10 | Rencontre Vendredi 20 juin 20140123
Julian Fellowes
Le romancier et scénariste, créateur de la série « Downton Abbey », s’est voué à l’étude des mœurs de la noblesse anglaise, dont il est issu. « Passé imparfait » en témoigne à nouveau
Aristocrate et demi
EFFIGIE/LEEMAGE
macha séry
I maginez un intermittentdu spectacle qui habiteraitun manoir du XVIIe siècleet porterait un titre de noblesse ; un saltimbanquequi s’occuperait de ses
bonnes œuvres entre deux visites sur un plateau de tournage.Telle est la situation du scénaristeet romancier Julian Fellowes. Le baron de West Stafford, 64 ans, portant bretelles et souliers impeccablement vernis, est propriétaire d’un domaine de vingt hectares dans le Dorset, en Angleterre. Il a été fait pair du Royaumeen janvier 2011 et siège désormaisà la Chambre des lords sur les bancs du parti conservateur. Sanssurprise, le parlementaire aux saillies d’humour so British ironise sur l’immaturité des dirigeants socialistes européens,mais il n’a rien du méchant snob, imbu de ses privilèges, qu’unefrange de la presse britannique secomplaît à dépeindre. Comme sises œuvres – ses romans, ainsi que la magnifique série télévisée« Downton Abbey », dont il est le créateur et producteur exécutif –n’étaient qu’une défense et illustration de l’aristocratie et traitaient exclusivement d’impairs etde fautes de goût.
C’est là lui faire un mauvais procès. Peintre du crépuscule de la noblesse anglaise au XXe siècle, il en montre, certes, la discrétion antitapeàl’œil ainsi que l’hu
manité, mais aussi toute l’hypocrisie, la férocité de jugement et l’obsession endogame. Il n’ometrien des bouleversements socioéconomiques plus ou moins biennégociés par cette caste fermée et, toujours, met en scène le combat des femmes qui, plus qu’ailleurs, se sont émancipées de haute lutte. « Ma génération fut la dernière où il était excentrique d’éduquer les filles. Les genspouvaient dépenser leur dernier penny pour offrir une bonne éducation à leur fils, quand bien même celuici était un idiot, mais ils envoyaient leurs filles, plus in
telligentes, dans des pensionnatsoù elles apprenaient les bonnes manières… » C’est d’ailleurs l’un des thèmes de Passé imparfait,nouvellement paru, roman du désastre, inspiré en partie de sapropre jeunesse.
Fils de diplomate, Julian Fellowes a fait partie de la troupe de théâtre amateur de Cambridge, le célèbre Footlight Club, où sontpassés avant lui Peter Cook et,après lui, Stephen Fry et Emma Thompson. Il s’y est lié d’amitié avec John Cleese, futur Monty Python, l’année même, 1968, où il
participait à la Saison des débutantes, cette suite de mondanités visant à souder les relations entreles rejetons des familles aristocratiques. Quand les étudiants européens jetaient des pavés ou manifestaient contre la guerre du Vietnam, Julian, lui, rajustait sacravate et endossait son smoking des grands jours. Cinéphile – il voyait à l’époque huit films parsemaine dans la multitude de cinéclubs qui prospéraient sur le campus –, il opta pour une carrière d’acteur, suivant le conseil de son père : si tu as le malheur de devoir gagner ta vie, alors
amusetoi ! Au diabledonc la City, où seruèrent nombre deses condisciples.
Disonsle, la filmographie de JulianFellowes en qualitéde comédien n’estqu’une succession de
petits rôles, auxquels il faut ajouter une apparition comme ministre de la défense dans le « James Bond » Demain ne meurt jamais (1997). Il finit par se résoudre à tenter sa chance aux EtatsUnis.Sans la confiance que lui accorda le cinéaste Robert Altman et le succès de Gosford Park (2001), qui lui valut l’Oscar du meilleur scénario, jamais il n’aurait publié son premier roman, Snobs (JC Lattès, 2007), satire réjouissante des mœurs de l’aristocratie anglaise, publiée dans 44 pays. Les éditeurs qui l’avaient auparavant rejeté se sont subitement ravisés. « Un typem’avait même dit : “Mon conseil ? Jetezle, mettezle au compost.” Il y a vingt ans, personne ne croyait que ce milieu où je suis né pouvait encore intéresser quiconque. »
Le point commun entre Snobset Passé imparfait ? Un narrateurartiste dont on ignore le nom.« Je voulais imiter Proust, que j’admire beaucoup. A 30 ans, j’ai subi une lourde opération de la colonne vertébrale, et suis resté alité pendant neuf mois. J’ai tiré profit de cette épreuve pour lire toute laRecherche. Cette œuvre émouvante et magnifiquement écritem’a montré l’intérêt de retournerdans le passé, pour percer les arcanes d’un groupe social et restituer une époque avec un luxe de détails. » Sir Fellowes partage avecProust un autre point commun, l’appartenance au monde qu’il décrit comme observateur, nonen qualité d’acteur de premier plan. « En vieillissant, je me suissouvent demandé pourquoi je mesuis mis dans cette position
Le conseil de son père : si tu as le malheur de devoir gagner ta vie, alors amusetoi !
Sous les plafonds lambrissésEN PHASE TERMINALE d’un cancer, un milliardaire écrit à une connaissance de Cambridge perdue de vue depuis 1968, après une rupture fracassante. Quarante ans ont passé. Quoiqu’il lui garde une rancune féroce, son exami consent à exécuter l’ultime volonté du mourant : découvrir, parmi les femmes fréquentées lors de la Saison des débutantes – cette suite de réceptions marquant l’entrée dans la haute société britannique –, laquelle lui envoya jadis une lettre lui annonçant l’existence d’un fils, afin de léguer à celuici sa fortune colossale.
Des salons lambrissés de Londres aux châteaux du Sussex, l’enquête du narrateur sera ponctuée de
révélations qui nuanceront son jugement sévère à l’égard de son ancien condisciple.
A cheval entre passé et présent, son récit permet de mesurer l’écart entre les illusions de la jeunesse et leur ruine à l’âge mûr. Il décrit l’évolution des mentalités parallèlement au mode de vie aristocratique. Dans les sixties, la noblesse vivait encore en vase clos et la lignée primait sur tout autre prestige. Par ses vies gâchées, ses mariages ratés, Passé imparfait est un roman infiniment caustique et mélancolique. m. s.
d’insideroutsider. Mes parents formaient un couple mixte dupoint de vue social. Bien sûr, enfant, je ne m’en rendais absolument pas compte. C’est lorsque j’aigrandi que j’ai pris conscience que la famille de mon père désapprouvait celle de ma mère, d’un rang inférieur. Mes grandstantes, qui
m’ont appris l’étiquette, ne la détestaient pas mais elles pensaient que mon père s’était fait piéger. »Sa mère, au tempérament romantique et un peu anarchiste, a coulé des jours heureux ; l’histoire n’est donc pas triste. « Elle a adoré vivre en Afrique avec mon diplomate de père, non seulement
parce que c’était un continent intéressant et très beau mais aussiparce qu’ainsi elle était loin de l’Angleterre. Cette sorte de schizophrénie au sein de la famille nous a tous affectés. » Des quatre garçons de sa fratrie, seul Julianest demeuré en GrandeBretagne. Noblesse oblige.
passé imparfait(Past Imperfect),de Julian Fellowes,traduit de l’anglais par Jean Szlamowicz, Sonatine, 512 p., 22 €.
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