystrie. Ses tentatives pour rsoudre le problme de la neurasthnie durant les annes qui suivent sa visite Charcot sont pleinement comparables, en termes d'intensit dans le concernement, ses essais simultans pour clarifier les problmes soulevs par l'hystrie. (Op. cit., p. 45.) Et cela ne fait aucun doute si l'on se souvient que Freud a tout de mme choisi ce nom pour dsigner sa propre nvrose. Dans un texte de janvier 1887, (une note sur le livre d'Averbeck. Die akute Neurasthenie, ein arztliches KulturbilJ), Freud parle de la neuras-thnie)} comme de la plus commune des maladies de notre socit , et puis, il prcise qu'il ne s'agit pas d'un tableau clinique au sens des manuels qui se fondent trop exclusivement sur l'anatomie pathologique : il faudrait plutt la dcrire comme un mode de raction du systme nerveux. (S.E., l, p. 35.) L'on 'voit que le concert de nvrose fonctionne couramment sans mme tre cit; mais surtout, c est partir de ce concept de neurasthnie que Freud va produire celui de nvrose obsessionnelle; nous n'en parlerons pas directement cause de la lacune bizarre que comportent les lettres Fliess concernant la gense de cette dcouverte, mais aussi surtout parce que cela nous ferait passer du ct de la substance que le tamis permet de rete-nir; or, nous nous sommes enjoint d'en rester la mise en place des fils tendus sur son aire.

    Qu'il nous suffise de noter que ds 1888, dans l'article Hystrie de l'Encyclopdie de Villaret dont l'attribution Freud est maintenant cer-taine, on peut lire : L'hystrie est fondamentalement diffrente de la neu-rasthnie et mme, pour parler strictement, elle en est le contraire. (S.E., l, p. 42.) Et plus loin, propos des cas complexes, Freud ajoute: Malheureu-sement, la majorit des mdecins n'a pas encore appris distinguer les deux nvroses l'une de l'autre ... La disposition la neurasthnie est prpond-rante pour le systme nerveux mle, et l'hystrie, pour le femelle. (Ibid., p. 53.)

    Ces formulations prcieuses sont encore videmment bien maladroites; c'est qu'en ce domaine entirement nouveau, les chercheurs manquaient coup sr de concepts; nous verrons plus loin quelle sphre Freud et Breuer tenteront de les emprunter. Le fait est en tous les cas que la coupure est loin d'tre franche, chez Charcot lui-mme, puisque celui-ci se croit oblig d'accompagner ses explications psychologiques de l'hystrie d'une alternative anatomo-physiologi,\ue, que Freud videmment rejettera. Mais la chose a son importance, car c est la premire fois qu'une occasion lui est donne de critiquer le maitre.

    Charcot en effet, se montrant en l'occurrence tout fait incohrent, pro-duit une thorie des lsions dynamiques qui seraient localisables dans le systme nerveux de la mme faon que des lsions structurales )} ont t observes dans les maladies organiques. n y .aurait donc une lsion dyna-mique )} observable en cas de paralysie hystrique dans la mme rgion

  • Freud et la science 159

    anatomique o une lsion structurale entrane une paralysie organique. C'est videmment cette thse que Freud s'en prend, lorsqu'il crit au tout dbut du texte de 88 : c L'hystrie est une nvrose au sens strict du mot -c'est dire non seulement qu'aucun changement perceptible dans le systme nerveux n'a t trouv ppur cette maladie, mais qu'il ne faut pas s'attendre ce que quelque raffinement dans les techniques anatomiques ne rvle aucun changement de cet ordre. (S.E., 1, p. 42.) n est videmment hors de question que Charcot cette poque soit directement cit et critiqu. On sait que Freud retournant de Paris, ramenait dans ses cartons la matire d'un texte sur les critres de distinction entre les paralysies motrices orga-niques et hystriques, texte que Charcot lui-mme avait command Freud, et qui ne paratra en franais que sept ans plus tard, en juillet 1893, une quinzaine de jours avant sa mort, le 16 aot. Jones (1, p. 255-57) et les diteurs de la Standard Edition (1, p. 157-158) nous donnent toutes sortes de raisons plausibles pour ce retard, auxquelles nous sommes obligs d'ajou-ter celle de son rapport ambivalent au matre, dj fort indispos par les notes que son traducteur se permettait d'ajouter ses Leons du mardi. D'ailleurs, le seul tex~ o Freud touche ce sujet, dans l'Encyclopdie de Villaret, est rest non sign et n'a t exhum que tout rcemment. On y trouve ce passage fort significatif o c'est sans aucun doute la thorie des c lsions fonctionnelles t qui est vise : On pourrait dire que l'hystrie est aussi ignorante de la science de la structure du systme nerveux que nous le sommes nous-mmes avant de l'avoir apprise. Les symptmes des affec-tions organiques, comme c'est bien connu, rflchissent l'anatomie de l'or-gane central et sont nos sources les plus sres de notre connaissance de celui-ci. Nous devons pour cette raison dnoncer l'ide suivant laquelle un ven-tuel trouble organique serait la racine de l'hystrie; nous ne devons pas non plus avoir recours des influences vaso-motrices (spasmes vasculaires) comme causes des dsordres hystriques. Un spasme vasculaire est de sa nature un changement organique, dont l'effet est dtermin par des condi-tions anatomiques, et il ne diffre d'un embolisme, par exemple, que par le fait qu'il ne laisse pas de changement permanent. (S.E., 1, p. 49.) Un spasme vasculaire ne peut donc tre dsign du terme de lsion fonctionnelle t, toute lsion impliquant un changement permanent. Et il ne fait donc pas de doute que Charcot est en rgression par rapport la coupure qu'il a t amen porter, alors que Freud, du seul fait qu'il est mis en demeure de la rpter partir de son exprience propre, est mme d'en prendre la mesure et d'en gnraliser les effets. n ne faudrait pas croire cependant que la dcision de Charcot n'ait pas

    t suivie d'un effort thori~ue la mesure de son importance pratique. La thorie qu'il propose de 1 hystrie est en effet prsente comme thorie de l'idologie dmonologique de la c possession . Le mdecin qui rpugne traiter les hystriques n'est en fait 9u'un inquisiteur qui s'ignore. Et Freud insistera toujours sur le caractre d essence de cette corrlation : c Durant

  • 160 Jacques Nassif les dernires dcades, une femme hystrique aurait t presque certaine d'tre traite comme une simulatrice, tout fait de la mme faon que durant les derniers sicles elle aurait t certaine d'tre juge et condamne comme sorcire ou comme possde du dmon. (S.E., l, p. II.) Dans l'esprit de Charcot, il s'agissait en fait de se dfendre, en traant cette comparaison, contre ceux qui prtendaient qu'il avait forg de toutes pices une entit nosologique nouvelle, allguant qu'ils ne rencontraient pas d'hystriques dans leur service. En fait le nouveau n'est rien d'autre que la reconnais-sance de l'ancien comme ancien. Freud en tire tout le parti possible: Durant le Moyen Age les nvroses ont jou un rle significatif pour l'histoire de la civilisation; elles apparurent durant les pidmies comme rsultat d'une contagion et taient la racine de ce qu'il y avait de factuel dans l'histoire de la possession et de la sorcellerie. Des documents de cette priode prou-vent que l~ur symptomatologie n'a subi aucun changement jusqu'au jour prsent. (S.E., I, p. 41.)

    il ne s'agit donc finalement de rien d'autre que d'une sorte d'intuition d'essence o l'rudition historique (et bibliographique) du grand patron vient jouer le rle de variation imaginaire . Freud, lui, va prendre ces faits la lettre et commencer par proposer une sorte de thorie nave du phnomne hystrique qui tiendrait compte cependant de tous les faits en prsence, thorie qu'il prsente comme celle de l'observateur non prvenu et non entran . Il est vrai qu'il utilise le concept de dislocation de la chane associative , que cette dislocation est cense permettre au souvenir d'ex-primer son affect au moyen de phnomnes somatiques et que cela amne en fm de compte supposer qu'il y a eu clivage de la conscience .

    Ces termes sont pourtant les plus proches de ceux que pourrait employer d'une faon dcale l'idologie de la possession: Personne n'ira faire l'objection que la thorie d'un clivage de la conscience comme solution l'nigme de l'hystrie serait trop loigne de l'argumentation possible d'un observateur non prvenu et non entran. Car, en dclarant que la possession par un dmon est la cause du phnomne hystrique, le Moyen Age en fait choisit cette solution; la chose qui restait faire n'tait plus qu'une question de remplacement de la terminologie religieuse de cette sombre et superstitieuse poque par le langage scientifique d'aujourd'hui. (S.E., III, p. 20).

    Ainsi, loin d'avoir changer de lieu, la thorie freudienne restant au niveau du savoir exprim par l'idologie, la prend au mot pour en lucider la logique et se contente de remplacer une terminologie par une autre, sans qu'il y ait ncessairement lieu de voir en ce changement un progrs . La science ne dissipe pas la superstition; elle lui assigne son vrai lieu. Trente ans plus tard, dans un texte sur Une nvrose dmonologique au XVIIe sicle , Freud ira mme jusqu' crire : La thorie dmonologique de ces sombres poques l'a finalement emport sur les conceptions soma-tiques de la priode des sciences exactes; (S.E., XIX, p. 72.)

  • Freud et la science 161

    Mais en 1893, alors qu'il commence tout juste agiter son tamis , Freud ne va pas jusque-I; il se contente simplement de remarquer: Charcot, cependant, n'a pas suivi cette voie pour une explication de l'hystrie, bien qu'il ait copieusement puis dans les rapports pargns concernant les procs de sorcires et la possession, dans le but de montrer que les manifes-tations de la nvrose taient les mmes en ces jours qu'elles le sont mainte-nant. Il a trait l'hystrie tout juste comme un autre thme en neuropatho-logie ... (S.E., III, p. 20.) Ainsi donc, le processus thorique est clair: pour pouvoir intgrer l'hystrie dans le champ du savoir et la traiter de la mme faon que n'importe qud autre thme de la neuropathologie, il faut et il suffit que ses symptmes soient montrs identiques dans le cours du temps, comme s'il y avait dj au Moyen Age un sujet suppos savoir ce qu'il en est de la possession , c'est--dire de l'hystrie. Freud en est lui-mme sincrement persuad ...

    Mais l'on se doute bien que tout est dans la possibilit non seulement d'crire cette rdation d'identit, mais surtout dans celle de se donner les moyens thoriques d'en intervertir les termes (l'hystrie, c'est--dire la pos-session). Il s'agit bien l d'un vnement du discours et non d'une simple ad-jonction au savoir; et nous pouvons trs prcisment dcrire cette C'pration comme rptition de coupure: Charcot fait de l'hystrie un thme pour la neu-ropathologie, Freud met la neuropathologie en question partir de l'hystrie.

    Car, de mme que l'on peut lire sur certains panneaux de signalisation : Un train peut en cacher un autre 0, il est souvent possible, quand la science classique prouve le besoin de se dsigner comme thorie d'une idologie , c'est--dire en fait comme simple rvlateur, de constater que cette opra-tion cache un enracinement dans une autre idologie, laquelle la dnoncia-tion de la premire, toujours un peu dsute et ridicule, sert de paravent.

    On peut en effet poser que c'est d'un mme pas que Freud son insu cons-tate d'une part que, suivant la voie trace par le matre, Janet, son propre lve, aussi bien que Breuer et d'autres... ont pu remplacer le dmon du fantasme des clercs par une formule psychologique (ibid, p. 22) et d'autre part que les thories tiologiques soutenues par Charcot dans sa doctrine de la famille nvropathique dont il fit la base unique de son concept des troubles nerveux, auront sans doute bientt besoin d"tre passes au tamis et mondes. (ibid., p. 23). .

    C'est donc Freud lui-mme qui nous fournit la mtaphore du tamis; et il est significatif que ce soit propos du concept d' hrdit qu'elle vienne sous sa plume, concept qui n'est autre que l'envers de celui de dg-nrescence , principe tiologique dernier de toute la psychiatrie du XIXC sicle et axe majeur de l'idologie volutionniste.

    Il ne serait peut-tre pas inutile ici de retracer grands traits la doctrine tiologique de Charcot; travers la lecture et la traduction de ses uvres Freud y tait tout fait familier; il avait mme pu examiner ces malades que le matre avait prsents au printemps de 1885 et partir desquds il

  • r62 Jacques Nassif avait dmont le mcanisme des paralysies hystriques; l'article de l'Ency-clopdie de Villaret est tout fait conforme ses vues sur le rle prdomi-nant de 1'hrdit 1 et la prsentation d'un cas d'hystrie m~le 2 que Freud fait son retour de Paris, est en quelque sorte une leon du mardi que -le disciple aurait adresse de Vienne son maitre.

    Or il est remarquable qu' ct de 1'analyse des facteurs tiologiques d'ordre traumatique, on ne rencontre jamais de discussions des facteurs hr-ditaires que l'on constate. Charcot la plupart du temps se contente de retracer l'histoire deJa famille o, comme de juste, on trouvera des troubles psychi-ques ou des maladies nerveuses qu'il suffit de mentionner. C'est que l'idolo-gie pr-Mendelienne de l' hrdit psychique est alors une sorte de cadre de rfrence invitable. Ses promoteurs en sont surtout Morel 3 et Magnan 4; mais le livre de Th. Ribot, L'hrdit psychologique (Paris, r873), en est encore la prsentation la plus claire; cette idologie suppose d'une part qu'il n'y a pas faire de distinction entre le concept phylogntique d hrdit des caractres acquis et celui ontogntique de dgnrescence , c'est--dire de ddiffrenciation des tissus, et d'autre part qu'il est tout fait possible que les caractres acquis, tout aussi bien que la dgnrescence acquise, deviennent hrditaires; ds lors, pour la majorit des psychiatres qui se retranchent derrire ce mur, une fois qu'une dgnrescence, de quelque ordre que ce soit, s'est manifeste dans le systme nerveux, il devient aussi difficile de l'liminer que la fameuse prsence du singe dans l'homme dont la remonte est toujours possible.

    Mais il ne faut pas croire que cette bastille idologique o les psychiatres ont pu (et peuvent sans doute encore) se retrancher, soit reste inattaque au cours du XIX" sicle, non certes au niveau de la pratique thrapeutique, mais au niveau de la recherche thorique, qui ne vont justement pas de pair au sein de la psychiatrie classique. Les savants Il donc, c'est--dire sans doute les psychologues de l'poque, se rendent parfaitement compte du carac-tre vague et diffus du critre d'hrdit, et des discussions assez vives sur ce point sont souvent engages. Les controverses les plus violentes eurent sans aucun doute lieu entre janvier 85 et juillet 86, au sein de la Socit mdico-psychologique de Paris, et il est tout fait probable que Freud a pu assister certaines d'entre elles.

    Nanmoins la thorie sur laquelle Charcot prenait appui constituait une rationalisation plus pousse; elle avait t dfinitivement mise au point en r884 par Ch. Fr et tait dsigne du terme de famille neuropatho-

    I. c L'tiologie du status hystericus est rechercher entirement dans l'hrdit: les hystriques sont toujours hrditairement disposs des troubles de l'activit nerveuse et des pileptiques, des malades mentaux, des paralytiques, etc., sont rencontrs parmi leurs parents . (S.E., I, p. 50).

    2. Observation d'un cas svre d'hmianesthsie chez un hystrique mle (1886) (S.E., I, p. 23-31). 3. Trait des maladies mentales, Paris, 1860. 4. Leons cliniques sur les maladies mentales, deuxime srie, Paris, 1897. s. Archives de Neurologie, 7.

  • Freud et la sdence

    logique , forg par Charcot qu'il vaut ici la 'peine de citer : Bien souvent, je vous ai parl de ce que j'ai propos d'appeler la famille neuropa-thologique. Sous ce nom, j'ai l'habitude de dsigner toutes les affections du systme nerveux central et du systme neuro-musculaire, orga-niques ou au contraire, sans lsions anatomiques apprciables l, qui sont relies entre elles par l'hrdit, et vous n'ignorez pas qu'il y a distinguer ici, ct de l'hrdit homologue, l'hrdit dissimilaire ou de transfor-mation qui s'observe mme beaucoup rlus frquemment que la premire. (Leons du mardi, 1887-1888, p. 410.) 1 est dair que le terme de famille est pris ici en ses deux acceptions : celle du modle de classement et celle du lien de parent. D'une part, les maladies du systme nerveux constituent une seule famille , d'autre part cette famille est indissolublement unie par les lois de l'hrdit . Celles-ci permettent d'expliquer que ce ne soit pas une mme maladie qui soit lectivement transmise, mais seulement une disposition nvropathique diffuse qui, par la suite et en fonction de facteurs non hrditaires, pourra se spcialiser en une maladie distincte.

    Mais encore une fois, Charcot, avec son concept d' hrdit dissimilaire ou de transformation , que nous n'ignorerons pas en effet, se distingue d'un Morel, par exemple; pour ce dernier, la dgnrescence psychique suivait une squence de maladies de plus en plus svres qui de gnration en gn-ration finissaient par conduire, sans nulle parodie la perte de la vie o vous aura conduit votre folie . Chez le maitre de Freud, les choses ne vont pas jusque l, puisque l'tiologie traumatique est quand mme reconnue et qu'il s'agit justement de jeter un pont entre elle et l'tiologie hrditaire; on pourrait mme dire que le fameux problme freudien du choix de la nvrose est ainsi prfigur, puisqu' partir d'une mme tendance nvro-pathique , on pourra dire aprs-coup qu'il y a eu hrdit dissimilaire ou hrdit homologue , selon le moment ou la nature de l'vnement

    trau~atiq~e q~'i.l ~aut ds lors co,!sidrer comme un agent provocateur . C esi. tres preCIsement en ce pOlUt que Freud reprend les choses, essayant

    de penser ensemble cette double tiologie et oblig par sa pratique de laisser petit petit tomber le ct hrditaire pour se pencher d'une faon de plus en plus attentive sur ce qui se prsente sous ce concept de trauma comme agent provocateur . Charcot lui-mme, parti d'une conception trs ra-liste du trauma comme accident physique, est insnsiblement amen s'intresser ce qui se passe dans la personne qui le subit, utiliser l'hyp-nose pour le dcouvrir et se rendre mme de reproduire ainsi des paralysies hystriques, c'est--dire en fait d'en produire le mca-nisme qui est un processus psychique. Or, Freud a la conscience trs nette que Charcot se tient ainsi au bord extrme de la coupure qu'il porte et que c'est bien en ce point qu'il ouvre le plus clairement la voie de l'avenir. li suffit de le lire : En un point de son uvre, Charcot s'lve mme un

    1. Ce sont les termes de la Meme dfinition corrige en 1884 par LittI et Robin pour le terme n-vrose Jo.

  • Jacques Nasn! degr au-dessus de celui de son traitement usuel de l'hystrie. Le pas qu'il fit lui assure aussi pour tous les temps la gloire d'avoir t le premier expliquer l'hystrie. Alors qu'il tait occup l'tude des paralysies hyst-riques se produisant aprs les traumas, il eut l'ide de reproduire artificielle-ment ces paralysies qu'il avait auparavant soigneusement distingues des paralysies organiques. Dans ce but, il utilisa des malades hystriques qu'il mit en tat de somnambulisme en les hypnotisant. Il russit prouver en une chaine d'arguments sans faille que ces paralysies taient le rsultat de reprsentations qui avaient domin le cerveau du malade des moments o ils y taient spcialement disposs. De cette faon, le mcanisme d'un phnomne hystrique tait pour la premire fois expliqu. (S.E., III, p. 22.)

    Ce texte est particulirement intressant dans la mesure o Freud vient de louer Charcot pour son enttement affirmer que l'hystrie tait la mme en tout lieu et en tout temps (ibid., p. 22). Or, il semble que le dis-positif exprimental qu'il monte pour le prouver permette d'inscrire cette intuition d'essence non seulement dans le temps des vnements du discours qui portent un nom propre (

  • Freud et la science 165

    C'est en ce sens que nous pourrions relire la premire partie de la Com-munication prliminaire crite conjointement avec Breuer et date de dcembre 1892. D'emble, ce texte nous confronte au concept d'un vne-ment pens comme cause prcipitante de la maladie, comme point d'origine du symptme hystrique, ou plus prcisment comme ce qui provoque la premire occurrence, souvent bien des annes plus tt, du ph-nomne en question (ibid., p. 3). n y a donc une connexion causale entre un vnement et un symptme; mais, outre que cette connexion est difficile dcouvrir en une anamnse classique, il est impossible de la faire dcouvrir au patient, qui fut, pour ainsi dire, le spectateur et l'acteur de l'v-nement, sans le dlo~er de la place de sujet qu'il occupe; le moyen le plus simple est encore de 1 hypnotiser. Ceci fait, il devient possible de .dmontrer la connexion de la faon la plus claire et la plus convaincante (ibid.). Mais alors, utilisant le. mme protocole exprimental que Charcot, mais s'tant mis en position de rpter sa coupure, Freud peut dj porter cette conclu-sion d'ordre gnral : les vnements extrieurs dterminent la pathologie de l'hystrie dans une mesure beaucoup plus grande que celle qui est connue et admise (ibid., p. 4). n va donc falloir gnraliser le concept d' hystrie traumatique aux dpens de celui d'une hystrie induite partir d'une mythique famille neuropathologique .

    Mais, dans la mesure o ce rapport causal entre trauma et maladie peut aussi servir de modle d'interprtation du rapport entre la maladie et ses diffrents symptmes, produits spontanment, mais aussi strictement relis au trauma prcipitant (ibid.), il devient ncessaire de s'interroger sur ce qui rend un vnement traumatisant. C'est que dans d'autres cas la connexion n'est pas si simple. Elle consiste seulement dans ce qui pourrait tre appel une relation symbolique entre la cause prcipitante et le ph-nomne pathologique - une relation analogue celle que les personnes bien portantes forment en rve (ibid., p. 4). Or, si l'on regarde le texte de prs, on constate que ce sont en fait ces cas complexes de connexion symbolique entre vnement et symptme qui ont permis une gnralisa-tion et que celle-ci supposait en fait une distinction entre nvrose trauma-tique et hystrie commune qu'on peut maintenant subsumer sous le concept d' hystrie traumatique , dont l' extension peut alors se justi-fier. De plus, il faut distinguer entre l' atteinte physique et le trauma psychique puisqu'entre eux s'intercale une interprtation symboli~ue. Or, ce trauma psychique , c'est dans la nvrose traumatique l' affect d effroi, alors que dans l' hystrie commune il s'agit plutt d'une srie de traumas partiels formant un groupe de causes provocantes et pouvant se prsenter comme des chapitres d'une mme histoire de souffrances (ibid., p. 6). Mais il y a des cas encore plus complexes qui sont aussi sans doute les plus gnraux, o cette connexion symbolique se fait sous la forme d'une com-binaison entre des circonstances apparemment banales et l' vnement rellement oprant et donc sous la forme d'une connexion fausse, mais

  • 166 Jacques Nassif rendue nanmoins possible en des moments de particulire sensibilit la stimulation (ibid.).

    Or, tout ce tissu serr d'analyses aux articulations sournoisement dissi-mules, surtout lorsqu'il s'agit de passer de cas simples aux cas plus complexes, toujours en fait prsents comme d' autres cas qui s'ajoutent aux premiers alors qu'ils permettent de gnraliser - toute cette srie d'arguments donc, ne vise en fait qu' une seule chose : remettre en question le type de causa-lit sous-jacent la squence * famille neuropathologique Jt- agent provo-cateur et lui en substituer un autre qui sera, nous pouvons maintenant le dire, celui de l' aprs-coup . Freud se sert encore ici de l'image du corps tranger (qu'il dnoncera plus tard dans l'analyse du cas d'Elizabeth Von R.) : Mais la relation causale entre le trauma psychique dterminant et le phnomne hystrique n'est pas d'une sorte impliquant que le trauma agit simplement comme agent provocateur dans le dclenchement du symp-tme. Nous devons plutt supposer que le trauma psychique - ou plus prcisment le souvenir du trauma - agit comme un corps tranger qui longtemps aprs son entre doit continuer tre considr comme un agent toujours au travail... (ibid, p. 6.) A la notion d' agent provocateur impliquant une causalit linaire et ponctuelle, doit donc tre substitue celle d' agent au travail (ou en travail) pour laquelle un autre type de causalit est produire, permettant justement d'expliquer l'effet de la revi-viscence du trauma qui est de faire disparatre le symptme, en mme temps qu'on se souvient de l'vnement et qu'on abragit l'affect.

    Or cette dcouverte thrapeutique due la connivence de Breuer et d'Anna O., et que le texte voudrait, au niveau manifeste (cf. les italiques), prsenter comme son point d'aboutissement, n'est en fait considrer, dans l'conomie de notre lecture, que comme une sorte d'exemple venant dans l' ordre des raisons , corroborer la thse, suivant laquelle l' adage cessante causa cessat eJfectus est renverser , et sa clbre consquence: les hystriques souffrent essentiellement de rminiscences (ibid., p. 7). On peut maintenant se passer d~ concept d' hrdit psychique et, dans la suite du texte, ces points vifs o la thorie de Charcot devrait tre directement prise partie, apportent les exemples du repl~trage le plus laborieux. Quant sa dernire phrase de conclusion, elle est un chef-d'uvre d'insidieuse ambigut dans la dngation : Si en dcouvrant le mcanisme psychique du phnomne hystrique, nous avons fait un pas en avant sur la voie ouverte avec tant de succs par Charcot, lors de son explication et de son imitation artificielle des paralysies hystro-traumatiques, nous ne pouvons pas nous cacher que ceci nous a rapproch de la comprhension du seul mcanisme des symptmes hystriques et non des causes internes de l'hystrie. Nous n'avons rien fait de plus que toucher l'tiologie de l'hystrie et n'avons en fait jet une lumire que sur les formes acquises - sur le rapport des facteurs acci-dentels avec la nvrose. (ibid., p. 17.)

    Mais tous les fils que tissentl'aire du tamis et toute l'armature concep-tuelle de ce texte visent, nous l'avons vu, cribler ce concept de nvrose

  • Freud et la science

    qui est le dernier mot sur lequel on nous laisse, et montrer que la question des causes internes de l'hystrie n'est plus en rien pertinente. C'est donc uniquement du ct d'une lucidation du trauma qu'il va falloir se tourner pour expliquer l' tiologie de l'hystrie .

    On sait quels rsultats Freud est amen durant sa recherche. Dans le cas de l'hystrie, le trauma est situer durant la priode infantile, avant la seconde dentition, et c'est dans les rapports de l'enfant l'instance parentale qu'il est provoqu. Le destin , que l'on prfrait habiller du terme ido-logique d' hrdit psychique , c'est en fait le pre qui le reprsente, ou tout simplement l'adulte pervers (les gouvernantes viennoises ... ) que l'innocence de l'enfant provoque et qui lui instille, en quelque sorte, le venin sexuel, corps tranger au corps des besoins... Or mme si cette thorie de la sduction prcoce est un fantasme que Freud aura reconnu pour tel ds la lettre 69 du 2r septembre 97, on sait que la thorie trauma-tique a encore continu fonctionner assez longtemps; et il est de toutes les faons intressant de voir comment Freud taie sa thse dans ce texte qui limite notre priode et o il emploie pour la premire fois le terme psychanalyse , savoir les NouveIIes remarques sur les psychonvroses de dfense de r896. Aprs avoir insist sur le caractre sexuel et passif de l'vnement, qui a eu lieu durant la priode infantile, Freud, sans plus citer le nom de Charcot, se contente d'crire : Combien les titres de la disposition hrditaire sont affaiblis par l'tablissement, de cette faon, comme dterminants, de facteurs tiologiques accidentels, mrite peine d'tre mentionn. (S.E., III, p. r63.) Et pourtant, deux pages plus loin, propos du cas d'une famille o le frre est atteint d'obsessions et la sur d'hystrie, Freud ne peut s'empcher de parler de disposition nvrotique familiale et d'employer le terme significatif de pseudo-hrdit (ibid., p. r65). On aura beau dire que cette pseudo-hrdit peut tre rinter-prte en fonction du complexe d'dipe dans le modle du roman fami-lial , il n'en reste pas moins que pour nous, Freud restera malgr tout en bien des sens un disciple de Charcot. D'ailleurs la thorie des pulsions qui ne fait son apparition qu'en I905, le terme mme de Trieb tant tout fait absent dans les textes, avant cette date, n'est-elle pas une sorte de rsurgence de la thorie traumatique , la pulsion tant elle-mme nou-veau considre comme corps tranger et son destin tant quelque chose d'aussi opaque et fatal que l'hrdit?

    Il faudrait videmment apporter des preuves plus solides; mais nous ne voulons ici qu'esquisser l'ide suivant laquelle toute coupure qui rend possible la thorie d'une idologie entrane une refente , du champ thorique mis jour, mais que cette refente dans le cas de la thorie freudienne n'est en quelque sorte que l'envers d'un endroit, puisque tout le discours thorique dvelopp ne se soutient que dans l'acte de rptition de cette coupure, le malade tant mis en demeure de refaire par rapport Charcot ou celui qui le reprsente, le travail de Freud mme.

    ( suivre)