MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE DE BOUZARÉAH
ÉCOLE DOCTORALE DE FRANÇAIS
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans
l’œuvre de Tahar Djaout
Discours littéraire et discours journalistique
Thèse de doctorat en sciences du langage
Soutenue par M. Ahmed Boualili
Sous la direction de Membres du jury
Mme Kara-Abbès Yasmine, Président : M. Abdoun, MC université d’Alger
professeure ENS Bouzaréah Examinateur :M.Claude Coste, professeur, Grenoble
M. Charles Bonn, Examinatrice : Mme Kebbas, MC ENS Bouzaréah
professeur émérite, Examinateur : M. Attatfa, MC ENS Bouzaréah
UFR Lettres et arts Lyon 2 Examinatrice : Mme AïtDahmane, MC Alger
Alger 2009
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
2
Sommaire INTRODUCTION
PARTIE I : LE MÉTISSAGE THÉMATIQUE
CHAPITRE 1 : LA CONNEXION LEXICALE 19
CHAPITRE 2 : LA CONNIVENCE THÉMATIQUE 39
CONCLUSION PARTIELLE 86
PARTIE II : LA SUBVERSION DES GENRES ET DES DISCOURS
CHAPITRE 1 : DE LA CONNIVENCE GÉNÉRIQUE À UNE TYPOLOGIE DISCURSIVE 104
CHAPITRE 2 : L’IMBRICATION DISCURSIVE 134
CONCLUSION PARTIELLE 174
PARTIE III : L’INTERLOCUTION COMME STRATÉGIE DISCURSIVE
CHAPITRE 1 : LES INSTANCES DE L’INTERLOCUTION 189
CHAPITRE 2 : LES STRATÉGIES DISCURSIVES COMME MOTEUR DE L’ÉCHANGE 228
CONCLUSION PARTIELLE 262
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
3
Remerciements
Je tiens à remercier Mme Abbès Kara Yasmine et M. Charles Bonn
pour le soutien indéfectible qu’ils m’ont apporté. Je leur exprime ma
gratitude pour m’avoir guidé et de n’avoir ménagé ni leur temps, ni leur
savoir, ni leur patience pour que cette recherche arrive à son terme. Je les
remercie pour leur disponibilité et leur sollicitude.
Je tiens à rendre un vibrant hommage à mon père sans qui je ne
serai pas arrivé à ce stade. Il n’a pas hésité à se priver pour que nous, mes
frères et moi, puissions aller aussi loin que nous pouvions dans nos études.
Mes frères et sœurs ont eux aussi souffert de ces privations. Je les remercie
pour leur soutien.
Je ne pourrai passer outre les sacrifices que ma femme a consentis
pour que j’aie les meilleures conditions pour travailler. Je la remercie
chaleureusement.
Je ne saurai oublier Mme Kebbas qui m’a permis cette année de me
consacrer pleinement à ma thèse. Vifs remerciements.
Je remercie également M. Attatfa pour l’aide précieuse qu’il m’a
apportée. Mes enseignants et mes collègues n’ont pas été en reste, un
chaleureux remerciement leur est adressé et je souhaite à ceux qui n’ont
pas encore soutenu beaucoup de courage pour finir leurs thèses.
Enfin, toutes mes pensées vont à mes amis et à ceux qui ont contribué
de près ou de loin à la réalisation de cette modeste recherche.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
4
Dédicaces
Tout travail aussi scientifique soit-il est toujours accompli avec
passion.
La passion qui guidait mes pas est celle d’un enfant aimant sa mère.
À ma mère je dédie ce travail et je suis sûr qu’elle aurait été fière de
ce que j’ai réalisé.
Sans toi ma douce mère, sans ton attention, sans tes veillées à mon
chevet, sans les mille et une choses que je te dois, je ne serais pas là où je
suis aujourd’hui.
…tu me manques terriblement.
Je dédie aussi ce travail à mon fils Yann.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
5
INTRODUCTION
Dans le cadre de notre mémoire de magister, nous nous sommes intéressé à un
paramètre de l’écriture de Tahar Djaout en étudiant la portée pragmatique du lexique
dans ses œuvres romanesques. Nous avons constaté que les choix lexicaux de l’auteur
relevaient de stratégies discursives diverses1.
Néanmoins, l’écriture ainsi appréhendée n’était pas révélée dans sa complexité.
C’est pourquoi, nous nous proposons donc, en continuité de ce premier travail,
d’interroger l’écriture et donc le discours djaoutien pour montrer son caractère hybride,
à partir d’un corpus littéraire et journalistique.
L’œuvre littéraire et journalistique de Djaout, bien que définie a priori comme
relevant de genres et de discours différents, rend compte d’un processus d’hybridation
aux niveaux scriptural et discursif. Ce phénomène est très complexe dans la mesure où
parfois les limites entre genres transgressés sont difficilement identifiables. Ces
difficultés tiennent au fait que, comme le précise Schaeffer2, la distinction des genres
relève de procédés différents, parfois imbriqués, décelables à différents niveaux
discursifs.
Ces niveaux discursifs dont parle Schaeffer3 sont au nombre de cinq mais ne
constituent pas une liste fermée. Il s’agit, d’une part, de l’énonciation, de la destination,
de la fonction qui s’inscrivent dans le cadre communicationnel et, d’autre part, de la
sémantique et du niveau syntaxique qui permettent la réalisation discursive. Nous
pouvons adjoindre à ces cinq niveaux celui du lexique.
Pour comprendre ce processus d’hybridation de l’écriture djaoutienne qui
s’inscrit dans un contexte historique, social et idéologique particulier, nous nous
1 Cf. Boualili, A. (2004) : Étude lexicologique et pragmatique de l’œuvre romanesque de Tahar Djaout,
mémoire de magistère sous la dir. de Kara-Abbès Yasmine, Alger. 2 Schaeffer, J.-M. (1989) : Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, p. 81
3 Idem., pp. 82-115
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
6
intéresserons à plusieurs niveaux d’analyse : lexical, thématique et discursif. Notre
approche s’appuiera sur les théories de l’analyse du discours.
La production littéraire de Djaout s’étend sur la période allant de 1975 à 1991,
période pendant laquelle émerge une nouvelle classe dirigeante qu’il appelle « l’ordre
nouveau ».
Cette période est aussi marquée par la montée extraordinaire de l’intolérance et
de l’extrémisme. A ce propos, faisant le parallèle avec la présence musulmane en
Espagne, le journaliste affirme :
« L’existence d’une communauté chrétienne
et/ou israélite importante aurait-elle
contribué à l’enrichissement, à
l’équilibre et l’ouverture de cette
société (algérienne), ou, au contraire, à
son émiettement, à sa cassure ? Si on se
réfère à la civilisation de l’Andalousie
où l’Orient et l’Occident ont fait fusion,
où l’islam, le christianisme et le
judaïsme ont vécu en parfaite et
fructueuse osmose, on est tenté de
conclure que l’absence de l’autre est
toujours un vide, une lacune ; que les
exclusions engendrent la stérilité. »4
Le corpus que nous soumettons à l’analyse est constitué de cinq romans et de
quatorze articles de presse. L’œuvre romanesque retenue comprend L’exproprié, Les
chercheurs d’os, L’invention du désert, Les vigiles et Le dernier été de la raison.
Tous ces textes ont été publiés aux éditions du Seuil sauf L’exproprié dont la
première édition est d’abord parue en Algérie chez la SNED (Société nationale d’édition
4 Djaout, T. : « La foi républicaine », In Ruptures n° 2, du 20 au 26 janvier 1993
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
7
et de diffusion) avant d’être réédité en Europe chez François Majault, un éditeur belge.
Le dernier roman a été publié en 1999 à titre posthume ; il est constitué de textes
rassemblés par l’éditeur lui-même. Ceci expliquant peut-être cela, c’est le roman le
moins volumineux des cinq.
En 1993, Djaout, avec un « groupe d’amis », fonde le journal Ruptures. Il
entendait également rompre avec une écriture assujettie aux canons et aux dogmes. Ce
journal a cessé de paraître après l’assassinat de Djaout. Dans les vingt-deux numéros
publiés, Djaout a écrit quatorze articles, ou plutôt des chroniques. Sa rubrique
s’intitulait Relais, nom qui évoque bien la vocation de l’espace que Djaout s’était
réservé en tant que rédacteur en chef.
Les articles en question sont « Lettre de l’éditeur » (n° 1), « La haine devant
soi » (n° 1), « La foi républicaine » (n° 2), « La face et le revers » (n° 6) , « Le retour du
prêt-à-penser » (n° 8), « Les chemins de la liberté » (n° 9), « Suspicion et désaveu » (n°
10), « Minorer ou exclure » (n° 12), « La justice de l’histoire » (n° 14), « Avril 1980-
L’effraction. Des acquis ? » (n° 15), « Petite fiction en forme de réalité » (n° 16), « La
logique du pire » (n° 17), « Fermez la parenthèse » (n° 18), « La famille qui avance et la
famille qui recule » (n° 20).
Notre étude s’articulera en trois parties.
La première sera consacrée au métissage lexical et thématique. Nous tenterons
de monter la circulation des thèmes d’un discours à l’autre et d’un genre à l’autre et ce à
partir des relations lexicales entretenues par les différents textes qui composent notre
corpus. Il s’agira de répondre à deux questions : 1° comment le lexique et les thèmes
développés dans l’œuvre de Djaout sont-ils parfois imbriqués ? 2° comment cette
relation est-elle exprimée ?
La deuxième abordera la subversion des genres et des discours grâce à
l’interdiscours. Comment celui-ci s’organise-t-il et par quels moyens linguistiques se
réalise-t-il ? Quel est son impact sur la poétique djaoutienne ?
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout
8
La troisième concernera l’interlocution comme stratégie discursive. Comment le
locuteur et l’interlocuteur apparaissent-ils dans le rapport d’interlocution ? Ces deux
instances sont-elles homogènes ou au contraire hétérogènes ? Comment peuvent-elles
participer au processus d’hybridation ?
PARTIE I : LE MÉTISSAGE THÉMATIQUE
Chapitre I : La connexion lexicale
Chapitre II : La connivence thématique
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
10
C’est la structure thématique de l’œuvre littéraire et journalistique de Djaout qui
retiendra notre attention dans cette partie. L’approche adoptée permettra non seulement
de dégager les thèmes dominants dans les écrits de Djaout mais également leur
circulation dans toute l’œuvre. Il s’agira de retrouver, au-delà des thèmes développés
dans les écrits de presse et dans les romans, les réseaux thématiques qui traversent ces
écrits, transgressant ainsi les frontières entre types discursifs littéraire et journalistique.
Il ne s’agira pas pour autant de faire l’inventaire de ces types discursifs mais
plutôt de dégager un fonctionnement propre à l’écriture de Djaout. À cet effet, l’analyse
thématique sera menée en vue de relever les thèmes dominants dans chaque texte du
corpus5. Une telle approche se fera de façon à dégager les pôles thématiques de chaque
texte. Cette opération sera supportée par l’analyse automatique du discours dont nous
reprenons ci-après les principes.
C’est une discipline qui emprunte les principes de l’analyse du discours et les
applications technologiques de la statistique linguistique. C’est une méthode qui a pour
objectif le calcul et l’interprétation des éléments lexicologiques d’un corpus. Il s’agit de
tous les éléments car elle
« refuse de privilégier quelque élément
que ce soit dans un discours ; elle se
fonde sur l’exhaustivité des relevés,
l’uniformité du dépouillement, l’unicité
du critère de dépouillement. »6
Maingueneau distingue trois niveaux dans l’analyse automatique du discours :
« 1) Un constat de fréquence : le constat
d’une fréquence de certains caractères
5 Il est vrai qu’une telle opération a été menée dans le cadre de notre mémoire de magister, mais de
nouvelles données seront prises en compte. En effet, le corpus comporte à présent les textes
journalistiques qui modifient les données statistiques et par là les pôles thématiques. 6 Maingueneau, Dominique (1991) : L’Analyse du discours, (nouvelle édition), Paris, Hachette, p. 48
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
11
quantifiables plus élevée dans un corpus
que dans un autre 7(…) ;
La prise en compte de ce premier niveau déterminera la richesse lexicale de tel
ou tel texte. Celle-ci est un indice de modification au niveau thématique ou au niveau de
l’écriture.
2) Niveau d’inférence statistique : on
démontre que tel corpus possède
significativement plus de caractères
quantifiables d’un type déterminé que tel
autre.
L’exploitation du lexique à ce niveau mettra en évidence les spécificités
lexicales de chaque texte. Une fois ces spécificités dégagées, il sera possible de repérer
les thèmes dominants dans, d’une part, chaque texte en particulier, et, d’autre part, dans
le corpus, en entier.
3) Niveau d’inférence sociolinguistique :
on décide alors que tel émetteur a écrit
significativement avec plus de ce
caractère quantifiable que tel autre8.
Grâce au « seuil » défini, on peut évaluer
le degré d’assurance avec lequel on donne
une conclusion. »9
Enfin, les deux premiers niveaux seront exploités pour déterminer la stratégie
discursive qui sous-tend la prédominance de tel ou tel caractère ayant conduit à
l’émergence de tel ou tel thème.
7 Ce que nous allons appeler la spécificité lexicale d’un corpus. 8 Ce qui nous permettra de dégager le champ thématique de l’auteur. 9 Maingueneau, D. (1991) : pp. 49-50
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
12
Cependant, l’analyse automatique du discours
« n’est pas une panacée critique » car
elle ne permet a priori que de « confirmer
les intuitions produites par des lectures
conventionnelles » et pourtant « elle ouvre la
voie à un renouvellement de ces lectures
en faisant ressortir des éléments textuels
qui ne frappent pas toujours, éléments qui
ont le grand mérite d’être non des
constructions de l’esprit, mais des faits
langagiers issus du texte. »10
Certes, les lectures conventionnelles sont nécessaires, mais l’analyse
automatique du discours ancre l’interprétation dans l’objectivité dans la mesure où elle
« se fonde sur l’importance relative des
lexèmes eux-mêmes et oblige à une lecture
du texte en fonction de ces
informations »,11
permettant ainsi
« d’affiner et d’asseoir des bases
objectives et d’évacuer l’arbitraire et de
contrôler les intuitions en matière
lexicale »12
L’analyse automatique du discours djaoutien consistera donc en un ensemble
d’opérations statistiques effectuées par un logiciel informatique. Ce logiciel se chargera
10 Olivier, Andrew : « Retour au Père Goriot : ou ce que nous apprend la statistique », In JADT 1998,
4èmes Journées Internationales d’Analyse Statistiques des Données Textuelles, Université Nice Sophia
Antipolis, CNRS, InaLF, Nice 1998, Textes réunis par Sylvie Mellet, pp. 467-486, pp. 479-480 11
Idem., p. 480 12
Abbès, A.Y. (2000) : Étude lexicologique, stylistique et pragmatique de l’œuvre de Mouloud Mammeri,
thèse de doctorat d’État, Nice, p. 33
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
13
de dégager des résultats quantitatifs qui sont des données brutes qui ne prennent de
signification qu’après leur interprétation.
À ce titre,
« recourir à un logiciel, ce n’est pas
seulement faire faire par une machine une
tâche fastidieuse, c’est transformer
l’approche du texte, la stratégie de
description dépendant naturellement de la
manière dont est conçu ce logiciel. »13
Voyons à présent les fonctions mises à notre disposition par le logiciel
Hyperbase que nous avons choisi pour analyser notre corpus.
Ce logiciel a été élaboré par le professeur Etienne Brunet de l’université de Nice.
Il en existe plusieurs versions et de nouvelles fonctions y sont ajoutées à chaque
remaniement. Il a été utilisé pour réaliser de nombreuses bases de données d’auteurs
français et maghrébins14
. Les fonctions fondamentales de ce logiciel peuvent être
divisées en deux groupes : documentaires et statistiques.
Les premières se trouvent horizontalement en haut de la fenêtre : Exporter,
Edition, Biblio, Lecture, Contexte, Concordance, Index. Elles servent surtout à explorer
la base. Quant aux fonctions statistiques (Graphique, Liste, Excel, Factorielle, Arborée,
Spécificités, Phrases-clés, Évolution, Structure) qui se trouvent verticalement à droite,
elles proposent une analyse approfondie des connexions lexicales.
Par ailleurs, les deux types de fonctions se complétant permettent une multitude
d’opérations qui aident le chercheur à affiner son analyse.
13 Maingueneau, D. (1991) : p. 102
14 Pour ces dernières, nous signalons plusieurs bases telles que celles de l’œuvre de Mammeri, de Dib, de
Khadra et autres conçues par l’équipe autour de Abbès-Kara Yasmine et celle de l’œuvre romanesque de
Djaout que nous avons constituée dans le cadre de notre mémoire de magistère.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
14
Celles qui nous intéressent ici sont les suivantes :
« Ŕ le vocabulaire spécifique de chaque
texte et de tout le corpus. On obtient
alors une liste triée des formes
significativement excédentaires ou
déficitaires dans le texte considéré (…) ;
Ŕ l’environnement thématique d’un mot ou
d’un groupe de mots(…) ; Ŕ l’effectif des
vocables et des mots employés une seule
fois ou hapax ; Ŕ la connexion lexicale ou
selon Charles Muller la distance qui
sépare chaque texte de tous les autres
quand pour chaque couple de textes, on
mesure la part commune du lexique et la
part exclusive ; Ŕ la richesse
lexicale ;»15
Si nous considérons ces différentes opérations, nous constatons qu’elles se
situent sur deux plans. Le premier, quantitatif, permet de faire un recensement exhaustif
du vocabulaire de l’auteur et de suivre son évolution à travers les œuvres. La démarche
quantitative rend également compte des spécificités lexicales de l’auteur, qui sont
révélatrices de l’aspect implicite de sa langue.
Le second plan, qualitatif, nous permet de dégager la portée discursive et
argumentative du lexique en envisageant son rapport à la thématique dont il constitue le
noyau et le fil conducteur. Nous avons, en définitive, constitué quatre bases de
données : RRPLUSIE.EXE, RRUNTEXT.EXE, RUDERPLU.EXE et
DJALEMM.EXE. Les quatre figures suivantes reprennent la présentation de chaque
base.
15 Abbès, thèse citée, pp. 38-39
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
15
Figure 1 : la base de données RRPLUSIE.EXE et ses fonctions
Cette base de données contient cinq romans et quatorze textes journalistiques
parus dans Ruptures. Il s’agit de L’exproprié, Les chercheurs d’os, L’invention du
désert, Les vigiles et Le dernier été de la raison pour les romans, et de « Lettre de
l’éditeur », « La haine devant soi », « La foi républicaine », « La face et le revers »,
« Le retour du prêt-à-penser », « Les chemins de la liberté », « Suspicion et désaveu »,
« Minorer ou exclure », « La justice de l’histoire », « Avril 1980-L’effraction. Des
acquis ? », « Petite fiction en forme de réalité », « La logique du pire », « Fermez la
parenthèse » et « La famille qui avance et la famille qui recule » pour les chroniques.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
16
Figure 2 : La base de données RRUNTEXT.EXE et ses fonctions
Cette base est, quant à elle, composée des mêmes romans et des mêmes
chroniques journalistiques mais celles-ci sont regroupées dans un seul texte intitulé
Ruptures. Cette modification permet de constater les rapports qui existeraient entre les
deux types discursifs littéraire et journalistique à travers les textes les réalisant.
Dans la figure qui va suivre, il sera question de la base de données
RUDERPLU.EXE composée de textes renvoyant aux différentes parties du roman Le
dernier été de la raison et des différentes chroniques déjà citées. Cette base mettra
l’accent sur les connivences qui s’afficheraient entre les parties du roman et les
chroniques journalistiques.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
17
Figure 3 : La base de données RUDERPLU.EXE et ses fonctions
Figure 4 : La base de données DJALEMM.EXE et ses fonctions
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
18
Cette dernière base comporte tous les textes de notre corpus. Elle a la même
distribution que la deuxième base de données. Sa particularité est qu’elle est
« lemmatisée ». Cette fonction du logiciel permet de restituer, par exemple, toutes les
formes d’un mot. Ainsi, si nous recherchons le verbe « écrire », nous aurons toutes ses
fréquences avec les différentes désinences qu’il prend.
La figure suivante donne un aperçu de cette possibilité à travers la fonction
concordance.
Figure 5 : Mise en évidence de la particularité de DJALEMM.EXE
Chacune de ces bases servira, lorsque l’opportunité se présentera, à affiner notre
analyse. Nous les utiliserons donc au moment voulu pour étudier les thèmes de chaque
texte en particulier et du corpus en général.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
19
Chapitre 1 : La connexion lexicale
1. La distance lexicale
2. L’analyse factorielle de la distance lexicale
2. La distribution des hapax
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
20
Pour mener cette analyse, nous relèverons le vocabulaire spécifique de chaque
texte. A partir de ce vocabulaire, il s’agira de reconstituer la thématique de l’œuvre
littéraire et journalistique de Djaout.
Notre analyse sera menée en deux étapes. Nous interrogerons en premier lieu les
relations qui existent entre les différents textes de notre corpus. Nous aborderons en
second lieu la distribution des hapax qui rend compte de la richesse lexicale de chaque
texte.
1. LA DISTANCE LEXICALE
La distance lexicale permet de repérer les relations entre des textes qui
paraissent différents. Cette opération statistique repère les occurrences lexicales
redondantes dans les textes, témoignant ainsi de relations particulières.
Comme le lexique est le contenant d’une substance sémantique, il peut être le
vecteur d’une certaine thématique. Il s’agit en fait de retrouver les liens qui sous-tendent
les œuvres de l’auteur en ayant recours au calcul des mots qui sont soit communs, soit
propres à tel ou tel texte. Cela permettra, également, de dégager la connexion
thématique des textes.
Nous avons appliqué cette méthode et nous avons obtenu les résultats suivants,
répartis en quatre tableaux.
Le premier tableau, celui de la distance globale des textes deux à deux, permet
de visualiser le rapport existant entre les différents textes et laisse également à lire,
d’une façon pertinente, tous les résultats qui seront interprétés ultérieurement en chiffres
réels, c’est-à-dire en nombre de formes. A ce niveau, les résultats portés sur le tableau
sont un indice de distance entre les textes deux à deux.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
21
Tableau 1 : Distance établie sur V (méthode Jacquart)
Exproprié 468 468 512 507 482 489
Chercheurs 468 422 441 424 422 440
L’invention 512 441 441 483 459 472
Les Vigiles 507 424 483 424 433 437
Le dernier 482 422 459 433 414 414
Ruptures 489 440 472 437 414 414
Ex Ch In Vi Der Rup
On remarquera que ce tableau de distance est en réalité une matrice carrée
symétrique, les valeurs se reflétant en miroir de chaque côté de la diagonale principale
(car la distance de A vers B est la même que de B vers A)16
. Cette diagonale ne devrait
comporter que la valeur 0, la distance d'un texte à lui-même étant nécessairement nulle,
même en cas d'autodérision17
.
Le second tableau, représentant le nombre des formes communes, permet de
visualiser les relations entre les textes en déterminant l’effectif partagé et par là-même
la distance lexicale.
16 A renvoie au texte qui apparaît verticalement et B au texte qui apparaît horizontalement.
17 Cf. Brunet, Manuel accompagnant le logiciel Hyperbase
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
22
Tableau 2 : Effectifs des formes communes
Ex Ch In Vi Der Rup
1 Ex 0 2873 3621 3264 2652 1285
2 Ch 0 0 3301 3164 2506 1277
3 In 0 0 0 3724 3038 1480
4 Vi 0 0 0 0 2998 1591
5 Der 0 0 0 0 0 1428
6 Rup 0 0 0 0 0 0
Le tableau des formes privatives met en évidence le nombre de formes qui sont
spécifiques à tel ou tel texte.
Tableau 3 : Nombre de formes privatives
Ex Ch In Vi Der Rup
Ex 0 6312 5564 5921 6533 7900
Ch 3699 0 3271 3408 4066 5295
In 6088 6408 0 5985 6671 8229
Vi 5357 5457 4897 0 5623 7030
Der 3733 3879 3347 3387 0 4957
Rup 1830 1838 1635 1524 1687 0
Le dernier tableau représente des chiffres inférieurs à 1, marquant ainsi le degré
d’indépendance d’un texte par rapport aux autres.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
23
Tableau 4 : Indice d'indépendance a->b et b->a
Ex Ch In Vi Der Rupt
Ex 0 0.68 0.60 0.64 0.71 0.86
Ch 0.56 0 0.49 0.51 0.61 0.80
In 0.62 0.66 0 0.61 0.68 0.84
Vi 0.62 0.63 0.56 0 0.65 0.81
Der 0.58 0.60 0.52 0.53 0 0.77
Rup 0.58 0.59 0.52 0.48 0.54 0
La connexion lexicale exploite les six textes deux à deux, ce qui donne le
nombre de combinaisons suivant : (6 x 5)/2 = 15. Pour chacune de ces 15
confrontations, il a été calculé :
«Ŕ l’étendue du vocabulaire du texte a et
celle du texte b (et aussi l’étendue de
l’un et de l’autre en nombre
d’occurrences);
Ŕ l’étendue du vocabulaire des deux textes
réunis dans le même ensemble (en vocables
et en occurrences) ;
Ŕ la part du vocabulaire commun aux deux
textes et la part privative de chacun en
considérant N et V. »18
Pour faciliter l’interprétation des résultats, une représentation graphique des
données est plus indiquée. Nous avons dégagé, à chaque fois, la distance lexicale d’un
texte par rapport aux autres.
18 Abbès : thèse citée, p. 64.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
24
Figure 6 : L'exproprié
D’après ce graphe, nous pouvons dire que L’exproprié a plus d'attraction vers
L’invention du désert et Les chercheurs d’os. Djaout, lui-même, disait :
« Si j'avais à classer mes romans, je
mettrais ensemble L’exproprié et
L’invention du désert (…)»19
D’une part, les deux romans ont ceci de commun qu’ils défient les règles du
genre romanesque et ne sont en fait « ni (des) roman(s), ni (des)
poème(s). »20 Aussi L’invention du désert est-il, selon Fève-Caraguel, « un long
poème »21. Et l’auteur, invité à des récitals poétiques, affirmait qu’il lisait des passages
de ce roman que les auditeurs prenaient pour des poèmes.
19 Algérie Littérature / Action, n°1, « Les introuvables : Une interview de Tahar Djaout à la revue Tin
Hinan (1991) », mai 1996, Paris, Marsa Éditions, (pp.205-212), p. 209 20
Fève-Caraguel, J. : « Les écrivains algériens de la nouvelle génération : Intertextualité et traitement de
l’Histoire : L’exemple de Tahar Djaout ou la mise à mort de l’épopée », In Itinéraires et contacts de
cultures, vol. 11 : Littératures maghrébines, T2, colloque Jacqueline Arnaud, L’Harmattan, 1990, p. 60 21
Idem., p. 68
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
25
D’autre part, ils partagent un thème important dans l’œuvre de Djaout, à savoir
celui de l’identité. A un degré moindre, L’exproprié tend vers Les chercheurs d’os.
Nous savons que ces trois textes sont inscrits dans le déplacement dans l’espace, ce qui
a permis de les rapprocher.
Examinons de plus près les autres textes.
Figure 7 : Les chercheurs d'os
Les chercheurs d’os et L’invention du désert ainsi que Les vigiles ont plus de
formes en commun que les autres textes. En effet, Les chercheurs d’os et L’invention du
désert partagent le thème du mouvement, tandis que le premier et Les vigiles ont en
commun la thématique de la désillusion après l’indépendance.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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Figure 8 : L’invention du désert
Ce texte a plus d’affinité avec Les chercheurs d’os dans la mesure où tous deux
ont en commun un thème qui est celui du mouvement et, partant, celui de l’espace. En
effet, les deux textes sont étroitement liés à la terre et au village, donnant ainsi lieu à
une convergence dans les termes utilisés pour en rendre compte.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
27
Figure 9 : Les vigiles
Ce texte entretient une relation avec Les chercheurs d’os découlant de
l’intertextualité22
qui lie les deux textes à propos du thème de la désillusion après
l’indépendance. Il en est également proche du fait de l’environnement de l’enfance,
constitué par le village natal entre autres.
22 L’intertextualité est définie « par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, (…) et le
plus souvent, par la présence effective d’un texte dans une autre. » In Genette, Gérard (1982) :
Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Ed. du Seuil, p.8.
A propos de l’intertextualité, Kristeva dit que « le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où
on lit au moins un autre mot (texte). Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte
est absorption et transformation d’un autre texte. », In Kristeva, Julia (1969) : Sémeiotiké, Recherches
pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p.145.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
28
Figure 10 : la distance lexicale entre Le dernier été de la raison et les autres textes
Le dernier été de la raison a ceci de particulier qu’il est publié à titre posthume.
Nous remarquons qu’il a une affinité avec Les vigiles et avec les chroniques parues dans
Ruptures.
La relation entre Le dernier été de la raison et Les vigiles suggère que ces textes
partagent des formes communes. Ces formes, en réalité, ont trait à l’environnement
spatial que constitue la ville. En effet, les deux récits se déroulent dans une
agglomération, imposant ainsi l’emploi du vocabulaire relatif à la ville.
Nous remarquons également que les deux textes, Ruptures et Le dernier été de la
raison, se rapprochent. En effet, il n’y a presque pas de distance lexicale entre les deux.
Cela revient à dire que le lexique de ces textes est, à quelques différences près,
identique et par là-même leur thématique.
Nous sommes arrivé à cette conclusion dans la mesure où le lexique spécifique
rend compte des pôles thématiques importants.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
29
Figure 11 : la distance lexicale entre Ruptures et les autres textes
Pour expliquer cette connivence lexicale, il est intéressant de voir, dans le détail,
les connexions entre les chroniques journalistiques et les différentes parties de Le
dernier été de la raison.
Pour ce faire, nous avons constitué une base de données, RUDERPLU.EXE,
constituée de quatorze textes de presse, chroniques parues dans Ruptures, et dix-sept
textes littéraires, constituant les parties de Le dernier été de la raison. Les résultats sont
représentés dans la figure suivante :
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
30
Figure 11 : analyse factorielle des textes journalistiques et littéraires
La lecture de l’analyse factorielle, opération très synthétique, montre que les
articles de presse apparaissent au-dessous de l’axe horizontal, alors que les parties de Le
dernier été de la raison sont regroupées au-dessus, mis à part « Petite fiction en forme
de réalité » et « Un rêve en forme de folie », respectivement chronique journalistique et
texte littéraire.
Ce comportement montre, on ne peut plus clairement, les liens étroits qui
existent entre ces deux textes. Il prouve que le thème développé y est identique.
Autrement dit, quand bien même les deux textes se réclament de la littérature et du
journalisme, il y a certainement un métissage thématique. Nous aurons à le confirmer
dans l’analyse thématique qui interviendra plus loin.
Enfin, bien que L’exproprié soit rebelle par rapport aux autres textes et qu’il y
ait entre ce texte et les autres une grande distance lexicale, il n’en demeure pas moins lié
à L’invention du désert.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
31
En outre, nous avons remarqué qu’un texte a tantôt des affinités avec tel texte et
tantôt avec tel autre. Cela rend compte de l’enchevêtrement thématique des textes et de
la toile de fond que constituent les thèmes communs qui transcendent les limites
graphiques et génériques de chaque texte.
2. L’ANALYSE FACTORIELLE DE LA CONNEXION LEXICALE
L’analyse factorielle23
permet de transformer les tableaux chiffrés en graphe régi
par des facteurs déterminés :
« un facteur est une fonction mathématique
qui permet d’assigner une valeur réelle à
tous les éléments : le premier facteur
prend telle valeur pour chacun des
éléments, le deuxième facteur telle autre,
et ainsi de suite. »24
Elle « fournit une représentation
graphique des affinités lexicales du
corpus. L’interprétation de ce plan
factoriel va consister, à partir des
oppositions mises en relief, à tirer des
observations et des conclusions en rapport
avec l’univers lexical dont ces données
sont caractéristiques. »25
Nous obtenons un schéma dont l’interprétation est plus simple et plus directe.
23 L’analyse factorielle est une analyse en termes de facteurs dont le premier est le temps, le second le
genre. 24
Maingueneau, D. (1991) : p. 55 25
Martinez, William : « L’identité nationale dans le discours de politique étrangère française. Une étude
de lexicométrie chronologique », In JADT 1998, 4èmes Journées Internationales d’Analyse Statistiques
des Données Textuelles, Université Nice Sophia Antipolis, CNRS, InaLF, Nice 1998, Textes réunis par
Sylvie Mellet, (pp. 421-430), p. 423
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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Figure 13 : Analyse factorielle
Ce schéma confirme les résultats obtenus précédemment selon lesquels certains
textes entretiennent entre eux des relations lexicales. Ainsi retrouvons-nous Le dernier
été de la raison, Ruptures et Les vigiles à gauche de l’axe 2 (axe vertical) témoignant
d’affinités thématiques ou situationnelles. Cependant, ils sont séparés par l’axe 1 (axe
horizontal) qui représente le temps. Par ailleurs, Les chercheurs d’os et L’invention du
désert se retrouvent sur le même plan. Ces deux textes ont en commun le thème du
mouvement qui suggère un déplacement dans l’espace.
Enfin, L’exproprié, qui défie les lois du genre, se retrouve à droite et en haut du
graphe, détaché des autres textes, marquant encore une fois de plus sa particularité.
Mais il demeure rattaché à L’invention du désert et à Les chercheurs d’os comme le
montre la figure.
Pour mieux illustrer les liens qu’entretiennent les différents textes et appuyer nos
conclusions, nous proposons une analyse arborée du corpus.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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Figure 14 : Analyse factorielle arborée
Nous avons affaire dans cette figure à trois ensembles. Le premier est constitué
du texte Les vigiles. Le second renferme trois textes : L’exproprié, Les chercheurs d’os
et L’invention du désert. Quant au dernier, il est composé de Ruptures et de Le dernier
été de la raison.
La distance lexicale entre les textes apparaissant dans le même ensemble est
insignifiante. Cela témoigne du rapport lexical étroit qui existe entre ces textes et
présuppose un lien thématique.
À première vue, les textes littéraires se rapprochent les uns des autres car ils
développent des thèmes communs et font partie d’un même genre. Mais une singularité
apparaît dans le troisième ensemble qui présente un lien entre deux genres discursifs :
l’article de presse et le roman, voire deux types discursifs : le discours journalistique et
le discours littéraire.
Cependant l’analyse factorielle reste ambiguë :
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
34
« Est-ce l’emploi d’un vocabulaire
original et spécifique à chaque bloc qui
permet de distinguer ces derniers ou bien
est-ce la mauvaise ventilation d’un
vocabulaire de base, d’un fonds commun qui
crée les ruptures ? »26
Aussi, pour lever cette ambiguïté, devons-nous étudier les données spécifiques à
l’auteur ; ce sera l’objet du chapitre suivant. Mais auparavant, nous étudierons la
distribution des hapax qui témoigne de la richesse lexicale d’un texte.
3. LA DISTRIBUTION DES HAPAX
La statistique linguistique désigne par hapax les mots qui ne sont utilisés qu’une
seule fois. Le décompte des hapax est pertinent dans la mesure où
« les mots rares ou inconnus [ont] une
puissance évocatrice plus grande. »27
Il permet non seulement de mesurer la richesse lexicale d’un texte28
, mais aussi
de dégager les éléments lexicaux pertinents. Le tableau suivant en présente le
recensement.
Tableau 5 : la distribution des hapax
N° Hapax Texte
1 74 Lettre
2 129 Haine
3 71 Foi
4 91 Face
5 116 Retour
26 Martinez, art. cit., p. 425
27 Yaguello, Marina (1981) : Alice au pays du langage, Paris, éd. du Seuil, p. 113
28 Plus l’auteur utilise de mots rares ou hapax, plus il diversifie son vocabulaire témoignant d’une plus
grande richesse lexicale et d’un plus grand travail sur le vocabulaire
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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6 167 Chemins
7 89 Suspicion
8 95 Minorer
9 101 Justice
10 119 effraction
11 9 Fiction
12 112 Logique
13 93 Parenthèse
14 77 famille
15 149 Prédicat
16 204 Frères
17 246 Tremblement
18 249 Été
19 296 Pèlerin
20 180 Bien
21 271 Tribunal
22 222 Ligoteur
23 74 forme
24 214 Avenir
25 36 Message
26 114 mourrons
27 209 Thérapeutes
28 185 Faut
29 269 Justicier
30 383 Nés
31 509 avançant
Pour une lecture plus claire de ce tableau, nous proposons une présentation en
graphe à même d’en simplifier l’interprétation.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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Figure 15 : Distribution des hapax
Nous notons que les textes qui présentent plus de fréquence d’hapax, donc plus
de richesse lexicale, sont les textes littéraires, à droite de la fenêtre, alors que les
chroniques journalistiques sont déficitaires en ce qui concerne les hapax, à l’exception
de « La haine devant soi », « Le retour du prêt-à-penser » et « Avril 1980 - L’effraction.
Des acquis ? ».
Les textes littéraires ont, en majorité, un excédent d’hapax, mis à part « A quand
le tremblement ? », « Le bien dont le Très-Haut a fixé la substance », « Le tribunal
nocturne », « Le justicier inconnu », « Il faut ne venir de nulle part » et « Un rêve en
forme de folie ». Ce dernier et « Petite fiction en forme de réalité », son "palimpseste"
journalistique, présentent le plus grand déficit dans l’emploi des hapax.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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Il est à se demander si cette "pauvreté" lexicale n’est pas à mettre sur le compte
du volume des textes. Nous objecterons (voir aussi la figure qui suit) le cas du texte
littéraire « Le message ravalé », lettre écrite par Boualem à sa fille, qui n’excède pas
une page. Cela s’explique par le fait que
« le texte poétique est (…) celui qui,
mettant en échec la redondance, associe
les mots de façon inattendue. »29
La figure 12 représente l’étendue du vocabulaire dans chaque texte. Nous
voyons que la richesse lexicale n’est pas proportionnelle à l’étendue du vocabulaire.
Alors que l’étendue du vocabulaire est positive pour tous les textes, la fréquence des
hapax n’évolue pas de la même façon : négative pour certains, pourtant volumineux, et
positive pour d’autres, pourtant moins volumineux que les premiers.
La richesse lexicale n’est donc pas à rattacher au volume du texte, mais plutôt au
genre dans lequel il s’inscrit. Pourquoi alors quelques textes de presse présentent-ils un
excédent en hapax ?
Ici, un autre facteur intervient, celui du thème abordé. Ainsi dans les textes
concernés, à savoir « La haine devant soi », « Le retour du prêt-à-penser » et « Avril
1980 - L’effraction. Des acquis ? », les thèmes abordés ont-ils suscité l’emploi de
termes spécifiques. Le dernier texte, par exemple, publié le 20 avril 1993, coïncidant
avec le vingt-troisième anniversaire du printemps berbère (c’est le nom donné au
soulèvement populaire du 20 avril 1980 en Kabylie.), revient sur ces événements
commémoratifs et met en œuvre, à cet effet, un lexique en relation directe avec ces
événements.
29 Yaguello, M. (1981) : p. 43
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
38
Figure 16 : Étendue du vocabulaire
Pour compléter cette première analyse de la distance et de la richesse lexicales
qui a montré des relations entre textes assujetties non seulement à des contraintes
typologiques mais aussi, comme pressenti, à des considérations thématiques, nous
analyserons dans le chapitre suivant les thèmes traités dans les écrits littéraires et
journalistiques.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
39
Chapitre 2 : La connivence thématique
1. Discours journalistique : rupture politique et idéologique
2. Discours littéraire : entre histoire et identité
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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1. DISCOURS JOURNALISTIQUE : RUPTURE POLITIQUE ET IDÉOLOGIQUE
Nous examinerons dans ce qui suit les différents textes journalistiques
constituant notre corpus. L’objectif de cet examen est d’en relever les thèmes. Une telle
démarche est nécessaire dans la mesure où elle détermine si la thématique journalistique
correspond à la thématique littéraire.
Pour ce faire, nous avons voulu partir du texte lui-même pour travailler sur le
vocabulaire spécifique30
afin d’éviter toute lecture subjective ou toute analyse
tendancieuse auxquelles nous aurions été exposé si nous nous étions basé sur nos
intuitions ou sur les conclusions d’autres analystes.
Comme les textes dont il est question se réfèrent à l’actualité algérienne, nous
pouvons affirmer que la thématique développée sera essentiellement celle en rapport
avec cette actualité. Faut-il rappeler que ces textes sont des chroniques parues dans le
journal hebdomadaire Ruptures entre janvier et mai 1993 ?
L’actualité algérienne durant cette période a été marquée par les luttes de tous
bords pour les libertés démocratiques et d’expression contre deux adversaires qui se
confondent à tel point qu’ils en deviennent indistincts, à savoir le régime de l’époque et
l’extrémisme religieux. Il est donc certain que le noyau des préoccupations de Djaout
concerne ces éléments de l’histoire récente de l’Algérie.
1.1. Lettre de l’éditeur
Le vocabulaire spécifique de ce texte montre que les formes les plus utilisées
sont celles des pronoms personnels nous et moi avec leurs corollaires notre (les mots en
italique sont extraits du tableau des spécificités lexicales de chaque texte en annexe 1)
et nos. Dans ce texte, Djaout, en tant que rédacteur en chef du journal Ruptures (le mot
est spécifique), explique sa ligne éditoriale et celle du groupe de journalistes qu’il
dirige, d’où le recours au pronom nous.
30 Pour le vocabulaire spécifique, consulter le tableau correspondant à chaque texte dans l’annexe 1.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
41
La figure qui suit montre ce lien étroit entre ce texte et le pronom nous. Nous
avons souligné ce rapprochement en dessinant un cercle englobant les deux éléments.
Figure 17 : Analyse factorielle du pronom personnel nous dans la base RUDERPLU.EXE
Nous voyons, dans cette figure, que le pronom nous et le texte « Lettre de
l’éditeur » sont étroitement liés. Ce lien exprime une prise en charge collective de
l’énonciation. En d’autres termes, ce texte ne saurait être attribué au seul journaliste
Djaout mais à tous les journalistes qui se sont fédérés pour fonder le journal Ruptures.
Cela montre également l’engagement de toute une équipe, de tout un groupe, et
son inscription dans une formation idéologique commune.
Il y a lieu de signaler que le mot expression est excédentaire dans la mesure où
ce journal qui vient d’être créé est un nouveau moyen d’expression en vue d’introduire
une rupture (mot excédentaire) et un changement dans la pratique journalistique
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
42
algérienne. Ruptures se veut un journal de terrain fondé sur l’expérience de ses
journalistes.
De l’aveu même de Djaout, il introduit une double rupture : rupture avec le
pouvoir en place, rupture avec les islamistes pour éviter à l’Algérie le pire.
1.2. La haine devant soi
Ce texte, publié dans le même numéro que le précédent, à savoir dans le premier
numéro de Ruptures, est rédigé avec la neutralité qu’exige "l’objectivité" journalistique.
D’où la grande fréquence du pronom indéfini on.
À la différence du texte précédent où la prise en charge de l’énonciation est
collective, se limitant aux journalistes de Ruptures, elle est indéfinie dans ce texte. Cette
stratégie conduit le lecteur à s’inclure dans ce on, à prendre part à l’énonciation, comme
le voudrait Djaout pour le sensibiliser quant à sa responsabilité dans la situation qu’il
vit.
Nous soulignons dans la figure suivante cette relation marquée entre on et le
texte en question.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
43
Figure 18 : Analyse factorielle du pronom on dans la base RUDERPLU.EXE
« La haine devant soi » est un réquisitoire contre cet Algérien qui éprouve pour
lui-même et pour l’autre une haine viscérale, voire du fascisme. Cet Algérien est
représentatif d’une jeunesse sans identité qui vit dans la négation d’elle-même, des
autres et des valeurs, cette jeunesse que l’intelligence a depuis longtemps quittée et qui
ne pense qu’à traverser les frontières.
Il est à noter par rapport au texte précédent l’emploi particulier du vocable
année. Dans le premier texte, il est au singulier, accentuant le caractère actuel du texte
en rapport avec une utilisation énonciative d’embrayeurs situationnels que sont les
pronoms de la première et de la deuxième personne. Il est au pluriel dans ce deuxième
texte instituant, encore une fois, cette objectivité journalistique et posant la particularité
durable de cet état de fait, de cette « haine devant soi » qui devrait changer.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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1.3. La foi républicaine
Là encore, l’énonciation est neutre avec l’emploi de on. Cet article revient sur ce
que doit être une république par la dénonciation de cette relation incestueuse entre la
république et la foi (religieuses revient souvent). Djaout dit en substance qu’on ne peut
pas "codifier la foi" mais qu’on doit codifier les droits et les devoirs, d’où l’erreur du
pouvoir algérien qui a fait cette confusion.
Le pouvoir maintient sa position dominante dans un mouvement de "balancier",
dans une continuité dite et symbolisée par la corde. Dans ce jeu de funambule, la société
en perte de valeurs se retrouve dans le doute. Elle ne fait plus confiance aux politiques
mises en place dans ce qu’on aime appeler le « changement dans la continuité ». Elle
doute (récurrence du point d’interrogation) sous la plume de Djaout de l’avenir de ce
pays.
1.4. La face et le revers
Cet article a été publié dans le numéro 6 de Ruptures du 16 au 22 février 1993.
En première page de ce numéro, nous pouvons lire "nationalisme = intégrisme". Ces
deux termes sont excédentaires dans ce texte. Pour Djaout, c’est le nationalisme
atavique qui a conduit à l’intégrisme, celui-ci ayant à son tour repris les principes de
celui-là en bafouant les droits, en instituant comme mode de gouvernance la négation
des valeurs qu’il ne partage pas.
Au courant de l’année 1991, dans un désir de changement, le président de
l’époque a tenté, selon le journaliste, d’ouvrir une nouvelle perspective à l’Algérie.
Mais rapidement (vite), les "faux communistes, les faux libéraux, les faux démocrates",
relayés par une certaine presse, ont décrié cette politique pour préserver leurs intérêts.
Les citoyens se retrouvent, encore une fois, dans l’incertitude (question,
récurrence du point d’interrogation et du verbe sembler), entre le nationalisme et
l’intégrisme qui sont « la face et le revers » du même fascisme.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
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1.5. Le retour du prêt-à-penser
Ce retour du prêt-à-penser est symbolisé par le retour au pouvoir au début des
années quatre-vingt dix d’un ancien chef de gouvernement. Celui-ci est le porte-drapeau
de l’arabo-islamisme dans sa logique de négation des autres valeurs algériennes et de
l’algérianité. L’Algérien, nous dit Djaout, avait pourtant espéré voir le bout du tunnel de
cette décennie noire, mais le retour de ce premier ministre l’a vite fait déchanter. En
effet, les titres de presse qui étaient contre lui et son courant ont été vite suspendus, la
liberté d’expression rapidement circonscrite et les libres penseurs traités de "laïco-
assimilationnistes"
Figure 19 : Environnement thématique de Abdesselam
L’environnement thématique du mot Abdesselam est constitué des vocables
islamisme et arabo. Nous entrevoyons ainsi le travestissement dont est accusé le
premier ministre. Djaout dit qu’il fait semblant d’être quelqu’un d’autre en utilisant le
verbe « sembler » et l’expression « (avoir) l’air ».
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1.6. Les chemins de la liberté
Ce texte s’inscrit dans la continuité directe du précédent dans la mesure où la
liberté d’expression, chèrement acquise, vient d’être ébranlée par les suspensions de
titres décidées par le gouvernement Abdesselam. Il n’est donc pas étonnant de
retrouver, dans cette liste du vocabulaire spécifique, des vocables en rapport avec la
presse : quotidien, titres, journaux, journalistes mais aussi presse.
La liberté de la presse n’est pas la seule menacée, mais également le pluralisme
avec cette volonté de revenir au parti unique dans une osmose parasitaire du courant
arabo-islamiste. Cette liberté d’expression et ce pluralisme ont été concrétisés par les
événements d’octobre 1988, mais annoncés par les événements de Kabylie en 1980
connus sous le nom de printemps berbère.
Djaout, qui renvoie dos-à-dos les islamistes et les gouvernants, tente de fédérer
ses lecteurs pour sauvegarder (lutte) ces acquis et cette Algérie nouvelle.
1.7. Suspicion et désaveu
Les diverses suspensions de titres ont vite provoqué chez les journalistes
« suspicion et désaveu » envers la politique du nouveau chef du gouvernement. Cet
article sera consacré à ce dernier. L’environnement direct de son nom est constitué
d’arabo-islamisme. Idéologie qu’il partage d’ailleurs avec l’ancien ministre de
l’éducation.
Dans ce texte, Djaout explique (récurrence des deux points et des parenthèses)
que malgré quelques "coups de griffes" entre les deux hommes, ils n’en servent pas
moins la même idéologie dans le parti au pouvoir, à savoir le FLN, avec une face
nationaliste et un revers islamiste, qui a, par ailleurs, engendré le FIS.
Pour illustrer cette connivence, Djaout rappelle que les deux hommes ont servi
sous le régime du deuxième président algérien, et que l’épouse de celui-ci a obtenu
l’interdiction du livre de Boudjedra Le FIS de la haine.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
47
Toutefois, Djaout avertit quant à la capacité du camp démocratique (récurrence
des termes démocrates, démocratiques, pluralisme) qui devrait constituer l’avenir de
l’Algérie.
1.8. Minorer ou exclure
Les hautes fréquences de ce texte concernent les vocables intégristes, Algérie et
gouvernement, et Djaout tente d’expliquer (fréquence de pourquoi) les rapports qui
sous-tendent cette triade.
Il a souvent soutenu, comme nous l’avons signalé, que le gouvernement et les
intégristes entretenaient d’étroites relations et, surtout, combattaient le même "ennemi",
l’Algérie algérienne. Cette dernière incarne le progrès, l’avenir mais aussi une rupture
avec ce gouvernement qui ne dialogue qu’avec les intégristes.
En effet, le gouvernement, marqué par le retour du parti unique, a renoué le
dialogue avec des formations intégristes en excluant la société démocratique, porteuse
non seulement de valeurs de progrès, mais surtout de valeurs algériennes.
1.9. La justice de l’histoire
Dans cet article, Djaout compare le destin de deux hommes, le chef du
gouvernement et le président assassiné, auxquels la justice de l’histoire a réservé des
sorts différents. Il n’a recours à cette comparaison que pour accentuer l’« ignominie »
du premier et glorifier la grandeur du second.
Abdessalam est présenté comme un chef de gouvernement qui va à l’encontre de
l’élan démocratique. Ancien ministre de l’économie qui jouissait d’une certaine
renommée sur le plan économique, il n’a pas su s’allier aux démocrates, leur préférant
un autre courant idéologique avec le soutien de quelques feuilles "de chou".
Djaout se demande, encore une fois, pourquoi ce recours à une presse ("feuilles
de chou") qui n’a aucune aura sociale et ce retour à un passé politique qu’on croyait
révolu.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
48
1.10. Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ?
Comme son titre l’indique, cet article traite des événements d’avril 1980 en
Kabylie, d’où cette récurrence des termes berbère, revendication, amazigh, culture,
répression, pouvoir, etc.
Ces événements qui sont nés d’une revendication culturelle et linguistique ont
vite englobé des revendications plus larges comme les libertés démocratiques et de la
presse (fréquence de journaux). Parti de l’université de Tizi Ouzou, le mouvement s’est
soulevé contre une situation de pseudo-démocratie et de négation qui durait depuis
1962, situation empreinte d’appréhensions diverses, entretenue par le parti au pouvoir
(FLN). Celui-ci a répondu à ces revendications par la répression et la désinformation.
Djaout revient sur ces événements car il considère que c’est grâce à ce
soulèvement que l’Algérie a pu connaître, des années plus tard, en 1988, la démocratie
et le pluralisme politique.
1.11. Petite fiction en forme de réalité
Cet article apparaît dans Le dernier été de la raison sous la même forme, avec
l’introduction du personnage de Boualem à la place de celui du Rêveur. On peut se
demander si c’est l’éditeur qui a choisi d’insérer cette chronique dans le texte ou si
c’était le choix de l’auteur avant sa mort.
Quoi qu’il en soit, Petite fiction en forme de réalité est une réflexion sur le
rapport entre hommes et femmes dans la société algérienne durant les années quatre-
vingt dix. Dans cette relation, la femme est réduite à un objet de convoitise, elle est
transformée en diable ; l’homme, en bon croyant, devrait se méfier d’elle et du
châtiment qui le guette s’il la convoite. La femme, comme une ombre, est à la fois
désirée (amour) et considérée comme la cause de tous les maux de la société.
Djaout dénonce cet état de fait accentué par la montée islamiste des années
quatre-vingt dix. Il dit que même si la société algérienne n’a jamais été conciliante avec
la femme, cette dernière jouait un rôle important dans les situations économiques
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
49
difficiles en contribuant à l’épanouissement de la famille. La femme est un thème
important dans l’œuvre littéraire et journalistique de l’auteur.
1.12. La logique du pire
Ce texte revient sur l’école et le système éducatif algérien, d’où la fréquence de
vocables tels que enseignant, enseignement. La logique du pire, c’est la logique de
responsables politiques qui veulent maintenir leur domination en dispensant aux
Algériens une éducation au rabais.
Au lieu de construire une école moderne, à même d’ouvrir l’Algérie au monde,
les gouvernants et les islamistes, par le biais d’une idéologie fascisante et réductrice ont
pris en otage cette école et des milliers d’enfants en prodiguant une éducation
"étriquée".
La dernière trouvaille de ce courant est de substituer à une langue "maîtrisée, le
français", une langue complètement "étrangère, l’anglais". Tout cela pour garder main
basse sur ce système et pérenniser ainsi un pouvoir usurpé.
1.13. Fermez la parenthèse
Ce texte retrace encore les péripéties du chef du gouvernement. Avec celui-ci,
dit Djaout, nous avons définitivement fermé la parenthèse du président assassiné. Sa
politique de médiocrité a fermé la porte à toutes les initiatives qu’elles soient politiques,
pour remettre l’Algérie dans l’histoire, ou professionnelles. Pour ces dernières, le
pouvoir, en la personne du chef de gouvernement, neutralise tous les journaux qui
œuvrent pour une Algérie moderne. Il en soutient, par ailleurs, d’autres, comme
Essalam, qui prônent la haine et la violence.
1.14. La famille qui avance et la famille qui recule
C’est la dernière chronique de Djaout publiée le 25 mai 1993 alors qu’il luttait
contre la mort sur son lit d’hôpital après l’agression dont il avait fait l’objet la veille.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
50
Dans ce texte-testament, Djaout partage l’Algérie en deux familles, une qui avance et
une autre qui recule. Il devenait vital, du coup, pour tout Algérien de faire un choix.
Il est à remarquer que le vocabulaire spécifique de ce texte fait davantage
référence à cette famille qui avance (avenir, moderne, partis, etc.) comme pour
exorciser les peurs des partis démocratiques. Cet article appelle au dialogue entre ces
partis pour contrecarrer les forces obscurantistes. Le journaliste rappelle aux membres
de la famille qui avance que leur nombre est plus important quoiqu’on en dise.
Nous allons, à présent, faire l’analyse thématique des textes littéraires de Djaout.
Comme ces textes ont été étudiés dans notre mémoire de magister (2004), nous en
reprenons ici quelques résultats. Quant à l’analyse statistique, elle est menée en fonction
du nouveau corpus, c'est-à-dire en prenant en considération le rapport des textes
littéraires aux textes journalistiques.
2. LE DISCOURS LITTÉRAIRE : ENTRE HISTOIRE ET IDENTITÉ
2.1. L’exproprié
Les résultats présentés dans le tableau de l’annexe 2 montrent le vocabulaire
spécifique du premier roman de Tahar Djaout, L’exproprié. Nous voyons en haut de
cette liste le pronom je et ses variantes syntaxiques dont me, m’, moi.
Cette prédominance est intrinsèque au genre ambigu de ce texte. En effet, nous
avons dit, à plusieurs reprises, que ce texte est plus proche du poème que du roman.
Nous savons également que le pronom je est spécifique, dans une large mesure, à la
poésie où l’exaltation du moi est prépondérante. Barthes dit, à juste titre, que « moins
ambigu, le « je » est (…) moins romanesque (…). »31
L’analyse factorielle représentant la distribution des pronoms personnels dans le
corpus confirme ce que nous affirmions précédemment. Cette figure montre également
31 Barthes, R. (1972) : Le degré zéro de l’écriture, Paris, Ed. du Seuil, p. 29
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
51
la présence dans ce texte, comme spécificité, du pronom tu qui est corollaire du pronom
je.
Figure 20 : Analyse factorielle des pronoms personnels
A côté de ce vocable, nous pouvons en entrevoir d’autres qui renvoient
également à la poésie, non parce qu’ils lui sont propres car « le lexique poétique
est lui-même un lexique d’usage, non d’invention »32 mais parce
qu’ils caractérisent les thèmes du texte. Nous pouvons citer mère, papa, poèmes, poème,
poète. Ces derniers sont, à plus d’un égard, caractéristiques de ce texte. Autour de ces
termes, se construit un univers digne des poètes romantiques, fait de soleil et de mer
entre lesquels se dresse une forêt reposante et vivifiante.
Nous pouvons déduire à partir de là les thèmes dominants dans ce texte. Ainsi
l’enfance est-elle presque un refuge pour le narrateur-voyageur. C’est un thème
récurrent dans la mesure où foisonnent des termes comme enfant(s), fille, mère, père,
32 Barthes, R. (1972) : pp. 35-36
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
52
papa, etc. Ce thème est corollaire d’un autre thème non moins important qui est
l’espace. En effet, ces deux thèmes sont liés par l’opposition qu’ils instaurent
entre village/enfance d’une part et ville/adulte d’autre part.
L’espace que traverse ce narrateur lui permet de convoquer l’univers de
l’enfance et lui permet de remonter jusqu’à l’Ancêtre (ou Amoqrane), vocable
spécifique de ce texte. Le déplacement dans l’espace hétéroclite est donc un thème
conducteur dans ce roman.
Par ailleurs, la critique des faux dévots, dont le missionnaire est la figure
emblématique, ajoutée à la satire des zèbres de l’académie et des « détenteurs » de
littérature de tout acabit, est tout aussi signifiante dans ce texte.
Il faut signaler enfin que la figure de l’Ancêtre est la désacralisation même de
l’Histoire, autre thème marqué par la présence d’El Mokrani, héros de la résistance
contre l’occupant français. Les frasques de ce personnage ancestral délivrent un double
message qu’il faut décrypter : tout d’abord, le statut de héros de ce personnage est à
relativiser dans un élan de désacralisation. La désacralisation de l’histoire de chaque
homme contribue à la désacralisation de l’Histoire globale des hommes ; puis la
dénaturation du nom de ce héros ŕ « Ali Amoqrane (=? Mohand Ath Moqrane
= El-Moqrani) »33 ŕ est à même de suggérer une volonté de travestissement de
l’identité des personnages historiques, à tel point qu’il ne reste de ce héros national que
le nom d’El Moqrani, forme arabisée du nom berbère.
En somme « L’Exproprié est un roman bâti
sur le conflit entre ce qui tente de
pérenniser le despotisme et l’immobilisme
de l’histoire et la poésie qui reste le
33 Djaout, T. (1991) : L’Exproprié, Éd. François Majault, Paris, (1
ère éd. SNED, Alger, 1981), p. 15
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
53
meilleur moyen de révolte, de libération
et de renaissance. »34
Figure 21 : Distribution des vocables village et ville
2.2. Les chercheurs d’os
Les chercheurs d’os, deuxième roman de Djaout, est le récit d’un jeune
adolescent qui quitte, pour la première fois, son village natal, perché sur une colline qui
domine la mer, pour aller à la recherche des os de son frère mort au combat. Cette quête
va constituer le fil d’Ariane de la trame narrative.
A cet effet, « l’héroïsme du frère sera
(…) le thème introducteur d’un triple
procès : Ŕ procès des mascarades
34 Kazi-Tani, Nora Alexandra : « Flash sur l’œuvre de T. Djaout », in Equipe de recherche ADISEM,
(1990) : Vols de guêpier, Hommage à Tahar Djaout, O.P.U., Alger, p. 63
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
54
officielles (…) ; Ŕ procès de la faillite
de la génération des pères »,
D’où la fréquence de substantifs comme parents, troupeau et d’adjectifs
péjoratifs tels que honteux, silencieux, entassés se rapportant aux représentants de cette
génération.
Ŕ procès (…) de l’espace ancestral en
déliquescence.»35
Cet espace est occupé par des vieillards, qualifiés de mollusques, qui s’opposent
à la vigueur des jeunes, absents, partis combattre l’occupant et qui ne reviendront pas se
réapproprier cet espace.
Cette dualité jeunes, jeunesse/vieillards est illustrée par l’environnement
thématique de ces vocables comme cela apparaît dans les figures qui suivent. Nous
remarquons que l’environnement immédiat du vocable vieillards est caractérisé par la
fréquence de termes à valeur négative tels que crapauds, mouches et d’autres qui
annoncent leur destin (mort) ; ou encore ceux qui témoignent de leur immobilité tels
que djemaa ou de leur croyance (saints, tutélaires, prêtres).
Quant à jeunesse et jeunes, leur environnement thématique est composé de
termes mélioratifs (vigueur, délices, générosité), de termes qui témoignent de leur
action (transformer, arracher, assaillir) ou de leurs mouvements (errance, étirements,
passagers).
35 F.A. : « Le brouilleur de pistes », in Equipe de Recherche ADISEM (1995) : Kaléidoscope critique,
Hommage à Tahar Djaout, Université d’Alger, pp. 153-154
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
55
Figure 22 : L’environnement thématique du vocable vieillards
Figure 23 : L’environnement thématique du vocable jeunes
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
56
Figure 24 : L’environnement thématique du vocable jeunesse
Figure 25 : Distribution des vocables vieillards et jeunes
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
57
Par ailleurs, Les chercheurs d’os en tant que récit mettant
« en relief le rapport de l’Algérien à
l’histoire et, plus exactement, à celle de
la guerre de libération »36
présente une multitude de termes en relation avec cette guerre tels que
militaire(s), camions, avions, morts, etc. S’agissant de la distribution du terme guerre
dans le corpus, nous pouvons voir à travers la figure ci-dessous qu’il est spécifique de
ce texte dans une large mesure.
A travers ce roman, Djaout
« suggère que l’Histoire, en tant que
mémoire du passé, peut être détournée par
le pouvoir en place pour mieux dissimuler
les réalités du présent. »37
Mais, selon Kazi-Tani, ce qu’il
« revendique dans Les Chercheurs d’Os (…)
n’est pas une quelconque mission
prophétique de dévoilement des réalités
historiques et de mise en garde pour le
futur mais le droit de porter un regard
vigilant et lucide sur les hommes, leurs
actions et les « vérités » que leurs
discours prétendent contenir… »38
36 Kazi-Tani, N., A.. : art. cit., p. 63
37 Ibid.
38 Idem., p. 64
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
58
Figure 26 : Distribution du vocable guerre
2.3. L’invention du désert
L’invention du désert « est un texte qui tourne autour du
désert »39, d’où la fréquence du terme désert. A la demande de son éditeur, le
narrateur de L’Invention du Désert entreprend d’écrire l’histoire des Almoravides. Pour
ce faire, il suit les déambulations d’Ibn Toumert, père spirituel de la dynastie des
Almohades, à travers le Maghreb. Ce personnage nous mène de ville en ville et l’auteur
en profite pour remonter aux origines de l’intolérance. Cependant l’histoire est presque
impossible à écrire et le narrateur se réfugie dans son enfance ou embarque dans
d’autres voyages où il tente de réconcilier l’Occident et l’Orient.
39 Tcheho, I. C. : « Entretien avec Tahar Djaout », In Algérie Littérature/Action n°s 12-13, Marsa
Éditions, 1997, p. 219
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
59
Les fréquences excédentaires dans ce texte sont celles qui marquent justement ce
voyage. Nous retrouvons ainsi les termes désert, voyage, transhumances, Marrakech (la
ville de destination du personnage central), oiseaux qui symbolise le mouvement.
En effet, Djaout affirme :
« l'oiseau est le maître du mouvement, et
le mouvement régit le monde. (…) Il y a
toujours, pour moi, un oiseau aux
commandes du mouvement (…). »40
Par ailleurs « passé et présent se
superposent (…) à partir des lieux
contemplés et remémorés, déserts réels
(Aden, Sanaa, Ouargla…) qui deviennent
bien vite, par le travail de l’écriture,
lieux où se déploient les obsessions et
les délires pour dire l’indicible. »41
Ce roman est alors un récit de migration et d’errance. Celle-ci, c’est à l’enfant de
la relater,
« de déjouer les pièges de l’aphasie, de
tendre l’oreille aux chuchotements, de
nommer les terres traversées. »42
L’environnement thématique de ce terme Ŕ migration Ŕ montre les vocables avec
lesquels il entretient une relation directe. Nous retrouvons ainsi les termes hirondelles
(symbole de la migration), oiseaux, ciel, mais aussi enfant (migration vers le territoire
de l’enfance par le rêve Ŕ rêvait), mère, ou encore désir, pays, Arabie. Cependant la
migration, c’est aussi la peine, les autres.
40 Djaout, T. (1987) : L’Invention du désert, Paris, Seuil, p. 127
41 Kazi-Tani, N., A. : art. cit., p. 65
42 Djaout, T. (1987) : p. 122
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
60
Figure 27 : L’environnement thématique du vocable migration
Nous avons vu que la migration, c’est aussi celle qu’entreprend le narrateur vers
l’enfance. Celle-ci se présente comme un refuge. A ce sujet, Afifa Bererhi dit que chez
Djaout « le présent douloureux et étrange convoque le refuge dans
l’enfance.»43
Nous pouvons signaler, enfin, que migration et enfance sont, dans ce roman,
parallèles comme le montre la figure ci-dessous. Nous remarquons que la migration, qui
est sans doute douloureuse, s’accompagne d’un refuge dans la douce enfance.
43 Bererhi, A. : « Migrations, vers une cohérence esthétique », in Équipe de recherche ADISEM, (1990) :
p. 30
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
61
Figure 28 : Distribution des vocables migration et enfance
2.4. Les vigiles
Ce roman, publié au début des années quatre-vingt dix, est l’histoire des
déboires d’un jeune inventeur d’un métier à tisser, Mahfoudh Lemdjad. Le récit se
déroule dans une banlieue d’Alger où le personnage central met au point une machine,
un métier à tisser (ces deux termes sont spécifiques au texte).Cependant, il se heurtera
rapidement à l’appareil bureaucratique (fréquence de termes comme bureau, guichets,
guichetier, fichier, démarches, document, agent, administration).
Les difficultés commencent au niveau de la mairie pour l’obtention d’un brevet
d’inventeur. En effet, la municipalité n’a pas l’habitude de telles demandes, étant donné
que tous ses habitants
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
62
« usent toute leur énergie à traquer des
produits introuvables comme le beurre, les
ananas, les légumes secs ou les pneus. »44
D’ailleurs, le secrétaire général dit froidement à Lemdjad :
« Vous venez perturber notre paysage
familier d'hommes qui quêtent des pensions
de guerre, des fonds de commerce, des
licences de taxi, des lots de terrain, des
matériaux de construction »45
Même le terme inventeur est sujet à méfiance car il prête à confusion dans la
religion. Dès lors,
« il attire la suspicion des rouages de
l’administration dont Les Vigiles
veillent, insomniaques, sur la fortune
rentière. »46
Les difficultés continuent au niveau de la préfecture pour l’établissement d’un
passeport (ce terme est fréquent)
A travers ce roman, ce sont tous les passe-droits et la séquestration de
l’intelligence qui sont dénoncés, annonçant par là même le dernier roman de Djaout :
« le roman de Djaout met en exergue
différentes plaies sociales : crise de
logement, népotisme, démagogie,
bureaucratie, culte de la médiocrité et
par-dessus tout, la perversion des
44 Djaout, T. (1991) : Les vigiles, Paris, Seuil, p. 42
45 Ibid.
46Mokhtari, Rachid : « La blessure syntaxique », http://www.ziane-
online.com/tahar_djaout/blessure_syntaxique.htm
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
63
principes de la Révolution algérienne »
par Les Vigiles qui « sont certains
combattants de la guerre de libération
devenus responsables politiques et
propriétaires des biens arrachés aux
colons. »47
Se sentant trahi par ses anciens compagnons, Menouar Ziada, ancien combattant,
découvre le vrai visage de ceux qui détiennent le pouvoir. Il s’aperçoit que leur premier
souci n’est pas l’intérêt général mais bien le gain personnel. Déphasé par rapport à eux,
il se réfugie dans l’enfance et se suicide quand on lui fait endosser la responsabilité pour
les tracasseries subies par l’inventeur qui, entre temps, a été primé dans un pays
étranger.
Nous remarquons que le pronom il est fréquent, justifiant l’écriture romanesque
de ce texte, à la différence, par exemple, de L’exproprié où le pronom je est dominant.
Au-delà de cette spécificité du discours romanesque, le morphème il est représentatif de
la « référentialité » du texte. A ce sujet, Maingueneau dit :
« le morphème il, à la différence de je-tu
est un pro-nom au sens strict, c’est-à-
dire un élément anaphorique qui remplace
un groupe nominal dont il tire sa
référence. »48
La comparaison de la distribution des deux morphèmes est donnée dans la figure
suivante :
47 Kazi Tani, N.-A. : art. cit., p. 65
48 Maingueneau, D. (1999) : L’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, p. 23
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
64
Figure 29 : Distribution des pronoms je et il
2.5. Le dernier été de la raison
Le dernier été de la raison, après Les vigiles qui, selon l’auteur, est « son
premier roman urbain », est lui aussi un roman de la ville. Les rues de cette ville
ont été désertées par la raison car « Les gens se sentirent fatigués de
penser, une lassitude s'abattit sur l'intelligence, et la raison
vacilla »49
Le texte met en scène le héros, Boualem Yekker, libraire, face à l’écrasante
vérité de la foi. Boualem n’a plus droit qu’à une retraite intellectuelle, ayant perdu sa
retraite spatiale.
Le vocabulaire spécifique de ce texte montre que les termes librairie, livres, rêve
sont au cœur des préoccupations du personnage central. Les Frères Vigilants (F.V.), qui
ont réussi à « convaincre » et à embrigader sa femme, sa fille et son fils, sont désignés
49 Djaout, T. (1999) Le dernier été de la raison, Paris, Seuil, p. 114
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
65
par le biais d’un lexique diversifié : les termes les signalant (brigades, bandes, guerriers
afghans, nouveaux maîtres, détestables représentants, prédicateurs, nouveaux
impétrants, prêtres légistes, milices religieuses, vigiles insomniaques, etc.) sont au
pluriel, l’individu cédant la place au groupe pour intégrer « le troupeau des croyants » :
« L’individu est aboli par les nouveaux
maîtres qui n’admettent de la vie que le
destin collectif et le devenir d’une
collectivité de l’au-delà avec pour
mission de corriger les déviances du monde
de « l’ici et maintenant »50
Boualem résiste par ses livres, ses rêves, son amour de la famille et ses désirs.
Mais sa résistance semble vaine, car « les thérapeutes de l'esprit » attirent les derniers
vrais penseurs, ses livres brûlent du feu de la foi, la raison cède à la violence (des termes
comme gorge, juge, chair témoignent de celle-ci), le silence et l’aphasie sont imposés
par le Livre. Les modérateurs de la foi vont même jusqu’à proscrire la roue de secours
qui met en doute la volonté de mettre son destin entre les mains de Dieu.
Djaout établit que la tyrannie intégriste, armée de son Œil Omniscient, produit
des "bêtes d'affût", muselle l'homme, le désavoue, foule sa chair et son essence. Pris au
piège,
« il n'a plus ni bouche, ni estomac. Il n'est plus que masse de nerfs
vibrants. »51
En effet, « c’est contre cet Œil
inquisiteur que Boualem Yekker tente de
résister en vain car, inexorable, il est
gommage de sa conscience, de sa culture et
50 Mokhtari, Rachid (2002) : La graphie de l’horreur, Essai sur la littérature algérienne (1990-2000),
Alger, Chihab Editions, p. 193 51
Djaout, T. (1999) : p. 99
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
66
de sa profession de libraire qui
« profane » le Livre. »52
Cependant, le combat n’est pas perdu et l’heure de la reddition n’a pas encore
sonné, l'espoir est toujours là (rêve, enfants, oiseaux, musique et d’autres termes pleins
d’espoir sont spécifiques de ce texte). La figure ci-dessous, qui rend compte de la
distribution du vocable espoir, montre que celui-ci n’a jamais été aussi grand que durant
les années quatre-vingt dix, période durant laquelle Le dernier été de la raison et
Ruptures ont été écrits.
Figure 30 : Distribution du vocable espoir
À partir de l’étude du vocabulaire spécifique de chaque texte littéraire ou
journalistique, nous avons pu repérer les thèmes majeurs de l’œuvre de Djaout. Il s’agit,
entre autres, de l’histoire, de l’identité, de la mémoire, de l’enfance, de l’école, de la
52 Mokhtari, R. (2002) : p. 185
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
67
liberté, de la jeunesse pour ne citer que ceux-là. Nous allons à présent voir la
distribution de ces thèmes et leur circulation dans le corpus. Subsidiairement, nous
tenterons de confirmer cette circulation par les réseaux qui existent entre les différents
textes.
3. LES THÈMES ET LEUR DISTRIBUTION
Nous essayerons à présent, de retracer la critique idéologique de la doxa
dominante qu’opère Tahar Djaout à travers ses écrits littéraires et journalistiques. Tout
en sachant que cette doxa est la même, nous verrons si les stratégies discursives
adoptées pour la déconstruire sont identiques dans les deux types discursifs.
La doxa est définie comme
« l'Opinion publique, l'Esprit
majoritaire, le Consensus petit-bourgeois,
la Voix du Naturel, la Violence du
Préjugé »53
Nous relèverons, tout d’abord, les préjugés dénoncés par Djaout. Ces préjugés
sont, en fait, les thèmes développés dans l’œuvre littéraire et journalistique. Ensuite,
nous analyserons les stratégies discursives utilisées pour déployer ces thèmes dans les
deux discours, journalistique et littéraire, dans leurs divergences et/ou dans leurs
convergences.
Nous entendons par critique idéologique la critique qui
« met à jour des préjugés dont elle
souligne les effets nocifs. »54
Appliquée aux écrits de Djaout, elle permet de soulever les préoccupations de
cet écrivain-journaliste. Ces préoccupations sont de divers ordres : la culture, l’histoire,
53 Barthes, Roland, (1975) : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, p. 51
54 Amossy, R., (2000) : L’argumentation dans le discours, discours politique, littérature d’idées, fiction,
Paris, Nathan Université, p. 93
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
68
la liberté d’expression, la démocratie, l’intégrisme, etc. A travers elles, Djaout fait une
critique de l’idéologie en place en Algérie. Au discours de l’intolérance et de la
négation, il oppose un contre-discours de tolérance et de respect des différences et des
valeurs universelles.
Notre analyse s’effectuera en deux temps : d’abord reconstituer le premier pour
définir la doxa dominante, ensuite analyser le second pour repérer les stratégies
discursives de Djaout. Nous nous appuierons, pour cette deuxième étape, sur l'analyse
de l'argumentation afin de
« dégager les couches doxiques sur
lesquelles se construit l'énoncé sans pour
autant avoir à prendre parti sur leur
valeur ou leur degré de nocivité (…),
décrire de façon aussi précise que
possible un fonctionnement discursif, et
étudier les modalités selon lesquelles le
discours cherche à construire un
consensus, à polémiquer contre un
adversaire, à s'assurer un impact dans une
situation de communication donnée. »55
Djaout fait référence à ce discours en abordant les points thématiques sur
lesquels il est fondé. Nous avons dégagé, dans notre mémoire de magister (2004 :
deuxième partie), les différents thèmes de son œuvre romanesque, en l’occurrence le
mouvement, l’histoire, l’identité, l’enfance, le territoire maternel, l’engagement pour la
femme et pour l’école. Il se trouve que certains de ces thèmes sont revisités dans les
écrits journalistiques.
Il serait intéressant de vérifier ici la portée et les moyens discursifs que leur
donne Djaout ainsi que leur rapport à l’écrit littéraire.
55 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
69
3.1. L’histoire
Le discours construit par la doxa dominante autour de l’histoire se résume au fait
que celle de l’Algérie ne commence qu’à l’arrivée de l’Islam en Afrique du nord,
tournant l’Algérie vers l’Orient et niant, du même coup, un pan entier de son histoire.
Djaout, dans ses écrits littéraires, notamment dans L’invention du désert, va dénoncer
cet état de fait.
Dans notre corpus, le thème de l’histoire est également présent. Considérons ce
terme comme un pôle thématique et explorons le corpus pour voir sa répartition.
Figure 31 : Distribution du vocable Histoire
Il ressort de cette figure que le vocable histoire est excédentaire dans un texte
littéraire, à savoir L’invention du désert et dans l’ensemble des articles de presse
regroupés dans le texte intitulé Ruptures. Toutes proportions gardées, cette figure
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
70
démontre l’importance donnée par l’écrivain-journaliste Djaout à l’Histoire dans ses
écrits littéraires et journalistiques.
L’Histoire dont traite L’invention du désert renvoie au Moyen-âge maghrébin. Il
s’agit de l’Histoire tumultueuse de deux dynasties musulmanes, les Almoravides et les
Almohades. La référence à l’Histoire par l’interpellation excédentaire du vocable
histoire s’accompagne de la citation fréquente de personnages historiques comme Ibn
Toumert, Ibn Tachfin, etc.
Examinons encore de plus près la répartition de ce vocable, en prenant cette fois-
ci séparément les articles de presse.
Figure 32 : distribution du vocable Histoire
Cette figure montre clairement les textes de presse où le mot histoire est en
excédent. Il est à remarquer que malgré la différence de volume entre une chronique
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
71
(« La justice de l’histoire ») et un roman (L’invention du désert), l’écart du terme est
identique. En d’autres termes, la fréquence de ce vocable est la même dans les deux
textes.
Concernant ce thème, nous pouvons affirmer que les deux textes en question se
rapprochent. Partant, le discours littéraire se rapproche du discours journalistique.
Comment est-il alors développé dans les deux types discursifs ?
Dans le discours littéraire, l’Histoire est romancée à travers l’interpellation de
personnages souvent fictifs, mais parfois aussi historiques (Ibn Toumert, El Moqrani,
etc.). Aussi s’agit-il essentiellement de l’Histoire au passé (révolutionnaire ou
médiévale) dans les écrits littéraires, alors que dans les écrits de presse, c’est plutôt
l’Histoire moderne, voire actuelle, de l’Algérie qui est abordée.
Nous avons voulu, enfin, vérifier l’importance de ce vocable pendant une
période déterminée, celle des années quatre-vingt dix. La figure qui suit montre cette
distribution.
Nous remarquons que le vocable histoire est excédentaire dans certains textes
comme « La justice de l’histoire » (Ruptures) ou « L’été où le temps s’arrêta » (Le
dernier été de la raison). Il est à noter que c’est dans les textes journalistiques que ce
terme revient le plus souvent. En effet, même si cette figure présente trois textes où le
terme est excédentaire, l’examen de ses contextes révèle que histoire, en tant que
référant à un ensemble de faits événementiels, n’est présent que dans deux contextes
littéraires.
Par ailleurs, l’environnement thématique du vocable histoire renseigne sur le
discours idéologique qui l’entoure, mais aussi sur le contre-discours que développe
Djaout.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
72
Figure 33 : Distribution de Histoire durant 1990
Djaout soutient que l’histoire a été usurpée. Cette usurpation, il la fait remonter
aux premières années de l’Indépendance :
« Tout a sans doute commencé dès
l'Indépendance lorsque par un habile
détournement, on attribue aux seuls
Oulémas les bénéfices d'une révolution
qu'ils n'ont jamais faite. (…) l'État
autocratique efface l'histoire pluraliste
du mouvement nationaliste (...)»56
56 Djaout, T. : « Brouillage de repères », In Algérie-Actualité, n° 1340, du 20 au 26 juin 1991
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
73
3.2. L’identité
Les figures 34 et 35 font ressortir le traitement particulier de l’identité entrepris
par Djaout dans ses écrits journalistiques notamment dans « La haine devant soi »,
« Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? », « La logique du pire », et dans ses écrits
littéraires : « Les frères vigilants » extrait de Le dernier été de la raison.
Rappelons que « La haine devant soi » traite de la mésestime qu’a l’Algérien de
lui-même, que « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » revient sur l’identité berbère
que les autorités refusent de reconnaître au peuple algérien et qu’enfin, « La logique du
pire » souligne le rôle de l’école dans la négation et le reniement de ces identités
plurielles. L’extrait, « Les frères vigilants », quant à lui, décrit ces jeunes qui ont troqué
ses valeurs contre d’autres et qui se chargent de faire ravaler toute velléité identitaire à
leurs concitoyens.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
74
Figures 34 : Distribution du vocable identité
Figure 35 : Distribution du vocable identité
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
75
Cette identité revendiquée par Djaout est multiple. Il voudrait que les spécificités
culturelles, identitaires et linguistiques soient reconnues. Il lie, de fait, l’identité à la
langue. Il exprime cette identité à travers la langue et spécifiquement par le biais d’un
lexique qu’il emprunte aux langues nationales algériennes, le berbère et l’arabe. Nous
avions montré dans un précédent travail57
que l’utilisation du lexique berbère dans ses
écrits littéraires participe de cette revendication d’une identité et du "renouveau
berbère".
Par ailleurs, Djaout reste convaincu que l’Algérie pouvait "ouvrir trois fenêtres
sur le monde", alors que les dirigeants s’obstinent à vouloir faire de l’Algérie un pays
unilingue, selon l’idéal nationaliste d’"une langue, un peuple, une nation", et donc une
seule identité.
Cette idéologie nationaliste58
a été énoncée par les oulémas qui disaient sous la
plume d’Ibn Badis que "le peuple algérien est musulman / il relève de l’arabité". Dans
ce discours, l’Algérien ne saurait être qu’arabe et musulman. Djaout développe un autre
discours, un contre-discours, voire une antiphonie où l’Algérien peut avoir d’autres
identités. En faisant référence à la période faste de l’Andalousie, le journaliste soutient
que les Algériens pourraient vivre en harmonie malgré leurs différences
confessionnelles, culturelles et linguistiques.
Les stratégies discursives mises en œuvre par Djaout pour soutenir cette pluralité
identitaire sont donc différentes. Dans l’écrit littéraire, il a recours à un lexique
emprunté aux langues arabe ou berbère Ŕ ou encore anglaise Ŕ et coulé dans un moule
français pour exprimer la diversité linguistique algérienne ; dans l’écrit journalistique, il
fait appel à l’exemplification historique en insistant sur l’actualité et en accentuant cette
diversité.
57 Voir notre mémoire de magister, 2004 : ch. Les spécificités lexicales, les xénismes
58 Cf. supra, l’histoire
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
76
3.4. La liberté
Si une telle diversité linguistique et culturelle était acceptée, la liberté
d’expression pourrait s’installer. Djaout veut combattre l’aphasie et exprimer ses
pensées. Dans un pays où la liberté d’expression se traduisait exclusivement par la
louange des dirigeants et du système, Djaout, en fondant Ruptures, voulait pérenniser
une autre pratique, celle de la « véritable » liberté d’expression, qui venait à peine d’être
instituée par Boudiaf, président rapidement assassiné car il prônait une Algérie
algérienne, libérée de l’idéologie arabo-islamiste.
La figure qui suit représente la distribution du vocable liberté dans le corpus.
Nous constatons que le texte où le terme liberté est le plus utilisé est « Les
chemins de la liberté ». Cet article s’élève contre la volonté du pouvoir de museler la
presse en suspendant certains titres et en en liquidant d’autres par la pression fiscale au
moment où le terrorisme islamiste se chargeait de la liquidation physique des
journalistes. Djaout a payé de sa vie cette liberté d’expression.
Les autres textes où le mot liberté est en excédent sont « Lettre de l’éditeur »,
« La haine devant soi », « La face et le revers » et « Le retour du prêt-à-penser ». Dans
ce dernier, au discours de l’idéologie au pouvoir dont le « prêt-à-penser », sur le modèle
du prêt-à-porter, est érigé comme mode de pensée, Djaout va opposer un contre-
discours pour la liberté de pensée ; il le fait au nom des intellectuels, qualifiés de
« laïco-assimilationnistes » par le chef du gouvernement.
C’est contre cette personne, en tant que représentant du pouvoir algérien, et
contre l’idéologie qu’elle véhicule que Djaout va se révolter. Son argumentation sera
centrée sur le bilan moral et politique de ce personnage. Ainsi va-t-il donner de lui une
image négative pour discréditer le camp qu’il représente. Il va le choisir comme
interlocuteur pour dévoiler ses intentions. La stratégie argumentative utilisée par Djaout
sera donc axée sur l’interlocuteur.
La figure 36 reprend la distribution du vocable liberté dans le corpus.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
77
Dans Le dernier été de la raison, trois extraits accusent une présence
significative du vocable liberté. Il s’agit de « Le texte ligoteur », « Il ne faut venir de
nulle part » et « La mort fait-elle du bruit en avançant ? »
Le premier raconte le quotidien de Boualem, enfant à l’école coranique.
Boualem et les autres enfants tentent d’échapper à la classe et au « texte ligoteur ». Le
deuxième texte dit le discours de l’idéologie au pouvoir qui impose une identité et
refuse la liberté de choisir la sienne. Quant au dernier, c’est un défi à la mort. Le
personnage central est victime de menaces de mort, mais il n’abdique pas pour autant. Il
décide d’être libre dans ses idées, dans sa façon de vivre, même s’il sait que ce serait
plus simple d’adopter l’idéologie dominante.
Figure 36 : Distribution du vocable liberté
Dans le texte littéraire, Djaout s’appuie, pour développer son argumentation et
son contre-discours, sur les supports idéologiques de "l’ordre nouveau", comme le
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
78
Texte ou le Livre, en montrant que ce texte est ligoteur, qu’il brime toutes les libertés,
liberté de s’exprimer dans d’autres textes, liberté de choix identitaire et liberté de
penser, par la menace qui vise ceux qui s’éloignent du troupeau des croyants.
3.5. La mémoire
Ce thème a été déjà abordé dans l’œuvre littéraire, mais voyons comment il se
conjugue dans l’écrit journalistique.
Considérons, tout d’abord, l’environnement thématique de ce vocable.
Figure 37 : L’environnement thématique de mémoire
L’environnement thématique du mot mémoire est composé de termes tels que
visages, images, photos, etc. Les deux personnages auxquels est associé le vocable
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
79
mémoire sont enfant et Kenza, celui-ci étant le prénom d’une petite fille. La mémoire est
en étroite relation avec l’enfance.
En effet, le souvenir est relié aux joies de l’enfance. Les adultes, regroupés en
troupeau, représentés par l’ordre nouveau, refusent de revenir à cette enfance en
traversant leur mémoire. Boualem, dans Le dernier été de la raison, s’inquiète de ce que
les inquisiteurs puissent arriver un jour à lui interdire l’accès à sa mémoire.
Figure 38 : Distribution du vocable mémoire
Il est à noter que la mémoire n’est pas trop sollicitée dans l’écrit de presse. Cela
s’explique par le caractère actuel et factuel du journalisme où l’événement est traité
dans son rapport direct à la réalité. Par ailleurs, les personnages, dans le roman, par
souci de vraisemblance, sont dotés de mémoire. C’est le cas de Boualem qui sollicite et
torture sa mémoire pour s’extirper de la violence du présent. Il s’accroche à des images,
des visages en quête de souvenirs meilleurs.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
80
3.6. L’école
L’école est aussi une préoccupation majeure chez l’écrivain-journaliste. Le
thème abordé dans l’œuvre littéraire est souvent abordé dans les articles de Djaout. Les
figures qui suivent reprennent la distribution du vocable école dans les bases
RRUNTEXT.EXE et RUDERPLU.EXE.
Figure 39 : Distribution du vocable école
Cette première figure sur la distribution du vocable école nous renseigne sur le
fait que celui-ci est excédentaire dans les articles de presse et à un degré moindre dans
deux écrits littéraires : Le dernier été de la raison et Les chercheurs d’os. Dans ce
dernier, l’école mentionnée est l’école française durant la colonisation. Djaout était
conscient du risque que cette école faisait courir aux Algériens, surtout aux enfants,
mais il n’omettait pas d’en évoquer les avantages en la caractérisant par un vocabulaire
positif.
En revanche, l’école dont il s’agit dans les articles de presse et Le dernier été de
la raison est celle de l’après-indépendance ; le même traitement lui est réservé dans les
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
81
deux types discursifs, où elle est connotée négativement. Elle a été en effet avilie par
une formation idéologique qui a mis main basse sur cet appareil idéologique.
Comme ces deux textes traitent de la même école, nous verrons dans la figure
qui suit le détail de la distribution du vocable école dans chaque partie constituant
Ruptures et Le dernier été de la raison.
Figure 40 : Distribution du vocable école
Nous remarquons que le mot école a une distribution variable. Il est très présent
dans « La logique du pire ». Dans cette chronique, Djaout dresse un portrait alarmant de
cette "institution sinistrée". Il dit, à juste titre, qu’elle est au cœur d’un discours
idéologique rétrograde et réactionnaire. L’école est, de l’avis du journaliste, la source de
la violence et du drame algériens. Pour étayer ses dires, il soutient, chiffres à l’appui,
que des enseignants, des étudiants, des directeurs d’école ont activement participé aux
activités terroristes. Encore aujourd’hui (en 1993, mais l’affirmation est toujours
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
82
d’actualité.), ajoute le chroniqueur, des enseignants, censés éduquer les enfants,
continuent à appeler au meurtre et à prêcher la haine.
Cette haine est d’abord dirigée contre soi-même. L’école contribue au reniement
de son identité algérienne par l’enfant en lui faisant ressentir l’infériorité de cette
dernière par rapport à une identité panarabe, voire musulmane, plus globale. Ce
processus conduit à l’effacement des particularités identitaires et au travestissement de
l’histoire, souvent dénoncés par Djaout.
Ensuite, l’enfant dirige cette haine, acquise à l’école, contre l’autre, qui peut être
un parent, un voisin, un enseignant récalcitrant, etc. L’enfant, comme le dénonce
l’écrivain dans Le dernier été de la raison, est au cœur de la propagande idéologique,
devenant parfois l’instrument de son imposition par tous les moyens, fût-ce par la
violence.
En effet, cette violence reste le seul recours pour les naufragés de l’école
algérienne. N’ayant acquis aucun esprit critique ou scientifique, ils vont jusqu’à
expliquer le tremblement de terre en faisant référence à la religion plutôt qu’à la
science. Pour eux, à l’image de ce jeune autostoppeur pris par Boualem, tout est contenu
dans la religion, dans le Texte, vocable excédentaire dans « Le texte ligoteur ».
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
83
Figure 41 : L’environnement thématique du vocable école
Les vocables qui constituent l’environnement thématique du terme école y
renvoient dans un rapport sémantique : enseignants, langue, encre, enseignement, etc.
D’autres termes, plus marqués discursivement, font partie également de cet
environnement. Ainsi idéologique, intégrisme renseignent-ils sur la fonction donnée à
l’école en tant qu’instrument au service d’une idéologie rétrograde.
Comme nous avons pu le constater, qu’il s’agisse de littérature ou de
journalisme, l’antiphonie de Djaout pour une école moderne et ouverte s’exprime à
travers son insistance sur le caractère néfaste du discours dominant. Dans le cas de la
presse, la stratégie utilisée est le recours aux statistiques pour démontrer les
conséquences de la politique éducative pratiquée. Dans le cas de la littérature, Djaout, à
travers le personnage de son roman Le dernier été de la raison, retrace le parcours de
cette école qui a substitué au savoir scientifique un savoir religieux.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
84
3.7. Le jeune
La figure suivante représente la constellation thématique du vocable jeunesse.
Celui-ci est en relation, à un premier niveau, avec des mots comme vigueur et mort, et, à
un second degré, avec des mots comme rêve, corps, beauté. Cette constellation précise
la capacité de la jeunesse à susciter, par sa vigueur, aussi bien la beauté que la mort.
La jeunesse est, aussi bien dans les romans que dans les articles de presse,
capable de donner la mort. Les « ennemis » ne sont sans doute pas les mêmes mais la
vigueur du corps pousse la jeunesse à aller au-delà du rêve.
Figure 42 : Constellation thématique du vocable jeunesse
Quant à l’environnement thématique du vocable jeune, il montre comment
Djaout se représente cet acteur social. Il est à noter que les termes entourant le mot
jeune sont négatifs. Ainsi les jeunes sont-ils violents, menaçants, barbus, brandissant
des pistolets. Les jeunes sont embrigadés, comme le fils de Boualem, par les "frères
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
85
vigilants". Ils se présentent comme les garants de valeurs culturelles (tenue) et
identitaires (identité) importées d’ailleurs :
« A Constantine (...) : regardant défiler
un cortège d'exaltés dont la mode afghane,
la méthode iranienne et les étendards
d'inspiration saoudienne se disputaient
les faveurs, je me surpris à me demander
combien d'entre eux savent qu'à quelques
dizaines de kilomètres de là, à El Khroub,
se trouve le monument funéraire d'un
certain Massinissa - un ancêtre qui aurait
largement mérité de faire partie de leur
mémoire et de leurs symboles. »59
59 Djaout, T. : « Brouillage de repères », art. cit.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
86
Conclusion partielle
Nous constatons, après ces diverses analyses, que la thématique de l’œuvre de
Djaout est la même, qu’il s’agisse de littérature ou de journalisme. Ce qui est différent,
c’est le traitement discursif et argumentatif de ces thèmes.
Ces derniers rendent compte de la formation discursive de l’écrivain-journaliste.
Cette formation s’inscrit dans le mouvement de rupture opéré aussi bien dans l’écriture
que dans l’horizon d’attente du lecteur.
Au niveau de l’écriture, les thèmes abordés par Djaout sont d’actualité. Les
thèmes classiques de l’histoire et de l’identité sont revisités sous l’angle du mouvement.
Au niveau de l’horizon d’attente, les préoccupations de la société algérienne sont
envisagées sous le prisme de l’objectivité dans une restitution, après décorticage, aussi
fidèle que faire se peut.
Toutefois, un traitement littéraire permet davantage de rêves et une réception des
plus favorables. En effet, les esprits sont plus perméables au discours littéraire étant
donné son caractère fictionnel. Ils le sont moins au discours journalistique perçu comme
un discours sérieux. C’est ce traitement entre discours sérieux et discours fictionnel que
nous avons voulu mettre en évidence.
La thématique journalistique fait transparaître la « lutte » entre les deux familles
idéologiques de l’Algérie de la post-indépendance : la famille qui avance et la famille
qui recule. Cette lutte est symbolisée par plusieurs dichotomies : république / foi, "laïco-
assimilationniste"/arabo-islamiste, liberté/censure, démocrates/gouvernants-islamistes,
Algérie algérienne/non à l’Algérie algérienne, pluralisme/parti unique, pour ne citer que
celles-là.
Cette vision dialectique des rapports entre les formations idéologiques
"dominantes" en Algérie constitue le moteur du discours journalistique djaoutien. Ainsi
la critique de la formation idéologique rétrograde des arabo-islamistes est-elle réalisée
par la valorisation et la mise en avant de la formation idéologique d’avant-garde des
démocrates.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
87
L’investissement discursif de ces deux formations se fait par la convocation
d’acteurs et de facteurs constitutifs du discours journalistique. Concrètement, le
journaliste oppose les deux formations idéologiques en ayant recours à un lexique
réactionnaire pour l’une et progressiste pour l’autre. Se répondent ainsi en écho, d’un
côté, des notions telles que nationalisme, intégrisme, foi, arabo-islamiste, etc. et de
l’autre, des notions telles que pluralisme, démocratie, liberté, printemps, etc.
Des acteurs de l’une et de l’autre formation sont convoqués. Les représentants de
la famille qui recule sont clairement identifiés. Des noms fusent comme pour avertir les
générations futures. Celui qui est nommément visé, c’est Bélaïd Abdessalem, premier
ministre durant la "décennie noire", expression favorite de ce dernier. À ce propos,
Djaout se demandait si la noirceur pouvait être circonscrite à une période précise.
Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien ministre de l’éducation, ou encore Boumédiène, ancien
président, sont montrés du doigt et désignés comme responsables du marasme social et
de l’échec de l’école algérienne à former des citoyens.
La famille qui avance a sa figure de proue en la personne du président Boudiaf,
qui sera assassiné en 1991. La famille de l’Algérie algérienne a ses soutiens chez les
démocrates et les libres penseurs tels que J.-P. Sartre et Lewis Carroll, que Djaout
n’hésite pas à citer pour appuyer ses dires et pour signifier à ses lecteurs la dimension
universelle de la lutte qu’il encourage.
Justement, cette lutte ne peut se faire que grâce à la réappropriation des appareils
idéologiques aussi importants que la presse et l’école. À cet effet, la liberté
d’expression, chèrement acquise, reste à consolider. Le pouvoir qui s’obstine à la
réduire au silence doit savoir que nul retour en arrière ne sera toléré.
Quant à l’école, prise en otage par le courant conservateur dont le noyau dur est
foncièrement islamiste, elle doit être libérée. Djaout, en dressant un portrait au vitriol de
cette institution naufragée, met l’accent sur les ravages causés par l’instrumentalisation
idéologique de l’école.
L’exclusion, l’intolérance, pire la violence, sont les produits de cette école aux
mains des idéologues nationalistes et islamistes. L’exclusion des autres composantes
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
88
linguistiques et culturelles de l’Algérie a provoqué un élan démocratique à partir des
années 1980.
L’ntolérance a visé ensuite une certaine catégorie de la société, à savoir les
femmes et les "laïco-assimilationnistes". La violence et le meurtre ont réduit les
premières au silence et minimisé leur rôle dans la société, tandis que la chasse aux
sorcières dont les seconds ont été victimes les a amenés à fuir ou à se terrer.
La thématique littéraire témoigne à son tour de ce contraste entre les deux
mêmes formations idéologiques. Les thèmes traités dans les écrits littéraires sont, à
quelques nuances près, ceux développés dans les écrits journalistiques. La différence
entre ces deux thématiques se situe au niveau des stratégies discursives du déploiement
des thèmes dans les deux types discursifs.
Le mouvement semble être le fil d’Ariane de la thématique littéraire qui, au
demeurant, n’est pas distincte de la thématique journalistique. Mais un impératif
méthodologique nous a imposé cette classification. Le mouvement apparaît donc
comme significatif de cette approche de la thématique littéraire djaoutienne, qui est du
reste une constante dans la littérature algérienne, voire maghrébine60
. En effet,
l’Histoire, l’identité, l’enfance et l’engagement sont des thèmes majeurs de la littérature
maghrébine pour ne pas dire de toute production langagière.
La rupture introduite par Djaout consiste dans le mouvement qui fait le lien entre
ces thèmes revisités. Mouvement vers le passé pour reconstituer l’Histoire de l’Algérie
dans un entrelacs avec l’identité. Mouvement ensuite dans le territoire de l’enfance où la
réminiscence est un gage d’authenticité. Mouvement enfin vers l’avenir à travers un
engagement effectif dans le combat pour la femme ou pour l’école. À travers ces
thèmes, la formation idéologique réactionnaire est déconstruite et décortiquée pour faire
ressortir ses contradictions et ses aberrations. La formation idéologique progressiste est
subséquemment mise en valeur dans ce jeu d’ombre et de lumière.
60 Charles Bonn parle de traversée.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : le métissage thématique
89
Enfin, concernant les stratégies discursives et argumentatives, les deux types
discursifs ne revendiquent pas les mêmes stratégies. Cela est dû aux caractéristiques des
deux discours. Sans doute le discours journalistique nécessite-t-il des stratégies
discursives différentes de celles déployées dans le discours littéraire pour défendre ou
abattre une formation idéologique. Pour ce faire, l’exemplification historique, les
statistiques et les citations d’autorité sont sollicitées dans le premier type alors que dans
le second, la mise en scène romanesque, voire la scénographie historique, conjuguées à
des procédés comme la réminiscence, l’ethos et le pathos servent de bases discursives à
la formation idéologique défendue ou combattue.
En somme, la thématique djaoutienne ne diffère pas outre mesure en passant de
la littérature au journalisme. Nous sommes tenté de dire qu’il y a un métissage
thématique qui rend compte de l’écriture hybride de Djaout.
Dans la partie qui suit, nous considérerons une autre dimension de ce caractère
hybride, à savoir la subversion des genres et des discours dans l’œuvre de Djaout.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
PARTIE II : LA SUBVERSION DES GENRES ET DES
DISCOURS
Chapitre 1 : De la connivence générique à une typologie discursive
Chapitre 2 : L’imbrication discursive
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
91
L’écriture djaoutienne introduit une double rupture dans le paysage de la pensée
et dans celui de l’esthétique : une rupture d’ordre idéologique et une rupture de l’ordre
de l’écriture. La rupture idéologique consiste, comme développé dans la partie
précédente, à opposer deux formations idéologiques, l’une réactionnaire et l’autre
progressiste.
Dans cette partie, nous nous attarderons sur la subversion des discours et des
genres. Ayant sommairement abordé cette question dans la première partie à travers le
traitement discursif de la thématique de l’œuvre de Djaout, nous examinerons ici plus
en détail l’écriture djaoutienne dans son caractère hybride.
Parler de subversion sous-entend la présence, en amont, d’une certaine
organisation des discours par genres. En effet, nous ne saurions nier l’existence de
critères déterminés permettant de distinguer un genre d’un autre, un discours d’un autre.
Le bouleversement de ces critères, voire de ces particularités, conduit nécessairement à
un vacillement des types, qui restent toutefois à la limite du lisible.
Parmi les spécificités des discours et les moyens de classification générique,
nous pouvons citer les connecteurs argumentatifs. Ces derniers servent, mais non
exclusivement, à établir une classification générique et à renvoyer, entre autres, à une
typologie discursive. Leur emploi est conditionné par des finalités discursives ; c’est en
ce sens qu’ils ont cette fonction taxinomique déterminante. À cet effet, la subversion
commencerait par un usage inattendu de ces connecteurs, troublant de fait la
classification générique, mais surtout la catégorisation discursive.
Pour rendre compte de cette subversion, nous procéderons en deux temps. Nous
nous intéresserons, premièrement, à la typologie discursive qu’instaurent les
connecteurs dans notre corpus et par laquelle commence la mise en place d’une
connivence entre textes. À partir de ce constat de connivence, il s’agira de mettre en
évidence les moments et les causes de la transgression catégorielle. Une fois cette
transgression cernée, nous nous attellerons à expliquer la portée discursive de la
connexion hybride entre genres d’un côté et entre discours de l’autre.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
92
Justement, le caractère hybride de l’écriture djaoutienne se manifesterait non
seulement dans l’imbrication de genres discursifs divers (lettre, poème, article de presse,
etc.), mais aussi dans l’investissement du discours littéraire par d’autres discours
(religieux, journalistique, etc.), ce qui provoquerait une rupture à la fois discursive et
générique. Comment s’exprime alors concrètement cette subversion ?
Avant toute analyse, quelques notions doivent être précisées. Il s’agit, entre
autres, des notions de discours, de type et de genre discursifs et d’interdiscours pour ne
citer que celles-là. Ces notions ne sont pas définies de manière formelle ; elles souffrent
d’une ambiguïté définitoire.
1. DISCOURS
Maingueneau61
relève sept types de définitions du discours. La première
définition donne comme « équivalent » au discours la parole telle que définie par
Saussure. La deuxième rapproche le discours du texte comme unité supérieure à la
phrase.
La pragmatique et la linguistique énonciative proposent une troisième définition
du discours en tant que résultat dynamique de l’acte énonciatif. Il se distinguerait en
conséquence de l’énoncé qui ne rend pas compte de l’échange qui s’établit entre
énonciateur et co-énonciateur.
Cette conception a conduit à faire correspondre, dans une quatrième définition,
discours et conversation ou encore discours et interaction orale. D’ailleurs, l’opinion
commune envisage le discours dans cette acception.
Il y a encore une autre définition du discours selon laquelle il serait la
réalisation, non individuelle, de la langue. Il serait, à cet effet, un phénomène où
s’inscrirait , par exemple, la « néologie » avant sa « fixation dans la langue ». Une autre
61 Maingueneau, D. (1994) : p. 10
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
93
définition du discours oppose ce dernier à énoncé dans une perspective purement
française, en droite ligne avec la dichotomie énonciative et pragmatique citée plus haut.
Enfin, une dernière définition stipule qu’on se sert
« parfois [de] discours pour désigner le
système sous-jacent à un ensemble
d’énoncés tenus à partir d’une certaine
position sociale ou idéologique. Ainsi
parle-t-on de « discours féministe », de
« discours administratif », de « discours
de l’école », etc.»62
Ce que nous retiendrons, c’est cette dernière définition. En effet, Djaout écrit à
partir de deux positions sociales et/ou idéologiques. En tant que journaliste, Djaout
produirait théoriquement un discours journalistique, alors qu’en tant écrivain, il
commettrait un discours littéraire.
En outre, Maingueneau souligne un peu plus loin que, dans l’analyse du
discours,
« le discours est considéré comme activité
rapportée à un genre, comme institution
discursive (…) »63
Dans notre corpus, deux discours se rencontrent, le discours journalistique et le
discours littéraire. Ils se rapportent à deux institutions discursives : le journalisme et la
littérature et à deux genres : l’article de presse et le roman.
Ces genres se traversent mutuellement dans une forme d’hybridation. Ainsi
n’est-il pas exclu de trouver du discours journalistique dans le discours littéraire et vice-
62 Maingueneau, D. (1994) : p. 10
63 Idem., p. 13
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
94
versa. À titre d’exemple, nous citerons les articles de presse sur l’invention de
Mahfoudh insérés dans Les vigiles, ou la dépêche sur la mort des oiseaux en Inde
incluse dans L’invention du désert. Par ailleurs, d’autres discours s’insinuent
notamment dans le discours littéraire. Il s’agit, entre autres, des discours religieux et
épistolaire. Nous pensons plus particulièrement aux chapitres « Prédications » et « Le
justicier inconnu » dans Le dernier été de la raison.
Il paraît donc pertinent de distinguer entre type et genre de discours.
2. TYPE ET GENRE DISCURSIF
La distinction entre type et genre de discours semble nécessaire pour la suite de
notre travail. Maingueneau, en reprenant la distinction de J.-M. Adam64
, suggère que les
types de discours se rapportent à
« une catégorisation élémentaire et
instable, mais inévitable qui permet de
distinguer par exemple le discours
journalistique, le discours publicitaire
ou le discours littéraire (…) Ce découpage
prescrit à l’auditeur ou au lecteur le
comportement qu’il doit avoir à l’égard
des énoncés et en particulier le mode de
cohérence textuelle qu’il est en droit
d’attendre. »65
C’est ce qui nous a permis de distinguer dans l’œuvre de Djaout des textes se
rapportant au discours littéraire et d’autres au discours journalistique avec des horizons
d’attente différents.
64 Cf. Adam, J.-M. : « Types de séquences textuelles élémentaires », Pratiques n° 56, 1987
65 Maingueneau, D. (1994) : p. 213.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
95
Quant aux genres de discours, l’auteur de L’analyse du discours signale qu’ils
spécifient ces "types de discours". En d’autres termes, le lecteur ou l’auditeur n’a pas
directement affaire au type de discours mais à sa réalisation à travers un genre.
Ainsi, dans notre corpus, le type de discours journalistique est représenté par la
chronique alors que le type de discours littéraire est représenté par le roman avec tout ce
que cela sous-entend d’horizon d’attente des lecteurs.
Mais s’agissant du roman, la réalisation qu’il fait du type de discours littéraire
n’est pas « pure » car des réalisations du type de discours journalistique se manifestent
dans la trame du discours littéraire. Nous reviendrons plus loin sur ce type de
manifestation que nous appellerons « genres intercalaires ».
Les deux discours dominants dans l’œuvre de Djaout, comme nous l’avions
signalé, sont le discours littéraire et le discours journalistique. Pour comprendre la
manière dont ces deux discours s’imbriquent, il est nécessaire de les distinguer, non par
rapport à leur finalité, mais en relation avec leur contenu propositionnel et le rapport
qu’ils instaurent entre les mots et le monde. Il s’agira donc d’éclaircir cette distinction
par la théorie des actes de langage.
3. DISCOURS LITTÉRAIRE / DISCOURS JOURNALISTIQUE
Cette distinction se manifeste, comme déjà évoqué, dans le rapport entre les
mots et le monde. En effet, dans le cas du discours littéraire, l’énonciateur tend à faire
correspondre le monde aux mots. En d’autres termes, il crée le monde à la mesure des
mots. Dans le cas du discours journalistique, c’est le monde qui détermine l’utilisation
des mots.
Si nous reprenons la prise en charge de la langue berbère, nous constatons que
dans le discours littéraire, Djaout tente, par les mots, d’installer durablement cette
langue dans la réalité littéraire, et par là sociale, de Algérie. Au contraire, dans le
discours journalistique, c’est la réalité, voire l’actualité qui l’a amené à traiter de cette
langue dans l’article « Avril 1980-L’effraction. Des acquis ? » paru à l’occasion de la
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
96
commémoration des événements de Kabylie relatifs à la revendication d’un statut pour
cette langue.
Dans la première situation, nous avons affaire au discours de la fiction, tandis
que le discours d’actualité caractérise la deuxième situation. En outre, un discours est
considéré comme une fiction
« si ce discours représente des individus
agissant sur des objets dans des
situations alors que le locuteur croit que
ces individus, ces objets et ces
situations n’existent pas ou n’existent
pas telles qu’il les décrit. »66
Une telle définition permet de distinguer entre les textes de notre corpus. En
effet, nous avons d’un côté les textes littéraires, foncièrement fictionnels et, de l’autre,
les textes journalistiques qui sont ancrés dans la réalité. Mais, fait remarquer
K. Hamburger
« la fiction est autre chose que la
réalité, mais en même temps, ce qui est
apparemment contradictoire, que la réalité
est la matière de la fiction. »67
Nous verrons plus loin que l’auteur transforme effectivement le discours
d’actualité en discours de la fiction. Nous examinerons ce procédé dans la chronique
journalistique « Petite fiction en forme de réalité ».
66 Mœschler, J. et Reboul, A., (1994) : Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Seuil, p. 438
67 Hamburger, Kate (1986) : Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, (1
ère édition 1977), p. 29
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
97
4. "ÉNONCIATIONS SÉRIEUSES" / "ÉNONCIATION DE LA FICTION"
Dans le point précédent, nous avons abouti au fait que dans le discours littéraire
les mots ne correspondent pas au réel, en ce sens qu’ils ne le changent pas, alors que le
discours journalistique influence ce réel dans la mesure où il le contraint à aller dans le
sens des mots. Mais est-ce à dire que le discours littéraire n’exerce aucune influence sur
le réel ? Le discours littéraire ne serait-il que fiction ?
La question de l’opposition entre énonciations sérieuses et énonciation de la
fiction a été abordée par Searle qui se demande
« Comment peut-il se faire que les mots et
autres éléments d’un récit de la fiction
aient leur sens habituel lors même que les
règles qui gouvernent ces mots et autres
éléments et en déterminent le sens ne sont
pas observés ? »68
En d’autres termes, en quoi l’emploi d’un mot comme oiseau, dans notre corpus,
se singulariserait-il en passant du discours littéraire au discours journalistique ?
Pourquoi n’est-il que référentiel, voire informatif, dans le second et symboliserait-il le
mouvement dans le premier ? Cette opposition passe, affirme Searle, par deux autres
dichotomies fiction/littérature, discours de la fiction/discours figural. Pour la première,
« c’est aux lecteurs de décider si une
œuvre est ou non littéraire, alors que
c’est à l’auteur de décider si une œuvre
est ou non de la fiction. »69
68 Searle, J. (1979) : Sens et expression. Étude de théorie des actes de langage, Traduction de Joëlle
Proust, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 101 69
Idem., p. 102
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
98
Autrement dit, le lecteur Ŕ mais surtout le critique Ŕ décerne le label littéraire à
telle ou telle œuvre en respectant bien entendu des critères, souvent arbitraires, imposés
par l’institution. Quant à la deuxième,
« disons que […] l’emploi métaphorique
d’une expression est "non littéral" et que
les énonciations de la fiction sont "non
sérieuses". »70
À la suite de Kebbas qui pense que
« c’est l’engagement ontologique du
locuteur Ŕ les liens qu’il établit entre
les mots et le monde Ŕ qui préside à la
vérité des énoncés qu’il produit. »,71
nous faisons remarquer que ce qui distingue ces deux types d’énonciation est
une variable qui se situerait en dehors du discours ou plus exactement dans
l’interdiscours. De la sorte, l’engagement de Djaout détermine le caractère sérieux de
ses énonciations. Le sort tragique qui lui a été réservé est témoin de cet engagement.
S’agissant du discours sérieux, celui de la presse par exemple,
« l’auteur d’une assertion répond [commits
himself to] de la vérité de la proposition
exprimée. »72
Ce qui n’est pas une règle nécessaire dans le discours de la fiction. Ainsi Djaout
est-il dans l’obligation d’objectivité qu’impose le discours journalistique de rapporter
70 Searle, J. (1979) : p. 103
71 Kebbas, Malika (2005) : Le concept de vérité dans la fiction. Le cas du discours mammérien de la
fiction. Analyse pragmalinguistique du discours selon la théorie des actes de langage de John R. Searle ;
analyse archéolinguistique du discours selon la théorie de M. Foucault, thèse de doctorat, Mostaganem,
Algérie, p. 100 72
Idem., p. 101
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
99
des informations dont la vérité est incontestable, alors que, dans le discours littéraire, les
affirmations de Djaout ne sont que vraisemblables.
En d’autres termes, dit Kebbas, un tel locuteur
« est tenu d’observer les règles
sémantiques et pragmatiques qui gouvernent
l’acte illocutoire d’asserter : règle
essentielle, règles préparatoires et règle
de sincérité. »73
Ces règles sont pour Searle celles qui
« mettent en corrélation des mots (ou des
phrases) avec le monde […] des règles
verticales qui établissent des connexions
entre le langage et la réalité. »74
Si nous observons cette affirmation de Djaout-journaliste à propos de la
participation des enseignants à l’activité d’endoctrinement dans les écoles, nous
sommes amenés à adhérer à la vérité de l’acte d’assertion.
« Il est bon de rappeler que, sur les 7000 détenus islamistes des
centres de sûreté créés en juin 1991, figurent 1224 enseignants
(…) » (La logique du pire, Ruptures)
L’utilisation du verbe rappeler implique l’interlocuteur en faisant appel à sa
mémoire. Cette stratégie renforce le rapport au monde. La contextualisation (juin 1991)
de l’affirmation conforte davantage ce rapport. L’emploi de statistiques précises (7000)
consolide cette relation. En revanche, dans le discours littéraire, si le narrateur affirme
un fait, il n’adhère pas forcément à l’idée exprimée.
73 Kebbas, M. (2005) : p. 101
74 Searle (1979) : pp. 109-110
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
100
Toutefois, Searle insiste sur des assertions qui n’engagent pas ontologiquement
l’auteur. Assurément, si l’assertion est d’un autre type, il en va autrement. Toujours à
propos du rôle des enseignants dans l’instrumentation de la religion, Djaout-écrivain
dit :
« Tout un code à clés religieuses circule comme cela dans les écoles,
encouragé sinon suscité par les enseignants eux-mêmes. » (Les
vigiles, p.59)
Certes, le lecteur est en droit de ne songer ni à la vérité de cette assertion ni à sa
fausseté, mais le locuteur, lui, a ce droit. Qu’est-ce qui nous permet de l’affirmer ?
Il y a, dans ce deuxième cas, une rupture entre le discours et le monde. Selon
l’expression de Searle, il feint. Néanmoins son intention n’est pas de leurrer mais
« [d’entreprendre] un pseudo
accomplissement non trompeur qui constitue
le fait de feindre de nous narrer une
série d’événements. »75
Searle s’interroge sur la validité de l’engagement de l’auteur d’un discours de
fiction. Nous, nous nous interrogeons sur la validité de l’affirmation de Djaout
mentionnée plus haut à propos des enseignants.
Searle répond à propos du réalisme (ou naturalisme) que
« l’auteur fera référence à des lieux et à
des faits réels en mêlant ces références à
celles de la fiction ; de cette manière,
il rend possible le traitement du récit de
75 Searle, J. (1979) : p. 108
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
101
fiction comme prolongement de notre
connaissance actuelle des faits. »76
Nous, nous répliquons que, concernant Djaout, c’est autant son engagement
personnel que ses écrits de presse qui déterminent la sincérité de l’assertion étudiée,
voire de toutes les assertions axiologiques dans son discours littéraire.
En somme, « une œuvre de fiction n’a pas
nécessairement à être ramenée au seul
discours de la fiction, et en général ne
s’y ramène effectivement pas. »77
Malgré le caractère "non sérieux" du discours de la fiction, représenté dans notre
corpus par le discours littéraire, la thématique développée constitue le "prolongement de
notre conception de la réalité" ou d’un "réel possible". Autrement dit, un discours non
sérieux peut être quand même interprété comme un discours sérieux.
La force argumentative du discours littéraire est aussi importante que celle du
discours journalistique. Cette force est décuplée lorsque les deux discours sont associés.
Cette stratégie discursive, Djaout l’a exploitée dans ses écrits littéraires et
journalistiques. Ces deux ensembles se sont entrecroisés pour constituer un
interdiscours. C’est ce concept que nous allons maintenant définir.
5. INTERDISCOURS
Ce concept est relié au dialogisme défini par Bakhtine. Il concerne non
seulement les relations entre locuteur et interlocuteur mais aussi les liens instaurés entre
discours :
« Le dialogisme joue (…) sur deux plans
étroitement liés : celui de l’interaction
76 Searle, J. (1979) : p. 117
77 Idem., p. 118
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
102
entre énonciateur et co-énonciateur, mais
aussi celui de l’immersion du discours
dans un interdiscours dont il surgit et
qui ne cesse de le traverser. »78
Ce qui caractérise l’interdiscours, ce sont des « marques d’hétérogénéité »
discursives telles que la polyphonie, les interférences, la citation, etc. La polyphonie ne
sera abordée que dans la dernière partie de ce travail à travers l’étude des manifestations
des instances interlocutoires et locutoires et de leur rapport d’interlocution. Les
interférences seront envisagées à travers les spécificités lexicales de l’œuvre de Djaout
alors que la citation, en tant que répétition marquant la relation d’un discours avec
d’autres discours, sera l’objet de notre attention au cours de cette partie.
En effet, parmi toutes les formes de répétition
« la citation est (…) la plus simple : la
répétition d’une unité de discours dans un
autre discours ; elle apparaît comme la
relation interdiscursive primitive. »79
L’étude de ces éléments constitutifs permettra une approche de l’interdiscours
djaoutien en tant que représentatif de sa formation discursive. Cependant, c’est au
moment où l’auteur considère cette dernière sienne qu’elle lui échappe et le manipule80
.
À cet effet, Maingueneau considère que
« L’interdiscours ne serait (…) pas
seulement un ensemble de « circonstances »
entourant le discours, mais plutôt une
78 Maingueneau, D. (1994) : p. 153.
79 Compagnon, Antoine, (1979) : La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Éditions du Seuil,
p. 54 80
Nous aurons à nous en rendre compte dans l’analyse du discours sur la femme que nous entamerons un
peu plus loin.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
103
modalité de ce discours qui traverserait à
son insu l’énonciation du sujet. »81
Pourtant, quand bien même cette modalité serait inconsciente, elle permet de
mettre en évidence des relations discursives non seulement à l’intérieur du genre
discursif considéré mais aussi entre, d’une part, les genres discursifs et, d’autre part,
entre types discursifs. Autrement dit, les textes appartenant au même genre
entretiennent des rapports étroits mais ces rapports rendent par la même occasion
compte de liens entre discours littéraire et discours journalistique.
Ces connexions micro et macrodiscursives sont déterminées, entre autres, par
des connecteurs. Dans le point suivant, nous analyserons l’utilisation qui est faite de ces
éléments linguistiques et logiques.
81 Maingueneau, D. (1994) : p. 153
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
104
Chapitre 1 : De la connivence générique à une typologie
discursive
1. Connecteurs et connivence générique
2. Connecteurs et typologie discursive
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
105
L’étude des connecteurs permettra d’envisager la combinaison des actes de
langage dans le discours. Par ailleurs, les connecteurs servent à organiser
l’argumentation dans la mesure où ils introduisent des conclusions participant à la
modification du point de vue de l’interlocuteur. En effet,
« opérateurs et connecteurs argumentatifs
(comme presque, puisque, même, mais,
d'ailleurs, justement, eh bien, etc.) (…)
ont pour propriété d'une part de connecter
des actes de langage, ou en tout cas des
unités de nature pragmatique, et d'autre
part de réaliser des actes
d'argumentation, c’est-à-dire des actes
obligeant l'interlocuteur à interpréter
les énoncés comme autant d'arguments pour
certaines conclusions (généralement
implicites) visées par le locuteur. »82
À ce sujet, Plantin définit le connecteur comme étant
« un mot de liaison et d’orientation qui
articule les informations et les
argumentations d’un texte. Il met
notamment l’information du texte au
service de l’intention argumentative
globale de celui-ci. »83
Deux fonctions sont donc attribuées au connecteur, à savoir établir un pont entre
deux informations ou deux « contenus propositionnels » et donner une orientation ou un
82 Moeschler, Jacques (1985) : Argumentation et conversation, Éléments pour une analyse pragmatique
du discours, Paris, Hâtier/Didier, coll. LAL., p. 17 83
Plantin, Ch. (1996) : L'Argumentation, Paris, Le Seuil, « Mémo », p. 68
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
106
sens argumentatif. L’intention argumentative est, pour ainsi dire, à chercher dans le
rapport entre le contenu propositionnel et l’orientation donnée à ce contenu grâce au
connecteur.
Nous examinerons dans ce chapitre le fonctionnement de quelques connecteurs
argumentatifs et l’utilisation que Djaout en fait dans ses écrits littéraires et
journalistiques. Nous verrons comment ces connecteurs participent à l’élaboration du
contre-discours djaoutien.
Nous ferons, tout d’abord, un inventaire statistique et contextuel des connecteurs
argumentatifs pour nous intéresser ensuite à chaque connecteur séparément et à
l’orientation qu’il confère à l’argumentation. Enfin, nous examinerons les réseaux de
circulation qu’installent les connecteurs pour déterminer une éventuelle typologie
discursive.
Pour saisir l’importance discursive des connecteurs, considérons les exemples
suivants :
(1) Le père mourut le premier, à un âge qui dépasse à PEINE l’âge
actuel de Boualem. (Le dernier été de la raison)
(2) C’est un PEU au contact de la vie et beaucoup au contact des
livres que des idées ont germé en lui, que des idéaux ont pris
racine, que des sensations voluptueuses et des ondes de joie ou de
colère ont parcouru son corps frémissant, y laissant des traces
durables. (Le dernier été de la raison)
(3) Il a jeté tout ce qui se rapporte à ses parents dans un puits
d’oubli où il a aussi précipité son enfance PEU réjouissante et les
lieux qui l’ont abritée-le tout en un ballot bien ficelé et lesté d’une
pierre afin qu’il ne surnage plus jamais. (Le dernier été de la
raison)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
107
(4) Aujourd'hui, une jeunesse désabusée qui crie sa désaffection
NE rêve QUE de larguer les voiles vers des cieux où sa vigueur et
ses désirs peuvent acquérir un sens, elle déploie des trésors
d’ingéniosité pour brader tout ce qui peut trouver acheteur hors
de nos frontières. (La haine devant soi)
(5) Il faut dire que ceux qui prirent notre destinée en main avaient
DÉJÀ mis en place quelques principes élémentaires : 1) nous
sommes arabes avant d’être algériens ; 2) ce qui se dit en arabe
est bon, quel qu’en soit le contenu. (La logique du pire)
(6) si Boualem devait partir, lui aussi, ce serait PRESQUE sans
regret, car cette terre chasse ses enfants, comme dit un proverbe
d’ici. (Le dernier été de la raison)
(7) L'endroit avait fini par faire partie de leur vie, il incarnait
MÊME la face la plus insouciante et la plus déliée de cette vie. (Le
dernier été de la raison)
L’adjonction du connecteur à l’énoncé initial confère au nouvel énoncé une
pertinence argumentative. En effet, si nous comparons les différents énoncés produits,
nous nous apercevons que l’énoncé avec le connecteur argumentatif a une force
argumentative supérieure à celle de l’énoncé sans connecteur.
1. CONNECTEURS ET CONNIVENCE TEXTUELLE
Dans ce qui suit, un intérêt particulier sera porté aux relations qu’installent les
connecteurs entre les textes. Nous verrons si ces relations s’instaurent exclusivement
entre textes appartenant au même genre discursif ou au contraire si cette connivence ne
répond pas à une règle discursive de type rhétorique. Dans ce deuxième cas, il sera
plutôt question d’expliquer la transgression qui s’opère dans l’appartenance générique et
discursive.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
108
1.1. Inventaire statistique
L’inventaire statistique permet de visualiser la distribution des connecteurs dans
les écrits littéraires et journalistiques.
Figure 43 : Distribution des connecteurs (Ruptures en tant qu’un seul texte)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
109
Figure 44 : Analyse factorielle de la distribution de quelques connecteurs (Ruptures en tant
qu’un seul texte)
L’analyse factorielle montre une certaine distribution des connecteurs. Le texte
journalistique présente une affinité particulière avec les connecteurs pourtant,
justement, voire or. Des rapports significatifs sont à signaler dans les textes littéraires.
L’exproprié, par exemple, entretient une relation avec le connecteur alors. L’invention
du désert présente une forte fréquence du connecteur d’ailleurs. Le connecteur sinon est
plutôt spécifique de Les vigiles et Le dernier été de la raison. Enfin, deux connecteurs,
mais et donc, sont situés dans l’environnement de Les chercheurs d’os.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
110
Figure 45 : Distribution de quelques connecteurs (chroniques séparées)
L’analyse factorielle ci-dessous a été réalisée en prenant chaque chronique
comme texte indépendant. Elle permet de voir la distribution des connecteurs par
rapport à chaque chronique. La tendance au regroupement demeure la même pour les
romans.
Les chroniques en revanche ont des corrélations différentes avec les connecteurs.
« Lettre de l’éditeur », « Les chemins de la liberté » et « Suspicion et désaveu » sont
reliées au connecteur mais. « Le retour du prêt-à-penser », « Petite fiction en forme de
réalité », « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et « La face et le revers » penchent
du côté du connecteur d’ailleurs. « La famille qui avance », « La justice de l’histoire »
et « Fermez la parenthèse » convergent vers le connecteur or. Le connecteur justement
rassemble les chroniques « La logique du pire », « La foi républicaine », « Minorer ou
exclure » et « La haine devant soi ».
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
111
Figure 46 : Analyse factorielle des connecteurs (chroniques séparées)
À travers ces figures, nous constatons que les connecteurs étudiés se manifestent
dans les écrits de presse et dans les écrits littéraires. Nous aborderons, un peu plus loin,
la fonction argumentative de chaque connecteur et du même coup la dominante
argumentative de chaque texte de notre corpus.
Signalons en outre que les moyens linguistiques utilisés rapprochent les articles
de presse les uns des autres, formant ainsi un noyau central et reléguant les textes
littéraires à la périphérie.
Nous allons à présent étudier chaque connecteur séparément pour comprendre
les rapports argumentatifs qu’il exprime et la stratégie discursive qu’il sous-tend.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
112
1.2. Mais
En examinant les données représentées dans la figure ci-dessous, nous
remarquons que le connecteur mais est excédentaire dans deux romans, Les chercheurs
d’os et Les vigiles, et dans les chroniques « Lettre de l’éditeur », « La face et le revers »,
« Le retour du prêt-à-penser », « Les chemins de la liberté », « Suspicion et désaveu »,
« Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et « Petite fiction en forme de réalité ». Il est
déficitaire dans L’exproprié, L’invention du désert et Le dernier été de la raison ainsi
que dans les chroniques « La haine devant soi », « Minorer ou exclure », « La logique
du pire », « La famille qui avance », « La justice de l’histoire », « Fermez la
parenthèse » et « La foi républicaine ».
Figure 47 : Distribution du connecteur mais
Le connecteur mais est excédentaire dans neuf textes et déficitaires dans dix
autres. Les neuf textes cités précédemment présentent une forte tendance vers le
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
113
connecteur mais. Nous savons que ce dernier exprime le principe d’opposition ou de
réfutation argumentative. Nous pouvons supposer que les textes en question
développent ce principe.
L’opposition ou la réfutation argumentative dans ces textes sont suscitées par
une volonté et un engagement ontologique contre l’injustice de l’histoire dans les deux
romans susmentionnés et contre les personnes qui ont en charge l’écriture de cette
histoire, dans les chroniques où mais est excédentaire.
Pour revenir au principe d’opposition ou de réfutation, il est schématisé P mais
Q où P renvoie à une conclusion (ou « implicature ») C et Q à une conclusion C’qui
s’oppose à la première. Dans cette construction, le locuteur n’assume que P et par là-
même incite l’interlocuteur à en faire de même.
Soit ces exemples :
(1) Le lectorat se vengeait par le sarcasme du conformisme de la
presse. Mais la presse était tout de même très lue. (Les chemins
de la liberté)
(2) Le champ politique est marqué ces derniers mois par
beaucoup d’atermoiements et d’incohérences : lutte sans merci
des forces de l’ordre contre les mouvements islamistes armés
mais mollesse et compromis des politiciens dans l’approche et le
traitement de la question islamiste. (Suspicion et désaveu)
Dans (1), l’énoncé P (sarcasme du lectorat) sous-entend une implicature C du
genre : La presse n’est pas lue, qui est logiquement attendue. Toutefois, le mais va
introduire une autre conclusion C’ : la presse est tout de même lue, qui n’est pas
attendue mais vérifiée.
Dans (2), l’énoncé P (lutte militaire contre les islamistes) appelle la conclusion C
(lutte politique contre les islamistes). Cependant le connecteur mais va engager une
conclusion C’ (mollesse des politiciens)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
114
1.2.1. Mais "anti-implicatif" et mais "compensatoire"
O. Ducrot84
et E. Eggs85
distinguent entre un mais "anti-implicatif" et un mais
"compensatoire". Le mais anti-implicatif introduit une « implicature » inattendue. En
d’autres termes, il fausse la conclusion C attendue. Le mais compensatoire, quant à lui,
permet de « compenser » P par une conclusion C.
Le premier mais peut être illustré par les exemples suivants :
(1) « De cet homme (Bélaid Abdessalem), dont l’intégrité, parait-il,
est incontestable (mais l’intégrité suffit-elle quand il s’agit de
décider de l’avenir d’un pays ?) beaucoup attendaient une gestion
économique rigoureuse à même d’aider le pays à sortir du
marasme. » (Suspicion et désaveu)
(2) « Menacée dans sa stabilité, voire dans son existence, l’Algérie
a besoin d’une grande détermination patriotique pour affronter
les périls et retrouver son équilibre et sa place de pays
respectable et respecté. Mais est-ce en reconduisant un
nationalisme (” anachronique ” pour reprendre le qualificatif de
Lacheraf) fait d’équilibrisme et d’affirmations-négations, un
nationalisme qui a conduit tout droit à l’intégrisme, qu’une telle
perspective peut se concrétiser ? » (La face et le revers)
Le mais "compensatoire" apparaît dans les exemples qui suivent :
(3) « Les journaux suivants : Le Matin, La Nation, El Djazaïr El
Youm, Essahafa, Liberté, Barid Echark, L’Observateur, El Watan
ont fait l’objet d’une mesure de suspension plus ou moins longue,
84 Cf. Ducrot Oswald (1972) : Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann
et Ducrot, O. et al. (1980) : Les Mots du discours, Paris, Minuit 85
Eggs, Ekkehard (1994) : Grammaire du discours argumentatif, Paris, Kimé, p. 17
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
115
mais ils ont tous été autorisés à reparaître. » (Les chemins de la
liberté)
(4) « C’est, en un mot, une année pas très brillante et, en cela, plus
au moins semblable à celles qui l’ont précédée. Mais elle aurait pu
être bien pire. » (Lettre de l’éditeur)
(5) « On vous replace, d’une poigne bienveillante mais ferme,
dans le giron chaud et protecteur de l’évidence. » (Djaout,
1999 : 9)
(6) « Attisez votre vigilance pour que demeure haut allumé le
doux mais redoutable brasier de la foi ! » (Djaout, 1999 : 12)
(7) « Boualem pense à une anecdote lue dans son livre d’anglais il
y a plus de trente ans mais qu’il garde toujours en mémoire. »
(Djaout, 1999 : 14)
1.2.2. Mais réfutateur et mais argumentatif
J.-M. Adam (1984) parle quant à lui d’un mais "de réfutation", qui
correspondrait au mais anti-implicatif, et d’un mais "d’argumentation" équivalent du
mais compensatoire. Le mais réfutateur sous-entend un rapport conflictuel dans un
dialogue où la proposition P est réfutée par une négation introduisant une correction. Le
rapport s’exprimerait alors à travers le schéma "Négation P, mais Q".
Considérons les exemples suivants :
(1) « Dans un gouvernement politiquement neutre, censé
remettre en route la machine économique, on placera en avant,
dès le départ, non pas les tenants des portefeuilles et des leviers
économiques et stratégiques mais trois idéologues du pouvoir : le
ministre des Affaires religieuses, le ministre de l’Intérieur, le
ministre de la Communication et de la Culture. » (La justice de
l’histoire)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
116
La polyphonie, voire l’antiphonie se donne à lire et à entendre. P devrait être
admise par tous dans la mesure où l’objectif premier du gouvernement est de redresser
l’économie. On s’attendrait donc à voir au premier plan les ministres en charge de
l’économie, mais ce sont des ministres « idéologues » qui sont mis en avant.
(2) « Question embarrassante à laquelle nous essayerons de
répondre, non pas en enfourchant les gracieux destriers de la
théorie, mais en nous penchant sur la bien rugueuse réalité de
l’Algérie. » (La face et le revers)
Dans cet exemple aussi, le locuteur développe une antiphonie en réaction à une
conception admise qui analyse les faits en théorie. Lui, il propose de répondre à la
question en ayant recours à la situation algérienne.
Dans ces deux exemples Q se substitue à P en tant que proposition vraie en ce
sens que P a été réfutée et remplacée par Q.
Le mais argumentatif donne une nouvelle orientation à l’énoncé, donc à
l’argumentation. Ducrot souligne :
« il s’agit d’effacer l’effet argumentatif
d’une proposition P, allant dans un
certain sens, en lui ajoutant une
proposition Q allant dans le sens opposé,
et y allant de façon plus décisive»86.
Soit les exemples suivants :
(1) « Soudain, Ali Elbouliga se met à trembler, mais la fraîcheur du
crépuscule n’y est pour rien. » (Djaout, 1999 : 24)
(2) « Il ne faut pas se fier à quelques coups de griffes échangé ici
ou là : Bélaïd Abdessalem, et Taleb Ahmed sont bel et bien les
86 Ducrot, O., (1978) : p. 43
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
117
deux versants d’une même idéologie. D’ailleurs, les deux hommes
n’ont-ils pas œuvré harmonieusement sous la houlette de
Boumediene ? Mais l’actuel chef du gouvernement semble avoir
des idées vaporeuses sur les parentés idéologiques. N’a-t-il pas
déclaré une fois à la télévision : ” nous sommes tous des
boudiafistes ”, lui qui a accompli toute sa carrière politique sous le
régime qui a réprimé et exilé Boudiaf ? » (Suspicion et désaveu)
(3) « Le retour au pouvoir de M. Bélaïd Abdessalem aura au moins
valeur de leçon (mais les leçons commencent à nous revenir très
cher) en confirmant une fois de plus cette vérité têtue : le FLN,
toutes tendances confondues, n’est décidément pas recyclable.
Non la rupture n’est pas un vain mot. » (Suspicion et désaveu)
Dans ces différents exemples la proposition Q donne une nouvelle orientation à
l’argumentation en se présentant comme argument plus fort, au sens de Ducrot, et plus
valable que celui introduit par P. Ainsi dans (1), P interpelle-t-elle une conclusion C (il
fait froid), argument valable pour trembler. Toutefois, Q implique une conclusion
C’véhiculant un argument à un niveau plus élevé que le physiologique (autre chose que
la fraîcheur fait trembler El Bouliga, mais quoi donc ?)
Dans les différents exemples relevés, nous avons pu constater que mais, dans ses
différents emplois, ouvre la voie à une antiphonie. Celle-ci est construite par le locuteur
pour contrecarrer un discours dit ou pensé par un interlocuteur ou une instance
interlocutoire. Ce contre-discours met en évidence la formation discursive du locuteur-
journaliste-écrivain.
L’emploi du mais est, par ailleurs, identique qu’il s’agisse de littérature ou de
journalisme.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
118
1.3. Justement
Pour Plantin, justement est un connecteur qui sert dans l’opération de
"retournement" argumentatif. En effet, l’emploi de ce connecteur servirait à retourner
l’argumentation et l’argument contre son énonciateur. Relevons tout d’abord la
distribution de ce mot dans notre corpus.
Ce connecteur est excédentaire dans trois textes : un roman, Les vigiles, et deux
chroniques, « La foi républicaine » et « Minorer ou exclure ». Il témoigne du
retournement de l’argumentation d’un locuteur réel ou supposé. Ces textes reflètent
cette stratégie argumentative.
Cette stratégie se manifeste dans Les vigiles à travers l’utilisation de l’antiphonie
de Lemdjad par ceux-là même qu’il contredisait avant sa consécration à la foire de
Heidelberg.
Dans « La foi républicaine », Djaout retourne l’argumentation des gouvernants
qui voulaient codifier la foi en replaçant ceux-ci dans le concept de république qu’ils
utilisent effectivement depuis 1962 mais pas à bon escient.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
119
Figure 48 : Distribution du connecteur justement
Voyons à présent comment ce connecteur est utilisé. (Voir annexe 3)
(1) Les lois de la République ont justement pour vocation à
l’origine de protéger contre les exclusions, de protéger les
convictions de chacun et ses libertés. (La foi républicaine)
(2) Comment comprendre que la plus haute instance dirigeante
reçoive, comme représentante des femmes algériennes, justement
cette personne qui s’est mise il y a quelque temps à hurler des
slogans intégristes et que les femmes ont expulsée manu militari
d’un rassemblement ? (Minorer ou exclure)
L’emploi de justement dans (1) oppose au discours tenu par des dirigeants
algériens qui transgressent les lois de la république en piétinant les libertés et les choix
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
120
personnels, un contre-discours qui revendique le respect de l’autre. Justement introduit
une opposition au sens que lui donne Ducrot, non pas sémantique, mais plutôt d’idées
soutenues par des locuteurs différents. Il permet, par ailleurs, de demander au premier
locuteur une explication, voire une autre argumentation. La "balle" argumentative est
immédiatement renvoyée dans le camp du premier locuteur. Ainsi dans (2), le locuteur-
journaliste voudrait-il comprendre le choix de la "plus haute instance dirigeante".
Mais, au-delà de cette volonté, le locuteur-journaliste nous renseigne sur cette
instance et ses visées idéologiques. Il s’attend donc à notre adhésion à ses idées et à
notre opposition au discours de l’autre.
1.4. D’ailleurs
A la suite de Ducrot, nous considérerons d’ailleurs comme une seule "entité
linguistique". Nous avons, en outre, supprimé de notre corpus le d’ailleurs qui renferme
une préposition "de" et un adverbe de lieu "ailleurs". La distribution de ce connecteur
est représentée dans la figure suivante :
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
121
Figure 49 : Distribution du connecteur d’ailleurs87
Les divers contextes de ce connecteur montrent que les énoncés où apparaît
d’ailleurs sont P d’ailleurs est-ce que P ? et P d’ailleurs Q (voir annexe 4).
1.4.1. P d’ailleurs est-ce que P ?
(1) Les nationalismes n’ont plus bonne presse, d’ailleurs, l'ont-ils
jamais eue ? (La face et le revers)
Dans (1), P implique une conclusion C (les nationalismes ont eu bonne presse).
D’ailleurs introduit une opposition à P à valeur d’argument contredisant la
conclusion C.
87 Cette distribution va englober toutes les formes de "ailleurs" vu que dans la préparation de la base, nous
avions séparé la locution adverbiale "d’ailleurs" en "d’" et "ailleurs". Après vérification, nous avons
constaté que l’utilisation de "ailleurs" comme nom était négligeable et ne faussait pas les données.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
122
Cette construction énonce une proposition P à valeur argumentative déjà admise
pour s’interroger sur l’utilité d’avoir considéré l’existence même d’un tel argument.
Dans l’exemple précédent, l’assertion selon laquelle les nationalismes n’ont plus bonne
presse est vite balayée par l’interrogation introduite par d’ailleurs. Ainsi l’argument
contenu dans P est-il transcendé. Nous ne devrions plus nous demander si les
nationalismes ont eu ou aurons bonne presse. La construction "P d’ailleurs est-ce que
P ?" devient un argument pérenne.
1.4.2. P d’ailleurs Q
« Boualem avait un ami, un cancre impénitent, totalement enivré
par le football et qui deviendrait d'AILLEURS par la suite un
joueur professionnel. » (Le dernier été de la raison)
Dans cet énoncé, P implique une conclusion, d’ailleurs explicitée par "un cancre
impénitent", selon laquelle le football est affaire de gens sans culture. D’ailleurs
introduit un argument présenté par le locuteur comme une information supplémentaire
et secondaire notamment par l’utilisation de "par la suite". Le locuteur prétend aussi ne
pas argumenter à partir de Q, ce qui renforce le caractère argumentatif de Q.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
123
1.5. Donc
Examinons à présent un autre articulateur, donc. La figure qui suit représente la
distribution de ce connecteur dans le corpus.
Figure 50 : Distribution du connecteur donc
A noter que ce connecteur est excédentaire dans six textes : Les chercheurs d’os,
Les vigiles, « La haine devant soi », « Les chemins de la liberté », « La famille qui
avance » et « Minorer ou exclure ». Mais il n’atteint un seuil significatif que dans deux
textes, à savoir Les chercheurs d’os et « La famille qui avance ».
Donc fait partie des connecteurs introducteurs de conclusion. Il a donc pour
fonction argumentative d’introduire la conclusion sur laquelle s’achève un procès
argumentatif. Soit les exemples suivants (pour d’autres contextes, voir annexe 5) :
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
124
(1) « Cela a engendré une désaffection des lecteurs à l’endroit des
publications journalistiques jugées aux ordres des gouvernants et
DONC dénuées de crédibilité. » (Les chemins de la liberté)
(2) « Ce sont là des formules établies bien des siècles avant Jésus-
Christ, DONC encore plus de siècles avant que notre religion
n’apparaisse. » (Le dernier été de la raison)
Dans (1), le fait que "les productions journalistiques" soient considérées comme
proches du pouvoir est un argument suffisant pour ne pas les lire. Cet argument
implique une conclusion selon laquelle la presse aux ordres du pouvoir est dénuée de
crédibilité. Donc introduit une conclusion logique à l’argument qui le précède.
Dans (2), donc assure la même fonction argumentative en introduisant la
conclusion plaçant l’islam postérieurement à des formules scientifiques établies avant
Jésus-Christ, laissant entendre, du même coup, que la science n’est pas contenue dans la
religion.
En définitive, donc assure la fonction argumentative d’introducteur de
conclusion en instituant un rapport sémantico-pragmatique entre cette conclusion et
l’argument qui la précède.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
125
1.6. Or
La distribution du connecteur or est illustrée dans la figure suivante :
Figure 51 : Distribution du connecteur or
Ce connecteur est excédentaire dans quatre textes : L’invention du désert, « La
face et le revers », « Les chemins de la liberté » et « Minorer ou exclure ». Il est classé
par Moeschler dans la catégorie des connecteurs introducteurs d’arguments. Il sert donc
en premier lieu à introduire des arguments88
.
(1) « Beaucoup de journaux sont intervenus par le biais
d’éditoriaux. OR, nous savons que l’éditorial articule le discours
non pas au niveau du réel, mais au niveau propositionnel ;
88 Voir l’annexe 6
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
126
l’intervention idéologique, au lieu de s'inscrire dans les objets et
dans leurs relations, apparaît à la surface du discours. » (Les
chemins de la liberté)
(2) « Par un abus de langage, on accole l’épithète nationaliste à
tous ceux qui ont fait leurs les idées de Boumediène. OR le
nationalisme boumédiéniste se caractérise par au moins deux
aspects : la primauté du militaire sur le politique, la négation sans
appel d’une partie de l’histoire et de la culture de l’Algérie. » (La
face et le revers)
Le connecteur or introduit dans (1) un argument remettant en cause le recours de
certains journaux à l’éditorial pour dénoncer la situation politique en Algérie après
1991. Même procédé dans (2) où or fait intervenir un argument discréditant le
nationalisme boumédiéniste auquel s’identifient les nationalistes algériens
contemporains.
Si or sert à l’introduction d’arguments au même titre que d’ailleurs ou mais, il
permet surtout d’opposer (au sens juridique) au discours ambiant un contre-discours
constitutif de l’antiphonie de Djaout, qui s’élève contre les idées reçues et les
stéréotypes dans lesquels le discours officiel, à travers ses organes de presse, veut noyer
le lectorat.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
127
1.7. Pourtant
Le connecteur pourtant est révélateur de cette antiphonie dans la mesure où les
arguments qu’il introduit sont "anti-orientés" par rapport à d’autress. Voyons tout
d’abord sa distribution dans le corpus.
Figure 52 : Distribution du connecteur pourtant
Pourtant est caractéristique des textes L’invention du désert, Les vigiles, « Le
retour du prêt-à-penser » et « Minorer ou exclure ». Examinons quelques contextes de
son apparition89
:
(1) « Tous ceux qui ont le front de soutenir que l’Algérie n’est pas
fatalement vouée aux œillères et à la régression, qu’elle peut se
89 Voir l’annexe 7
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
128
défaire des tabous, sont présentés comme des excroissances
honteuses, des abominations étrangères aux valeurs de leur
société. POURTANT, cette Algérie qui pense et qui ose, qui ne
craint pas de bousculer les interdits, existe ; elle est loin d’être
minoritaire. » (Minorer ou exclure)
(2) « La logique politique semble redevenir ce qu’elle était du
temps de Boumediene et de Chadli : logique de dosage, voire de
compromission, qui permet, par un jeu d’acrobatie, la survie des
appareils. POURTANT, après le passage lumineux et dramatique
d’un Boudiaf dans notre champ politique, nous avions un moment
espéré que rien ne serait plus comme avant. » (Le retour du prêt-
à-penser)
Dans les deux exemples, pourtant introduit un argument anti-orienté par rapport
à celui qui vient au début. Ainsi, dans (1), le locuteur fait-il remarquer que l’argument
selon lequel le nombre des libres penseurs est insignifiant est supplanté par le contre-
argument introduit par pourtant. La même opération est effectuée dans (2).
2. CONNECTEURS ET TYPOLOGIE DISCURSIVE
Plusieurs typologies des connecteurs ont été proposées par certains chercheurs,
comme Ducrot (1980), pour regrouper les connecteurs selon des affinités
paradigmatiques et sémantico-pragmatiques. D’autres, comme Moeschler (1995), ont
basé leur distinction sur la différence entre prédicat à deux places et prédicat à trois
places.
Moeschler dit à ce sujet :
« un connecteur argumentatif est un
prédicat à deux places, si les segments X
et Y qu'il articule en surface peuvent
remplir une fonction argumentative et s'il
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
129
n'est pas besoin de faire intervenir un
troisième constituant implicite (à
fonction d'argument ou de conclusion) »90
Par conséquent, un prédicat à trois places est un connecteur qui fait intervenir
une troisième variable implicite. Envisageons les exemples suivants :
(1) « Le débat proposé par le conseil du gouvernement sur le
système éducatif procède-t-il du désir de remettre de l'ordre et de
distiller un peu de qualité dans une institution naufragée, ou
ALORS est-il une simple diversion permettant de faire passer,
comme une lettre à la poste, un "réaménagement" insensé à même
de porter le coup de grâce à cette école : substituer à une langue
pratiquée et maîtrisée, le français, une autre langue totalement
étrangère, l'anglais ? » (La logique du pire)
(2) « A l’image de ces bêtes qui hantent la nuit ou les boyaux
profonds des villes, ils seront en mesure, dans quelque temps, de
se déplacer et MÊME de travailler sans avoir besoin de lumière ;
ils pourront se faufiler entre les meubles sans rien bousculer ou
renverser, sans provoquer le moindre bruit ; ils pourront se
couler, s'aplatir, épouser les angles, les encoignures. » (Le dernier
été de la raison)
Alors est classé par Moeschler dans la catégorie des prédicats à deux places.
Dans l’exemple (1), en reprenant la terminologie de Moeschler, il y a deux segments X
et Y qui fonctionnent dans une relation argumentative. En revanche, dans (2), X et Y ne
suffisent pas pour comprendre l’argumentation ; il faut en outre faire intervenir une
variable implicite qui se comprendrait dans le contexte global du texte. L’exemple (2)
est métaphoriquement argumentatif alors que (1) est directement argumentatif.
90 Moeschler, J., (1985) : pp. 62-63.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
130
La figure qui suit donne une schématisation de la distribution de quelques
connecteurs de typologies différentes dans notre corpus.
Figure 53 : Analyse factorielle de la distribution de quelques connecteurs
Nous pouvons déjà remarquer que les textes littéraires (L’exproprié, L’invention
du désert, Les chercheurs d’os, Les vigiles et Le dernier été de la raison) se retrouvent à
l’extérieur de la zone que forme la rencontre des deux axes horizontal et vertical,
relativement à l’écart des autres textes.
L’apparition de L’exproprié est davantage décentrée. Le connecteur qui s’en
rapproche le plus est finalement. Nous savons, d’après Moeschler, que ce connecteur
entre dans la catégorie des prédicats à trois places où X et Y ont besoin d’une troisième
variable implicite pour assurer la fonction argumentative. L’argumentation est indirecte,
dans le sens d’implicite, dans ce texte qui est, soit dit en passant, littéraire.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
131
Par ailleurs, Les vigiles présente la même attirance envers le connecteur même
qui introduit lui aussi une argumentation implicite à trois places.
En revanche, les textes journalistiques présentent tantôt des affinités avec des
connecteurs à deux places, tantôt des connecteurs à trois places. Aussi y a-t-il lieu de
remarquer que, lorsque le texte en question introduit une polémique, le locuteur a
recours à des connecteurs dont le prédicat est à deux places, mais lorsqu’il s’agit d’une
réflexion sur un sujet donné, il a tendance à recourir à des connecteurs dont le prédicat
est à trois places. Ainsi distinguons-nous pour le premier cas des textes tels que « La
logique du pire » ou « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et, pour le deuxième,
des textes comme « Lettre de l’éditeur » ou « La foi républicaine ».
« Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? », par exemple, est un texte qui traite
des événements de Kabylie en 1980 et des droits qu’ils ont permis d’arracher.
L’argumentation est explicite en faveur de ce mouvement. « La foi républicaine », en
revanche, est une réflexion sur ce que doit être une république, à l’image de celle de
Platon. L’argumentation y est implicite, nécessitant une transposition dans la réalité
algérienne.
Cela nous amène à formuler d’autres distinctions à propos de la fonction et
l’orientation argumentatives.
La fonction argumentative comme critère distingue entre connecteurs
introducteurs d’arguments (car, d’ailleurs, mais, or, même) et introducteurs de
conclusions (donc, décidément, finalement). La première catégorie est illustrée presque
exclusivement dans des textes journalistiques comme « Les chemins de la liberté » ou
« La face et le revers ». La deuxième l’est plutôt dans des textes littéraires tels que Le
dernier été de la raison, L’exproprié ou encore L’invention du désert mais aussi dans un
texte journalistique « Petite fiction en forme de réalité ». Ce dernier se trouve être,
comme son nom l’indique, une petite fiction insérée dans une chronique. D’ailleurs, elle
sera reprise dans Le dernier été de la raison.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
132
Il existe des textes où ces deux catégories sont représentées, comme dans « La
famille qui avance » et « Fermez la parenthèse ».
L’orientation argumentative permet de différencier entre les connecteurs dont les
arguments sont co-orientés (décidément, d’ailleurs, même) et ceux dont les arguments
sont anti-orientés (sinon, pourtant, finalement, mais). Nous retrouvons la première
classe de connecteurs dans des textes tels que Suspicion et désaveu ou Petite fiction en
forme de réalité. Dans ces textes, les arguments sont co-orientés. La seconde classe de
connecteurs est spécifique à des textes comme « La logique du pire », « Minorer ou
exclure » ou encore Le dernier été de la raison. Les arguments de ces textes sont anti-
orientés.
Le tableau récapitulatif suivant reprend la répartition de quelques connecteurs
dans les textes constituant le corpus analysé.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
Tableau 6 : Répartition des connecteurs dans les textes
Mais Justement D’ailleurs Donc Or Pourtant Sinon Alors Car Finalement Même
EX + +
CH + + + + +
IN + + + + +
VI + + + + + + +
DE + +
Lettre + + +
Foi + +
Face + + + +
Haine + +
Justice + + +
Suspicion + + + +
Famille + + +
Minorer + + + + +
Chemins + + + + +
Retour + + + +
Fermez + +
Effraction + +
Fiction + +
Logique + + +
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
134
Chapitre 2 : L’imbrication discursive
1. Les genres intercalaires
2. La citation
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
135
Ce que nous qualifions d’imbrication discursive est appelé « diffraction » par
M. Kebbas91
qui fait référence à deux types de diffraction, interne et externe.
Cette imbrication de discours se remarque dans les écrits de Djaout à travers
l’interruption de la fiction par l’intrusion du texte journalistique ou par celle de procédés
littéraires dans l’écrit journalistique.
Mais, au-delà de cette dichotomie journalisme/littérature, les écrits littéraires et
journalistiques de Djaout sont traversés par d’autres discours. Le discours religieux, le
discours épique ou encore le discours épistolaire sont des indices certains de cette
hybridité dans le littéraire et dans le journalistique.
Comment alors cette imbrication s’opère-t-elle ? Pourquoi est-elle utilisée ? En
quoi participe-t-elle à l’argumentation ? Est-ce une marque de l’hybridation de
l’écriture ?
Pour répondre à ces questions, nous regarderons de près les textes ou passages
qui assurent cette imbrication car les frontières entre les discours considérés ne sont pas
étanches. Pour ce faire, nous vérifierons la force argumentative de deux types
d’imbrication discursive, les genres intercalaires et la citation.
1. LES GENRES INTERCALAIRES
Partant du constat qu’il est facile de distinguer les genres dans les arts autres que
la littérature, Schaeffer se demande d’où vient la difficulté d’en faire de même dans ce
domaine. Il est convaincu que
« toute classification générique est
fondée sur des critères de similitude, et
le statut logique de ces critères, de même
que la relative difficulté ou facilité
avec laquelle on peut s’en servir pour
discriminer entre divers objets, n’a
91 Kebbas, M. (2005) : p. 125
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
136
aucune raison d’être différent selon les
domaines. »92
La distinction des genres est tributaire, selon l’auteur de Qu’est-ce qu’un genre
littéraire ?, de la définition de leur domaine. Commentant une citation de Johon
Reichert93
, Schaeffer affirme que
« la manière dont les théories
essentialistes se servent de la notion de
genre littéraire est plus proche de la
pensée magique que de l’investigation
rationnelle. »94
Effectivement, ces théories immanentistes partent de critères classificatoires
intrinsèques pour situer tel ou tel texte dans tel ou tel genre, qui serait un « réceptacle »
indépendant du texte qu’il s’apprête à accueillir.
Notre souci n’est pas de consacrer une théorie générique, entreprise on ne peut
plus ardue, qui a fait couler beaucoup d’encre avec la Poétique d’Aristote, la théorie
évolutionniste, les principes-questions de Brunetière et l’esthétique de Hegel.
Notre objectif est de montrer que les écrits de Djaout s’inscrivent certes dans un
genre littéraire, mais que cette appartenance transcende par la même occasion cette
classification générique
car « le terme roman, par exemple, n’est
pas un concept théorique correspondant à
une définition nominale acceptée par
l’ensemble des théoriciens littéraires de
notre époque, mais d’abord et avant tout
92 Schaeffer, Jean-Marie (1989) : p. 8
93 « La possession de certains traits est une raison pour assigner une œuvre donnée à une catégorie
spécifique, mais une catégorie n’est tout simplement pas le genre de chose qui, par elle-même, pourrait
être la raison ou la cause de quoi que ce soit. » (« More than Kin Less than Kind : The Limits of
Criticism », In Theory of Literary Genre, Joseph P. Strelka (éd.), Pennsylvania State University Press,
1978, p. 76, cité par Schaeffer (1989): p. 35) 94
Scaeffer, J.-M. (1989) : p. 35
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
137
un terme accolé à des époques diverses à
des textes divers, par des auteurs, des
éditeurs et des critiques divers. »95
« Cette ambiguïté de la relation d’appartenance générique » est perceptible dans
L’exproprié. En effet, ce texte porte la mention « roman » sans pour autant satisfaire
aux critères déterminant cette catégorie. Nous avons montré dans notre mémoire de
magistère que, statistiquement, ce « roman » se rapproche davantage de la poésie que du
récit, ce qui confirme le point de vue de certains critiques, comme Janine Fève-Caraguel
qui voyait dans ce texte un poème.
Ce qui importe, c’est de montrer comment le genre sert de cadre sans pour autant
constituer une fin en soi. En d’autres termes, c’est la transgression du genre qui est
significative. Elle participerait de la stratégie argumentative de l’auteur. Quelle
formation discursive l’auteur veut-il faire passer en transgressant les critères
classificatoires d’un genre ? Pour répondre à cette question, analysons les marques
discursives de cette transgression. Il s’agit, entre autres, de l’intrusion d’un genre dans
un autre.
Les genres intercalaires sont des genres de discours qui s’inscrivent dans un
autre genre. Il s’agit, par exemple, d’un poème qui serait inséré dans un roman. Les
romans de Djaout sont traversés par des textes appartenant à d’autres genres discursifs
comme la poésie, la lettre et l’article de presse.
Ces textes sont repérables grâce à des indices typographiques et conventionnels.
Il s’agit par exemple de la présentation en vers pour le poème ou de la présence d’un
destinataire pour la lettre, ou encore de la référence autonymique pour l’article de
presse.
Au demeurant, c’est une hétérogénéité discursive, au sens de variété de discours,
qui est à l’œuvre dans les textes de Djaout. À titre d’exemple, nous citerons la dernière
phrase du chapitre « Prédication » extrait de Le dernier été de la raison :
95 Schaeffer (1989) : p. 65.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
138
« Serrez vos rangs, hommes visités par la grâce, afin qu'aucun
dévoyeur ne s’insinue entre vous, porteur à nouveau du germe du
questionnement destructeur »96
Pour l’initié à la culture musulmane, cet énoncé rappelle la fin du prêche qui
précède la prière du vendredi. C’est donc le discours religieux qui est inséré dans le
discours littéraire. Nous pouvons multiplier les exemples, mais ce sur quoi il y a lieu
d’insister, c’est que cette variété répond à une stratégie discursive. Djaout lui-même est
conscient de la fonction discursive de ces genres. Il dit à ce propos qu’ils
« ont pour fonction de raconter
profondément la crise, l’inavouable, de
casser le réalisme du texte pour permettre
au lecteur de voir ce qu’on voulait lui
montrer. »97
Bakhtine affirme aussi qu’ils
« peuvent être directement intentionnels
ou complètement objectivés, c’est-à-dire
dépouillés entièrement des intentions de
l’auteur, non pas « dits », mais seulement
« montrés », comme une chose par le
discours ; mais le plus souvent, ils
réfractent, à divers degrés, les
intentions de l’auteur (…). »98
Ce sont ces intentions en tant que constitutives d’une stratégie que nous
tenterons de découvrir. Pourquoi, en effet, L’exproprié est-il parcouru par des textes
poétiques et que dans Les vigiles discours littéraire et discours journalistique se
côtoient ? Quelle est l’intention de l’auteur en insérant le discours épistolaire dans ses
96 Djaout, T. (1999) : p. 12.
97 Djaout, T. : « Agave de Hadjali », In Algérie-Actualité n° 939, du 13 au 19 octobre 1983.
98 Bakhtine, M. (1978) : Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, p. 142.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
139
écrits ? Dans quelle mesure le discours religieux s’insinue-t-il dans le discours
littéraire ?
Pour la poursuite de notre analyse, rappelons que le genre d’un texte s’inscrit
dans un discours déterminé. Il n’est pas exclu qu’un discours soit exprimé par différents
genres. Ainsi le discours journalistique peut-il être représenté par différents genres tels
que la chronique, la brève, le reportage, etc. De même, le discours littéraire peut prendre
la forme d’un poème, d’un sonnet ou encore d’un roman.
Ce rappel fait, nous allons tout d’abord repérer les genres utilisés par Djaout
dans ses écrits pour déterminer les types de discours auxquels ils correspondent. Nous
analyserons ensuite les stratégies discursives sous-jacentes à l’emploi de tel ou tel genre
et de tel ou tel discours.
Dans notre corpus, le discours littéraire est exprimé par plusieurs genres. Bien
que du point de vue institutionnel les textes que nous soumettons à l’analyse soient des
romans, nous rencontrons dans leur trame des poèmes, des lettres, des articles de presse,
des télégrammes et des chansons.
Nous nous intéresserons donc à l’introduction de textes journalistiques ou autres
dans les romans. Les textes que nous analyserons sont deux lettres et un article de
presse insérés dans les romans et une chronique parue dans Ruptures et réécrite pour Le
dernier été de la raison.
Pour ce faire, nous procéderons en deux étapes :
1° analyse des lettres et de l’article de presse insérés dans les romans ;
2° examen de la réécriture de la chronique journalistique dans le roman.
1.1. La lettre (« Le message ravalé », Le dernier été de la raison, pp. 77-78)
Pour analyser la lettre en tant qu’écriture intime, trois étapes doivent être
respectées :
1) dégager les caractéristiques de l’écriture intime (typographie, mode
d’introduction, abolition de l’écran …) ;
2) vérifier son adéquation avec les textes réels ;
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
140
3) catégoriser ces modes d’écriture intime.
Ce premier texte que nous étudions est certes une lettre mais il ne peut être
considéré comme tel. En effet, le narrateur dit de prime abord : « Voici la lettre qu'il a
écrite à sa fille mais qu'il ne lui enverra jamais. » Ce qui caractérise une lettre, c’est le
fait de la transmettre99
. Ensuite, à lire cette lettre, nous nous rendons compte qu’elle
respecte plutôt la présentation typographique en vers d’un poème :
« Tu chercheras les chiens acrobates du rêve
entre les draps étonnés,
tu secoueras un à un les poudroiements de lumière, et la vie se
réinstallera.
Tu te réveilles
et la maison devient un carnaval. »100
Bien que le narrateur présente le texte en question comme une lettre, il s’agit en
fait d’un poème. Pourquoi alors le désigner par lettre ?
Du point de vue narratif, la lettre rompt moins la narration qu’un poème. En
effet, l’utilisation autonymique de lettre ouvre un horizon d’attente qui n’exclut pas la
narration dans la mesure où la lettre peut en être une. Quant au poème, il peut y
introduire un bouleversement susceptible de la dénaturer.
En définitive, c’est moins le texte intercalaire que sa désignation qui constitue
une stratégie discursive. L’horizon d’attente incertain est peut-être l’objectif de l’auteur,
pour prédisposer le lecteur à une attitude plus réceptive. Sachant que la lecture de la
poésie est de moins en moins répandue vu son aspect plus contraignant que celui de la
prose, l’auteur s’assure de l’attention du lecteur en le leurrant.
99 Cf. missive qui est l’équivalent de lettre et qui renferme par son étymologie l’idée de transmission.
100 Djaout, T. (1999) : p. 78.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
141
Le contrat de lecture est certes transgressé, mais le lecteur adhère volontiers dans
la mesure où il croit lire une lettre alors qu’il lit bel et bien un poème.
1.2. La lettre (« Le justicier inconnu », Le dernier été de la raison, pp. 95-96)
Ce texte remplit quelques critères caractérisant la lettre. Nous savons que c’est
une lettre par l’intermédiaire du narrateur. Mais au-delà de cette autonymie, les
circonstances évoquées dans le texte renvoient à la réception d’une lettre :
« Depuis des mois déjà, Boualem Yekker n'ouvre sa boîte aux lettres
qu'avec beaucoup d'appréhension (…) » ; « L'enveloppe ne porte ni
timbre ni cachet ; elle n'a pas été expédiée par la poste. »
Voici le texte de la lettre :
Étant donné ta culture et ton savoir (qui rendent impardonnable ton
égarement), la société des mécréants t'accueillera à bras ouverts
pour services rendus.
Elle a besoin d'hommes comme toi pour répandre son immoralité et
ses desseins abjects. Mais une ultime issue de salut t'est offerte Ne
sois pas l'instrument inconscient d'un projet diabolique. Mets plutôt
ton savoir et les jours qui te restent (la vie ici-bas n’est pas éternelle)
au service de la morale la plus haute.
De la part de quelqu'un qui espère seulement être la cause de ton
réveil sans toutefois se faire trop d'illusions, car le Maître de la
Création, Qui s'est interdit de faire le mat, égare qui Il veut et guide
qui Il veut vers le chemin droitement tracé.
En introduisant cette lettre, l’auteur cherche à accroître l’effet de réel
caractéristique du roman Le dernier été de la raison. En effet, la lettre est un gage
d’authenticité, comme le souligne Laurent Versini,
« Le romanesque s’efface derrière
l’authenticité […]. Authenticité des
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
142
lettres, authenticité des faits,
authenticité des sentiments. »101
Dans le même ordre d’idées, Frédéric Calas écrit :
« La lettre insérée se distingue du tissu
narratif premier par la rupture
énonciative existant entre le discours
enchâssant et le discours enchâssé. […] ce
procédé qui relève des stratégies de
fiction visant à authentifier le récit,
lui donner la couleur de la vérité des
faits. C’est le réalisme d’un procédé
narratif cherchant à gommer un procédé
romanesque. La lettre serre l’actualité de
près. Elle permet dans un récit de ce type
qui est en général rétrospectif d’opérer
un retour au présent de l’actualité en
train de se faire. C’est le simulacre du
naturel. Pour ce faire, la fonction
narrative est alors déléguée à un autre
personnage. Il y a donc une cassure nette
entre ces deux énonciations. »102
Il y a dans l’insertion de la lettre une « rupture énonciative », autrement dit la
manifestation d’un locuteur autre. Cette polyphonie engendre un rapport dualiste entre
un énonciateur et un récepteur. Comme la présence de deux co-énonciateurs est un gage
de sincérité et une validation du contenu propositionnel, nous pouvons dire que la lettre
introduit le paramètre de vérité dans le discours littéraire. Ce paramètre sera confirmé
par l’apparition de la fonction référentielle du discours.
En effet, l’introduction de cette lettre transporte le lecteur dans la réalité
algérienne des années quatre-vingt dix où les intellectuels et les « parias » recevaient
101 Versini, Laurent (1979) : Le roman épistolaire, Paris, PUF, (rééd.), pp. 50-51
102 Calas, Frédéric (1996) : Le roman épistolaire, Paris, Nathan-Université, p. 42
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
143
des lettres de menaces. Ce procédé donne à la narration, fictionnelle, un ancrage dans la
réalité.
L’objectif recherché par l’auteur est l’accentuation du rapport à la réalité et
l’implication du lecteur dans la mesure où il est introduit dans l’intimité du personnage,
symbolisée par son courrier personnel.
1.3. L’épopée en dérision / l’article de presse (« Un inventeur national primé à la
Foire de Heidelberg », Les vigiles, pp. 155-159)
L’article en question apparaît à la page 155 du roman Les vigiles. L’introduction
de cet article épique est préparée par une mise en scène digne des romans de la rose où
les chevaliers racontent leurs exploits aux dames restées les attendre au château :
« La scène se passe dans la salle de séjour. Ils parlent de choses et
d'autres (…) en attendant l'heure de déjeuner. »
Samia, la « gente dame » va feuilleter le journal, mais c’est à Mahfoudh, le
« chevalier », de lire son histoire, son épopée, plutôt celle du pays. L’épopée est donc
mise en branle. Ce qui va être tourné en dérision, c’est la langue de bois, c’est ce
« journaliste à court d'idées, qui n'a pas dû écrire depuis des
semaines, [qui] a poli la dépêche, l'a enjolivée, pour en tirer trente-
cinq lignes d'une prose mariant la patrie, le football et la science dans
le même hommage vibrant. »
Le titre de l’extrait correspond syntaxiquement aux titres qu’on rencontrerait
dans un journal : c’est une phrase nominale passive qui répond aux questions qui ?, où ?
et partiellement à la question quoi ?
Sémantiquement, l’épithète « national » attire notre attention : Mahfoudh est
devenu à son insu un « héros » national alors qu’il avait à tout moment minimisé son
invention :
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
144
« Lemdjad répète en appuyant sur chaque mot : C'est une petite
machine, un modeste métier à tisser »103; « J'ai inventé une petite
machine »104
Les personnages qu’il a eu à rencontrer y ont également accordé peu
d’importance. Ainsi le secrétaire général lui fait-il remarquer :
« Ce n'est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs.
C'est pourquoi il faut comprendre nos réactions. Vous n'ignorez pas
que dans notre sainte religion les mots création et invention sont
parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise
en cause de ce qui est déjà, c'est-à-dire de la foi et de l'ordre
ambiants. Notre religion récuse les créateurs pour leur ambition et
leur manque d'humilité ; oui, elle les récuse par souci de préserver la
société des tourments qu'apporte l'innovation. »105
Lors de son retour de Heidelberg, le douanier qui « accueille » Mahfoudh
Lemdjad tient un discours plein de reproches à l’égard de celui-ci :
« - Qu'est-ce que c'est que ça ? (…)
- C'est un métier à tisser.
- Ah ! Je pensais que c'était une marionnette désarticulée. Vous me
voyez très déçu...
- Et pourquoi donc ?
- Parce que je m'attendais à trouver une vraie machine : un astronef
miniature, un robot ménager ou un ordinateur. Finalement, vous
avez inventé un métier de vieille femme.
103 Djaout, T. (1991) : p. 38.
104 Idem., p. 107.
105 Idem., pp. 41-42
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
145
Vous ne vivez donc pas ici ? Vous ne savez pas que notre pays est
absolument engagé dans la voie du modernisme ? Sortez donc un
jour dans la rue au lieu de rester cloîtré chez vous et regardez les jeux
électroniques, les téléphériques, les journaux lumineux. Cela vous
donnera peut-être des idées pour d'autres inventions. »106
Finalement, une reconnaissance officielle est accordée à son invention à travers
un journal, Le Militant incorruptible, qui rappelle le journal gouvernemental El
Moudjahid dont il est la traduction, avec une pointe d’ironie.
Le narrateur ne dit rien de ce qui s’est passé à Heidelberg, mis à part que le
déplacement « s’est bien passé ». C’est l’article de presse qui donne plus de détails.
Nous savons désormais que l’inventeur a été primé. Pourquoi est-ce le journaliste qui
nous l’apprend ?
Étant donné le caractère vraisemblable, voire réaliste de l’écriture de ce roman et
l’existence effective de cette foire aux inventions, il était plausible que ce soit la presse
qui relaie l’information. C’est aussi une occasion pour Djaout, journaliste lui-même, de
réfléchir à cette profession et à sa vassalisation depuis l’indépendance.
L’introduction de cet article dans le roman a de ce fait une double visée
argumentative. Tout d’abord, Djaout ironise sur la langue de bois dont se sert le pouvoir
à travers cet appareil idéologique qu’est le journal. Ensuite, Djaout profite de cet espace
pour régler des comptes avec une corporation assujettie à ce même pouvoir.
Ce discours idéologique qui rend plutôt compte des priorités du régime en place
est dénoncé dans cet article. Le lecteur apprend que l’invention technologique se situait
sur
« un (…) terrain au moins aussi prestigieux que celui du gazon
artificiel »107
106 Djaout, T. (1991) : p. 149.
107 Idem., p. 155.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
146
Il est fait allusion au travestissement de réalisations personnelles (inventions
technologiques ou victoires footballistiques) qui sont récupérées par le pouvoir pour en
tirer prestige comme s’il en était l’auteur.
Par ailleurs, cette information concernant l’inventeur n’est pas aussi importante
qu’il ne paraît. Introduite dans une langue de bois, elle en prend l’empreinte et devient
artificielle, voire artifice.
La référence à l’âge de Mahfoudh n’est pas non plus fortuite. À « seulement 34
ans », Mahfoud a inventé un métier à tisser. A priori la jeunesse n’est pas considérée ici
comme une tare. Toutefois, c’est le propre du discours démagogique de dire le contraire
de ce qu’il prétend.
D’ailleurs, cette démagogie sera vite mise à nu dans l’article qui vient après. Le
narrateur le laisse entendre en disant :
« Mahfoudh enchaîne immédiatement, comme s'il s'agissait de la
même information, sur l'article suivant (…) »
Certes, il ne s’agit pas de la même information, mais c’est du même discours
démagogique qu’il est question. Dans l’article que nous venons d’analyser, il est fait
référence à cette conciliation entre passé et modernité que le pouvoir s’engage à réaliser.
Cependant, cette référence est rapidement remise en cause108
par la condamnation de la
« réaction », du retour au passé.
En bref, le recours au texte journalistique comme imbrication dans le texte
littéraire a permis de construire un contre-discours. Celui-ci répond à un discours
démagogique soutenu et développé dans l’article de presse par le journaliste.
Conscient du pouvoir qu’exerce le journalisme, Djaout exploite ce procédé pour
montrer le caractère pernicieux du discours officiel véhiculé par la presse étatique. C’est
un soutien franc à la presse indépendante qui vient de voir le jour en 1988 (le texte est
paru en 1991).
108 Elle a été déjà remise en cause, auparavant, par le douanier, fonctionnaire de son « État ».
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
147
1.4. L’article de presse à l’origine du texte littéraire
Le texte littéraire a constitué l'objet de diverses disciplines ayant donné
naissance à des approches aussi variées que complémentaires. Le texte littéraire, cet
objet fluctuant, ne naît cependant pas ex nihilo. Nous n'entendons pas rappeler ici les
différentes théories de la critique littéraire, qu'elles soient structuralistes, sociologiques,
psychologiques, psychanalytiques ou autres qui se sont certes intéressées au texte lui-
même, à ses conditions de production et de réception, mais toujours dans sa forme finie.
Nous avons constaté dans la première partie que la distance lexicale entre deux
textes, l’un journalistique et l’autre littéraire, était presque nulle. Il s’agissait de « Petite
fiction en forme de réalité », chronique parue dans Ruptures, et « Un rêve en forme de
folie », extrait de Le dernier été de la raison. La figure suivante montre cette distance.
Figure 54 : Distance lexicale entre les textes
Nous voyons que la distance entre les textes en question est quasiment nulle. En
d’autres termes, les mots utilisés dans l’un comme dans l’autre sont, à quelques
exceptions près, identiques.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
148
Dans ce qui va suivre, il s'agira de considérer la réécriture de la chronique et sa
transformation en texte littéraire.
Le plus important, par ailleurs, est de dégager à travers cette analyse le ou les
procédé(s) d'écriture et de réécriture utilisé(s) par Djaout.
Nous partirons, d'une part, du principe selon lequel tout texte, relativement
définitif, étant le condensé d'une multitude de textes satellitaires, peut être considéré
comme l'élément "archéologique"109
du texte à étudier.
D'autre part, dans les limites qu’impose ce travail et pour des raisons
méthodologiques, seule la chronique journalistique sera prise comme "lieu où s'est mise
en branle la chaîne des procédures."
Il convient d'étudier tous les éléments susceptibles d'expliquer le texte définitif
et d'apporter des informations nécessaires à sa compréhension et au mode de
fonctionnement de son écriture.
La première remarque concerne les titres respectifs des textes, à savoir « Petite
fiction en forme de réalité », pour la chronique, et « Un rêve en forme de folie », pour
l'extrait de roman.
Tout d'abord, d'un point de vue formel, nous relevons une construction
syntaxique identique avec une phrase nominale et la répétition du mot "forme". Nous
remarquons également la comparaison qui s'institue entre la fiction et la réalité, d'une
part, entre le rêve et la folie, de l'autre.
Ensuite, au niveau du sens, la chronique va de la fiction vers la « dure » réalité à
laquelle nous sommes confrontés en lisant le texte. L'extrait, quant à lui, va du rêve vers
la folie, qui sont identiques en psychanalyse dans la mesure où ils sont source de
créativité.
Ces deux titres rendent compte de la distinction que fait Djaout entre littérature
et journalisme. Il suggère en substance que le journalisme s'inspire de la réalité alors
109 Jean Bellemin-Noël définit l'archéologie d'un texte comme "la remontée vers le lieu où s'est mise en
branle la chaîne des procédures", cité par Henri Mitterand, "Programme et préconstruit génétique : le
dossier de L'Assommoir", In Essais de critique génétique, ouv. Coll., Paris, Flammarion, 1979.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
149
que la littérature explore l'intériorité, donc le rêve, pour produire une œuvre qui sent la
folie.
D'autres procédés apparaissent dans le corpus. Assurément, le texte littéraire
s'est constitué dans la transformation de la chronique à travers certains procédés. En
effet, l'auteur utilise, à la place du substantif Rêveur, un nom de personnage, Boualem
Yekker. Yekker signifie en berbère, langue maternelle de Djaout, "l'éveillé". Le rêveur
s'est donc éveillé pour faire dire à l'écrivain des vérités que le journaliste n'arrivait pas
ou ne pouvait pas dire.
Notre hypothèse est corroborée par ce passage que nous trouvons dans le texte
littéraire et qui n'existe pas dans la chronique :
« Maints citoyens découvrirent que Dieu
pouvait révéler un visage bien hideux. »
Ou « La grande trouvaille qui alimente ces
derniers temps d'interminables débats dans
les mosquées stipule que, lorsque arrive
ce moment béni par Dieu de besogner sa
femme dans le noir, le croyant se doit
d'aller au lit du pied droit, sinon Satan
l'y précédera ! Il doit également
accomplir l'acte couché sur le côté
droit. »
Cette impossibilité de dire est dictée par le respect des croyances qui lui interdit,
par déontologie journalistique, de les dénigrer.
Boualem introduit un élément nouveau dans le texte littéraire. Signifiant "le
porte-étendard" (de la culture), ce nom permet l’ajout d’éléments en rapport avec son
activité professionnelle :
« De l'intérieur de sa librairie, à travers le triangle découpé par la
porte ouverte, il regarde des formes noires ».
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
150
En second lieu, le rapport à la réalité comme principe du journalisme est
transgressé dans le texte littéraire pour donner naissance à un passage digne d'un
visionnaire. En effet, la réalité décrite par le journaliste coïncide avec les législatives de
1991 qui ont vu propulser les islamistes aux premières loges de l’activisme politique,
leur donnant l’occasion de faire passer leur projet obscurantiste.
L'écrivain va tenter d'éveiller ses lecteurs, de leur faire prendre conscience des
risques que renferme ce projet, d'où la transformation de la chronique par l’ajout de ce
passage :
« La catastrophe s'est abattue, comme un séisme qui bouleverse la
face du monde, dévoilant des gouffres hideux, des paysages
dévastés, des espaces inhospitaliers, des faces affligées de vernies,
des corps cataleptiques. Boualem Yekker se rappelle les
démonstrations de force : détachements de barbus défilant en ordre
serré, avec des yeux révulsés, des mines extatiques d'illuminés. Ils
hurlaient leur détermination à épurer la société afin de la rendre
conforme aux commandements du Très-Haut. Les hommes qu'ils
portèrent au pouvoir étaient leur réplique en tout point : même sens
des certitudes, même mépris du dialogue (du moment qu'ils
détiennent la Vérité !), même raideur dans les décisions. Le peuple,
qui attendait des nouveaux maîtres qu'ils se montrent plus soucieux
que les précédents de procurer du travail, des logements, un
quotidien plus clément, le pauvre peuple dut vite déchanter. Les
préoccupations premières des dirigeants, pressés de réaliser la
volonté de Dieu sur terre, furent d'interdire l'alcool, de combattre la
mixité dans les écoles, de séparer dans les lieux de travail les
hommes des femmes, de fermer un grand nombre d'hôtels chic
accusés de favoriser la débauche. »
Le discours littéraire instaure une discontinuité dans la réalité et lui confère un
prolongement. L’effet ainsi produit accentue la stratégie discursive de Djaout qui vise à
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
151
provoquer chez le lecteur de l’aversion pour la formation idéologique des islamistes et
celle des gouvernants.
2. LA CITATION
Dans ce volet de notre analyse, nous nous pencherons sur l’emploi de la citation
comme procédé argumentatif. Nous entendons par citation l’activité langagière qui
consiste à faire parler dans le discours littéraire ou journalistique un locuteur qui ne fait
pas partie des acteurs de la communication interne au discours en question. À ce titre, la
citation est une marque de la polyphonie qui traverse le discours djaoutien.
Maingueneau n’hésite pas à souligner « l’ambiguïté fondamentale de
la citation ». Cette ambiguïté est illustrée par deux points de vue opposés, celui de
Berrendonner et celui de Kerbrat-Orecchioni.
Pour le premier, si un locuteur,
« au lieu de garantir lui-même, par une
simple affirmation, la vérité de P, se
contente de rapporter les propos assertifs
d’un tiers, il semble normal d’en conclure
que le locuteur ne peut pas lui-même
souscrire à P, et donc qu’il ne croit
guère à sa vérité. » 110
Quant à la seconde, elle pense que le fait de citer correspond à « une manière
habile parce qu’indirecte » 111
de dire implicitement son positionnement
discursif, en faisant endosser la responsabilité de ce discours à un autre.
En réalité, ce n’est pas le discours cité qui est mis en relief mais plutôt le
discours citant dans la mesure où
110 Berrendonner, A. (1976) : « Le fantôme de la vérité », In Linguistique et sémiologie, N°4, PUL,
p. 136. 111
Kerbrat-Orecchioni, K. (1978) : « Déambulation en territoire aléthique », In Stratégies discursives,
PUL, pp. 60-61.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
152
« le statut d’une citation n’est jamais
neutre et renvoie aux fondements
idéologiques et textuels du discours
citant (…) »112
En d’autres termes, la citation n’est qu’une stratégie pour valider le discours
citant :
« (…) le détour par l’intertexte est un
leurre : sous couleur de donner la parole
à d’autres discours, le discours citant ne
fait, en réalité, que mettre en œuvre ses
propres catégories. »113
Cette mise en œuvre de la citation est caractérisée par l’emploi de deux
indicateurs, les guillemets (et/ou l’italique) et les marqueurs introductifs du discours
rapporté. Dans le cadre nécessairement limité de ce travail, nous nous intéresserons plus
particulièrement au premier marqueur. En effet, sont considérés comme citation les
mots (ou expressions) signalés par la présence des guillemets qui précisent leur emploi
particulier.
Il s’agira, dans un premier temp,s de relever les différentes citations dans les
écrits de Djaout. Nous distinguerons dans un deuxième temps l’emploi qui en est fait
dans l’écrit littéraire de celui mis en œuvre dans l’écrit journalistique. Dans un dernier
temps, nous déterminerons le rôle de la citation dans l’inscription de l’hybride dans les
écrits de Djaout.
Comme préambule, nous reviendrons sur les types de la citation.
2.1. Les types de citation
Maingueneau distingue selon leur fonction quatre types de citation114
:
112 Maingueneau, D. (1994) : p. 136.
113 Ibid.
114 Cf. Maingueneau (1991) : pp. 137-138.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
153
1° la citation-relique qui donne au discours citant une validité référentielle en
l’ « authentifiant » ;
2° La citation-épigraphe qui sert à « relier le discours nouveau à un
ensemble textuel plus vaste, à l’intégrer dans un ensemble
d’énoncés antérieurs. »115 ;
3° La citation-culture qui institue une connivence entre le locuteur et
l’interlocuteur. Elle est alors une stratégie visant à provoquer l’adhésion aux propos du
locuteur qui dit au lecteur (ou à l’interlocuteur) qu’ils partagent la même doxa ;
4° La citation-preuve qui est utilisée pour étayer une argumentation du fait de
son contenu ou en raison de la qualité de son auteur. Dans ce deuxième cas, la citation-
preuve correspond à la citation d’autorité « où seule la signature donne du
poids au contenu intrinsèque. »116
2.2. La mise entre guillemets
L’utilisation des guillemets sert à mettre en évidence un mot (ou une expression)
qui se trouve à l’intérieur et à l’extérieur du texte :
« Le mot entre guillemets (et/ou en
italique) a la particularité de cumuler
mention et usage. »117
Maingueneau définit la mention comme le « renvoi autonymique » et l’usage
comme l’utilisation en contexte d’un mot. Cette double acception confère au mot entre
guillemets la latitude d’être interprété sur deux plans, celui du discours et celui de
l’interdiscours.
La mise entre guillemets relève par ailleurs de la polyphonie car son utilisation
introduit une autre voix dans ce qui est (en train d’être) dit. C’est en outre le lieu de
115 Maingueneau, D. (1991) : p. 137
116 Idem., p. 138.
117 Idem., p. 140.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
154
rencontre de deux formations discursives, celle du discours cité et celle du discours
citant :
« (…) les guillemets désignent la ligne de
démarcation qu’une formation discursive
assigne entre elle et son extérieur. »118
Les guillemets ont plusieurs fonctions :
« 1° guillemets de distinction, destinés à
montrer qu’on est au-delà de ses énoncés,
[qu’on est] irréductible aux mots qu’on
emploie ;
2° guillemets de condescendance ;
3° guillemets pédagogiques, dans la
vulgarisation ;
4° guillemets de protection pour souligner
que le mot utilisé n’est qu’approximatif ;
5° guillemets d’emphase ; etc. »119
La présence des guillemets dans un texte est sans nul doute significative ; en
participant au caractère hybride de l’écriture, ils donnent à lire un discours dans un autre
et montrent l’image du sujet.
Maingueneau insiste sur le fait que
« les guillemets constituent avant tout un
signe construit pour être déchiffré par un
destinataire. »120
118 Maingueneau, D. (1991) : op. cit. p. 141.
119 Ibid.
120 Idem., p. 142.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
155
Il y a à cet effet une interaction entre le locuteur et l’interlocuteur dans le
processus interprétatif. Le premier assigne aux guillemets une fonction particulière que
le second aura à interpréter mais il sait pertinemment que ce dernier leur attribuera telle
interprétation et non pas telle autre.
À ce sujet, précise Maingueneau :
« Le sujet qui produit les guillemets est
obligé, même s’il n’en est pas conscient,
de se donner une certaine représentation
de son lecteur et, symétriquement, donne à
ce dernier une certaine image de lui-même,
ou plutôt de la position de locuteur qu’il
assume, à travers ces guillemets. »121
C’est cette image en tant que révélatrice de la formation discursive de Djaout
qu’il s’agira de reconstituer. Il sera question de caractériser cette formation qui s’inscrit
dans le discours djaoutien. Pour ce faire, nous ne perdrons pas de vue la différence qui
existe entre discours littéraire et discours journalistique car les guillemets n’auraient pas
la même fonction d’un type de discours à un autre.
Ainsi, par exemple, l’emploi du verbe manger entre guillemets incite-t-il à une
interprétation à un second degré. En effet, ce qui est désigné par ce verbe, ce n’est pas
l’acte de se nourrir mais plutôt son sens métaphorique pour référer à l’événement de la
mort d’un proche : "manger sa mère" veut dire en kabyle "assister à sa mort".
2.3. La citation littéraire
La citation que nous avons limitée aux mots et expressions entre guillemets
(et/ou en italique) est utilisée dans les écrits littéraires de Djaout dans des contextes
divers. Le tableau qui suit en reprend les principaux usages :
121 Maingueneau, D. (1991) : op. cit., p. 142
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
156
Texte Citation Interprétation
L’exproprié « vous êtes les seuls vrais
maîtres tant attendus, je
porterai votre message au-
delà des mers. »
La mise entre guillemets de
cette expression renvoie à
une réplique possible des
premiers Berbères convertis
à l’Islam qui se sont
engagés à islamiser les
territoires d’outre-mer. En
effet, c’est grâce à eux que
l’Islam a atteint l’Espagne
et puis l’Europe. Cette
citation a donc une valeur
historique.
Les chercheurs d’os Des gamins qui ne
connaissaient encore rien de
la vie mais allaient
« farfouiller dans les
registres de la mort » pour
lui disputer des squelettes
dont les vivants avaient
besoin pour atténuer l’éclat
trop insolent des richesses
que le nouveau monde
dispensait. (p. 22)
Une interprétation au
second degré est nécessaire
pour comprendre
l’expression entre
guillemets.
On les appelle une fois pour
toutes des « égarés » et on
les considère comme tels.
(p. 36)
C’est la désignation des
personnes qui ont quitté
leur village sans espoir de
retour, mais surtout sans
établir aucun lien avec leur
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
157
communauté à l’étranger. A
noter que ce mot renvoie de
nos jours à un autre
paradigme, celui que le
pouvoir utilise pour
désigner les terroristes
islamistes. Cela montre le
caractère à la fois lié et
indépendant du mot mis
entre guillemets.
Elles se disent :
« maintenant que nous
n’avons plus avec quoi
mastiquer voilà que le Dieu
injuste déverse ses biens sur
nous. » (p. 52)
Les guillemets sont utilisés
à la place du tiret
introducteur de dialogue.
Comme il s’agit plus d’un
monologue que d’un
dialogue, le narrateur
préfère utiliser les
guillemets.
A l'âge de trente-cinq ans
on cesse d'aller la tête
découverte et de porter des
pantalons « européens » (p.
74)
Les guillemets sont utilisés
pour établir une distinction
entre le vêtement introduit
par les Français à leur
arrivée en Algérie en 1830
et le pantalon traditionnel
que les Algériens portaient
déjà avant cela.
Ma mère avait alors pris
l'habitude de m'appeler Akli
ouzal (« le nègre de midi »)
L’expression entre
guillemets est la traduction
littérale de l’expression
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
158
(p. 83) kabyle Akli ouzal. Les
guillemets indiquent ici la
littéralité de l’expression.
lui aussi était « sapé »
comme eux, à l'époque
évidemment ! (p. 96)
La mise entre guillemets
signale le passage d’un
registre de langue à un
autre.
Et, un jour son fils Mokrane
sortit de la maison avec un
« troupeau » composé d'une
vieille chèvre et de deux
chevreaux. (p. 96)
Les guillemets marquent la
distance entre le nombre
important de bêtes que
compte normalement un
troupeau et le nombre
ridiculement petit de bêtes
que possède cette famille.
Ce faisant, l’auteur
accentue la pauvreté la
population kabyle.
Mon frère aurait-il consenti
à ce « déménagement » s'il
avait pu nous faire parvenir
son point de vue ? (p. 148)
Déménagement est utilisé
dans un sens figuré dans le
but de chosifier le squelette
du frère qui, au fur à
mesure, se « transforme »
en richesse.
« les anges ne rendent visite
qu'aux demeures égayées
par les vagissements de
nouveau-nés » (p. 150)
Les guillemets signalent un
adage berbère et inscrivent
le texte dans cette culture.
L’invention du désert « Le monde est très grand Il s’agit ici de la citation
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
159
et plein de contrées
magnifiques que la vie de
mille hommes ne suffirait
pas à visiter. » Arthur
Rimbaud, lettre d'Aden, 15
janvier 1885
d’un poète connu dont le
nom apparaît après le texte.
Rimbaud, connu pour ses
pérégrinations dans la
péninsule arabique, a
entretenu un rapport avec le
désert, qui est
justementl’objet de ce
roman.
« Car, en ce jour, tout le
pays avait compris, d'un
coup, un seul, étendu sur la
surface et poitrine des
hommes d'un coup, que
Kahina était morte ; oui,
que Kahina était morte. Car
rien n'est compréhensible
dans ce pays, sans les plus
lointaines densités des
sables. » Nabile Farès,
Mémoire de l'absent, Paris,
Éd. du Seuil, 1974. (pp. 31-
32)
Autre citation d’une œuvre
littéraire, celle de Nabile
Farès. Elle a vocation
d’autorité.
L'encens brûle pour les
guerriers sanctifiés qui
secondaient Okba dans son
grand-œuvre
d'« ouverture ». (p. 32)
« ouverture » : c’est ainsi
que les musulmans
appellent leur conquête.
Apparemment, elle n’est
pas perçue comme telle par
le narrateur.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
160
La qualité du qat dépend
des régions de provenance ;
et certains « crus » sont
particulièrement appréciés
depuis des siècles. (p. 86)
Les guillemets dénotent
l’inscription du mot dans un
jargon précis, celui de la
viticulture.
Elle s'appelait Zahra, et l'on
m'a souvent répété que
lorsqu'une fille pleurait de
la sorte, c'est qu'elle allait
« manger » son père. (p.
156)
Le mot entre guillemets est
un calque : « manger », en
berbère, peut signifier la
mort.
Le « dîner des insectes » est
organisé à leur intention à
une période précise de
l'année. (p. 170)
L’expression entre
guillemets renvoie à un
aspect de la culture berbère.
Nous les respections
beaucoup, ceux qui avaient
« traversé », ceux qui
avaient « fait la France. »
(p. 179)
Les deux expressions sont
des calques, traductions
directes du berbère.
Les vigiles Le vieux a pourtant vécu
deux décennies dans la
peau d'un être privilégié. Sa
chance était d'avoir choisi
le bon camp, le «camp des
justes et des infaillibles »
comme il dit, durant cette
période sanglante qui allait
Les guillemets sont la
marque d’une distance que
prend le narrateur par
rapport aux propos du
personnage.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
161
déterminer le destin du
pays. (pp. 9-10)
« combattants de la liberté »
(p. 13)
Même explication que pour
la mise entre guillemets
précédente.
« pays » (p. 21 ; 22) C’est un calque.
« mécréants » (p. 66) Le narrateur prend ses
distances par rapport à cette
désignation.
Il pensa aux étoiles filantes,
il pensa à ces pierres lisses,
noirâtres comme du
charbon que les gens de
chez lui disaient tombées
du ciel et qu'ils appelaient «
éclats de foudre ». (p. 181)
Expression, comme le fait
remarquer le narrateur, en
rapport avec la culture
berbère.
On appelle ce mariage de la
lumière et de l'eau les
« noces du chacal ».
(p. 202)
Calque d’une expression
utilisée quand il pleut alors
que le soleil brille.
Le dernier été de la raison Il existe un circuit semi-
clandestin, alimenté par une
filière possédant des
ramifications à l'étranger ;
où l’on peut
s'approvisionner en
publications « profanes ».
Les guillemets indiquent
que l’auteur reprend des
termes utilisés par d’autres
et qu’il ne prend pas en
charge.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
162
(…) Les services de
contrôle de la Communauté
tolèrent les irrégularités de
ce circuit (…) parce qu'il
pénalise financièrement les
amateurs de lectures
« inconvenantes ». (pp. 33-
34)
« Chacun de vous est un
berger, et chaque berger
rendra compte de son
troupeau » (p. 38)
Les guillemets indiquent
une citation du Prophète.
« désobéissances » (p. 45) Les guillemets signalent la
distance marquée vis-à-vis
de l’instance discursive qui
porte un tel jugement.
Les enfants sont très
impliqués dans l’œuvre
« civilisatrice » que les
nouveaux maîtres du pays
entreprennent. (p. 48)
C’est la même distance qui
est signalée.
Un club d'astronomie s'est
assigné pour tâche de
concilier les neuf planètes
du système solaire et les
mystères de la galaxie
d'Andromède avec « les
sept cieux et la terre » du
Citation du Coran.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
163
Livre. (p. 84)
Si Boualem devait partir,
lui aussi, ce serait presque
sans regret ; car cette terre
« chasse ses enfants »,
comme dit un proverbe
d'ici. (p. 120)
L’expression entre
guillemets est un calque.
Les indicateurs linguistiques qui renvoient à la citation dans les écrits littéraires
de Djaout apparaissent sous différentes formes ; ce sont des mots, des expressions, voire
de passages entiers qui sont mis entre guillemets.
La citation dans l’écrit littéraire sert à ancrer l’œuvre dans l’espace maghrébin, à
lui attribuer une identité. Mais une autre fonction lui est assignée, celle d’opposer deux
formations discursives.
2.4. Les interférences
La citation, fait remarquer Maingueneau, appartient à un ensemble plus vaste,
celui des interférences, qui est une conséquence inévitable du plurilinguisme.
L’auteur parle de quatre grandes catégories d’interférences :
« - les interférences diachroniques [qui]
résultent de la présence dans un même
discours d’éléments appartenant à des
états de langue historiquement distincts
(…) ;
- les interférences diatopiques [qui] font
coexister des éléments qui n’ont pas la
même aire géographique d’usage : qu’il
s’agisse de dialectes apparentés ou de
langues étrangères ;
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
164
- les interférences diastratiques [qui]
mettent en contraste des niveaux de langue
différents ;
- les interférences diaphasiques [qui]
impliquent la présence d’unités relevant
d’un autre type de discours (…) »122
Les interférences que nous retrouvons dans l’œuvre de Djaout viennent des
langues algériennes, l’arabe et le berbère, et de langues étrangères telles que l’anglais ou
l’espagnol pour ne citer que celles-là. Ce sont, selon la terminologie de Maingueneau,
des interférences diatopiques en relation avec l’espace d’utilisation des langues en
présence en Algérie.
Ces interférences, essentiellement d’ordre lexical, seront envisagées dans leur
inscription dans l’interdiscours djaoutien, qui est signalée par la présence de guillemets
(et/ou de l’italique). Elles s’inscrivent donc dans ce que nous avons appelé « citation ».
Nous reviendrons sur l’analyse des mots étrangers dans l’œuvre romanesque de
Djaout en tant que marques de l’interdiscours. Nous vérifierons le fonctionnement de
ces mots dans l’écrit littéraire et l’écrit journalistique.
Nous avons remarqué, lors de la première analyse des interférences, que celles-ci
sont pour la plupart des mots anglais et, à un degré moindre, berbères et arabes.
L’utilisation de mots anglais est certes prépondérante mais elle n’est pas
homogène dans tous les textes. Aussi trouvons-nous la majorité de ces mots-citations
dans L’exproprié et à un degré moindre dans L’invention du désert. Nous savons que le
premier est un texte comprenant des passages de plusieurs genres, notamment de la
poésie. Nous savons également que Djaout utilisait dans ses recueils poétiques qui ont
précédé ses romans beaucoup de termes anglais.
122 Maingueneau, D. (1994) : p. 143
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
165
À cet effet, Djaout
« insèr(e) des mots d’anglais pour dire,
même visuellement, sa conviction de
l’universalité de la parole poétique. »123
Par ailleurs, l’utilisation de termes berbères est une revendication identitaire
intrinsèque à l’œuvre de Djaout, très accentuée dans L’exproprié et L’invention du
désert, dans le sillage de ses recueils poétiques :
« Aujourd’hui j’exige un alphabet
pour revendiquer ma peau
et exhiber à la face du monde
mes espoirs de classé ammonite. »124
Djaout « élève (...) son cri de
revendication de « tous les mots
séquestrés » au nom de la renaissance du
monde et de la renaissance berbère. »125
Nous constatons toutefois, dans les romans qui ont suivi L’exproprié, la
diminution du nombre des mots anglais, exception faite de L’invention du désert. Celui-
ci présente lui aussi un nombre relativement important de ce type d’interférence mais
pas autant que le premier. Du reste, les mots-citations présents dans ce texte sont surtout
d’origine arabe ou berbère. D’une part, le thème principal du roman, à savoir
l’intolérance religieuse, convoque un champ lexical particulier, celui relatif au culte
musulman (fqih, etc.) ; d’autre part, les pérégrinations du personnage principal dans le
vaste territoire du Maghreb appellent l’introduction de mots arabes et berbères (guerba,
ighzer, etc.).
Ces mots-citations sont en nombre réduit dans les autres textes ; et cette
raréfaction conduit à d’autres conclusions. Les quelques mots en italique ou entre
123 Toso Rodinis, Juliana : «Le souffle poétique de Tahar Djaout», In Equipe de Recherche ADISEM
(1995) : Kaléidoscope critique, Hommage à Tahar Djaout, Université d’Alger, p. 130 124
Djaout, T. (1978) : L’arche à vau-l’eau, Saint-Germain-des Prés, France, p. 39 125
Toso Rodinis, art. cit., p. 122
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
166
guillemets présents dans Les chercheurs d’os sont des marques de l’univers romanesque
et des habitudes culturelles de la société kabyle. Ainsi, la mythologie (akli ouzal)
côtoie-t-elle la croyance musulmane (azraïn). Dans les deux derniers romans, Les
vigiles et Le dernier été de la raison, ce phénomène d’interférence se réduit à quelques
mots qui sont surtout en rapport avec l’habit religieux (hidjab).
En somme, cette stratégie de la citation est prépondérante dans le premier texte,
ce qui nous a permis d’affirmer que ce texte se caractérise par sa poéticité dans la
mesure où la transgression de la langue à des fins expressives se manifeste par le
bouleversement de l’ « ordre » lexical. Cette subversion d’effectue par l’utilisation de
termes « étrangers » à la langue française. Dans les autres textes, la citation sert
d’ancrage dans la réalité culturelle et sociale de l’Algérie.
A côté de cette conviction qui veut que l’écriture, poétique principalement, soit
universelle, universalité traduite par la présence marquée de l’anglais, nous assistons à
la signature de l’œuvre littéraire par des moyens linguistiques qui lui donnent un
caractère non seulement social et culturel, mais aussi géographique, insinuant une
hybridité dans l’œuvre romanesque de Djaout. Nous pouvons donc dire, à la suite de
Kazi-Tani que, dans l’œuvre romanesque de Djaout,
« se tisse un vrai patchwork
linguistique : archaïsmes, mots techniques
et français soutenu, serti de mots
berbères »126, anglais et arabes.
2.5. La citation journalistique
La citation dans les écrits journalistiques concerne en premier lieu des énoncés
connus et reconnus dans la collectivité. Voici quelques exemples de citation :
Texte Citation Nature
126 Kazi-Tani, Nora Alexandra (1995) : p. 147
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
167
1. Lettre de l’éditeur « ce sera moi ou celui d’en
face qui est pire que moi »
« si tu n’es pas avec moi, tu es
contre moi »
Reprise des paroles d’un
interlocuteur éventuel. La
citation introduit la
polyphonie
2. La haine devant soi « vrais Algériens » Expressions desquelles le
journaliste prend ses
distances dans la mesure
où elles rendent compte
d’une autre formation
discursive, celle du
nationalisme béat.
« le million et demi de
martyrs »
« Comme le rappelait
dernièrement le président de
l’Allemagne réunifiée à propos
des néonazis, si le fascisme
avait triomphé en Allemagne à
la fin des années 30, ce n’était
pas parce qu’il y avait
beaucoup de fascisme, c’était
parce qu’il n’y avait pas
beaucoup de démocrates. »
Citation d’autorité.
« non à l’Algérie algérienne » Les guillemets signalent
une autre formation
discursive à laquelle
n’adhère pas Djaout.
3. La foi républicaine « Lorsque deux personnes
partagent le même point de
vue, elles peuvent en avoir un
Citation d’autorité
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
168
autre », disait Lewis Caroll.
4. La face et le revers Les nationalismes ont une face
et un revers. Il y a d’un côté un
désir de liberté et de
reconnaissance, et de l’autre
un souci de se barricader, de
dresser fortifications afin que
les « barbares » soient tenus à
distance respectable.
Djaout prend ses distances
par rapport à une autre
formation discursive.
A la devise « L’Algérie avant
tout » de Boudiaf, répond le
slogan « non à L’Algérie
algérienne » des islamo-
bâathistes.
Le journaliste oppose deux
formations discursives.
Mais est-ce en reconduisant un
nationalisme
(« anachronique » pour
reprendre le qualificatif de
Lacheraf) fait d’équilibrisme et
d’affirmations-négations, un
nationalisme qui a conduit tout
droit à l’intégrisme, qu’une
telle perspective peut se
concrétiser ?
Citation d’autorité
« La où l’on est bien, là est la
patrie », aurait dit Aristophane.
Citation d’autorité
5. Le retour du prêt-à- « Nous n’avons jamais été
aussi libres que sous
Citation d’autorité
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
169
penser l’occupation allemande »,
écrivait Jean-Paul Sartre.
Après la « décennie noire »
(formule bien commode
inventée par ceux qui veulent
nous faire croire que la
noirceur peut être circonscrite
à une seule décennie),
M. Bélaid Abdesselam, en
homme aux certitudes bien
chevillées, semble tenir une
idée et décidé à aller jusqu’au
bout.
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
Est-il question de neutraliser le
magma intégrisme-terrorisme-
mafia politico-financière ou
alors de débusquer, dans une
véritable chasse aux sorcières,
les derniers « laїco-
assimilationnistes » ?
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
6. Les chemins de la
liberté
Nous parlons des journalistes
en les distinguant des titres
dans lesquels ils écrivaient, car
ces titres étaient des
institutions (…) dont le
directeur et le rédacteur en
chef avaient (…) un rôle
politique, celui de veiller au
grain en quelque sorte, c'est-à-
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
170
dire de veiller à ce que seule la
« bonne » information passe.
7. Suspicion est désaveu N’a-t-il pas déclaré une fois à
la télévision : « nous sommes
tous des boudiafistes », lui qui
a accompli toute sa carrière
politique sous le régime qui a
réprimé et exilé Boudiaf ?
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
8. Minorer ou exclure Alors que beaucoup de choses
semblaient acquises quant au
projet de société que l’Algérie
a décidé de s’assigner, un
retentissant « arrière toute ! »
émane du gouvernement
Abdessalem.
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
9. Avril 1980 Ŕ
L’effraction. Des
acquis ?
Des plus hautes instances du
pouvoir jusqu’aux rédactions
des journaux où des
responsables zélés « veillaient
au grain », la chose berbère
était décrétée indésirable
Distance par rapport à une
autre formation discursive
et incohérence du discours.
Le pouvoir qui n’en est pas à
une perversité de près, fera, de
préférence, exécuter cette sale
besogne par des berbérophones
dociles qui ont intériorisé la
culpabilité et qui redoubleront
de zèle afin de racheter leur
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
171
« malédiction ».
A travers des divagations
idéologiques, pseudo-
historiques et pseudo-
linguistiques, il (Othmane
Saâdi) défendra durant de
longues années et avec un
acharnement à toute épreuve
ce postulat émouvant : « Les
Berbères n’existent pas ; je
sais de quoi je parle : j’en suis
un ! »
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
La réaction du pouvoir ne se
fait pas attendre : répression
physique, mobilisation des
médias pour monter en épingle
et dénoncer le traditionnel
« complot ourdi de
l’extérieur ». Mais, d’année en
année, il se voit obligé de
lâcher un peu de lest. En
veillant, toutefois, à ce que
chaque « cadeau » arraché soit
un cadeau empoisonné.
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
10. La logique du pire Vingt ans plus tard, la greffe
aura totalement pris : de jeunes
Algériens, ne se reconnaissant
aucune autre identité que
l’Islam, se tiennent prêts à
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
172
détruire leur pays pour
répondre aux vœux de
« frères » qui le leur
demandent à partir de Téhéran,
de Khartoum et de Peshawar.
11. Fermez la parenthèse Nous déplorons toutefois
qu’une tendance, qui a fait de
la docilité et de la médiocrité
les deux mamelles de sa
« philosophie », n’arrive même
pas à imaginer que des
citoyens tentent, avec leurs
seuls moyens, hors de tout
parrainage politique ou
financier, une aventure dictée
par l’amour et par la
conviction, en dépit des
embûches.
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
M. Bélaid Abdessalem, dont la
seule « innovation » palpable
pour l’instant est l’introduction
de l’adhan à la télévision est
indiscutablement un homme
du passé.
Distance par rapport à une
autre formation discursive
et dérision.
12. La famille qui
avance et la famille qui
recule
L’originalité de la seconde mi-
temps de ce dialogue politique
est qu’il réunira les formations
groupées en « familles »
d’idées.
Distance par rapport à une
autre formation discursive.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
173
L’emploi de la citation dans les écrits de presse de Djaout semble être dicté par,
d’un côté, sa volonté de s’éloigner de la formation discursive de la famille qui recule et,
de l’autre, appuyer par des citations d’autorité la formation discursive de la famille qu’il
défend, celle qui avance.
L’utilisation, par exemple, de la citation de J.-P. Sartre est dictée par la
correspondance entre le contexte de résistance qui a caractérisé la période de
l’occupation allemande en France et celui des années quatre-vingt dix en Algérie. Mais
l’autorité morale incarnée par Sartre n’a de valeur que pour un interlocuteur initié à la
pensée politique française. C’est pour cela que le système dans lequel s’inscrit cette
citation Ŕ article de presse Ŕ privilégie, plutôt qu’une citation d’autorité, une référence à
une donnée historique précise.
En effet, la fonction d’une citation ne lui est pas intrinsèque mais dépend du
discours dans lequel elle apparaît. C’est à juste titre que Compagnon, critiquant les
fonctions traditionnelles de la citation entre érudition, autorité, amplification, ornement
et autres, précise que
« La fonction est une valeur dans laquelle
une époque investit une intensité ou une
combinaison particulière de valeurs
propres historiquement figée, une
institution, avec la conséquence que toute
citation, dans un certain univers de
discours où sa fonction est arrêtée voit
son supplément, son départ de sens limité,
peut-être aboli comme si elle ne pouvait
avoir à la fois qu’une seule fonction. La
fonction est ce qui stabilise la dynamique
de la citation et la ramène à
l’équilibre. »127
127 Compagnon, A. (1979) : p. 100
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
174
Conclusion partielle
Nous avons analysé, dans cette partie, la distribution des textes de Djaout selon
les genres et les types discursifs. Nous nous sommes rendu compte que les connecteurs
pouvaient servir de critère de classement des textes et que cette classification est
subvertie par des procédés tels que les genres intercalaires et la citation.
Les connecteurs ont servi les thèses de l’auteur-journaliste en vue de provoquer
l’adhésion de son instance interlocutoire. En plus de cette fonction argumentative
véhiculée par le connecteur, celui-ci sert également de moyen de jonction entre deux
contenus propositionnels. C’est justement au niveau de cette jonction que le rapport
argumentatif est exprimé car le connecteur permet de modaliser l’argumentation.
Nous avons noté dès le début de notre analyse la présence des connecteurs dans
les deux genres discursifs. Mais cette présence relève d’une organisation sous-jacente,
voire inconsciente, dans la mesure où, les connecteurs Ŕ considérés comme facteurs Ŕ
montrent que les textes journalistiques se rapprochent les uns des autres.
L’examen minutieux des contextes et du fonctionnement de certains articulateurs
a montré que leur emploi ne diffère pas selon qu’il s’agit d’un texte littéraire ou
journalistique. Néanmoins, quelques nuances sont à relever à propos de l’orientation
argumentative de certains connecteurs.
La fonction argumentative comme critère distingue entre connecteurs
introducteurs d’arguments (car, d’ailleurs, mais, or, même) et connecteurs
introducteurs de conclusion (donc, décidément, finalement). La première catégorie est
caractéristique presque exclusivement des textes journalistiques comme « Les chemins
de la liberté » ou « La face et le revers ». La deuxième caractérise plutôt des textes
littéraires tels que Le dernier été de la raison, L’exproprié ou encore L’invention du
désert mais aussi un texte journalistique, « Petite fiction en forme de réalité ». Ce
dernier se trouve être, comme son nom l’indique, une petite fiction insérée dans une
chronique. D’ailleurs, elle sera reprise dans Le dernier été de la raison.
Il existe des textes où ces deux catégories sont représentées, comme dans « La
famille qui avance » et « Fermez la parenthèse ».
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
175
L’orientation argumentative permet de différencier les connecteurs dont les
arguments sont co-orientés (décidément, d’ailleurs, même) et ceux dont les arguments
sont anti-orientés (sinon, pourtant, finalement, mais). Nous retrouvons la première
classe de connecteurs dans des textes tels que « Suspicion et désaveu » ou « Petite
fiction en forme de réalité ». Dans ces textes, les arguments sont co-orientés. La
seconde classe de connecteurs est spécifique à des textes comme « La logique du pire »,
« Minorer ou exclure » ou encore Le dernier été de la raison. Les arguments de ces
textes sont anti-orientés.
C’est en tentant d’élaborer une typologie de ces connecteurs qu’une certaine
dissemblance est apparue. En effet, prenant comme critère la distinction de Moeschler
entre connecteurs apparaissant dans un prédicat à deux places et ceux faisant partie d’un
prédicat à trois places, nous avons remarqué que les textes littéraires se distinguaient des
textes journalistiques.
Rappelons que les prédicats à trois places ont besoin d’une variable implicite. Et
c’est justement de ce genre de connecteurs que se rapprochent les textes littéraires.
Quant aux textes journalistiques, ils sont plutôt attirés par les prédicats à deux places.
Alors que dans les textes littéraires l’argumentation est implicite, elle est explicite dans
les textes journalistiques.
Néanmoins, certains articles de presse ont montré des affinités avec des
prédicats à trois places. Il s’agit de textes insérés dans le texte littéraire, comme « Petite
fiction en forme de réalité », mais aussi de textes dont la littérarité est plus qu’évidente
et où l’argumentation apparaît subrepticement.
Nous remarquons donc que la subversion commence par l’utilisation des
connecteurs dans des genres et des discours censés ne pas les contenir. Leur
déploiement dans tel genre ou tel discours ne renseigne que sur une subversion latente
qui se manifeste plus clairement à travers l’imbrication des genres et des discours.
Cette subversion est une forme d’hybridation de l’écriture dans la mesure où
l’hybride est la présence d’éléments hétérogènes dans un ensemble censé être
homogène. Du point de vue des types discursifs, le discours journalistique s’imbrique
dans le discours littéraire. Dans le registre des genres discursifs, plusieurs genres, entre
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
176
autres la lettre, le poème, le prêche ou encore l’article de presse apparaissent dans le
genre romanesque.
Sur le plan linguistique, le plurilinguisme est omniprésent dans l’œuvre de
Djaout. Effectivement, plusieurs langues apparaissent dans le système d’expression de
l’auteur, à savoir la langue française.
Au niveau énonciatif enfin, la citation contribue à la polyphonie. Elle permet
d’exprimer les prises de position de plusieurs énonciateurs dans l’écriture djaoutienne.
L’analyse de ces diverses manifestations de l’imbrication discursive a permis de
mettre en évidence leur déploiement discursif et leur force argumentative. L’examen des
genres intercalaires a été la première étape de cette analyse. Deux lettres et deux articles
de presse introduits dans le discours littéraire, et plus formellement dans les romans Les
vigiles et Le dernier été de la raison, nous ont permis de relever cette intrusion.
Nous en avons conclu que la première lettre en forme de poème a été utilisée
pour influencer l’interlocuteur. Assurément, la modification de l’horizon d’attente a
suscité chez ce dernier l’adhésion, voire la complicité avec le locuteur.
L’étude de la deuxième lettre a révélé que l’imbrication participe à renforcer le
rapport au réel dans Le dernier été de la raison. En effet, cette lettre consolide la notion
de vérité en se référant de façon explicite à une réalité vécue par la société algérienne
durant les années quatre-vingt dix.
Enfin, l’hybridation du discours littéraire par le discours journalistique s’est
opérée, d’un côté, par l’introduction d’un article de presse dans Les vigiles et, de l’autre,
par la réécriture d’une chronique journalistique parue dans Ruptures en 1993 pour sa
transformation en écrit littéraire inséré dans Le dernier été de la raison, édité en 1999.
Nous sommes arrivé à deux conclusions à propos de ce type d’hybridation.
Premièrement, l’article de presse inséré tel quel dans Les vigiles a contribué à dénoncer
la langue de bois et par là-même la formation idéologique qui en fait usage.
Deuxièmement, la réécriture de la chronique journalistique et son insertion dans
l’écrit littéraire a démontré la capacité du discours littéraire à transcender le réel en lui
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
177
donnant un possible prolongement. Du coup, ce qui était inadmissible dans le discours
journalistique devient possible dans le discours littéraire.
La deuxième étape de l’analyse de l’imbrication discursive Ŕ ou du caractère
hybride et hétérogène de l’écriture djaoutienne Ŕ a concerné l’étude de la citation. Cette
dernière est de deux types : journalistique et littéraire. Elle a été circonscrite à la mise
entre guillemets ou à l’utilisation de l’italique comme police de caractères. Ces deux
procédés sont des marqueurs discursifs de la citation.
Dans le discours littéraire, la citation peut concerner un mot, une phrase ou tout
un texte ; ce qui a été étudié ici, c’est la force argumentative de la citation, en d’autres
termes, sa fonction.
La citation est exploitée par Djaout-écrivain pour signifier le rapport entre son
écriture et un contexte social et culturel donné.
Une autre forme de la citation concerne les mots "étrangers" à la langue
française. Il s’agit des mots anglais, berbères et arabes. Leur emploi a été dicté par
plusieurs objectifs. Concernant les mots anglais, ils sont en grand nombre dans
L’exproprié. Djaout voulait donner à ce texte une dimension poétique, d’où l’utilisation
prépondérante des mots anglais qui symboliserait l’universalité de la parole poétique.
Les mots berbères et arabes quant à eux, servent à ancrer l’œuvre littéraire dans une aire
géographique déterminée. Ils donnent de ce fait une identité aux textes de Djaout.
Le discours journalistique, quant à lui, n’est pas parcouru par ce procédé. En
effet, ni mots anglais ni berbères ni arabes d’ailleurs ne sont présents dans l’écrit de
presse. Cela est dû, s’agissant des premiers, au fait que ce discours est destiné à des
interlocuteurs presque exclusivement algériens ne maîtrisant pas cette langue. Ceci
expliquant cela, il n’est pas besoin de recourir aux autres dans la mesure où, le texte
journalistique témoignant du vécu de ceux qui parlent ces langues, l’identification n’est
donc pas nécessaire.
La citation journalistique a servi à distinguer deux formations discursives et
certainement deux formations idéologiques. En effet, à chaque fois qu’il fait appel à la
citation, Djaout introduit une opposition entre la formation idéologique de la « famille
qui recule » et celle de « la famille qui avance ». Cette opposition sert de stratégie pour
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : la subversion des genres et des discours
178
faire adhérer les lecteurs à la position exprimée par la formation idéologique
progressiste et à provoquer ou augmenter, selon les cas, l’aversion pour la formation
idéologique opposée.
Alors que dans le discours journalistique, la citation sert presque exclusivement
à différencier deux formations idéologiques, elle participe aussi, dans le discours
littéraire, à permettre un ancrage dans la réalité sociale et culturelle algérienne.
Cette différence s’explique par les relations entre monde et langage
qu’instaurent les deux types discursifs. Tandis que le discours littéraire possède la
latitude de modifier le réel par le langage, le discours journalistique se doit de faire
correspondre ces deux entités.
PARTIE III : L’INTERLOCUTION COMME STRATÉGIE
DISCURSIVE
Chapitre 1 : Les instances de l’interlocution
Chapitre 2 : Les stratégies discursives comme moteur de l’échange
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
180
Cette partie concernant l’interlocution nous permettra d’approcher les instances
interlocutoire et locutoire ainsi que leur action réciproque dans l’échange argumentatif à
travers des stratégies discursives.
Il sera question de l’étude de ces deux instances afin de vérifier leur impact sur
l’argumentation. Notre première hypothèse est que la prise en charge par le locuteur de
l’instance interlocutoire est un gage d’efficacité de l’argumentation.
Comment donc le locuteur prend-il en compte l’instance interlocutoire ? À quels
paramètres de cette instance s’intéresse-t-il ? L’intérêt porté à l’instance interlocutoire
est-il différent quand on passe du discours littéraire au discours journalistique ?
Quant à notre deuxième hypothèse, elle concerne le locuteur : étant nécessaire à
l’argumentation, l’instance locutoire projetterait une image d’elle-même à même
d’appuyer son argumentation.
Comment alors cette image de l’instance locutoire est-elle construite ? Quels
sont les procédés mis en œuvre dans cette construction ? Encore une fois, y a-t-il une
différence de stratégies dans la réverbération de cette image dans les discours littéraire
et journalistique ?
Notre dernière hypothèse est que l’échange dans lequel entrent ces deux
instances est sous-tendu par des stratégies discursives qui font, à la fois, avancer
l’échange et révéler l’influence qu’exercent les instances l’une sur l’autre. Il sera
question de dégager ces stratégies discursives.
Quelles stratégies sont mises en œuvre dans notre corpus ? Quel est leur impact
argumentatif ? Comment sont-elles organisées ? Comment sont-elles constitutives de
l’écriture hybride ?
Pour répondre à cette problématique, cette partie sera divisée en deux chapitres.
Dans le premier, l’instance interlocutoire sera observée dans sa nature et dans sa
construction discursive. Il sera question des traces discursives de la présence de
l’instance interlocutoire dans les deux types discursifs étudiés.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
181
En outre, comme cette instance n’est présente dans l’écriture que dans la mesure
où l’instance locutoire veut bien l’actualiser, il s’agira de reconstituer le faisceau de la
réverbération de l’image de cette dernière dans le discours.
Dans le second chapitre, en plus de la prise en compte de la nature, de la doxa et
de l’image de l’une et de l’autre instances, celles-ci adoptent diverses stratégies de
persuasion. Elles font appel à des stratégies analogues mais les exploitent différemment.
Une analyse de ces stratégies et de leur impact sur les deux instances précédemment
étudiées sera par conséquent nécessaire.
Pour ces trois points, il s’agira d’exploiter les principes de l’analyse
argumentative que nous synthétisons dans ce qui suit.
L’analyse argumentative se réclame de plusieurs courants allant de la
rhétorique aristotélicienne à la logique en passant par la pragmatique. Cependant, les
définitions que donnent de l’argumentation les tenants de ces courants sont différentes.
L’argumentation est indissociable de l’art de persuader. De ce fait, tout individu
prenant la parole le fait pour agir sur l’autre. Il s’agit donc de mesurer l’efficacité de
cette parole, qui dépend de plusieurs facteurs, psychologiques, sociologiques, discursifs,
etc. En effet, la parole efficace
« n’est pensable que […] à partir du
moment où les groupes humains sont
constitués autour de valeurs symboliques
qui les rassemblent, les dynamisent et les
motivent »128
L’argumentation est donc, en plus d’une parole efficace, un discours lié à
plusieurs paramètres : situation de communication, actes de langage, logique, matériau
verbal, etc. :
« 1° un discours qui n’existe pas en
dehors du processus de communication où un
128 Molinié, Georges (1992) : Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, p. 5
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
182
locuteur prend en compte celui à qui il
s’adresse : parler (écrire), c’est
communiquer ; 2° un discours qui entend
agir sur les esprits ŕ et ce faisant sur
le réel ŕ donc une activité verbale au
plein sens du terme : le dire est ici un
faire ; 3° une activité verbale qui se
réclame de la raison et qui s’adresse à un
instance interlocutoire capable de
raisonner : le logos, en grec (…) désigne
à la fois la parole et la raison ; 4° un
discours construit, usant de techniques et
de stratégies pour parvenir à ses fins de
persuasion : parler, c’est mobiliser des
ressources verbales dans un ensemble
organisé et orienté. »129
Il ressort de cette définition que l’étude de l’argumentation est à envisager sous
plusieurs angles. La démarche ainsi prônée par la rhétorique semble exhaustive ;
néanmoins, le champ de cette dernière s’est rétréci du fait qu’elle ne prend pas en
compte les dimensions situationnelles de l’argumentation et exclut de l’analyse les
dimensions centrées sur le locuteur et l’allocutaire, à savoir l’ethos et le pathos.
1. ANALYSE ARGUMENTATIVE ET REPRÉSENTATIONS
C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, dans leur Nouvelle rhétorique, définissent
l’argumentation comme un ensemble de
« techniques discursives permettant de
provoquer ou d’accroître l’adhésion des
129 Amossy, R. (2000) : op., cit., p. 3
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
183
esprits aux thèses qu’on présente à leur
assentiment. »130
L’argumentation est, à ce titre, fondée sur l’efficacité de la parole conjuguée à
une prise en compte effective du locuteur et de l’interlocuteur à travers les
représentations qu’ils ont l’un de l’autre.
Perelman dit à ce sujet que
« le locuteur est obligé, s’il veut agir,
de s’adapter à son auditoire »131
La logique naturelle, initiée par L-B. Grize, a également pour socle les
représentations de l’auditoire, aux connaissances duquel le discours doit être adapté. Il
faudrait, à ce titre, se conformer aux croyances et à la doxa de ce dernier. Pour ce faire,
plusieurs variables sont à prendre en considération.
La première de ces variables est la dimension cognitive de l’auditeur. Celui-ci ne
comprend que ce qu’il connaît. La deuxième concerne la dimension épistémique qui est
en rapport avec les croyances de l’individu. La dernière est la dimension linguistique car
le code dans lequel les connaissances sont transmises doit être accessible.
Pour Grize :
« l’argumentation considère
l’interlocuteur, non comme un objet à
manipuler mais comme un alter ego auquel
il s’agira de faire partager sa vision.
Agir sur lui, c’est chercher à modifier
les diverses représentations qu’on lui
prête, en mettant en évidence certains
130 Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Olga (1970) ; 1ère éd. (1958) : Traité de l’argumentation. La
Nouvelle Rhétorique, Éditions de l'Université de Bruxelles, p. 5 131
Idem., p. 9
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
184
aspects des choses, en en occultant
d’autres, en en proposant de nouvelles. »132
Amossy précise :
« Discursive et dialogique,
l’argumentation modèle des façons de voir
et de penser à travers des processus qui
mettent en jeu l’image que les partenaires
de l’échange se font l’un de l’autre, et
les préconstruits culturels (prémisses,
représentations, topoï…) sur lesquels se
fonde l’échange. »133
2. ANALYSE ARGUMENTATIVE ET ACTION
La connaissance des représentations permet de situer les points névralgiques sur
lesquels l’action doit être exercée. Cette action se fait par l’intermédiaire d’un ensemble
d’actes de langage. Il existe une théorie de ces actes, élaborée par Austin (1970) et
Searle (1972).
En effet, « considérant le dire comme un faire,
Austin a le premier posé la notion d’acte
illocutoire où une action s’accomplit dans
la parole (…) et celle d’acte perlocutoire
qui consiste à produire un effet sur celui
auquel on s’adresse (…) »134
Son champ concerne principalement l’étude des différents types d'actes de
langage (ou actes illocutoires) et de leurs conditions d'emploi.
L’acte d’illocution est produit quand on dit quelque chose et il consiste à rendre
manifeste la manière dont les paroles doivent être comprises, par exemple soit comme
un conseil, soit comme un commandement.
132 Grize, Jean-Blaize (1990) : Logique et langage, Paris, Ophrys, p. 41
133 Amossy, R. (2000) : p. 14
134 Idem., p. 15
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
185
L’acte illocutoire désigne :
« le type d'actions réalisées par et dans
l'activité énonciative (comme par exemple
la promesse, l'ordre, la question,
l'assertion, le baptême, etc.), actes qui
ont pour propriétés essentielles d'être
soumis à des conditions d'emploi. Ces
conditions déterminent en quelle mesure un
acte de langage est approprié au contexte
dans lequel il apparaît. »135
Cette théorie des actes de langage est due aux philosophes anglais Austin et à
Searle, son successeur. Nous aborderons dans ce qui suit les actes de langage dans la
théorie de Searle.
Ce dernier part des prémisses selon lesquelles :
« Premièrement, parler une langue, c’est
réaliser des actes de langage(…) ;
deuxièmement, ces actes sont en général
rendus possibles par l’évidence de
certaines règles régissant l’emploi des
éléments linguistiques, et c’est
conformément à ces règles qu’ils se
réalisent. »136
Concrètement, la réalisation de ces actes se fait selon trois étapes :
« (a) énoncer des mots (morphèmes,
phrases) = effectuer des actes
d’énonciation ; (b) référer et prédiquer =
effectuer des actes propositionnels ; (c)
affirmer, poser une question, ordonner,
135 Moeschler, J. (1985) : p. 17
136 Searle, John R., (1972) : Les actes de langage. Essai philosophique du langage, Paris, Hermann, p. 52
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
186
promettre, etc. = effectuer des actes
illocutionnaires. »137
où (b) représente le "marqueur de contenu propositionnel" et (c) le "marqueur de force
illocutoire"
Les actes de langage ont été classés tout d’abord par Austin mais ce classement a
été remis en cause par Searle. Voici les critères qui ont conduit le premier à élaborer sa
taxinomie :
1. Le but illocutoire qui est différent de la force illocutoire : ainsi, l’ordre et la
demande ont le même but mais diffèrent dans leur force illocutoire.
2. La direction d’ajustement entre les mots et le monde : lorsqu’un acte de
langage est réalisé, il détermine un sens dans la relation mots/monde.
À titre d’exemple, l’assertion instaure un rapport où les mots sont conformes au
monde. En revanche, dans la demande ou la promesse, c’est le monde qui est conforme
aux mots.
Sur un registre général et généralisant, nous vérifierons que le discours littéraire
fait croire au lecteur que le monde est conforme aux mots alors que, dans le discours
journalistique, ce sont plutôt les mots qui sont conformes au monde dans un souci de
rendre compte de l’actualité en toute objectivité.
3. L’état psychologique exprimé : l’acte de langage satisfait dans sa réalisation à
la condition de sincérité.
4. La force de présentation du but illocutoire.
5. Le statut du locuteur et celui de l’auditeur.
6. La manière dont l’énonciation est rattachée aux intérêts propres du locuteur et
de l’auditeur.
7. Le rapport avec le reste du discours du fait de la présence de certaines
expressions performatives ou de certains liens discursifs.
137 Searle, John R., (1972) : p. 61
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
187
8. La différence de contenu propositionnel déterminée par un marqueur de force
illocutoire comme les temps des verbes.
9. La différence entre les actes devant toujours être des actes de langage et ceux
pouvant être accomplis comme actes de langage, mais ne l’étant pas nécessairement.
10. La différence entre les actes dont l’accomplissement requiert une institution
extralinguistique, comme pour bénir, déclarer coupable, etc. et ceux dont
l’accomplissement n’en requiert pas.
11. Les différences entre les actes dont le verbe illocutoire correspondant a un
usage performatif et ceux dont le verbe illocutoire n’a pas de correspondant performatif
comme "se vanter" ou "menacer".
12. Le style dans l’accomplissement de l’acte illocutoire qui peut être différent,
comme par exemple pour "annoncer" et "confier", mais dont le but illocutoire est
identique.138
Searle élabore à partir de cette classification cinq (5) types d’actes illocutoires :
1. Les assertifs dont le but est d’engager la responsabilité du locuteur sur la
vérité ; la direction va des mots au monde et l’état psychologique est la croyance.
2. Les directifs : il s’agit de faire faire quelque chose. La direction des directifs
va du monde aux mots. La condition de sincérité sous-entend la volonté à faire.
3. Les promissifs dont le but est d’obliger à adopter une conduite future. Leur
direction va du monde aux mots. L’intention d’avoir cette conduite constitue la
condition de sincérité.
4. Les expressifs ont pour but d’exprimer l’état psychologique formulé dans le
contenu propositionnel. Il n’y a pas de direction concernant ces actes de langage. Quant
à la condition de sincérité, elle est présupposée.
138 Searle, J. R., (1979) : pp. 40-46
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
188
5. Les déclarations : l’accomplissement réussi garantit que le CP (contenu
propositionnel) correspond au monde. Searle cite l’exemple suivant : accomplir avec
succès l’acte de désigner quelqu’un président implique qu’il devient président.139
Searle critique la taxinomie d’Austin en invoquant les raisons suivantes, classées
par ordre d’importance croissante :
— verbes et actes y sont confondus ;
— tous les verbes ne sont pas des actes illocutoires ;
— les catégories se recouvrent trop largement ;
— il y a trop d’hétérogénéité intra-catégorielle ;
— les verbes recensés dans une catégorie ne correspondent pas, dans la plupart des
cas, à la définition donnée pour cette catégorie ;
— il n’y a pas de principe cohérent de classification.140
L’examen des divers procédés linguistiques dont disposent les locuteurs pour
communiquer l'acte de langage est nécessaire :
« L'acte est-il réalisé explicitement (…)
ou implicitement (…) ? L'interprétation de
l'acte illocutoire (…) est-elle liée à la
présence de marques linguistiques ou au
contraire déterminée par le seul contexte
d'énonciation ? »141
139 Searle, John R., (1972) : pp. 52-60
140 Idem., p. 51
141 Moeschler, J., (1985) : p. 17.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
189
Chapitre 1 : Les instances de l’interlocution
1. L’instance interlocutoire
2. L’image du locuteur
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
190
1. L’INSTANCE INTERLOCUTOIRE
Un lecteur non averti ne perçoit pas l’apparition de l’interlocuteur dans un
discours donné. Pris au piège de l’identification, il ne perçoit pas qu’il est lui-même cet
interlocuteur. Il subit donc l’argumentation sans se rendre compte que le locuteur prend
en charge ses croyances, sa doxa, bref son horizon d’attente.
Par ailleurs, il n’est pas le seul interlocuteur concerné par cette démarche, au
sens qu’on lui donne dans le domaine du marketing. Les personnages sont aussi visés
par le locuteur. Le lecteur aussi bien que les personnages mais aussi leur position, dans
tous les sens du terme, forment ce que nous appelons ici une instance interlocutoire.
L’analyste, quant à lui, en tant que lecteur averti, se donne pour tâche de repérer
les traces discursives de cette instance de sorte à pouvoir juger de son rôle dans la
réussite de l’argumentation.
Il s’agit donc de voir comment cette instance peut être considérée comme
composante de l’argumentation alors qu’elle n’apparaît que subrepticement. Quelles
sont les modalités mises en œuvre par l’analyse argumentative pour identifier le rôle de
cette instance ?
Notre corpus étant composé de textes où une situation de communication
commune reste difficile à définir, nous jugeons utile de préciser ce qu’est l’instance
interlocutoire. Nous considérerons, pour des raisons méthodologiques, comme instance
interlocutoire aussi bien les personnages présents dans le corpus que le lecteur lui-
même.
Seront également considérés comme instance locutoire l’auteur/narrateur qui
tente de convaincre son instance interlocutoire (allocutaire, lecteur, personnage, etc.) et
les personnages.
L’emploi du concept instance interlocutoire à bon escient est, par ailleurs,
conditionné par son hétérogénéité discursive dont il importe de clarifier les contours.
Une définition formelle de l’instance interlocutoire est donc nécessaire pour la poursuite
de notre analyse.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
191
1.1. Comment peut-on définir l’instance interlocutoire ?
1.1.1. Nature de l’instance interlocutoire
Ce que nous appelons « instance interlocutoire » rejoint la notion d’ « auditoire »
définie par Perelman comme
« l’ensemble de ceux sur lesquels
l’orateur veut influer par son
argumentation. »142
Mais, précise Amossy, l’auditoire est « une entité variable » qu’il importe de
préciser. En effet, toute instance locutoire est appelée, dans le cadre d’une
argumentation, à déterminer son instance interlocutoire pour l’efficacité de son discours.
Connaître son instance interlocutoire, c’est anticiper ses réactions pour mieux construire
son argumentation.
Certes, l’instance interlocutoire peut être passive, mais l’instance locutoire, que
son instance interlocutoire soit présente (interlocuteur) ou qu’elle subisse passivement
l’argumentation, utilise les mêmes stratégies discursives car, selon Van Eemeren,
« l’argumentation adressée à un
interlocuteur unique ou à un lecteur doit
être considérée comme faisant partie d’un
dialogue, même si l’autre adopte une
attitude passive et ne réplique rien […].
Même face à un auditoire totalement
impassible, l’argumentateur en quête de
succès anticipera les contre-arguments
possibles et tentera de lever les
objections présumées. »143
142 Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Olga (1970) ; 1 re éd. (1958) : p. 25
143 Cité par Amossy, R. (2000) : p. 34
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
192
Cela nous amène à redéfinir la notion d’interaction verbale. En effet, à la suite
de Bakhtine, il faut distinguer entre situation dialogique et situation dialogale. Une
situation dialogale est celle où le dialogue est effectif, c’est-à-dire où les participants au
dialogue sont alternativement locuteur et interlocuteur. Par dialogique, il faut entendre
tout discours mettant en scène un locuteur qui s’adresse à un allocutaire sans pour
autant qu’il y ait échange verbal, c’est-à-dire dialogue effectif.
A ce propos, Kerbrat-Orecchioni souligne le caractère dialogique de toute
interaction argumentative et dégage quatre classes de récepteur144
:
1° présent et loquent (échange oral quotidien) ;
2° présent et non-loquent (la conférence magistrale) ;
3° absent et loquent (la communication téléphonique) ;
4° absent et non-loquent (dans la plupart des communications écrites).
Nous constatons dans ce classement que le premier et le troisième cas
correspondent à des dialogues effectifs qui relèvent donc d’une situation dialogale. Les
deuxième et quatrième cas, en revanche, sont dialogiques.
Dès lors, nous pouvons classer l’instance interlocutoire en situation de
communication dans notre corpus en deux catégories :
1° une instance interlocutoire absente et non-loquente représentée par les
lecteurs (situation virtuelle) ;
2° une instance interlocutoire présente et loquente dans les situations de
dialogues effectifs entre personnages (situation de face-à-face).
1.1.2. L’instance interlocutoire déterminée par sa doxa
Ces catégories distinguées, nous pouvons nous demander comment l’instance
locutoire s’adapte à ces deux types d’instance interlocutoire. En effet, l’instance
locutoire est dans l’obligation de s’adapter à son instance interlocutoire pour prétendre à
144 Cf. Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin,
p. 24
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
193
l’efficacité de son discours. A ce titre, quels sont les facteurs à prendre en compte pour
réussir l’argumentation ?
S’adapter à une instance interlocutoire, note Amossy « c’est avant tout
prendre en compte sa doxa »145
. Il s’agit en fait de s’intéresser aux croyances
et aux « schèmes de pensée » de son instance interlocutoire pour susciter son adhésion.
Par ailleurs, cette connaissance de l’instance interlocutoire n’est pas empirique
mais imaginée car l’instance locutoire se construit une représentation des valeurs
dominantes et, partant, une image de son instance interlocutoire. En d’autres termes,
l’instance locutoire se propose de construire son instance interlocutoire sur la base de sa
doxa :
Le locuteur « doit se faire une image de
son public s’il veut se figurer les
« opinions dominantes », les « convictions
indiscutées », les prémisses admises qui
font partie de son bagage culturel. Il
doit connaître le niveau d’éducation de
ces interlocuteurs, le milieu dont ils
font partie, les fonctions qu’ils assument
en société. »146
Cependant, l’image que le locuteur se fait de son instance interlocutoire n’est pas
représentative de sa réalité physique puisqu’elle découle non de l’expérience mais de
l’imaginaire. A vrai dire, il y a toujours une part de relativité dans la définition de cette
instance interlocutoire.
L’auteur, quand il s’adresse au lecteur, suppose que celui-ci partage les
prémisses concernant la genèse de l’extrémisme en Algérie. Il se fait une image de ce
lecteur qui peut, toutefois, ne pas correspondre à sa réalité corporelle.
145 Amossy, R. (2000) : op. cit, p. 36
146 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
194
L’instance locutoire-personnage qui va entamer son argumentation avec un
interlocuteur-personnage dans Le dernier été de la raison (cf. Annexe 8) se construit
une image de l’individu qu’il va prendre en stop :
« Il a, en effet, par mesure de sécurité, cessé de prendre en stop des
inconnus. Car des citoyens, libres penseurs, intellectuels qui se sont
prononcés contre l'instauration du régime communautaire,
agnostiques identifiés, sont encore recherchés par les milices des
Frères vigilants. »147
Le passage montre que l’instance locutoire, à savoir le personnage-narrateur,
prend en stop l’interlocuteur parce qu’il s’imaginait avoir affaire à un « libre penseur ».
Par la suite, il remettra en cause cette imagination :
« Son imagination, en pleine ébullition, lui aurait-elle joué un tour, en
lui présentant l'auto-stoppeur sous une apparence qui n'est pas la
sienne ? »148
Pourtant, le locuteur va orienter son argumentation en s’adaptant à cet
interlocuteur. Il choisira alors des arguments communs à la communauté dans laquelle
évolue son interlocuteur :
« Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne savent plus ce
que c'est qu'un passage piéton. Ils traversent n'importe comment, au
mépris de tout règlement, comme s'ils évoluaient en plein désert
parmi des montures indolentes »149,
en rapport avec les préoccupations de son âge (jeunesse) :
147 Djaout, T. (1999) : p. 35
148 Idem., p. 36
149 Idem., pp. 36-37
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
195
« Les personnes de votre âge devraient, à mon sens, s'intéresser à
d'autres choses qu'aux prophéties. »150,
son niveau scolaire :
« Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et
du théorème de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des
siècles avant Jésus-Christ, donc encore plus de siècles avant que
notre religion n'apparaisse. »151
A travers cet exemple, nous constatons que la prise en compte de la doxa est
primordiale dans la réussite et l’efficacité de l’argumentation.
1.2. Les traces discursives de l’instance interlocutoire
1.2.1. Construction psychique et trace discursive de l’instance interlocutoire
Certes, la connaissance de la doxa sert à la construction psychique de l’instance
interlocutoire, mais ce n’est qu’une étape dans l’argumentation car il faut, à présent, la
transformer en discours. L’instance locutoire module l’image mentale qu’elle a de son
instance interlocutoire pour la transformer en discours.
Mais comment peut-on déceler les marques du public dans un discours ?
Dans l’exemple précédent, nous avons vu comment le locuteur s’était trompé sur
l’image de son interlocuteur mais qu’il avait pu la reconstruire une fois le dialogue
entamé après avoir reconnu les représentations de son interlocuteur à travers le discours
de celui-ci :
«-Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les
Révélations. C'est le berceau des prophéties. »152
150 Djaout, T. (1999) : p. 37
151 Ibid.
152 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
196
Dans cette réplique, le locuteur a dégagé les croyances et les représentations de
son interlocuteur.
Nous pouvons dire que l’instance locutoire (ou le locuteur) n’accède pas
directement aux représentations de son instance interlocutoire mais qu’il se les
représente d’abord avant de les vérifier à travers le discours.
Ensuite, l’analyste lui-même ne découvre les représentations que se fait
l’instance locutoire de son instance interlocutoire qu’à travers le discours qu’il se
prépare à analyser.
C’est à juste titre qu’Amossy affirme :
« la représentation que se fait le
locuteur de son public ne peut être perçue
en dehors du discours où elle trouve à
s’inscrire. C’est seulement lorsqu’elle se
matérialise dans l’échange verbal qu’elle
prend consistance et peut être rapportée à
des données ou des images extérieures
préexistantes. »153
Le locuteur construit donc son instance interlocutoire dans le discours (Perelman
définit l’auditoire Ŕ l’instance interlocutoire pour nous Ŕ comme « fiction verbale ».)
Pour ce faire, il active des images qu’il a de cette instance interlocutoire pour toucher et
faire adhérer. Il a recours, dans cette entreprise, au stéréotype, opération qu’Amossy
appelle « stéréotypage de l’auditoire ».
1.2.2. L’instance interlocutoire comme stéréotype
Le stéréotype est défini par Amossy comme
153 Amossy, R. (2000) : op. cit, p. 39
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
197
« une image collective figée, qu’on peut
décrire en attribuant un ensemble de
prédicats à un thème (…). »154
Le stéréotypage est, quant à lui,
« l’opération qui consiste à penser le
réel à travers une représentation
culturelle préexistante, un schème
collectif figé »155
Dans le passage suivant :
« A : Tu n'es pas fiancé ? (…)
B : Ce sont là des choses trop personnelles et dont on ne parle pas en
public.
A : Tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte
dans votre congrégation ? » (Annexe 8),
nous pouvons voir comment le locuteur A se fait une représentation de l’interlocuteur B
par le biais du groupe (votre congrégation) auquel appartient ce dernier. Bien entendu,
le locuteur A a des représentations et des stéréotypes de cette congrégation, qu’il
attribue également à l’individu (B) puisqu’il fait partie de ce groupe.
La référence à la congrégation a permis au locuteur de dégager le « mode de
raisonnement » de son interlocuteur et de mettre en échec ses contre-arguments.
D’ailleurs, l’interlocuteur va demander à être déposé car son argumentation n’a pas
abouti (Annexe 8).
Ainsi le stéréotype est-il primordial dans l’argumentation dans la mesure où il
constitue un atout majeur dans la connaissance de l’instance interlocutoire, donc dans
l’efficacité de l’argumentation.
154 Amossy, R. (2000) : p. 40
155 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
198
1.2.3. Les indices d’allocution
Les « indices d’allocution » (l’expression est de Kerbrat-Orecchioni) constituent
les marques linguistiques représentant l’allocutaire (ou l’interlocuteur). Ils peuvent
revêtir plusieurs formes : dénominations, descriptions de l’instance interlocutoire,
pronoms personnels et évidences partagées.
Tout d’abord, nous entendons par dénomination l’action de désigner par un nom
ou par un appellatif dans le discours. En effet, l’instance locutoire ou locuteur emploie
des noms propres ou autres procédés dénominatifs pour désigner son allocutaire ou
interlocuteur. Ainsi, dans l’annexe 8, le locuteur désigne-t-il son interlocuteur par
« jeune homme ». Cet appellatif nous renseigne sur l’instance interlocutoire dont la
description va nous en apprendre davantage sur son statut, sa constitution, voire ses
représentations. Dans le même exemple, l’interlocuteur est ainsi présenté :
« Le jeune homme, qui boite très fort, s'approche de la voiture en
clopinant et monte à côté de Boualem Yekker.
Il arrange sa gandoura sous ses jambes, comme font les femmes
avant de s'asseoir (…) »156
Cette description s’attache à l’aspect physique de l’instance interlocutoire
(« qui boite très fort… en clopinant… ») et à sa tenue vestimentaire
(« gandoura »). A partir de cette description, l’instance locutoire se fait une idée de
son interlocuteur (infirme + adepte de la congrégation) et va orienter son argumentation
à partir de ces deux caractéristiques.
L’instance locutoire, ici le narrateur, vise les stéréotypes du lecteur. Il sait que le
lecteur agréera la décision du conducteur (locuteur A) qui va prendre en stop
l’interlocuteur, vu que celui-ci boite. La deuxième caractéristique (gandoura) renseigne
le lecteur sur les prémisses et la doxa de l’interlocuteur.
Faire référence aux pronoms personnels, c’est surtout s’intéresser à la deuxième
personne du singulier et du pluriel puisque c’est la personne qui désigne l’instance
interlocutoire, la première étant réservée, mais non exclusivement, à l’instance
156 Djaout, T. (1999) : p. 35
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
199
locutoire. Il s’agit aussi d’autre éléments grammaticaux en relation avec cette deuxième
personne (les possessifs, par exemple).
Si nous nous attardons encore sur le dialogue dont nous avons entamé l’analyse,
nous remarquons que les deux participants utilisent respectivement les pronoms vous,
tu, nous et leurs corollaires te, votre, notre, nos. Nous allons voir dans ce qui suit que
l’emploi de ces pronoms n’est pas fortuit.
Au début du dialogue, l’interlocuteur B s’adresse au locuteur A en utilisant le
pronom « te » : « - Que Dieu te récompense en bienfaits. » Le
locuteur A se demande immédiatement s’il a bien fait de prendre cet auto-stoppeur.
L’emploi du « te » peut constituer l’élément déclencheur de cette réflexion
puisque le locuteur A s’attendait à un « vous ». Cela représente également le rapport du
« te » (personne) à Dieu (son créateur). L’interlocuteur minimise le rôle du locuteur A
dans l’action de le prendre en stop en privilégiant la volonté de Dieu. L’emploi du « te »
précise donc la valeur du locuteur A Ŕ qui est ici un auditeur.
Par la suite, les deux personnages vont échanger en utilisant le « vous » de
politesse :
« A : Les personnes de votre âge devraient, à mon sens, s'intéresser à
d'autres choses qu'aux prophéties.
B : Et à quoi donc, s'il vous plaît ? »157
Chacun tente de persuader l’autre dans un dialogue d’égal à égal.
A un moment donné, l’interlocuteur B emploie le « nous » pour se désigner lui-
même et son groupe : « Notre Prophète », « Nos efforts ne seront pas
inutiles pour lui faire retrouver la lumière. ». Il inclut dans ce
« nous » le locuteur A dans la mesure où il se fait une représentation de cet auditeur
comme partageant la même doxa que lui et son groupe, d’autant plus que A avait
employé le « nous » auparavant dans l’expression « notre religion ».
157 Djaout, T. (1999) : p. 37
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
200
Cette représentation sera immédiatement remise en cause puisqu’il demande
à A :
« Pourquoi avez-vous l'air si sceptique sur les chances du Bien à
triompher ? Vous êtes donc habité par le doute ? »
Le locuteur A va, à la fin du dialogue, utiliser le « tu » pour impressionner
l’interlocuteur B : « - Tu n'es pas fiancé ? » et préciser qu’à travers lui, il vise
également son groupe, dont A se démarque : « - Tout ce qui est essentiel
est donc frappé du sceau de la honte dans votre congrégation ? »
Cette démarcation de l’instance interlocutoire qui ne s’adapte pas à lui fait
capoter l’argumentation de A puisque B décide d’arrêter la conversation et de descendre
de voiture. En bref,
« une analyse des pronoms permet de faire
intervenir l’auditoire, défini comme
l’ensemble de ceux qu’on veut persuader,
aussi bien sous la forme d’un « tu » et
d’un « vous » que d’un « nous »158
Par ailleurs, la troisième personne peut servir pour apostropher l’instance
interlocutoire. Ains,i dans notre exemple, l’interlocuteur B dit-il :
« - Excusez-moi, mon oncle, mais vous me semblez envahi par le
désarroi de ceux à qui la foi fait défaut. »
Il interpelle aussi bien A en utilisant le pronom « vous » que les autres par
l’intermédiaire de « ceux ». B fait semblant de ne pas désigner directement A comme
non croyant en faisant intervenir « ceux » qu’on peut appeler, à la suite de Kerbrat-
Orecchioni, comme un « trope communicationnel159». D’ailleurs, B continue
en disant :
158 Amossy, R. (2000) : p. 42
159 Kerbrat-Orecchioni, C. (1986): L’implicite, Paris, A. Colin, p. 131
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
201
« Je m'excuse par avance, car j’espère m'être trompé. »
Enfin, lorsque l’instance interlocutoire n’est pas désignée explicitement par des
noms propres, des appellatifs, des descriptions ou encore des pronoms personnels, les
croyances, les mythes, les valeurs dominantes, les opinions peuvent servir pour
reconstruire cette instance interlocutoire.
Ainsi, dans notre dialogue, pouvons-nous définir dès le départ l’instance
interlocutoire, c’est-à-dire l’interlocuteur B, en faisant référence aux croyances de ce
personnage dans sa réplique :
«- Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les
Révélations. C'est le berceau des prophéties. »
ou encore dans sa citation de la parole du Prophète (hadith) :
« Chacun de vous est un berger, et chaque berger rendra compte de
son troupeau »
Toutefois, pour ce dernier paramètre, l’analyste doit posséder une connaissance
conséquente de la culture, des croyances et de la doxa dans lesquelles évolue le discours
argumentatif.
1.3. Instance interlocutoire indivisible et instance interlocutoire diversifiée
Lorsque l’instance locutoire a affaire à une instance interlocutoire composite
(Cf. Amossy : 2000)
« réunissant des personnes différenciées
par leur caractère, leurs attaches ou
leurs fonctions »,
elle est appelée à « utiliser des arguments
multiples pour gagner les divers éléments
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
202
de son auditoire (instance
interlocutoire). »160
Dans notre corpus, Djaout est confronté à une instance interlocutoire composite
qu’il s’agit de faire adhérer à des thèses souvent controversées dans la société dans
laquelle évolue cette instance interlocutoire.
Cependant, la fluctuation de l’instance interlocutoire reste un écueil majeur dans
l’efficacité de l’argumentation. C’est pour cela que l’instance locutoire tente de trouver
un dénominateur commun dans son instance interlocutoire sur lequel elle fondera sa
stratégie argumentative. Une instance interlocutoire homogène existerait donc en tant
que donnée réelle.
Mais lorsque l’homogénéité immanente vient à manquer, l’instance locutoire
tente de la discerner dans son instance interlocutoire. Elle construit, de ce fait, une
image fictionnelle de son instance interlocutoire à des fins argumentatives.
En effet, deux situations peuvent se présenter à l’instance locutoire : soit elle est
en face d’une instance interlocutoire foncièrement homogène, partageant les mêmes
idées, soit elle construit une homogénéité fictionnelle pour pouvoir mener son
argumentation Ŕ même si les opinions de cette instance interlocutoire ne sont pas
toujours les siennes.
Dans les deux situations, note Amossy, l’instance locutoire
« peut élaborer ses stratégies de
persuasion en se fondant sur un ensemble
d’opinions partagées et en considérant son
public comme un tout indivisible. »161
160 Perelman, Ch., Olbrecht-Tyteca, O. (1970): 1 re éd. (1958) : p. 28
161 Amossy, R. (2000) : p. 44
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
203
1.3.1. L’instance interlocutoire comme foncièrement homogène
Considérons l’interaction suivante où les deux participants, Elbouliga et
Boualem, partagent les mêmes idées. Il s’agit de deux personnages que le narrateur
présente comme des parias :
« les visites d'Ali Elbouliga sont devenues beaucoup plus fréquentes,
car lui aussi est un paria : il n'accomplit pas les cinq prières, (…) » ;
« [Boualem] revoit Kenza (…). Elle lui avait assené, quelques jours
avant son départ, qu'elle avait honte d'un père comme lui, sourd à la
voix de Dieu, exclu des clémences du Jugement Dernier et des
béatitudes de la Résurrection. C'était l'heure de la prière. (…) trois
tapis de prière apparurent simultanément (…) et la femme, la fille et
le fils s'abîmèrent dans des poses d'orants. Lorsqu'ils se relevèrent de
leurs dévotions, la fille ramassa avec rage son tapis et se tournant
vers son père, elle déversa un flot de reproches. »162
Voici l’interaction :
« 1- La roue de secours est, semble-t-il, en voie d'être interdite. Les
nouveaux législateurs interprètent sa présence dans la voiture
comme une marque du peu de foi que l'on a dans la capacité du
Créateur à nous mener à bon port. S'il veut nous laisser au milieu du
chemin, c'est qu'il l'aura décidé, et l'on n'a qu'à s'incliner devant sa
volonté.
2- Il court bien d'autres informations, toutes aussi déroutantes. On
aura bientôt, selon les dires, des hôpitaux pour hommes et des
hôpitaux pour femmes. Toute personne surprise hors de la mosquée
à l'heure de la prière aura à répondre de son délit devant un tribunal
religieux. On mettra en vente quelques modèles de costumes que les
citoyens devront porter. C'est probablement une loi concoctée avec
162 Djaout, T. (1999) : pp. 71-72, c’est nous qui soulignons.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
204
la complicité de quelque haut dignitaire religieux qui se trouve être
aussi un magnat du textile.»163
Nous remarquons que le recours à l’argumentation est primordial dans toute
interaction, même si les deux interlocuteurs s’inscrivent dans le même discours
idéologique.
Dans l’énoncé 1, le locuteur annonce une décision qu’il attribue aux autres (les
législateurs), à qui incombe la responsabilité d’argumenter cette décision. Le locuteur
prend de ce fait ses distances vis-à-vis de ce courant de pensée en faisant appel, d’une
part, à la troisième personne et, d’autre part, en utilisant des verbes d’opinion
« interprètent », « semble ».
Dans l’énoncé 2, l’interlocuteur ne répond pas directement au locuteur, mais
continue dans son sillage : « Il court bien d'autres informations ». Il ne
contredit pas le locuteur car il partage la même doctrine que lui. Il énonce certains faits
sans une argumentation évidente, mais lance un argument pour étayer le dernier fait
concernant l’habit :
« C'est probablement une loi concoctée avec la complicité de
quelque haut dignitaire religieux qui se trouve être aussi un magnat
du textile. »
Par ailleurs, dans les deux énoncés, le ton est à l’affirmation directe Ŕ le discours
ne souffre aucune discussion Ŕ et les interlocuteurs, l’un comme l’autre, essaient de
toucher (« nous » dans l’énoncé 1, Boualem, Elbouliga et ceux qui n’agréent pas cette
décision ; « Toute personne surprise hors de la mosquée », « les
citoyens devront porter », dans l’énoncé 2).
C’est à juste titre qu’Amossy dit :
« le face-à-face d’un orateur (instance
locutoire) avec un auditoire (instance
163 Djaout, T. (1999) : pp. 22-23
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
205
interlocutoire) qui d’ores et déjà acquis
à sa thèse autorise des stratégies
argumentatives, comme le recours à
l’affirmation emphatique et au pathos, qui
ne seraient pas de saison dans une autre
situation interactionnelle. »164
En définitive, l’usage de l’argumentation est donc nécessaire dans toutes les
situations de communication quand bien même l’instance interlocutoire partage les
mêmes opinions et les mêmes convictions.
1.3.2. L’instance interlocutoire comme construction homogène
L’instance locutoire qui s’adresse à une instance interlocutoire dont elle ne
partage pas les opinions et les convictions Ŕ donc une instance interlocutoire qui ne
pense pas comme elle Ŕ est dans l’obligation de tenir compte de certaines prémisses que
cette instance interlocutoire tient pour valables.
Examinons, pour comprendre la démarche argumentative de l’instance locutoire,
ce passage extrait d’un roman de Tahar Djaout. Le passage en question est une requête
adressée à un imam-juge et dont la finalité est d’accéder au pardon.
«-Monsieur l'émir-juge, ô Sacralité ! Je n'ai jamais dit que vous
n'aviez pas raison. De tels jugements n'ont jamais, Dieu merci!,
effleuré mon esprit, même dans mes moments d'égarement ou
durant les rêves effrayants qui peuplent l'obscurité de ma cellule. Ce
qui me chagrine quelque peu, mais que j'accepte avec soumission car
votre sagacité ne peut se fourvoyer, c'est cet entêtement à greffer
sur le problème me concernant d'autres où personne ici ni ailleurs ne
peut trouver son intérêt...(…)
- Monsieur le gouverneur ; pardon, monsieur l'imam-juge, ce que j'ai
du mal à comprendre aussi, c'est cette manie de tout surcharger, que
Dieu me damne si je vous rends responsable de cela. A quoi bon un
164 Amossy, R. (2000) : p. 47
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
206
surplus de témoins, alors que ce que j'ai moi-même avoué dépasse
de loin leurs accusations ? Vous les avez vus se répandre en
invectives et en insinuations énigmatiques. Ils ne font en réalité que
corser et obscurcir une affaire pourtant des plus claires. Je vais finir
par croire -excusez-moi pour tant d'orgueil- qu'il y a une véritable
conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir dans le
plus infime détail ce que j'ai fait du début à la fin - Celui qui entend
et voit tout ayant été mon unique témoin. Mon intention est de
vous faciliter la tâche au maximum, monsieur l'imam juge. Je vous
révèle non seulement mes actes mais aussi mes desseins dont le
Tout-Puissant n'a pas voulu permettre l'aboutissement. Alors, je
n'arrive pas à comprendre - et j'implore une nouvelle fois l'absolution
de mon insolence - comment la respectable et infaillible organisation
dont vous êtes le dévoué et perspicace ordonnateur cherche à
compliquer mon affaire par des dépositions de témoins aussi
tortueuses qu'inopportunes...»165
Les expressions soulignées montrent que l’instance locutoire part de prémisses
partagées par l’instance interlocutoire (rappelons que l’instance locutoire s’adresse à
l’imam-juge et à l’assistance). D’une part, l’instance locutoire donne de l’imam-juge
l’image d’une personne sacrée qui ne saurait se tromper. D’autre part, le recours à des
formules référant à Dieu, à son omniscience et à sa toute-puissance font pencher la
balance du côté de l’instance locutoire qui bénéficie du pardon.
Cet exemple montre que, dans la mesure où une interaction est possible,
l’instance locutoire, bien qu’elle s’adresse à une instance interlocutoire avec laquelle
elle ne partage pas les points de vue, est appelée à fonder son argumentation sur des
prémisses en vigueur dans le groupe auquel appartient l’instance interlocutoire.
165 Djaout, T. (1999) : pp. 55-56. C’est nous qui soulignons.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
207
1.3.3. L’instance interlocutoire hybride
Une instance interlocutoire hybride (auditoire composite, pour Amossy) est une
instance interlocutoire composée d’entités qui ne partagent pas les mêmes évidences et à
qui l’instance locutoire n’accorde pas le même statut (social, intellectuel ou autre).
Aussi, Amossy note-t-elle que
« lorsque l’on s’attaque à un cas
d’auditoire composite, il convient : -de
sérier les groupes d’allocutaires auxquels
le discours s’adresse en fonction des
trois critères verbaux déjà évoqués
(désignation, pronoms personnels,
évidences partagées) ; -d’examiner comment
le discours hiérarchise les groupes :
quelle est l’importance dévolue à chacun
d’eux selon la place qu’ils occupent dans
le texte, ou selon l’insistance mise sur
les valeurs qui les distinguent ? -de voir
comment les prémisses et les évidences
partagées que le discours utilise pour
chacun des groupes se concilient entre
elles (…). »166
Nous proposons d’étudier un passage extrait de Les Vigiles, roman de Djaout (cf.
Annexe 9). Dans ce passage, l’instance locutoire s’adresse à une assemblée constituée
d’officiels, d’un inventeur et d’une assistance anonyme.
L’instance locutoire partage son instance interlocutoire en quatre groupes en
utilisant des désignations, des pronoms personnels et en faisant référence à des
évidences partagées. Le tableau suivant reprend cette subdivision :
166 Amossy, R. (2000) : p. 49
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
208
Tableau 7: constitution de l’instance interlocutoire
Désignations Pronoms personnels Évidences partagées
Groupe 1 Nos gouvernants
M. l'officier supérieur du
commandement régional,
M. le sous-préfet et
d'autres personnalités
prestigieuses
Nous et ses corrélats
« notre, nos »
Football, politique,
suivent de près cette
autre guerre contre
l'ignorance et pour
l'élévation du pays à
l'échelle des nations
prospères
Groupe 2 M. Mahfoudh Lemdjad
la jeunesse saine et utile
il savoir, intelligence,
travail
Groupe 3 Certains égoïstes, un
homme
ø jamais préoccupés
du prestige de la
nation
Groupe 4 des lèvres, des têtes, gens ø goûter aux choses
tangibles
Ce tableau montre que l’instance locutoire s’adresse à son instance interlocutoire
en tenant compte du rang de chaque groupe et de ses évidences. Elle accorde une place
majeure aux groupes 1 et 2.
En effet, d’une part, elle utilise des appellatifs (M. l’officier supérieur, M. le
sous-préfet), des noms propres (M. Mahfoudh Lemdjad), des descriptions (jeunesse
saine et utile), d’autre part, elle tente de rapprocher les opinions des deux groupes (le
groupe 1 « suit de près cette autre guerre contre l'ignorance », évidence du groupe 2).
Le groupe 3 n’est là que pour rehausser l’image du groupe 1. L’instance
locutoire exclut ce groupe en ne le désignant pas clairement, mais il reste une stratégie
argumentative pour convaincre les autres groupes Ŕ surtout le groupe 2 Ŕ du bien fondé
de ses opinions. Les évidences du groupe 1 sont en opposition avec celles du groupe 3.
Quant au groupe 4, il est presque inexistant, réduit à des « lèvres », des « têtes »,
des « applaudissements », bref à l’anonymat. Il est là pour cautionner le discours de
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
209
l’instance locutoire. D’ailleurs, ses évidences ne sont pas en rapport avec celles des
autres groupes.
Toutefois, on ne saurait limiter un discours littéraire à un nombre déterminé
d’allocutaires ou à une instance interlocutoire unidimensionnelle caractérisée par des
convictions et des croyances définies. Le discours littéraire tente de toucher une
instance interlocutoire universelle.
1.4. Qu’est-ce qu’une instance interlocutoire universelle ?
L’instance interlocutoire universelle est le type même de l’instance interlocutoire
visé par une œuvre littéraire. En d’autres termes, le discours littéraire prétend
transcender les clivages doctrinaux et les croyances qui déterminent les groupes
d’instance interlocutoire pour toucher tout être capable de suivre un raisonnement.
Aussi l’œuvre littéraire ne définit-elle que sommairement son instance
interlocutoire pour pouvoir amener toute instance interlocutoire à adhérer à des thèses
sans qu’elle se sente impliquée ou, pire, exclut. Le rôle de l’instance locutoire Ŕ de
l’auteur donc Ŕ est d’influencer tout allocutaire, tout lecteur dans le but de le faire
adhérer aux thèses développées dans son discours.
Pour ce faire, il construit une image de cette instance interlocutoire universelle
en rapport avec les préoccupations socio-historiques du moment. Encore une fois,
l’instance interlocutoire universelle n’est qu’une construction de l’esprit car c’est
« l’image que l’orateur (l’instance
locutoire) se fait de l’homme raisonnable,
de ses modes de penser et de ses
prémisses. »167
1.5. La construction de l’instance interlocutoire comme stratégie argumentative
Pour convaincre, l’instance locutoire construit une image de son instance
interlocutoire à même d’influer sur la façon de voir de celle-ci et de lui faire accepter
167 Amossy, R. (2000) : p. 56
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
210
son argumentation. Ainsi, dans les exemples précédents, avons-nous pu voir comment
l’instance locutoire use de l’image de l’allocutaire comme stratégie discursive. Dans le
discours adressé à l’imam-juge (cf. supra.), l’instance locutoire tente d’infléchir la
décision du juge en lui renvoyant une image dans laquelle il se reconnaît volontiers, et
avec complaisance. Elle lui dit en substance :
« Je n'ai jamais dit que vous n'aviez pas raison. », ou « votre sagacité
ne peut se fourvoyer », ou encore « vous êtes le dévoué et
perspicace ordonnateur ».
L’une des premières stratégies argumentatives que l’instance locutoire doit
prendre en compte est celle de la construction de l’instance interlocutoire. Cela dit, il ne
saurait exister de parole efficace sans prise en compte de l’instance interlocutoire. Aussi
cette instance interlocutoire n’est-elle qu’une construction de l’instance locutoire qui en
donne une image susceptible de lui faire croire qu’elle tient le pouvoir car, en fin de
compte, l’argumentation n’est qu’une question de pouvoir. Ce pouvoir revient en effet à
celui qui tient l’argumentation et en fait une arme de persuasion.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
211
2. L’IMAGE DU LOCUTEUR
Ce que nous désignons par « image du locuteur » est ce qui est appelé
traditionnellement ethos, c'est-à-dire
« l’image de soi que le locuteur
construit dans son discours pour
contribuer à l’efficacité de son dire. »168
Cette image est alors à chercher dans le dire de l’instance locutoire (ou locuteur),
à travers des signes discursifs qui sont susceptibles de contribuer à sa stratégie
argumentative globale.
Une approche de ces éléments discursifs s’avère donc indispensable dans l’étude
de l’argumentation mise en œuvre par le locuteur.
Cependant, les avis ne sont pas unanimes quant à l’efficacité de cette approche
car, pour certains, l’analyste qui se penche sur la visée argumentative du discours d’un
locuteur est confronté aux a priori qu’il a de l’idéologie de celui-ci. En d’autres termes,
l’analyse est-elle fondée sur les traces discursives de l’argumentation ou sur la
connaissance qu’on a du locuteur en tant que personne, et par-là même de sa stratégie
argumentative ?
Un autre problème peut se poser concernant la sincérité du dire du locuteur par
rapport à son image déjà présente dans notre esprit. Toutefois, affirme Barthes, l’ethos
est représenté par
« les traits de caractère que l’orateur
(instance locutoire) doit montrer à
l’auditoire (instance interlocutoire) pour
faire bonne impression : ce sont ses airs
(…) » et par le biais de son discours, il
168 Amossy, R. (2000) : p. 60
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
212
dit « je suis ceci, je ne suis pas
cela. »169
L’image du locuteur est considérée par Maingueneau comme
« attaché[e] à l’exercice de la parole, au
rôle qui correspond à son discours, et non
à l’individu « réel », indépendamment de
sa prestation oratoire : c’est donc le
sujet d’énonciation en tant qu’il est en
train d’énoncer qui est ici en jeu. »170
De cette définition, il ressort que l’image du locuteur est à étudier en tant que
révélatrice de la stratégie adoptée par le locuteur dans une situation d’énonciation
particulière. Elle est appelée à se modifier et à s’adapter à la situation d’énonciation.
2.1. Indicateurs énonciatifs de l’image du locuteur
Nous voyons donc que l’image du locuteur est liée à la notion d’énonciation
définie comme acte individuel de production d’un énoncé. Le locuteur laisse une
empreinte dans cet énoncé par les moyens linguistiques qu’il mobilise pour sa
réalisation.
Cette empreinte qu’est l’énonciation fait qu’un même énoncé est différent d’un
locuteur à un autre. La différence va transparaître dans l’utilisation d’embrayeurs,
d’actualisateurs, de shifters, de modalisateurs, de termes évaluatifs,
tous « procédés linguistiques par lesquels
le locuteur imprime sa marque à l’énoncé,
s’inscrit dans le message (implicitement
169 Barthes, R. (1994) : « L’Ancienne rhétorique. Aide-mémoire », In Recherches rhétoriques, Paris, Le
Seuil, « Points », (1ère
édition Communications n°16, 1970), p. 315 170
Maingueneau, D. (1993) : Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod, p. 138
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
213
ou explicitement) et se situe par rapport
à lui. »171
Ces procédés sont à même de rendre compte de la subjectivité dans le langage.
Les pronoms personnels peuvent servir à repérer cette subjectivité et l’interlocution
entre locuteurs. Les figures 1 et 2 montrent comment les pronoms personnels 1, 2 et 3
(singulier et pluriel) sont distribués dans notre corpus.
Figure 55 : Distribution des pronoms personnels
Cette figure fait ressortir une distribution hétérogène des pronoms personnels.
Les écrits journalistiques (Ruptures) apparaissent en haut à droite de l’axe
perpendiculaire où sont répartis les pronoms personnels nous, soi, elle, leur, ils et eux.
171 Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : p. 32
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
214
Mis à part Le dernier été de la raison et Les chercheurs d’os, les autres romans
apparaissent au-dessous de l’axe horizontal où il est à signaler les pronoms personnels
il, lui, se, je, j’, tu, te, toi, me, m’ et vous.
Dans la mesure où le rapport d’interlocution et la construction d’une
argumentation s’opèrent entre deux instances particulières, à savoir la première
personne et la deuxième, c’est à celle-ci que nous allons nous intéresser plus
particulièrement. Leur présence se manifeste à la droite de l’image, au-dessous de l’axe
horizontal, où sont présents L’exproprié et L’invention du désert.
La prédominance du je implique chez le locuteur la constitution d’une
subjectivité et d’une image de soi en vue d’influencer son interlocuteur. Cette
subjectivité est conjointement construite par les participants à l’interlocution. Les
travaux de Michel Pêcheux ont déjà montré qu’un locuteur A, en prenant la parole, se
fait une image de lui-même et de son interlocuteur B. Ce dernier opère de la même
manière en se construisant une image du locuteur A et en donnant une image de lui-
même.
Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’argumentation basée sur l’image de
l’interlocuteur, sur l’éthos et le pathos, est prépondérante dans ces deux textes.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
215
Figure 56 : Distribution des pronoms personnels (comparaison entre les romans et les
chroniques journalistiques prises séparément)
Cette figure permet de voir, dans le détail, la répartition des personnes 1 et 2
dans les différentes chroniques journalistiques. Ainsi, la première personne apparaît-elle
davantage dans les textes journalistiques suivants : « Lettre de l’éditeur », « La famille
qui avance et la famille qui recule », « La haine devant soi », « Le retour du prêt-à-
penser », « Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? » et « Suspicion et désaveu » et dans
les romans L’exproprié et L’invention du désert.
Pour ces deux derniers, nous avons montré, dans notre mémoire de magistère, à
la suite des affirmations de l’auteur lui-même, qu’ils étaient davantage des écrits
poétiques. Nous savons, par ailleurs, que l’utilisation de la première personne est un
indice de poéticité.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
216
Quant à la prédominance de la première personne dans les articles de presse
cités, elle serait liée aux prises de positions franches du journaliste qui nécessitent un
engagement ontologique dans le discours.
Est-ce à dire que l’absence de ces personnes signifierait l’inexistence de rapports
interlocutoires fondés sur l’argumentation ?
Non, mais les stratégies utilisées sont différentes. Alors que le texte littéraire, à
travers des situations vraisemblables de dialogues, permet de construire une
argumentation sur des représentations interlocutoires, le texte journalistique, par une
interpellation sous-entendue, argumente en faveur des thèses du locuteur qui étale, à
demi-mots, son image.
Par ailleurs, la nature même des textes en analyse appelle l’emploi de tel ou tel
pronom personnel. Tandis que le texte journalistique, objectif par essence, invite à
utiliser des pronoms neutres, le texte littéraire se permet de dévoiler la subjectivité des
personnages et de l’auteur. Toutefois, pour les deux genres, la représentation que se font
les acteurs de la communication les uns des autres se donne clairement à lire.
C’est à cette représentation que se fait l’interlocuteur B du locuteur A que
Kerbrat-Orecchioni propose de s’intéresser. Le locuteur A va exploiter cette
représentation dans son discours. Il s’agit d’intégrer à
« la compétence culturelle des deux
partenaires de la communication (…)
l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, qu’ils
se font de l’autre, qu’ils imaginent que
l’autre se fait d’eux-mêmes. »172
Donc, en plus de l’interaction verbale, il y a une interaction des représentations.
Par ailleurs, revenant sur la définition du locuteur, Ducrot distingue à l’intérieur
de la notion de locuteur entre L (« le locuteur en tant que tel ») et λ (« être du monde »).
172 Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : p. 20
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
217
Cette distinction est construite, entre autres, selon Ducrot, sur l’ethos ou « caractère »,
c’est-à-dire sur l’image que se donne de lui-même le locuteur. Mais avertit Ducrot :
« il ne s’agit pas des affirmations
flatteuses qu’il peut faire sur sa propre
personne dans le contenu de son discours
(…) mais de l’apparence que lui confèrent
le débit, l’intonation, chaleureuse ou
sévère, le choix des mots, des arguments
(…) »173
En d’autres termes, outre les indicateurs de personnes, d’autres procédés
linguistiques interviennent dans l’énonciation et dans la composition de l’ethos oratoire.
Parmi ces procédés, nous signalerons encore le choix des mots, les embrayeurs, etc.
Nous allons examiner l’article proposé en annexe 10 pour dégager ces indices
d’énonciation et d’imprégnation de l’ethos dans le discours.
L’article en question est une chronique parue dans le journal Ruptures dont le
rédacteur en chef est justement Djaout. Cette chronique s’intitule « Petite fiction en
forme de réalité ». Elle a pour thème la femme et le traitement qui lui est réservé dans la
société algérienne. La figure suivante montre clairement que ce vocable est excédentaire
dans le texte en question.
173 Ducrot, O. (1984) : Le Dire et le Dit, Minuit, Paris, p. 201
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
218
Figure 57 : Distribution du vocable femme
Cette figure signale que le vocable femme est excédentaire dans le texte que nous
nous proposons d’analyser. Il est vrai que sa fréquence est plus élevée dans Les vigiles,
mais il faut rappeler qu’il s’agit d’un roman, donc un texte plus volumineux. Toutes
proportions gardées, nous dirons que le vocable femme est très fréquent dans « Petite
fiction en forme de réalité », ce qui revient à dire qu’il peut être considéré comme un
pôle thématique.
À partir de ce constat, nous pouvons examiner l’environnement thématique de ce
pôle lexical. Le graphe qui suit montre dans le détail les rapports entre ce pôle et ses co-
occurrents.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
219
Figure 58 : Constellation thématique du vocable femme
Le graphe donne à lire un passé (jadis en bas à gauche) et un présent de la
situation de la femme. Les mots en rouge sont directement liés au mot-pôle. Les mots en
noir sont liés à ce mot à un second niveau.
La situation de la femme n’a guère évolué dans le temps, elle a empiré au
contraire. En effet, c’était une mère destinée à procréer (fils, enfants), à s’occuper de
cuisine (couscous) et elle devient une malédiction à cacher au regard de l’homme, à
rendre invisible grâce au tissu, à mettre dans une tour noire. Elle n’est plus être, elle
devient étrange.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
220
Nous pouvons à présent amorcer la deuxième étape de l’analyse pour considérer
l’image de soi que projette le locuteur à travers le traitement de ce thème. Nous nous
pencherons sur l’appréciation que laisse à lire l’emploi des adjectifs quand le locuteur
parle de la femme.
Il faut peut-être préciser que le locuteur réel, ici le journaliste, parle à la place
d’un locuteur potentiel, le Rêveur. Ce procédé est davantage utilisé en littérature où le
narrateur prend la parole pour décrire les sentiments d’un personnage, ou raconter les
souvenirs d’un personnage par le procédé du flash-back.
Les adjectifs qui se rapportent à "femme" sont regroupés dans le tableau
suivant :
Tableau 8: Expressions et adjectifs en rapport avec "femme"
Expressions et adjectifs péjoratifs Expressions et adjectifs mélioratifs
Bêtes
Formes noires
Aucune trace de corps humain
Être de malédiction, de tentation, de
convoitise
Invisible
Tour noire
Effacée du regard, niée, réduite à un
réceptacle, à un lieu de jouissance dans
l’obscurité coupable
C’est vrai que …
jamais conciliant avec les femmes
accablées de labeur, de brimades et de
sarcasmes.
malmenée
Mais
présente,
pesait de tout son charme, de toute sa
détermination et de toute sa douleur
le lieu de l’épreuve, le centre d’un drame
noué par la pauvreté, la convoitise, la
jalousie, l’amour, le désir et la lutte
qu’impose chaque jour naissant
mais pas réduite
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
221
chose honteuse
appât de diable
centre des prêches
la source de nos malheurs multiformes,
la cause du juste châtiment
saltimbanques,
dépravés,
pêchés incarnés
offense au Ciel
nullement assimilée à cet objet de
séduction et de damnation
Les expressions relevées dans ce tableau renseignent l’interlocuteur, ici le
lecteur de la chronique, sur la situation de la femme en Algérie. Elles lui donnent, par
ricochet, l’opportunité de décoder l’ethos du locuteur. Par l’emploi de ces expressions,
l’instance locutoire se donne donc à lire et dévoile son image.
L’instance interlocutoire (lecteur, analyste, etc.) comprend que l’instance
locutoire est contre la situation imposée à la femme. Cependant, cette position n’est pas
aussi tranchée que cela. En effet, l’instance locutoire préfère la situation précédente, qui
n’était pas aussi reluisante que cela, à celle d’aujourd’hui. Les expressions relatives à
ces deux situations ne sont pourtant pas très différentes mis à part la valorisation de
l’humain dans le premier cas. Comment expliquer alors que le locuteur ne revendique
pas clairement une situation meilleure pour la femme ? Pourquoi se tourne-t-il vers le
passé au lieu du futur ?
Deux interprétations sont possibles. Si nous admettons que l’instance locutoire
coïncide avec le Rêveur, il est dans l’ordre des choses de penser au passé. Si en
revanche nous attribuons cette identité au journaliste, c’est plutôt le retour nostalgique
au passé qui est envisagé. Effectivement, pour le journaliste, il faut se ressourcer dans le
passé pour remettre l’Algérie sur les rails de l’histoire.
En outre, le journaliste, par devoir d’information, tente de toucher, aux sens
propre et figuré, l’instance interlocutoire, laquelle n’adhère pas à la conception actuelle
de la situation de la femme mais n’est pas non plus prête à faire table rase de sa doxa.
L’instance locutoire tente de séduire l’instance interlocutoire tout en respectant ses
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
222
croyances. Du coup, cet impératif déforme l’image de l’instance locutoire. Peut-être est-
ce pour cette raison que l’instance locutoire n’utilise pas le "je".
2.2. Traces discursives et prédiscursives de l’image du locuteur
L’ethos ne constitue chez Ducrot qu’une « autre illustration de la
distinction λ Ŕ L »174
et n’est pas envisagé comme moyen d’argumentation et
de persuasion.
C’est à Maingueneau et à son analyse du discours qu’on doit la prise en charge
de l’ethos comme véhicule d’une argumentation ou d’une stratégie argumentative. Il dit
en substance :
« ce que l’orateur prétend être, il le
donne à entendre et à voir : il ne dit pas
qu’il est simple et honnête, il le montre
à travers sa manière de s’exprimer. »175
L’ethos est donc en rapport avec le sujet qui est en train de dire et non pas avec
le sujet réel, la réalisation du discours étant mise de côté.
Certes, l’ethos est véhiculé par le dire du sujet ou du locuteur, mais les moyens
mobilisés ne sont pas les mêmes d’un genre discursif à l’autre. Nous avons déjà vu que
l’emploi des pronoms personnels diffère d’un texte à l’autre.
La prise en charge du dire est individuelle dans L’exproprié ou « La famille qui
avance et la famille qui recule » alors qu’elle est collective dans « Les chemins de la
liberté » (fréquence du nous).
En outre, le choix du lexique et des constructions syntaxiques n’est pas le même
selon que nous avons affaire à un texte journalistique ou un texte littéraire. Le locuteur
narrateur opte, par exemple, dans le texte littéraire, pour désigner les « islamistes », à
des termes tels que « les Frères vigilants », « les régulateurs de la foi », etc., termes
174 Ducrot, O. (1984) : p. 201
175 Maingueneau, D. (1993) : p. 138
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
223
génériques qui ne trahissent pas outre mesure son aversion pour les terroristes et les
intégristes islamistes.
Quant au locuteur journaliste, il emploie volontiers des appellations comme
« terroristes », « islamistes », « barbus », etc. et réfère clairement la tragédie algérienne
quand il évoque le F.I.S176
.
Le locuteur s’inscrit, s’agissant de la littérature, dans l’universalité qu’impose le
genre tandis que dans le journalisme, il se présente comme « acteur » d’une actualité
algérienne qui l’a marqué et dont il est partie prenante.
L’ethos s'écrit donc dans le genre discursif et tente de s’en imprégner en
adoptant, selon les termes d’Amossy, « une scénographie » :
« (…) le locuteur peut choisir plus ou
moins librement sa scénographie, à savoir
un scénario préétabli qui lui convient et
qui lui dicte d'emblée une certaine
posture. L'image de soi du locuteur se
construit ainsi en fonction des exigences
de plusieurs cadres, que le discours doit
intégrer harmonieusement. »177
Cet ethos est alors soit intégré dans le discours, soit placé en amont. Ce dernier
type est appelé ethos préalable, c’est la représentation que se fait un interlocuteur d’un
locuteur donné. Cet ethos, également désigné par l’épithète "prédiscursif", renvoie au
statut social et officiel du locuteur. Sa trace n’est donc pas à chercher dans le discours
mais en dehors de celui-ci.
L’ethos préalable ou prédiscursif correspond aux données sociales,
professionnelles, voire idéologiques, que supporte, stricto sensu, le journaliste Djaout.
En fondant son journal Ruptures, Djaout voulait instaurer une double rupture : une
rupture avec le pouvoir en place et une autre avec les islamistes. Le lecteur de l’article
176 Front Islamique du Salut. Parti islamiste algérien à l’origine de l’insurrection qui a causé des dizaines
de milliers de victimes. 177
Amossy, R. (2000) : p. 66
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
224
« Suspicion et désaveu » est en droit de penser que le journaliste, opposant de première
heure, est soupçonneux quant aux intentions du pouvoir qui se permet des alliances
douteuses avec les islamistes.
Ce lecteur est néanmoins averti de la situation algérienne des années quatre-
vingt dix et est au courant du rôle que tenait Djaout en tant que journaliste et défenseur
des libertés démocratiques. Une analyse de l’ethos discursif permettrait de consolider
cet ethos préalable.
Pour cela, nous nous intéresserons, sur le plan discursif, aux traces de l’ethos du
locuteur. Nous repérerons, à travers l’énonciation de Djaout, les visées idéologiques et
intellectuelles qu’il donne à lire. L’auteur se place, de prime abord, dans le camp des
démocrates quand il l’affirme :
« C’est l’autre Algérie que nous défendons quant à nous, l’Algérie de
la tolérance, de la générosité et de l’ouverture – mais aussi de
l’intransigeance lorsque certaines valeurs sont mises à mal. »178,
ou :
« Les dernières déclarations du président du HCE et du chef du
gouvernement provoquent la suspicion, voire le désaveu, des
démocrates. »179
Le journaliste relève, ensuite, l’affinité entre les gouvernants et les islamistes :
« le camp islamiste qui, tout en versant dans le terrorisme et l’action
armée, conserve toujours une surface politique légale à travers au
moins deux partis »180
Il s’agit donc, lorsque nous nous intéressons à l’ethos, d’examiner les deux plans
prédiscursif et discursif :
178 Djaout, T : « Lettre de l’éditeur », In Ruptures n° 1 du 13 au 19 janvier 1993
179 Djaout, T. : « Suspicion et désaveu », In Ruptures n°10, Du 16 au 22 mars 1993
180 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
225
« au niveau prédiscursif : - le statut
institutionnel du locuteur, les fonctions
ou la position dans le champ qui confèrent
une légitimité à son dire ; - l'image que
l'orateur se fait de sa personne
préalablement à sa prise de parole (la
représentation collective, ou stéréotype,
qui lui est attachée) ;
au niveau discursif : - l'image qui dérive
de la distribution des rôles inhérente à
la scène générique et au choix d'une
scénographie (les modèles inscrits dans le
discours) ; - l'image que le locuteur
projette de lui-même dans son discours
telle qu'elle s'inscrit dans l'énonciation
plus encore que dans l'énoncé, et la façon
dont il retravaille les données
prédiscursives. »181
Mais, « les données prédiscursives (…) ne
sont qu'incidemment mentionnées en toutes
lettres, si bien qu'il est nécessaire de
connaître la situation de l'échange pour
pouvoir en tenir compte à bon escient »182,
Il faut donc savoir que Djaout est écrivain et aussi journaliste. Dans sa « Lettre
de l’éditeur », nous découvrons ses principales préoccupations. Nous sommes ici en
présence d’une présentation explicite de l’ethos mais aussi des « données
prédiscursives » concernant le locuteur. En tant que lecteur-analyste des écrits de
Djaout, nous avons (dé)construit l’ethos du journaliste.
181 Amossy, R. (2000) : p. 71
182 Ibid., p. 72
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
226
Certes, notre tâche a été simplifiée par ce document, mais il n’en demeure pas
moins nécessaire d’analyser plus en détail le discours de Djaout pour définir son ethos.
A travers cette lettre, nous constatons que le locuteur se situe du côté des démocrates,
ou, tout au moins, il est contre les islamistes. Ce parti pris est discursivement
revendiqué dans l’extrait suivant :
« (…) nous aurons, bien évidemment, nos choix et nos partis pris. Si
Abdellah Djaballah183, par exemple, cherche un jour une tribune
d’expression, ce n’est pas chez nous qu’il la trouvera. »184
Une instance locutoire peut, par ailleurs, tenter de
« changer une représentation collective
qui lui est défavorable, et de modifier un
statut insatisfaisant. »185
Pour ce faire, elle doit remodeler son ethos prédiscursif par de nouvelles données
discursives. Examinons le passage suivant :
« - Monsieur l'émir-juge, ô Sacralité ! Je n'ai jamais dit que vous
n’aviez pas raison. De tels jugements n'ont jamais, Dieu merci!,
effleuré mon esprit (…)
- Monsieur le gouverneur ; pardon, monsieur l'imam-juge, (…) Je vais
finir par croire - excusez-moi pour tant d'orgueil - qu'il y a une
véritable conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir
(…) ce que j'ai fait du début à la fin – Celui qui entend et voit tout
ayant été mon unique témoin. (…) Je vous révèle non seulement mes
actes mais aussi mes desseins dont le Tout-Puissant n'a pas voulu
permettre l'aboutissement. (…)
(…) l'émir-juge, d'un simple regard foudroyant, impose silence. D'un
doigt levé au ciel, il efface magnanimement la faute et absout le
183 Dirigeant d’un parti islamiste, et intégriste invétéré
184 Djaout, T : « Lettre de l’éditeur », In Ruptures n° 1 du 13 au 19 janvier 1993
185 Amossy, R. (2000) : p. 71
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
227
misérable locuteur qui en est encore à bafouiller et à se tordre les
mains, tâchant dans une même formule d'assener des arguments et
de quémander le pardon. »186
Le locuteur-accusé est jugé par un « tribunal nocturne » pour un chef
d’accusation inconnu ; nous savons seulement qu’il a une opinion différente de celle de
la communauté de l’émir-juge. Il essaie de faire amende honorable en demandant
pardon, mais surtout en se reconstituant un nouvel ethos qui corresponde aux attentes de
son interlocuteur.
Nous découvrons que le locuteur est partisan de la république, ou de l’ancien
régime, notamment par l’emploi du terme gouverneur qu’il retire rapidement pour le
remplacer par imam-juge. Cette substitution a pour visée de changer la représentation de
l’assistance à son égard.
Pour arriver à ce résultat, il fait siens les "arguments", religieux soit dit en
passant, de la communauté à laquelle il voudrait désormais appartenir en reconnaissant
que « Celui qui entend et voit tout [a] été [son] unique
témoin. »
Le locuteur arrive à ses fins car le pardon lui est accordé et il est accepté dans la
communauté.
Toutefois, le locuteur peut choisir de préserver son ethos tel qu’il est, voire le
revendiquer. Voici un exemple qui illustre cette situation :
« Nous refuserons les manichéismes et tous les chantages qui
tendent à nous enfermer dans les logiques du genre : « ce sera moi
ou celui d’en face qui est pire que moi », « si tu n’es pas avec moi, tu
es contre moi ». Notre ligne sera indépendante ; elle ne sera dictée
que par notre conscience, nos enthousiasmes ou nos déceptions. »187
186 Djaout, T. (1999) : pp. 55-56
187 Djaout, T : « Lettre de l’éditeur », In Ruptures n° 1 du 13 au 19 janvier 1993
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
228
Chapitre 2 : Les stratégies discursives comme moteur de
l’échange
1. L’argumentation intradiégétique et l’argumentation extradiégétique
2. Les stratégies discursives
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
229
Djaout recourt à l’argumentation pour tenter de remédier par le langage, qui est
sa seule arme, à une situation de fait caractérisée par une spoliation culturelle,
historique, identitaire et linguistique, et dénoncer toute forme de tyrannie. Il combat le
discours véhiculé par cette forme de pouvoir en construisant un autre discours, un
contre-discours. Face à l’activisme de l’autre camp, le langage en action devient chez
Djaout une stratégie majeure.
Ainsi, dans ses romans, certains personnages construisent-ils un contre-discours
face aux idées reçues alors que dans ses écrits de presse, par une gymnastique
monologique ou une polémique assumée, le journaliste tente de convaincre ses lecteurs
et de les faire adhérer à ses propos.
Cette stratégie que Plantin désigne par « antiphonie » rend compte des critiques
éthiques et sociales qu’introduit Djaout dans ses écrits. Sa démarche « antiphonique »
tend à opposer au discours officiel (par la presse) et à l’opinion commune (par la
littérature) un discours critique.
L’antiphonie djaoutienne se manifeste à travers des stratégies discursives
diverses qui visent à élaborer un contre-discours en mesure de déconstruire un discours
véhiculant une formation idéologique rétrograde et négationniste.
Ces stratégies se manifestent à travers des propositions assertives, interrogatives,
impératives, etc. qui obéissent à des règles grammaticales et correspondent aux « trois
fonctions interhumaines du discours »,
« trois modalités [qui] ne font que
refléter les trois comportements
fondamentaux de l’homme parlant et
agissant par le discours sur
l’interlocuteur : il veut lui transmettre
un élément de connaissance, ou obtenir de
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
230
lui une information, ou lui intimer un
ordre. »188
Le locuteur utilise ces trois types de propositions pour agir sur l’interlocuteur en
élaborant des stratégies discursives.
Comme la réalisation linguistique de ces propositions rend compte d’actes de
langage, une stratégie sera donc constituée d’un ensemble d'actes de langage fondés sur
une logique discursive et sous-tendus par une force et une visée argumentatives.
Par ailleurs, la schématisation, la justification et l’organisation sont trois
fonctions majeures qui assurent au sein de toute stratégie argumentative l’efficacité du
discours et la pertinence d’un acte de langage. Ces fonctions sont ainsi définies :
« (a) Une fonction schématisante, qui sert
à construire un modèle de la situation
envisagée ; elle consiste d’abord en
évocations et en déterminations des objets
sur lesquels porte le discours.
Cette définition est illustrée par le passage suivant :
« Le débat proposé par le conseil du gouvernement sur le système
éducatif procède-t-il du désir de remettre de l’ordre et de distiller un
peu de qualité dans une institution naufragée, ou alors est-il une
simple diversion permettant de faire passer, comme une lettre à la
poste, un « réaménagement » insensé à même de porter le coup de
grâce à cette école : substituer à une langue pratiquée et maîtrisée,
le français, une autre langue totalement étrangère, l’anglais ? »
(Djaout : La logique du pire)
(b) Une fonction justificatrice, qui sert
à étayer les dits ; elle intervient selon
que les propositions présentées par
188 Benveniste Émile (1966) : Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, p. 130
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
231
l’énonciateur se suffisent à elles-mêmes
ou réclament une justification.
qui est illustrée dans ce qui suit:
« L’une des principales revendications du courant politiquo-
idéologique, qui a fait main basse sur l’école depuis un quart de
siècle, est, en effet, l’éviction de la langue française de notre système
d’enseignement. La "philosophie" d’hommes que leur médiocrité
exclut de fait de toute logique concurrentielle est, depuis
l’indépendance, de créer une situation qui disqualifie la concurrence.
Et pour cela, ils se sont prêtés au pire, comme de créer un système
d’enseignement tellement médiocre, qu’eux seuls s’y sentiraient à
l’aise et pourrait le gérer. » (Ibid.)
et (c) Une fonction organisatrice qui
conduit le déroulement même du discours.»189
Ce discours s’organise en échange régi par des règles diverses et orienté grâce à
des stratégies discursives réfléchies. Tout échange verbal implique une interaction entre
les partenaires de la communication dans la mesure où chacun tente d’agir sur l’autre.
À ce sujet, Kerbrat-Orecchioni affirme :
« l’exercice de la parole implique
normalement plusieurs participants ŕ
lesquels participants exercent en
permanence les uns sur les autres un
réseau d’influences mutuelles : parler,
c’est échanger, et c’est changer en
échangeant. »190
189 Grize, Jean-Blaise (1973) : « Logique et discours pratique », in Communications, n
o 20, pp. 92-100,
p. 92 190
Kerbrat-Orecchioni, C., (1989), «Théorie des faces et analyse conversationnelle », in Le Frais Parler
d'Erving Goffman (ouvr. coll.), Paris, Minuit, pp. 54-55
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
232
L’échange verbal est, à un certain degré, orienté simultanément par les
participants dans le but de faire adhérer l’autre à son point de vue par le biais de
stratégies discursives.
A ce propos, Moeschler note :
« toute interaction verbale, dont le lieu
de réalisation est la conversation,
définit un cadre de coaction et
d’argumentation. A savoir, un espace où
certaines actions étant engagées, ou
certaines « conclusions » visées, les
interlocuteurs sont obligés de débattre,
perdre ou gagner la face, marquer des
points, négocier pour arriver ou non à une
solution, confirmer des opinions ou
polémiquer. L’analyse du discours
conversationnel aura donc pour objectif de
mettre à jour les coactions et
argumentations qui interviennent dans les
interactions verbales. »191
Par ailleurs, l’alternance des locuteurs ne peut pas être considérée simplement
comme un problème de cohérence du discours mais il faut qu’il y ait une coordination
entre les activités des uns et des autres qui implique une négociation qui repose sur une
série d’étapes dans lesquelles les partenaires interviennent :
1° l’un pour proposer ;
2° un second pour accepter ou refuser ;
3° si acceptation, le premier pour ratifier.
Cependant, si cette troisième étape n’est pas positive, l’échange verbal devient
confrontation. C’est dans ce cas précis que Plantin parle d’argumentation. Il dit à juste
titre :
191 Moeschler, J. (1985) : op. cit , p. 14
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
233
« la conception interactionnelle ancre
l’argumentation dans la divergence et la
confrontation de points de vue. Une
situation langagière donnée commence à
devenir argumentative dès qu’un acte de
langage n’est pas ratifié par
l’allocutaire, ne serait-ce que de manière
non verbale. »192
Au demeurant, même si
« l’analyse conversationnelle (…)
privilégie l’étude des tours de parole
(…), les rituels d’échange (…), la
politesse qui doit préserver l’harmonie de
la relation »193
dans le cadre de conversations authentiques, sa démarche peut être exploitée dans
l’analyse des dialogues que comporte notre corpus.
Comme l’auteur les présente comme des conversations authentiques, il faut les
prendre en considération, vu qu’ils constituent des situations exceptionnelles
(rencontres, échanges entre les personnages), généralement complexes, non seulement
pour le lecteur mais aussi pour le narrateur qui, à un moment précis du texte, interrompt
le récit pour laisser la parole aux personnages.
Ces dialogues représentent alors des défis multiples. Comment faire "parler vrai"
les personnages ? Comment mettre en scène un débat et une confrontation d’idées ?
Comment le dialogue détermine-t-il les relations parfois conflictuelles entre les
personnages ? Comment se fait entendre la voix du narrateur, essentielle pour la
dimension argumentative ?
192 Amossy, R. (2000) : op.cit., p. 22
193 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
234
Nous examinerons, tout d’abord, les stratégies discursives à travers l’étude des
rapports argumentatifs qui s’établissent, d’un côté, entre les personnages et, de l’autre,
entre le narrateur et le lecteur.
Nous nous attarderons, ensuite, sur quelques stratégies discursives de
coopération, de question et de compétition pour décrire la manière dont Djaout réalise
son projet argumentatif dans ses écrits littéraires et journalistiques. Notre hypothèse est
que ces stratégies ne diffèrent pas d’un type discursif à l’autre.
1. L’ARGUMENTATION INTRADIÉGÉTIQUE ET L’ARGUMENTATION EXTRADIÉGÉTIQUE
Il serait intéressant d’étudier les argumentations intradiégétique et
extradiégétique pour comprendre le caractère hybride de l’écriture djaoutienne. Nous
entendons par argumentation intradiégétique les faits discursifs à travers lesquels un
personnage tente de convaincre ou d’agir sur un autre personnage et par argumentation
extradiégétique une argumentation dirigée vers le lecteur.
L’analyse du passage reproduit en annexe 11 rend compte de ces deux
argumentations. Le tableau ci-dessous montre les moyens linguistiques utilisés et les
réactions, avérées ou supposées, produites par les arguments mis en œuvre.
Le passage en question est une interaction entre deux personnages, Menouar
Ziada et Skander Brik. Le premier est un ancien maquisard de la guerre de libération ; le
second, maquisard lui aussi, est appariteur à la mairie de Sidi-Mebrouk, l’espace
romanesque de Les Vigiles. Les deux anciens compagnons d’armes parlent de
Mahfoudh Lemdjad, l’inventeur qui s’est installé dans leur localité.
L’inventeur, freiné dans son élan créatif par la machine bureaucratique,
représentée par la municipalité, est ensuite reconnu mondialement pour être enfin fêté
dans cette localité qui l’a vu inventer son métier à tisser.
Menouar Ziada, le premier habitant à l’avoir « débusqué », est accusé d’être à
l’origine des tourments de l’inventeur, devenu désormais héros national. Bien qu’il soit
étranger aux tracasseries administratives rencontrées par l’inventeur, Ziada sera
« sacrifié » pour assurer la pérennité du système… municipal.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
235
Tableau 9 : l’argumentation intradiégétique
Argument Personnage Moyens
linguistiques
Réaction
Gravité de la
situation
Brik Dramatisation Ziada s’arrête
L’État est comme
Dieu
Brik Comparaison Ziada silencieux et
inquiet
Je ne l’ai jamais vu Ziada Négation Incrédulité de Brik
Unanimité Brik Énumération Négation
Volonté
d’argumenter
Ziada Souhait Refus de toute
explication
Le tableau présente deux types d’argumentation : l’une tranchante, celle de Brik,
et l’autre, empreinte d’atermoiements, celle de Ziada. En fait, c’est la différence de
l’ethos des deux personnages qui fait que la première est efficace et la seconde moins
énergique en raison de l’incapacité de Ziada à susciter la réaction attendue.
Les arguments développés par Brik reposent sur des stéréotypes tels que
« l’unanimité a toujours raison » ou encore sur la doxa « l’État est comme Dieu » ; face
à ce dernier argument, Ziada ne peut que s’incliner devant la volonté « divine »
qu’incarne l’État.
Les arguments de Ziada sont plutôt personnels, d’où leur non-efficience. En
effet, la négation ne fait que conforter l’incrédulité de Brik et le souhait n’est pas admis
comme argument.
Par ailleurs, l’argumentation du narrateur est dirigée vers le lecteur pour lui
permettre de se construire une représentation des personnages. Les moyens linguistiques
utilisés suscitent un autre type de réaction. Le tableau suivant représente la structure de
cette argumentation.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
236
Tableau 10 : l’argumentation extradiégétique
Moyens Personnage Réaction attendue
Air grave, solennel,
araignée, fauve
Brik Antipathie
Derrière Brik Ziada Supériorité de Brik
Cœur qui bat, gorge sèche,
position dangereuse
Ziada Sympathie
2. LES STRATÉGIES DISCURSIVES
2.1. La coopération
La coopération est une réaction aux actes assertif et interrogatif. En effet, la
réaction d’un interlocuteur à un acte assertif est de croire à la véracité de l’information
formulée, donc de coopérer car
« si l’on voit dans un énoncé un acte
d’assertion, on doit, entre autres choses,
admettre qu’il prête à son énonciation la
vertu d’obliger l’interlocuteur à croire
vrai le fait annoncé. »194
De même, pour un acte interrogatif, l’interlocuteur coopérera en donnant une
information au locuteur ; en effet,
« interpréter un énoncé comme interrogatif
c’est y lire que son énonciation oblige à
donner une information à quelqu’un (…) »195
194 Ducrot, O. et al. (1980) : p. 37
195 Ibid.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
237
C’est le philosophe H. Paul Grice qui a déterminé ce principe inhérent à tout
discours, le principe de coopération. Il s’agit de « l’entente » implicite qui s’instaure
entre locuteur et interlocuteur pour assurer l’existence même du discours.
À cet effet, Grice souligne que
« nous pourrions ainsi formuler en
première approximation un principe général
qu'on s'attendra à voir respecté par tous
les participants : que votre contribution
conversationnelle corresponde à ce qui est
exigé de vous, au stade atteint par celle-
ci, par le but ou la direction acceptés de
l'échange parlé dans lequel vous êtes
engagé. »196
Soit le passage suivant dans lequel El Bouliga et Boualem Yekker, deux
personnages de Le dernier été de la raison, discutent des décisions politiques :
« - La roue de secours est, semble-t-il, en voie d'être interdite. Les
nouveaux législateurs interprètent sa présence dans la voiture
comme une marque du peu de foi que l'on a dans la capacité du
Créateur à nous mener à bon port. S'il veut nous laisser au milieu du
chemin, c'est qu'il l'aura décidé, et l'on n'a qu'à s'incliner devant sa
volonté.
- Il court bien d'autres informations, toutes aussi déroutantes. On
aura bientôt, selon les dires, des hôpitaux pour hommes et des
hôpitaux pour femmes. Toute personne surprise hors de la mosquée
à l'heure de la prière aura à répondre de son délit devant un tribunal
religieux. On mettra en vente quelques modèles de costumes que les
citoyens devront porter. C'est probablement une loi concoctée avec
196 Grice, H. Paul (1979) : art. Cit., pp. 60-61.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
238
la complicité de quelque haut dignitaire religieux qui se trouve être
aussi un magnat du textile.
- On lance comme cela quelques rumeurs pour les laisser faire leur
chemin dans la conscience des citoyens, les préparant à toutes les
extravagances et à tous les excès. »197
Les deux personnages coopèrent en vue d’éviter une redondance dans le discours
et de faire avancer la conversation. En effet, le premier lance une information aussitôt
acceptée par le second qui renchérit par une information du même genre, justifiée par le
comparatif « aussi déroutantes ». Le premier revient à la charge pour confirmer cette
entente sur la conclusion par l’expression « les préparant à toutes les extravagances et à
tous les excès. »
2.1.1. Les règles kantiennes de coopération
Appliquons à présent à ce passage les quatre règles (ou maximes) kantiennes : la
quantité, la qualité, la relation (ou pertinence) et la manière.
La quantité sous-entend que toute intervention verbale renferme autant
d'informations que nécessaire, ni plus ni moins. La première intervention répond à cette
règle.
Elle satisfait également à la maxime de qualité dans la mesure où le personnage
n’affirme que ce qu’il croit être vrai. D’ailleurs, il avance un argument religieux.
Quant à la relation, elle implique un rapport sémantique entre les interventions
des différents personnages.
La règle de la manière, enfin, est en rapport avec la façon dont on doit dire ce
que l'on dit, c'est-à-dire l’aspect métalinguistique qui doit être clair, concis et précis.
Nous remarquons que l’échange analysé respecte ces quatre maximes qui
touchent à l’efficacité du flux d'informations, à la capacité des interlocuteurs à générer
197 Djaout, T. (1999) : pp. 22-23
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
239
un discours argumentatif, dirigé vers une certaine conclusion, qui correspond ici à la
dernière assertion à laquelle adhèrent les deux personnages.
2.1.2. Les lois (ou règles) du discours coopératif
D’autres règles interviennent dans la coopération discursive pour assurer
l’efficacité des actes du langage. Ces règles relèvent, en partie, des comportements
sociaux. Parmi ces lois, qui répondent au code de convenance propre à chaque culture, il
y a la politesse, la prudence, la décence, la dignité et la modestie.
L’analyse du passage suivant montre le fonctionnement de ces lois198
. Il s’agit
d’une conversation entre deux personnages, Boualem Yekker (désigné par A) et un
jeune homme pris en stop (désigné par B).
A 1 : Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne savent plus ce
que c'est qu'un passage piéton. Ils traversent n'importe comment, au
mépris de tout règlement, comme s'ils évoluaient en plein désert
parmi des montures indolentes.
B 1 : Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les
Révélations. C'est le berceau des prophéties.
Dans A 1, Boualem s’indigne du comportement de ses concitoyens qui
traversent n’importe où. Mais il n’a pas respecté la loi de prudence dans la mesure où il
a provoqué la réplique B 1. En effet, Boualem évolue dans une société où les fanatiques
religieux, pour qui le désert est « le lieu de toutes les Révélations », sont partout. Le
personnage B fait, sans doute, partie de ces fanatiques et A a compromis la coopération.
B 2 : Pourquoi avez-vous l'air si sceptique sur les chances du Bien à
triompher ? Vous êtes donc habité par le doute ?
A 2 : Je ne fais que discuter avec vous. Je suis un vieux solitaire, et je
me montre assez bavard et même assez agaçant chaque fois que je
198 Cf. Kerbrat-Orecchioni, C., (1986) : op. cit. pp. 235-236
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
240
tiens sous la main un homme compréhensif comme vous, qui montre
des dispositions à m'écouter.
Les deux personnages évoluent dans une société où la religion tient une place
majeure ; cette religion est soutenue par les Frères Vigilants qui condamnent le doute.
B 2, en posant sa question, a dérogé à la loi de prudence parce que A 2 ne pouvait pas
répondre franchement à cette question par crainte pour sa personne. Ce dernier respecte
donc cette loi et il se montre aussi modeste (loi de modestie) dans sa réplique. Mais ce
faisant, il donne une image négative de lui même.
A 3 : Mon fils, il est risqué de s'instituer juge des autres, car on se
méprend plus souvent qu'il n'est permis.
B 3 : Celui qui prêche la vérité ne se trompe pas, il rencontre souvent
l'adversité, mais l'erreur n'est pas sur son chemin.
Dans B 3, la loi de modestie (ou règle des fleurs) est transgressée. Le personnage
affiche une certitude exagérée qui est soulignée par le narrateur :
« Cette certitude fichée comme un roc, devenue aujourd’hui la base
de tout raisonnement, lui remet en mémoire quelques-unes des
dernières discussions qu’il eut avec son fils. »
Cette transgression nuit au personnage B et profite à A qui est resté modeste
jusque-là. La conséquence en est que le lecteur prend le personnage A en sympathie et
adhère à ses idées.
A 4 : Tu n'es pas fiancé ?
B 4 : Ce sont là des choses trop personnelles et dont on ne parle pas
en public.
La question de A déroge à la règle de décence, du moins du point de vue de B
qui considère la « chose » comme personnelle. La transgression de cette règle met fin à
la conversation, B ayant demandé à descendre.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
241
Par ailleurs, le passage au tu est dicté par le besoin, ressenti par A, de se dérober
à la pression exercée par B qui avait perçu son scepticisme. Ici, c’est la règle de dignité
qui est transgressée afin de ne pas perdre la face. A ne s’est pas laissé faire car, comme
nous le savons, c’est un résistant199
.
2.1.3. Le sous-entendu interactionnel (ou « implicature conversationnelle »)
Pour comprendre l’implicite conversationnel, revoyons quelques règles de
coopération à travers ce dialogue :
A 1 : Vous avez fait des études ?
B 1 : Bien entendu. Je suis parvenu jusqu'à l'année du bac. Je suis
doué en théologie et en littérature arabe. Ce sont les langues
étrangères et les sciences profanes qui ont fermé devant moi les
portes de l'université.
A 2 : Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès
et du théorème de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien
des siècles avant Jésus-Christ, donc encore plus de siècles avant que
notre religion n'apparaisse.
Dans B 1, les règles kantiennes de la quantité, de la qualité et de la manière sont
respectées mais celle de pertinence est transgressée dans le segment :
« Ce sont les langues étrangères et les sciences profanes qui ont
fermé devant moi les portes de l'université. »
En outre, la règle de modestie n’est pas respectée dans la mesure où B affirme
qu’il est « doué ».
A ne déroge pas à la règle de qualité en utilisant « tout de même » et à celle de
prudence en s’identifiant dans la religion de B. Cette référence lui évite d’être assimilé
par B à un chrétien ou à un défenseur de la chrétienté quand il évoque Jésus-Christ.
199 Pour la symbolique du nom Boualem Yekker, voir notre mémoire de magister
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
242
Il n’y a pas de B2 car le personnage B n’a pas répliqué. Mais A 2 suscite chez B,
et chez le lecteur aussi, pour ne pas dire surtout, un implicite conversationnel : la
science précède la religion. Comment fonctionne alors cet implicite ?
Pour Grice,
« un locuteur en émettant la proposition P
a implicité la proposition Q si et
seulement si les conditions suivantes sont
remplies : (a) Il faut qu'il n'y ait pas
lieu de supposer qu'il n'observe pas les
règles de la conversation, ou au moins le
principe de coopération. (b) Il faut
ensuite supposer que ce locuteur sait ou
pense que Q est nécessaire pour que le
fait qu'il dise (ou fasse semblant de
dire) P ne soit pas contradictoire avec la
supposition (a). (c) Le locuteur pense (et
s'attend que l'interlocuteur pense que lui
pense) que l'interlocuteur est capable de
déduire ou de saisir intuitivement qu'il
est absolument nécessaire de faire la
supposition évoquée en (b) »200
Nous reformulons, après Tutescu201
, ce schéma du déclenchement d'un implicite
conversationnel, P étant « les théorèmes de Thalès et de Pythagore précèdent la
religion » et P’ « toute la science n’est pas contenue dans la religion » :
1. Le locuteur A a dit P.
2. Il n'y a pas lieu de supposer pour l'interlocuteur B que A n'observe pas les
maximes conversationnelles ou du moins le principe de coopération.
3. Pour cela, il fallait que A pense P’.
200 Grice, H. P. (1979) : p. 64
201 Tutescu, Mariana (2000) : L’argumentation, introduction à l’étude du discours, Budapest.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
243
4. A sait (et sait que B sait que A sait) que B comprend qu'il est nécessaire de
supposer que B pense P’.
5. A n'a rien fait pour empêcher B de penser P’.
6. A veut donc que B pense P’.
7. Donc A a implicité P’.
L’implicite P’ est en opposition à l’affirmation du personnage B au début du
dialogue lorsqu’il soutenait que « tout savoir trouve sa source dans notre religion ».
Toutefois, le personnage B n’a pas pu répliquer à cet implicite car la stratégie discursive
du personnage A était efficace.
D. Wilson et S. Sperber associent le principe de la coopération à la seule règle de
la pertinence ; ils affirment en effet :
« Être pertinent, c'est amener l'auditeur
à enrichir ou à modifier ses connaissances
et ses conceptions. Cet enrichissement ou
cette modification se fait au moyen d'un
calcul dont les prémisses sont fournies
par le savoir partagé, l'énoncé, et, le
cas échéant, l'énonciation. Dans ce
calcul, seules entrent, bien sûr, des
prémisses que l'auditeur considère comme
vraies. »202
Un énoncé est considéré comme pertinent si et seulement s’il aboutit à un
nombre important de conclusions sans pour autant nuire à la richesse d’informations
exprimées sans ambiguïté et contenues dans sa formulation.
Ainsi, une prémisse est-elle acceptée par les deux protagonistes du dialogue, du
moins par l’auditeur, selon laquelle le locuteur a fait de son mieux pour produire
l'énoncé le plus pertinent possible.
202 Wilson, Deirdre et Sperber, Dan, (1979) : « Remarques sur l'interprétation des énoncés selon Paul
Grice », in Communications, no 30, La conversation, (pp. 80-95), p. 90
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
244
L’intervention du locuteur sera dite pertinente si, d'une part, il y a
contextualisation du discours ou de l’énoncé et si, d'autre part, l'implication sous-
entendue est vraie.
« Elle sera par contre non pertinente si
d'une part aucune relation avec la
situation de discours ou le contexte
n'existe et si, d'autre part, elle est
fausse. »203
Dans l’exemple 1, la contribution du locuteur A à l’échange est pertinente car,
d’un côté, l’énoncé est en rapport avec le contexte (un passant traversant en dehors du
passage pour piétons), et, d’un autre côté, l’implication sous-entendue qui est « les
piétons devraient emprunter les passages qui leur sont réservés » est vraie.
Exemple 1 :-Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne
savent plus ce que c'est qu'un passage piéton. Ils traversent
n'importe comment, au mépris de tout règlement, comme s'ils
évoluaient en plein désert parmi des montures indolentes.
L’interlocuteur, qui devient locuteur, intervient avec un énoncé n’ayant aucun
rapport avec le contexte signalé. L’énoncé de l’exemple 2 est hors de propos dans la
mesure où il déroge à la règle de pertinence.
Exemple 2 :-Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de
toutes les Révélations. C'est le berceau des prophéties.
2.1.4. Les types de stratégies de coopération
La coopération va être différente selon la force (ou valeur illocutoire) contenue
dans un énoncé. Cette dernière peut correspondre à une assertion, une question, un
ordre, une interdiction, etc. Tout en sachant que le contenu d’un énoncé est représenté
203 Moeschler, J. (1989) : Modélisation du dialogue. Représentation de l'inférence argumentative, Paris,
Hermès, p. 115
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
245
par sa force illocutoire et son contenu propositionnel, la réaction coopérative à cet
énoncé va dépendre de sa force illocutoire.
La réponse coopérative à une valeur illocutoire assertive
Lorsqu’un locuteur énonce une assertion, il cherche à produire chez
l’interlocuteur une réaction consistant à croire à la vérité de l’assertion :
« Admettre un énoncé assertif, c'est faire
ce qui est demandé par l'acte d'assertion,
à savoir croire »204
Ainsi, une attitude sera-t-elle qualifiée de coopérative
« si elle s'accorde parfaitement avec la
présupposition de la nouveauté de
l'information fournie »205
et si elle respecte les règles kantiennes et sociales de la coopération.
Examinons cette interaction :
A - J'ai appris qu'on établit pour chaque quartier des listes de
personnes à neutraliser ou à châtier ; d'activités à enrayer et de
commerces à fermer.
B - Cela fait longtemps que les comités de bienséance ont entamé
ce genre de recensement.
Dans les deux interventions, les locuteurs respectent les règles de quantité, de
qualité, de pertinence et de manière mais aussi celles de prudence, de modestie, etc.
L’attitude de B peut être ainsi considérée comme coopérative. À la nouveauté de
l’information énoncée par A (établissement de listes), B réagit en formulant une
204 Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1983) : L'argumentation dans la langue, Pierre Mardaga, éditeur,
Collection « Philosophie et langage », Bruxelles, p. 88 205
Stati, Sorin, (1990) : Le transphrastique, Presses Universitaires de France, Collection « Linguistique
Nouvelle », Paris, p. 99
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
246
information nouvelle (les instigateurs de ces listes et quand ils ont entamé ce
recensement)
La réponse coopérative à une valeur illocutoire interrogative
Les questions interpellent l’auditeur (ou l’interlocuteur) qui est tenu de coopérer
avec le locuteur. Mais ce dernier doit respecter une règle de base, la pertinence de sa
question, pour susciter une réponse.
La réponse à une question constitue une réaction coopérative. En effet,
l’interlocuteur intervient pour signifier au locuteur son avis, son opinion, son écoute ou
satisfaire la curiosité de ce dernier. Si l’interlocuteur choisit de ne pas répondre, la
coopération ne s’établit pas entre les protagonistes.
Un locuteur peut parfois faire les questions et les réponses dans un discours
dialogal (cf. Kerbrat-Orecchioni). Soit ce passage extrait de Le dernier été de la raison
dont la cohérence argumentative repose tout entière sur l’association, voire l’amalgame
dialogal des questions et des réponses :
« À quoi bon des livres alors qu'existe,
pour toutes les curiosités et toutes les
soifs, le Livre ? A quoi bon les
inquiétudes et les questionnements
douloureux lorsque l'inépuisable sérénité
est à portée de cœur ? »206
Par ailleurs, un énoncé de forme interrogative peut véhiculer une réponse
coopérative d'acquiescement, comme dans l’exemple suivant :
« Ou alors nos gouvernants travaillent-ils
à la reproduction de leur domination en
imposant au pays une éducation au rabais ?
Comment interpréter, sinon, la démarche de
gouvernants qui soumettent les enfants des
206 Djaout, T. (1999) : p. 10
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
247
autres à une arabisation étriquée et
envoient leur propre progéniture au lycée
français d’Alger avant de l’expédier à
Paris, à Genève ou à Washington ? »207
La deuxième interrogation est, en fait, une réponse à la première dont les
éléments sont reproduits. Par une comparaison terme à terme, il est aisé de dégager les
éléments itératifs : « nos gouvernants » est repris par la localisation « Alger » ; la
domination qui a la conséquence d’« une éducation au rabais » par « arabisation
étriquée »
En outre, la réaction à une interrogation peut être indirecte. Pour ce faire, les
interlocuteurs devraient partager le même référent culturel pour aboutir aux mêmes
implications (ou « implicatures ») conversationnelles :
A - Vous vous sentez donc concerné par le
comportement de chacun ?
B - Notre Prophète Ŕ le Salut et la Prière
de Dieu soient sur Lui Ŕ n’a-t-il pas
dit : « Chacun de vous est un berger, et
chaque berger rendra compte de son
troupeau » ?
La réponse directe devrait être « oui, je me sens concerné ». Cette stratégie
d'indirectivité, que Searle a analysée, dérive du principe selon lequel
« le locuteur communique à l'auditeur
davantage qu'il ne dit effectivement, en
prenant appui sur l'information d'arrière-
plan, à la fois linguistique et non
linguistique, qu'ils ont en commun, ainsi
207 Djaout, T., « La logique du pire », in Ruptures, n°17, du 4 au 10 mai 1993
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
248
que sur les capacités générales de
rationalité et d'inférence de l'auditeur»208
Dans l'acte de langage indirect, un acte illocutoire « primaire » est accompli,
indirectement, par l'expression d'un « acte secondaire littéral ». À cet effet, la réaction
de B est, en réalité, un acte de langage indirect (ou secondaire) dont l’acte primaire
serait « oui, je me sens concerné ». Ce dernier est réalisé par un acte illocutoire littéral, à
travers la référence à un hadith, parole du prophète.
La réponse coopérative à une valeur illocutoire directive
La valeur illocutoire directive est symbolisée par des actes tels qu’ordonner,
commander, demander, plaider, supplier, prier, solliciter, donner des instructions,
interdire. Soit l’exemple :
- Je voudrais descendre là-bas, en face du marchand de légumes,
dit-il nerveusement. (Djaout, 1999 : 41)
La demande de ce locuteur a donné lieu à la coopération de son interlocuteur qui
s’est arrêté pour le laisser descendre. La coopération ici n’a pas donné lieu à un acte
locutoire et/ou illocutoire mais perlocutoire. En effet,
« [les actes illocutoires] sont déterminés
par des règles spécifiques du discours (…)
Les actes perlocutionnaires en revanche
font intervenir des lois dont le champ
d’application déborde de beaucoup le
discours. »209
Dans cet autre exemple, l’acte illocutoire directif exprimé par l’ordre, voire la
menace, n’a pas donné lieu à une réaction de la part de l’interlocuteur, du moins dans ce
passage. La lecture complète du roman en question permet de retrouver le même genre
208 Searle, J. (1979) : p. 73
209 Ducrot, introduction de Les actes de langage. Essai philosophique du langage de Searle, Paris,
Hermann, 1972, p. 16
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
249
d’acte illocutoire, c’est-à-dire la menace, qui va provoquer la peur chez ce même
interlocuteur. Avant de quitter la voiture, il se penche vers Boualem et lui souffle au
visage, d'un air mi-désolé mi-menaçant :
« - Crains Dieu, ô homme auquel ses cheveux blancs n'ont pas
apporté la sagesse et le repentir. Le châtiment sera terrible et sans
fin. »210
Il est intéressant de signaler que la stratégie argumentative de coopération qui
répond à des actes de langage à valeur illocutoire assertive, interrogative et directive
diffère d’un genre discursif à l’autre.
Nous avons pu remarquer que pour les écrits littéraires, la coopération
s’établissait à deux niveaux, intradiégétique (entre personnages) et extradiégétique
(entre narrateur et lecteur), alors que pour les écrits journalistiques, elle se limitait à sa
dimension « extradiégétique » (entre journaliste et lecteur)
Bien que le principe de coopération reste le même pour les deux genres, il est
important de remarquer que le contenu propositionnel des énoncés qui relève de
l’encyclopédique participe à la stratégie argumentative dans la mesure où il détermine la
nature de l’interlocuteur.
En effet, la force illocutoire ne suffit pas à elle seule pour réaliser la stratégie
discursive. Le contenu propositionnel donc s’adapte à l’interlocuteur. C’est ainsi qu’il
est général et universel dans les écrits littéraires, optimisant du même coup les chances
de réussite de la stratégie de coopération tandis qu’il est particulier et particularisant,
voire d’actualité, dans les écrits journalistiques, cantonnant la coopération dans l’espace
« professionnel » de l’actualité algérienne.
210 Djaout, T. (1999) : p. 41
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
250
2.2. La question
2.2.1. Définition
La question pose un certain nombre de problèmes quand il s’agit de la définir.
En effet, la distinction entre, par exemple, la requête et la question est difficile.
Comment pourrait-on interpréter les énoncés suivants ?
(1) Tu pourrais me passer le livre sur la table ?
(2) Tu pourrais ouvrir la fenêtre ?
D’un point de vue formel, ces deux énoncés sont des questions. Mais d’un point
de vue pragmatique, il s’agit davantage d’une requête pour (1) et d’un ordre pour (2). La
forme à elle seule ne suffit pas à différencier les actes de langage. Il faut, en outre,
relever leur force illocutoire.
Néanmoins, il est à signaler que la question est, pour Searle, un acte directif au
même titre que l’ordre, dans la mesure où elle vise à provoquer chez l’interlocuteur une
réaction de réponse en apportant une information censée être inconnue du locuteur.
Pour Kerbrat-Orecchioni, la question est
« tout énoncé qui se présente comme ayant
pour finalité principale d’obtenir de son
destinataire un apport d’information. »211
211 Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : Les actes de langage, Paris, Nathan, p. 86
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
251
Dans ce qui suit, nous verrons comment la question fonctionne dans les écrits
littéraires et journalistiques de Djaout et dans quelle mesure elle constitue une stratégie
discursive.
Pour ce faire, nous repérerons les indicateurs de question et nous relèverons les
valeurs de la question dans notre corpus.
Les indicateurs peuvent être de nature différente, allant du plus explicite, le
formel, au moins explicite, le conventionnel.
2.2.2. Indicateurs formels
Le signe de ponctuation (?) est l’indicateur formel par excellence de la question.
Le logiciel Hyperbase, dans sa version lemmatisée, peut rendre compte de la
distribution des signes de ponctuation dans le corpus. L’analyse factorielle de ces signes
montre la relation entre les signes de ponctuation et les textes de Djaout.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
252
Figure 59 : Analyse factorielle des signes de ponctuation
Nous remarquons que l’interrogation est davantage présente dans le texte 5 qui
renvoie212
à Le dernier été de la raison. C’est dans ce texte que l’interrogation est le
plus sollicitée. Cela s’explique par le fait que l’auteur s’oppose à l’ « ordre nouveau »
qui a banni toute forme de questionnement. Le personnage central résiste justement à ce
fait accompli par l’interrogation.
Examinons les exemples suivants tirés de Le dernier été de la raison et des
articles parus dans Ruptures :
(1) Toutes les humiliations et les douleurs qu'il a subies, toute la
violence qui en est née pourront-elles être dominées ?
212 Nous avons constitué une nouvelle base appelée DJALEMM.EXE qui se charge de la lemmatisation
du corpus. En d’autres termes, c’est une base qui s’intéresse à toutes les formes d’un nom, d’un verbe ou
de toute autre catégorie grammaticale. Dans cette nouvelle base, les textes ont plutôt des numéros de 1 à
6. Ils correspondent respectivement à L’exproprié, Les chercheurs d’os, L’invention du désert, Les
vigiles, Le dernier été de la raison et Ruptures.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
253
(2) Comment peut-on argumenter et ergoter sur des desseins
connus de Dieu seul ?
(3) Et la République dans tout cela ? Et les valeurs communes qui
font que l’on se bat pour cette République ?
(4) Il se demande quel service précis s'occupe de la gestion de
l'éclairage.
Ces exemples s’inscrivent dans la séquence interrogative car ils présentent une
structure formelle contenant un élément interrogatif : verbe performatif dans (4), signe
typographique (?) dans (3), terme interrogatif dans (2) et inversion du pronom sujet
dans (1). D’autres indicateurs peuvent signaler la question ; il s’agit des indicateurs
conventionnels que nous abordons ci-dessous.
2.2.3. Indicateurs conventionnels
La question peut apparaître dans une structure non interrogative conférant la
valeur illocutoire d’interrogation à un autre acte de langage. Ainsi, dans l’exemple
suivant :
(5) Je ne sais vraiment pas comment je réagirai,
la valeur illocutoire littérale est l’assertion sur laquelle se superpose une formulation
indirecte de l’interrogation qui équivaudrait à « Comment réagirai-je ? » Par ailleurs, la
question peut se manifester sans indicateur, mais implicitement à travers des valeurs
illocutoires de doute ou d’incertitude.
(6) Vous me semblez envahi par le désarroi de ceux à qui la foi fait
défaut.
A cet effet, Kerbrat-Orecchioni souligne que
« toute assertion accompagnée d’un
modalisateur de doute ou d’incertitude
portant sur un état de choses supposé
connu du destinataire peut fonctionner
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
254
comme une question indirecte posée sur cet
état de choses (…) »213
et elle ajoute qu’il existe des questions « dénuées de tout marquage
explicite. »
2.2.4. Taxinomie
Le classement des questions obéit à des critères variés. Comme souligné plus
haut, nous pouvons déjà citer les indicateurs de question ; mais aussi le but de la
question : demande d’information ou évaluation de connaissances (en didactique), sa
pertinence et enfin sa valeur « taxémique ».
A ce sujet, Ducrot relève deux valeurs majeures. Il souligne d’abord le caractère
menaçant du questionneur et le « diktat » qu’il exerce sur le questionné. C’est un
« pouvoir exorbitant que s’arroge le
questionneur : faire en sorte qu’une
personne, libre jusque-là de dire ou de
taire ce qu’elle pense sur un certain
sujet, devienne, par l’énonciation d’une
autre, tenue de déclarer son opinion ou
son absence d’opinion. »214
Il fait remarquer ensuite la position inférieure du questionneur dans la mesure où
celui-ci sollicite une information qui lui manque.
2.2.5. Question et réplique
Il faut, de prime abord, souligner la réaction obligatoire que suscite la question.
En effet, ne pas répondre à une question constitue une offense au questionneur.
Kerbrat-Orecchioni insiste sur la différence entre réponse et réplique,
213 Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : p. 89
214 Ducrot, O. (1983) : « La valeur argumentative de la phrase interrogative », In Logique, argumentation,
conversation. Actes du colloque de Pragmatique, Fribourg 1981, Berne/Francfort-sur-Main, Peter Lang,
p. 99
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
255
« les réponses enchaînent sur le contenu
de la question, alors que les répliques
mettent en cause sa pertinence (…) »215
Elle souligne néanmoins le caractère rare de la réplique.
Dans le passage suivant :
« A - Tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte
dans votre congrégation ?
Le jeune homme a l'air désarçonné. Il semble soudain préoccupé.
Il regarde tout autour de lui.
B - Je voudrais descendre là-bas, en face du marchand de légumes,
dit-il nerveusement.
Avant de quitter la voiture, il se penche vers Boualem et lui souffle
au visage, d'un air mi-désolé mi-menaçant :
B - Crains Dieu, ô homme auquel ses cheveux blancs n'ont pas
apporté la sagesse et le repentir. Le châtiment sera terrible et sans
fin. »216
La question de A ne provoque tout d’abord chez B aucune réponse. Il réagit
ensuite par une réplique qui a le « mérite » de n’avoir aucun lien direct avec la question,
si ce n’est qu’elle remet en cause sa pertinence par la référence au manque de sagesse
qui a caractérisé A en posant sa question. En fait, elle ne remet pas uniquement en cause
la pertinence de la question mais surtout l’autorité de A, son habilitation à poser ce
genre de question.
À un autre moment de notre analyse (voir partie 3, chapitre 1), nous avons
montré que le locuteur A s’était identifié au groupe de B, mais qu’à la fin du dialogue, il
s’en est dissocié en passant du « notre » au « votre »
215 Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : p. 92
216 Djaout, T. (1999) : p. 40
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
256
Dans cet autre exemple, la valeur assertive de l’énoncé est supplantée, de l’aveu
même du scripteur, par sa valeur interrogative :
« - Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et
du théorème de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des
siècles avant Jésus-Christ, donc encore plus de siècles avant que
notre religion n'apparaisse.
Le jeune homme ne réplique pas. Il tourne la nuque au conducteur et
regarde par la vitre baissée comme pour quêter une réponse au
loin. »217
L’énoncé n’a pas de structure formelle interrogative, mais c’est sa valeur
illocutoire qui le situe dans la question. Par ailleurs, le scripteur dit que l’interlocuteur
tente de « quêter une réponse au loin » Il s’agit donc « illocutoirement » d’une question.
Par ailleurs, le scripteur ne dit pas que le jeune homme ne répond pas, mais bien
« ne réplique pas. » En se référant à la distinction réponse vs réplique, il est intéressant
de remarquer l’usage argumentatif de ce terme, dans la mesure où l’interlocuteur ne
remet pas en cause la pertinence du dire du locuteur.
2.2.6. Question : vérité et contre-vérité
Nous signalions plus haut que le questionneur exerce un « diktat » sur le
questionné, le sommant presque de répondre. La réponse de celui-ci, en tant qu’acte
assertif, est soumise à la vérification. En revanche, la question en elle-même outrepasse
les critères de vérité et/ou de fausseté.
Il ne viendrait pas à l’esprit de l’analyste de se demander si telle question est
vraie ou fausse. En effet,
« elle [la question] apparaît comme un au-
delà par rapport au vrai et au faux, comme
une fonction suspensive de la valeur de
217 Djaout, T. (1999) :, p. 37
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
257
vérité, comme la mise en débat d'une
proposition préalablement envisagée dans
quelque image d'univers comme vraie ou
comme fausse. »218
Par ailleurs l’emploi d’articulateurs tels que alors, procure à l’énoncé
interrogatif une valeur antonymique. Considérons l’exemple suivant tiré de Ruptures :
« L’Algérie est un pays trilingue. (…) Pourquoi nier une réalité
linguistique et continuer à amputer l’Algérie de tous ses atouts, des
possibilités qu’elle recèle de mieux se comprendre elle-même et de
s’ouvrir au monde moderne ? Ou alors nos gouvernants travaillent-ils
à la reproduction de leur domination en imposant au pays une
éducation au rabais ? Comment interpréter, sinon, la démarche de
gouvernants qui soumettent les enfants des autres à une arabisation
étriquée et envoient leur propre progéniture au lycée français d’Alger
avant de l’expédier à Paris, à Genève ou à Washington ? »219
L’utilisation de l’articulateur alors constitue une objection à la question
précédente. Concrètement, la question où apparaît alors est en opposition avec celle qui
précède. En effet, elle introduit non seulement une valeur antonymique mais Ŕ les deux
processus sont liés Ŕ elle constitue la réponse à cette dernière.
C’est, en d’autres termes, une justification, voire une interprétation de la
politique linguistique des gouvernants. D’ailleurs, le journaliste n’hésite pas à utiliser le
verbe interpréter.
218 Martin, Robert, (1987) : Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans la théorie sémantique,
Bruxelles, Pierre Mardaga, éditeur, p. 21 219
Djaout, T., « La logique du pire », art. cit.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
258
2.2.7. Question rhétorique
Les interrogations rhétoriques recèlent un immense potentiel argumentatif. Pour
Anscombre et Ducrot, « toute question rhétorique possède un aspect
argumentatif (...) »220
Le discours monologique représente, à cet égard, un vivier de questions
rhétoriques. En effet, dans le discours de presse, l’interlocuteur étant absent et virtuel, le
locuteur-journaliste se charge de faire la question et la réponse en enchaînant sur des
réponses implicites, allant de soi. Examinons l'exemple suivant :
« La télévision retombe dans la pire période des louanges et des
célébrations où l’historiographie, voire l’hagiographie, tenait lieu
d’histoire. La nomination d’un Abada à la tête de cette institution
n’est-elle pas, à elle seule, un gage de retour en arrière ? »221
Cette question n’est là que pour souligner la réponse selon laquelle cette
nomination est « un gage de retour en arrière ». Cette question acquiert du coup une
valeur de vérité ou de fausseté comme s’il s’agissait d’un énoncé assertif.
Par ailleurs, la question, comme souligné plus haut, a une valeur argumentative
qui la transforme davantage en argument qu’en question. Dans l’exemple suivant,
Djaout souligne le fait que les esprits libres sont nombreux en Algérie malgré ce que
l’on pense :
« Pourtant, cette Algérie qui pense et qui ose, qui ne craint pas de
bousculer les interdits, existe ; elle est loin d’être minoritaire. Ne
s’est-on jamais interrogé en haut lieu pourquoi des quotidiens
défendant des valeurs d’ouverture, de modernité et de progrès
comme Le Matin et El Watan tire à plus de 100 000 exemplaires et
220 Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1981) : « Interrogation et argumentation », in Langue française, n
o
52, (pp. 5-22), p. 7 221
Djaout, T. « Le retour du prêt-à-penser », in Ruptures, n°08 du 02 au 08 mars 1993
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
259
pourquoi un journal baathiste comme Essalam tire à 7.000
exemplaires ? »222
Il oppose au discours officiel, qui présente les démocrates comme une minorité,
un contre-discours qui balaie cette attitude négationniste, chiffres à l’appui. Il incite, du
même coup, ceux qui tergiversent à agir et à se manifester, voire à se fédérer derrière
ceux qui ont les mêmes idées qu’eux.
2.3. La compétition
Pour Ghiglione et Trognon, tout rapport d’interlocution répond à un principe
organisateur, à savoir la négociation. Celle-ci intervient pour maintenir un équilibre
dans le réel.
En effet, ajoutent les deux auteurs, nous négocions pour préserver notre réalité et
par-là même l’imposer. Mais notre interlocuteur en fait de même dans la mesure où
toute négociation est un jeu d’influence.
En outre, ce jeu implique un enjeu :
« Si l’on accepte : Ŕ a) l’idée que les
faits d’interlocution sont liés à des
enjeux, et que les jeux d’interlocution
sont des jeux de négociation fondés sur
des jeux d’influence ; Ŕ b) l’idée… que
ces jeux obéissent à des principes et à
des règles qui en initient l’effectuation
et en règlent le déroulement ; Ŕ c) l’idée
que ces enjeux ont une forme contractuelle
222 Djaout, « Minorer ou exclure », Ruptures n° 12, du 30 mars au 05 avril 1993
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
260
ouverte, c'est-à-dire non
prédéterminée. »223
Si ces prémisses sont satisfaites, la négociation sera régie par non seulement le
principe de coopération qui fait avancer la négociation sans accrochage, mais aussi par
le principe de compétition qui suggère une négociation beaucoup plus âpre.
C’est à cette dernière que nous allons nous intéresser à présent.
Pour ce faire, nous examinerons une scène où les acteurs de la communication
rivalisent en arguments et en rhétorique pour, tout d’abord, se faire entendre et pour,
ensuite, convaincre. La scène en question est un passage tiré de Les vigiles. (Cf. annexe
12)
L’analyse s’effectuera en relevant le vocabulaire qui renvoie à la compétition.
Le tableau suivant le reprend :
Tableau 11: Le vocabulaire de la compétition
Noms Verbes Autres
Lutte
Jeu
Épreuve
Concurrence
Débat
Rixe
Duel
Joute
Rugissements
Menaces
Insultes
Conquérir
S'emmêle
Embrouillent
Ricochent
Rivalisent
S'entrechoquent
Difficilement
Impitoyable
Les uns contre les autres
223 Ghiglione et Trognon (1993) : Où va la pragmatique ? De la pragmatique à la psychologie sociale,
Grenoble, P.U.G., pp. 227-228
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
261
Il y a une progression dans cette discussion. En effet, la compétition est, de
prime abord, engagée par l’emploi du terme jeu, vite remplacé par épreuve : « c’est un
jeu, plutôt une épreuve ».
Tout au long de la discussion, la distance entre les interlocuteurs ne cesse de se
réduire jusqu’à l’entrechoc. Les protagonistes se conquièrent, s’entremêlent pour enfin
s’entrechoquer. Le débat se transforme en duel dans une joute verbale qui perd
rapidement son caractère humain dans des rugissements qui poussent les personnages à
rivaliser « non en arguments mais en insultes ».
La stratégie de compétition peut nuire à l’argumentation lorsqu’elle transgresse
les règles de coopération. Ici, les interlocuteurs ne pouvaient plus coopérer puisqu’ils
s’étaient transformés en animaux rugissants.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
262
Conclusion partielle
Au bout de cette analyse consacrée à l’interlocution comme stratégie discursive,
il est utile de revenir sur les principaux résultats. Ce qu’il faudrait retenir, tout d’abord,
c’est que l’instance interlocutoire est une donnée discursive. En tant que telle, elle peut
être la composante d’une stratégie discursive comme l’argumentation.
L’instance locutoire est l’actualisateur de cette composante. En d’autres termes,
la construction de l’instance interlocutoire se fait en négociation avec l’instance
locutoire. Le plus important, cependant Ŕ car l’instance interlocutoire peut accepter une
détermination fallacieuse Ŕ est de rendre efficace une argumentation par une
connaissance aussi étendue que faire se peut de cette instance de l’interlocuteur. C’est la
condition sine qua non pour la réussite de l’argumentation.
Par ailleurs, l’instance interlocutoire peut être de deux sortes : active ou passive.
Elle est le plus souvent active, prend part à l’interaction et se laisse lire ou entendre.
Dans cette situation, l’instance locutoire peut facilement se construire une image
discursive, culturelle, axiologique, etc. de cette instance.
La tâche est beaucoup plus ardue lorsqu’elle est passive. En effet, dans ce cas,
l’instance interlocutoire, ne se donne pas à lire ou à entendre. L’instance locutoire est
alors dans l’obligation de construire cette « fiction verbale » qu’est l’instance
interlocutoire.
Quoi qu’il en soit, dans les deux situations, l’instance locutoire est amenée à
employer des stratégies discursives identiques car, comme souligné plus haut, l’instance
interlocutoire peut se satisfaire, pour des raisons à déterminer dans le discours, d’une
image erronée, ou ne la concernant pas en dehors de l’interaction envisagée.
Après les mises au point terminologiques inspirées des travaux de Bakhtine et de
Kerbrat-Orecchionni, nous avons constaté que l’instance interlocutoire pouvait être
rapportée à deux catégories énonciatives : une instance interlocutoire absente et non-
loquente représentée par les lecteurs et une instance interlocutoire présente et loquente
dans les dialogues effectifs entre personnages.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
263
Il n’en demeure pas moins que l’instance locutoire doit construire son instance
interlocutoire. Pour y arriver, elle décode les croyances, les références culturelles de
cette dernière. Pour prétendre à l’adhésion de cette dernière, elle n’hésite pas à faire
semblant, à se travestir.
A vrai dire, il y a toujours une relativité dans la définition de cette instance
interlocutoire. Une première définition peut rapidement être revue et réorientée pour
correspondre à la doxa, dont la prise en considération détermine l’efficacité de
l’argumentation.
Mais la doxa n’est pas facile à déceler. L’instance locutoire peut facilement se
tromper dans la mesure où cette doxa n’entre pas directement dans les représentations
de l’instance interlocutoire. Une étape de conjectures est donc nécessaire. Il s’agira,
ensuite, de modeler l’image que l’instance locutoire s’est faite de l’autre instance pour
élaborer une stratégie argumentative.
En fait, cette étape de conjectures n’est qu’un stéréotypage de l’instance
interlocutoire. Ce procédé est capital dans l’argumentation étant donné qu’il représente
une phase non négligeable dans l’argumentation et dans sa réussite. L’identification de
l’instance interlocutoire peut donc se faire au niveau sociologique comme faisant partie
d’un groupe partageant des évidences particulières. Elle peut s’opérer également au
niveau discursif grâce à des noms propres, des appellatifs, des descriptions ou encore
des pronoms personnels. Tous ces éléments servant à l’identification sont appelés
« indices d’allocution ».
Cependant, une identification définitive reste aléatoire. Elle doit être, comme les
programmes informatiques, remise à jour continuellement. Lorsque l’instance locutoire
tente d’influencer une instance interlocutoire composée de plusieurs sujets, elle est
confrontée à une difficulté majeure, la différence réelle ou supposée intrinsèque à cette
instance. Deux éventualités sont à envisager :
1° cette instance est foncièrement homogène ;
2° existence de différences avérées à l’intérieur de cette instance.
Dans le premier cas, la stratégie argumentative va correspondre à l’instance
interlocutoire. Dans le second, l’instance locutoire est dans l’obligation de trouver un
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
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dénominateur commun à cette instance interlocutoire. Une fois cette opération
effectuée, l’instance locutoire se trouvera, peu importe le cas, en face des mêmes
exigences d’efficacité. Elle devra développer alors des stratégies discursives aussi
efficaces.
L’instance locutoire représentée par l’auteur d’une œuvre littéraire est devant ce
type de situation qui ne doit pas souffrir d’ambigüité. L’œuvre littéraire doit toucher
pratiquement toutes les instances interlocutoires douées de raison.
En revanche, l’instance locutoire représentée par le journaliste ne se soucie
guère de certaines instances interlocutoires qui ne partagent pas sa ligne éditoriale. Elle
n’hésite pas à les exclure, à les montrer du doigt. Elle ne prétend pas vouloir les
influencer, elle les écarte tout simplement de ses stratégies discursives.
Pour la réussite de son argumentation, l’instance locutoire prend donc en
considération des éléments discursifs et d’autres non discursifs. S’agissant des premiers,
l’instance locutoire fait appel à des indices d’allocution comme les pronoms, les
appellatifs, les noms propres, etc. pour déterminer l’instance interlocutoire. Quant aux
seconds, ils concernent des références culturelles, sociologiques, voire psychologiques
qui servent à reconstituer la doxa de l’instance interlocutoire.
Dans le discours littéraire, l’instance locutoire ne stigmatise pas outre mesure
son instance interlocutoire, du moins celle qui n’est ni présente ni loquente, à savoir le
lecteur alors que, dans le discours journalistique, la stigmatisation est évidente ; elle
intervient pour chasser de l’espace scriptural des instances interlocutoires non visées.
Il est donc évident que la prise en charge de l’instance interlocutoire n’est pas du
même ordre dans les discours littéraire et journalistique. L’instance locutoire agit a
priori de façon différente, laissant du même coup entrevoir son image discursive.
Ensuite, à propos de l’image que le locuteur donne à voir, nous avons constaté
qu’elle est à lire dans les traces discursives qu’elle laisse. Cette image est caractéristique
de la stratégie argumentative choisie par le locuteur dans un type discursif déterminé,
voire dans un genre particulier. Au besoin, le locuteur peut la modeler, la façonner de
sorte à ce qu’elle corresponde à la situation d’énonciation.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
265
En étudiant l’une des premières traces de cette image, l’emploi de la première
personne, nous avons constaté que dans certains textes l’image du locuteur est
prépondérante. En effet, le pronom « je » renvoie l’image du locuteur avec ses diverses
facettes.
Mais cela n’a pas conduit au bannissement de la projection ou de la présence de
l’image du locuteur dans les autres textes. Au contraire, ce constat ne dénote qu’une
chose : le locuteur, pour projeter son image, utilise des procédés différents d’un texte à
l’autre, d’un genre discursif à l’autre, de la littérature au journalisme.
En résumé, au-delà des pronoms personnels, d’autres outils linguistiques sont
sollicités selon le type discursif dans la mise en évidence de l’image du locuteur. Tandis
que dans le discours littéraire, il est fait appel au jeu interlocutoire pour inscrire dans le
discours les représentations des participants à l’interlocution, dans le discours
journalistique, le locuteur se permet de manifester son image de manière explicite à
travers notamment la « Lettre de l’éditeur ».
Au demeurant, le discours journalistique qui sous-entend une information
objective ne souffre d’aucune ambigüité qui laisserait place à l’implicite. Cela facilite la
tâche de l’instance interlocutoire qui accède ainsi au contenu argumentatif sans détours.
Dans l’application sur la chronique « Petite fiction en forme de réalité », nous
avons pu constater que l’image de soi que donne le locuteur rejoint celle que se faisait
de lui ses interlocuteurs. Le locuteur ne coupe pas les ponts entre lui et l’instance
interlocutoire en maintenant, dans une sorte de compromis, un terrain d’entente.
Mais ce compromis n’est pas sans susciter une interrogation sur l’image réelle
du locuteur qui se faufile comme une silhouette dans l’enchevêtrement des discours.
Ainsi l’image du locuteur-disant ne correspond-elle pas forcément à celle du locuteur-
faisant dire.
Il est dangereux de confondre ces deux locuteurs. Certes, l’ethos prédiscursif est
nécessaire pour trancher certaines positions mais il ne doit pas être la seule source
d’interprétation ; il ne doit constituer qu’un appui à une étude de l’ethos discursif.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
266
Enfin, il a été possible d’examiner le fonctionnement de l’argumentation dans le
rapport d’interlocution pour déceler l’existence de stratégies discursives. Nous avons eu
affaire, selon la terminologie de Kerbrat-Orecchioni, à une argumentation entre un
locuteur présent et loquent et un interlocuteur, lui aussi, présent et loquent dans laquelle
s’insinue une autre argumentation qui, elle, est dirigée d’un locuteur loquent et présent
vers une instance interlocutoire non-loquente et non-présente.
Cette première étape de l’analyse a permis de déceler une organisation dans
l’échange argumentatif qui apparaît à travers les stratégies discursives sollicitées par les
participants à la communication. Ces stratégies relèvent de pratiques langagières
diverses telles que la coopération, la question ou encore la compétition. Elles sont
stratégies en tant que telles dans la mesure où elles sont réfléchies, orientées dans le
sens du faire faire ou du faire adhérer.
En outre, elles sont le soubassement d’une polyphonie faisant intervenir des
instances locutoires et interlocutoires assumant l’échange argumentatif. Dans cette
polyphonie, Djaout glisse une antiphonie qui déconstruit le discours officiel et le
discours ambiant. Un contre-discours est ainsi élaboré autour et à travers des stratégies
discursives latentes au discours littéraire et journalistique.
Nous avons voulu vérifier la nature et le fonctionnement de ces stratégies. Nous
avons accordé une attention particulière à trois d’entre elles. Cet intérêt est, tout
d’abord, dicté par le rapport qu’elles établissent entre locuteur et interlocuteur. Elles
sont, en quelque sorte, la vérification des conclusions auxquelles nous sommes arrivé
dans le premier chapitre.
En effet, nous avons constaté que la prise en charge de l’instance interlocutoire
ainsi que la mise en valeur de l’image du locuteur sont des conditions nécessaires pour
la réussite de l’argumentation. Ceci découlant de cela, cette mise en scène de l’instance
interlocutoire et de l’image du locuteur se concrétise dans le discours au moyen des
stratégies envisagées.
Ces stratégies sont au cœur de l’activité langagière humaine. Comme déjà
évoqué, dans sa pratique langagière, le locuteur réalise essentiellement des actes de
langage assertifs ou directifs. C’est de ces actes que relèvent les stratégies étudiées.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
267
Dans ce sens, nous avons analysé l’organisation de ces stratégies dans l’écrit littéraire et
dans l’écrit journalistique. Le premier constat est que ces stratégies ne sont pas
différentes d’un type discursif à l’autre.
Ces stratégies ont été ramenées à trois types : la coopération, la question et la
compétition qui nous ont semblé, eu égard aux actes de langage par lesquels elles sont
exprimées, comme étant les principales stratégies adoptées dans l’écriture djaoutienne.
À travers quelques passages extraits des romans et des articles de presse, il est
apparu que la stratégie de coopération est utilisée pour amener les deux acteurs de
l’échange argumentatif à croire à la vérité de l’acte assertif réalisé. En effet,
l’information véhiculée par cet acte nécessite un cautionnement par les deux instances
de la communication. L’une comme l’autre coopèrent pour faire réussir cet acte.
Le discours journalistique, de par sa prétention à l’objectivité, ne semble pas se
préoccuper outre mesure de ce paramètre, sans doute parce que les conditions de
réussite de l’acte assertif, comme certaines règles sociales par exemple, minimisent
l’influence du type de discours sur la vérité du contenu propositionnel.
En d’autres termes, ce sont plutôt les critères de coopération qui font croire à la
vérité d’un contenu propositionnel dit par un acte assertif. Nonobstant le type discursif,
la coopération est nécessaire pour l’accomplissement heureux d’un acte assertif.
Sur un autre registre, la coopération n’est pas requise uniquement entre une
instance locutoire et une instance interlocutoire en divergence ; elle est également
essentielle entre deux instances en accord. Ce qu’introduit la coopération, c’est à la fois
une dynamique dans le discours et une validation de ce même discours.
Par ailleurs, la coopération constitue aussi une réponse à un acte interrogatif qui
est par essence directif dans la mesure où il oblige l’instance interlocutoire à apporter
l’information demandée ; cette réponse est ni plus ni moins qu’une action coopérative.
Au demeurant, la coopération en réponse aux deux types d’actes de langage
assertif et directif dépend des mêmes conditions formulées en règles kantiennes et
reformulées en règles sociales.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
268
Sans revenir sur les détails, nous dirons que la satisfaction de ces règles est
indispensable pour l’accomplissement de la coopération.
Toutefois, cet accomplissement n’est pas exprimé de façon absolue. Il est en
relation avec la force illocutoire de l’acte sollicitant la coopération. Il s’agit en réalité de
degrés dans la coopération. L’acte directif réalisé par l’interrogation a une force
illocutoire plus intense que celle d’un acte assertif. Il n’en demeure pas moins que notre
propos concerne la réponse coopérative, l’acte qui la suscite important peu.
La seule différence, peut-être, dans la coopération est à signaler au niveau non
pas de la force illocutoire mais du contenu propositionnel qui est différent d’un type
discursif à l’autre. Ce contenu, qui est une autre composante de l’acte de langage, est de
nature encyclopédique et universelle dans le discours littéraire alors qu’il est en étroite
relation avec l’actualité dans le discours journalistique.
Il va sans dire que ce contenu est, en fait, imposé par le rapport d’interlocution.
Autrement dit, c’est la nature même de l’instance interlocutoire qui détermine sa
dimension. Dans tous les cas, la stratégie de coopération est déployée de manière
identique dans les discours littéraire et journalistique.
Une autre stratégie a retenu notre attention dans cette partie, c’est la question,
qui est un acte directif. Sa réalisation s’opère par un rapport de force entre le
questionneur et le questionné. Le premier est en position de force dans la mesure où il
met l’autre dans l’obligation de répondre, mais aussi en position de faiblesse car il
sollicite une information qu’il n’a pas.
La question se manifeste par des indices explicites et implicites. Les premiers
sont des indices formels comme le point d’interrogation, l’inversion du sujet ou les
déterminants et les adverbes interrogatifs. Quant aux seconds, ils sont conventionnels et
expriment une question sous-entendue.
Nous avons dressé l’inventaire statistique des indices formels et leur distribution
dans le corpus. Il en est ressorti que Le dernier été de la raison est le texte où cette
stratégie est le plus utilisée. Elle offre à l’instance locutoire la possibilité de résister à
une formation idéologique refusant le questionnement.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
269
La question est donc un moyen discursif de mise en vis-à-vis de deux formations
idéologiques, l’une refusant le doute et l’autre doutant par la question. Ce procédé n’est
pas exclu des autres textes ; il revêt simplement d’autres formes.
La typologie des questions apparue durant notre analyse est déterminée par le
type discursif de chaque texte. Assurément, le type journalistique, plus précisément le
genre de la chronique, privilégie la question rhétorique. Le type littéraire, quant à lui,
multiplie les types de question.
Cela est dû aux caractéristiques interactionnelles de chaque genre. Le roman
présente un cadre communicationnel "quelconque" où les co-énonciateurs sont présents
et loquents tandis que dans la chronique, l’instance interlocutoire est absente et non
loquente, ce qui fait qu’elle ne peut naturellement pas satisfaire à cet acte directif qu’est
la question.
La question comme stratégie discursive est employée de façon similaire dans les
deux types de discours considérés ; ce qui détermine son utilisation, c’est encore la
nature des participants à la communication et leurs rapports mutuels.
La troisième stratégie relevée dans ce chapitre est la compétition qui est en
rapport direct avec la coopération. Elle fonctionne jusqu’à un seuil déterminé. Une fois
ce seuil dépassé, elle nuit à la stratégie de coopération et, partant, à la communication.
Dans le cas examiné, extrait de Les vigiles reprenant la conversation entre
plusieurs interlocuteurs autour d’une table d’estaminet, nous avons remarqué une
compétition entre les protagonistes. Jusqu’à un certain moment, la compétition reposait
sur l’échange d’arguments. Ensuite, l’interaction s’est transformée en "joute" verbale où
les arguments ne valaient plus. Enfin, la compétition humaine s’est muée en
compétition animale criarde, ponctuée de rugissements.
Dans cette transformation, les conditions nécessaires à la communication sont
transgressées :
1° mutation de l’humain, capable d’articuler, au sens phonétique du terme, et de
raisonner, en animal ;
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : l’interlocution comme stratégie discursive
270
2° transgression des règles de tour de parole dont la distribution ne répond plus à
des critères sociaux, conventionnels ou logiques ;
3° absence du référent ou du message.
La stratégie de compétition est au cœur de l’argumentation en ce sens qu’elle
permet d’évaluer l’efficacité des arguments. Pourtant, elle peut rapidement déborder et
provoquer un conflit physique à défaut d’une confrontation langagière, voire
intellectuelle.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
CONCLUSION GÉNÉRALE
Nous avons projeté d’étudier, dans cette thèse, l’interdiscours et le caractère
hybride de l’écriture de Djaout dans ses écrits littéraires et journalistiques. Il fallait pour
ce faire réunir un corpus d’écrits relevant du premier type discursif et d’autres du
second. Nous nous sommes contenté du genre romanesque pour le discours littéraire et
des articles de presse parus dans Ruptures pour le discours journalistique.
Ce travail a été consacré à l’écriture djaoutienne dans ses dimensions
interdiscursive et hybride. Cette écriture est caractérisée par des éléments et des
procédés qui inscrivent l’hétérogénéité dans sa réalisation discursive.
Nous avons tenté de comprendre le fonctionnement discursif de ces éléments et
de ces procédés. Nous en avons conclu qu’ils constituent des stratégies pour consacrer
deux phénomènes liés, l’interdiscours et l’écriture hybride.
Ce que nous avons entendu par le premier, c’est l’agencement des unités
linguistiques pour former un système dynamique de représentations symbolique et
argumentatif. De par sa fonction, l’interdiscours s’inscrit dans une écriture hybride.
Nous avons désigné par le deuxième phénomène l’écriture assortie d’une
structuration du discours et d’une formalisation spécifiques, susceptibles d’être
(re)connues par et dans le groupe dont se revendique le locuteur. Cette écriture est
engendrée par plusieurs discours et, plus particulièrement, par des procédés
hétérogènes.
Nous avons rendu compte de l’interaction, au sens propre du terme, c’est-à-dire
de l’action qu’exerce l’un sur l’autre, l’interdiscours et l’hybridité de l’écriture
djaoutienne. Cette interaction a été analysée sur le plan linguistique au sens où nous ne
sommes servi que d’unités linguistiques telles que les unités lexicales, qui rendent
compte d’une altérité à plusieurs niveaux.
Nous avons mis au jour une triple altérité aux niveaux thématique, discursif et
énonciatif. Cette altérité témoigne de motivations diverses dont certaines ont été
retracées dans ce travail dont les principaux résultats sont repris dans ce qui suit.
Dans la première partie, nous avons étudié les rapports conflictuels entre deux
formations idéologiques par le biais de l’analyse thématique du corpus. Pour des
considérations méthodologiques et pour garantir l’objectivité de notre travail, la
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
272
délimitation des formations idéologiques traduites par les discours journalistique et
littéraire s’est faite en allant du particulier au général. Il fallait donc comprendre la
signifiance de chaque texte pour ensuite dégager une éventuelle circulation des thèmes
pour installer un réseau interdiscursif dans le corpus.
Le premier constat a été que les thèmes développés dans les écrits
journalistiques ne se distinguent pas des thèmes traités dans les écrits littéraires. Il
restait donc à affiner l’analyse thématique et idéologique.
Mais revenons sur le "message" transmis par la thématique djoutienne. Celle-ci
sous-tend un combat entre deux "familles" idéologiques, l’une surannée, l’autre
progressiste. Cette dernière est sans nul doute celle dont se revendique Djaout étant
donné les arguments et les stratégies qu’il déploie pour la défendre. Quoi qu’il en soit,
la mise en opposition de ces deux familles contribue à la symbolisation discursive des
formations idéologiques correspondantes.
Le dessein de Djaout est d’amener les lecteurs, encore indécis quant à la
décision à prendre envers la formation idéologique réactionnaire, à rejeter celle-ci et à
soutenir les lecteurs déjà convaincus de sa duplicité. L’opposition dialectique convenait
parfaitement à cette entreprise.
Nous nous sommes focalisé sur les préoccupations de cette formation que Djaout
tourne en dérision avec un ton sérieux et objectif. Djaout répond au discours orienté de
cette formation par un contre discours qui dévoile sa propre appartenance idéologique.
À chaque fois donc, la même préoccupation, le même thème sont regardés sous
l’ambiguïté de la formation idéologique réactionnaire et sous le prisme de la formation
idéologique réformiste.
Des thèmes comme l’Histoire, l’identité, l’école, la femme ou encore la liberté
d’expression sont donnés en deux versions : avec un traitement discursif obéissant aux
règles de la formation idéologique combattue par Djaout et avec un traitement discursif
adapté à la formation idéologique progressiste.
Le lecteur aura à juger de la force argumentative de l’une comme de l’autre. La
balance penche certes du côté de la seconde mais le revirement ne tient qu’à un fil.
C’est pour éviter ce risque que le journaliste-écrivain aiguise ses stratégies discursives.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
273
Ces stratégies sont justement diverses. Si la plus percutante est certainement
celle qui aborde une actualité et une réalité quotidiennes assombries par l’idéologie
conservatrice, le contre discours djaoutien adopte aussi une justification
épistémologique et historique.
Cette justification sollicite des données statistiques, des principes scientifiques
mais également des faits historiques, tous éléments dont l’objectivité ne peut être mise
en doute. C’est à ce niveau des stratégies que la thématique littéraire se distingue de la
thématique journalistique. En fait, il n’y a qu’une seule thématique dans l’œuvre
littéraire et journalistique de Djaout ; toutefois, le traitement qui en est fait est différent.
Les stratégies discursives dans l’écrit journalistique sont efficaces car elles
s’inspirent du réel. Celles déployées dans l’écrit littéraire s’en inspirent aussi mais au
second degré dans la mesure où il n’est pas fait clairement référence à la réalité
algérienne. Celle-ci se laisse deviner à travers des indices discursifs tels que les noms
propres de personnes ou de lieux, les mots empruntés aux langues locales, etc.
Ces stratégies reposent sur une mise en scène d’un réel possible mais non
imposé. Du coup, l’argumentation s’insinue dans la fiction et agit sur le lecteur. Les
deux types de stratégies à l’œuvre séparément dans l’écrit littéraire d’une part, et dans
l’écrit journalistique d’une autre part, sont tout de même nécessaires pour construire ou
faire triompher la formation idéologique de l’écrivain-journaliste.
Nous avons procédé en deux étapes dans la seconde partie. L’analyse des
connecteurs s’est faite en nous intéressant tout d’abord à leur répartition dans le corpus,
ensuite à l’orientation argumentative qu’ils attribuent aux deux types discursifs les plus
importants, le discours littéraire et le discours journalistique, et enfin à leur
fonctionnement discursif.
L’inventaire statistique des connecteurs a montré qu’ils apparaissent dans les
écrits littéraire et journalistique. Comme nous nous attendions à ce résultat, nous nous
sommes demandé s’il était utile d’étudier cette catégorie.
Nous avons alors pris certains connecteurs comme facteurs pour vérifier s’ils
admettaient un éventuel rapprochement entre textes d’un côté, et entre types discursifs
de l’autre. Cette analyse factorielle a mis en évidence des connexions entre textes mais
surtout entre types discursifs.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
274
En effet, les textes journalistiques formaient un ensemble et les textes littéraires
un autre avec néanmoins quelques exceptions. Il devenait évident que les connecteurs
introduisent une structuration en genres, permettant d’élaborer une classification
générique, voire une typologie discursive. Mais les exceptions constatées montrent aussi
que cette classification et cette typologie sont transgressées par une utilisation
inattendue des connecteurs.
Ce constat nous a incité à sortir du domaine statistique pour aborder le
fonctionnement discursif des connecteurs étudiés. Nous avons alors entrepris d’affiner
cette analyse. Pour ce faire, nous avons examiné la fonction argumentative de certains
connecteurs. Nous sommes parti de la distinction à l’intérieur de cette typologie entre
introducteurs d’arguments et introducteurs de conclusions.
Là encore le constat est net : les textes journalistiques fonctionnent avec des
connecteurs introduisant des arguments et les textes littéraires avec des connecteurs
introduisant des conclusions.
Nous avons aussi étudié l’orientation argumentative attribuée par les connecteurs
à tel ou tel texte. Ici les clivages discursifs sont abolis. Seules les spécificités
thématiques ou l’organisation logique déterminent les ensembles ainsi conçus : il y a
des textes où les arguments sont co-orientés et d’autres où ils sont anti-orientés.
Dans la première catégorie, tous les arguments sont utilisés pour défendre ou
discréditer une formation idéologique. Au contraire, dans la seconde, des arguments et
des contre arguments sont employés pour la défense ou le dénigrement de telle ou telle
formation idéologique.
Une autre analyse factorielle semblait nécessaire. Prenant comme facteur la
différenciation établie par Moeschler entre connecteurs composant des prédicats à deux
places et connecteurs structurant des prédicats à trois places, nous avons remarqué que
les textes journalistiques s’attiraient mutuellement et que les textes littéraires en
faisaient de même.
Cependant, ce qui nous a paru plus pertinent, c’est le fait que les textes
journalistiques se joignaient au premier type de connecteurs tandis que les textes
littéraires étaient attirés par le deuxième type.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
275
Pour appréhender cette distribution, il faut savoir que les connecteurs faisant
partie d’un prédicat à trois places expriment un rapport argumentatif dont la
compréhension requiert une variable implicite. À partir de cette donnée, nous avons
conclu que l’argumentation dans le discours littéraire est essentiellement implicite alors
qu’elle est explicite dans le discours journalistique.
En d’autres termes, le discours littéraire, dont la visée première est esthétique,
est contraint de reléguer au second plan toute velléité qui tendrait à s’en écarter, y
compris l’argumentation. En revanche, le discours journalistique, qui est par définition
une prise de position dans une actualité déterminée, ne recourt pas aux subterfuges pour
exprimer sa position.
Cependant, cette différenciation n’est pas aussi tranchée qu’elle le paraît. En
effet, « Petite fiction en forme de réalité », qui est un texte journalistique, se comporte
comme un texte littéraire dans la mesure où il comprend des connecteurs apparaissant
dans des prédicats à trois places. L’argumentation y est, par conséquent, implicite.
Ce constat a montré que les connecteurs, mais surtout leur fonctionnement
syntaxique, pouvaient former un facteur de discrimination entre discours littéraire et
discours journalistique, nonobstant l’imbrication des genres qui peut avoir plus d’effet
sur l’interlocuteur.
Nous nous sommes intéressé à cette imbrication dans le second chapitre de la
deuxième partie. Ce que nous entendons par imbrication discursive, c’est le procédé qui
fait apparaître, dans l’écriture djaoutienne, plusieurs types de discours. Mais cette
hybridation de l’écriture ne s’arrête pas à la combinaison des discours littéraire et
journalistique ; elle convoque d’autres discours : épistolaire, épique, religieux, etc.
Nous parlons de combinaison car le procédé n’est pas fortuit. Il est réfléchi et
conçu de façon stratégique pour susciter une certaine réaction chez le lecteur. Cette
stratégie, nous avions voulu la mettre en évidence.
Le caractère hybride de l’écriture se manifeste par la réalisation concomitante
des divers discours déjà cités. Les genres discursifs concrétisant ces types sont la lettre,
le poème, l’article de presse, etc. Ceux-là s’imbriquent dans le roman, accomplissant le
discours littéraire.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
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Une autre manifestation interdiscursive a fait l’objet de notre analyse ; il s’agit
de la citation qui a été étudiée dans les espaces discursifs littéraire et journalistique.
Faisant partie d’un ensemble plus vaste qui est celui de l’interférence, son étude a été
associée à l’analyse du plurilinguisme au niveau lexical. Nous avons, dans ce sens,
examiné l’apparition de mots "étrangers" dans le corpus. Cette perspective double a
suscité les résultats qui vont suivre.
L’analyse de la lettre a révélé que son exploitation dans le roman obéit à deux
objectifs. Elle participe, tout d’abord, à la modification de l’horizon d’attente du lecteur.
Incontestablement, l’insertion de la lettre prédispose le lecteur à adopter une lecture
orientée vers la découverte.
Mais lorsque cette lettre apparaît sous forme d’un poème224
, le but recherché est
plutôt esthétique. Le lecteur dont l’horizon d’attente est la lettre reçoit en fait un poème.
Tout en croyant qu’il va être introduit dans un discours épistolaire qui relèverait du
narratif, il est plongé en fait de manière subtile dans un discours poétique.
La lettre est aussi employée dans le discours littéraire pour renforcer l’effet
référentiel. Nous disions plus haut que le rapport à la réalité algérienne dans le discours
littéraire n’était exprimé qu’à demi-mot. L’un des indices de cette référence semble être
la lettre, plus précisément, sa fonction.
Nous savons pertinemment que la lettre est un gage de l’authenticité du discours.
Son introduction dans le discours littéraire offre à ce dernier l’opportunité de passer
d’un discours "non sérieux" à un discours "sérieux".
L’analyse du genre intercalaire représenté par l’article de presse a donné aussi
lieu à deux interprétations.
Premièrement, l’article de presse est convoqué pour dénoncer la situation de la
presse en Algérie. En tant qu’appareil idéologique d’État, pour reprendre la
terminologie d’Althusser, Djaout retourne le discours de cette idéologie contre elle.
L’article de presse en question est inséré dans Les vigiles, roman publié en 1991, pour
224 Nous entrevoyons ici l’influence de Rimbaud dont une lettre-poème est citée dans Le dernier été de la
raison.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
277
critiquer la presse étatique et la dévaloriser, contrairement à la presse indépendante
naissante qui est valorisée par un retour de manivelle.
Cette hybridation du discours littéraire par le discours journalistique paraît être
conjoncturelle. Effectivement, dans les romans précédant Les vigiles, aucun article de
presse n’apparaît. De par sa spécificité formelle et eu égard à son contenu qui engage
une réflexion, l’article de presse tombait à point nommé dans ce roman dont la
publication coïncidait avec l’avènement du pluralisme journalistique. Pourtant, le
discours journalistique transparaissait déjà dans d’autres écrits à travers d’autres formes
comme le reportage. Ce discours est aussi signalé dans L’invention du désert par une
autre forme, la dépêche, qui n’introduit pas de réflexion ni de position ontologique dans
la mesure où elle ne répond pas à la question "pourquoi ?".
Par ailleurs, le discours journalistique est pensé dans l’unique recueil de
nouvelles de Djaout, Les rets de l’oiseleur, que nous n’avons pas intégré dans le corpus.
Nous pouvons dire alors que ce qui est conjoncturel, c’est l’apparition formelle
de l’article de presse, imposée non seulement par la conjoncture politique mais aussi par
le schéma narratif du roman en question. Djaout aurait pu se contenter de la dépêche
expédiée par l’agence de presse nationale qu’il dit posséder un bureau à Heidelberg.
Mais il a voulu porter un regard critique sur cette presse étatique pour montrer son
assujettissement. Il ne pouvait faire autrement qu’en insérant, aux lieu et place de la
dépêche, comme il l’a fait dans L’invention du désert, un article de presse.
Le caractère conjoncturel de cette insertion est confirmé par l’introduction d’un
article de presse dans le texte qui a suivi Les vigiles, Le dernier été de la raison, où
l’article de presse est noyé dans la trame narrative. Pour le débusquer, il a fallu
consulter les articles de presse du journaliste. Cet article est paru dans le journal
Ruptures mais il a été repris et retravaillé pour être inséré dans le dit roman sous le titre
de« Un rêve en forme de folie ».
La comparaison des deux textes a abouti à trois conclusions :
1° l’insertion de l’article de presse transformé ou réinvesti, au sens de
Maingueneau, sert à dénigrer la formation idéologique au pouvoir ;
2° la référence à l’actualité algérienne est assurée par cette insertion, c’est donc
un indice de référence ;
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278
3° le réinvestissement littéraire de l’article de presse procure à cette référence un
prolongement dans un réel possible.
Ces trois conclusions contribuent conjointement à provoquer chez le lecteur
aversion et condamnation de cette formation idéologique. La dénonciation de celle-ci
est une constante dans les prises de position de Djaout. Les modes de cette dénonciation
varient pour toucher un nombre de plus en plus important de lecteurs.
Une autre stratégie discursive consiste en la citation qui devient une forme
d’hybridation du discours par des éléments hétérogènes aux plans discursif, linguistique
et énonciatif. La citation regroupe des énoncés dont la polyphonie est latente ou
manifeste. Elle renvoie aussi au plurilinguisme présent dans l’œuvre de Djaout.
Les marqueurs discursifs de la citation sur lesquels nous nous sommes centré
sont l’italique et la mise entre guillemets. Ils caractérisent des emplois particuliers selon
le type de discours. En effet, la fonction argumentative assignée à la citation se
différencie en passant du discours littéraire au discours journalistique.
Concernant le discours littéraire, la mise entre guillemets et l’italique servent à
instaurer un lien entre écriture et contexte socioculturel. Ce qui est mis entre guillemets,
ce sont des références à la société et à la culture algériennes en particulier, et
maghrébines en général. Encore une fois, l’hybridation assure l’ancrage de l’œuvre de
Djaout dans un lieu à partir duquel elle s’écrit.
Néanmoins, cette conclusion est réductrice car le propre de l’œuvre littéraire est
de prétendre à l’universalité qui est exprimée ici par l’introduction du plurilinguisme.
En plus du français, trois langues au moins cohabitent dans l’écrit littéraire de Djaout :
l’anglais, le berbère et l’arabe ; c’est dire la nature hybride de cette écriture.
L’utilisation de ces différentes langues n’est pas identique, ni quantitativement ni
qualitativement.
Quantitativement, ces langues qui se manifestent au niveau du lexique ont une
répartition hétérogène. L’arabe et le berbère apparaissent dans tous les romans de
Djaout alors que l’anglais se rencontre dans deux romans sur cinq, L’exproprié et
L’invention du désert.
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Qualitativement, ces trois langues sont utilisées à des fins divergentes. Leur
usage sert d’inscription dans l’universalité de la parole poétique dans le cas de l’anglais
alors qu’il permet un ancrage dans le contexte socioculturel pour le cas de l’arabe et du
berbère. Concernant cette dernière langue, sa convocation relève de la revendication
identitaire et linguistique.
Ce genre de citation n’est pas exploité dans l’écrit journalistique. En effet, il
n’est pas besoin de prétendre à l’universalité dans la mesure où cet écrit est destiné à des
lecteurs nationaux identifiés, ou fixer ce discours dans la réalité algérienne, puisque le
lecteur y est plongé. Il n’est pas besoin non plus d’utiliser de détours pour revendiquer
une identité car le discours journalistique l’assure parfaitement. D’ailleurs, plusieurs
articles sont consacrés à cette problématique.
En revanche, c’est un autre type de citation qui caractérise l’écrit journalistique.
Il s’agit de la citation d’autorité. Djaout interpelle plusieurs énonciateurs connus et
reconnus pour étayer son discours. Cette stratégie confère au discours djaoutien une
force argumentative à même d’y faire adhérer et de fédérer autour de lui.
Dans ces deux premières parties, il a donc été question des procédés
intentionnels d’hybridation de l’écriture djaoutienne tels que la mise en relation par des
connecteurs, la connexion en un réseau thématique et idéologique et, enfin,
l’imbrication discursive. Ces procédés répondent à une exigence qui transcende les
cadres discursifs.
Certes, les stratégies discursives sont distinctes d’un type discursif à l’autre,
mais elles visent essentiellement l’efficacité dans la modification du jugement que
l’interlocuteur porte sur une formation idéologique donnée. Elles sont exploitées par un
locuteur pour influencer un interlocuteur. Le locuteur et l’interlocuteur sont les deux
acteurs de l’échange argumentatif ; l’un et l’autre sont déterminants dans la réussite de
l’argumentation.
Nous rappelons qu’il a été question d’interpréter l’inscription de l’interdiscours
et par là-même de l’hybridité dans l’écriture djaoutienne aux niveaux thématique et
macrodiscursif.
Cette hybridité discursive semble s’étendre, au niveau énonciatif, aux acteurs du
discours et aux stratégies discursives qu’ils adoptent pour faire aboutir leur message.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
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Dans le même élan, il s’agissait de comprendre l’emploi discursif à des fins
argumentatives qui est fait de la polyphonie dans les écrits littéraires et journalistiques
de Djaout.
Pour approcher ces considérations, nous avons scindé la dernière partie en deux
chapitres : le premier a été consacré à l’action qu’exercent l’une sur l’autre l’instance
interlocutoire et l’instance locutoire ; le second a repris l’analyse de l’interlocution en
tant que résultat des stratégies discursives.
L’étude de l’instance interlocutoire a permis de saisir son importance dans le
rapport d’interlocution et son apport sur la scène discursive et argumentative. Nous
avons préféré utiliser le terme d’instance dans la mesure où il rend compte d’une
position, d’un lieu, d’un topos vers lesquels est dirigé le discours. Le terme
d’interlocuteur est réducteur car il ne renverrait qu’à la personne, abstraction faite de
son inscription dans le discours.
L’instance interlocutoire est donc multiple. Ce constat rend difficile la tâche de
l’instance locutoire qui, pour prétendre à l’efficacité argumentative, se doit de connaître
son instance interlocutoire. Nous avons voulu saisir comment Djaout se comportait avec
cette hétérogénéité.
L’instance interlocutoire est de deux types : présente et loquente, d’une part, et
absente et non loquente, d’autre part. Ces deux types sont présents dans l’écrit littéraire
tandis que seul le second apparaît dans l’écrit journalistique. Cela s’explique par les
spécificités "macrodiscursives" propres à chaque genre. Ce qui importe ici, c’est la
manière avec laquelle Djaout dépasse cette différence.
Mais auparavant, l’instance locutoire « stéréotype » l’instance interlocutoire.
Lorsque celle-ci est active, c’est-à-dire participe à l’échange, son identification est
relativement simple. Effectivement, l’instance locutoire fera appel à des indices
discursifs énonciatifs et sociologiques. Ces indices lui permettent de cibler son discours.
Toutefois, l’identification peut ne pas réussir dans le cas où l’instance
interlocutoire laisse des indices qui ne lui correspondent pas réellement. Néanmoins,
l’instance locutoire n’a pas à se soucier de ce subterfuge. Elle doit, tout au plus,
déterminer son pourquoi.
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281
Au contraire, lorsque l’instance interlocutoire est passive, c'est-à-dire n’est pas
partie prenante dans l’interlocution, sa détermination est difficile parce qu’aucun indice
discursif ne réfère à elle. Dans ce cas, l’instance locutoire ne peut que conjecturer sur sa
nature.
De toutes les façons, dans les deux cas, l’instance locutoire construit son
instance interlocutoire qui est le plus souvent une "fiction verbale". Cependant, cette
construction n’est pas figée. Elle se modèle au gré des situations, voire au cours de
l’interlocution. Cette modélisation répond à un seul objectif, celui d’optimiser
l’influence exercée sur l’instance interlocutoire.
La fiction verbale est élaborée de façon à satisfaire un dessein. Elle est
sommairement signalée dans le cas du discours littéraire et clairement visée dans le cas
du discours journalistique. Comme le discours littéraire tend à l’universalité, sa
réception doit être diversifiée. En d’autres termes, l’instance interlocutoire à laquelle il
s’adresse, sa nature et sa dimension important peu, doit se reconnaître dans sa structure.
Le discours journalistique, quant à lui, est adressé à une certaine instance
interlocutoire. Celle-ci est sensible à ce discours qui traite d’une actualité la concernant
de près. De par cette actualité, l’instance interlocutoire de et dans ce discours peut être
définie en relation avec l’intérêt qu’elle porte à l’actualité algérienne (Algériens + ceux
qui s’intéressent à cette actualité), en rapport avec sa formation idéologique (se
rapprochant de celle du journaliste), etc.
À ce sujet, l’instance locutoire, en composant l’instance interlocutoire, laisse
entrevoir son image. C’est cette image qui pousse la dernière à adopter une position
perméable ou opposée au discours tenu par la première. Dans le second point de ce
chapitre, nous avons dressé le portrait de l’instance locutoire.
Cette dernière se présente en projetant son image dans le discours. Cette image
se réverbère à travers des marques discursives. En recensant ces marques, nous avons
abouti aux conclusions suivantes. L’image de soi que projette l’instance locutoire ne se
décline pas de la même manière dans tous les textes, abstraction faite de leur type
discursif. Dans certains textes, essentiellement littéraires, cette projection se réalise par
l’inscription de l’image du locuteur dans le discours par le biais des pronoms
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personnels. Le marqueur énonciatif donne ainsi au locuteur la possibilité de suggérer
son image.
Dans les textes journalistiques, en revanche, l’exhibition de l’image du locuteur
se fait de façon explicite. Le locuteur lève le voile sur son ethos, sa doxa, ses positions,
bref sur sa formation idéologique. Alors que dans le discours littéraire, l’image de
l’instance locutoire est à découvrir car implicite, elle s’affiche ostentatoirement dans le
discours journalistique.
La source de cette distinction est à chercher dans la nature même de l’instance
locutoire. Cette dernière est univoque, voire unique dans le discours journalistique,
contrairement au discours littéraire où elle est multiple.
Pourtant, le piège qui guette l’analyste est celui de l’univocité de cette instance,
qui peut laisser croire que l’ethos prédiscursif est identique à l’ethos discursif. En effet,
l’analyse du discours journalistique ayant montré que ces deux ethos peuvent être
différents, le fait de se reposer exclusivement sur le premier peut biaiser la
détermination du second.
L’instance locutoire est dans l’obligation de s’adapter à l’instance interlocutoire
dans le discours journalistique notamment mais pas uniquement225
, dans ce que les
journalistes appellent le « politiquement correct ».
L’analyse de l’effet que provoque l’exploitation de l’ethos a conduit à deux
résultats. Tout d’abord, l’image de soi discursive participe à l’argumentation qui est
dirigée de l’instance locutoire présente et loquente vers l’instance interlocutoire présente
et loquente et vice-versa. Ensuite, cette première situation engendre un effet
argumentatif sur l’instance interlocutoire virtuelle et non loquente, en l’occurrence le
lecteur.
L’image de soi est exploitée par le locuteur pour provoquer chez l’instance
interlocutoire une réaction déterminée. Cet acte est relativement simple dans le discours
journalistique dans la mesure où seules deux images sont à l’œuvre : celle de Djaout-
individu et celle de Djaout-journaliste. Au contraire, elle est complexe mais non
225 Le discours littéraire de Faulkner-auteur renferme une image de soi complètement différente de celle
renvoyée par Faulkner-individu.
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compliquée dans le discours littéraire en ce sens que plusieurs images de l’instance
locutoire s’y croisent : celle de Djaout-individu, celle de Djaout-écrivain, celle du
narrateur, celles des personnages, etc.
Quoi qu’il en soit, toutes ces images convergent pour assurer l’efficacité de
l’argumentation orientée vers l’instance interlocutoire absente et non loquente qu’est le
lecteur.
L’image du locuteur est donc, au même titre que la prise en charge de l’instance
interlocutoire, une stratégie discursive ambitionnant de modifier le jugement de celle-ci.
D’autres stratégies discursives sont aussi exploitées dans l’œuvre de Djaout pour
atteindre cette fin ; certaines d’entre elles ont fait l’objet d’une étude au cours du dernier
chapitre de la troisième partie dans lequel nous avons retenu trois stratégies en
particulier : la coopération, la question et la compétition.
Deux exigences ont déterminé le choix de ces stratégies :
1° le jeu d’interlocution et le pacte communicatif qu’elles établissent entre les
instances locutoire et interlocutoire ;
2° l’activité langagière est régie par les actes de langage réalisant ces stratégies.
La coopération est par définition l’entente qui s’installe entre les instances
locutoire et interlocutoire pour faire progresser l’interlocution. Discursivement, c’est
une stratégie dont l’objectif est de faire adhérer sans conflit.
Cette stratégie constitue la réponse à deux types d’acte de langage : assertif et
directif. L’acte assertif tend à amener l’interlocuteur à croire à la vérité du contenu
propositionnel exprimé. Les deux instances coopèrent en croyant à la vérité des actes
réalisés par chacune d’elles.
Cette coopération suppose que les deux instances sont tout le temps en accord à
propos du contenu propositionnel, mais en fait il n’en est rien. En effet, elles peuvent
soit partager les mêmes positions, soit diverger. Pourtant, dans les deux situations, les
deux instances se doivent d’interpeller des arguments. Autrement dit, même si les deux
instances ont la même formation idéologique, elles sont obligées de se convaincre
mutuellement, car leur formation discursive ne repose pas sur les mêmes bases.
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Quant à l’acte directif, il oblige, de par sa force illocutoire, à avoir une réaction
langagière ou non langagière. Nous avons étudié la force de cet acte dans la question car
la réponse à une question peut être coopérative.
La réponse coopérative aux deux actes cités dépend d’un certain nombre de
conditions logiques et sociales. Leur satisfaction est la condition sine qua non pour que
la coopération aboutisse à l’acceptation de la vérité d’un contenu propositionnel.
La deuxième stratégie dont l’utilisation a été abordée est la question. Dans la
stratégie de coopération, elle a été étudiée pour connaître la nature de la réponse qui lui
est donnée. Nous nous sommes limité à l’étude de la réponse coopérative.
À ce niveau de l’analyse, c’est plutôt l’acte interrogatif directif qui a retenu notre
attention. La force illocutoire de cet acte incite l’instance interlocutoire à réaliser son
contenu propositionnel. De par cette force, l’instance locutoire exerce une action, voire
une pression sur l’instance interlocutoire. Au moment où cette action est exercée, une
modification du jugement de celle-là se produit. C’est moins la réponse que la question
elle-même qui provoque ce changement.
La seule présence d’un acte interrogatif constitue une stratégie discursive dans
les écrits de Djaout. Dans l’écrit littéraire, cette stratégie conduit, dans Le dernier été de
la raison par exemple, à douter du discours religieux qui s’insinue dans le discours
littéraire, à désavouer, par la même occasion, la formation idéologique véhiculée par ce
discours.
Dans l’écrit journalistique, le même effet est engendré : le lecteur est
soupçonneux à l’égard du discours tenu par le pouvoir en place ce qui le conduit au
désaveu de la formation idéologique de ce dernier226
. Aux certitudes affichées dans les
deux discours religieux et étatique, Djaout oppose, par la question, l’incertitude et le
doute.
Il s’indignait dans Le dernier été de la raison à ce propos quand il écrivait :
« Cette certitude fichée comme un roc, devenue aujourd’hui la base
de tout raisonnement, lui remet en mémoire quelques-unes des
226 Une chronique porte le titre « Suspicion et désaveu ».
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
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dernières discussions qu’il eut avec son fils [qui] rejoignit, tête basse,
le troupeau parqué dans la prairie des certitudes. »227
Ou bien :
« La philosophie, cette austère mais belle fenêtre ouverte sur le
questionnement et le doute, se referme sur les certitudes et
l'ostracisme. »228
Ou encore :
« Les générations futures ne pourront même pas s'imprégner de
l'inquiétude et de l'impertinence des livres, car les livres auront été
brûlés - pour faire place au seul, à l'inamovible Livre de la certitude
résignée. »229
La question comme stratégie discursive semble être sollicitée pour engendrer la
même réaction chez l’instance interlocutoire dans les deux types discursifs littéraire et
journalistique. Justement, comme cette instance n’est pas identique dans les deux
discours, nous avons cherché les raisons pour lesquelles les conséquences de cet acte
interrogatif sont similaires.
Dans l’écrit littéraire, Djaout fait appel à tous les types de questions possibles
dans la mesure où l’instance interlocutoire est multiple. En revanche, dans l’écrit
journalistique, seule la question rhétorique est utilisée car l’instance interlocutoire est
absente.
L’hétérogénéité de cette dernière dans le discours littéraire signifie qu’elle peut
être présente et loquente. Autrement dit, elle peut participer à l’échange et donc réagir à
l’acte directif interrogatif. Cette réaction est le plus souvent langagière mais elle peut
relever de la mimésis. C’est dans cette logique que les questions employées dans ce
discours nécessitent des réponses. Toutefois, des questions n’appelant pas de réponses
sont aussi mises en œuvre. Ces questions, qualifiées de rhétoriques, sont surtout
présentes dans le discours journalistique.
227 Djaout, T. (1999) : p. 41
228 Idem., p. 71
229 Idem., p. 87
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Ce type de discours se prête, certes, à d’autres types de questions, mais la
chronique journalistique n’admet pas d’autres types que rhétoriques. Visiblement,
l’instance locutoire s’adresse dans ce cas à une instance interlocutoire absente et non
loquente qui réagit certainement à ce type de question, mais dont la réaction ne s’inscrit
pas dans le discours.
En somme, la stratégie discursive qu’est la question tend à faire réagir l’instance
interlocutoire, le type discursif dans lequel elle se réalise important peu. Comme cette
instance est différente dans les deux discours, les questions convoquées vont être en
adéquation avec le type discursif dans lequel elles sont exploitées. Plutôt que l’effet
produit par cette stratégie, c’est le type de questions qui particularise les deux discours.
La compétition est l’autre stratégie discursive qui a fait l’objet d’une approche.
Nous avons désigné par compétition la stratégie qui consiste à vouloir faire passer un
point de vue en ayant recours à tous les arguments possibles, notamment les plus
valides.
Parler de compétition sous-entend la présence de compétiteurs qui tentent
chacun de son côté et chacun à son tour de valider leurs arguments. Cependant, la
position et le tour de parole de chaque instance locutoire ou interlocutoire sont
transgressés. Dans une situation idéale de compétition, toute instance coopère pour
maintenir l’intelligibilité du dit dans la communication. Cela se fait en respectant la
position et le tour de parole déterminés par des contraintes essentiellement sociales.
Dans le passage compétitif analysé, nous avons constaté que l’échange était
instable, comme la table autour de laquelle il se déroulait. Au début, la compétition était
loyale. Elle était stable car chacune des instances s’astreignait à respecter la position de
l’autre. Elle progressait aussi car les tours de parole étaient respectés, faisant avancer
l’échange par des arguments dont la validité allait crescendo.
Par la suite, à l’image de la table devenue instable parce qu’elle avait perdu la
capsule qui assurait sa stabilité, la discussion a dégénéré. La coopération n’est plus de
mise dans la mesure où la compétition se fait, à défaut d’arguments, à coups de griffes
et de gueule, les protagonistes s’étant transformés en animaux rugissants.
Il est à signaler que cette stratégie n’est pas exploitée de la même manière dans
le discours journalistique car la compétition demande la présence de plusieurs instances
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locutoires. Ce critère physique n’empêche cependant pas la manifestation d’une
compétition implicite. Dans la mesure où celle-ci fait appel aux arguments pour montrer
la suprématie d’un point de vue sur un autre, Djaout-journaliste interpelle des arguments
scientifiques, historiques et reprend ceux de personnalités, dont l’autorité
philosophique, politique ou encore littéraire est incontestable, qu’il oppose à des
arguments fallacieux quelconques. Il montre ainsi la validité des premiers et la fausseté
des seconds. La compétition argumentative est remportée par la formation discursive de
Djaout-journaliste.
Cette dernière partie a mis en évidence l’interaction entre les instances locutoire
et interlocutoire. Dans cette interaction, il a fallu dégager les facteurs déterminant
l’action qu’exercent les deux instances l’une sur l’autre. Ces facteurs sont de différentes
natures mais supposent tous une connaissance préalable ou construite au cours de
l’échange.
Parmi ces facteurs, citons ceux qui relèvent du psychologique, en relation avec
l’image que donne d’elles-mêmes les instances locutoire et interlocutoire. La doxa et les
croyances de ces instances sont aussi un facteur qui sert leur visée argumentative. En
déchiffrant l’image et la doxa de l’autre, chaque instance exploite ces résultats pour agir
et réagir.
D’autres facteurs non moins importants ont été signalés dans leur participation à
former une stratégie discursive globale qui ambitionne de faire adhérer l’instance
interlocutoire présente dans le discours (personnages) et absente (lecteur) à une
formation discursive et idéologique donnée.
Cette stratégie globale s’est manifestée par des figures spécifiques dont
l’interpellation dépend de la situation de communication et surtout de la nature des
participants.
Cette recherche a dévoilé le caractère hybride de l’écriture djaoutienne à trois
niveaux : thématique, (macro)discursif et énonciatif. À ces trois niveaux, des procédés
hétérogènes interviennent pour consacrer l’hybridité dans deux ensembles a priori
homogènes. Le discours littéraire comme le discours journalistique révèlent une
hétérogénéité structurée.
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288
En effet, il n’est pas question de remettre en cause la filiation générique et
typologique de tel ou tel texte mais de cerner les stratégies discursives qui sous-tendent
ces deux discours. Finalement, le mur que Djaout affirme ériger entre écriture littéraire
et écriture journalistique s’effritent devant les assauts répétés de l’une et de l’autre
contre ce mur.
Cette affirmation est-elle mûrement réfléchie ou alors la création échappe-t-elle
à Djaout-individu ? Seules d’autres approches pourraient révéler tous les contours de la
créativité littéraire djaoutienne.
Il ne faut pas perdre de vue le fait que Djaout a contribué à la critique littéraire.
Pendant des années, il a signé des articles dans des journaux comme Algérie-Actualité
dans lesquels il a décortiqué l’actualité littéraire algérienne et internationale.
Il serait intéressant de connaître aussi, au-delà de l’écrivain et du journaliste, le
critique littéraire dont les écrits pourraient mettre au devant de la scène la vision et le
point de vue qu’il a de la littérature en général et du travail de l’écrivain en particulier.
Il conviendra aussi d’élargir le corpus pour englober les recueils poétiques et le
recueil de nouvelles de Djaout. Cela permettra de voir si le phénomène d’hybridation
touche aussi la poésie et les nouvelles.
Le travail sur les poèmes constituerait un baromètre de l’hybridité dans la
mesure où l’écriture poétique transcende l’inscription consciente de stratégies liées à
l’hybridation elle-même.
Cet élargissement aboutira à la prise en compte de la séquence dans toutes ses
dimensions. L’étude de l’articulation des différentes séquences narratives, poétiques,
argumentatives, etc. pourra être effectué notamment sur le plan syntaxique.
Nous avons récolté des données discursives sur la nature de l’interlocuteur
susceptible d’être touché par Djaout mais nous n’avons pas pu analyser outre mesure la
réception de l’œuvre de Tahar Djaout. C’est une autre dimension qui pourra être prise
en charge, de même qu’une analyse plus exhaustive pourra être menée en recourant aux
impressions de lecteurs potentiels.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : conclusion générale
289
Pour ce faire, Internet offre aujourd’hui une ressource inépuisable. Il est possible
de créer un forum de lecteurs de Djaout et de les inviter à se prononcer spontanément
sur leurs lectures. Le corpus ainsi constitué servira à l’étude de la réception.
Enfin, le caractère hybride de l’écriture djaoutienne ne serait-il pas une constante
dans la littérature maghrébine ? D’ailleurs, le travail réalisé sur Mammeri230
par Abbès-
Kara a révélé cette hybridité dans son écriture. L’élargissement de l’étude à d’autres
écrivains permettra de répondre à la question.
230 Cf. Abbès, A.-Y. (2001) : op. cit..
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Œuvre littéraire de Djaout
— Solstice barbelé, poèmes, Naaman, Canada, 1975
— L’arche à vau-l’eau, Poèmes, Éd. Saint-Germain-des-Prés, France, 1978
— Insulaire & Cie, Poèmes, 1980
— L’oiseau minéral, Poèmes, 1982
— Pérennes, Poèmes, 1996 (à titre posthume)
— L’Exproprié, roman, Paris, Éd. François Majault, 1991 (1ère
éd. SNED,
Alger, 1981)
— Les rets de l’oiseleur, Nouvelles, Alger, SNED, 1983
— Les Chercheurs d’Os, roman, Paris, Seuil, 1984, Prix de la fondation del Duca
— L’Invention du Désert, roman, Paris, Seuil, 1987
— Les Vigiles, roman, Paris, Seuil, 1991, et « Points » n0
P171, Prix Méditerranée,
1991
— Le Dernier été de la Raison, roman, Paris, Seuil, 1999, (à titre posthume)
Articles de presse de Djaout
— « Lettre de l’éditeur », Ruptures N° 01 du 13 au 19 janvier 1993
— « La haine devant soi », In Ruptures N° 01 du 13 au 19 janvier 1993
— « La foi républicaine », In Ruptures n°02 du 20 au 26 janvier 1993
— « La face et le revers », In Ruptures n°6 du 16 au 22 février 1993
— « Le retour du prêt-à-penser », In Ruptures n°8, du 2 au 8 mars 1993
— « Les chemins de la liberté », In Ruptures n° 9 du 09 au 15 mars 1993
— « Suspicion et désaveu », In Ruptures n°10, Du 16 au 22 mars 1993
— « Minorer ou exclure », In Ruptures n° 12, du 30 mars au 05 avril 1993
— « La justice de l’histoire », In Ruptures n° 14, du 13 au 19 avril 1993
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
291
— « Avril 1980-L’effraction. Des acquis ? », In Ruptures n°15 du 20 au 26 avril
1993
— « Petite fiction en forme de réalité », In Ruptures n°16, du 27 avril au 3 mai
1993
— « La logique du pire », In Ruptures n°17, du 4 au 10 mai 1993
— « Fermez la parenthèse », In Ruptures n° 18, du 11 au 17 mai 1993
— « La famille qui avance et la famille qui recule », In Ruptures n°20, du 25 au 31
mai 1993.
— « Agave de H. Djabali », In Algérie-Actualité n°939, du 13 au 19 octobre 1983.
— « Incartades », In Algérie-Actualité, n° 1341, du 27 juin au 3 juillet 1991.
— « Brouillage de repères », In Algérie-Actualité, n° 1340, du 20 au 26 juin 1991.
Ouvrages sur l’analyse du discours et l’argumentation
— Amossy, R. (1999) : Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan
— Amossy, Ruth (2000) : L’argumentation dans le discours, discours politique,
littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan Université
— Angenot, M. (1982) : La Parole pamphlétaire, Paris, Payot
— Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1983) : L'argumentation dans la langue,
Bruxelles, Pierre Mardaga, éditeur, Collection « Philosophie et langage ».
— Bouvier, Alban (1996) : Conférence sur les théories de l'argumentation, Lyon.
— Breton, P. (2000) : La parole manipulée, Edition La Découverte, Paris
— Charaudeau, P., Maingueneau, D. (2002) : Dictionnaire de l'analyse du
discours, Paris, Seuil
— Compagnon, Antoine, (1979) : La seconde main ou le travail de la citation,
Paris, Éditions du Seuil.
— Ducrot Oswald (1972) : Dire et ne pas dire. Principes de sémantique
linguistique, Paris, Hermann
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
292
— Ducrot, Oswald et al. (1980) : Les Mots du discours, Paris, Minuit.
— Eggs, Ekkehard (1994) : Grammaire du discours argumentatif, Paris, Kimé.
— Foucault, M. (1969) : L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard
— Grize, Jean-Blaize (1990) : Logique et langage, Paris, Ophrys.
— Maingueneau D. (1987) : Initiation aux méthodes d'analyse du discours, Paris,
Hachette Université
— Maingueneau D. (1987) : Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris,
Hachette Université
— Maingueneau D. (1997), L'analyse du discours, Paris, Hachette
— Maingueneau D. (2000) : Analyser les textes de communication, Paris, Nathan
Université
— Maldidier D. (1990) : L'inquiétude du discours, Textes de Michel Pêcheux,
Paris, Éditions des cendres
— Moeschler, Jacques (1985) : Argumentation et conversation, Éléments pour une
analyse pragmatique du discours, Paris, Hâtier/Didier, coll. LAL.
— Moeschler, J. (1989) : Modélisation du dialogue. Représentation de l'inférence
argumentative, Paris, Hermès
— Pêcheux, M. (1975) : Les Vérités de La Palice, Paris, Maspéro, 1975
— Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Olga (1970) : 1re
éd. (1958) : Traité de
l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, Éditions de l'Université de Bruxelles
— Plantin, Ch. (1996) : L'Argumentation, Paris, Le Seuil, « Mémo »
— Rabatel, A. (1998) : La construction textuelle du point de vue, Lausanne,
Delachaux & Niestlé.
— Todorov, T. (1981) : M. Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil
— Tutescu, Mariana (2000) : L’argumentation, introduction à l’étude du discours,
Budapest.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
293
Ouvrages de linguistique générale
— Austin, J. L. (1970) : Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, (1ère
éd. 1962)
— Bange, Pierre (1992) : Analyse conversationnelle et théorie de l’action, Paris,
Hâtier / Didier, Coll. Langues et apprentissage des langues
— Benveniste, E. (1966, 1974) : Problèmes de linguistique générale (1 et 2),
Gallimard
— Genette, G. (1982) : Palimpsestes, Paris, Seuil.
— Ghiglione et Trognon (1993) : Où va la pragmatique ? De la pragmatique à la
psychologie sociale, Grenoble, P.U.G.
— Greimas, A.J. (1972) : Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse.
— Guilbert, L. (1975) : La créativité lexicale, Paris, Larousse.
— Kerbrat-Orecchioni, C. (1980) : L’énonciation de la subjectivité dans le
langage, Paris, A. Colin
— Kerbrat-Orecchioni, C. (1986): L’implicite, Paris, A. Colin
— Kerbrat-Orecchioni, C. (2001) : Les actes de langage, Paris, Nathan.
— Kleiber, G. (2000). Problèmes de sémantique : la polysémie en questions,
Presses universitaires du Septentrion
— Maingueneau, D. (1993) : Éléments de linguistique pour le texte littéraire,
Paris, Dunod, p. 138
— Martin, Robert, (1987) : Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans
la théorie sémantique, Bruxelles, Pierre Mardaga, éditeur
— Mortureux M.F. (1997) : La lexicologie entre langue et discours, Armand Colin
— Saussure, F. (1972) : Cours de linguistique générale, Paris, Payot
— Searle, J. (1972) : Les actes de langage. Essai philosophique du langage, Paris,
Hermann.
— Searle, J. (1979) : Sens et expression. Étude de théorie des actes de langage,
Traduction de Joëlle Proust, Paris, Les Éditions de Minuit.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
294
— Yaguello, M. (1981) : Alice au pays du langage, Paris, Seuil
— Yaguello, Marina (1978) : Les mots et les femmes, Payot, Paris.
Ouvrages sur la statistique linguistique
— Brunet, E. (1985) : Hommage à Pierre Guiraud (ouvrage collectif), Paris,
Éditions Les Belles Lettres.
— Brunet, E. (1986) : Méthodes quantitatives et informatique dans l’étude des
textes, (ouvrage collectif en hommage à Charles Muller), Genève, Slatkine,
Paris, Champion.
— Brunet, Etienne (1999) : Manuel de référence : Hyperbase, logiciel hypertexte
pour le traitement documentaire et statistique des corpus textuels, Laboratoire
CNRS Bases, corpus et langage, Nice, Faculté des Lettres.
— Ferrand, Nathalie et al. (1997) : Banques de données et hypertextes pour l’étude
du roman, Paris, P.U.F.
— Guiraud, P. (1954) : Les caractères statistiques du vocabulaire, Paris, P.U.F.
— Guiraud, P. (1960) : Problèmes et méthodes de la statistique linguistique, Paris,
P.U.F.
— Muller, Ch. (1974) : La statistique linguistique, Paris, Hachette
— Muller, CH. (1992) : Initiation à la statistique linguistique, Champion, (Ed.
Hachette, 1973).
Autres ouvrages
— Adam, J.M. (1991) : Langue et littérature, analyses pragmatiques et textuelles,
Paris, Hachette.
— Adam, J.M., Goldenstein J.P. (1976) : Linguistique et discours littéraire, Paris,
Larousse, coll. L.
— Aristote (1983) : La Poétique, Livre 1, Edition Les intégrales de philo/Nathan,
— Baechler J. (1976) : Qu’est-ce-que l’idéologie ?, Paris, Gallimard
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
295
— Bakhtine, M. (1978) : Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.
— Bakhtine, M. (1981) : Le principe dialogique, Paris, Le Seuil.
— Barthes, R. (1975) : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil
— Biasi, Pierre-Marc (de) (2000) : La génétique des textes, Paris, Nathan.
— Biasi, Pierre-Marc (de) et all. (1998) : Pourquoi la critique génétique ? :
méthodes, théorie, Paris, éd. CNRS
— Bonn, CH. (1974) : La littérature algérienne de langue française, Ottawa,
Naaman.
— Bonn, CH. (1985) : Le roman algérien de langue française, Paris, L’Harmattan.
— Bonn, Charles (1986) : Problématiques spatiales du roman algérien, Alger,
ENAL.
— Bourdieu, P. (1980) : Questions de sociologie, Paris, Éditions de minuit
— Calas, Frédéric (1996) : Le roman épistolaire, Paris, Nathan-Université
— Debray-Genette, Raymonde et all. (1979) : Essais de critique génétique, Paris,
Flammarion
— Ducrot, O., Schaeffer J-M. (1995) : Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage, Paris, Seuil.
— Kristeva, Julia (1969) : Sémeiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Paris,
Seuil
— Mittérand, Henri (1998) : Le roman à l'œuvre : genèse et valeurs, Paris, P.U.F.
— Mœschler, J. et Reboul, A., (1994) : Dictionnaire encyclopédique de
pragmatique, Paris, Seuil.
— Mokhtari, Rachid (2002) : La graphie de l’horreur, Essai sur la littérature
algérienne (1990-2000), Alger, Chihab Editions
— Molinié, Georges (1992) : Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche
— Noiriel, G. (2001) : État, nation et immigration (Vers une histoire du pouvoir),
Paris, Belin
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
296
— Schaeffer, Jean-Marie (1989) : Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris,
Éditions du Seuil
— Versini, Laurent (1979) : Le roman épistolaire, Paris, PUF, (rééd.)
— Voirol, M. (1993) : Guide de la rédaction, Paris, Éditions du CFPJ
Thèses
— Abbès, A.Y. (2000) : Étude lexicologique, stylistique et pragmatique de l’œuvre
de Mouloud Mammeri, thèse de doctorat d’Etat, Nice.
— Boualili, Ahmed (2004) : Étude lexicologique et pragmatique de l’œuvre
romanesque de Tahar Djaout, E.N.S. de Bouzaréah, Alger
— Boualit, Farida (1981) : Étude sociocritique des premiers romans algériens
d’expression française, ILE, Alger.
— Chériguen, F. (1987) : L’emprunt linguistique dans le français moderne,
contacts français-langues maghrébines, thèse d’Etat, Université Paris Nord.
— Kebbas, M. (2005) : Le concept de vérité dans la fiction. Le cas du discours
mammérien de la fiction. Analyse pragmalinguistique du discours selon la
théorie des actes de langage de John R. Searle ; analyse archéolinguistique du
discours selon la théorie de M. Foucault, thèse de doctorat, Mostaganem,
Algérie,
Articles sur l’œuvre de Djaout
— Algérie Littérature / Action, n°1, « Les introuvables : Une interview de Tahar
Djaout à la revue Tin Hinan (1991) », mai 1996, Marsa Éditions, Paris, pp.205-
212.
— Équipe de Recherche ADISEM (1995) : Kaléidoscope critique, Hommage à
Tahar Djaout, Université d’Alger :
Kazi Tani, Nora-Alexandra : « L’Exproprié de Tahar Djaout : pour un espace de
liberté créatrice » ;
Toso Rodinis, Juliana : « Le souffle poétique de Tahar Djaout» ;
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
297
F.A. : « Le brouilleur de pistes » ;
Fève-Caraguel, Janine. : « Parcours d’écritures » ;
Jean Pélégri, « Des mots pour les arbres… »
— Équipe de recherche ADISEM, (1990) : Vols de guêpier, Hommage à Tahar
Djaout, O.P.U., Alger :
Bererhi, A. : « Migrations, vers une cohérence esthétique » ;
Kazi Tani, Nora-Alexandra : « Flash sur l’œuvre de T. Djaout » ;
Kazi Tani, N-A. : « Littérature(s) en question(s) »
Fève, J.: « Les écrivains algériens de la nouvelle génération : Intertextualité et
traitement de l’Histoire : L’exemple de Tahar Djaout ou la mise à mort de
l’épopée », In Itinéraires et contacts de cultures, vol. 11 : Littératures
maghrébines, T2, colloque Jacqueline Arnaud, L’Harmattan, 1990.
— Mokhtari, Rachid : « La blessure syntaxique » http://www.ziane-
online.com/tahar_djaout/blessure_syntaxique.htm
— Tcheho, I. C. : « Entretien avec Tahar Djaout », In Algérie Littérature/Action
n°s 12-13, Marsa Éditions, 1997, pp.219-222.
Autres articles et revues
— Adam, J.-M. : « Types de séquences textuelles élémentaires », Pratiques n° 56,
1987
— Anscombre, J.-Cl. et Ducrot, O. (1981) : « Interrogation et argumentation », in
Langue française, no 52, (pp. 5-22)
— Authier, J. (1982) : « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive :
éléments pour une approche de l'autre dans le discours », dans DRLAV, n°26,
pp. 91-151
— Authier, J. et Revuz, J. (1984) : « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », In
Langages, n° 73
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
298
— Authier, J. et Revuz, J. (1988) : « Non-coïncidences énonciatives dans la
production du sens », In Linx, n°19
— Barthes, R. (1994) : « L’Ancienne rhétorique. Aide-mémoire », In Recherches
rhétoriques, Le Seuil, « Points », Paris, (1ère
édition Communications n°16,
1970)
— Berrendonner, A. (1976) : « Le fantôme de la vérité », In Linguistique et
sémiologie, N°4, PUL
— Bonnafous, S., Tournier, M. : « Analyse du discours, lexicométrie,
communication et politique », In Langages, n° 117, 1995, pp.67-81
— Ducrot, O. (1983) : « La valeur argumentative de la phrase interrogative », In
Logique, argumentation, conversation. Actes du colloque de Pragmatique,
Fribourg 1981, Berne/Francfort-sur-Main, Peter Lang
— Grice, H. Paul (1979) : « Logique et conversation », in Communications, no 30,
La conversation, (pp. 57-73)
— Grize, Jean-Blaise (1973) : « Logique et discours pratique », in
Communications, no 20, pp. 92-100
— Harris Z.S. (1969) : « Analyse du discours », In Langages, n°13, 1969, pp. 8-
45.
— JADT 1998, 4èmes Journées Internationales d’Analyse Statistiques des
Données Textuelles, Université Nice Sophia Antipolis, CNRS, InaLF, Nice
1998, Textes réunis par Sylvie Mellet :
Busa, Roberto : « Dernières réflexions sur la statistique textuelle », pp.179-183
Martinez, William : « L’identité nationale dans le discours de politique
étrangère française. Une étude de lexicométrie chronologique », pp. 421-430
Olivier, Andrew : « Retour au Père Goriot : ou ce que nous apprend la
statistique », pp. 467-486
— Kerbrat-Orecchioni, Catherine, (1989), «Théorie des faces et analyse
conversationnelle », in Le Frais Parler d'Erving Goffman (ouvr. coll.), Paris,
Minuit.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
299
— Kerbrat-Orecchioni, K. (1978) : « Déambulation en territoire aléthique », In
Stratégies discursives, PUL.
— Maldidier D. : « Vocabulaire politique de la guerre d'Algérie : analyse d'après
six quotidiens parisiens (novembre/décembre 1954) », In Cahiers de
lexicologie, n°15, 1969, pp. 101-113.
— Maradin J. M. : « Problèmes d'analyse du discours », In Langages, n° 55, 1979,
pp. 17-31
— Marnette, S. : « L’effacement énonciatif dans la presse contemporaine », In
Langages, n°154, déc. 2004, pp. 65-78.
— Michel Bernard : « Découpage automatique d’un corpus par le calcul des
spécificités », pp.125-134
— Mitterand, Henri : « Programme et préconstruit génétique : le dossier de
L'Assommoir », In Essais de critique génétique, ouv. Coll., Paris, Flammarion,
1979
— Moirand S. : « Les indices dialogiques de contextualisation dans la presse
ordinaire », In Cahiers de praxématique, Université de Montpellier, n°33, 1999,
pp. 145-184.
— Muller C. : « La statistique lexicale », In Langue française, n°2, 1969, pp. 30-
43
— Pêcheux, M. : « L'étrange miroir de l'analyse du discours », In Langages, n° 62,
1981, pp. 5-8
— Pêcheux, M., Fuchs C. : « Mises au point et perspectives à propos de l’analyse
automatique du discours », In Langages (Langue et idéologie), mars 1975,
n°37, pp. 3-83.
— Rabatel, A. : « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets
pragmatiques », In Langages, n°154, déc. 2004.
— Riffaterre, M. : « L’illusion référentielle », In Littérature et réalité, Ouvrage
collectif, Paris, éd. du Seuil, 1982.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : bibliographie
300
— Rosier, L. : « La circulation des discours à la lumière de l’effacement énonciatif
: l’exemple du discours puriste sur la langue », In Langages, n°154, déc. 2004.
— Sumpf, J. : « A quoi peur servir l'analyse du discours ? », In Langages, n° 55,
1979, pp. 5-31
— Vignaux, Georges (1979) : « Argumentation et discours de la norme », in
Langages, no 53, Le discours juridique : analyse et méthodes, (pp. 67-86)
— Wilson, Deirdre et Sperber, Dan, (1979) : « Remarques sur l'interprétation des
énoncés selon Paul Grice », in Communications, no 30, La conversation, (pp.
80-95)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
ANNEXES
Annexe 1 : vocabulaire spécifique des textes journalistiques et
de Le dernier été de la raison
Tableau 1 : Vocabulaire spécifique de Lettre de l’éditeur
Numéro Écart Corpus Texte Mot
1 8.3 126 22 nous
1 4.9 11 5 moi
1 4.8 22 6 notre
1 4.5 27 6 Aucun
1 4.4 18 5 nos
1 3.9 6 3 expression
1 3.1 52 5 Algérie
1 3.1 4 2 Ruptures
1 3.1 4 2 expérience
1 3.1 4 2 changement
1 3.1 4 2 avérer
1 3.1 14 3 avons
1 3.0 5 2 tenter
1 3.0 5 2 journal
1 3.0 5 2 es
1 2.9 6 2 rupture
1 2.9 6 2 pire
1 2.9 39 4 chaque
1 2.9 18 3 sera
1 2.7 99 6 avec
1 2.6 9 2 terrain
1 2.6 9 2 mal
1 2.5 11 2 année
1 2.4 13 2 ans
1 2.4 12 2 tu
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
302
1 2.3 409 13 est
1 2.3 374 12 que
1 2.3 15 2 pris
1 2.3 14 2 algérienne
1 2.2 71 4 si
1 2.2 16 2 déjà
Tableau 2 : Vocabulaire spécifique de La haine devant soi
N° Écart Corpus Texte Mot
2 5.2 12 6 Algérien
2 4.0 4 3 fascisme
2 4.0 29 6 société
2 3.3 9 3 tendance
2 3.3 9 3 parce
2 3.3 9 3 haine
2 3.3 278 16 a
2 3.3 19 4 '
2 3.2 459 22 une
2 2.9 4 2 frontières
2 2.9 14 3 valeurs
2 2.9 14 3 algérienne
2 2.8 5 2 soi
2 2.8 5 2 identité
2 2.8 5 2 courte
2 2.8 16 3 état
2 2.8 15 3 jeunesse
2 2.7 6 2 négation
2 2.5 8 2 vécu
2 2.5 8 2 laquelle
2 2.5 633 24 des
2 2.5 41 4 t
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
303
2 2.5 158 9 on
2 2.4 9 2 intelligence
2 2.3 27 3 non
2 2.3 10 2 peuvent
2 2.2 898 30 l'
2 2.2 52 4 Algérie
2 2.1 14 2 années
2 2.1 13 2 part
2 2.0 60 4 fait
Tableau 3 : Vocabulaire spécifique de La foi républicaine
N° Écart Corpus Texte Mot
3 5.5 7 5 république
3 4.8 6 4 position
3 3.5 9 3 assurer
3 3.5 39 5 pouvoir
3 3.4 62 6 autre
3 3.4 11 3 perspective
3 3.2 14 3 valeurs
3 3.1 4 2 vis
3 3.1 4 2 religieuses
3 3.1 4 2 corde
3 3.1 4 2 continuité
3 3.0 5 2 erreur
3 3.0 16 3 état
3 2.8 898 26 l'
3 2.8 7 2 projet
3 2.8 7 2 mouvement
3 2.7 8 2 font
3 2.6 9 2 vue
3 2.6 505 16 -
3 2.5 30 3 doute
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
304
3 2.5 29 3 société
3 2.5 11 2 voulu
3 2.5 10 2 peuvent
3 2.5 10 2 jeu
3 2.4 60 4 fait
3 2.4 158 7 on
3 2.4 13 2 politiques
3 2.3 98 5 sans
3 2.3 15 2 doit
3 2.3 15 2 avaient
3 2.3 133 6 ?
3 2.2 41 3 t
3 2.0 50 3 pays
Tableau 4 : Vocabulaire spécifique de La face et le revers
N° Écart Corpus Texte Mot
4 9.8 12 12 nationalisme
4 5.2 4 4 faux
4 4.0 52 7 Algérie
4 4.0 12 4 Boudiaf
4 3.1 4 2 droits
4 2.8 6 2 négation
4 2.8 6 2 intégrisme
4 2.8 6 2 constitue
4 2.7 898 28 l'
4 2.6 70 5 y
4 2.5 9 2 vite
4 2.4 28 3 politique
4 2.4 278 11 a
4 2.4 11 2 perspective
4 2.3 56 4 peut
4 2.3 13 2 bon
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
305
4 2.2 15 2 citoyens
4 2.2 14 2 valeurs
4 2.2 126 6 nous
4 2.1 40 3 là
4 2.1 18 2 question
4 2.1 18 2 désir
4 2.1 133 6 ?
4 2.0 19 2 semble
4 2.0 19 2 presse
4 2.0 19 2 face
Tableau 5 : Vocabulaire spécifique de Le retour du prêt-à-penser
N° Écart Corpus Texte Mot
5 4.1 19 5 semble
5 3.2 12 3 pourtant
5 3.2 12 3 Algérien
5 3.0 14 3 avons
5 2.9 5 2 formule
5 2.9 5 2 décennie
5 2.9 126 8 nous
5 2.8 6 2 pire
5 2.8 505 19 -
5 2.7 7 2 arabo
5 2.7 37 4 jamais
5 2.7 20 3 après
5 2.6 8 2 titres
5 2.6 8 2 islamisme
5 2.6 8 2 chacun
5 2.5 9 2 seule
5 2.5 9 2 pourra
5 2.5 9 2 passe
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
306
5 2.4 11 2 voire
5 2.4 11 2 seulement
5 2.4 11 2 retour
5 2.4 11 2 derniers
5 2.4 10 2 chef
5 2.3 582 19 d'
5 2.3 12 2 logique
5 2.2 15 2 m
5 2.2 15 2 liberté
5 2.2 14 2 Abdesselam
5 2.1 39 3 ceux
5 2.1 16 2 Bélaid
5 2.0 18 2 bout
Tableau 6 : Vocabulaire spécifique de Les chemins de la liberté
N° Écart Corpus Texte Mot
6 8.9 14 13 journalistes
6 8.4 19 14 presse
6 7.2 16 11 journaux
6 5.4 16 8 el
6 5.3 5 5 80
6 4.4 5 4 événements
6 4.1 6 4 information
6 3.9 72 11 été
6 3.8 8 4 titres
6 3.7 4 3 suspension
6 3.7 4 3 époque
6 3.7 4 3 Alger
6 3.6 9 4 unique
6 3.6 9 4 tendance
6 3.6 16 5 parti
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
307
6 3.4 5 3 lecteurs
6 3.4 122 13 ont
6 3.3 6 3 Kabylie
6 3.1 73 9 aussi
6 3.1 7 3 indépendance
6 3.1 7 3 étant
6 3.1 15 4 liberté
6 3.0 8 3 certains
6 2.9 9 3 discours
6 2.8 10 3 chef
6 2.7 4 2 processus
6 2.7 4 2 positions
6 2.7 4 2 pluralisme
6 2.7 4 2 nombreuses
6 2.7 4 2 niveau
6 2.7 4 2 longue
6 2.7 4 2 islamiste
6 2.7 4 2 constitué
6 2.7 4 2 chambre
6 2.7 4 2 affaires
6 2.6 633 36 des
6 2.6 278 19 a
6 2.6 110 10 cette
6 2.5 52 6 Algérie
6 2.5 5 2 printemps
6 2.5 5 2 décennie
6 2.5 1814 86 de
6 2.5 14 3 algérienne
6 2.5 13 3 nouvelle
6 2.4 6 2 suivant
6 2.4 6 2 quotidien
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
308
6 2.4 6 2 lutte
6 2.4 6 2 islamistes
6 2.4 6 2 expression
6 2.4 6 2 dos
6 2.4 15 3 moins
6 2.3 7 2 gouvernants
6 2.3 28 4 politique
6 2.3 28 4 étaient
6 2.2 8 2 vécu
6 2.2 8 2 situation
6 2.2 8 2 cas
6 2.2 18 3 sorte
6 2.1 9 2 terrain
6 2.1 20 3 ordre
6 2.1 20 3 après
Tableau 7 : Vocabulaire spécifique de Suspicion et désaveu
N° Écart Corpus Texte Mot
7 4.5 7 4 arabo
7 4.5 14 5 Abdesselam
7 4.4 8 4 islamisme
7 4.4 16 5 Bélaid
7 4.4 15 5 m
7 4.3 9 4 camp
7 4.1 4 3 Taleb
7 3.8 6 3 Ahmed
7 3.7 28 5 politique
7 3.5 8 3 fln
7 3.2 11 3 partis
7 3.0 4 2 pluralisme
7 3.0 4 2 membres
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
309
7 3.0 4 2 islamiste
7 3.0 4 2 fis
7 2.9 53 5 deux
7 2.9 5 2 économique
7 2.8 6 2 islamistes
7 2.8 6 2 démocrates
7 2.7 7 2 travers
7 2.7 7 2 ère
7 2.7 7 2 démocratiques
7 2.7 61 5 dont
7 2.7 41 4 )
7 2.7 39 4 (
7 2.6 8 2 Algériens
7 2.5 9 2 discours
7 2.4 505 17 -
7 2.4 50 4 pays
7 2.4 309 12 du
7 2.4 10 2 démocratique
7 2.4 10 2 chef
7 2.2 92 5 ces
7 2.2 15 2 pense
7 2.2 15 2 moins
7 2.1 41 3 entre
7 2.1 17 2 avenir
7 2.1 162 7 sur
7 2.1 16 2 el
7 2.0 19 2 semble
7 2.0 170 7 :
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
310
Tableau 8 : Vocabulaire spécifique de Minorer ou exclure
N° Écart Corpus Texte Mot
8 4.2 39 7 ceux
8 3.4 48 6 tous
8 3.3 9 3 intégristes
8 3.3 52 6 Algérie
8 3.1 24 4 gouvernement
8 3.1 12 3 pourquoi
8 3.0 547 23 qui
8 3.0 4 2 risque
8 3.0 4 2 progrès
8 3.0 13 3 politiques
8 2.9 374 17 que
8 2.8 5 2 Mohammed
8 2.8 5 2 heureusement
8 2.8 5 2 formations
8 2.8 5 2 exemplaires
8 2.8 5 2 consiste
8 2.8 17 3 avenir
8 2.7 6 2 rupture
8 2.7 6 2 dialogue
8 2.7 6 2 devraient
8 2.6 7 2 comprendre
8 2.4 309 13 du
8 2.4 10 2 démocratique
8 2.4 10 2 décidé
8 2.3 633 22 des
8 2.3 29 3 société
8 2.3 11 2 retour
8 2.3 11 2 partis
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
311
8 2.3 11 2 abord
8 2.2 110 6 cette
8 2.1 15 2 désormais
8 2.1 14 2 valeurs
8 2.1 14 2 comment
8 2.1 14 2 algérienne
8 2.0 16 2 parti
Tableau 9 : Vocabulaire spécifique de La justice de l’histoire
N° Écart Corpus Texte Mot
9 6.4 6 6 Abdessalam
9 4.9 24 7 gouvernement
9 4.3 15 5 m
9 4.0 4 3 biens
9 3.7 13 4 histoire
9 3.6 6 3 ministre
9 3.5 7 3 nouvelles
9 3.5 29 5 contre
9 3.5 16 4 Bélaid
9 3.2 10 3 démocratique
9 3.2 10 3 chef
9 3.0 4 2 justice
9 3.0 12 3 idéologique
9 3.0 12 3 Boudiaf
9 2.8 5 2 plan
9 2.8 5 2 économique
9 2.8 5 2 destin
9 2.8 5 2 démocratie
9 2.7 6 2 fort
9 2.7 6 2 Etat
9 2.7 6 2 démocrates
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
312
9 2.7 6 2 certaines
9 2.6 7 2 tâche
9 2.6 309 14 du
9 2.4 9 2 assez
9 2.4 24 3 beaucoup
9 2.3 28 3 politique
9 2.3 11 2 retour
9 2.3 10 2 feuilles
9 2.2 12 2 pourquoi
9 2.1 14 2 passé
9 2.0 278 11 a
Tableau 10 : Vocabulaire spécifique de Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ?
N° Écart Corpus Texte Mot
10 9.0 14 12 berbère
10 6.4 6 6 revendication
10 5.8 5 5 amazigh
10 4.6 19 6 '
10 4.6 12 5 culture
10 4.2 39 7 pouvoir
10 4.0 4 3 répression
10 3.5 7 3 démocratiques
10 3.4 8 3 fln
10 3.3 399 20 en
10 3.1 11 3 année
10 3.0 4 2 pseudo
10 3.0 4 2 positions
10 3.0 4 2 libertés
10 3.0 4 2 fera
10 3.0 4 2 appréhensions
10 2.8 5 2 université
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
313
10 2.8 5 2 bulletin
10 2.8 5 2 1962
10 2.8 1814 57 de
10 2.7 6 2 négation
10 2.7 6 2 Kabylie
10 2.7 6 2 information
10 2.7 6 2 atteint
10 2.7 6 2 acquis
10 2.7 18 3 question
10 2.6 7 2 mouvement
10 2.5 23 3 place
10 2.5 22 3 grand
10 2.5 170 9 :
10 2.3 48 4 tous
10 2.3 28 3 politique
10 2.3 11 2 mot
10 2.3 10 2 honte
10 2.2 13 2 premier
10 2.2 13 2 langue
10 2.2 12 2 soit
10 2.1 14 2 années
10 2.0 16 2 parti
10 2.0 16 2 journaux
Tableau 11 : Vocabulaire spécifique de Petite fiction en forme de réalité
N° Écart Corpus Texte Mot
11 6.2 7 6 rêveur
11 4.8 28 7 femmes
11 4.2 9 4 couples
11 3.9 23 5 femme
11 3.4 119 9 elle
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
314
11 3.3 1814 56 de
11 3.2 79 7 était
11 3.0 4 2 réduite
11 3.0 4 2 convoitise
11 2.9 5 2 croyant
11 2.9 15 3 pense
11 2.8 6 2 verdure
11 2.8 6 2 diable
11 2.8 6 2 châtiment
11 2.8 6 2 centre
11 2.6 8 2 cause
11 2.5 9 2 rue
11 2.5 25 3 elles
11 2.4 10 2 êtres
11 2.3 12 2 présence
11 2.3 112 6 leur
11 2.2 14 2 ombre
11 2.1 63 4 hommes
11 2.1 17 2 amour
11 2.1 15 2 doit
11 2.0 18 2 nos
Tableau 12 : Vocabulaire spécifique de La logique du pire
N° Écart Corpus Texte Mot
12 7.9 21 12 école
12 6.4 19 9 '
12 4.8 5 4 enseignants
12 4.2 8 4 institution
12 4.0 4 3 enseignement
12 3.9 112 11 leur
12 3.9 11 4 système
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
315
12 3.8 12 4 idéologique
12 3.7 13 4 langue
12 3.6 6 3 totalement
12 3.6 6 3 responsables
12 3.3 9 3 service
12 3.2 459 22 une
12 3.0 41 5 )
12 2.9 4 2 moyen
12 2.9 4 2 linguistique
12 2.9 133 9 ?
12 2.8 5 2 université
12 2.8 5 2 poste
12 2.8 5 2 ouvrir
12 2.8 5 2 milliers
12 2.8 5 2 idéologie
12 2.8 5 2 éducatif
12 2.8 112 8 ils
12 2.7 6 2 siècle
12 2.7 6 2 islamistes
12 2.7 6 2 créer
12 2.7 17 3 simple
12 2.6 7 2 moderne
12 2.6 7 2 indépendance
12 2.6 7 2 gouvernants
12 2.6 7 2 courant
12 2.6 7 2 actuel
12 2.6 57 5 monde
12 2.6 210 11 au
12 2.6 122 8 ont
12 2.5 8 2 Algériens
12 2.5 60 5 fait
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
316
12 2.2 52 4 Algérie
12 2.2 50 4 pays
12 2.2 28 3 eux
12 2.1 78 5 ;
12 2.1 14 2 comment
12 2.1 14 2 algérienne
12 2.1 13 2 politiques
12 2.1 13 2 bon
12 2.0 898 29 l'
12 2.0 15 2 pris
12 2.0 15 2 main
Tableau 13 : Vocabulaire spécifique de Fermez la parenthèse
N° Écart Corpus Texte Mot
13 3.9 5 3 ben
13 3.9 12 4 logique
13 3.8 374 20 que
13 3.2 126 9 nous
13 3.0 4 2 Ruptures
13 3.0 4 2 efforts
13 3.0 29 4 toujours
13 3.0 14 3 Abdesselam
13 2.9 5 2 responsable
13 2.9 5 2 médiocrité
13 2.9 5 2 ami
13 2.9 16 3 journaux
13 2.9 16 3 Bélaid
13 2.8 52 5 Algérie
13 2.7 6 2 soient
13 2.7 6 2 qualité
13 2.6 7 2 moderne
13 2.6 39 4 pouvoir
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
317
13 2.5 278 12 a
13 2.5 24 3 gouvernement
13 2.4 72 5 été
13 2.4 28 3 politique
13 2.3 54 4 leurs
13 2.3 11 2 côté
13 2.1 60 4 fait
13 2.1 399 14 en
13 2.1 260 10 pour
13 2.1 16 2 el
13 2.0 39 3 (
Tableau 14 : Vocabulaire spécifique de La famille qui avance et la famille qui recule
N° Écart Corpus Texte Mot
14 5.7 10 6 choix
14 3.9 52 7 Algérie
14 3.9 158 12 on
14 3.8 14 4 point
14 3.7 6 3 dialogue
14 3.3 10 3 loi
14 3.2 374 17 que
14 3.2 11 3 partis
14 3.1 12 3 celle
14 3.0 70 6 y
14 3.0 4 2 trente
14 3.0 4 2 nul
14 3.0 4 2 h
14 2.9 5 2 formations
14 2.9 16 3 parti
14 2.9 126 8 nous
14 2.7 7 2 moderne
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
318
14 2.7 7 2 étant
14 2.7 7 2 donné
14 2.7 7 2 continue
14 2.6 8 2 veulent
14 2.6 8 2 nombre
14 2.6 8 2 bonne
14 2.4 133 7 ?
14 2.4 11 2 durant
14 2.3 941 28 à
14 2.2 61 4 dont
14 2.2 35 3 peu
14 2.2 14 2 famille
14 2.2 13 2 ans
14 2.1 39 3 ceux
14 2.1 17 2 avenir
14 2.1 16 2 prendre
14 2.1 16 2 lorsqu'
14 2.1 15 2 donc
14 2.0 41 3 t
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
Tableau 15 : Vocabulaire spécifique de Le dernier été de la raison
N° Écart Corpus Texte Mot
15 10.8 161 161 Boualem
15 7.1 606 500 il
15 6.3 62 62 Yekker
15 5.9 87 83 vous
15 5.8 409 338 se
15 5.8 1611 1232 .
15 5.2 131 117 ses
15 4.3 182 153 son
15 4.0 146 123 sa
15 3.9 34 33 ville
15 3.8 309 246 s'
15 3.7 25 25 mémoire
15 3.6 23 23 coeur
15 3.5 42 39 corps
15 3.5 22 22 nuit
15 3.4 40 37 Dieu
15 3.4 34 32 visage
15 3.4 34 32 livres
15 3.4 327 256 dans
15 3.3 20 20 fille
15 3.2 19 19 terre
15 3.1 18 18 voix
15 3.0 17 17 Elbouliga
15 2.9 22 21 yeux
15 2.9 22 21 ali
15 2.9 175 139 comme
15 2.9 16 16 père
15 2.9 16 16 enfant
15 2.9 138 111 lui
15 2.8 57 49 vie
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
320
15 2.8 57 49 monde
15 2.8 32 29 puis
15 2.8 27 25 va
15 2.7 14 14 votre
15 2.7 14 14 vos
15 2.7 14 14 troupeau
15 2.7 14 14 mots
15 2.7 14 14 librairie
15 2.7 14 14 images
15 2.6 70 58 avait
15 2.6 25 23 parfois
15 2.6 13 13 mer
15 2.6 13 13 jeune
15 2.6 13 13 esprit
15 2.5 34 30 ni
15 2.5 23 21 tête
15 2.5 18 17 maintenant
15 2.5 18 17 livre
15 2.5 137 108 où
15 2.5 12 12 soleil
15 2.5 12 12 pluie
15 2.5 12 12 petite
15 2.5 12 12 nouveaux
15 2.5 12 12 mains
15 2.5 12 12 Kamel
15 2.5 12 12 fils
15 2.5 1197 874 la
15 2.4 22 20 lumière
15 2.4 17 16 beauté
15 2.4 17 16 arrive
15 2.3 26 23 je
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
321
15 2.3 249 189 par
15 2.3 21 19 chemin
15 2.3 16 15 rendre
15 2.3 16 15 musique
15 2.3 16 15 loin
15 2.3 11 11 paysages
15 2.3 11 11 désert
15 2.2 229 174 ne
15 2.2 20 18 savoir
15 2.2 162 125 sur
15 2.2 15 14 sait
15 2.2 134 104 tout
15 2.2 10 10 vieux
15 2.2 10 10 vent
15 2.2 10 10 laisser
15 2.2 10 10 jambes
15 2.2 10 10 gorge
15 2.2 10 10 chair
15 2.2 10 10 bruit
15 2.1 9 9 oiseaux
15 2.1 9 9 laisse
15 2.1 9 9 juge
15 2.1 9 9 foule
15 2.1 2584 1852 #
15 2.1 14 13 soudain
15 2.1 14 13 presque
15 2.1 14 13 heure
15 2.0 23 20 souvent
15 2.0 23 20 rêve
15 2.0 23 20 enfants
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
322
Annexe 2 : Liste du vocabulaire excédentaire dans L’exproprié
Tableau 12
N° Écart Corpus Texte Mot
1 16.9 1267 481 je
1 15.2 457 222 mon
1 14.4 312 167 ma
1 12.1 529 217 me
1 11.1 39 38 papa
1 10.0 36 34 prairie
1 9.4 238 108 mes
1 9.3 32 30 â
1 8.4 230 99 soleil
1 8.2 24 23 Seigneur
1 7.6 342 125 m'
1 7.2 24 21 poète
1 7.1 28 23 forêt
1 7.0 16 16 Amoqrane
1 6.5 14 14 Driss
1 6.2 489 151 j'
1 5.9 123 52 mère
1 5.9 12 12 rat
1 5.9 12 12 Iboudja
1 5.8 26 19 paysans
1 5.6 228 80 moi
1 5.6 25 18 étoiles
1 5.6 11 11 poèmes
1 5.5 17 14 folle
1 5.3 27 18 Tayeb
1 5.2 12 11 chameau
1 5.1 184 65 enfant
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
323
1 5.0 17 13 gosses
1 4.9 470 134 elle
1 4.9 27 17 complètement
1 4.8 1007 255 sur
1 4.8 155 55 mer
1 4.8 60 28 peau
1 4.7 8 8 temple
1 4.7 8 8 insulaire
1 4.6 14 11 grives
1 4.6 12 10 lauriers
1 4.6 12 10 bibliothèque
1 4.5 44 22 train
1 4.4 48 23 pendant
1 4.4 36 19 mit
1 4.4 15 11 roses
1 4.4 7 7 prirent
1 4.4 7 7 pollen
1 4.4 7 7 gosse
1 4.3 80 32 étais
1 4.3 13 10 hameau
1 4.3 11 9 Méziane
1 4.2 113 41 père
1 4.2 21 13 eus
1 4.2 16 11 lait
1 4.1 14 10 gardien
1 4.0 102 37 sang
1 4.0 17 11 amitié
1 4.0 10 8 the
1 4.0 10 8 compartiment
1 4.0 10 8 chacals
1 4.0 6 6 Seigneurs
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
324
1 4.0 6 6 seghia
1 4.0 6 6 poème
1 4.0 6 6 orgasme
1 4.0 6 6 offrit
1 4.0 6 6 Matmata
1 4.0 6 6 Isabelle
1 4.0 6 6 iconoclaste
1 4.0 6 6 grottes
1 4.0 6 6 cul
1 4.0 6 6 cigalière
1 4.0 6 6 carte
1 4.0 6 6 apparut
1 3.9 44 20 ventre
1 3.9 26 14 lune
1 3.9 8 7 pisser
1 3.9 8 7 mémoires
1 3.9 8 7 confectionner
1 3.8 265 76 sous
1 3.7 24 13 vint
1 3.7 11 8 sexe
1 3.7 11 8 français
1 3.6 187 56 nuit
1 3.6 72 27 langue
1 3.6 69 26 ton
1 3.6 54 22 vieille
1 3.6 31 15 bientôt
1 3.6 25 13 chien
1 3.6 14 9 rage
1 3.6 14 9 gardiens
1 3.6 9 7 stop
1 3.6 9 7 hurler
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
325
1 3.6 7 6 caverne
1 3.6 7 6 alla
1 3.6 5 5 zèbres
1 3.6 5 5 you
1 3.6 5 5 quartz
1 3.6 5 5 mioches
1 3.6 5 5 maisonnette
1 3.6 5 5 luzernière
1 3.6 5 5 Kahéna
1 3.6 5 5 défilé
1 3.6 5 5 cervelle
1 3.6 5 5 Assemam
1 3.6 5 5 agaves
1 3.5 17 10 vais
1 3.5 17 10 fleuve
1 3.5 12 8 paysan
1 3.4 53 21 vos
1 3.4 15 9 sûrement
1 3.3 66 24 avais
1 3.3 37 16 vieillard
1 3.3 37 16 herbe
1 3.3 8 6 compatriotes
1 3.3 8 6 bain
1 3.3 8 6 aurore
1 3.2 87 29 te
1 3.2 35 15 compagnon
1 3.2 25 12 prit
1 3.2 22 11 dis
1 3.2 19 10 nez
1 3.2 16 9 regardait
1 3.2 16 9 décida
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
326
1 3.2 6 5 randonnées
1 3.2 6 5 noyer
1 3.2 6 5 hune
1 3.2 6 5 houle
1 3.2 6 5 gendarmes
1 3.2 6 5 décidai
1 3.2 6 5 criait
1 3.2 6 5 chiffre
1 3.2 6 5 académie
1 3.2 6 5 abords
1 3.2 4 4 verbe
1 3.2 4 4 testicules
1 3.2 4 4 Tazoult
1 3.2 4 4 salaud
1 3.2 4 4 rossignol
1 3.2 4 4 promit
1 3.2 4 4 partit
1 3.2 4 4 orties
1 3.2 4 4 orifice
1 3.2 4 4 neurones
1 3.2 4 4 mine
1 3.2 4 4 indéniablement
1 3.2 4 4 grandi
1 3.2 4 4 dirent
1 3.2 4 4 dégoût
1 3.2 4 4 balancer
1 3.2 4 4 Ajdir
1 3.1 292 77 puis
1 3.1 195 55 tu
1 3.1 97 31 suis
1 3.1 62 22 fille
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
327
1 3.1 29 13 Ahmed
1 3.1 20 10 jouer
1 3.1 17 9 professeur
1 3.1 14 8 sel
1 3.1 14 8 instituteur
1 3.1 11 7 vallée
1 3.1 11 7 notables
1 3.0 961 220 nous
1 3.0 118 36 frère
1 3.0 30 13 long
1 3.0 9 6 sus
1 3.0 9 6 ébats
1 3.0 9 6 agneau
1 2.9 133 39 quand
1 2.9 35 14 toi
1 2.9 21 10 soif
1 2.9 21 10 dents
1 2.9 15 8 touristes
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
Annexe 3 : contextes du connecteur justement
La chasse collective au sanglier est justement restée célèbre dans la mémoire des
villageois. Même les gosses de sept ou huit ans participaient aux opérations les plus
ardues ou les plus périlleuses. Ils s’embusquaient, armés de pierres et de gourdins, dans
les rares débouchés de la forêt afin que le sanglier ne s’échappe pas. En hiver, quand la
mer démontée déblatérait contre les hameaux et menaçait de rompre les digues, la forêt
prenait peur. Ramassant subrepticement ses feuilles et ses racines, elle venait se
cantonner sur la place du village, attendant que passe le danger. Mais parfois la mer
entretenait sa rage et ses grondements durant des jours. Alors la forêt hibernait des
semaines entières sur la place déserte.
L’exproprié Page : 57 c (1ère occ.)
Souvent, lorsqu’il m’arrivait de penser à ces choses-là, je revoyais la mer et la
mosquée. Étrangement mariées dans mes souvenirs en pointillé. La mosquée était
bordée d’un côté-du côté de la mer justement-d’une haie de figuiers nains qui n’avaient
jamais réussi, avec leurs branches étiques, à acquérir l’apparence de vrais arbres. Les
figuiers formaient un mur devant le regard des enfants, mais, à mesure que nous
grandissions, nous découvrions peu à peu la mer à travers les éclaircies du feuillage.
L’invention du désert Page : 161 a (2ème occ.)
Mais ce sont des jours que Messaoud Mezayer affectionne car, dans le désordre
devenu roi, il est en état de se livrer plus aisément à ses larcins et autres opérations
répréhensibles. Il est justement au rayon ” Alimentation ” en train d’intervertir des
étiquettes, collant sur des boîtes de confiture d’abricots des papillons volés à la
confiture de coings (qui est nettement meilleur marché), lorsque Menouar Ziada
l’agrippe par l’épaule. Il sursaute avec effroi, son cœur battant la chamade, pensant que
c’est quelque vigile qui a surpris son manège. Avant même qu’il ne se retourne, sa tête
amorce une réflexion accélérée et fiévreuse qui manque de la faire éclater.
Les vigiles Page : 43 c (3ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
329
-et si tu baisses les bras, ils croiront justement que tu te reproches quelque chose,
qu’ils ont trouvé la faille pour te confondre. Ils te tiendront ainsi d’une main de fer
parce que tu auras accepté de jouer leur jeu et de tomber dans leur panneau.
Les vigiles Page : 90 a (4ème occ.)
-justement, s’accroche Skander Brik, c’est un épisode de sa vie qui n’e st pas
très reluisant. Je connais des détails peu flatteurs là-dessus. Menouar Ziada a même
failli laisser un jour sa peau, exécuté par les nôtres comme un traître. Il y a, j’en suis
certain, beaucoup de choses de cette période-là dont il n’aimerait pas qu’on parle.
Les vigiles Page : 155 c (5ème occ.)
Les lois de la République ont justement pour vocation à l’origine de lutter contre
les exclusions, de protéger les convictions de chacun et ses libertés. Cela s’appelle la
citoyenneté. Une citoyenneté qui fait de la foi une affaire individuelle, sans
réglementation et sans contrainte. Le projet de nouvelle constitution qu’on nous
annonce (mais pour quand ?) prendra-t-il en ligne de compte ces dispositions
élémentaires ou sera-t-il encore dominé par les points de vue de ceux qui, n’ayant
aucune perspective à proposer, préfèrent s’enfermer dans des valeurs-refuges aussi
contraignantes qu’imprécises pour que continue à prospérer une culture de l’à-peu-près
qui favorise les turbulences, les tentations hégémoniques et les intrigues de palais ?
La foi républicaine Page : 114 k (6ème occ.)
Et pour cela ils devraient d’abord se rendre compte que le problème aujourd'hui
n’est pas de pratiquer des replâtrages mais d’opérer une rupture et de relever un défit. Il
faut donc choisir des partenaires politiques en fonction de cette rupture et de ce défi au
lieu de s'employer à ressusciter une image de l'Algérie dont personne ne veut plus.
Comment comprendre que la plus haute instance dirigeante reçoive, comme
représentante des femmes algériennes, justement cette personne qui s’est mise il y a
quelques temps à hurler des slogans intégristes et que les femmes ont expulsé manu
militari d’un rassemblement ?
Minorer ou exclure Page : 120 c (7ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
330
Annexe 4 : contextes du connecteur d’ailleurs
Mais tortionnaire et missionnaire, tous deux pensifs et absents, n’écoutaient plus
les aveux. Combien de fois avais-je rêvé de pouvoir quitter mon enveloppe, de planter là
mon corps et de chercher ailleurs un refuge contre la douleur ! Depuis quelques jours
déjà je vis une manière d’accalmie, je ne subis plus la question. Cependant l’homme de
foi s’entête à agir avec moi, à chacune de ses visites, comme avec un inconnu.
L’exproprié Page : 2 e (1ère occ.)
Mais ce grand bandit qui faisait la loi sur l’autre versant de la montagne,
comment aurais-je pu le tuer en ces temps d’avant l’intrusion où les liens d’amitié et de
sang étaient encore si puissants entre nos deux tribus ? D’ailleurs l’insurgé (le bandit ?)
ne représente désormais aucun danger ; il n’est qu’un souvenir inoffensif et douloureux
que très peu de mémoires gardent encore dans leurs replis secrets. Ne reste de (et sur)
Ali Amoqrane (= ? Mohand Ath Moqrane-El-Moqrani) qu’un poème équivoque que je
citerai en temps propice, un poème qu’une vieille femme (sa descendante ?) aux pieds
gercés et aux cheveux cendrés portait parfois comme un brandon éteint de foyer en
foyer.
L’exproprié Page : 6 c (2ème occ.)
Ce qui donna : ” ils ne m’accepteront désormais plus dans la cité. Stop. J’ai
perdu ma carte d’identité. Stop. Et je traîne près de la frontière minée mes hardes et ce
poème génital difficile à dégueuler. Stop. Mais l’important est ailleurs. Stop. Car il y a
cette longue privation qui obture les tripes de ma tribu. Stop. Et qu’il lui faudra chier un
jour à la face du douanier. Stop.
L’exproprié Page : 13 e (3ème occ.)
D’ailleurs, tu ne peux pas les juger, il y a longtemps qu’ils
L’exproprié Page : 18 d (4ème occ.)
Tu ne trôneras jamais derrière un bureau marbré et protecteur tu n’auras jamais
droit â l’espace vierge des tableaux pour exposer les théories d’une atomistique déjà
prisonnière de ses absurdités (d’ailleurs, avoue que tu n’as jamais rien compris au calcul
différentiel). Tu n’auras jamais ton strapontin au marbre d’un journal niveleur
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
331
d’opinions. Tu auras sûrement faim en cours de route ; tu te nourriras d’une hargne
ravivée â chaque caravansérail d’où l’on te chasse.
L’exproprié Page : 33 a (5ème occ.)
Mais je n’avais pas les mêmes yeux lorsque je revins quelques années plus tard
avec-chiante et cocasse-Isabelle à mon bras. Le souk était allé nicher ailleurs, près d’une
estacade d’HLM où s’ébrouaient les cigognes. Il était en outre amputé de maintes
veinules. Seules subsistaient les rues des tisserands, des potiers, des prostituées. La haie
s’efforçait en vain de rallier ses estuaires.
L’exproprié Page : 45 a (6ème occ.)
Mon sang entreprit une rotation interne, excavation où s’éboulait le soleil
malaxant des pétales de marguerites et des insectes démembrés. J’entendis vrombir les
premières abeilles-bombardiers. Bientôt, déflagration dans le lacis caniculaire. je
marchais en retrait de ma mère à la rencontre sans cesse différée des sources dont
j’entendais le chuchotis tout près, annoncé d’ailleurs et confirmé par la profusion des
lauriers-roses.
L’exproprié Page : 68 e (7ème occ.)
Heureusement que la lucarne n’était qu’à moitié obturée. D’ailleurs, si on s’était
amusé à tout verrouiller et calfeutrer dans ma chambre, je me serais sans aucun doute
évadé par la cheminée ou l’égout des waters. Toujours est-il que, dépassés les derniers
monticules où un drapeau délavé criait à la catastrophe de toutes les fibres de son tissu,
je trouvai une atmosphère propice à la méditation.
L’exproprié Page : 70 c (8ème occ.)
Dont le vagin distendu a chié trop de gosses loqueteux qui venaient harceler ou
amadouer les touristes du Club Méditerranée. Ceux-ci ne lâchaient d’ailleurs un sou ou
un gâteau qu’après avoir longuement jaugé et conclu que le spectacle de déchéance
humaine qu’on leur offrait valait vraiment un petit sacrifice en retour. Ils savaient si
bien vous sourire-comme on sourit, apitoyé mais distrait, à un chien égaré-, les touristes
du Club. Au début, remué dans nos secrètes frustrations, nous nous laissions prendre au
jeu. Le sourire nous suffisait, nous réchauffait même un tantinet (surtout lorsqu’une
jeune femme bien moulée dans son tailleur ou son maillot de bain, une jeune femme aux
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
332
jambes rongées par le soleil nous montrait sa langue en steak dont la roseur nous
troublait et nous rassasiait).
L’exproprié Page : 84 c (9ème occ.)
Mais mon visage-tout mon corps d’ailleurs-avait le grain râpeux et la couleur
cuivreuse des lézards. Un grain et une couleur qui repoussaient sans recours.
L’exproprié Page : 94 a (10ème occ.)
Des questions me furent posées sur mes occupations, ma famille, ma résidence
et sur les différents usages que je faisais de mon corps. J’avais hâte de me soustraire à
cette vulgarité agressive et humiliante. J’aspirais à me trouver ailleurs, au grand air ou
dans une soute, mais loin de ce bourreau adipeux. ce fut avec un immense soulagement
que j’entendis la porte crisser pour livrer passage à un autre homme en uniforme qui
m’ordonna de vider mes poches sur la table, de me dessaisir de ma montre ainsi que de
mes lacets.
L’exproprié Page : 100 c (11ème occ.)
N’empêche que, pour le moment, ils affichaient plutôt agressivement leur mépris
des mœurs diurnes, accusant maints oiseaux de n’être que les suppôts d’un astre louche
avec qui leurs relations n’étaient d’ailleurs pas toujours dénuées d’ambiguïté. -par mes
deux aigrettes solidaires, s’égosillait le hibou, ce n’est pas moi qu’on obligerait à
chanter quand le soleil posera sur mes plumes ses sales pattes d’oiseau en chaleur qui
cherche à répandre des mœurs contre-nature.
L’exproprié Page : 111 d (12ème occ.)
Tayeb ne répondit même pas. Il était trop absorbé dans la contemplation des
lentisques. D’ailleurs, malgré son courage indéniable, ce n’était pas dans ses habitudes
de se bagarrer. Toute conversation où l’on ne pouvait pas rire ne l’intéressait pas ; il n’y
prêtait même pas l’oreille. Tout à coup, il se leva, donna son paquet de cigarettes à
Ahmed. L’exproprié Page : 117 e (13ème occ.)
Comme j’étais sur le point de compatir aux misères de mon géniteur, mon frère
me lança : ” laisse-le pourrir dans son coin. Il voulait te fendre comme une bûche.
D’ailleurs tu ne pourras pas défaire le câble. ” Puis, avec un sérieux et une philosophie
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
333
que je ne lui connaissais pas et qui lui allaient comme une paire de chaussettes à un âne
trijambiste, Il conclut : ” Dieu est vieillot et phallocrate.
L’exproprié Page : 119 c (14ème occ.)
” Les quelques anecdotes que nous venons de citer ne constituent qu’un maigre
échantillon du palmarès. Ce sont d’ailleurs des anecdotes tellement anodines aux yeux
d’Ali Amoqrane que lui-même les racontait bien volontiers. C’est ainsi que tout le
monde apprit (mais personne n’osa jamais le redire tout haut) la façon dont avait péri le
complice d’Ali Amoqrane. Un jour, lors d’une escarmouche, Mohand Assemam eut la
cornée des yeux brûlée par des brandons que leur lancèrent des villageois.
L’exproprié Page : 129 e (15ème occ.)
Moi, par exemple, avec mes quatorze ans qui pointent au bout de l’automne
proche, personne ne m’aurait imaginé, il y a quelques mois seulement, côtoyant les
vieillards à la djemaa. Leurs assises nous étaient strictement interdites. Je ne comprends
d’ailleurs pas pourquoi, car nous venons de nous rendre compte que nous n’y apprenons
absolument rien que nous ne sachions déjà. c’est, tout simplement, que les vieillards
sont aigris et qu’ils ne supportent pas cette jeunesse bruyante qui doit leur rappeler à
tout moment que la mort est une bien triste condition-en dépit de toutes les récompenses
et de tous les paradis promis outre-tombe pour les fidèles.
Les chercheurs d’os Page : 8 c (16ème occ.)
Malheur à qui n’aura ni os ni papiers à exhiber devant l’incrédulité de ses
semblables ! Malheur à qui n’aura pas compris que la parole ne vaut plus rien et que
l’ère du serment oral est à jamais révolue ! Comme nous ne possédons pas de monture,
Ail Amaouche a consenti à nous prêter la sienne. Je ne sais par quel miracle d’ailleurs,
parce que d’habitude il tient à ses ânes plus qu’à ses enfants. Mais ce temps d’euphorie
et de folie heureuse a modifié tant de comportements et de sentiments chez les hommes
! De toute manière la fierté d’Amaouche à l’adresse de ses ânes est parfaitement
légitime ; il a toujours eu les plus belles bêtes du village : crinière et poils de la queue
bien coupés, robe bouchonnée et luisante, fers toujours neufs et cliquetants.
Les chercheurs d’os Page : 12 c (17ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
334
On a l’impression que les gens ont découvert tout d’un coup la satisfaction
voluptueuse de transgresser l’usage et l’interdit. Et toutes les barrières se sont mises à
voler, l’une après l’autre. Avec une célérité et une violence qu’il était impossible de
seulement imaginer quelques années auparavant, surprenant d’ailleurs souvent
jusqu’aux plus acharnés contestataires.
Les chercheurs d’os Page : 14 b (18ème occ.)
Avec ses contraintes imbéciles et l’hypocrisie qui constitue la pierre angulaire de
cette vie en communauté. je me demande comment les gens tiennent le coup, jouent la
comédie durant toute une vie sans éclater, comme le fait souvent Hand Ouzerouk, au
grand jour, étalant leurs tripes, leurs humeurs et leur indignation. et, comble de dérision,
même ceux qui sont allés mourir ailleurs, sous des cieux plus cléments, face à la mer ou
dans l’immensité tranquille des regs ou hammadas, voici qu’on décide de ramener leurs
restes et leur souvenir dans ce village tyrannique qui les avait empêchés, leur vie durant,
de respirer sans contrainte et d’étendre leurs membres au grand soleil bienfaisant qui
pourtant pressure les corps jusqu’à en faire jaillir les humeurs les plus secrètes.
Les chercheurs d’os Page : 15 c (19ème occ.)
J’aurais sacrifié pour cela non seulement un privilège douteux de fils de famille
mais toutes mes attaches avec le village. D’autres d’ailleurs l’ont fait.
Les chercheurs d’os Page : 25 f (20ème occ.)
Pendant quelque temps nous pouvions nous estimer plus heureux que le reste des
villageois que nous ne dédaignions d’ailleurs jamais d’aider d’une modeste poignée de
fruits ou d’une botte d’herbe comestible. On ne peut quand même pas, en musulmans
conséquents, s’empiffrer d’herbes variées jusqu’à avoir les lèvres et les gencives vertes
comme de jeunes pommes pendant que votre voisin mastique le vent printanier ! Mais
voici que par une nuit néfaste une patrouille nous surprit dans les champs.
Les chercheurs d’os Page : 29 a (21ème occ.)
D’ailleurs ces ogres n’ont pas complètement disparu ; ils ont, certes, lavé et
parfumé leurs barbes, ils portent des burnous plus blancs et plus fins. Je suis convaincu
qu’on en trouvera une bonne dizaine autour des plats qui demain vont circuler à la zerda
entre les pèlerins de La-Source-de-la-Vache …
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
335
Les chercheurs d’os Page : 44 d (22ème occ.)
Moi je ne fus pas admis à l’école, j’étais encore trop jeune. Mais j’apprendrai à
lire plus tard et très vite d’ailleurs-c’est ce qui me permet de relater tout cela
aujourd’hui.
Les chercheurs d’os Page : 74 a (23ème occ.)
Le comportement de mon frère devint mystérieux. Il était souvent absent de la
maison, longtemps et aux heures les plus indues. Maintes fois j’avais surpris mes
parents en discussion très animée dont le sujet, j’en étais certain, était ce changement
dans la conduite de mon frère. À mon approche, ils se taisaient brusquement ou
tentaient maladroitement de réorienter leur conversation. Tout le monde d’ailleurs au
village avait appris à vivre d’une autre façon.
Les chercheurs d’os Page : 87 e (24ème occ.)
Mon frère me confia la garde des chèvres. Je savais que cette journée avait
quelque chose de particulièrement grave, c’est pourquoi je ne pensai même pas à poser
de pièges-que j’avais d’ailleurs laissés à la maison. Mon frère était très affairé dans le
champ. Ce n’est que vers le soir, lorsque le soleil éclaboussa d’un sang pâle les
montagnes au-dessus de la rivière, qu’il vint me rejoindre. Nous fîmes la route ensemble
jusqu’à la maison. Il me parla comme il ne l’avait jamais fait jusqu’alors. C’est vrai que
mon frère avait dix ans de plus que moi, mais jamais auparavant il n’avait fait montre de
cette assurance protectrice et de cette maturité.
Les chercheurs d’os Page : 89 d (25ème occ.)
D’ailleurs, quand bien même j’aurais parlé, Rabah Ouali se serait-il rendu à des
arguments aussi frivoles et défaitistes ? On n’a pas idée de s’arrêter sans raison sérieuse
en pleine canicule alors que notre tâche est des plus nobles, alors que les mânes d’un
squelette piaffent quelque part d’impatience, dans l’attente des mains salvatrices qui les
ramèneront aux paysages et aux bruits familiers de l’enfance.
Les chercheurs d’os Page : 94 a (26ème occ.)
Ces ripailles, ce délassement, cette quiétude que leur réserve le Paradis, ils en
jouiraient sur la terre même. D’ailleurs les villageois doivent se leurrer ; je me demande
ce qu’ils n’ont jamais pu accomplir pour mériter le Paradis : eux, si pingres, vindicatifs,
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
336
jaloux, impitoyables ! Et je ne vois pas non plus pourquoi ils iraient en Enfer à la place
des autres, eux dont la vie ici-bas n’est somme toute qu’un Enfer déguisé.
Les chercheurs d’os Page : 94 e (27ème occ.)
J’aurais tant voulu pénétrer à l’intérieur d’un grand magasin, regarder, peut-être
même toucher, des marchandises d’aspect coûteux. J’ai pu me rendre compte que même
de tout petits garçons se permettent ce divin plaisir. Ils se permettent d’ailleurs
beaucoup de choses, eux qui peuvent circuler tous seuls sans se perdre dans le réseau
des rues et le tumulte étourdissant.
Les chercheurs d’os Page : 102 a (28ème occ.)
D’ailleurs il n’y a pas d’endroit où les accrocher, sans compter que les dormeurs
ne doivent pas être très confiants dans leur vis-à-vis d’infortune. Je tente de vaincre la
gêne que me procure cette promiscuité et ferme les yeux pour dormir. Mais mon esprit
se tient éveillé, à l’affût. En fermant les yeux je m’efforce d’imaginer que je suis tout
seul dans ma couchette.
Les chercheurs d’os Page : 114 e (29ème occ.)
De toute manière les villes ne m’intéressent pas (c’est pourquoi je ne parlerai pas
non plus d’El-Oued qui se rétracte comme un cloporte sous l’œil et l’esprit qui
interrogent. d’ailleurs, ce n’est pas en quelques jours qu’on arrivera à pénétrer des
siècles d’ascèse et de mirages dominés).
L’invention du désert Page : 21 f (30ème occ.)
Vacillement. Effacement. vie et paysages à la merci des biffures et des ruptures
d’équilibre. Les dérives menacent à chaque pas. Il suffit qu’un vent se lève pour que le
monde change de visage, transporte ailleurs ses bosses et déplace l’ombre de ses creux.
C’est pourquoi on ne peut rien baliser et qu’on arrive à franchir, les yeux fermés, un bon
millier de kilomètres.
L’invention du désert Page : 36 d (31ème occ.)
Tiges écorcées comme des arêtes, feuilles en aiguilles agressives pour lutter
(épines contre épines, escarres contre escarres) avec les éléments broyeurs. Tout ici
mord et cisaille-depuis le sable ardent jusqu’aux lamelles de rocaille. Nous avons pris la
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
337
direction des falaises de Tamekrest. Amar Nedjm est un chauffeur expérimenté. Il
connaît l’endroit où il faut emprunter la piste, celui où il faut rouler sur les rebords et
l’endroit où il faut se tenir franchement à côté de la piste. Les pistes se croisent ou
s’effacent, parfois à peine ébauchées. La référence essentielle pour Amar, c’est la
couleur de la terre. Il sait qu’elle est blanche dans la direction de Tamekrest et marron
ou brune ailleurs …
L’invention du désert Page : 39 d (32ème occ.)
En dehors de la ville, sable partout et ceintures noires de goudron. Les paysages
peuvent sans incidence s’interchanger. D’ailleurs, la nudité du désert n’étant qu’un
simple élément de description (ou de méditation), on pourrait très bien la remplacer par
la côte d’Azeffoun (Alg.), par exemple, à cet endroit attenant à un relais touristique où
une rangée de pins serrés forme un rideau devant la mer.
L’invention du désert Page : 51 b (33ème occ.)
Il rêvait d’aller avec elles, car il était convaincu qu’il ne pouvait pas trouver de
guide plus sûr. C’est d’ailleurs ce que l’ancêtre pèlerin aurait dû faire pour être certain
d’arriver à temps. L’enfant pensait quand même aux déserts à traverser, au soleil qui
grille la peau, aux diarrhées qui dessèchent le corps. Mais il n’avait pas peur des
épreuves. D’ailleurs, quelque chose de supérieur, quelque chose qui déjouait toutes les
hostilités de la nature accompagnait les pèlerins dans leur itinéraire.
L’invention du désert Page : 55 d (34ème occ.)
Il rêvait d’aller avec elles, car il était convaincu qu’il ne pouvait pas trouver de
guide plus sûr. C’est d’ailleurs ce que l’ancêtre pèlerin aurait dû faire pour être certain
d’arriver à temps. L’enfant pensait quand même aux déserts à traverser, au soleil qui
grille la peau, aux diarrhées qui dessèchent le corps. Mais il n’avait pas peur des
épreuves. D’ailleurs, quelque chose de supérieur, quelque chose qui déjouait toutes les
hostilités de la nature accompagnait les pèlerins dans leur itinéraire.
L’invention du désert Page : 55 e (35ème occ.)
Du côté où le soleil se couche, la montagne était recouverte d’arbres serrés,
tressés comme les roseaux d’une clôture. Du côté où le soleil se lève, elle présentait des
flancs quasi nus, parcourus de rides profondes. C’était de ce côté-ci que l’enfant aimait
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
338
regarder. Comme il montait sur l’arbre vers le soir, il n’avait pas le soleil dans les yeux.
Mais la raison profonde de cette orientation était ailleurs : l’enfant savait que l’Arabie se
trouvait de ce côté-ci, car c’était vers ce côté que sa mère dirigeait son visage lorsqu’elle
accomplissait ses prières.
L’invention du désert Page : 59 b (36ème occ.)
Mais son mutisme venait-il d’ailleurs ? Quel besoin avait-il de parler, retour de
cette terre cruelle où le soleil et le temps compressent l’homme et le malaxent jusqu’à
en faire une bouche de glaise consentante, un ver rampant sur le sable où il n’imprime
nulle trace, parce que rien n’est digne d’être imprimé hormis la Parole impérissable ?
L’ancêtre était revenu au pays natal, retrouvant la majesté des oliviers et la fraîcheur des
collines, il avait renoué avec la verdure et les printemps fourmillants de la plaine.
L’invention du désert Page : 64 b (37ème occ.)
L’héritage précieux des premiers siècles musulmans est là, coulé dans de
magnifiques mosquées : Djemaa el-Abhar, Djemaa Aroua bent Ahmed es-Salihi (fille
de roi et reine qui gouverna, à partir de Djibla, le Yémen au XIII siècle) et surtout
Djemaa el-Kabir (qui date, dit-on, du temps du prophète Mohammed) avec son trésor de
vieux manuscrits. Ailleurs, l’histoire s’est effritée dans sa marche ; elle nous arrive en
débris : des pans de remparts où gambadent quelques chèvres noires, le palais
Ghamdane (devenu Qasr es-Salam-le palais de la Paix) : on dit que du haut de ses tours
on pouvait jadis voir La Mecque.
L’invention du désert Page : 71 c (38ème occ.)
la petite fille accourait aussitôt, car elle n’aimait pas prolonger ses escapades.
D’ailleurs, même si le vieillard ne l’avait pas hélée, elle serait revenue d’elle-même au
bout de quelques minutes parce que la voix raconteuse d’histoires la rassurait, la
protégeait des monstres, des chacals et des renards qui infestaient les bords du ruisseau,
se tenant tapis dans les buissons les plus épais, à l’affût des enfants et des chevreaux
imprudents.
L’invention du désert Page : 80 a (39ème occ.)
Le matin, on est réveillé par le tumulte des corbeaux qui tournoient sur la mer ou
pendent des arbres comme d’insolites fruits doués de mouvement. Quelqu’un m’a dit
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
339
que les corbeaux (je pense d’ailleurs que ce sont plutôt des craves) étaient arrivés avec
les Anglais et qu’ils avaient dévoré tous les autres oiseaux de la région. Ce qui est tout à
fait plausible, car ces corvidés sont d’une agressivité sans pareille : chaque matin, en
prenant mon petit déjeuner face à l’horrible mont Shamsan, j’assiste au spectacle du
combat que se livrent les craves et deux aigles blancs qui doivent chaque fois battre en
retraite, harcelés par une nuée croassante.
L’invention du désert Page : 88 b (40ème occ.)
Quand la canicule concentre ses tisons, je sens battre l’occiput almoravide. Le
délire voyageur se lance à l’assaut de l’immobilité du monde. La tête prise dans l’étau
du soleil rampe vers l’ailleurs qui délivre, vers le temps passé ou à venir qui autorise les
déplacements, qui gonfle les contours de l’épopée et rend possibles tous les miracles. Le
vrai miracle ici réside dans le rêve d’Archimède : trouver un point d’appui pour
soulever la planète d’une poussée, faire basculer le golfe d’Aden et peut-être-rêve
encore plus insensé se retrouver soudain sous un ciel qui remue et qui pleure parfois de
grosses gouttes.
L’invention du désert Page : 89 b (41ème occ.)
Tu voulais par exemple à un moment établir quelque part Ibn Toumert. Bejaia,
Constantine, Oujda ou Marrakech. Mais il te glisse toujours d’entre les doigts, d’entre
les lignes. L’imagines-tu à Tlemcen qu’il est déjà à Igili, le crois-tu à Mellala qu’il a
atteint l’Ouarsenis. Il faut toujours ouvrir les intervalles devant sa marche, le situer hors
des remparts, l’exonérer de tout ce qui enclôt. D’ailleurs, une prison a-t-elle jamais
réussi à le fixer ?
L’invention du désert Page : 93 b (42ème occ.)
Le silence est hermétique. On s’attendrait que l’océan répercute après les avoir
captés quelques bruits venus d’ailleurs. Mais ce qui commande ici les mouvements, tout
ce qui est censé bouger ou crisser a été ordonné depuis longtemps. Les rôles ont été
distribués. La fixité les a tous pris. J’aurais pu trouver une fonction à ma chambre
calfeutrée en faire, par exemple, un observatoire. Mais où dénicher la possibilité d’une
surprise ou même la simple plausibilité d’une percussion inattendue qui romprait ce
silence ensevelissant ? Je me serais contenté de n’importe quoi : un contraste de
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
340
couleurs, une harmonie d’architecture, un attroupement impromptu, un tracé
urbanistique, une catastrophe non programmée.
L’invention du désert Page : 103 d (43ème occ.)
Toute l’histoire de la contrée est une histoire d’arpentage. On tente de marquer
les pierres, de répertorier les arbres, d’arrimer solidement les montagnes, de veiller à ce
que les cours d’eau ne transportent pas leurs lits ailleurs. On vit dans la hantise des
migrations, dans la surveillance vigilante de tout ce que la nature a posé à proximité. On
tente surtout d’accoutumer les hommes à la couleur d’une terre sans cesse nouvelle, au
goût de l’eau fraîchement conquise, à l’étroitesse de l’horizon.
L’invention du désert Page : 107 c (44ème occ.)
Mais, un beau jour, les bornes capitulent devant le sable, l’eau s’enfonce loin
dans la terre tel un scorpion apeuré, l’horizon s’abat comme une vieille clôture-et
l’errance sans balises reprend. Les jours et les nuits se confondent, les hommes et les
bêtes fusionnent. L’eau et l’ombre devancent les pas, émigrent vers un ailleurs
insaisissable. La vie devient une marche sans fin.
L’invention du désert Page : 108 b (45ème occ.)
Nous ne faisions rien de particulier de nos domaines ; nous nous contentions de
les sillonner par saison douce, d’y allumer de temps à autre un feu pour rajeunir les
buissons. Maintes fois d’ailleurs nos feux de débroussaillement se transformèrent en
incendies ravageurs qui laissaient la terre chauve et désolée pour deux années ou trois.
Mais la verdure renaissait car l’herbe, comme chacun sait, est aussi fragile
qu’immortelle.
L’invention du désert Page : 131 c (46ème occ.)
Les poissons meurent sans saigner alors que nos sens nous commandaient de
répandre le sang des bêtes et de déchirer en sillons fumants la peau de la terre. Ce que
nous aimions était bien là le couteau, la charrue, mais pas l’hameçon sournois.
D’ailleurs, avions-nous décidé d’un commun accord durant cette nuit de célébration et
de vigilance, ce n’était pas de poisson que nous allions vivre, mais bien de béliers et de
chevreaux que des bergers imprudents ou téméraires pourraient engager sur nos flou-
veaux domaines. L’invention du désert Page : 136 a (47ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
341
Cela ne m’aidait pas à marcher, j’avais les orteils trop serrés. C’était d’ailleurs
ce qui m’obligeait à voler. Je ne tardai pas à échapper à ma mère. Je volais tout seul et
bien haut, les arbres s’aplatissant sous moi. Je voyais mon ombre en bas. Puis je
brassais l’air doucement et elle venait se superposer à celle de maman. Celle-ci ne
semblait même pas me chercher. J’étais au-dessus de sa tête.
L’invention du désert Page : 143 b (48ème occ.)
L’enfant ne comprenait pas. Le rôle des Noirs était de souffrir. Même s’ils
n’avaient rien commis de méchant. D’ailleurs, avec ce qu’on leur faisait endurer dans
ces contes, ils auraient eu toutes les excuses d’être méchants. Ce qui lui paraissait
singulier, c’était que cette couleur noire partout répandue n’avait aucune relation avec la
nuit. Les hommes et les choses sont noirs en pleine journée, dans l’éclat d’un soleil
impérial.
L’invention du désert Page : 155 e (49ème occ.)
C’était pourquoi les hommes rapportaient plein d’oiseaux morts qu’ils tenaient
par les pattes, les traînant lorsqu’ils étaient trop gros. Ils étaient d’ailleurs contraints de
faire une bonne chasse, car rien ne poussait sur leur terre et il n’y avait rien à manger en
dehors des oiseaux et des varans. Le crépuscule et la nuit devaient être les seuls
moments vivables. L’enfant les voyait descendre sur les huttes de terre rouge dans un
vacillement de lumière terne et un tourbillon d’épaisse poussière sableuse. Le soleil
avait disparu mais sa lumière était là, infuse. Elle remontait comme une vapeur des
entrailles chauffées du sable (d’ailleurs l’enfant se demandait si le soleil n’était pas
simplement descendu en bas pour chauffer la terre de l’intérieur).
L’invention du désert Page : 156 d (50ème occ.)
C’était pourquoi les hommes rapportaient plein d’oiseaux morts qu’ils tenaient
par les pattes, les traînant lorsqu’ils étaient trop gros. Ils étaient d’ailleurs contraints de
faire une bonne chasse, car rien ne poussait sur leur terre et il n’y avait rien à manger en
dehors des oiseaux et des varans. Le crépuscule et la nuit devaient être les seuls
moments vivables. L’enfant les voyait descendre sur les huttes de terre rouge dans un
vacillement de lumière terne et un tourbillon d’épaisse poussière sableuse. Le soleil
avait disparu mais sa lumière était là, infuse. Elle remontait comme une vapeur des
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
342
entrailles chauffées du sable (d’ailleurs l’enfant se demandait si le soleil n’était pas
simplement descendu en bas pour chauffer la terre de l’intérieur).
L’invention du désert Page : 156 f (51ème occ.)
Les adultes ne regardaient que la mer, indifférents à ces arbustes qui leur
arrivaient à peine à la ceinture. L’obsession de la Grande Bleue. Nous sûmes en
grandissant un peu que le chemin de l’aventure était à chercher uniquement de ce côté-
là. Ni les montagnes qui nous enfermaient ni la route qui passait au-dessous du village
n’ouvraient de passage vers l’inconnu. Pour rejoindre l’ailleurs merveilleux, il n’y avait
que la solution de s’ouvrir un chemin dans ces eaux qui fermaient l’horizon.
L’invention du désert Page : 161 d (52ème occ.)
C’était un projet tellement précieux et tellement fragile que je veillais sur lui
comme sur un trésor ou sur un enfant malade. Je ne voulais avoir sur la question le point
de vue de personne. Pourquoi d’ailleurs tenais-je, avant de partir, à faire une visite aux
parents ? Personne ne devrait rien savoir jusqu’au jour de mon retour. Oui, je pensais
déjà à mon retour je serais svelte et beau avec une écharpe autour du cou et peut-être
même-élégance suprême-une paire de lunettes sur le front ! Je demanderais du petit-lait
car le voyage m’aurait altéré.
L’invention du désert Page : 165 a (53ème occ.)
D’ailleurs, bon nombre d’entre eux se sont convertis en petits commerçants ou
en dépositaires de bouteilles de gaz …
L’invention du désert Page : 175 a (54ème occ.)
Mon père est couché à ses pieds pour toutes les saisons à venir. Devenu humus,
il nourrit la terre à son tour, mêlé aux racines des buissons qu’il détruisait jadis. Lui
disparu, les oiseaux n’ont plus peur. Rouges-gorges, alouettes, fauvettes, roitelets, je
peux me rapprocher jusqu’à deux pas d’eux avant qu’ils ne se décident à prendre la
fuite, s’éloignant d’ailleurs juste de quelques mètres. Tout à l’heure, en traversant un
taillis, je me suis retrouvé nez à bec avec un rouge-gorge ; nous nous sommes regardés
dans les yeux puis j’ai rebroussé chemin.
L’invention du désert Page : 181 e (55ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
343
J’ai retrouvé les gestes d’antan. Je n’ai jamais été d’ailleurs. Mais l’enfant a
disparu. Je me suis laissé distraire. Il faudra peut-être saisir une autre chance. Mais se
présentera-t-elle jamais ?
L’invention du désert Page : 183 d (56ème occ.)
D’ailleurs, au bout d’un moment, il ne passe plus personne. La rue n’est pas très
fréquentée.
Les vigiles Page : 6 e (57ème occ.)
D’ailleurs, chaque fois qu’il sortait quelque chose de sa poche-le couteau, le
mouchoir ou, beaucoup plus rarement, le porte monnaie-, il balayait d’un regard
l’environnement immédiat. Soucieux de préserver sa fortune et de l’agrandir sans cesse,
Messaoud Mezayer, qui savait un peu écrire, possédait, tout jeune déjà, un petit registre
où il tenait d’une orthographe approximative (mais il était infaillible quant aux chiffres)
la comptabilité de ses biens : 3 toupies, 28 boutons, 35 billes … le désir d’avoir de la
clientèle lui vint très tôt. entré un jour en possession d’une petite fortune inespérée, il
acheta chez l’épicier du village des aiguilles, des crayons, des bonbons et des épingles
qu’il revendit moins cher que lui afin de lui souffler sa clientèle.
Les vigiles Page : 18 b (58ème occ.)
Le commensal de Lemdjad se mit à rire, découvrant quelques dents en or. Ce
dernier indice confirma aux yeux de Mahfoudh ce qu’il avait soupçonné dès le début :
son vis-à-vis était, de toute évidence, de condition aisée en dépit d’une légère
négligence. D’ailleurs, la conversation s’étant poursuivie, Lemdjad eut tôt fait
d’apprendre l’essentiel sur lui. Il était d’une certaine culture et retraité d’un prestigieux
ministère.
Les vigiles Page : 23 d (59ème occ.)
Lemdjad perçoit d’une oreille distraite, presque absente, l’aubade de ses voisins
chanteurs, lui qui s’était si souvent laissé charmer et stimuler par ces témoins
persévérants qui l’exhortaient dans ses moments de labeur. Son attention musarde
ailleurs.
Les vigiles Page : 28 b (60ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
344
L’envie le prend depuis quelque temps d’y retourner pour toujours afin d’y
revivre, avant là mort, une sorte de nouvelle enfance dans l’odeur des bêtes domestiques
et les surprises des saisons. Mais il sait, au fond de lui-même, que ce n’est pas l’appel
de l’enfance, mais celui de la mort. C’est pourquoi il atermoie, s’esquive, tarde à
répondre à l’appel. Il s’invente des prétextes qui sont d’ailleurs des motifs sérieux : cette
banlieue possède ses commodités ; la boulangerie, les magasins, l’électricité, l’eau
courante dispensent de pétrir le pain, de se rendre au marché hebdomadaire pour
s’approvisionner, de chercher le bois pour l’hiver, de faire un interminable va-et-vient
entre la maison et la fontaine publique.
Les vigiles Page : 47 b (61ème occ.)
C’est fou, ce désir de partir qui hante les hommes de ce pays. Partir n’importe
où, pourvu que l’on passe les frontières natales. vivre dans les villes tumultueuses une
douce liberté d’apatride. Mahfoudh se dit qu’on ne doit connaître nulle part ailleurs
cette sensation d’étouffer chez soi, ce désir de lever l’ancre, d’allonger les distances
entre son pays et soi. il est donc à peu près certain que le responsable dudit service doit
venir de temps à autre en aide à la police (comme à tous les corps d’autorité du pays) en
accélérant la fabrication d’un passeport pour tel ou tel de leurs protégés.
Les vigiles Page : 69 a (62ème occ.)
D’ailleurs, presque tous les ” responsables ”-Mahfoudh en a un exemple dans la
personne de son proviseur ont des accointances plus ou moins visibles avec la police.
Mahfoudh se rappelle les propos qu’avait tenus, une fois, au Scarabée un journaliste du
vigile : -il faudra arriver à ce que les journalistes fassent leur travail et les policiers le
leur, sans interférence et sans confusion.
Les vigiles Page : 69 c (63ème occ.)
-je te remercie pour ce que tu as fait. J’attendrai encore quelques jours. Mais je
crois que tu dois te résigner dorénavant à me laisser faire normalement la queue.
D’ailleurs, on est tous habitués à cela. L’attente, nous savons ce que c’est. Il ne faut plus
envisager pour moi un régime de faveur qui peut t’attirer des désagréments.
Les vigiles Page : 74 b (64ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
345
Un jour, les enfants y découvrirent, à moitié ensevelie sous du plâtras, une
trottinette déglinguée. Ils la dégagèrent soigneusement, la dépoussiérèrent, tentèrent de
l’utiliser. Mais il lui manquait, en plus des roues, une bonne partie du guidon. C’était en
fait une simple planchette (d’ailleurs tout abîmée) surmontée d’une tige métallique. Les
enfants ne l’entraînèrent pas moins vers leur QG.
Les vigiles Page : 84 b (65ème occ.)
Ce jour-là, les enfants restèrent tard entre les murs envahis de buissons à parler
d’outils, de matériaux et-pour la première fois cet été-d’argent. Ils n’exclurent d’ailleurs
pas la chance de découvrir un trésor lors de leur remontée du fleuve (c’était maintenant
ainsi qu’ils désignaient le filet d’eau). Lorsqu’ils s’acheminèrent vers le village, il faisait
déjà presque nuit.
Les vigiles Page : 85 a (66ème occ.)
C’est l’un de ces besoins que ressent en ce moment Mahfoudh en tirant
nonchalamment sur sa pipe, l’esprit visiblement ailleurs. La semaine qui vient de passer
a été très chargée pour lui d’événements importants et, s’il excepte le peu qu’il a révélé
à son frère, il ne s’en est ouvert à personne.
Les vigiles Page : 88 d (67ème occ.)
C’est le logement. D’ailleurs, les deux, logement et passeport, ne sont-ils pas
inextricablement liés ? N’est-ce pas pour fuir la promiscuité des appartements
surpeuplés, pour échapper au non-lieu du vagabondage forcé que les gens cherchent à
s’évader, ne serait-ce que pour vingt jours ou un mois, vers des villes où ils peuvent au
moins trouver une chambre d’hôtel ? Mahfoudh médite sur cette nouvelle forme de
dépossession, de spoliation : l’impossibilité d’avoir un chez-soi, un lieu intime, un
territoire.
Les vigiles Page : 98 a (68ème occ.)
Les nombreuses personnes venues récupérer, qui sa voiture, qui sa marchandise,
attendent avec beaucoup de fatalisme que s’ouvre le portail qui les éloigne de leur bien.
Elles se répandent de temps en temps en réflexions et commentaires amers mais jamais
accusateurs, et l’impression qui domine est celle de la soumission. Le portail ne
semblant pas près de s’ouvrir, Mahfoudh émet, en prenant à témoin son vis-à-vis bien
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
346
habillé, des réflexions très désobligeantes sur les services du port. Mais le vis-à-vis
tourne d’abord son visage ailleurs, puis s’éloigne carrément de Mahfoudh, comme s’il
avait peur de se compromettre et de compliquer pour lui une situation déjà peu
reluisante.
Les vigiles Page : 133 e (69ème occ.)
Le commun des interpellés baisse tout simplement la tête ou s’empresse de
regarder ailleurs. Mais quelqu’un, plus courageux que les autres, prend sur lui de
préciser :
Les vigiles Page : 134 c (70ème occ.)
Il aurait voulu être éméché pour réveiller en lui des zones d’ombre enfouies et
réprimées, pour percevoir certains signes ensevelis sous la chape des convenances ou
des interdits. Personne ne vient encore l’importuner : il a apparemment, une fois pour
toutes, répondu aux questions des curieux-ne sont-ils d’ailleurs pas animés d’une simple
curiosité de bienséance ? Les gens qui évoluent dans le jardin sont d’abord venus pour
manger et pour nouer, si la chance leur sourit, quelque relation avec un homme influent.
Les vigiles Page : 179 d (71ème occ.)
Ces moments de rêverie sont autant de mirages rafraîchissants qui adoucissent
l’implacable sécheresse du monde. La vie a cessé de se conjuguer au présent. Boualem
fait partie de ces personnes atteintes d’une nouvelle maladie : un surdéveloppement de
la mémoire. D’ailleurs, chez cette minorité persécutée, la mémoire, à force d’être
sollicitée et triturée, s’affole bien souvent : des visages, des lieux, des objets dérivent,
fragments soumis à un jeu désordonné d’émulsion ou d’aimantation.
Le dernier été de la raison Page : 7 b (72ème occ.)
après les premiers procès publics et spectaculaires intentés aux matérialistes, aux
laïcs, aux adeptes de tous les athéismes, les inquisiteurs ne furent pas long à se rendre
compte que les personnes qu’ils jugeaient n’étaient que des sortes d’excroissances,
l’effet et non la cause, que les racines et le tronc du mal étaient ailleurs, capables un jour
de reverdir et de refleurir pour donner d’autres fruits contre nature.
Le dernier été de la raison Page : 8 d (73ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
347
Les enfants sont devenus les exécutants aveugles et convaincus d’une vérité
qu’on leur présente comme supérieure. Ils ne possèdent rien sur cette terre : ni biens
matériels, ni culture, ni loisirs, ni affection, ni espoirs ; leurs horizons sont obturés. Ils
sont prêts à tuer et à mourir. À quoi bon vivre, leur explique-t-on, alors que la véritable
existence les attend ailleurs, hors de ce monde d’injustice et de péché, une existence
qu’ils ne devraient surtout pas compromettre par leurs hésitations ou leurs ”
désobéissances ” ici-bas ? Ils doivent servir la Vérité, transgresser les barrières de la loi
humaine arbitraire et fallacieuse pour atteindre et servir la vraie morale, celle qui
échappe au temps et aux conjonctures parce qu’elle est l’émanation du Bien dont le
Très-Haut a fixé une fois pour toutes les contours et la substance.
Le dernier été de la raison Page : 36 b (74ème occ.)
-monsieur l’émir-juge, ô Sacralité ! Je n’ai jamais dit que vous n’aviez pas
raison. De tels jugements n’ont jamais, Dieu merci !, effleuré mon esprit, même dans
mes moments d’égarement ou durant les rêves effrayants qui peuplent l’obscurité de ma
cellule. Ce qui me chagrine quelque peu, mais que j’accepte avec soumission car votre
sagacité ne peut se fourvoyer, c’est cet entêtement à greffer sur le problème me
concernant d’autres où personne ici ni ailleurs ne peut trouver son intérêt …
Le dernier été de la raison Page : 45 d (75ème occ.)
Boualem revoit avec amertume le résultat de ce bourrage de crâne (qui ne craint
d’ailleurs pas de recourir à la méthode physique : étudiants et enseignants récalcitrants
ont été à maintes reprises molestés). Il revoit Kenza, Électre vêtue de noir, vierge
intransigeante et farouche, bardée de morale et d’anathèmes.
Le dernier été de la raison Page : 59 c (76ème occ.)
Heureusement que l’arbitre ne brillait pas par la rigueur et la ponctualité ! Sauf
quand le désir le saisissait, lui aussi, de montrer aux filles qu’il était le maître absolu de
ce champ de bataille auquel cas le match se terminait dans le sang. Boualem avait un
ami, un cancre impénitent, totalement enivré par le football et qui deviendrait d’ailleurs
par la suite un joueur professionnel. En ce temps-là, il racontait à Boualem des histoires
grandiloquentes dont les héros étaient des footballeurs-des gardiens de but
généralement. Une de ces histoires parlait du goal héroïque d’une équipe de division
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
348
subalterne. Il refusa la combine, arrangée par les dirigeants, qui devait faire perdre son
équipe.
Le dernier été de la raison Page : 93 e (77ème occ.)
Boualem Yekker n’a pas les certitudes des foules qui l’environnent. Il aurait pu
être aujourd’hui plus tranquille. Le prix à payer n’est pas exorbitant : il aurait suffi de
rejoindre le troupeau, de bêler à l’unisson, de prendre garde aux fausses notes.
D’ailleurs, les fidèles sont là pour faciliter la tâche : leurs clameurs dévotes étouffent
toute question. Il aurait suffi de saisir une paire de ces œillères généreusement offertes
et de les arborer. Le dernier été de la raison Page : 108 c (78ème occ.)
Les nationalismes n’ont plus bonne presse. D’ailleurs, l’ont-ils jamais eue ? Et
pour cause : ce désir d’un peuple de s’affirmer face à ce qui le nie ou l’écrase se
transforme souvent bien vite en rejet de tout ce qui n’est pas lui. Les nationalismes ont
une face et un revers. Il y a d’un côté un désir de liberté et de reconnaissance, et de
l’autre un souci de se barricader, de dresser fortifications afin que les ” barbares ” soient
tenus à distance respectable. La face et le revers Page : 115 a (79ème occ.)
Qui pourra-t-il mobiliser avec de pareils anathèmes ? Tout au plus Mehri,
Benkhedda, Djaballah, et Nahnah. D’ailleurs, le chef du gouvernement, dont on se
rappelle la grande détermination et l’extrême diligence à destituer Mahi-Bahi, ne semble
aucunement gêné par les vitupérations d’un Sassi Lamouri qui devraient pourtant faire
honte à tout État normalement constitué. Comme pour confirmer que le boumediénisme
et l’islamisme ne sont pas si étrangers l’un à l’autre, la veuve de l’ancien président vient
d’obtenir l’interdiction sur tout le territoire national (où il n’est pourtant pas diffusé) du
pamphlet de Rachid Boudjedra, FIS de la haine. Étrange comportement d’une dame qui,
publiant elle-même des livres des autres ! Pendant ce temps, le lecteur algérien, habitué
à être mal loti, pourra toujours se rabattre sur quelques titres publiés par les éditeurs
nationaux et largement disponibles, ceux-là, des titres qui font l’apologie de Hassan El
Benna et de sa famille de pansée. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 m (80ème
occ.)
Ces contradictions ont atteint le seuil critique, paroxystique, qui est celui de
toute la société algérienne. Dans l’information, comme ailleurs, rien ne sera plus comme
avant. Une fracture s’est produite, profonde, irrémédiable. L’année 1989 a vu l’Algérie
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
349
se pourvoir d’une nouvelle constitution qui ouvre la voie au pluralisme politique. Le
droit d’avoir des opinions et même de les exprimer étant reconnu, des journaux
indépendants voient le jour. En moins de deux ans, le champ médiatique algérien
s’enrichit de plus de trente titres. Cette exubérance de journaux, cette fringale de dire,
cette frénésie de la parole, sont comme les signes d’une nouvelle indépendance.
Les chemins de la liberté Page : 117 k (81ème occ.)
D’ailleurs les journalistes s’étant offusqués d’être auditionnés avec des voleurs
et autres maniaques, une chambre spéciale chargée des délits de presse a été créée. Elle
siège au tribunal d’Alger tous les mardis. Cette chambre a été surnommée par les
journalistes ” le club de la presse ”. De nombreuses affaires pendantes ont été exhumées
: des journalistes ont été condamnés en 1992 pour des articles publiés en 1986 ou 1987.
Les chemins de la liberté Page : 117 f (82ème occ.)
Il ne faut pas se fier à quelques coups de griffes échangés ici ou là : Bélaid
Abdesselam, et Taleb Ahmed sont bel et bien les deux versants d’une même idéologie.
D’ailleurs, les deux hommes n’ont-ils pas œuvré harmonieusement sous la houlette de
Boumediene ? Mais l’actuel chef du gouvernement semble avoir des idées vaporeuses
sur les parentés idéologiques. N’a-t-il pas déclaré une fois à la télévision : ” nous
sommes tous des boudiafistes ”, lui qui a accompli toute sa carrière politique sous le
régime qui a réprimé et exilé Boudiaf ? Suspicion et désaveu Page : 119 l (83ème
occ.)
Pourquoi ce comportement discriminatoire, tout simplement parce que le
pouvoir actuel se reconnaît moins dans les journaux qui œuvrent pour une Algérie
tolérante et moderne que dans Essalam et quelques feuilles similaires qui, chaque jour
que Dieu fait, appellent à la haine et au meurtre en toute impunité. D’ailleurs,
irrémédiablement installé dans la logique de médiocrité qu’il a créée et convaincu qu’il
n’y en pas d’autre, le pouvoir est incapable de concevoir l’existence d’initiatives
professionnelles qui n’ont d’autre but que de défendre la qualité et l’honneur de
profession. Nous savons, par exemple, que des instances s’agitent en ce moment en haut
lieu pour déceler qui est derrière Ruptures.
Fermez la parenthèse Page : 125 j (84ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
350
Annexe 5 : contextes du connecteur donc
(4. dans le compartiment, le Rat de bibliothèque somnole sur sa banquette. ses
dents serrent une pipe éteinte. les cartes postales gisent, éparpillées, à ses pieds ;
quelques-unes ont les angles noircis et racornis ; le Rat [le Poète ? mais attendez donc
l’entrée en scène de ce bougre-ci] aurait essayé de les brûler. à travers la vitre du
compartiment, on voit la neige tomber. plus loin se profite, dans une perspective
tremblotante, un village.
L’exproprié Page : 21 a (1ère occ.)
ou-ras ‘oudi sur la tête de mon cheval, vent embusqué sur mon chemin, fais donc
place â mes assauts, une aire â cuire les poteries et une guerba de lait aigre soutiennent
mes randonnées.
L’exproprié Page : 55 c (2ème occ.)
Mais même jusque là-bas m’accompagna la mer, doublure de ma peau et de mes
souvenances, trimbalant plein de plaines glauques et de rocs moutonneux. Viens donc
t’abreuver dans mes entrailles, me provoquait-elle pendant que nous étions assis dans la
cigalière. J’obtempérais sous l’effet désagréable de la marée et je m’ingéniais à créer
des soifs insondables retranchées dans la moelle des ossatures végétales.
L’exproprié Page : 56 b (3ème occ.)
Tout à coup, la mère s’emporta. ” Va-t-en donc. Au lieu de rester ici à flairer
mes djellabas et à trembler comme un chiot, tu ferais mieux d’aller te réchauffer à la
maison.
L’exproprié Page : 66 a (4ème occ.)
J’exhumais souvent lors de mes fouilles des tessons émoussés, des papiers
décolorés, des immondices recroquevillées vestiges d’immémoriales vacances. Mais je
sais la précarité de mes ébats et de mon bonheur pélagique un jour ou l’autre les
estivants uniront leurs ruses et leurs efforts pour m’arracher à la plage. Il faudra donc à
tout prix que je m’assure l’amitié et la solidarité de la mer.
L’exproprié Page : 71 c (5ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
351
” Mais que fais-tu donc, compagnon ? Que fais-tu donc, compagnon ? ” Ali
Amokrane introduisit le corps gigotant dans une de leurs besaces. Il le roula jusqu’à un
rocher en surplomb et le précipita dans la mer. Le corps s’engloutit d’abord, entraîné par
le poids du choc puis il revint surnager quelques instants. Mais Ali Amokrane le
bombarda de pierres et il disparut dans un cercle d’écume rouge.
L’exproprié Page : 130 a (6ème occ.)
” Mais que fais-tu donc, compagnon ? Que fais-tu donc, compagnon ? ” Ali
Amokrane introduisit le corps gigotant dans une de leurs besaces. Il le roula jusqu’à un
rocher en surplomb et le précipita dans la mer. Le corps s’engloutit d’abord, entraîné par
le poids du choc puis il revint surnager quelques instants. Mais Ali Amokrane le
bombarda de pierres et il disparut dans un cercle d’écume rouge.
L’exproprié Page : 130 a (7ème occ.)
Puis c’est de nouveau la victoire oppressive du silence. Je vois les vieillards
dodeliner de la tête et respirer avec effort comme des crapauds sur le point de passer
dans l’au-delà des bêtes hideuses. Il ne reste donc plus d’humanité chez les gens ? Ne
subsiste-t-il aucun sentiment de pitié qui déciderait quelqu’un à prendre par la main un
vieillard déchu, à l’abreuver de petites paroles réconfortantes qui lui feraient
comprendre qu’il possède encore une place légitime en ce bas monde ?
Les chercheurs d’os Page : 10 e (8ème occ.)
Mon frère, tombé au combat il y a maintenant trois ans, n’est-il donc lui aussi
qu’un amas d’os à conviction ? Je pensais que ma mère et mon impotent de père avaient
plus d’affection et de considération pour lui. Je pensais qu’il existait, dans un recoin
plus délicat de ces rugueuses enveloppes montagnardes, des amours véritables qui
pouvaient résister à la folie exhibitrice et charognarde qui avait animé soudain des
humains à l’endroit des êtres qu’ils avaient parfois le mieux aimés.
Les chercheurs d’os Page : 11 e (9ème occ.)
Il a donc consenti à nous prêter son bourricot, mais il l’a suivi jusque chez nous,
inquiet, vérifiant le bât et les fers, jetant un dernier coup d’œil sur l’encolure et le
poitrail, nous accablant de conseils, de recommandations, de prières. Ce sont de
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
352
véritables inquiétudes de mère à l’adresse d’un enfant gâté ou grincheux. Nous devons
donner toutes les assurances et inventer toutes les promesses.
Les chercheurs d’os Page : 13 a (10ème occ.)
Ali Amaouche est resté là, à nous surveiller, jusqu’à l’ultime préparatif. Il a peur
qu’on charge son âne outre mesure. Nous devons donc nous contenter d’un attirail
succinct et de quelques provisions : deux pioches, une pelle, un sac en jute, deux
musettes contenant de la galette et des figues sèches, une calebasse de petit lait. Ali
Amaouche est quand même inquiet ; il veut faire une dernière recommandation : celle
de ne pas trop utiliser son âne comme monture ; mais il sait que cela ne servira à rien.
Les chercheurs d’os Page : 13 d (11ème occ.)
Les colons sont déroutants avec leurs airs inoffensifs, apeurés ou pitoyables.
Tous les étrangers que nous voyions dans notre village étaient des militaires brutaux ; il
en existe donc de civils comme nous ? Comme le voyage vous apprend des choses
incroyables ! A Canezou nous avons fait notre première halte. À l’entrée un bouquet
d’eucalyptus où les campagnards attachent leurs ânes. Puis une rue large et belle
traverse la ville d’un bout à l’autre. Le mouvement est vertigineux, la circulation des
gens intense. Des boutiques de tous genres offrent leurs denrées aux passants. j’aurais
tant aimé avoir de la famille dans cette ville pour pouvoir y rester quelques jours,
manger et boire de ces choses délicieuses qui n’existent pas dans les villages.
Les chercheurs d’os Page : 24 d (12ème occ.)
-Da Rabah, à quoi donc serviront tous ces papiers que les citoyens pourchassent
avec âpreté ?
Les chercheurs d’os Page : 28 a (13ème occ.)
” Il ne parut pas comprendre tout de suite. Il n’était même pas sûr que ce fût moi
qui eusse parlé. Que venait donc faire sa famille dans ce lieu d’inhumanité ? Mais il dut
se rendre à l’évidence et se rapprocha de moi.
Les chercheurs d’os Page : 30 f (14ème occ.)
-tu connais donc mon père ?
Les chercheurs d’os Page : 31 a (15ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
353
Pourquoi tient-on à déterrer à tout prix ces morts glorieux et les changer de
sépulture ? Veut-on s’assurer qu’ils sont bien morts et qu’ils ne viendront plus jamais
exiger leur part de la fête et contester nos discours et nos démonstrations patriotiques,
notre bonheur de rescapés d’une guerre pourtant aveugle et sans merci ? Ou alors, tient-
on, tout simplement, à ce qu’ils soient enterrés plus profondément que tous les autres
morts ? Allez donc comprendre les hommes ! Ils pleurent des êtres qu’ils prétendent
plus chers que tout au monde puis s’empressent de déterrer leurs restes pour les enfouir
plus hermétiquement.
Les chercheurs d’os Page : 36 b (16ème occ.)
Mais j’ai fini par m’habituer. J’ai appris que la nuit en fait ne recèle pas
d’ennemis et que tant de souffles discrets ou de bruits sont au contraire souvent
l’expression d’une vigilance bien intentionnée, une sorte de rappel régulier pour
signifier que tout est pour le mieux, que tout danger éventuel sera neutralisé. J’ai appris
donc à dormir dans la familiarité caressante de tant de petites vies qui battent
fiévreusement en attendant que le soleil vienne les tranquilliser et leur permettre de
dormir à leur tour.
Les chercheurs d’os Page : 37 b (17ème occ.)
Mais la grande affaire demeure la bouffe. Sa variété inconnue jusque-là avait
d’abord surpris et désorienté en posant d’insolubles dilemmes. On peut donc
consommer trois mets à la fois ? Mais par lequel commencer ? Et si l’on se gave du
premier jusqu’à la gorge, comment agir à l’endroit des deux autres ? À l’intérieur même
des familles cette soudaine et excédante abondance fit naître d’inénarrables conflits.
Les chercheurs d’os Page : 40 a (18ème occ.)
Les déclencheuses habituelles en sont les vieilles belles-mères édentées (elles se
disent : ” maintenant que nous n’avons plus avec quoi mastiquer voilà que le Dieu
injuste déverse ses biens sur nous ”) qui ne peuvent pas supporter de voir leurs brus
manger à leur faim. Cela leur paraît un non-sens, un affront sans précédent. Elles ne
s’étaient donc privées durant leur jeunesse, même de figues sèches et de ce couscous
noirâtre de seigle qui racle la gorge, que pour voir en leurs vieux jours de jeunes
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
354
femmes fainéantes et effrontées s’alimenter comme des bêtes de foire ? À présent
qu’elles-mêmes ont perdu et la denture et l’appétit, la vie cesse de tourner le dos aux
créatures de Dieu.
Les chercheurs d’os Page : 40 c (19ème occ.)
Maâchou commença donc à se singulariser de ses compagnons, non pas par
quelques bizarreries ou quelque comportement tapageur mais par une déférence et un
effacement quasi totaux. car le jeune homme se distinguait autant par sa rapidité à
assimiler les versets sacrés que par sa volonté à toute épreuve et son esprit de sacrifice
dans les besognes collectives.
Les chercheurs d’os Page : 48 e (20ème occ.)
C’était donc un jour enneigé. Les oiseaux tombaient du ciel et restaient là, les
pattes en l’air, figés comme des pierres duveteuses. Nous possédions un maigre
troupeau de cinq bêtes caprines dont l’ancêtre génitrice, une vieille chèvre noire et
borgne, arrivait à peine à marcher. Mais nous la gardions encore précieusement eu égard
à la belle progéniture qu’elle nous avait donnée et à son lait toujours abondant.
Les chercheurs d’os Page : 58 c (21ème occ.)
La route carrossable ne le traversait pas mais passait légèrement en contrebas, là
où le terrain était plus plat. Lorsque les véhicules arrivèrent à la hauteur des premières
habitations, ils s’arrêtèrent et il en sortit des hommes bien habillés, parlant une langue
que nous ne comprenions pas. C’était donc vrai, ces changements les plus
invraisemblables dont les nouvelles se colportaient depuis des mois ! Les gens étaient
là, sidérés et désemparés, considérant d’un côté ces machines diaboliques et de l’autre
toutes ces choses familières qui ne tarderaient pas à changer d’apparence et à devenir
étrangères pour eux. Un vent de mutation et de dépaysement soufflait sur la contrée,
déracinant toutes les choses bien assises, apposant sur tout ce qu’il touchait un sceau
d’étrangeté.
Les chercheurs d’os Page : 65 c (22ème occ.)
Ils savent que la brûlure et la morsure du froid provoquent exactement la même
blessure. Vous allez connaître la manière de porter la mort dans le sourire, de perpétuer
le mal par le geste donateur. Les mots ont des faces multiples. Les mots vous ont déjà
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
355
séduits ? Mais attendez donc les images et les engins qui les accompagnent. Vous allez
connaître la froideur du rectangle, du verre et du plastique. Le plus malin d’entre vous
n’arrivera même pas à trouver dans le tourbillon des angles, des adjectifs et des ellipses
un trou par où s’éclipser.
Les chercheurs d’os Page : 72 e (23ème occ.)
On vous dénombrera, vous calculera, vous étiquettera, la machine se chargera
d’attribuer à chacun un visage immuable et un chiffre définitif. Les arbres ne vous
parleront plus, les oiseaux ne vous frôleront plus. Vous apprendrez qu’il n’y a rien de
plus effrayant que l’image de soi-même, une image tellement insoutenable qu’on
voudrait l’anéantir. Vous croyez que je suis heureux avec mon visage rosi à la peinture
et mes extrémités tronquées ? Allez donc questionner les arbres déchiquetés sur la
douleur qui monte de leurs racines restées vivantes.
Les chercheurs d’os Page : 73 b (24ème occ.)
Mais le plus en rogne de tous était le cheik du village qui avait raté de manière
inavouable l’heure de la première prière du soir. Il vitupérait à voix basse cette machine
du Diable qui détournait les croyants de leurs devoirs religieux, et ces villageois naïfs
qui se laissaient prendre comme un gibier aveugle dans le piège tendu par des images
illusoires. Et si la tentation était devenue encore plus réelle, si tous les biens et les
plaisirs qui détournent du droit chemin s’étaient concrétisés là, devant eux, ils y auraient
donc tous donné de la tête sans tergiverser une seule seconde ?
Les chercheurs d’os Page : 78 e (25ème occ.)
Ils s’imaginaient donc en possession des richesses des étrangers pour se
permettre de passer ainsi une soirée entière d’oisiveté, à regarder des images
impudiques ? Pauvres villageois fourvoyés qui creusaient avec application leur chemin
vers l’Enfer ! Il fulminait, accablant tout le monde sans s’épargner lui-même.
Les chercheurs d’os Page : 78 e (26ème occ.)
L’envie me prend alors d’implorer l’indulgence de Da Rabah, de lui demander
de nous arrêter à l’abri d’un arbre, de tomber là, à plat ventre pour boire l’ombre et
rester ainsi jusqu’à la fin des mondes-jusqu’à ce qu’une saison d’eau et de fraîcheur
vienne nous arracher à la fournaise. Mais la torpeur disperse mes pensées, annihile ma
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
356
volonté. Ce que je rumine dans ma tête doit franchir des brasiers menaçants avant de
parvenir à ma bouche et d’y trouver son expression. Je me contente donc de rêver
secrètement d’un repos qui ressemble à la mort, à l’ombre douce d’un arbre si vaste
qu’il semble le parasol du monde.
Les chercheurs d’os Page : 93 e (27ème occ.)
C’est tellement agréable d’écouter le bruit des conversations, d’imaginer toutes
les choses et situations intéressantes qui en constituent l’objet. Il y a donc tant de gens
heureux sur terre qui parlent de camions, de magasins, de bâtiments, comme nous
parlons au village d’un troupeau de chèvres ou d’une charrue en bois.
Les chercheurs d’os Page : 101 a (28ème occ.)
A un moment, deux garçons se sont mis à mon niveau et me montrent du doigt
en riant. Me trouvent-ils donc sympathique ? Moi, je voudrais tellement les avoir pour
amis, surtout le plus jeune dont les yeux, la bouche et le menton ressemblent à ceux
d’une fille. Je donnerais beaucoup pour pouvoir le rencontrer chaque jour, lui avouer
combien je l’aime, le prendre par la main et l’emmener jouer aux billes et poser des
pièges avec moi.
Les chercheurs d’os Page : 102 c (29ème occ.)
Nous acceptons donc l’invitation. Cela me procure un drôle de sensation. Et
tandis que Rabah Ouali et Moh Abchir-c’est le nom de notre bienfaiteur devisent, je me
mets à penser à une maison propre avec beaucoup de chambres, à un repas chaud et
copieux, à des objets inconnus dont la vue à elle seule vous repose.
Les chercheurs d’os Page : 104 e (30ème occ.)
L’unique fois où nous l’avions mis en marche, nous y avions vu des hommes et
des femmes qui s’embrassaient sur la bouche. Quels goûts impudiques et dépravés
nourrissent donc les étrangers ! Lorsque nous avions vu ces scènes ignominieuses, nous
n’avions pas trouvé assez d’issues pour quitter en vitesse cette chambre d’opprobre et
de damnation. Je pensai un moment que c’était là le châtiment qui m’était réservé pour
avoir violé une demeure inconnue.
Les chercheurs d’os Page : 107 a (31ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
357
Qu’est-ce que je fabrique là ? Je ne suis chargé d’aucune mission apparente. Je
suis libre comme l’air glacé qui me flagelle. Mais je n’en suis pas heureux pour autant.
La présence imminente d’une menace affadit le goût de cette liberté. J’ai la ferme
conviction que quelqu’un ou quelque chose me poursuit, et que c’est pour lui échapper
que je viens ici. Je scrute donc les alentours avec une grande crainte.
Les chercheurs d’os Page : 116 c (32ème occ.)
Je sais aussi que j’ai un piège à oiseaux posé quelque part dans les fourrés et que
je suis tenu de le surveiller, mais je ne peux m’aventurer jusque-là où mes poursuivants
peuvent très bien se trouver cachés. J’erre donc dans les champs dans l’attente,
probablement, d’un secours ou d’une personne qui m’expliquera à quoi j’ai réellement
affaire. Mais je ne peux m’empêcher de hasarder constamment des regards du côté du
fourré où mon piège est posé : je n’arrive pas à savoir si c’est dans le but de surveiller le
piège contre des voleurs ou pour voir arriver mes poursuivants.
Les chercheurs d’os Page : 116 d (33ème occ.)
Je regarde, le cœur battant à se rompre. Le squelette est là, au fond, indifférent à
nos émois et à notre fatigue. Les deux mâchoires entrouvertes semblent nous narguer ou
nous sourire. Mon frère si taciturne de son vivant a donc un squelette rieur !
Les chercheurs d’os Page : 126 a (34ème occ.)
Mais l’acharnement de la famille est plus malfaisant que toutes les légions de
l’enfer ! La famille vous harcèle de votre vivant, multiplie les entraves et les bâillons et,
une fois qu’elle vous a poussé vers la tombe, elle s’arroge des droits draconiens sur
votre squelette. Allez donc me chercher une contrée où l’on ne dispose même pas
librement de ses os ! On meurt en croyant laisser derrière soi des parents inconsolables
et ce sont des vautours insatiables qui pourchassent vos os comme pour en extraire un
reste de moelle.
Les chercheurs d’os Page : 129 a (35ème occ.)
Il faut maintenant que je raconte leur histoire. Non pas leur gloire irradiante et
leurs pérégrinations chamelières (les chevaux prendraient le relais, dépassé le cap de
Meknès). Non leur gloire, donc, mais leur pitoyable dispersion.
L’invention du désert Page : 8 a (36ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
358
La difficulté est d’un autre ordre : en fouillant dans les rares archives, je me
rends compte qu’un seul personnage de cette époque est digne d’être restitué : le
remuant Ibn Toumert, censeur et illuminé, prédicateur et policier. je raconterai donc la
dynastie almoravide surtout à travers les hommes qui la détruisirent : en premier lieu
Mohammed ibn Toumert, théologien au destin mirifique.
L’invention du désert Page : 9 b (37ème occ.)
Ainsi donc, c’est en maître spirituel et non en anonyme voyageur qu’Ibn
Toumert parvint à l’imposante et vertigineuse cité de Constantine. Il l’aborda par la
plaine, venant des côtes de l’est. Et il resta ébahi devant la majesté acrobatique de la
ville la plus étonnante qu’il eût contemplée, une ville qui enjambait les vides, posait ses
maisons sur des rochers. Vols vertigineux des martinets et des ramiers dans les gorges
du Rhumel.
L’invention du désert Page : 13 d (38ème occ.)
Mais, dans un thème et un espace aussi vastes et aussi érosifs (les Almoravides,
la région de Biskra), l’écriture ne peut que se déliter ou s’enliser. Le choix d’une
direction, d’une halte définitive, par exemple, est strictement impossible. Comment
vêtir l’absence autrement que par des mots à la présenter corps ou cadavre ? Il faut
donc, de temps à autre, s’en tenir à de simples impressions ou à des notules-à des
traversées hâtives, comme celle de Tehouda, ici.
L’invention du désert Page : 23 b (39ème occ.)
Je reprends donc.
L’invention du désert Page : 25 f (40ème occ.)
Il décida donc qu’il allait lutter contre l’imam non pas face à face, mais par
clercs interposés. C’était à ces derniers qu’Ibn Tomer allait désormais avoir affaire. Des
joutes rhétoriques et théologiques eurent lieu au pied du trône d’Ibn Yousef. ibn
Toumert, en stratège, usa d’un savoir diffus et hermétique pour égarer ses
interlocuteurs. Son débit quand il partait était si précipité, ses références étaient
tellement hétéroclites que personne jamais n’arrivait à le suivre.
L’invention du désert Page : 28 c (41ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
359
c’est vrai que pour la majeure partie des conseillers le débat était tranché :
l’imam ne pouvait amener que malheur, il fallait donc s’en débarrasser (en l’éliminant
purement et simplement, en le reléguant dans un cachot). Mais les conseils n’étaient pas
unanimes, et Ibn Youcef éprouvait comme une crainte superstitieuse à éliminer ou à
mettre aux fers un homme si démuni, à qui personne ne connaissait, en dehors de son
zèle suicidaire et de ses présomptions momentanées, ni travers ni ambition politique.
L’invention du désert Page : 29 b (42ème occ.)
-j’ai quitté ta capitale pour me rendre au royaume des morts. Tes lois
gouvernent-elles donc jusqu’aux habitants du cimetière ? C’est avec eux que je suis allé
lier commerce. Tu as peur que je soulève aussi ceux-là contre ton règne d’impiété et de
luxure ?
L’invention du désert Page : 30 b (43ème occ.)
Ibn Toumert sent sa tête s’engourdir, son corps lentement se réveiller, se hérisser
d’épines sacrilèges. Il passe comme une ombre controversée, écartelée entre désir et
rétention, parmi les fesses placardées et celles qui sillonnent le boulevard. Dieu a-t-il
donc abdiqué ? L’imam intemporel ne voit pas clair, il n’arrive à rétablir l’ordre ni dans
sa tête ni dans ses sens. Où est passée cette force inébranlable qui l’arma et le soutint
jadis contre les monarques et les bandits, contre les dévoyés de tous bords et les
irréductibles impénitents ? L’invention du désert Page : 43 e (44ème occ.)
Quel drame ou quel opprobre avait donc dû la marquer ? Personne n’avait pu le
savoir, car le vieil homme était originaire d’une autre région du pays, il était arrivé là
alors qu’il était un homme fait et qui n’aimait guère évoquer ses antécédents. Il se fit
adopter sans grand-peine par ses nouveaux concitoyens-la meilleure preuve, c’est qu’il
prit femme parmi eux. Mais une inavouable suspicion persistait toujours à son endroit.
L’invention du désert Page : 79 a (45ème occ.)
On alerta donc cette branche parentale qui intercéda auprès des tribunaux. Les
parents du jeune homme n’ayant pas d’argent, ils offrirent contre l’absolution de leur
enfant leur paire de bœufs et leur troupeau, ils proposèrent des années à venir de leur
récolte. Mais rien n’y fit. Le caïd resta inébranlable : L’invention du désert Page : 81
e (46ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
360
Silence parfait ; jointures scellées pour prévenir tout craquement. Depuis quelle
origine ce silence est-il ourdi ? Le matin a libéré ses écluses, et la chaleur se répand,
d’un coup, sur la ville. Maintenant les corbeaux se réveillent. C’est vrai que tu dors très
peu et que tu es plus matinal que le plus matinal des oiseaux. Les corbeaux donc,
tapageurs. C’est la seule onde sonore à ne pas être tranchée à sa racine. Toutes les autres
sont absorbées, dès leur esquisse, dans cette bouche molle, insatiable, que le ciel joue à
être.
L’invention du désert Page : 103 c (47ème occ.)
La foi qui anime les hommes, qui leur fait délaisser familles et biens, ne pouvait
pas être anéantie. Ils se lèveraient encore par milliers dans l’immense pays des
Berbères. Il mourrait donc tranquillisé. Il reçut ses compagnons qui avaient échappé au
désastre. Ne pouvant se lever lui-même pour les saluer, il les appela un à un, leur apposa
les mains sur la tête et sur le cœur.
L’invention du désert Page : 128 f (48ème occ.)
Je découvris un jour une faille dans l’une des murettes. C’était ma fenêtre sur le
monde. En cachette j’agrandissais le trou. Et un jour il put me contenir. Je pense que la
première chose que je voulais suivre était le vent. Il était musicien et bon marcheur. Sa
voix dans les arbres en hiver avait toujours constitué pour moi un appel. Je poussai donc
mon buste en avant. La rue était loin d’être aussi captivante que je le croyais.
L’invention du désert Page : 137 e (49ème occ.)
-élève untel, tu ne descendras donc jamais de la lune ?
L’invention du désert Page : 147 b (50ème occ.)
Donc, la nuit, tout devrait être parfaitement invisible, incorporé comme dans un
immense tapis noir d’où aucun motif ne ressortait. Évidemment, l’enfant avait décidé
que les hommes n’avaient pas de vêtements sur eux. Dans la journée, lorsque le soleil
faisait feu de toutes ses flammèches, les hommes s’abritaient sous les rares arbres ou
donnaient la chasse à d’étranges oiseaux bariolés et criards.
L’invention du désert Page : 156 a (51ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
361
Il est vrai que sa situation, comme celle de ses pairs, n’avait pas manqué de faire
des envieux que tant d’avantages exaspéraient. Ces trublions oubliaient-ils donc
qu’avant d’accéder à tous ces biens les combattants maintenant au repos avaient exposé
leur vie, ce bien inestimable, pour la liberté et le confort de tous ? Ils devraient, les
insolents, faire étalage de plus de pudeur et de reconnaissance ! Menouar Ziada avait,
quant à lui, pris une sage décision : celle d’ignorer les jaloux et de se délecter, dans une
quiétude qu’il s’efforçait de rendre parfaite, des fruits de cette corne d’abondance.
Les vigiles Page : 2 c (52ème occ.)
-Mais de quoi s’agit-il donc ?
Les vigiles Page : 15 b (53ème occ.)
Ce fut ici, dans la ville voisine du pouvoir, que Menouar Ziada découvrit cette
avarice. Il n’avait pas remarqué cela durant leur jeunesse commune au village. Il est vrai
que c’était une époque où personne ne possédait rien et où il n’y avait donc pas
d’attitude particulière à l’encontre d’une richesse qui n’existait pas. Tout le village était
alors logé à la même enseigne : celle de la survivance acrobatique à l’aide du lopin de
terre pierreuse et des chèvres ou moutons que les familles possédaient à peu près dans
les mêmes proportions.
Les vigiles Page : 17 a (54ème occ.)
-qui est donc cet intrigant ? Je crois connaître tout le monde au village.
Les vigiles Page : 45 a (55ème occ.)
-et la société gouvernée par la loi religieuse, dont tu souhaites l’avènement,
serait donc plus incorruptible et plus humaine ?
Les vigiles Page : 59 d (56ème occ.)
-tu ne vas pas me dire que ceux qui sont vraiment décidés s’embarrassent, au
moment crucial, de religion ou d’autre chose. Et puis, quelle bonne ne blague que la
damnation éternelle ! Ce que nos concitoyens vivent au quotidien n’est donc pas une
forme de damnation ? Je ne comprends pas comment ils s’accrochent à une vie qu’ils ne
cessent de vilipender. ” Maudite soit cette vie ”, entends-tu à chaque coin de rue.
Les vigiles Page : 65 a (57ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
362
C’est fou, ce désir de partir qui hante les hommes de ce pays. Partir n’importe
où, pourvu que l’on passe les frontières natales. vivre dans les villes tumultueuses une
douce liberté d’apatride. Mahfoudh se dit qu’on ne doit connaître nulle part ailleurs
cette sensation d’étouffer chez soi, ce désir de lever l’ancre, d’allonger les distances
entre son pays et soi. il est donc à peu près certain que le responsable dudit service doit
venir de temps à autre en aide à la police (comme à tous les corps d’autorité du pays) en
accélérant la fabrication d’un passeport pour tel ou tel de leurs protégés.
Les vigiles Page : 69 b (58ème occ.)
Maintenant, Mahfoudh pense au moyen de faire parvenir sa lettre. La poste ne
lui semble pas très indiquée, le moindre quidam de la sous-préfecture pouvant
intercepter la lettre. Il décide donc de demander audience au sous-préfet et de lui
remettre la requête en mains propres.
Les vigiles Page : 93 e (59ème occ.)
Mais Le Scarabée est loin et Mahfoudh n’est pas du tout sûr d’y rencontrer à
cette heure-là les gens qu’il voudrait voir. Il s’attable donc au Restaurant des Facultés,
heureux de trouver une petite table parce qu’il s’y est pointé si tôt.
Les vigiles Page : 95 d (60ème occ.)
-asseyez-vous donc, je vous en prie, monsieur Lemdjad.
Les vigiles Page : 118 d (61ème occ.)
-mais pourquoi donc ? Vous vous reprochez quelque chose ? Vous avez des
antécédents judiciaires ?
Les vigiles Page : 119 d (62ème occ.)
Tout à coup une préoccupation rallie l’esprit des voyageurs, une information
relayée de bouche en bouche s’est répandue d’un bout à l’autre des deux queues : l’un
des contrôleurs est plus sévère que l’autre, il s’attarde à l’examen des papiers, cherche la
petite bête. Beaucoup de voyageurs inquiets entreprennent donc de changer de file. Puis
une autre information a circulé : de nouvelles mesures ont été établies.
Les vigiles Page : 129 c (63ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
363
-viens donc nous ouvrir ce portail !
Les vigiles Page : 134 e (64ème occ.)
-je crois que vous voulez ma mort, mon général. Attendez donc cette vieille
bique d’El Hadj ou allez vous faire voir.
Les vigiles Page : 136 a (65ème occ.)
Vous l’avez donc envoyée à l’étranger pour agrément ou pour estampillage !
Mais voyons d’abord ce que c’est que cette précieuse machine.
Les vigiles Page : 138 e (66ème occ.)
-et pourquoi donc ?
Les vigiles Page : 139 b (67ème occ.)
-parce que je m’attendais à trouver une vraie machine : un astronef miniature, un
robot ménager ou un ordinateur. Finalement, vous avez inventé un métier de vieille
femme. Vous ne vivez donc pas ici ? Vous ne savez pas que notre pays est absolument
engagé dans la voie du modernisme ? Sortez donc un jour dans la rue au lieu de rester
cloîtré chez vous et regardez les jeux électroniques, les téléphériques, les journaux
lumineux.
Les vigiles Page : 139 b (68ème occ.)
-parce que je m’attendais à trouver une vraie machine : un astronef miniature, un
robot ménager ou un ordinateur. Finalement, vous avez inventé un métier de vieille
femme. Vous ne vivez donc pas ici ? Vous ne savez pas que notre pays est absolument
engagé dans la voie du modernisme ? Sortez donc un jour dans la rue au lieu de rester
cloîtré chez vous et regardez les jeux électroniques, les téléphériques, les journaux
lumineux.
Les vigiles Page : 139 c (69ème occ.)
La page culturelle et la page sportive, c’est tout ce que Mahfoudh regarde (et lit
éventuellement) du Militant incorruptible. C’est donc Samia, lectrice plus éclectique et
plus volontaire, qui découvre, entre la rubrique consacrée à la vie parlementaire et un
article sur le reboisement, la petite information. La scène se passe dans la salle de
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
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séjour. Ils parlent de choses et d’autres (toutes les fenêtres sont fermées car de la rue
monte un bruit impressionnant de chantier) en attendant l’heure de déjeuner.
Les vigiles Page : 144 a (70ème occ.)
Ils ont donc choisi de tenir ce conciliabule au milieu de la journée. Ils ne
déjeuneront pas aujourd’hui, mais la conjoncture vaut le sacrifice. La situation est
complexe, délicate, grave ; il convient de la démêler très vite. Ils ont lu l’information
dans le journal et ils ont tremblé trois jours durant, attendant la réaction des instances
supérieures. Rien n’étant encore arrivé, ils décident de prendre les devants.
Les vigiles Page : 150 b (71ème occ.)
Je vous laisse donc réfléchir, mais je ne doute pas un instant que votre décision
est déjà prise avec la lucidité, l’unanimité, la cohésion et la combativité qui nous ont
caractérisés en toute circonstance déterminante. Il fait très chaud dans la remise. Mais
l’atmosphère est plus détendue maintenant que le maire s’est prononcé. On entend déjà
deux raclements de gorge suivis de chuchotements. La chasse à la main gangrenée est
ouverte. Les cordes vocales s’exercent, se préparent à entrer en action et à s’inscrire
dans l’histoire de Sidi-Mebrouk.
Les vigiles Page : 152 c (72ème occ.)
-femme, prépare-nous donc du café. Les vigiles Page : 160 a (73ème occ.)
-la mairie donnera une impressionnante réception le jeudi pour honorer, en
présence de beaucoup de responsables, l’inventeur Mahfoudh Lemdjad. Tu as donc
quatre jours devant toi. Tu peux choisir-ultime délai-la veille de la réception. C’est un
service inestimable que tu rendras au pays. Beaucoup de nos compagnons ont donné
leur vie durant la lutte libératrice. Mais il n’est jamais trop tard pour le vrai patriote,
même si la guerre est finie.
Les vigiles Page : 166 d (74ème occ.)
Le grouillement enchanteur du souk. L’esprit de Menouar était emporté dans un
tourbillon fou qui annihilait les repères. C’était donc cela la ville : cette agitation
incessante, ces images s’entrechoquant, ces bruits qui se relançaient, ces couleurs qui se
chevauchaient et se brouillaient. Et il lui avait fallu attendre d’avoir quinze ans pour
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découvrir cette face inconnue du monde qui s’illuminait et tournoyait, loin des horizons
mornes de son village que seules les saisons paraient ou déparaient.
Les vigiles Page : 167 a (75ème occ.)
Cet été-là fut donc le dernier. Car, après, le temps devint sans saisons et sans
nuances. Il s’était mué en tunnel dont on ne voyait guère le bout. Le ciel avait, depuis,
renoncé à sa luminosité ; le soleil avait cessé de caresser sensuellement et de taquiner
des corps alanguis, il avait cessé de répandre son or pour saluer le jour qui naît et
d’éclabousser de son sang le jour qui nous abandonne.
Le dernier été de la raison Page : 19 a (76ème occ.)
Boualem Yekker était de ceux qui avaient décidé de résister, de ceux qui avaient
pris conscience que lorsque les hordes d’en face auraient réussi à répandre la peur et à
imposer le silence, elles auraient gagné. Cet été-là donc, il fit, comme les années
précédentes, ses préparatifs pour le camping. Sa fourgonnette, qui servait toute l’année à
transporter de gros paquets de livres, se mettait elle aussi en fête, se transformait en
caravelle cinglant allégrement vers les vacances.
Le dernier été de la raison Page : 20 a (77ème occ.)
-et à quoi donc, s’il vous plaît ? Le dernier été de la raison Page : 29 a
(78ème occ.)
-vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et du théorème
de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des siècles avant Jésus-Christ, donc
encore plus de siècles avant que notre religion n’apparaisse.
Le dernier été de la raison Page : 29 d (79ème occ.)
-vous vous sentez donc concerné par le comportement de chacun ?
Le dernier été de la raison Page : 30 a (80ème occ.)
-l’humanité est en effet un troupeau qui patauge dans le purin du stupre et dans
les ténèbres de l’agnosticisme. Nos efforts ne seront pas inutiles pour lui faire retrouver
la lumière. Pourquoi avez-vous l’air si sceptique sur les chances du Bien à triompher ?
Vous êtes donc habité par le doute ? Le dernier été de la raison Page : 30 c (81ème
occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
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-vous n’avez donc pas de famille ?
Le dernier été de la raison Page : 30 d (82ème occ.)
-tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte dans votre
congrégation ? Le dernier été de la raison Page : 32 e (83ème occ.)
La missive reçue aujourd’hui constitue une sorte d’heureux dénouement à ces
longs moments d’angoisse. C’est donc tout ce qu’on me veut, se dit Boualem Yekker :
me ramener sur le droit chemin. Quelles bonnes âmes préoccupées du sort de leur
prochain ! Étrange et invivable planète. En face de ce monde-ci, de cette logique qui fait
couler le sang par passion, qui s’est arrogé le droit de détruire les hommes afin de
sauver leur âme, il y a l’autre monde à la logique aussi implacable mais froide celle-là,
tuant par algorithmes, par système binaire, par informatique pointilleuse.
Le dernier été de la raison Page : 83 b (84ème occ.)
Lorsqu’il voyait, les premiers mois, les milices barbues défiler dans les grandes
artères, il était frappé par l’inadéquation entre ces guerriers médiévaux et cette ville
sensuelle et rieuse qui ouvre sa poitrine à la mer. Il se disait que la ville ne tarderait pas
à expulser ce corps parasite qui est une offense au paysage. Il attendait donc que les
choses rentrent dans l’ordre, que ces messagers du fanatisme regagnent leurs ténèbres et
que la ville ouverte aux brises marines reprenne ses étirements voluptueux.
Le dernier été de la raison Page : 105 c (85ème occ.)
El bi’oua chra vendeurs acheteurs dont la vision et la soif ne connaissent pas les
frontières. Tijara halal, le commerce est licite : voila une bonne couverture pour les
chercheurs de prétextes, pour ceux qui veulent amasser des millions et garder la
conscience tranquille. A économie de bazar, moralité de bazar ! Où sont donc passer les
rêves de générosité, de modernité et de progrès des années 1960 ? Comment une
jeunesse qui avait pour emblèmes Che Guevara, Angela Devis, Kateb Yacine, Frantz
Fanon, les peuples luttant pour leur liberté et pour un surcroît de beauté et de lumière, a-
t-elle pu avoir une héritière, une jeunesse prenant pour idoles des prêcheurs illuminés
éructant la vindicte et la haine, des idéologues de l’exclusion et de la mort ? Naufrage
d’une société où la raison et l’intelligence ont abdiqué.
La haine devant soi Page : 113 h (86ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
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Comme tous les pays à parti unique, l’Algérie a vécu de longues années de
dirigismes en matière d’information. Cela a engendré une désaffection des lecteurs à
l’endroit des publications journalistiques jugées aux ordres des gouvernants et donc
dénuées de crédibilité. On connaît les sobriquets et les anecdotes suscités par le
quotidien El Moudjahed qui a fini par symboliser, dans l’imaginaire des lecteurs,
l’information officielle. Les chemins de la liberté Page : 117 a (87ème occ.)
Et pour cela ils devraient d’abord se rendre compte que le problème aujourd’hui
n’est pas de pratiquer des replâtrages mais d’opérer une rupture et de relever un défit. Il
faut donc choisir des partenaires politiques en fonction de cette rupture et de ce défi au
lieu de s’employer à ressusciter une image de l’Algérie dont personne ne veut plus.
Comment comprendre que la plus haute instance dirigeante reçoive, comme
représentante des femmes algériennes, justement cette personne qui s’est mise il y a
quelques temps à hurler des slogans intégristes et que les femmes ont expulsé manu
militari d’un rassemblement ? Minorer ou exclure Page : 120 c (88ème occ.)
C’est à n’y rien comprendre. Alors que le président du H. C. E. s’est adressé il y
a peu à la nation dans une intervention censée, entre autre, faire le point sur le dialogue
avec les partis et les associations, voici qu’une prolongation inattendue s’engage. Y-a-t-
il donc eu un match nul durant le temps réglementaire imparti au dialogue ? Sans nul
doute. Et comment pouvait-il en être autrement lorsqu’on continue à croire que des
projets de société séparés par dix siècles de distance peuvent coexister, lorsqu’on
continue à prendre au sérieux un responsable de parti qui clame que l’Algérie n’a besoin
d’aucune loi étant donné que le Coran les contient toutes ? La famille qui avance et la
famille qui recule Page : 126 a (89ème occ.)
Ne nous attardons pas sur le premier point mais disons que le second point est
tout à l’honneur du gouvernement. Il dénote que l’exécutif est préoccupé de remettre de
l’ordre et de redonner un peu d’autorité à un État longtemps piétiné. Il nous est donc
agréable de penser qu’à l’avenir nous ne serons plus accueillis par des préposés en
djelbab, en claquettes, en gandoura, ou dont les joues n’ont pas éprouvé le rasoir durant
vingt jours. La famille qui avance et la famille qui recule Page : 126 l
(90ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
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Annexe 6 : Contexte du connecteur Or
Le frottement ; et depuis, à chaque aube, avec le chariot d’Appolo rongé de
stupres et d’oxyde ferrique, se levait une boule rougeâtre qui supputait l’or des plages.
Une mathématique méritoire mais incertaine s’y perdait en acrobaties. Dieu se fit un
jour véhiculer par berline jusqu’à la plage envahie de gent apode. Il prôna la sécheresse.
Et une foi abrupte, linéaire Il voulait dompter les derniers vaisseaux colporteurs de
vérités et de libertés non contrôlées. Il effectua un repérage puis appela la caravane.
Avant de changer la face de ce pays, la caravane arracha des paysans à leur araire, les
fustigea des nuits durant jusqu’à ce que la vague vire au rouge.
L’exproprié Page : 25 d (1ère occ.)
Je l’aimais jadis pour sa haie en forme de corne d’abondance qui tourne ses
fruits vers l’Europe, sa haie où les touristes du Club Méditerranée se baladaient en bleu
de chauffe et où les indigènes, débordés par la générosité des USA, se confectionnaient
blouses et gandouras avec des sacs de farine. Donated by the United States of America ;
not to be sold or exchanged.
L’exproprié Page : 44 d (2ème occ.)
-l’avenir, mon enfant, est une immense papeterie où chaque calepin et chaque
dossier vaudront cent fois leur pesant d’or. Malheur à qui ne figurera pas sur le bon
registre !
Les chercheurs d’os Page : 28 a (3ème occ.)
Ce fut une journée bien particulière qu’aucune autre ne devait rappeler par la
suite. La neige par endroits était dure comme le schiste mais le ciel était d’un bleu
impeccable où le soleil voguait, pareil à une vaste pièce d’or. Ce fut par cette journée
magnifique où toutes les choses prenaient au regard des dimensions invraisemblables
que je découvris les forêts et les collines des pâturages, que je connus la mort des
oiseaux trop délicats.
Les chercheurs d’os Page : 59 c (4ème occ.)
Les jours tournaient comme une noria. Il y avait aussi la brûlure irascible des
opuntias et l’or des étés sur la vallée-la poussière chatoyante d’un soleil éclaté en
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
369
molécules. La France était alors un petit Éden aérien dans la direction de Bejaia, la
France avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance. Ceux qui revenaient de
là-bas, encombrés de costumes et de réticules, confirmaient des richesses et des
privilèges encore plus insoupçonnés-des gens pliant sous l’intelligence, le discernement
et la politesse ; des billets de banque éparpillés comme feuilles en automne sur les
trottoirs et que quelques coups de balai soigneux rassemblaient en petits tas ; des villes
inconcevablement propres et rutilantes de bonheur ; des campagnes généreuses où
pommiers et pruniers vacillaient sous la charge.
L’invention du désert Page : 3 a (5ème occ.)
L’hiver dans la Soummam avait été tenace et rigoureux. Traversé seulement par
quelques oiseaux silencieux et d’épaisses fumées de bois. Il avait neigé deux semaines
durant et, lorsqu’un soleil froid s’était montré dans le ciel comme un poisson d’or
circulaire, le monde en bas n’était qu’un immense miroir très propre dont les reflets
écorchaient le regard. Il fallait acérer ses yeux pour couper cette lumière blanche.
L’invention du désert Page : 4 d (6ème occ.)
Un camionneur qui se dirigeait vers Tamanrasset le ramassa, hagard, à demi
mort, au bord d’une piste. Voici comment le désert se venge parfois de ceux qui
refusent d’en reconnaître la loi rigoureuse pour n’y voir que l’ultime paradis de la
vacance éternelle, un lieu de villégiature où l’on peut tout à son aise musarder, bronzer
et photographier l’inédit. Oui, le désert se venge parfois. D’avoir été trop aplani.
D’avoir été réduit-alors que dans son ventre se fomente la calcination définitive du
monde-à un chevauchement inoffensif de dunes, à des soleils se couchant dans une
profusion docile d’ocre et d’or.
L’invention du désert Page : 34 f (7ème occ.)
Et cette eau-le don le plus parcimonieux de Dieu-qui gicle ruineusement vers le
ciel !) Tant de prodigalité l’exaspère ; il préfère visiter d’autres quartiers, à la recherche
de ses compatriotes dont il sait qu’ils ont délaissé leur contrée, poussés brutalement par
l’Histoire vers cet antre nazaréen où Satan règne sans rival. Il les retrouve sans peine. Ils
sont nombreux à s’affairer à Barbès, à la Goutte-d’Or où le Maghreb et l’Afrique
imposent leurs rythmes (Aït-Menguelat, Lemchaheb, Manu Dibango : Ibn Toumert se
recycle et parfait sa culture générale), leurs couleurs, leurs tatouages. Mais ils savent
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
370
que cet air du pays est trompeur, qu’il suffit de marcher dix minutes ou un quart d’heure
pour quitter la serre du microcosme et retrouver le froid d’à côté, pour que l’exil
reprenne son nom et Sa dureté.
L’invention du désert Page : 45 d (8ème occ.)
Puis de nouveau la nuit égale dans son étouffante opacité. La déchirure
délivrante de l’éclaircie se reproduisit encore à l’approche de Djedda. Djedda, la nuit,
est une féerie difficilement imaginable de lumières tirées au cordeau. Superbe et miracle
du pétrole ! La ville rutile sous l’or des néons.
L’invention du désert Page : 69 c (9ème occ.)
Le commensal de Lemdjad se mit à rire, découvrant quelques dents en or. Ce
dernier indice confirma aux yeux de Mahfoudh ce qu’il avait soupçonné dès le début :
son vis-à-vis était, de toute évidence, de condition aisée en dépit d’une légère
négligence. D’ailleurs, la conversation s’étant poursuivie, Lemdjad eut tôt fait
d’apprendre l’essentiel sur lui. Il était d’une certaine culture et retraité d’un prestigieux
ministère.
Les vigiles Page : 23 c (10ème occ.)
Mais la vindicte du chef ne le quitta plus. Lui-même et ses subordonnés
immédiats (qui étaient liés à lui non par le grade mais par une sorte de pacte clanique)
ne manquaient aucune occasion de l’humilier et de lui mener la vie dure. Un soir, après
un accrochage meurtrier de la petite troupe avec l’armée d’occupation, le chef décréta
qu’ils avaient été vendus. Or, deux jours auparavant, Menouar Ziada était allé avec un
autre maquisard chercher du ravitaillement à dos de mulet dans un village de la région.
Les vigiles Page : 106 b (11ème occ.)
-il faut que tu disparaisses, dit-il enfin très froidement. Ton suicide sera présenté
comme un geste de remords, comme un acte de profonde lucidité, le rachat à prix d’or
d’une malencontreuse erreur commise à l’adresse d’un grand inventeur. Ton nom,
comme celui de notre municipalité, sera associé à cette invention au lieu qu’il soit traîné
dans la boue.
Les vigiles Page : 163 c (12ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
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Cet été-là fut donc le dernier. Car, après, le temps devint sans saisons et sans
nuances. Il s’était mué en tunnel dont on ne voyait guère le bout. Le ciel avait, depuis,
renoncé à sa luminosité ; le soleil avait cessé de caresser sensuellement et de taquiner
des corps alanguis, il avait cessé de répandre son or pour saluer le jour qui naît et
d’éclabousser de son sang le jour qui nous abandonne.
Le dernier été de la raison Page : 19 b (13ème occ.)
Or le nationalisme boumédiéniste se caractérise par au moins deux aspects : la
primauté du militaire sur le politique (ce qui constitue l’antithèse de la plate-forme de la
Soummam), la négation sans appel d’une partie de l’histoire et de la culture de
l’Algérie. Gare à ceux qui s’aviseraient d’avoir une autre idée du nationalisme ! L’exil
pour Boudiaf, Ait Ahmed et Harbi, la corde au cou pour Krim Belkacem.
La face et le revers Page : 115 d (14ème occ.)
Beaucoup de journaux sont intervenus par le biais d’éditoriaux. Or, nous savons
que l’éditorial articule le discours non pas au niveau du réel, mais au niveau
propositionnel ; l’intervention idéologique, au lieu de s’inscrire dans les objets et dans
leurs relations, apparaît à la surface du discours. Les positions des journaux ont dessiné
grosso modo trois tendances :
Les chemins de la liberté Page : 117 q (15ème occ.)
Le pouvoir a sans doute compris-et il est décidé à l’exploiter jusqu’au bout-
l’émiettement du camps démocratique. Il adopte une stratégie qui consiste à discréditer
tous les partis politiques, prônant ainsi le retour au temps d’avant les partis c’est-à-dire
au FLN. Il est admirablement servi dans cette mission par l’ENTV, l’un des relais les
plus constants du pouvoir en place, l’une des forteresses les plus inexpugnables du
passéisme cette institution qui a été quelque peu déroulée par les prémices de
l’expérience démocratique, retrouve l’âge d’or de la pensée unique ou elle se meut à
l’aise.
Minorer ou exclure Page : 120 j (16ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
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Annexe 7 : contextes du connecteur pourtant
La chambre est juste assez spacieuse pour nous contenir, LUI (sans sa soutane
qu’il a dû enlever avant d’entrer afin d’avoir les mains plus libres), un garde du
Gouverneur sommé de préserver la santé de l’illustre ecclésiastique et moi. Le
missionnaire, d’un ton contrarié, demande au soldat de lui rappeler mon nom. Pourtant,
je suis sûr que Sa Sainteté ne me connaît que trop : j’ai eu souvent par le passé à
décliner sa bienveillance suspecte.
L’exproprié Page : 2 c (1ère occ.)
Leila était assise à l’écart sur une pierre. Je ne sais quelle prédestination était
attachée à ma fille. Elle était très belle, bien portante ; pourtant elle refusait tous les
jeux. L’exproprié Page : 13 a (2ème occ.)
Regarde l’Onagre-Mal-Léché, ce poète fabricant d’horreurs mouillées et de
baudruches patriotique il a indiscutablement moins de talent que toi, et pourtant nous lui
avons fait faire à maintes reprises le tour du monde il a représenté (avec tous les
avantages afférant) notre culture, et comme il n ‘aime pas se priver il en a profité pour
promener son sexe avide sur des ventres de femmes multicolores.
L’exproprié Page : 33 f (3ème occ.)
J’étais aussi intelligent que docile. Premier partout : calcul, français, histoire ;
dont pourtant les criantes trépanations ne pouvaient pas m’échapper, leçons de choses.
En récompense de ces succès, le médecin colonial, qui faisait aussi l’instituteur, m’offrit
un numéro de Sélection du Reader’s Digest. Il y avait sur la page de couverture des
femmes à moitié nues dont le postérieur était enrobé d’un panache en coton.
L’exproprié Page : 41 f (4ème occ.)
Les eaux miroitaient sous le soleil. C’était une canicule insoutenable, sans même
un effleurement de brise tiède. Tayeb, à bout de souffle, remonta à la surface. Ahmed
lui appuya sur la tête, et Tayeb disparut à nouveau. Il réapparut quelques secondes
après, se débattant et renâclant, ayant bu son saoul. Lui qui était pourtant en très bons
termes avec Ahmed lança à l’adresse de celui-ci :
L’exproprié Page : 95 d (5ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
373
Le maître philosophe n’était nullement poli. Il se fâchait souvent, et sa voix
tonitruante-comme s’il parlait avec sa bedaine-venait nous déranger. ” Oui, mes jeunes
amis, la pensée, la vérité, c’est Nietzsche, c’est Bachelard. ” Remarque, mon copain et
moi, les philosophes, nous les envoyions volontiers s’accroupir sur le pot de leur grand-
mère. Un jour pourtant, le professeur, n’étant sûrement pas dans son assiette, énonça, je
ne savais à propos de quoi ” A qui n’a rien il est interdit de ne pas aimer la merde.
L’exproprié Page : 97 e (6ème occ.)
Le Seigneur avait de la poigne. J’étais subjugué par sa puissance, par la grâce
quasi magique de ses gestes. J’assistais, haletant d’admiration et d’anxiété, à tous ses
combats. Maintes fois, j’avais souhaité donner ma vie pour sa cause. J’épousais avec un
zèle d’illuminé tous ses intérêts. je savais pourtant déjà que le Seigneur était pour
quelque chose dans ces clubs réservés aux estivants blondasses qu’un soleil de calcaire
faisait larmoyer et ciller, dans les queues interminables devant les magasins
d’alimentation, ou la brutalité des forces de l’ordre lorsqu’elles débarquaient dans nos
bidonvilles.
L’exproprié Page : 102 e (7ème occ.)
(Le Rat de Bibliothèque ne regarde maintenant rien de ce qui se passe autour de
lui. pourtant le train traverse une belle région vinicole et forestière. de temps à autre, un
boqueteau de pins ou un carré de cépages s’inscrit dans le rectangle de la vitre où
viennent s’abîmer chaque soir des myriades dansantes d’insectes. une fois est apparu un
cours d’eau furtif et anémique, comme le confluent égaré d’une rivière improbable.
L’exproprié Page : 103 e (8ème occ.)
Pourtant, la nuit n’était pas tellement méchante, un peu froide peut-être et
insensible aux frivolités, prêchant les choses essentielles et graves tels le sang,
l’accouplement ou les violences de la dévoration. Elle disait que c’était un tort de
vouloir à tout prix le soleil, qu’elle aussi avait ses charmes, ses sucs et ses humeurs, ses
émanations et ses pollens. Sans perdre de temps, elle appelait les ” galants de nuit ”, leur
ordonnait d’asperger la prairie.
L’exproprié Page : 111 a (9ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
374
Pourtant il se trouve des vieillards que j’aime bien et qui ne méritent nullement
ce sort de chien battu et consentant qui est devenu le leur. Il y a, par exemple, Hand
Ouzerouk, homme filiforme et rougeaud qui raconte à la jeunesse des histoires toutes
drôles et toutes vertes en jetant des regards autour de lui pour s’assurer que les autres
vieillards ne l’entendent pas. Avant la guerre il possédait près de la route, un peu en
retrait du village, une baraque où il vendait toutes sortes de choses, surtout des tissus
pour femmes.
Les chercheurs d’os Page : 10 a (10ème occ.)
Avec ses contraintes imbéciles et l’hypocrisie qui constitue la pierre angulaire de
cette vie en communauté. je me demande comment les gens tiennent le coup, jouent la
comédie durant toute une vie sans éclater, comme le fait souvent Hand Ouzerouk, au
grand jour, étalant leurs tripes, leurs humeurs et leur indignation. et, comble de dérision,
même ceux qui sont allés mourir ailleurs, sous des cieux plus cléments, face à la mer ou
dans l’immensité tranquille des regs ou hammadas, voici qu’on décide de ramener leurs
restes et leur souvenir dans ce village tyrannique qui les avait empêchés, leur vie durant,
de respirer sans contrainte et d’étendre leurs membres au grand soleil bienfaisant qui
pourtant pressure les corps jusqu’à en faire jaillir les humeurs les plus secrètes.
Les chercheurs d’os Page : 15 d (11ème occ.)
-tu avais pourtant passé toute la guerre au village.
Les chercheurs d’os Page : 28 b (12ème occ.)
-lieutenant Leloup, vous êtes pourtant issu d’une famille très honorable et votre
père n’aurait jamais toléré de vous voir agir ainsi.
Les chercheurs d’os Page : 30 e (13ème occ.)
Pourquoi tient-on à déterrer à tout prix ces morts glorieux et les changer de
sépulture ? Veut-on s’assurer qu’ils sont bien morts et qu’ils ne viendront plus jamais
exiger leur part de la fête et contester nos discours et nos démonstrations patriotiques,
notre bonheur de rescapés d’une guerre pourtant aveugle et sans merci ? Ou alors, tient-
on, tout simplement, à ce qu’ils soient enterrés plus profondément que tous les autres
morts ? Allez donc comprendre les hommes ! Ils pleurent des êtres qu’ils prétendent
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
375
plus chers que tout au monde puis s’empressent de déterrer leurs restes pour les enfouir
plus hermétiquement.
Les chercheurs d’os Page : 36 b (14ème occ.)
Mon frère a d’abord été un vivant tenace dans une existence pourtant plus
qu’ingrate. Il a commencé à vivre, pour moi, il y a très longtemps, un jour d’hiver
enneigé. J’avais sûrement quatre ans. Mais les choses ont tellement changé en dix ans
que j’ai aujourd’hui peine à croire que ce qui se passait en ces temps-là s’est réellement
passé. Désormais le nid d’opuntias qui dissimulait le village n’existe plus, les gens
mangent à leur faim et des avions minuscules, oiseaux ramassés comme des pelotes,
passent très haut dans le ciel avec des traînées parallèles de vapeur blanche.
Les chercheurs d’os Page : 58 a (15ème occ.)
Tu sais, me confie-t-il, dans la vie tout devrait être affaire de patience. Mais,
malheureusement, il faut toujours se grouiller si on ne veut pas se laisser semer. C’est
pourquoi les patients, qui sont pourtant les plus méritants des hommes, ne sont presque
jamais récompensés.
Les chercheurs d’os Page : 60 f (16ème occ.)
L’homme qui traduisait avait une voix moins assurée. Mon frère faisait partie
des jeunes hommes choisis pour la corvée d’eau. Je le revois rentrant un soir à la
maison, le visage rougi et les mains bleuies par le froid. Il se ramassa dans un coin et se
mit à pleurer silencieusement. Cela me bouleversa et j’eus moi-même toutes les peines
du monde à retenir mes larmes. C’était la première fois que je voyais mon grand frère
pleurer, lui à qui l’existence n’avait pourtant pas épargné les occasions de verser des
larmes mais qui savait amortir discrètement les coups les plus cuisants de la vie.
Les chercheurs d’os Page : 86 f (17ème occ.)
Je voudrais presser le pas pour ne plus avoir ces sans-cœur à mes côtés, mais je
dois me conformer au rythme de marche de Da Rabah et m’exposer aux sarcasmes des
deux galopins à qui je n’avais pourtant jamais fait de mal.
Les chercheurs d’os Page : 103 a (18ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
376
Le monde est bien vaste et certaines gens y vivent heureuses. Comment, alors,
persister à croire tous ces vieillards qui soutiennent que les saints tutélaires protègent
notre contrée ? Foin des saints tutélaires ! Ne peuvent-ils pas nous permettre de manger
un peu plus souvent ? De nous habiller un peu mieux ? Ils sont pourtant légion : Sidi
M’hamed et ses deux fils, Sidi Abbou né au Ve siècle, Sidi Mahrez à la ceinture dorée,
Sidi Yahia gardien des côtes.
Les chercheurs d’os Page : 127 d (19ème occ.)
Sombre, immergé dans la brume, le jardin, telle une forêt concentrique, illimitée,
déballe ses arbres serrés et froids qui cachent chacun dans sa futaie un lutteur en tout
point semblable aux autres. Combien sont-ils à guetter sa première incursion hors de
l’appartement qui ronronne de quiète chaleur ? Le plus difficile pour lui est de savoir
avec exactitude à qui il a affaire chaque fois-s’agit-il de celui dont il vient juste de se
dépêtrer ou d’un lutteur tout à fait nouveau ? Le froid est leur arme paralysante ; mais
jamais l’agressé n’ose franchir le vieux portail de fer, au-delà du jardin d’apparence
tropicale (il aurait pourtant suffi de s’introduire au milieu d’une coulée d’arbres), pour
retrouver l’été d’à côté.
L’invention du désert Page : 1 c (20ème occ.)
Chaleur écrasante sur les terrasses de Biskra. Le soir pourtant est descendu. La
poitrine se soulève, oppressée, mais n’aspire qu’une sécheresse étanche comme la
pierre. Les feuilles de laurier sont d’un métal coulé aux premiers siècles du monde ;
elles se figent, couteaux de bronze, dans une éternité que rien n’ébranle.
L’invention du désert Page : 19 a (21ème occ.)
Tehouda. Cité fondue dans la poussière. Cité de terre friable dans le repli du
désert. Monticule couleur d’anonymat comme la nature alentour. Aucune plaque
commémorative. Il n’existe même pas de panneau routier indicateur. Pour ceux qui
inventorient les localités, Tehouda n’est pas un lieu d’histoire, elle n’est même pas un
lieu tout court. Tehouda n’existe pas. Pourtant, c’est là que l’histoire du Maghreb s’est
jouée.
L’invention du désert Page : 23 e (22ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
377
Il existe pourtant à Tehouda des noms qui s ‘insinuent, ombres fantomatiques,
entre les siècles accumulés comme dunes : souvenir inconfortable de Kahina, Okba,
Koceilah. que ne donnerait-on pas pour ne plus avoir de mémoire ! il reste aussi des
titres à vénérer, de petits mausolées perdus dans les sables où la dévotion et la
superstition brûlent leurs encens mêlés. les compagnons décimés de Okba savaient-ils
que c’est à titre posthume qu’ils allaient vaincre ce peuple ? l’encens brûle pour les
guerriers sanctifiés qui secondaient Okba dans son grand œuvre d’” ouverture ”.
L’invention du désert Page : 24 a (23ème occ.)
Tehouda, repaire de la Kahina. Lieu mirage échappé aux inventaires, sans même
une plaque pour le nommer. C’est pourtant ici que se sont croisés tant de chemins. C’est
étrange, émouvant de regarder aujourd’hui Tehouda retranchée dans son anonymat et sa
désolation comme à la suite d’une bataille éternellement reconduite et qui débarrasse
chaque fois ses cadavres et ses plâtras. On a l’impression que l’Histoire s’est endormie
là.
L’invention du désert Page : 25 d (24ème occ.)
De ce jour s’établit entre le théologien et le souverain une très longue
controverse au cours de laquelle Ali ibn Youcef se montrerait particulièrement
conciliant et laxiste à l’endroit de cet imam zélé, impertinent qui n’ouvrait la bouche
que pour apostropher, injurier ou maudire. Le peu de cas qu’Ibn Toumert faisait de sa
vie était sans doute ce qui le sauva durant sa houleuse traversée de la totalité du
Maghreb. Cet homme possédé par une foi démoniaque arrivait toujours, par sa témérité
et sa conviction, à désarmer ses persécuteurs. Il avait, lui si chétif, un réel pouvoir de
fascination qui faisait que les bras s’abaissaient toujours au moment où ils allaient lui
assener le coup fatal. C’était un pouvoir auquel personne n’avait jamais pu se soustraire-
pas même Ali ibn Youcef à qui pourtant toutes les décisions en ce royaume
appartenaient.
L’invention du désert Page : 27 f (25ème occ.)
Malgré la largeur des boulevards, malgré ces étendues de sable à perte de vue
que Dieu a créées pour faire sentir à l’homme sa nullité, les mécaniques roulantes
s’entassent comme des troupeaux piaffants. Presque autant d’échangeurs qu’à New
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
378
York, pourtant. Dieu rapproche les hommes et les mondes par le miracle de ses
richesses. Il abolit les distances et les écarts par la percée des pipe-lines.
L’invention du désert Page : 50 c (26ème occ.)
On ne pouvait pourtant pas dire que l’enfant ne se plaisait pas chez lui. La petite
cour de la maison était coiffée d’une tonnelle dont les oiseaux en été venaient picorer le
grain doré. Cependant l’enfant préférait le figuier qui poussait tout seul, à l’écart. Il en
avait fait un poste de guet. Une bifurcation, presque au sommet, lui servait de siège. Il
pouvait non seulement se jucher, mais caler son dos et même s’endormir-si d’aventure il
l’avait désiré.
L’invention du désert Page : 58 a (27ème occ.)
Les feuilles sont-elles parfois remuées ? Cela paraît bien improbable dans cette
atmosphère d’eau dormante, de monde immergé dans la moiteur, coulé à pic et reposant,
immobile, dans les profondeurs d’un aquarium. La respiration du monde est feutrée.
Scansion imperceptible, qui ne dérange même pas l’air. Le plus étrange est l’absence
d’odeurs. Pourtant l’océan est à côté, immobile, neutre, insipide comme si aucun varech
ne l’habitait ni aucune bête vivace.
L’invention du désert Page : 96 b (28ème occ.)
Une solitude l’enveloppe, lui tisse une aura d’étrangeté, l’exclut de la caravane.
C’est pourtant à lui de trouver l’eau, la parole qui revigore, c’est à lui de révéler le
territoire-de l’inventer au besoin. C’est à lui de relater l’errance, de déjouer les pièges de
l’aphasie, de tendre l’oreille aux chuchotements, de nommer les terres traversées. Il
existe toujours un jeune homme porteur d’un fardeau immatériel qui pèse avec le poids
de l’obsession.
L’invention du désert Page : 108 e (29ème occ.)
J’ai pourtant commencé par les tuer.
L’invention du désert Page : 111 a (30ème occ.)
Mais le désastre qui s’était abattu sur son armée ébranla profondément Ibn
Toumert. De ces dizaines de milliers d’hommes soudés par une foi inébranlable et qui
pensaient qu’une bataille menée au nom de Dieu ne pouvait que se gagner, de ces
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
379
hommes qui avaient renoncé à tout pour le suivre, qui avaient bravé tous les dangers
pour lui, il ne restait qu’une horde de fuyards. C’était pourtant la seule bataille qu’il
fallait gagner, l’unique bataille qui pouvait changer le destin du pays du Maghreb.
L’invention du désert Page : 124 e (31ème occ.)
Et voici maintenant Ibn Toumert dans le village de Tinmal. Il était aussi faible et
impuissant que tout vieillard au chapitre de la mort. Pourtant, il n’avait même pas
soixante ans. Il avait parcouru maintes contrées de l’Orient et de l’Occident, il avait
sillonné les mers, cheminé sur les routes monotones du désert, il avait vu des villes
arides et la verdoyante Bejaia-mais rien n’était plus cher à son cœur que les
escarpements du Grand Atlas. L’invention du désert Page : 128 b (32ème occ.)
J’eus peur de parler de mon projet à Ahmed et Tayeb avec qui pourtant je
partageais tout. Ils riraient peut-être de moi ou me convaincraient de renoncer.
L’invention du désert Page : 164 e (33ème occ.)
J’ai vécu rivé à des fantômes intraitables debout dans cette déchirure d’enfance
que le temps n’est jamais arrivé à combler. Te voici encore en voyage, rappelé par les
fantômes d’antan. Et soudain l’angoisse, insupportable, dans ce train de nuit qui te
ramène. Tes trente ans te sont restés comme un harpon au travers de la gorge. Il faut
pourtant avancer, poussé par des mains invisibles. Avancer vers le lieu d’enfance et vers
le lieu de mort. Car le jour où elle t’a donné naissance, ta mère t’a promis à la mort.
C’est la règle qu’aucun ne conteste. Le cycle du carbone ne pardonne pas.
L’invention du désert Page : 172 e (34ème occ.)
Et pourtant, jadis, la Casbah, ville close mais aventurière, venait plonger ses
pieds dans les vagues. La vie et le destin de la cité avaient été intimement liés à la mer.
La respiration d’Alger était rythmée par les rames des galères, et la ville était réveillée
certains matins par les salves de l’agression. Duquesne, Lord Exmouth, Van Cappelan,
amiral Neal, que de commandants d’escadres sont venus briser leurs flottes contre les
murailles imprenables d’Alger ! Et, stature gigantesque de la légende, Dada Ouali
fustigeant la mer de son bâton pour faire naître la tempête qui allait sauver la ville de
l’expédition de Charles Quint. L’invention du désert Page : 174 a (35ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
380
Mais cela ne dure pas. Le vieux remonte à la surface des choses. Il demeure un
instant déconfit face à la dure réalité, puis son corps commence à trembler. Il est sûr que
la cafetière toujours à portée de la main et dont il use jusqu’à une heure tardive n’y est
pour rien. Le tremblement nerveux vient de beaucoup plus loin dans le corps et la
mémoire. Le vieux a pourtant vécu deux décennies dans la peau d’un être privilégié. Sa
chance était d’avoir choisi le bon camp, le ” camp des justes et des infaillibles ” comme
il dit, durant cette période sanglante qui allait déterminer le destin du pays.
Les vigiles Page : 1 c (36ème occ.)
On ne peut pourtant pas dire que ce soit elle que le vieux Menouar fuit en
passant ses journées dehors. Il ne fait en réalité que déserter la maison elle-même, l’étau
des quatre murs où il risque d’être surpris sans possibilité de flairer le vent et de détaler
sans regarder derrière lui. Les vigiles Page : 10 a (37ème occ.)
Il aurait été bien étonné si on l’avait un jour sollicité pour participer à une
quelconque besogne communautaire dans ce quartier où il vivait pourtant depuis vingt-
trois ans. Un après-midi, en passant non loin du dépotoir situé du côté des Galeries
nationales, Messaoud Mezayer y remarque deux chaises et une commode qui peuvent
encore servir. sidi-Mebrouk est une banlieue prospère dont les nombreux bâtiments,
greffés sur le pourtour de l’ancien centre urbain, ont accueilli surtout des cadres et des
gens aisés. cela procure à Messaoud Mezayer une clientèle qui ne regarde pas à la
dépense ainsi que d’autres avantages imprévisibles : nombreux ustensiles jetés avant
leur usure totale et facilement récupérables, stylos et crayons semés un peu partout par
des écoliers de familles aisées pour le bonheur de la progéniture de Messaoud Mezayer
qui garnit ainsi ses cartables à peu de frais. Les vigiles Page : 12 c (38ème occ.)
il contemple enfin le panorama qui l’entoure et que, dans son labeur fiévreux des
jours passés, il avait ignoré. Il y avait de cela deux petites décennies, Sidi-Mebrouk,
situé pourtant à dix-huit kilomètres seulement de la capitale où était né Mahfoudh, ne
lui aurait absolument rien dit. Sidi-Mebrouk était alors une simple bourgade éparpillée
de part et d’autre d’une rue qui la traversait hâtivement pour aller musarder plus loin
dans des localités plus dignes d’intérêt comme Rodania, Mekli ou Bordj-Ettoub.
Les vigiles Page : 35 d (39ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
381
Sans doute par nostalgie d’un temps où Younès et lui étaient, au-delà de leur lien
fraternel, de véritables amis. Ils habitaient la vieille casbah, qui surplombe une partie de
la ville, au rez-de-chaussée en patio d’une maison mauresque à deux étages. Le confort
était des plus sommaires : un seul robinet dans un coin du patio, trois chambres
indépendantes réparties tout autour de la petite cour et dont l’une était une sorte de
grande niche qui ne possédait, hormis la porte, aucune ouverture sur l’extérieur ; il
fallait y maintenir la lumière électrique même pendant le jour Mais Mahfoudh conserve
un souvenir émerveillé de ce lieu dont la réalité est pourtant oppressante.
Les vigiles Page : 52 d (40ème occ.)
Mahfoudh aime pourtant ce quartier, son calme. Il aime comme cela certains
endroits de manière irraisonnée. Comme la vieille ville où il est né. Comme la grande
rue commerçante de la capitale où il se promenait, adolescent, émerveillé par les riches
vitrines. Comme l’esplanade devant la mer avec ses arbres bruissant d’oiseaux le soir,
son jet d’eau jaillissant d’une pierre, ses kiosques où Mahfoudh passait, en regardant les
livres, de longues minutes d’évasion. Les vigiles Page : 91 c (41ème occ.)
Mahfoudh est certain que le secrétaire général est au courant du refus que la
police a opposé à sa demande de passeport. Il ne comprend pas pourquoi il accepte de ”
se mouiller ” en le recevant. Il n’était pas du tout sûr d’obtenir cette audience lorsqu’il
l’avait sollicitée. Le secrétaire général éprouverait-il une sympathie anticonformiste
pour les intellectuels à lunettes alors que le système qu’il sert se méfie de la culture et
de l’intelligence comme de la peste ? Lui-même n’a pourtant rien d’un intellectuel.
Les vigiles Page : 94 c (42ème occ.)
Tu vois pourtant ce qui se construit, des cités qui émergent de partout, jusque sur
les terres agricoles. Les vigiles Page : 98 c (43ème occ.)
-j’avais pourtant demandé que l’on vous introduise directement dans mon bureau
; votre trajectoire a été dévié, par erreur. Vous ne pourrez jamais savoir ce que c’est que
de travailler avec des gens dont l’intelligence n’est pas la caractéristique principale.
Les vigiles Page : 119 c (44ème occ.)
Menouar marchait en tête, sans un regard en arrière pour ses compagnons. Il
planait, assis sur un nuage capricieux. Il ne sentait pas à ses pieds le cuir rêche des
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
382
chaussures qui entamait sournoisement sa peau. Il était immergé dans un espace
fabuleux ; pourtant, il s’y semait un peu comme un intrus ; on aurait dit que quelque
chose ou quelqu’un s’employait à l’en écarter : les sons et les images semblaient venir
de loin, arrivaient à lui étouffés ou déjà déteints, comme enveloppés dans de la ouate.
Les vigiles Page : 169 a (45ème occ.)
Ce jour de souk ne serait pas identique aux autres passés ou à venir ; il garderait
toujours ses couleurs à lui, son ivresse à lui et ses tourments à lui. C’était presque le
soir. Les trois compagnons, délestés de ce qu’ils avaient apporté et chargés d’autres
objets et victuailles, se dirigeaient vers leurs montures. Le cheval de Menouar était
attaché à une grosse racine d’eucalyptus que l’érosion avait exhumée. Il hennit
fébrilement lorsque son maître s’approcha. Menouar, qui n’avait pourtant pas l’habitude
de choyer son cheval, plongea la main dans sa sacoche et en retira une poignée
d’arachides qu’il approcha des naseaux frémissants. Les vigiles Page : 174 d (46ème
occ.)
Ce pays que brûlent trois saisons sur quatre connaît pourtant l’eau diluvienne et
le froid taraudant. Il sait exhaler les odeurs rances de la décomposition, de l’humidité et
de la moiteur. Menouar songe maintenant à l’hiver. Au désir d’enroulement qu’il
suscite. Réintégrer la coquille. Réintégrer la matrice chaude. La magie du feu jaune. La
chanson, la berceuse de la pluie. Les jeux sauvages du vent entre les murs de pierres
sèches. Les vigiles Page : 191 b (47ème occ.)
Les villageois vous décrivaient le paradis ou l’enfer avec force détails
pittoresques, comme s’il s’agissait du hameau derrière la montagne. On se préparait en
quelque sorte à la mort dès l’adolescence. Mais cela n’avait jamais contribué à la rendre
familière ou simplement acceptable à Menouar. C’était sans doute parce qu’il n’était pas
du tout sûr de se réveiller dans l’au-delà ni surtout de se réveiller dans un monde
meilleur que celui-ci (où la vie pourtant ne déborde pas d’agréments !).
Les vigiles Page : 193 d (48ème occ.)
Menouar Ziada pensait en son for intérieur ; mais sans oser l’exprimer à sa mère,
qu’il devait mourir de par le monde des centaines de personnes pieuses par jour-de quoi
désespérer d’avoir une seule journée de soleil dans l’année ! Vie d’effort et de
privations. Adolescence étouffée. Désirs ravalés ou expédiés honteusement. Des
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
383
éblouissements pourtant, aussi furtifs qu’indélébiles : une chanson envoûtante s’élevait
chaque jour, au crépuscule, de la maison où habitait la veuve Khadra. C’était une
chanson qui remplissait le village et tout le crépuscule du monde :
Les vigiles Page : 194 d (49ème occ.)
Ce doit être une grande douleur que de voir son fils stérile ou, ce qui revient au
même, encombré d’une ribambelle de filles. S’il avait eu des enfants, sa mort aurait
peut-être servi à quelque chose : rendre ces enfants heureux. Il se rappelle la mort de sa
mère qu’il croyait pourtant aimer ; il se rappelle l’impression de délivrance, de légèreté,
de liberté-de bonheur presque-qu’il avait éprouvée à cette mort.
Les vigiles Page : 196 e (50ème occ.)
Il se montrait serviable et patient, mais n’en était pas moins pénétré de son
importance. On le voyait à l’air supérieur qu’il affichait pour toiser ceux qui lui
amenaient leurs béliers, à l’air condescendant et protecteur qu’il adoptait avec les
enfants évoluant autour de lui (il ne les chassait pas ; on sentait qu’il avait besoin d’une
galerie). Pourtant, ce n’était pas là une grosse affaire. Les vigiles Page : 202 c
(51ème occ.)
Mais il ne s’endort pas. Il somnole, les yeux fermés pour mieux se couper du
présent. Le muezzin lance son appel mélodieux, émouvant, avec quelque chose de
lénifiant et de déchirant à la fois. Le paradis que promet la religion est-il aussi doux et
musical que ce chant ? Le muezzin s’étant tu depuis quelques secondes, il semble
pourtant que son écho se prolonge comme une émanation intemporelle, comme un
souffle reposant ci délicieux qui cherche à se fondre dans la paix crépusculaire.
Les vigiles Page : 205 b (52ème occ.)
Boualem Yekker se retrouve dans l’impuissance, rage et larmes ravalées, d’un
enfant qui voit son père humilié subir en silence l’humiliation. Les livres ont pourtant
ébranlé le monde, l’ont secoué comme un arbre qu’on force à livrer ses fruits ! En
regardant les rayonnages, Boualem Yekker éprouve l’impression navrante que les livres
ont renoncé à leur impertinence, qu’ils sont devenus des comparses rasant les murs.
Le dernier été de la raison Page : 37 a (53ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
384
Son émotion l’empêche de parler, les mots et les pensées se bousculent dans sa
tête comme un troupeau paniqué. On voit pourtant qu’il est heureux, qu’une flamme
l’illumine de l’intérieur, qu’un flux bienfaisant le parcourt. Ne pouvant tenir en place, il
se lève à la rencontre d’Ali Éblouira-ce qu’il n’avait jamais fait. Il se retient à temps de
lui donner l’accolade, ce qui aurait surpris, voire affolé le pauvre Elbouliga qui aurait
peut-être cru à un accès de folie de la part du libraire.
Le dernier été de la raison Page : 38 b (54ème occ.)
Ils ne font en réalité que corser et obscurcir une affaire pourtant des plus claires.
Je vais finir par croire-excusez-moi pour tant d’orgueil-qu’il y a une véritable
conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir dans le plus infime détail ce
que j’ai fait du début à la fin-celui qui entend et voit tout ayant été mon unique témoin.
Mon intention est de vous faciliter la tâche au maximum, monsieur l’imam-juge.
Le dernier été de la raison Page : 46 a (55ème occ.)
Ils ne font en réalité que corser et obscurcir une affaire pourtant des plus claires.
Je vais finir par croire-excusez-moi pour tant d’orgueil-qu’il y a une véritable
conjuration à mon endroit. Je suis pourtant le seul à savoir dans le plus infime détail ce
que j’ai fait du début à la fin-celui qui entend et voit tout ayant été mon unique témoin.
Mon intention est de vous faciliter la tâche au maximum, monsieur l’imam-juge.
Le dernier été de la raison Page : 46 a (56ème occ.)
Maintenant, tout en gardant un œil sur le livre dédié à la philosophie nouveau
genre, Boualem pense à une petite fille, être d’intelligence, de vivacité, d’espièglerie et
d’amour. Il avait connu une telle fille, avait fait fusion avec elle, car c’était un surgeon
de sa chair. Il n’a jamais pu se convaincre de l’existence effective d’une tradition
barbare des anciens Arabes, pourtant rapportée dans maints écrits : l’inhumation de
fillettes vivantes dans des tribus guerrières pour lesquelles seuls les garçons comptaient.
Le dernier été de la raison Page : 61 c (57ème occ.)
Pourtant, c’est terrible ce qu’on peut avoir vécu en cinquante ans. Chaque fois
que Boualem entreprend de faire la rétrospective de sa vie, ce qui lui arrive assez
souvent ces derniers temps, il voit des images et des souvenirs qui semblent venir de si
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
385
loin, d’un temps immémorial. Pour parvenir jusqu’à lui, ils se faufilent entre des étés
interminables, des kilomètres de vents glacés, des vallées, des fleuves et des montagnes.
Le dernier été de la raison Page : 101 a (58ème occ.)
Mais la perspective qui s’offre aux yeux de Boualem est une perspective diurne
où la blancheur des pâtés de maisons, les bouquets de verdure et une lumière éclatante
ajoutent une pointe ornementale à la beauté de la baie. Une étrange paix plane sur cette
ville qui saigne pourtant si terriblement à l’intérieur, cette ville prédisposée à la joie
mais d’où la joie est bannie. Le dernier été de la raison Page : 102 f (59ème occ.)
Ils furent pourtant heureux. Boualem se rappelle une famille s’ingéniant à créer
un minimum de tendresse dans un pays occupé qui vit dans la misère et l’humiliation.
Chaque chose avait une valeur à la mesure de sa rareté : le pain, la chemise maintes fois
reprisée, les souliers, le livre lu et relu. Le grand frère, que Boualem aimait beaucoup,
désolait la famille par sa petite taille. Lorsqu’il eut vingt ans, Boualem, qui en avait
douze, tremblait de voir son aîné se figer dans sa si peu importante stature.
Le dernier été de la raison Page : 104 b (60ème occ.)
La télévision, qui n’a jamais réussi à quitter la sphère du conformisme, retombe
dans la pire période des louanges et des célébrations où l’historiographie, voire
l’hagiographie, tenait lieu d’histoire. La nomination d’un Abada à la tête de cette
institution n’est-elle pas, à elle seule, un gage de retour en arrière ? La logique politique
semble redevenir ce qu’elle était du temps de Boumediene et de Chadli : logique de
dosage, voire de compromission, qui permet, par un jeu d’acrobatie, la survie des
appareils. Pourtant, après le passage lumineux et dramatique d’un Boudiaf dans notre
champ politique, nous avions un moment espéré que rien ne serait plus comme avant.
Certes, le Berbère honteux à qui on fera chanter les louanges de l’arabo-islamisme,
l’intégriste ambitieux qui, en échange d’une part du gâteau ou d’une parcelle de
pouvoir, n’hésitera pas à bénir la répression d’autres intégristes, ne sont pas difficiles à
trouver. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 i (61ème occ.)
Qui pourra-t-il mobiliser avec de pareils anathèmes ? Tout au plus Mehri,
Benkhedda, Djaballah, et Nahnah. D’ailleurs, le chef du gouvernement, dont on se
rappelle la grande détermination et l’extrême diligence à destituer Mahi-Bahi, ne semble
aucunement gêné par les vitupérations d’un Sassi Lamouri qui devraient pourtant faire
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
386
honte à tout Etat normalement constitué. Comme pour confirmer que le boumediénisme
et l’islamisme ne sont pas si étrangers l’un à l’autre, la veuve de l’ancien président vient
d’obtenir l’interdiction sur tout le territoire national (où il n’est pourtant pas diffusé) du
pamphlet de Rachid Boudjedra, FIS de la haine. Étrange comportement d’une dame qui,
publiant elle-même des livres des autres ! Pendant ce temps, le lecteur algérien, habitué
à être mal loti, pourra toujours se rabattre sur quelques titres publiés par les éditeurs
nationaux et largement disponibles, ceux-là, des titres qui font l’apologie de Hassan El
Benna et de sa famille de pansée. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 n (62ème
occ.)
Qui pourra-t-il mobiliser avec de pareils anathèmes ? Tout au plus Mehri,
Benkhedda, Djaballah, et Nahnah. D’ailleurs, le chef du gouvernement, dont on se
rappelle la grande détermination et l’extrême diligence à destituer Mahi-Bahi, ne semble
aucunement gêné par les vitupérations d’un Sassi Lamouri qui devraient pourtant faire
honte à tout État normalement constitué. Comme pour confirmer que le boumediénisme
et l’islamisme ne sont pas si étrangers l’un à l’autre, la veuve de l’ancien président vient
d’obtenir l’interdiction sur tout le territoire national (où il n’est pourtant pas diffusé) du
pamphlet de Rachid Boudjedra, FIS de la haine. Étrange comportement d’une dame qui,
publiant elle-même des livres des autres ! Pendant ce temps, le lecteur algérien, habitué
à être mal loti, pourra toujours se rabattre sur quelques titres publiés par les éditeurs
nationaux et largement disponibles, ceux-là, des titres qui font l’apologie de Hassan El
Benna et de sa famille de pansée. Le retour du prêt-a-penser Page : 116 o (63ème
occ.)
Tous ceux qui ont le front de soutenir que l’Algérie n’est pas fatalement vouée
aux œillères et à la régression, qu’elle peut se défaire des tabous, sont présentés comme
des excroissances honteuses, des abominations étrangères aux valeurs de leur société.
Pourtant, cette Algérie qui pense et qui ose, qui ne craint pas de bousculer les interdits,
existe ; elle est loin d’être minoritaire. Ne s’est-on jamais interrogé en haut lieu
pourquoi des quotidiens défendant des valeurs d’ouverture, de modernité et de progrès
comme Le Matin et El Watan tire à plus de 100 000 exemplaires et pourquoi un journal
baathiste comme Essalam tire à 7. 000 exemplaires ? Minorer ou exclure Page : 120 l
(64ème occ.)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
387
Annexe 8 : In Djaout, Tahar (1999) : Le dernier été de la raison,
Seuil, pp. 35- 41
Boualem Yekker aperçoit, caché jusqu'à mi-corps par une haie de voitures en
stationnement, un jeune homme qui fait du stop. il se rapproche de lui en ralentissant, se
disant au fond de lui-même qu'il va peut-être commettre un acte imprudent. Il a, en
effet, par mesure de sécurité, cessé de prendre en stop des inconnus. Car des citoyens,
libres penseurs, intellectuels qui se sont Prononcés contre l'instauration du régime
communautaire, agnostiques identifiés, sont encore recherchés par les milices des Frères
vigilants. Et Boualem Yekker, qui sait que son activité de libraire ne tient qu'à un fil des
plus minces, préfère éviter de se faire voir en compagnie d'une personne suspectée,
comme il prend soin d'éviter le commerce de gens (les espions et les provocateurs
pullulent) capables de lui créer des complications.
Pourquoi alors s'arrête-t-il cette fois-ci? Il ne peut se (35) l'expliquer. Sont-ce
l'air misérable du jeune homme, son attitude de noyé appelant au secours qui ont
déterminé Boualem à s'arrêter? Son imagination, en pleine ébullition, lui aurait-elle joué
un tour, en lui présentant l'auto-stoppeur sous une apparence qui n’est pas la sienne?
Le jeune homme, qui boite très fort, s'approche de la voiture en clopinant et
monte à côté de Boualem Yekker. Il arrange sa gandoura sous ses jambes, comme font
les femmes avant de s'asseoir, puis tend la main en disant :
- Que Dieu te récompense en bienfaits.
Ils restent quelque temps silencieux. Des questions se bousculent dans la tête de
Boualem Yekker A-t-il bien agi en embarquant cet individu? Va-t-il lui faire la
conversation ou laisser les choses venir? Ne va-t-il pas plutôt rattraper son étourderie et
chercher un subterfuge pour se débarrasser du passager au plus vite?
Les deux hommes s'observent à la dérobée, muets, comme si le premier mot qui
allait être échangé entre eux devait avoir des conséquences draconiennes et qu'aucun
des deux n'osait prendre sur lui de le prononcer Boualem Yekker finit par se dire qu'en
hôte bien élevé c'est à lui de mettre à l'aise son passager en entamant la discussion,
brisant ainsi ce mur de glace. Un passant vient inopinément à son secours, en jaillissant
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
388
d'une ruelle adjacente et en traversant à toute allure. Boualem appuie brutalement sur le
frein, dans un violent crissement de pneus. Il dit en s'efforçant de dominer sa colère :
- Les gens ont perdu toute habitude citadine. Ils ne savent plus ce que c'est qu'un
passage piéton. Ils traversent (36) n'importe comment, au mépris de tout règlement,
comme s'ils évoluaient en plein désert parmi des montures indolentes.
- Il ne faut pas mépriser le désert. C'est le lieu de toutes les Révélations. C'est le
berceau des prophéties.
- Les personnes de votre âge devraient, à mon sens, s'intéresser à d'autres choses
qu'aux prophéties.
- Et à quoi donc, s'il vous plaît ?
- Il y a tellement de centres d'intérêt : le sport, l'art, la science, la cuisine.
- La cuisine est affaire de femmes. L'art n'est que tentative prétentieuse et impie
de rivaliser avec Son œuvre. Quant à la science, n'est-elle pas tout entière contenue dans
Son Omniscience ? Tout savoir trouve sa source dans notre religion.
- Vous avez fait des études ?
- Bien entendu. Je suis parvenu jusqu'à l'année du bac. Je suis doué en théologie
et en littérature arabe. Ce sont les langues étrangères et les sciences profanes qui ont
fermé devant moi les portes de l'université.
- Vous avez tout de même entendu parler du théorème de Thalès et du théorème
de Pythagore. Ce sont là des formules établies bien des siècles avant Jésus-Christ, donc
encore plus de siècles avant que notre religion n'apparaisse.
Le jeune homme ne réplique pas. Il tourne la nuque au conducteur et regarde par
la vitre baissée comme pour quêter une réponse au loin. Une femme, vêtue de noir mais
le visage et la tête découverts, s'avance vers eux sur le trottoir. Lorsqu'ils l'ont dépassée,
le jeune homme vitupère :
- Il reste encore du travail à faire pour ramener ce (37) peuple dans le droit
chemin. L'impudeur s'étale au grand jour sans que personne la réprimande.
- Vous vous sentez donc concerné par le comportement de chacun?
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
389
- Notre Prophète-le Salut et la Prière de Dieu soient sur Lui-n’a-t-il pas dit : «
Chacun de vous est un berger, et chaque berger rendra compte de son troupeau »?
- Et le troupeau que vous gardez, c'est l'immense troupeau de l'humanité! N'est-
ce pas un peu trop pour vous?
- L'humanité est en effet un troupeau qui patauge dans le purin du stupre et dans
les ténèbres de l'agnosticisme. Nos efforts ne seront pas inutiles pour lui faire retrouver
la lumière. Pourquoi avez-vous l'air si sceptique sur les chances du Bien à triompher?
Vous êtes donc habité par le doute?
- Je ne fais que discuter avec vous. Je suis un vieux solitaire, et je me montre
assez bavard et même assez agaçant chaque fois que je tiens sous la main un homme
compréhensif comme vous, qui montre des dispositions à m'écouter.
- Vous n'avez donc pas de famille?
Boualem Yekker garde le silence. Il revoit cet après-midi où le fil distendu avait
fini par se rompre. Sa femme se tenait devant lui, habillée de noir de la tête aux pieds,
corps nié et gommé par un tissu raide et austère. Son désir de survivre exsudait avec
violence de ses yeux qui, seuls, étaient épargnés par le tissu en forme de suaire. Les
enfants s'étaient rangés du côté de leur mère; eux aussi ne désiraient pas mener une vie
de réprouvés et de parias; ils étaient disposés à se priver des sucs et des défis de la vie
réelle pour se conformer à (38) la nouvelle norme et continuer à exister sous l'ordre
nouveau, implacable et castrateur. Il convenait d'agir à l’instar de tous les voisins :
laisser pousser sa barbe, arborer une gandoura, faire montre d'une piété débordante.
Mais Boualem avait été inébranlable : il repoussait de toutes ses forces ces concessions
mutilantes; il avait une trop haute idée de la vie pour se contenter de son ombre, de son
enveloppe et de ses épluchures. Il était déterminé à tout braver : le mépris, la solitude,
les vexations, pour continuer à honorer les choses et les idées auxquelles il croyait. Et la
cassure, fatale, se produisit.
Le jeune auto-stoppeur prend toutes ses aises. Il se renverse sur le siège, les
jambes étendues horizontalement, calées juste sous la boîte à gants par les pieds
chaussés de sandales. On dirait qu'il vient d'établir de façon irréfutable les preuves de sa
supériorité sur cette personne à laquelle, quelques instants seulement auparavant, il était
redevable de l'avoir ramassé sur la route. Ce monsieur, dont il eut la faiblesse de penser
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
390
qu'il avait agi par amour du Bien, n'est sans doute qu'un de ces cyniques adorateurs de la
pensée matérialiste -car il subsiste, bien évidemment, des adeptes de l’impiété dans le
pays qui a retrouvé la voie de Dieu. Le jeune homme décide de se montrer implacable,
car le triomphe du Bien l'exige!
- Excusez-moi, mon oncle, mais vous me semblez envahi par le désarroi de ceux
à qui la foi fait défaut. Je m'excuse par avance, car j espère m'être trompé.
- Mon fils, il est risqué de S'instituer juge des autres, car on se méprend plus
souvent qu'il n'est permis.
- Celui qui prêche la vérité ne se trompe pas, il rencontre (39) souvent
l'adversité, mais l'erreur n'est pas sur son chemin.
Cette certitude fichée comme un roc, devenue aujourd’hui la base de tout
raisonnement, lui remet en mémoire quelques-unes des dernières discussions qu’il eut
avec son fils. Kamel, travaillé au corps par le milieu scolaire et le quartier, avait fini par
succomber sous la pression. Il rejoignit, tête basse, le troupeau parqué dans la prairie
des certitudes. Il refusait d'être marqué au fer rouge et, pour cela, prit le parti de jouer le
jeu. Il avait déclaré clairement qu'il n'avait pas besoin d'un père qui le désignerait aux
sarcasmes et au pilori...
Le zélé passager; se sentant maintenant investi d'une mission, revient à la
charge.
- Nous nous sommes durement colletés avec la toute-puissance du mensonge.
Nous n'avions même pas cru que nous allions un jour triompher Le Très-Haut nous a
épaulés. Il faut que nous nous montrions dignes de Son assistance en répandant partout
Ses lumières.
- Tu n'es pas fiancé? lui demande Boualem qui éprouve tout à coup le besoin de
passer au tutoiement.
Son vis-à-vis rougit comme s'il avait été pris en faute.
- Ce sont là des choses trop personnelles et dont on ne parle pas en public.
- Tout ce qui est essentiel est donc frappé du sceau de la honte dans votre
congrégation?
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
391
Le jeune homme a l'air désarçonné. Il semble soudain préoccupé. il regarde tout
autour de lui.
- Je voudrais descendre là-bas, en face du marchand de légumes, dit-il
nerveusement.
Avant de quitter la voiture, il se penche vers Boualem et lui souffle au visage,
d'un air mi-désolé mi-menaçant : (40)
- Crains Dieu, ô homme auquel ses cheveux blancs n'ont pas apporté la sagesse
et le repentir. Le châtiment sera terrible et sans fin.
Puis il s'éloigne en clopinant mais d'une allure décidée, comme s'il s'avançait à la
rencontre d'un grand moment de l'histoire.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
392
Annexe 9 : In Djaout, T. (1991) : Les vigiles, Seuil, pp. 190-192
- Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Nous sommes rassemblés ce soir
comme les membres d'une famille unie afin de célébrer une victoire précieuse ajoutée
au palmarès chaque jour plus long des victoires nationales. Il ne s'agit aujourd'hui ni de
politique ni de football : c'est dire la multiplicité des domaines où brille notre bonne
étoile. Il y a parmi les invités de ce soir un homme encore jeune mais qui, par son
savoir, son intelligence, un travail tenace en dépit des embûches dressées par certains
égoïstes qui ne se sont jamais préoccupés du prestige de la nation, un homme, dis-je, qui
a appelé la gloire sur notre ville (190) pour l'avoir choisie comme berceau d'une
invention qui nous honore et nous grandit. Cet homme s'appelle Mahfoudh Lemdjad, et
nous l'entendrons tantôt prononcer quelques mots à cette humble tribune.
Un mouvement se produit dans l'auditoire, des lèvres murmurent, des têtes se
tournent de divers côtés vers Mahfoudh Lemdjad : qu'il s'agisse des gens avec qui il n'a
pas parlé ou de ceux qui, l'ayant tout à l'heure accablé de questions, ont l'air de le
redécouvrir après l'avoir quelque peu oublie. Le maire vient de lui donner une présence
plus remarquable, une existence plus passionnante.
L'orateur laisse se dissiper cette légère agitation avant de poursuivre :
- L'intérêt que nos gouvernants portent à la science, la considération qu'ils
témoignent aux hommes de savoir sont signifiés aujourd'hui par la présence à nos côtés
de M. l'officier supérieur du commandement régional, M. le sous-préfet et d'autres
personnalités prestigieuses que le manque de temps ne me permet pas de nommer. Ces
hommes, qui ont mené la guerre libératrice, suivent de près aujourd'hui cette autre
guerre contre l'ignorance et pour l'élévation du pays à l'échelle des nations prospères.
Nous les remercions pour leur présence attentive, pour cette parcelle de leur précieux
temps qu'ils nous accordent ce soin. Quant à M. Mahfoudh Lemdjad, nous saluons à tra-
vers lui la jeunesse saine et utile qui passe son temps non à se mêler de ce qui ne la
regarde pas, non à critiquer (191) telle décision ou telle action du gouvernement comme
c'est devenu la mode de nos jours, mais à essayer d'enrichir ses semblables par le fruit
de son génie. Je ne sais pas Si l'ambiance de fête qui nous rassemble aujourd'hui peut
autoriser des évocations malheureuses. Mais il faut savoir que des écueils ont été
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
393
disposés sur le parcours de M. Lemdjad par un homme dont nous n'attendions pas un tel
comporte ment. Il ne nous appartient pas, quant à nous, de juger les hommes et leurs
actions. Nous nous félicitons simplement de la détermination de M. Lemdjad, de son
courage face à l'adversité et, sans plus attendre, je le convie à cette modeste estrade
dressée pour lui afin qu'il nous honore de quelques mots.
Des applaudissements accompagnent le maire qui descend précautionneusement
les marches de bois, sans doute de peur d'en manquer une et de s'étaler. Mahfoudh, qui
devient de nouveau le point d'attraction de tous les regards, se dirige vers l'estrade tandis
que le maire vient à lui et lui donne l'accolade, geste qui déclenche une nouvelle série
d'applaudissements. (192)
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
394
Annexe 10 : « Petite fiction en forme de réalité », In Tahar
Djaout, Ruptures n°16, du 27 avril au 3 mai 1993
Un homme et une femme dans la rue, absorbés dans une discussion amicale. Elle
pense à ne pas le fuir. Lui ne pense pas, brute guidée par son sexe, à se jeter sur elle et à
la culbuter. Elle ne cache pas son visage, de crainte de réveiller en lui la bête. Il ne la
fuit pas, de peur que le diable en lui ne devienne le maître des décisions.
Le rêveur pense à des scènes jadis courantes et naturelles d’hommes et de
femmes qui discutent comme des êtres pourvus de raison, de retenu et de consécration,
capables d’amitié, d’affection, de civisme, de colère des hommes et des femmes
tellement éloignés de ces bêtes d’affût qu’ils sont désormais devenus les unes pour les
autres !
Le rêveur regarde des formes noires, tissus hermétiques qui ne laissent aucune
trace de corps humain. Des femmes se cachent à l’intérieur, être de malédiction, de
tentation, de convoitise que l’œil du croyant doit ignorer. Parfois, il voit passer des
couples sans lien avoué, l’homme le plus souvent barbu engoncé dans une tenue hybride
où se marient la gandoura et la veste, le veston ou le pardessus. La femme
complètement invisible à l’intérieur d’une tour noire.
Parmi les gens qui passent dans la rue, le rêveur tâche de repérer plus
particulièrement les femmes et les couples. Les couples ! Peut-on parler de couples
dans une société scindée en deux, avec une part effacée du regard, niée, réduite à un
réceptacle, à un lieu de jouissance dans l’obscurité coupable ?
C’est vrai que, dans ce pays on n’a jamais été conciliant avec les femmes. Elles
ont été accablées de labeur, de brimades et de sarcasmes. Les travaux des champs, le
ménage, les corvées multiples et les coups : rien ne leur a été épargné. Mais la femme
était présente, elle pesait de tout son charme, de toute sa détermination et de toute sa
douleur. Elle était le lieu de l’épreuve, elle était le centre d’un drame noué par la
pauvreté, la convoitise, la jalousie, l’amour, le désir et la lutte qu’impose chaque jour
naissant. La femme était malmenée mais elle n’était pas réduite, comme aujourd’hui, à
une chose honteuse que l’on assimile derrière un voile noir. Elle n’était nullement
assimilée à cet objet de séduction et de damnation dont le croyant doit se garder comme
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
395
appât de diable. Les femmes aujourd’hui sont au centre des prêches dans la majeure
partie des lieux de culte : elles sont, au même titre que les artistes, les laïcs et les libres
penseurs, désignées comme la source de nos malheurs multiformes, la cause du juste
châtiment qui nous accable. Si Dieu refuse de déverser sur nous des richesses, sa
compassion et sa bénédiction, n’est-ce pas à cause de ces saltimbanques, de ces
dépravés, de ces pêchés incarnés dont l’existence même constitue une offense au Ciel ?
Le rêveur a toujours été atterré que Dieu se soit accommodé de si détestables
représentants.
Dans la ville oppressante où il vivait et où il vit encore, le Rêveur avait
échafaudé ŕ oh ! Il n’ose plus le faire ŕ des rêves sur la cité où il aimerait vivre et voir
s’épanouir ses enfants. Il y aurait d’abord de la verdure ŕ arbres et pelouses ŕ
beaucoup de verdure qui fournirait l’ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des
feuilles, et les gîtes de l’amour. Il y aurait des créateurs de beautés, de rythmes,
d’idylles, d’édifices, de machines. Mais aucun strapontin n’était prévu pour les
régulateurs de la foi, pour les surveillants de la conscience, les gardiens de la morale, les
fondés de pouvoir du Ciel. Le Rêveur aspirait à une humanité libérée de la hantise de la
mort et du châtiment éternel.
Mais la vie avait continué, avec son masque de laideur et de désillusion. Puis le
rêve lui-même devient interdit. Des hommes, se prévalant de la volonté et de la
légitimité divines, décidèrent de façonner le monde à l’image de leur rêve et de leur
folie.
Le résultat est là devant nos yeux : un couple forcé, attelé sous le même joug
afin de perpétuer et multiplier l’espèce précieuse des croyants. Les femmes réduisent
leur présence à une ombre sans nom et sans visage. Elles rasent les murs humbles et
soumises, s’excusant presque d’êtres nées. Les hommes devancent leurs femmes de
deux ou trois mètres, ils jettent de temps en temps un regard en arrière pour s’assurer
que leur propriété est toujours là : ils sont gênés, voire exaspérés, par cette présence à la
fois indésirable et nécessaire.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
396
Annexe 11 : In Djaout (1991) : Les vigiles, pp. 168-173
Cette fois-ci, Skander Brik n'affecte même pas son sourire en forme de cicatrice.
il a un air grave, solennel. Il cueille Menouar Ziada de bon matin, à la sortie de sa
maison, comme s'il l'avait attendu des heures durant avec la patience de l'araignée. Il se
met à sa hauteur, mais ne lui parle pas tout de suite. Aucun mot n'est échangé entre eux,
pas même le salut du matin. Ils font quelques pas ensemble, puis Skander Brik dit enfin;
- J'ai des choses très sérieuses à t'apprendre.
Menouar Ziada s'arrête aussitôt, mais sans regarder son accompagnateur.
- Pas ici, dit Skander Brik. On pourrait aller ou bien chez moi ou bien dans un
endroit retiré, à la périphérie du village. Mais, tout compte fait, je préfère chez moi: c'est
le seul endroit où nous ne courons pas le risque d'être vus ou écoutés par des gens
indiscrets.
Menouar Ziada se remet en marche, mais derrière Skander Brik et non plus à ses
côtés.
La résidence de Skander Brik est une petite villa (168) entourée d'un mur hérissé
de tessons. Elle appartenait à une famille de riches colons qui possédait un vaste
domaine agricole dans la région. Skander Brik s'en empara à l’indépendance, la
mitraillette chinoise à la main. Elle était convoitée par d'autres personnes, des militaires
gradés qui avaient proposé en échange d'autres logements à Skander Brik, mais celui-ci
avait rejeté toutes les offres et défendu son butin avec une farouche ténacité. Ce qui
l'attirait par-dessus tout dans cette villa, c'était le jardin où poussaient trois arbres
fruitiers et foisonnaient des fleurs. Les trois arbres (un citronnier, un néflier, un figuier)
sont toujours là, mais les fleurs avaient vite disparu, remplacées par des carrés de
salades, d'oignons et de tomates, un poivrier acclimaté là de manière miraculeuse et
quelques légumineuses. Une rigole traverse le potager ; son eau verdâtre, croupie,
dégage une odeur nauséabonde. Mais cela ne semble pas déranger trois poules et une
pintade qui s'y abreuvent goulûment. La façade de la villa, écaillée et désagrégée par
endroits, a subi des replâtrages grossiers. Elle avait été enduite d'une peinture, selon
toute vraisemblance beige, qui n'a pas été renouvelée depuis au moins trente ans.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
397
Lorsqu'ils franchissent le seuil, Menouar Ziada n’entend aucun bruit et aucune
voix. La mise en scène a-t-elle déjà été étudiée? La maison a-t-elle été vidée afin que
personne ne soit au courant du secret? Menouar Ziada se rend compte également que
c'est la première fois qu'il pénètre dans cette maison, ce qui (169) est tout de même
anormal pour deux citoyens d'une même petite ville, qui sont presque voisins, qui ont de
surplus fait la marne guerre et qui ont dû souvent se serrer les coudes pour affronter et
réduire les revendications velléitaires de cette société nouvelle, de cette jeunesse
impertinente qui n'a plus les mêmes dogmes et les mêmes signes de ralliement qu'eux.
La voix de Skander Brik le tire de ses rêveries. En fait, la maison n'est pas vide,
car le maître s'écrie, à l'adresse d'une personne invisible:
- Femme, prépare-nous donc du café.
Les deux hommes s'assoient côte à côte comme s'ils étaient gênés de se faire
face. Skander Brik parle:
- L'État est comme Dieu. Tous deux demandent notre respect et notre
soumission. En outre, leurs desseins à tous deux sont impénétrables et justes.
Menouar Ziada, silencieux et très inquiet, attend impatiemment la suite. Il sait
que la meilleure manière d'être fixé sur ce qu'on lui veut est de se taire, de ne pas
dévoyer par ses remarques ou ses questions la ligne de pensée de Skander Brik. Celle-ci
commence à se dévider.
- L'affaire Mahfoudh Lemdjad a eu des développements inattendus. Il faudra,
mon brave ami, expier les entraves que tu lui as créées et la suspicion que tu as fait
peser sur lui.
- Mais je n'ai rien fait de tout cela. Je ne lui ai pas créé la moindre
entrave... Je ne l'ai même jamais vu. (170)
- C'est là une version fantaisiste qui, je le crains bien, n'aura pas d'autre
adhésion que la tienne.
La femme de Skander Brik arrive, apportant deux tasses de café sur un plateau.
Le cœur de Menouar Ziada bat à coups précipités, sa gorge est sèche, son esprit est très
embrouillé. il comprend que sa position est éminemment dangereuse. C'est comme s'il
se trouvait devant une bête fauve et qu'il lui fallût réagir très vite, avant que des griffes
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
398
ne s'incrustent dans sa poitrine et dans sa gorge. Mais ni son esprit ni sa bouche
n'arrivent à trouver aucune issue.
C'est Skander Brik qui reprend, après avoir bu deux gorgées de café:
- Ce que tu dis là est étonnant. Tout le monde en haut lieu parle de cette
affaire. Même si les journaux ne s' en sont pas encore emparés, ils ne tarderont pas à le
faire si nous n'y veillons scrupuleusement Pour le maire, pour le secrétaire général de la
mairie, pour le responsable de la cellule du Parti et surtout pour le commandant Si
Abdenour Demik à qui nous devons tout, tu est le responsable des problèmes rencontrés
par Mahfoudh Lemdjad.
- C'est là une regrettable erreur. il faudra que je leur explique à tous.
- Ils n' ont pas besoin d'explications. Ils ont déjà tout décidé; et ce que tu peux
faire de mieux, pour ton intérêt et pour le leur, c'est de te rendre à leur décision.
- Une injustice va se produire. A qui peut profiter une injustice? (171)
- Ils sont au courant de tout. Et leur décision, crois-moi, n'a pas été prise à
la légère ni de gaieté de cœur.
- Ils veulent que je me sacrifie?
- Telle est notre destinée. Il faut savoir répondre présent chaque fois que
l'intérêt du pays nous sollicite. Nous avons la chance d avoir affaire à des hommes
valeureux. ils nous ont orientés durant notre glorieuse guerre et ils nous orientent
aujourd'hui.
Menouar Ziada n'arrive pas à concevoir l'infortune qui s'abat sur lui. il parle
d'une voix tremblante:
- Mais tu te rends compte de ce qu'on me de-mande? Et si je ne marche
pas?
- Je vais être franc avec toi. On exhumera la période de la guerre, on
ressortira certains épisodes peu avantageux, on en inventera d'autres encore plus...
- On en inventera d'autres?
- Oui. Ton nom sera sali à jamais. Tous les avantages dont ni jouis te
seront retirés, tes biens te seront confisqués. L'opprobre sera jeté sur toi.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
399
Skander Brik se tait, regarde de biais son hôte et il s'aperçoit que celui-ci n'a pas
touché à son café. Un silence s'installe entre eux, compact, pesant Menouar Ziada est
aussi émacié qu'une gaule de frêne. Tout en lui - la tête, les membres, les doigts en
forme d'appendices osseux, la charpenté effilée - évoque un insecte. il se met à trembler
de tout son corps comme si une fièvre soudaine l'éperonnait. Il émet d'imperceptibles
raclements de gorge, et Skander Brik croit (172) un moment qu'il est en train de pleurer
il rassemble enfin ses esprits et pose la question-couperet, la question qu'il appréhende
de poser depuis le début de l'entretien et qui, tant qu'elle n'est pas posée, le maintient, lui
semble-t-il, à l'abri de l'irrémédiable.
- Que dois-je faire? Articule-t-il.
il regarde timidement Skander Brik et remarque pour la première fois que
ses yeux fixes, perçants et en même temps vides de toute expression, ressemblent à ceux
d'un oiseau de proie. Les deux prunelles noires et dures pourraient jaillir du blanc des
yeux et l'abattre comme des balles tirées à bout portant
Skander Brik prend son temps pour répondre.
- il faut que ta disparaisses, dit-il enfin très froide-ment. Ton suicide sera
présenté comme un geste de remords, comme un acte de profonde lucidité, le rachat à
prix d'or d'une malencontreuse erreur commise à l'adresse d'un grand inventeur. Ton
nom, comme celui de notre municipalité, sera associé à cette invention au lieu qu'il soit
traîné dans la boue.
Skander Brik s'acharne comme un chien de chasse qui a flairé l'odeur du sang.
Les derniers mots, par leur dureté, sont minutieusement étudiés pour briser chez la
victime le dernier rempart de protection, toute velléité de résistance ou même de
protestation. Le coup semble avoir porté: Menouar Ziada reste là, toujours tremblant,
hagard, abêti, atteint tout à coup d'aphasie, mâchonnant une bouillie de sons, mots ou
idées embryonnaires qui n'arrivent pas a prendre (173) forme.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
400
Annexe 12 : In Djaout (1991) : Les vigiles, pp. 70-74
[Nadjib] s'invite sans façon à la table, commande une bière avant même de
s'asseoir et dès lors accapare l'attention, (70) devient le seul être digne d'intérêt dans ce
brumeux estaminet où il ne doute pas que tout le monde le connaît, l'affectionne et
l'admire. Il commence à parler du film en cours où il tient le rôle d'un journaliste
correspondant de guerre pris entre son devoir d'informer et de témoigner et l'amour
d'une femme qui veut l'éloigner de la zone de combat. Mais il est souvent interrompu : il
est régulièrement hélé ou salué tant par les consommateurs assis que par ceux qui
arrivent ou s'en vont.
Il a fallu juste trois bières, absorbées, il est vrai assez goulûment, pour que
Nadjib libère sa verve déclamatoire, étire sa personne à la dimension de l'estaminet,
devienne la plaque tournante d'un grand débat politico-esthétique. Deux interlocuteurs
notamment, assis à l'autre bout du bar, sont engagés à fond dans le débat. Ne pouvant
alimenter la discussion à quelques mètres de distance, au-dessus des têtes et des voix, ils
prennent le parti de rejoindre Nadjib, ce qui porte au nombre de cinq les commensaux
autour de la table à l'équilibre précaire.
La discussion continue pendant que les deux interlocuteurs s'approchent, tenant
chacun un verre et une bouteille entamée. L'un des nouveaux arrivants porte des lunettes
cerclées et une barbe de quatre ou cinq jours : on sent tout de suite que celle-ci n'est pas
le résultat d'une négligence, mais qu'elle fait partie d'un personnage étudié dont les
autres attributs sont une voix de stentor, une manière de tambouriner sur la (71) table,
des vêtements amples et très chics, un point d'honneur mis à tout contredire.
Mahfoudh et Hassan ne sont nullement sollicités pour parler et, les rares fois
qu'ils s'y sont hasardés, ils se sont très vite rendu compte que ce n'est pas du tout aisé,
que la prise de parole doit se conquérir de haute lutte. C'est un jeu ou plutôt une épreuve
où Nadjib et l'homme mal rasé souffrent difficilement la concurrence.
Le débat s'emmêle, impitoyable, et Mahfoudh arrive à comprendre que le point
de départ en est un article que Mal-Rasé a signé dans Le Militant incorruptible. La
fumée, les bruits de verre et les voix environnantes embrouillent la discussion dont
Mahfoudh n'attend que le moment où elle tournera en rixe.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : annexes
401
- L'État n'a pas besoin de génies, il a besoin de serviteurs, dit l'un d'entre eux.
(Mahfoudh ne distingue pas très bien lequel, c'est sans doute Mal-Rasé.)
- C'est l'unanimisme qui m'horripile, émet une voix mal assurée. (Maintenant, se
dit Mahfoudh, c'est le troisième larron, celui qui n'a pas réussi jusque-là à placer son
point de vue.)
- Et je crois bien que l'humanisme ne vaut pas mieux, réplique un autre tout de
go. Ce qu'il faudrait promouvoir, c'est une éthique du suicide. Apprendre aux gens à
franchir le pas, à transcender cette lâcheté qui les empêche de s'accomplir dans le néant
définitif.
- Ils se réfugient, pour maquiller leur couardise, derrière des interdictions
religieuses : les suicidés sont (72) voués à la damnation. Car ils osent se substituer à
Dieu qui seul peut disposer de la vie ! (Le troisième larron fait des progrès, remarque
Mahfoudh, car c'est encore lui qui vient de parler, lui dont on arrivait difficilement à
comprendre quelques instants auparavant la présence à cette table vu qu'il ne se mêlait
presque pas à une discussion qui prenait des allures de duel.)
- Tu ne vas pas me dire que ceux qui sont vraiment décidés s'embarrassent, au
moment crucial, de religion ou d'autre chose. Et puis, quelle bonne blague que la
damnation éternelle ! Ce que nos concitoyens vivent au quotidien n'est donc pas une
forme de damnation ? Je ne comprends pas comment ils s'accrochent à une vie qu'ils ne
cessent de vilipender. « Maudite soit cette vie », entends-tu à chaque coin de rue.
Regarde des pays heureux où les gens vivent épanouis, presque comblés, avec en tout
cas cent fois moins de problèmes qu'ici, et regarde avec cela le nombre de suicides
qu'on y enregistre. Mais, chez nous, une vie de chien, une vie qu'on dénigre et vomit, et
jamais pour autant un seul suicide !
La discussion s'enfonce de plus en plus dans les abysses métaphysiques ; les
concepts et les mots en « isme » ricochent les uns contre les autres. Mahfoudh n'écoute
que par intermittence, ménageant dans son esprit de longs espaces de rêverie soustraits à
la joute verbale. Lorsqu'il reprend pied dans la discussion, il s'aperçoit que Nadjib et
Mal-Rasé rivalisent désormais non d'arguments, mais de rugissements. Les (73)
concepts volent comme des menaces, s'entrechoquent comme des insultes.
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables
Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I : LE MÉTISSAGE THÉMATIQUE
CHAPITRE 1 : LA CONNEXION LEXICALE .................................................................................. 19
1. La distance lexicale ........................................................................................................ 20
2. L’analyse factorielle de la connexion lexicale ................................................................ 31
3. La distribution des hapax ............................................................................................... 34
CHAPITRE 2 : LA CONNIVENCE THÉMATIQUE ........................................................................... 39
1. Discours journalistique : Rupture politique et idéologique ............................................ 40
1.1. Lettre de l’éditeur ................................................................................................................... 40
1.2. La haine devant soi ................................................................................................................. 42
1.3. La foi républicaine.................................................................................................................. 44
1.4. La face et le revers.................................................................................................................. 44
1.5. Le retour du prêt-à-penser ...................................................................................................... 45
1.6. Les chemins de la liberté ........................................................................................................ 46
1.7. Suspicion et désaveu .............................................................................................................. 46
1.8. Minorer ou exclure ................................................................................................................. 47
1.9. La justice de l’histoire ............................................................................................................ 47
1.10. Avril 1980 - L’effraction. Des acquis ? ................................................................................ 48
1.11. Petite fiction en forme de réalité ........................................................................................... 48
1.12. La logique du pire................................................................................................................. 49
1.13. Fermez la parenthèse ............................................................................................................ 49
1.14. La famille qui avance et la famille qui recule ....................................................................... 49
2. Le discours littéraire : entre histoire et identité ............................................................. 50
2.1. L’exproprié ............................................................................................................................. 50
2.2. Les chercheurs d’os ................................................................................................................ 53
2.3. L’invention du désert .............................................................................................................. 58
2.4. Les vigiles .............................................................................................................................. 61
2.5. Le dernier été de la raison ...................................................................................................... 64
3. Les thèmes et leur distribution ........................................................................................ 67
3.1. L’histoire ................................................................................................................................ 69
3.2. L’identité ................................................................................................................................ 73
3.4. La liberté ................................................................................................................................ 76
3.5. La mémoire ............................................................................................................................ 78
3.6. L’école.................................................................................................................................... 80
3.7. Le jeune .................................................................................................................................. 84
CONCLUSION PARTIELLE .......................................................................................................... 86
PARTIE II : LA SUBVERSION DES GENRES ET DES DISCOURS
1. discours........................................................................................................................... 92
2. Type et genre discursif .................................................................................................... 94
3. Discours littéraire / discours journalistique ................................................................... 95
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables
403
4. "Énonciations sérieuses" / "énonciation de la fiction" ................................................... 97
5. interdiscours ................................................................................................................. 101
CHAPITRE 1 : DE LA CONNIVENCE GÉNÉRIQUE À UNE TYPOLOGIE DISCURSIVE ...................... 104
1. connecteurs et connivence textuelle .............................................................................. 107
1.1. Inventaire statistique ............................................................................................................. 108
1.2. Mais ...................................................................................................................................... 112
1.2.1. Mais "anti-implicatif" et mais "compensatoire" ........................................................... 114
1.2.2. Mais réfutateur et mais argumentatif ............................................................................ 115
1.3. Justement .............................................................................................................................. 118
1.4. D’ailleurs .............................................................................................................................. 120
1.4.1. P d’ailleurs est-ce que P ? ............................................................................................ 121
1.4.2. P d’ailleurs Q ............................................................................................................... 122
1.5. Donc ..................................................................................................................................... 123
1.6. Or ......................................................................................................................................... 125
1.7. Pourtant ................................................................................................................................ 127
2. Connecteurs et typologie discursive ............................................................................. 128
CHAPITRE 2 : L’IMBRICATION DISCURSIVE ............................................................................. 134
1. Les genres intercalaires ................................................................................................ 135
1.1. La lettre (« Le message ravalé », Le dernier été de la raison, pp. 77-78) ............................. 139
1.2. La lettre (« Le justicier inconnu », Le dernier été de la raison, pp. 95-96) ........................... 141
1.3. L’épopée en dérision / l’article de presse (« Un inventeur national primé à la Foire de
Heidelberg », Les vigiles, pp. 155-159) ...................................................................................................... 143
1.4. L’article de presse à l’origine du texte littéraire ................................................................... 147
2. La citation ..................................................................................................................... 151
2.1. Les types de citation ............................................................................................................. 152
2.2. La mise entre guillemets ....................................................................................................... 153
2.3. La citation littéraire .............................................................................................................. 155
2.4. Les interférences .................................................................................................................. 163
2.5. La citation journalistique ...................................................................................................... 166
CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................................ 174
PARTIE III : L’INTERLOCUTION COMME STRATÉGIE DISCURSIVE
1. Analyse argumentative et représentations .................................................................... 182
2. Analyse argumentative et action ................................................................................... 184
CHAPITRE 1 : LES INSTANCES DE L’INTERLOCUTION .............................................................. 189
1. L’instance interlocutoire .............................................................................................. 190
1.1. Comment peut-on définir l’instance interlocutoire ? ............................................................ 191
1.1.1. Nature de l’instance interlocutoire ............................................................................... 191
1.1.2. L’instance interlocutoire déterminée par sa doxa ......................................................... 192
1.2. Les traces discursives de l’instance interlocutoire ................................................................ 195
1.2.1. Construction psychique et trace discursive de l’instance interlocutoire ....................... 195
1.2.2. L’instance interlocutoire comme stéréotype ................................................................. 196
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables
404
1.2.3. Les indices d’allocution ............................................................................................... 198
1.3. Instance interlocutoire indivisible et instance interlocutoire diversifiée ............................... 201
1.3.1. L’instance interlocutoire comme foncièrement homogène ........................................... 203
1.3.2. L’instance interlocutoire comme construction homogène ............................................ 205
1.3.3. L’instance interlocutoire hybride ................................................................................. 207
1.4. Qu’est-ce qu’une instance interlocutoire universelle ? ......................................................... 209
1.5. La construction de l’instance interlocutoire comme stratégie argumentative ....................... 209
2. L’image du locuteur ...................................................................................................... 211
2.1. Indicateurs énonciatifs de l’image du locuteur ..................................................................... 212
2.2. Traces discursives et prédiscursives de l’image du locuteur................................................. 222
CHAPITRE 2 : LES STRATÉGIES DISCURSIVES COMME MOTEUR DE L’ÉCHANGE....................... 228
1. L’argumentation intradiégétique et l’argumentation extradiégétique.......................... 234
2. Les stratégies discursives ............................................................................................. 236
2.1. La coopération ...................................................................................................................... 236
2.1.1. Les règles kantiennes de coopération ........................................................................... 238
2.1.2. Les lois (ou règles) du discours coopératif ................................................................... 239
2.1.3. Le sous-entendu interactionnel (ou « implicature conversationnelle ») ....................... 241
2.1.4. Les types de stratégies de coopération ......................................................................... 244
2.2. La question ........................................................................................................................... 250
2.2.1. Définition ..................................................................................................................... 250
2.2.2. Indicateurs formels ....................................................................................................... 251
2.2.3. Indicateurs conventionnels ........................................................................................... 253
2.2.4. Taxinomie .................................................................................................................... 254
2.2.5. Question et réplique ..................................................................................................... 254
2.2.6. Question : vérité et contre-vérité .................................................................................. 256
2.2.7. Question rhétorique ...................................................................................................... 258
2.3. La compétition ...................................................................................................................... 259
CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................................ 262
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
ŒUVRE LITTÉRAIRE DE DJAOUT ............................................................................................. 290
ARTICLES DE PRESSE DE DJAOUT ........................................................................................... 290
OUVRAGES SUR L’ANALYSE DU DISCOURS ET L’ARGUMENTATION......................................... 291
OUVRAGES DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE ............................................................................... 293
OUVRAGES SUR LA STATISTIQUE LINGUISTIQUE ..................................................................... 294
AUTRES OUVRAGES ................................................................................................................ 294
THÈSES ................................................................................................................................... 296
ARTICLES SUR L’ŒUVRE DE DJAOUT ...................................................................................... 296
AUTRES ARTICLES ET REVUES ................................................................................................ 297
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405
ANNEXES
ANNEXE 1 : VOCABULAIRE SPÉCIFIQUE DES TEXTES JOURNALISTIQUES ET DE LE DERNIER ÉTÉ
DE LA RAISON ....................................................................................................................................... 301
ANNEXE 2 : LISTE DU VOCABULAIRE EXCÉDENTAIRE DANS L’EXPROPRIÉ ............................. 322
ANNEXE 3 : CONTEXTES DU CONNECTEUR JUSTEMENT ........................................................... 328
ANNEXE 4 : CONTEXTES DU CONNECTEUR D’AILLEURS .......................................................... 330
ANNEXE 5 : CONTEXTES DU CONNECTEUR DONC .................................................................... 350
ANNEXE 6 : CONTEXTE DU CONNECTEUR OR ......................................................................... 368
ANNEXE 7 : CONTEXTES DU CONNECTEUR POURTANT ............................................................ 372
ANNEXE 8 : IN DJAOUT, TAHAR (1999) : LE DERNIER ÉTÉ DE LA RAISON, SEUIL, PP. 35- 41 .. 387
ANNEXE 9 : IN DJAOUT, T. (1991) : LES VIGILES, SEUIL, PP. 190-192 .................................... 392
ANNEXE 10 : « PETITE FICTION EN FORME DE RÉALITÉ », IN TAHAR DJAOUT, RUPTURES N°16,
DU 27 AVRIL AU 3 MAI 1993 ................................................................................................................. 394
ANNEXE 11 : IN DJAOUT (1991) : LES VIGILES, PP. 168-173 .................................................. 396
ANNEXE 12 : IN DJAOUT (1991) : LES VIGILES, PP. 70-74 ...................................................... 400
De l’interdiscours à l’écriture hybride dans l’œuvre de Tahar Djaout : tables
Table des illustrations
FIGURE 1 : LA BASE DE DONNÉES RRPLUSIE.EXE ET SES FONCTIONS ................................... ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.
FIGURE 2 : LA BASE DE DONNÉES RRUNTEXT.EXE ET SES FONCTIONS ...................................................................... 16
FIGURE 3 : LA BASE DE DONNÉES RUDERPLU.EXE ET SES FONCTIONS ...................................................................... 17
FIGURE 4 : LA BASE DE DONNÉES DJALEMM.EXE ET SES FONCTIONS ....................................................................... 17
FIGURE 5 : MISE EN ÉVIDENCE DE LA PARTICULARITÉ DE DJALEMM.EXE .................................................................. 18
FIGURE 6: L'EXPROPRIÉ .................................................................................................................................... 24
FIGURE 7: LES CHERCHEURS D'OS ....................................................................................................................... 25
FIGURE 8 : L’INVENTION DU DÉSERT .................................................................................................................... 26
FIGURE 9 : LES VIGILES ..................................................................................................................................... 27
FIGURE 10: LA DISTANCE LEXICALE ENTRE LE DERNIER ÉTÉ DE LA RAISON ET LES AUTRES TEXTES ....................................... 28
FIGURE 11 : LA DISTANCE LEXICALE ENTRE RUPTURES ET LES AUTRES TEXTES ............................................................... 29
FIGURE 12 : ANALYSE FACTORIELLE DES TEXTES JOURNALISTIQUES ET LITTÉRAIRES ........................................................ 30
FIGURE 13 : ANALYSE FACTORIELLE .................................................................................................................... 32
FIGURE 14 : ANALYSE FACTORIELLE ARBORÉE........................................................................................................ 33
FIGURE 15 : DISTRIBUTION DES HAPAX ................................................................................................................ 36
FIGURE 16 : ÉTENDUE DU VOCABULAIRE .............................................................................................................. 38
FIGURE 17 : ANALYSE FACTORIELLE DU PRONOM PERSONNEL NOUS DANS LA BASE RUDERPLU.EXE .............................. 41
FIGURE 18 : ANALYSE FACTORIELLE DU PRONOM ON DANS LA BASE RUDERPLU.EXE .................................................. 43
FIGURE 19 : ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DE ABDESSELAM ................................................................................. 45
FIGURE 20: ANALYSE FACTORIELLE DES PRONOMS PERSONNELS ................................................................................ 51
FIGURE 21 : LA DISTRIBUTION DES VOCABLES VILLAGE ET VILLE ................................................................................. 53
FIGURE 22 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE VIEILLARDS ..................................................................... 55
FIGURE 23 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE JEUNES .......................................................................... 55
FIGURE 24 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE JEUNESSE ....................................................................... 56
FIGURE 25 : DISTRIBUTION DES VOCABLES VIEILLARDS ET JEUNES .............................................................................. 56
FIGURE 26 : DISTRIBUTION DU VOCABLE GUERRE .................................................................................................. 58
FIGURE 27 : L’ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE MIGRATION .................................................................... 60
FIGURE 28 : DISTRIBUTION DES VOCABLES MIGRATION ET ENFANCE .......................................................................... 61
FIGURE 29 : DISTRIBUTION DES PRONOMS JE ET IL ................................................................................................. 64
FIGURE 30 : DISTRIBUTION DU VOCABLE ESPOIR .................................................................................................... 66
FIGURE 31: DISTRIBUTION DU VOCABLE HISTOIRE ................................................................................................. 69
FIGURE 32 : DISTRIBUTION DU VOCABLE HISTOIRE ................................................................................................. 70
FIGURE 33: DISTRIBUTION DE HISTOIRE DURANT 1990 .......................................................................................... 72
FIGURES 34 : DISTRIBUTION DU VOCABLE IDENTITÉ ................................................................................................ 74
FIGURE 35 : DISTRIBUTION DU VOCABLE IDENTITÉ .................................................................................................. 74
FIGURE 36 : DISTRIBUTION DU VOCABLE LIBERTÉ ................................................................................................... 77
407
FIGURE 37 : ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DE MÉMOIRE ...................................................................................... 78
FIGURE 38 : DISTRIBUTION DU VOCABLE MÉMOIRE ................................................................................................ 79
FIGURE 39 : DISTRIBUTION DU VOCABLE ÉCOLE ..................................................................................................... 80
FIGURE 40 : DISTRIBUTION DU VOCABLE ÉCOLE ..................................................................................................... 81
FIGURE 41 : ENVIRONNEMENT THÉMATIQUE DU VOCABLE ÉCOLE .............................................................................. 83
FIGURE 42 : CONSTELLATION THÉMATIQUE DU VOCABLE JEUNESSE ........................................................................... 84
FIGURE 43 : DISTRIBUTION DES CONNECTEURS (RUPTURES EN TANT QU’UN SEUL TEXTE) ............................................. 108
FIGURE 44 : ANALYSE FACTORIELLE DE LA DISTRIBUTION DE QUELQUES CONNECTEURS (RUPTURES EN TANT QU’UN SEUL TEXTE)
........................................................................................................................................................ 108
FIGURE 45: DISTRIBUTION DE QUELQUES CONNECTEURS (CHRONIQUES SÉPARÉES) ..................................................... 110
FIGURE 46: ANALYSE FACTORIELLE DES CONNECTEURS (CHRONIQUES SÉPARÉES) ....................................................... 111
FIGURE 47 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR MAIS .............................................................................................. 112
FIGURE 48 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR JUSTEMENT ...................................................................................... 119
FIGURE 49 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR D’AILLEURS ...................................................................................... 121
FIGURE 50 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR DONC ............................................................................................. 123
FIGURE 51 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR OR ................................................................................................. 125
FIGURE 52 : DISTRIBUTION DU CONNECTEUR POURTANT ....................................................................................... 127
FIGURE 53 : ANALYSE FACTORIELLE DE LA DISTRIBUTION DE QUELQUES CONNECTEURS ................................................ 130
FIGURE 54 : DISTANCE LEXICALE ENTRE LES TEXTES .............................................................................................. 147
FIGURE 55 : DISTRIBUTION DES PRONOMS PERSONNELS ........................................................................................ 213
FIGURE 56 : DISTRIBUTION DES PRONOMS PERSONNELS (COMPARAISON ENTRE LES ROMANS ET LES CHRONIQUES
JOURNALISTIQUES PRISES SÉPARÉMENT) ................................................................................................... 215
FIGURE 57 : DISTRIBUTION DU VOCABLE FEMME ................................................................................................. 218
FIGURE 58: CONSTELLATION THÉMATIQUE DU VOCABLE FEMME ............................................................................. 218
FIGURE 59: L'ANALYSE FACTORIELLE DES SIGNES DE PONCTUATION.......................................................................... 252
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