Efficacité et humanité Pour une performance à visage
humain
Réflexions à partir du champ de la santé
Tanguy Châtel
Sociologue
Bouygues bâtiment – Habitat social
Séminaire DRH - 16 septembre
Brève histoirede la médecine
T.Châtel - sept 2010
Au commencement… Fondements et principes antiques du soin
Hippocrate (4ème s. av.J.C) : « Guérir parfois, soulager souvent, réconforter toujours »
Guérir : modeste et incertaine au regard de la science Soulager : consciencieuse et attentionnée dans ses manières Réconforter : ambitieuse au regard de la relation
Philon d’Alexandrie, (1er s après J.C) : « Leur nom révèle le projet de ces philosophes, on les appelle thérapeutes, d’abord parce que la médecine [iatrikè] dont ils font profession est supérieure à celle qui a cours dans nos cités, celle-ci ne soigne que les corps mais l’autre soigne aussi le psychisme en proie à ces maladies pénibles et difficiles à guérir…Pour le thérapeute, le corps ne peut pas seulement être considéré comme un objet, comme une chose ou une machine au fonctionnement défectueux qu’il s’agirait de « réparer » ; le corps est un corps « animé ». Il n’y a pas de corps sans âme, ce qui n’a plus d’âme, n’étant plus animé, ne mérite pas le nom de corps mais de cadavre. »
La médecine est globale : corps et esprit La médecine est « sacrée » : mystérieuse et rituelle
mise en œuvre par les clercs ou des philosophes
Un « art » (qui s’enracine dans l’observation et l’expérimentation)
T.Châtel - sept 2010
Les « Lumières » et le XIXème siècle: double mouvement
Rationalisation et positivisme : des savoirs étendus (prophylaxie, pathologie, thérapie), une maîtrise accrue La médecine s’affranchit de la magie. Elle se technicise
Sécularisation : recul de la religion qui ne détermine plus l’ordre du monde La médecine s’affranchit des clercs. Elle se laïcise
Croyance dans le progrès déplacement de la compétence et de la visée Elle devient l’affaire de savants laïcs, des médecins
La médecine remporte des succès, fait rêver, se grise Mais elle demeure globalement démunie :
choléra, tuberculose = arrêt de mort L’accompagnement continue de constituer l’essentiel du soin :
Techniquement le médecin fait ce qu’il peutSa compétence demeure surtout humaine
Quand la médecine s’affranchit…
Xavier Bichat (1771-1802)
Claude Bernard (1813-1878)
T.Châtel - sept 2010
A partir de 1945 : une médecine de plus en plus performante
La science médicale s’impose et triomphe grâce A la révolution thérapeutique : découverte des antibiotiques… Aux progrès de la chirurgie Au développement des techniques et à la diffusion des
connaissances…
Les grands succès L'allongement de la durée de la vie La réduction de la mortalité infantile, L'éradication de très anciennes épidémies (tuberculose, peste...) L’efficacité croissante du traitement de certaines maladies mortelles
(cancer…)
Caractéristiques Spécialisation
D’une approche globale à une segmentation Une médecine des organes : greffes, traitements ciblés…
Technicisation : Le poids de la technologie, les protocoles Du soin au traitement : « principes actifs »
« Industrialisation » de la santé Changement des pratiques hospitalières et de ville (CHU) Chimie (pharmacopée), technologie
Quand la médecine se dépasse…
T.Châtel - sept 2010
Effets et conséquences
Glissements : De l’art à la science (recherche) De l’approximation à l’exactitude (importance des mathématiques) De l’humilité à un certain triomphalisme (déni de la mort) Du malade à la maladie (objectivation)
Conséquences Toute puissance et hyper maîtrise : « zéro défaut » (ex : stérilisation) Des souffrances « justifiées » et des effets secondaires « tolérés » Un appauvrissement relationnel
« La santé est un état de bien-être complet, physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité » (OMS)
Moins de proximité physique : hôpital et hospitalité ? Moins de proximité relationnelle « déshumanisation » Le résultat prime sur la relation, l’efficacité s’évalue strictement Moins de confiance, de tolérance : judiciarisation de la médecine L’autonomie du malade : soin = prestation de service ?
T.Châtel - sept 2010
Perspectives et risques
En matière de biologie, de génétique (clonage, cellules souches…)
Science sans conscience ? Nouvelles lois de bioéthique (2009)
Virtualisation et distanciation de la relation soignante (imagerie, internet)
Une médecine hypocratique par exception ? Place du réconfort, solitude et désarroi ?
Soin et souffrance ?
Division du travail, contraintes juridiques et financières Management
Vocation et désenchantement ? Importance des «burn-out »
T.Châtel - sept 2010
La révolte des soins palliatifs (1985)
Un mouvement initié et porté par des soignants (médecins, infirmières…) Pour une médecine plus « humaine »
« …soulager souvent, réconforter toujours » Le refus de la souffrance, le refus de l’abandon Approche pleinement globale - équipe véritablement pluridisciplinaire
Des changements de comportements : réhabilitation et invention Le savoir-être (via l’écoute comme principal outil de travail) Le refus de l’obstination déraisonnable (2005) Déontologie et éthique (pertinence et justesse) Lieux de mort lieux de vie (J. Garnier, Gardanne…)
De la bienfaisance Pour les patients (et leurs proches) : douleur douceur Pour les soignants : sens (utilité, plaisir) estime, confiance
La modernité des soins palliatifs Une approche systémique par les liens et leurs incidences Une culture médicale (scientifique) centrée sur l’objectif : compétence Une culture humaine centrée sur la relation : reconnaissance de l’autre (regard)
Une synthèse : compétence attentionnée, efficacité et humanité (« le geste habité »)Un pas de plus, pas un retour en arrière : science + conscience + présence (soin)
Une nouvelle « culture » du soin qui essaime (en amont, médiatisation, équipes mobiles…)
« Tout ce qui plus rien à fairequand il n’y areste à faire » (Dr. Vanier)
Une société de la performance
T.Châtel - sept 2010
La société du 21ème siècle Individualiste : l’autre comme obstacle à l’identité
Sublimation du soi Compétition et regard sur l’autre. Lutte sans fin.
Utilitariste “toujours plus” : l’excès comme preuve de vie abusus > usus
Empressée (tout de suite) le temps comme obstacle à la vie : l’urgence prime sur la patience
Matérialiste : la matière, seule certitude Seul ce qui est tangible compte Valeur liée à la performance (résultats, technologies) Une société de la précision et de l’exactitude (quantification) Technicisation : déshumanisation et désenchantement
Quelle place pour la relation ? Un fin de modèle ? Une mutation à l’œuvre : anticipation, préparation
T.Châtel - sept 2010
Le « culte de la performance » Triple déplacement, triple modèle (selon A. Ehrenberg)
Les sportifs : excellence sociale La consommation : réalisation personnelle Les patrons : efficacité et réussite
Eléments d’appréciation De la discipline (hétéronomie) à l’autonomie
« Entrepreneur de soi » (privé/professionnel) Initiative individuelle et épanouissement personnel
L’obligation de réussite Stress et isolement
Le prix de l’autonomie, perte de sens, perte d’identité (A. Ehrenberg) Insensé : incertitude
Addictions, névroses Epuisement : fatigue
Dépression, usure, « effondrement psychique » Peur (enjeux, sanction), mépris (jugement), isolement
Confusion
T.Châtel - sept 2010
Le dogme du « toujours plus… » (no limit, only the fittest…)
Plus vite, plus fort, plus loin… devise managérialeSans pause, sans merci, sans fin Emballement et culte du dépassement
Peur de la rupture : dogmes de la continuité et de la croissance Frein à l’analyse critique et à l’innovation
Exigence de mesure (quantification)
Impératifs de « qualité » (objectivité) La performance comme objectif Objectif, objectivité, subjectivité, sujet, objet
Crise(s) du « toujours plus »
Usure et démesure
« Il n’y a nul vent favorable pour qui ne sait en quel port se rendre » (Senèque, 1er s. ap. JC)
T.Châtel - sept 2010
L’entrepreneur aujourd’huiParallèles avec le monde des soignants
Exigences toujours plus élevées Une culture de l’objectif et du résultat :
plus d’efficacité, plus de rapidité, moins de moyens Plus de technique (informatique) :
division des tâches, spécialisation Plus de contraintes :
métier d’origine management Pas de répit, pas de repos, prudence, méfiance…
Complexité de la notion de « santé » Besoins globaux : techniques et relationnels Qui veut aller loin… » : se ménager
Des crises en continu : des ruptures, du stress, de la confusion (« je suis…, je fais…»)
Risques d’épuisement Responsabilité d’autrui Sens Solitude pathogène Crise de la motivation
Des besoins :
Besoin d’efficacité dans l’action Dépassé par la complexité Besoin de conseil et d’expertise : équipe
pluridisciplinaire autour du client Réduire les risques
Besoin de sens Entreprise : lieu d’affirmation de soi - lieu
de négation de soi Globalité et complexité de la personne Le retour du sens dans tous les métiers :
« à quoi bon tout ça ? »
Besoin de soutien, de reconnaissance, d’accompagnement Coaching et performance Soutiens alternatifs
T.Châtel - sept 2010
Dessiner une performance à visage humain ?A partir de l’exemple concret des soins palliatifs :
Survivre sûr-vivre Sécurité physique et psychique :
Compétences pluridisciplinaires Lieux de vie Liens diversifiés (physiques/virtuels)
Sens Du sens : signification, direction Des sens : le plaisir (satisfaction), la relation
(présence), le partage (≠ échange)
Performance et humanité Retournement du regard, de certaines croyances
(compétition) Un autre rapport à l’autre, au temps, à l’objectif Des postures paradoxales
Le surcroît d’efficacité
Ambition : relève d’une nécessité et d’une audace innovation Groupama : créer les conditions, accompagner...
Tension et détenteIntention et attentionProjet et confiance…
T.Châtel - sept 2010
Bibliographie sommaire
BAUBEROT Jean, MATHIEU Séverine, Histoire de la religion, modernité et culture au Royaume Uni et en France, Point Seuil, 2002.
BASZANGER Isabelle, douleur et médecine, la fin d’un oubli, Le seuil, 1995.
EHRENBERG Alain, Le culte de la performance, Hachette Pluriel, 1999 (1991). L’individu incertain, Hachette Pluriel, 1999 (1995). La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998
HIRSCH Emmanuel, SICARD Didier, Le devoir de non-abandon, pour une éthique hospitalière du soin, Cerf, 2004.
de GAULEJAC Vincent, La société malade de la gestion, Seuil, 2005. LEONARD Jacques, la médecine entre les pouvoirs et les savoirs,
Paris, Aubier, 1981, p 17. PEYRELEVADE Jean, Le capitalisme total, Seuil, 2005. STIGLITZ Joseph, La grande désillusion, Poche, 2003.
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