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Benoît Habert

Enonciation et argumentation : Oswald DucrotIn: Mots, octobre 1982, N°5. pp. 203-218.

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Habert Benoît. Enonciation et argumentation : Oswald Ducrot. In: Mots, octobre 1982, N°5. pp. 203-218.

doi : 10.3406/mots.1982.1083

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BENOÎT HABERT UNITÉ DE RECHERCHE LEXICOLOGIE ET TEXTES POLITIQUES INSTITUT DE LA LANGUE FRANÇAISE, SAINT-CLOUD, CNRS

Enunciation et argumentation: Oswald Ducrot

POUR LIRE DUCROT

Statut de la linguistique

Pour Ducrot, les faits linguistiques ne sont pas toujours déjà là. Ils découlent d'hypothèses générales ou «hypothèses externes» que le linguiste émet sur la langue. Ducrot ne pense pas que ces choix puissent être entièrement justifiés. De plus, chaque ensemble d'hypothèses externes ne peut «voir» que certains faits et en exclut d'autres. Cette relativisation du statut de la linguistique a pour corollaire la volonté d'exposer à chaque fois ces hypothèses, d'autant que «l'on ne saurait modifier ne serait-ce que l'une d'entre elles sans par là-même remettre en cause la description toute entière» (AL, p. 18-19*).

A l'intérieur de ces choix d'ensemble, s'insèrent «les "hypothèses internes", que le linguiste est amené à faire lorsqu'il cherche à rendre compte de ces faits, c'est-à-dire à construire une machine capable de les simuler» (SES, p. 116). D. recherchera alors avant tout la cohérence entre ces deux niveaux car ... «l'objet de la recherche linguistique est de construire des rapports entre hypothèses et descriptions et non révéler la "vraie" signification des expressions considérées» (MD, p. 194).

La mention constante de la relativité des résultats, un certain humour, l'engagement de l'auteur dans son texte témoignent également du refus d'une conception positiviste de la linguistique.

Conception générale de la langue

Pour Ducrot, une linguistique de la langue est impossible sans une linguistique de la parole, ou une sémiotique sans une sémantique. La priorité qui est accordée à une linguistique de la

* Ces références renvoient à la Bibliographie en fin d'article.

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parole, ou à une sémantique débouche même sur un refus de ces dichotomies héritées de Saussure et de Benveniste (SES, p. 107-109).

« ... La langue comporte, à titre irréductible, tout un catalogue de rapports interhumains, toute une panoplie de rôles que le locuteur peut se choisir pour lui-même et imposer au destinataire. Sa fonction ne saurait alors se réduire à la transmission de l'information ... La langue n'est plus seulement le lieu où les individus se rencontrent, mais elle impose à cette rencontre des formes bien déterminées. Elle n'est plus seulement une condition de la vie sociale, mais devient un mode de vie sociale» (DNPD, p. 4).

Si Ducrot s'inscrit donc bien dans le cadre de la pragmatique, il se refuse à la faire travailler, après coup, sur les résultats de la description syntaxique et sémantique des énoncés: elle doit être au contraire «intégrée», intervenir dès le départ (cf. infra, L'argumentation). A partir de SES, Ducrot se réclame d'un «structuralisme du discours idéal».

«Beaucoup de difficultés de la sémantique linguistique tiennent à ce qu'on distingue mal le destinataire personnage de la comédie illocutoire et le récepteur réel du message. Une recherche distributionnelle concernerait le second et caractériserait le discours par les réactions dont il a été l'objet. Mais la variante structuraliste dont je parle ne considère que le premier — cet autre par rapport auquel le discours prend son sens, mais qui est en même temps une projection, à la fois constitutif et constitué» (SES, p. 116).

Autrement dit, la suite que prétend se donner tout énoncé ne se confond pas avec les suites effectivement réalisées, mais appartiennent au monde idéal ouvert par ce même énoncé.

Activité illocutoire

Ducrot définit l'activité «illocutoire» comme «l'ensemble des actes qui s'accomplissent immédiatement et spécifiquement par l'exercice de la parole» (DNPD, p. 36). L'acte illocutoire apparaît comme un acte juridique effectué par la parole. Qu'est alors l'acte juridique? «Cette nouvelle notion s'applique lorsqu'on considère la transformation des rapports légaux comme l'effet premier de l'activité, et non comme une conséquence d'un effet logiquement ou chronologiquement antérieur» (ibid., p. 77).

Se pose alors la question des conditions sociales de reconnaissance d'un acte illocutoire. A supposer que je crie bien fort sur la place de la Concorde: «Je déclare la guerre à l'Angleterre», dans la mesure où je ne suis pas habilité à une telle déclaration, la mobilisation générale ne commencera pas. Ma parole ne transformera donc que peu de choses, si ce n'est sans doute mes possibilités de rester en liberté... Deux solutions possibles. Soit refuser le terme

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d'actes illocutoires aux paroles émises par quelqu'un qui n'a pas qualité pour les prononcer, en dehors du temps et du lieu requis. Soit leur garder cette appellation. Ducrot se range à cette deuxième solution. Dans DNPD, par volonté de voir dans le langage avant tout un mode d'action et non le véhicule d'informations, part belle est faite à l'efficacité du langage. A croire presque qu'il suffit d'ordonner pour être obéi. Par la suite, Ducrot précise que si les paroles, comme actes illocutoires, changent bien les rapports juridiques entre les interlocuteurs qu'elles mettent en scène, ces «personnages de discours» ne s'identifient pas forcément aux sujets parlants de la réalité. Chaque énoncé crée en effet un monde dans lequel il pose des personnages et où des actes illocutoires régissent et transforment les rapports entre ces derniers. Ce monde existe bel et bien. Savoir s'il peut être identifié à la réalité historique est une vérification à opérer à chaque fois.

Certaines marques linguistiques permettent de repérer certains de ces actes (ainsi, impératif et ordre). Mais un même énoncé peut servir à accomplir des actes illocutoires très éloignés. «Peux-tu fermer la fenêtre?» peut être une vraie question, une demande courtoise, ou un ordre sans réplique. Ce double constat conduit à repérer les marques linguistiques et les différents actes illocutoires auxquels se prête un énoncé donné. Mais il amène également à admettre l'existence d'actes illocutoires dérivés d'autres actes illocutoires.

L'interrogation, si banale, crée en fait une situation juridique nouvelle : « Si (l'interrogation) se distingue de la simple expression d'une incertitude, c'est qu'elle constitue, avant toute chose, un acte juridique: elle met l'interlocuteur devant le choix de répondre, fût-ce par un aveu d'ignorance, ou de commettre un acte estampillé comme impoli» (DNPD, p. 79). La question de Giscard à Mitterrand sur le cours du mark constitue un exemple particulièrement lumineux. Mitterrand commence par s'inscrire dans l'alternative nouvelle: réponse exacte («je vais vous dire les chiffres») / aveu camouflé d'ignorance («cela s'est aggravé»), pour ensuite refuser ce cadre juridique («je ne suis pas votre élève et vous n'êtes pas le président de la République ici»), tandis que Giscard tente de le réitérer («je vous ai posé une question») (annexe 1).

Ducrot privilégie tour à tour deux actes illocutoires: dans DNPD, la présupposition, par la suite, l'argumentation.

Implicite, sous-entendu et présupposition

«On a fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon qu'on puisse en refuser la responsabilité» (DNDP, p. 5). Cet implicite prend deux formes: discursive et linguistique (présupposition).

L'implicite discursif. Il repose sur un raisonnement du destinataire sur l'énoncé lui-même et/ou sur les raisons de son énonciation. Il se subdivise lui-même en deux. Il s'agit, premièrement, de l'implicite fondé sur l'énoncé, sur ce qui est dit. «Un procédé banal pour laisser entendre les faits qu'on ne veut pas signaler de façon explicite, est de présenter à leur

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place d'autres faits qui peuvent apparaîtrent comme la cause de la dépendance nécessaire des premiers (DNPD, p. 6-7)». «La proposition implicite se signale — et se signale seulement — par une lacune dans l'enchaînement des propositions explicites» (ibid., p. 8). Ainsi «Mme Denis veut un linge parfaitement blanc. Elle achète la lessive X» implicite «la lessive X lave parfaitement blanc» que l'on doit restituer pour que l'énoncé soit cohérent. Deuxièmement, vient le sous-entendu, fondé sur renonciation, sur le fait de dire ce qui est dit. La proposition implicite est conclue non pas de ce qui a été dit mais du fait qu'on l'ai dit. Ducrot distingue deux types de sous-entendus: ceux qui sont liés aux actes illocutoires accomplis, d'abord. «Certains actes de parole ... peuvent s'interpréter comme visant à faire admettre leur propre possibilité. Ce qu'ils sont censés alors faire entendre au destinataire, c'est que les conditions sont remplies qui les rendent eux-mêmes légitimes ou explicables» (DNPD, p. 8).

Ainsi Giscard cherche sans doute moins à savoir le cours du mark ce soir-là qu'à sous-entendre qu'il est en droit de poser une telle question, que Mitterrand est bien l'élève du président sortant, Mitterrand ne s'y trompe d'ailleurs pas (annexe 1). La deuxième sorte de sous-entendu ne met plus en jeu les rapports juridiques entre les interlocuteurs. L'affirmation de Giscard (annexe 2): «M. Mitterrand n'a pas voté un centime pour la défense de la France», entend sans doute conduire au sous-entendu que débusque son interlocuteur: «Les socialistes sont de mauvais Français ... ils ne veulent pas défendre leur pays». Le sous-entendu dépend étroitement du contexte. Dans un document interne au PS, le même énoncé pourrait induire un jugement laudatif du type: «II a eu raison de ne pas donner son aval à la politique gouvernementale». Le sous-entendu peut toujours être renié (Giscard refuse d'assumer le sous-entendu qui lui est imputé).

Dans l'implicite discursif donc, une signification implicite se surajoute à la signification littérale. Celle-ci subsiste toujours, elle peut être saisie sans que la première le soit, l'inverse n'étant pas vrai: la reconnaissance de la valeur littérale commande l'accès au sens implicite.

Les lois de discours. «On admet ... que la collectivité linguistique, à l'intérieur de laquelle se déroule le processus de communication, impose à l'acte d'énonciation certaines normes que j'appelle "lois du discours"» (LD, p. 24). Le respect ou le non-respect de ces lois représente pour le destinataire une source d'informations, et le point de départ d'hypothèses sur le sens visé par le locuteur. Ces lois permettent, par exemple, la mise à jour des significations implicites. Citons deux de ces lois. Loi d'informativité : «Tout énoncé A, s'il est présenté comme source d'information, induit le sous-entendu que le destinataire ignore A ou même, éventuellement, qu'on s'attendrait plutôt à non A» (DNPD, p. 133). Quand Mitterrand s'exclame (annexe 3): « Je ne demande pas — je suis candidat à la présidence de la République ; mon programme a été imprimé et vous pouvez en prendre connaissance ...», il sous-entend très clairement que Giscard ne l'a pas lu, contrairement à ce qu'il prétend. Loi d'exhaustivité : «Cette loi exige que le locuteur donne, sur le thème dont il parle, les renseignements les plus forts qu'il possède et qui

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sont susceptibles d'intéresser le destinataire ... Par suite, le destinataire, supposant que le locuteur a respecté cette règle, aura tendance, si la réserve du locuteur ne peut être attribuée à une absence d'information, à attribuer toute affirmation restreinte comme l'affirmation d'une restriction» (DNPD, p. 134). «Certains chapitres de ce livre sont intéressants» peut déboucher éventuellement sur le sous-entendu: «certains seulement», par application de cette loi.

La présupposition: L'implicite de la présupposition fait partie, lui, de la signification littérale de l'énoncé. Dans «la CFDT reste au service des travailleurs», le présupposé «dans le passé, la CFDT était...» et le posé «... à l'avenir, la CFDT sera...» font également partie de la signification littérale.

«Le présupposé, c'est l'élément sémantique commun à un énoncé A et à sa transformation interrogative "Est-ce que A?" ainsi qu'à sa négation "II est faux que A" (lorsque la négation est de type descriptif et non pas métalinguistique) » (DNPD, p. 67). Troisième critère de repérage : la loi d'enchaînement. « L'information présupposée est présentée comme ne devant pas être le thème du discours ultérieur, mais seulement le cadre dans lequel il se développera» SES, p. 124). Ces critères échappent parfois. Là même où ils fonctionnent, ils autorisent différentes contradictions des présupposés véhiculés par l'énoncé.

Quel statut donner alors au présupposé? Le présupposé peut être une condition qui doit être vraie pour que l'emploi de l'énoncé le contenant soit normal. On ne pourrait dire alors que «la CFDT reste au service des travailleurs» que si elle l'a été effectivement dans le passé. On peut, en revanche, considérer le présupposé comme un élément du contenu, de la signification de cet énoncé. Ducrot opte pour la deuxième solution. Effectivement, souvent des énoncés nous invitent à admettre, par le biais de leurs présupposés, des connaissances que nous ne possédons pas et que nous ne vérifions pas. Si je dis: «L'actuel directeur de la MJC du quartier Saint-Marc, à Orléans, est chauve», vous n'aurez pas de raison de mettre en doute l'existence de ce personnage. Elle est pourtant notablement compromise, dans la mesure où il n'y a pas de MJC dans ce quartier d'Orléans.

Tentative de coup de force sur les convictions du destinataire et sur ses possibilités de parole ultérieure, la présupposition ressortit donc à la catégorie des actes illocutoires. «Présupposer, ce n'est pas dire que l'auditeur sait, ou que l'on pense qu'il sait ou devrait savoir, mais placer le dialogue dans l'hypothèse où il saurait déjà, tenir le rôle de quelqu'un dont l'auditeur sait que» (DNPD, p. 67). «Présupposer un certain contenu, c'est placer l'acceptation de ce contenu comme condition du dialogue ultérieur» (ibid., p. 91). La question de J. Boissonnat (annexe 4) : « Je voulais vous demander, M. Giscard d'Estaing, si vous vous sentez prisonnier des échecs de votre septennat», présuppose, par exemple, que ce septennat a connu des échecs. Et tout l'effort de Giscard est de tenter d'échapper à ce cadre.

Le présupposé contribue également à la cohérence globale du discours, qui doit à la fois assurer une certaine abondance et un apport continu d'information. «La redondance est assurée

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par la répétition des éléments présupposés. Quant au progrès, c'est au niveau du posé qu'il doit se faire, par la présentation, à chaque énoncé, d'éléments posés inédits» (DNPD, p. 88-89). Si le présupposé assure donc cette cohérence d'ensemble et s'il se donne comme le cadre du discours ultérieur, on comprend alors qu'« attaquer les présupposés de l'adversaire, c'est, bien plus encore que lorsqu'on nie ce qu'il pose, attaquer l'adversaire lui-même (ibid., p. 92).

Le statut de la présupposition change quelque peu dans les articles les plus récents de Ducrot. Apparaissent dans les sous-entendus deux nouvelles possibilités. Des actes illocutoires dérivés (par exemple «il fait froid ici» pour demander qu'on ferme la fenêtre) et des présupposés non linguistiques (des contenus argumentatifs par exemple, cf. infra). Les autres catégories ne connaissent pas de modification.

L'argumentation

Refus de l'acception ordinaire du terme. Ce terme désigne habituellement les manœuvres discursives fort variées qu'utilise un locuteur pour influencer son interlocuteur. Ducrot les écarte, dans la mesure où elles dépendent étroitement de la situation de discours et non de marques linguistiques internes à l'énoncé.

Refus de la conception logique de l'argumentation. Ducrot se refuse à réduire l'argumentation aux logiques formelles, aux relations entre conditions de vérité et aux inferences logiques. Tout d'abord: «La plupart des énoncés élémentaires des langues naturelles n'ont pas de conditions de vérité assignables» (LLLA, p. 51). Ensuite:

... Raisonnement et argumentation relèvent de deux ordres tout à fait différents, l'ordre de ce qu'on appelle habituellement "logique", et l'ordre de ce que j'appellerai "discours" ... dans un raisonnement, l'enchaînement des énoncés n'est pas fondé sur les énoncés eux-mêmes, mais sur les propositions véhiculées par eux, sur ce qu'ils disent ou supposent du monde. La situation est tout à fait différente quand il s'agit d'un discours. Là, l'enchaînement des énoncés a une origine interne, il est fondé sur la nature même de l'énoncé, ou, si l'on préfère, sur son sens, et non pas sur l'état du monde auquel il renvoie» (EA, p. 10-11; voir aussi LL, 1967).

Caractéristiques de l'argumentation: la valeur argumentative d'un énoncé ne dépend pas des informations qu'il apporte, mais de la suite «obligée» qu'il prétend se donner. Dans «Pierre gagne à peine mille francs» et «Pierre gagne à peu près mille francs», l'information reste la même («Pierre gagne à peu près mille francs»), mais le premier énoncé prétend conduire à une suite du type «c'est peu», et le second à «c'est beaucoup», même si d'autres suites peuvent se rencontrer dans la réalité. L'argumentation dont parle Ducrot n'a de sens qu'au sein d'une sémantique du discours idéal.

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Classe argumentative, échelle argumentative, statut de l'argumentation «Nous dirons qu'un locuteur . . . place deux énoncés p et p' dans la " classe argumentative " déterminée par un énoncé r, s'il considère p et p' comme des arguments en faveur de r» (EA, p. 17). Une classe argumentative est ainsi entièrement relative à une conclusion particulière et à un locuteur idéologiquement et socialement déterminé. Certaines de ces classes argumentatives comportent une relation d'ordre entre leurs éléments: ce sont des échelles argumentatives. Ainsi, dans «il fait frais, et même froid», la deuxième partie va «plus loin» dans le sens du froid que la première. Ces relations de degré opposent l'argumentation aux implications logiques qui ne les connaissent pas. Si «il a les oreillons» implique «il est malade», peut-on donner un sens autre qu'humoristique à «il a les oreillons, il est même malade»?

La valeur argumentative d'un énoncé se lit à travers la présence des connecteurs sémantiques (tels «mais, d'ailleurs, décidément» qu'analysent Les mots du discours). Ils articulent des contenus argumentatifs qui ont le statut de présupposés. Ducrot décompose ainsi «même Pierre est venu» en posé: Pierre est venu, présupposé: d'autres que Pierre sont venus et élément argumentatif : il y a un contenu с tel que Pierre est venu est un argument plus fort pour с que d'autres que Pierre sont venus ; ce contenu с pourrait être, par exemple, la soirée d'hier a été vraiment réussie, Pierre ayant l'habitude de décliner toute invitation. Le statut de présupposé de l'élément argumentatif se déduit de son invariance dans les transformations d'interrogation, de négation, et d'enchâssement.

Ducrot définit alors l'argumentation comme un acte illocutoire. Dérivé et non primitif, car cet acte s'appuie sur des contenus argumentatifs au statut de présupposés, marqués eux-mêmes par un acte illocutoire de présupposition.

Les différents niveaux de l'analyse

Depuis DNPD, Ducrot distinque deux niveaux sémantiques:

«Un premier composant, c'est-à-dire un premier ensemble de connaissances (nous l'appellerons composant linguistique) assignerait à chaque énoncé, indépendamment de tout contexte, une certaine description que nous appelons signification, et, par exemple, à A, la signification A'. Et un deuxième composant (le composant rhétorique) aurait pour tâche, étant donné la signification A' attachée à A, et les circonstances X dans lesquelles A est prononcé, de prévoir le sens effectif de A dans la situation X» (DNPD, p. 111).

Composant linguistique (CL), phrase, signification: Dans les articles les plus récents, le CL se subdivise en trois sous-composants agissant l'un après l'autre.

«Un premier composant CL1 attribue aux énoncés des contenus affectés de marqueurs d'actes. Parmi ces actes figurent des actes de présupposition et, parmi ces contenus, certains font intervenir la

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relation (avoir même orientation argumentative). Le second, CL2, transforme les contenus à l'aide d'un calcul fondé sur des lois argumentatives ... CL3 déduit, compte tenu de cette transformation des contenus à travers CL2, l'orientation argumentative globale de l'énoncé, et s'il sert à accomplir un acte d'argumentation, à quel type de conclusion il est destiné» (AL, p. 27).

Donnons un exemple d'une des lois argumentatives (distinctes des lois de discours, cf. infra): la loi d'abaissement. «Dans de nombreux cas, la négation (descriptive) est égale à "moins que" ... en annonçant que Pierre n'est pas aussi grand que Jacques, je dis qu'il est moins grand» (EA, p. 31). La phrase prend alors un sens bien déterminé: une «entité linguistique, purement théorique, en l'occurrence un ensemble de mots combinés selon les règles de la syntaxe, ensemble pris hors de toute situation de discours» (MD, p. 7). Sa signification, sa valeur sémantique, ne s'identifie pas à un quelconque «sens littéral», auquel la situation de discours n'apporterait qu'un supplément de sens: «Elle contient surtout ... des instructions données à ceux qui devront interpréter un énoncé de la phrase, leur demandant de chercher dans la situation de discours tel ou tel type d'information et de l'utiliser de telle ou telle manière pour reconstruire le sens visé par le locuteur» (MD, p. 11). Les connecteurs sémantiques ont pour fonction ce renvoi à l'instance de discours, pour y trouver les éléments nécessaires à l'assignation d'un sens. Dans «même Pierre est venu», la signification se composait de contenus disjoints, affectés chacun d'un marqueur d'acte illocutoire, certains de ces contenus renvoyant à l'instance de discours: c'est le cas de l'élément argumentatif qui impose la présence de «même», il vous enjoint d'aller chercher le contenu с sans préciser ce qu'il recouvre, et sans qu'il s'agisse forcément d'un segment déterminé de l'énoncé.

Composant rhétorique, énoncé, sens. Les lois de discours (cf. supra) ont pour fonction de dégager des régularités dans le nombre infini, ou presque, de données qui interviennent au sein du composant rhétorique.

Enoncés et sens, comme phrase et signification, sont des notions construites pour les besoins de l'explication, et non des données observables. Ducrot entend par énoncé l'énoncé-type de la philosophie anglo-saxonne (par opposition à l'énoncé-occurrence). «Nous avons pris pour décision d'appeler "sens" d'un énoncé uniquement ce qui y apparaît de façon ouverte, publique, ce qui y est présenté par le locuteur» (MD, p. 28).

Enonciation. Pour Ducrot, elle ne s'identifie pas au processus psychologique qui aboutit à la production de l'énoncé. «J'appellerai "enonciation" le fait même que l'énoncé ait été produit, l'événement historique constitué par son apparition ... Il s'agit d'une pure occurrence d'une phrase de la langue réalisée, sous une forme particulière, en un point et un moment particuliers» (AP, p. 30).

L'énonciation présente dans ce cas deux caractéristiques. D'abord, elle se présente comme émise par un «locuteur» et adressée à un «allocutaire». Par ailleurs, elle se présente comme

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créatrice de droits et de devoirs entre ces deux personnages de discours. Si bien que: «Interpréter un énoncé, c'est y lire une description de son énonciation, autrement dit, le sens d'un énoncé est une certaine image de son énonciation, image qui n'est pas l'objet d'un acte d'assertion, d'affirmation, mais qui est, selon l'expression des philosophes anglais du langage, " montrée " : l'énoncé est vu comme attestant que son énonciation a tel ou tel critère (au sens où un geste expressif, une mimique sont compris comme montrant, attestant, que leur auteur épouse telle ou telle émotion» (AP, p. 30). Profitant de ce que «le dit dénonce le dire» (MD, p. 40), Ducrot invite à rechercher le dire à travers le dit.

Les personnages du discours

Ducrot distingue désormais trois niveaux, qu'il tendait à confondre auparavant.

Sujet parlant/auditeur. L'activité linguistique (AP, p. 29) met en jeu un sujet parlant et un auditeur ou plusieurs. Leur identité s'établit au seul vu de la situation de discours. Ce premier niveau est donc celui de la réalité empirique, tandis que ce qui suit appartient à l'univers du discours.

Locuteur/ Allocutaire

«(L'énoncé) pose deux personnages (il peut s'agir en fait de deux groupes de personnages) reliés à cette énonciation. Il lui donne d'une part un auteur, que j'appelle "locuteur", et il la présente d'autre part comme adressée à quelqu'un, que j'appelle "allocutaire". Il faut souligner le fait que ces deux êtres n'ont pas de réalité empirique, en entendant par là que leur détermination fait partie du sens de l'énoncé et ne saurait s'effectuer si on ne comprend pas ce sens (alors que l'auditeur et le sujet parlant peuvent se découvrir par la simple considération physique de la parole)» (AP, p. 30).

La coïncidence, dans la plupart des énoncés, du locuteur et du sujet parlant, de l'allocutaire et de l'auditeur n'intéresse pas la sémantique du «discours idéal» qui s'occupe avant tout d'un locuteur et d'un auditeur tels que l'énoncé les présente et les construit.

Enonciateur/ destinataire. De ces personnages de discours doivent encore être distingués les personnages illocutoires : êtres présentés comme les agents ou les patients des actes illocutoires de l'énoncé. L'énonciateur se définit comme «la personne à qui est attribuée la responsabilité d'un acte illocutoire», et le destinataire comme «celle à qui cet acte est censé s'adresser» (MD, p. 38).

La polyphonie. Les discordances possibles entre locuteur et enonciateur, allocutaire et destinataire débouchent sur des interprétations polyphoniques. « Si l'on appelle " s'exprimer " être responsable d'un acte de parole, alors ma thèse permet, lorsqu'on interprète un énoncé, d'y

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entendre s'exprimer une pluralité de voix différentes de celles du locuteur, ou encore, comme disent certains grammairiens à propos des mots que le locuteur ne prend pas à son compte, mais qu'il met, explicitement ou non, entre guillemets, une polyphonie» (MD, p. 44). Cette polyphonie ne se confond pas, pour Ducrot avec le discours rapporté. Donnons un exemple de polyphonie. Dans «il paraît que le prix du pétrole va baisser», le locuteur se donne comme n'étant pas l'énonciateur, mais le destinataire de l'énoncé.

Multiplicité des lectures

La rigueur que recherche Ducrot dans sa démarche sémantique n'aboutit pas pour autant à une lecture univoque des textes analysés. D'abord, parce que, lorsqu'il reconstruit le sens en obéissant aux instructions de la phrase et en allant rechercher dans la situation de discours des entités sémantiques qu'appellent les contenus de la phrase, l'auditeur/lecteur ne saurait faire intervenir à la fois tous les composants situationnels. L'ordre dans lequel ils interviendront aboutira à des reconstructions différentes du sens. Ensuite, différents interprétants se font des images souvent éloignées les unes des autres de la situation de discours. Enfin, s'ajoute la difficulté à déterminer qui parle. De cette multiplicité de lectures, Ducrot tire la conclusion suivante : « Un même énoncé peut être interprété de différentes façons, également justifiables, et entre lesquelles le linguiste n'a pas à choisir, mais qu'il doit expliquer en les rapportant aux différentes images que l'interprétant peut se faire de la situation de discours» (LD, p. 24). Les niveaux distingués en 7 et surtout la polyphonie permettent de cerner la façon dont se construit, dans le discours, une certaine image du locuteur et de l'allocutaire. «Psycho et socio-linguistes ont quelquefois noté ... que l'on peut, en parlant, constituer une image de soi et de la personne à qui on parle, image que l'interlocuteur tantôt accepte et tantôt rejette» (MD, p. 56).

POUR RELIRE DUCROT

Evolutions majeures

Ducrot distingue de plus en plus nettement la «réalité» de l'univers ouvert par la parole. Les rapports juridiques qui relient le locuteur et l'allocutaire (via les actes illocutoires réalisés) ne s'identifient pas forcément à ceux qui existent entre le sujet parlant et l'auditeur, contrairement à ce que laissait entendre la formulation de DNPD. Par ailleurs, Ducrot fait désormais de l'argumentation l'acte illocutoire privilégié de ses analyses (après avoir dévolu ce rôle à la présupposition).

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CHRONIQUES 213

Statut de la linguistique

Ducrot entend écarter tout à la fois un certain positivisme, qui prétendrait à la vérité sur la langue, et l'empirisme: les faits, loin de se présenter à l'observation, sont toujours le produit d'une théorie, fût-elle implicite, qui permet de les «voir», de les dégager du magma du réel. Ducrot explicite, autant que possible, la théorie qui commande ses observations, comme les choix opérés dans les analyses de détail, montrant les autres options envisageables et leurs conséquences, définissant avec précision ses concepts et leurs relations. Cette rigueur se retrouve dans les analyses de détail. Cette volonté de ne pas séparer l'analyse linguistique d'une réflexion sur ses conditions de possibilité me semble particulièrement fructueuse. Elle incite chacun à s'interroger sur ses propres «hypothèses externes» et leur cohérence avec la lecture opérée des textes soumis à l'analyse.

Conception générale de la langue

Cette sémantique du «discours idéal», qui s'attache à décrire la suite qu'un énoncé appelle, accorde une place centrale au destinataire, plus que d'autres modèles (Jakobson par exemple). Pour Ducrot, on ne parle jamais seul, mais toujours avec et pour quelqu'un. Avec quelqu'un : on ne cesse d'incorporer à sa parole celle d'autrui, quitte à s'en démarquer, c'est la polyphonie. Pour quelqu'un: Ducrot veut avant tout cerner la fonction préventive du discours: en quoi un énoncé tente de limiter l'infini potentiel de ce qui le suivra. Ce qui conduit Ducrot à conclure: « ... Il devient impossible d'admettre l'existence d'une histoire au sens de Benveniste. Dans la mesure où il contient des présupposés, le texte contient en effet, au centre de lui-même, un appel à autrui, et doit se comprendre par rapport à un destinataire» (DNPD, p. 99). Ducrot rejoint ainsi les analyses de Bakhtine, et donne des outils pour aller plus loin dans cette direction. Cette orientation pourrait conduire à examiner l'écart entre le cadre qu'un énoncé propose et celui où se situe sa suite réelle. Quel est l'écart maximal? Qu'est-ce qu'un énoncé doit reconnaître de ce qui a été dit avant lui, et pourquoi? On ne peut, semble-t-il, ni totalement «briser» le cadre qui précède, sous peine de stopper le dialogue, ni l'entériner, sous peine de se renier. D'où des procédés de transition pour conduire d'un cadre à l'autre. La manière indirecte dont Giscard refuse le présuppposé de la question de J. Boissonnat (votre septennat a connu des échecs, annexe 4) constitue un bon exemple.

Inversement, cette sémantique du discours idéal, si elle place la pragmatique «au poste de commande», et donne une définition « intralinguistique » de la pragmatique «intégrée» (écartant une vision de la langue comme pur véhicule d'informations, ou une fausse conception publicitaire de l'action sur autrui via le langage), permet peut-être d'évincer psychologie et sociologie au profit de la seule linguistique. Peut-on ainsi éviter de s'interroger sur l'articulation entre ces trois disciplines? Un tel silence ne conduit-il pas à laisser une psychologie et une sociologie implicites à l'œuvre au sein de la sémantique? Par le jeu des métaphores et dans le feu de l'écriture,

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Ducrot semble, par exemple, accorder au locuteur un rôle essentiel dans la manière de prévenir la parole de l'allocutaire, voire lui attribuer une certaine conscience des mécanismes linguistiques qu'il utilise.

Activité illocutoire

Cette liberté concédée au locuteur se marque par les métaphores récurrentes du «jeu», du «théâtre», de la loi (l'acte illocutoire comme acte juridique). Ducrot tombe ici sous le coup des critiques de F. Flahaut {La parole intermédiaire, Seuil, 1978, p. 54-63). Le langage n'est ni un jeu ni un théâtre d'un genre particulier : on ne choisit pas d'y entrer, d'observer ses règles ou d'y assumer un rôle. C'est un jeu où nous sommes joués, bien plus que nous ne jouons. Et les règles, les rôles et la possibilité d'en user ne trouvent pas leur origine dans le langage même, mais dans l'organisation de la société. A rencontre de la conception développée par Ducrot, Bourdieu soutient («Le langage autorisé», Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, 1975, p. 183-190) que le pouvoir illocutoire ne réside pas dans les mots mêmes, mais dans la position sociale de celui qui les émet. Il y a là, entre Flahaut et Bourdieu, d'une part, et Ducrot d'autre part, une série de choix quant à la psychologie et à la sociologie qui commandent deux visions assez éloignées de l'activité illocutoire.

Si l'on reste dans le cadre esquissé par Ducrot, il faudrait souligner que, dans un acte illocutoire, la transformation des rapports juridiques ne s'effectue pas à sens unique, de l'énonciateur vers le destinataire. En fait, elle change le statut de chaque personnage illocutoire l'un par rapport à l'autre. On notera, par ailleurs, combien l'opposition reste souvent peu tranchée entre les paroles pour lesquelles les conditions de reconnaissance sociale des actes illocutoires accomplis sont réunies et celles pour lesquelles elles ne le sont pas, entre le monde réel et l'univers idéal ouvert par le discours. C'est dans cet entre-deux, ce clair-obscur que joue le discours idéologique en particulier. Lorsque Giscard affirme: «Je n'aurai pas la cruauté de vous relire ce que vous disiez lorsque vous appeliez à la réalisation du programme commun avant 1978», nous n'avons pas les moyens de savoir s'il possède de telles citations (annexe 5). Il ne reste qu'à «faire ce qui est demandé par l'acte d'assertion, à savoir croire» (LLLA, p. 354).

Implicite, sous entendu et présupposition

Toutes les formes d'implicite n'échappent pas de la même manière à la réfutation. Un présupposé (au sens restreint de DNPD) peut être contesté : son apparition est nette, assignable. L'implicite fondé sur l'énoncé s'avère aussi repérable: le raisonnement qu'il appelle peut être refait à chaque fois sans faire appel à quelque situation de discours que ce soit. Il n'est d'ailleurs pas toujours facile de distinguer l'implicite fondé sur l'énoncé de celui fondé sur renonciation. C'est le sous-entendu qui semble le plus instable, le plus favorable à la dénégation.

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Par ailleurs, il ne faut pas se leurrer sur le terme de «raisonnement discursif» prêté au destinataire dans la reconnaissance des significations linguistiques. On ignore, en fait, les mécanismes à l'œuvre. Comme pour le mot d'esprit, cette compréhension est souvent intuitive et immédiate, parfois plus consciente et plus lente. L'efficacité spécifique de certaines formes d'implicite tiendrait alors à leur reconnaissance inconsciente. Elle pourrait tenir également aux formations idéologiques qui les soutiennent et permettent leur décodage (cf. infra l'énoncé de Giscard sur l'immigration).

Les lois de discours que définit Ducrot se rapprochent beaucoup des maximes de conversation de Grice. Toutefois, elles s'inscrivent dans une vision globale différente de la langue. On ne retrouve pas chez Ducrot le principe de coopération cher à Grice. Preuve peut-être que ces maximes restent valides même si l'on refuse la conception quelque peu idyllique des rapports sociaux qui semble inspirer Grice. Notons pourtant qu'il faudrait probablement préciser le terme d'information qu'utilise Ducrot dans sa formulation des lois de discours. Il n'y a «information» que dans un contexte idéologique précis, en fonction d'une image que chaque interlocuteur se fait de la situation de discours, de l'univers idéologique de son allocutaire et de sa cohérence propre. C'est sur l'« information » ainsi comprise qu'interviennent les lois de discours. Les présupposés apparaissent bien souvent moins comme le produit de l'activité linguistique consciente du locuteur que la présence, dans son discours, de l'idéologie qui le domine. Giscard en donne un bel exemple dans ses projets sur le chômage (annexe 6) : « la reconquête de certains secteurs du travail» présuppose qu'ils ont été perdus, et «restitués» que des emplois ont été enlevés, voire volés, aux jeunes Français. La mention du «problème de l'immigration», par application des lois de discours, sous-entend, de façon très dissimulée, que l'immigration est à l'origine de la perte, du vol de ces emplois. Ces présupposés trouvent leur origine comme la possibilité de leur compréhension dans un certain discours raciste. Si les présupposés assurent la cohérence globale du discours, cette cohérence est avant tout idéologique. C'est le cadre de référence qui définit les objets de discours, ce dont on peut parler, et par là même les relations qui peuvent les régir. D'où peut-être le fait que nier les présupposés soit plus agressif que nier les posés. C'est en effet s'attaquer au cadre de référence dans lequel le locuteur s'inscrit, à la condition de possibilité de son discours. Les présupposés ont sans doute à voir avec l'identité et le sentiment d'identité du sujet.

Dans le discours polémique dialogué, il est délicat de passer son temps à déconstruire les présupposés de l'adversaire: on semble alors «faire le débat». On ne saurait non plus accepter le cadre qu'ils constituent (Mitterrand le note, annexe 7). D'où l'impression alors de deux discours parallèles (ce qu'on appelle si bien le «dialogue de sourds») développant chacun son propre cadre de référence.

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Argumentation

Pour la lexicologie, et, a fortiori, la lexicométrie, les analyses de Ducrot soulignent tout l'apport sémantique de mots-outils comme les «connecteurs sémantiques». Son approche de la sémantique invite également à ne pas se centrer sur le mot seulement, mais aussi, et surtout, sur la phrase et les relations interphrastiques.

Multiplicité des lectures

Si l'on accepte la diversité des lectures possibles (et je ne peux que l'accepter) d'un même énoncé et le refus (légitime) de prétendre donner la vraie signification des expressions étudiées, doit-on en conclure que toutes les explications se valent? Même au sein d'hypothèses externes déterminées, toutes les analyses ont-elle le même pouvoir explicatif? Sinon, qu'est-ce qui permet de choisir entre ces différentes approches d'un même «fait»?

Au total, malgré ces critiques et ces désaccords, je trouve chez Ducrot une des réflexions les plus stimulantes de la linguistique française actuelle. Une invite à préciser ses propres choix et orientations. Sans oublier l'avertissement mi-figue mi-raisin de DNPD (p. 11): «Nous ne croyons personne capable de découvrir, au cas où elle existerait, la structure de la langue».

mars 1982

BIBLIOGRAPHIE

J.-C. Anscombre, O. Ducrot: AL (1976): «L'argumentation dans la langue», Langages, 42, p. 5-27. LLLA (1978): «Lois logiques et lois argumentatives», Le Français moderne, 46, p. 347-357. LLLA (1979): «Lois logiques et lois argumentatives», Le Français moderne, Al, p. 35-52.

O. Ducrot et alii : MD (1980) : Les mots du discours, Paris, Editions de Minuit, 241 p.

O. Ducrot: LL (1967): «Logique et linguistique», Revue de l'enseignement supérieur, p. 104-112. DNPD (1972) : Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 279 p. SES (1978): «Structuralisme, énonciation et sémantique», Poétique, 33, p. 107-128. LD (1979): «Les lois de discours», Langue française, 42, p. 21-33. EA (1980) : Echelles argumentatives, Paris, Editions de Minuit, 96 p. AP (1980): «Analyses pragmatiques», Communications, 32, p. 11-60. IP (1980): «Illocutoire et performatif», in DNPD, 2e éd., p. 279-305.

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ANNEXE

Extraits du débat Giscard-Mitterrand, mai 1981

1. M. Giscard d'Estaing

Nous sommes passés comme vous le savez, pour le deutschmark... Pouvez-vous me dire les chiffres? M. Mitterrand — Je connais bien la chute du franc par rapport au mark entre 1974 et... M. Giscard d'Estaing — Non, non, mais aujourd'hui? M. Mitterrand — Le chiffre de la journée, de la soirée? M. Giscard d'Estaing — Oui, comme ordre de grandeur? M. Mitterrand — Cela s'est aggravé — D'abord, je n'aime pas beaucoup — hein! Je vais vous dire les

chiffres. — Je n'aime pas beaucoup cette méthode. Je ne suis pas votre élève et vous n'êtes pas le président de la République ici. Vous êtes simplement mon contradicteur, et j'entends bien...

M. Giscard d'Estaing — Oui, et je vous ai posé une question. M. Mitterrand — Non, pas de cette façon-là ! Je n'accepte pas cette façon. Je n'accepte pas cette façon de

parler. M. Giscard d'Estaing — Le fait de vous demander quel est le cours du deutschmark... M. Mitterrand — Non, non, pas de cette façon-là ! Ce que je veux simplement dire c'est que lorsque l'on

passe de 1,87 F à 2,35 F environ en l'espace de sept ans, cela n'est pas une réussite pour le franc: pas davantage par rapport au dollar que par rapport au mark. Alors je suis presque étonné que vous me lanciez dans cette discussion.

2. M. Giscard d'Estaing

Revenons à la défense. M. Mitterrand n'a pas voté un centime de crédits pour la défense de la France j'ai vérifié.

M. Mitterrand — Je vais répondre d'un mot. Je suis dans l'opposition et je suis hostile à un ensemble de dispositions budgétaires qui sont prises par les gouvernements que je combats. Bien entendu, M. Giscard d'Estaing voudrait-il dire que les socialistes sont de mauvais Français, qu'ils ne veulent pas défendre leur pays. Comme il ne veut pas dire cela, c'était donc une parole inutile.

M. Giscard d'Estaing — Non, non, ce n'est pas une parole inutile, monsieur Mitterrand, parce que vous êtes allé beaucoup plus loin. Vous avez voté des textes législatifs pendant cette période. J'ai là sous les yeux la liste des textes de loi que vous avez votés. Donc vous en avez votés lorsqu'ils étaient conformes aux vues du Parti socialiste et, même certains projets de loi qui ont été présentés du temps de mon septennat. Mais lorsqu'il s'est agi de la défense, vous n'avez, au contraire, jamais voté un crédit et vous avez voté contre toutes les lois de programme relatives à la défense. Ces lois-programmes étaient présentées en dehors de la discussion budgétaire.

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3. M. Mitterrand

Troisièmement, je ne demande pas — je suis candidat à la présidence de la République : mon programme a été imprimé et vous pouvez en prendre connaissance — la suppression de la taxe professionnelle.

4. Jean Boissonnat

... Et je voulais vous demander, monsieur Giscard d'Estaing, si vous vous sentez prisonnier des échecs de votre septennat et monsieur Mitterrand si vous vous sentez prisonnier des idées que certains définissent comme étant des idées collectivistes.

M. Giscard d'Estaing — Non, pas de simplification abusive. La France a vécu pendant sept ans une période de crise mondiale très difficile. J'en ai porté le poids. J'en assume les responsabilités. Je ne nie rien de ce qui a été fait pendant cette période, vous le savez, qui était une période de crise. La seule question n'est pas de savoir si la France a pu se soustraire à la crise, elle ne le pouvait pas : j'indique qu'elle ne le peut pas plus maintenant. La question est de savoir si elle fait tout ce qu'elle peut, compte tenu de ses ressources et de sa politique. Et je vous rappelle que, dans cette période de crise, la production française a augmenté plus que celle de tout autre pays industrialisé.

5. M. Giscard d'Estaing

Donc, ne recherchons pas les citations du passé dans lesquelles vous vous complaisez. Je n'aurai pas la cruauté de vous relire ce que vous disiez quand vous appeliez à la réalisation du programme commun, avant 1978.

6. M. Giscard d'Estaing

J'ai dit des emplois, ou des formations, ce qui assure pour un jeune le fait que ou bien il travaille ou bien il est en formation. Pendant ce temps, le développement de l'activité économique ou la reconquête de certains secteur du travail, liée au problème de l'immigration en France, permettent de restituer ensuite des emplois aux jeunes Français en fin de formation.

7. M. Mitterrand

... Il est vraiment très difficile de discuter quand on représente deux politiques différentes, car M. Giscard d'Estaing — et c'est tout à fait normal d'ailleurs — me place à l'intérieur de sa politique. Il raisonne comme si je devais exercer ma politique dans le cadre de la sienne. Alors, bien entendu, j'échouerais comme il a échoué.

(in L'élection présidentielle de mai 1981, Le Monde/Dossiers Documents, 1981).