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laquo De la deacutefense agrave la codification du franccedilais queacutebeacutecois plaidoyer pour une action concerteacutee raquo Claude PoirierRevue queacutebeacutecoise de linguistique vol 26 ndeg 2 1998 p 129-150

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Revue queacutebeacutecoise de linguistique vol 26 ndeg 2 1998 copy RQL (UQAM) Montreacuteal Reproduction interdite sans autorisation de leacutediteur

DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS PLAIDOYER POUR UNE ACTION CONCERTEacuteE

Claude Poirier Universiteacute Laval

1 Introduction

La question de la norme du franccedilais du Queacutebec a eacuteteacute poseacutee peacuteriodiquement et avec insistance depuis le deacutebut de la Reacutevolution tranquille agrave la suite de

la publication des Insolences du fregravere Untel Le pamphlet de Jean-Paul Desbiens survenait agrave une eacutepoque ougrave la plus grande partie de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise reacuteglait encore sa pratique quotidienne de la langue sur le modegravele linguistique heacuteriteacute de Г apregraves-Conquecircte Ce modegravele seacutetait construit spontaneacutement au sein de la poshypulation sur la base dun franccedilais de type reacutegional incorporant des traits issus des parlers populaires de France et des emprunts agrave langlais

Bien sucircr ce modegravele ne convenait pas agrave leacutelite intellectuelle mais celle-ci avait eacuteteacute jusque lagrave incapable de convaincre la population de le modifier et ce pour diverses raisons En premier lieu le discours puriste - parce quil sagissait bien de cela- preacuteconisait un alignement trop systeacutematique sur lusage de France cette prise de position qui ne laissait pour ainsi dire aucune place agrave lexpression de loriginaliteacute queacutebeacutecoise ne pouvait ecirctre endosseacutee que par une minoriteacute eacutetant contesteacutee au sein mecircme de la classe des intellectuels et totalement incomprise par une population qui eacutetait somme toute peu scolariseacutee De plus devant les difficulteacutes de standardiser une langue qui eacutetait contrainte dexprimer des reacutealiteacutes nouvelles les tenants de la norme parisienne agrave tout prix ne sentendaient pas sur les solutions de remplacement et leurs propositions tombaient souvent dans lirreacutealisme

Depuis une vingtaine d anneacutees la discussion sur la norme a pris une tournure nouvelle En effet faisant suite aux deacutebordements de la litteacuterature joualisante eacutetait publieacute en 1980 un dictionnaire dans lequel lauteur Leacuteandre Bergeron accumulait des traits de la langue populaire traditionnelle recenseacutes par dautres depuis un siegravecle auxquels il ajoutait des notations de son cru Le tout formait

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une nomenclature ougrave eacutetaient confondus phoneacutetique et lexique et eacutetait livreacute agrave travers une orthographe fantaisiste La somme de ces releveacutes constituait selon lui la norme de la laquolangue queacutebeacutecoiseraquo langue quil deacuteclarait distincte de celle des Franccedilais (voir Bergeron 1980 et 1981) Louvrage de Bergeron bien quil ait souleveacute lindignation de plusieurs linguistes a connu un bon succegraves et survit toujours en librairie

Quelques anneacutees plus tard le Centre eacuteducatif et culturel de Montreacuteal chershychant agrave reacutepondre aux besoins du public queacutebeacutecois faisait paraicirctre le Dictionnaire du franccedilais Plus (ou DFP 1988) qui reacutesultait dune adaptation dun ouvrage de la maison Hachette auquel eacutetaient incorporeacutes quelques milliers de queacutebeacutecismes appartenant pour la plupart agrave la langue neutre laccueil enthousiaste qua reccedilu ce dictionnaire sest tempeacutereacute dinquieacutetude quand on sest rendu compte que les queacutebeacutecismes qui eacutetaient traiteacutes sur le mecircme pied que les autres mots du franccedilais neacutetaient pas identifieacutes par une marque particuliegravere Enfin en 1992 la maison Robert entrait dans la ronde avec le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (ou DQA) inspireacute du Robert dictionnaire daujourdhui quelle preacuteparait concurshyremment pour le marcheacute franccedilais cet ouvrage a donneacute lieu agrave un deacutebat houleux en raison de limportance quil donnait aux emplois de la langue populaire et du laxisme quon reprochait aux auteurs dans les jugements porteacutes sur les reshygistres demploi

Si les organismes linguistiques ont laisseacute passer sans trop sourciller louvrage de Bergeron qui constituait pourtant une veacuteritable deacuteclaration de guerre aux tenants de la norme traditionnelle en revanche ils ont sorti lartillerie lourde contre les nouveaux dictionnaires parce quils avaient eacuteteacute produits par des eacutediteurs reacuteputeacutes dans le monde de leacuteducation et quils eacutetaient susceptibles de remplacer dans les classes les Larousse Robert et autres ouvrages de reacutefeacuterence reacutealiseacutes en France et pour cette raison consideacutereacutes comme orthodoxes1 Les auteurs du DFP et du DQA concreacutetisaient en fait pour la premiegravere fois dans des ouvrages destineacutes agrave lenseignement le point de vue dune partie de leacutelite celle qui procircne depuis le XIXe siegravecle une certaine modulation de la norme Hnguistique pour rendre compte de la diffeacuterence queacutebeacutecoise2 Pour la premiegravere fois en somme le discours officiel sur la primauteacute absolue de la norme franccedilaise se trouvait contredit par des groupes qui exerccedilaient une certaine influence de par

1 Concernant la reacuteception de ces deux dictionnaires voir Poirier 1998b 195-198 2 Ce point de vue a eacuteteacute exprimeacute fermement pour la premiegravere fois en 1842 par labbeacute Jeacuterocircme Demers dans une reacuteplique agrave Thomas Maguire auteur dun manuel de difficulteacutes qui seacutetait montreacute intransigeant agrave leacutegard des canadianismes (voir Dionne 1912) Il sest exprimeacute par la suite agrave travers les eacutecrits de divers auteurs comme Benjamin Suite Adjutor Rivard Jacques Rousseau et agrave travers quelques glossaires comme ceux de Dunn (1880) de Clapin (1894) et de la Socieacuteteacute du parler franccedilais au Canada (1930)

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leur rayonnement universitaire Depuis la publication du second ouvrage les eacutediteurs queacutebeacutecois ont suspendu leurs projets de dictionnaires grand public en attendant des circonstances plus favorables

Pour faire avancer la reacuteflexion je me propose dexaminer ici la question de la standardisation de la langue commune en la consideacuterant comme une activiteacute distincte de la normalisation terminologique et comme un projet collectif qui se construit gracircce agrave lapport de divers intervenants dont le rocircle est compleacutemenshytaire Io lEacutetat qui eacutetablit les paramegravetres politiques et juridiques de lexercice de la langue 2deg la communauteacute des locuteurs qui fournit les exemples dutilishysation de la langue agrave travers une varieacuteteacute de discours notamment agrave travers les productions litteacuteraires 3deg les lexicographes qui deacutegagent le modegravele qui sous-tend ces discours 4deg les grammairiens et les organismes habiliteacutes qui ont pour fonction de codifier la langue Dans une seconde partie je tacirccherai de faire voir comment la connaissance de lhistoire du franccedilais du Queacutebec permettrait de renouveler la probleacutematique de la norme linguistique et dentrevoir des solutions en vue de lameacutelioration de la compeacutetence linguistique des Queacutebeacutecois Je terminerai par deux propositions visant agrave favoriser la concertation des efforts de tous ceux qui sinteacuteressent agrave la question de la norme du franccedilais au Queacutebec

2 De la deacutefense agrave la codification du franccedilais du Queacutebec le cheminement dune socieacuteteacute agrave travers ses contradictions

Sinspirant du manifeste de du Bellay Michegravele Lalonde publiait en 1973 son essai intituleacute La deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyse Malgreacute le fait que le texte de Lalonde ne prenait en compte que la varieacuteteacute populaire du franccedilais queacutebeacutecois ce qui sexpliquait dans le contexte de cette eacutepoque domineacutee par la litteacuterature joualisante il avait une grande valeur deacutevocation par le paralshyleacutelisme quil suggeacuterait entre la situation du franccedilais queacutebeacutecois et celle qua connue le franccedilais en France vers la fin de la Renaissance Lalonde a bien vu que le franccedilais du Queacutebec comme ceacutetait le cas pour celui de France au XVIe

siegravecle avait besoin agrave la fois decirctre deacutefendu contre une langue eacutetrangegravere et contre ses deacutetracteurs et decirctre illustreacute agrave travers les discours quotidiens et les textes des eacutecrivains En France la deacutefense et lillustration de la langue ont eacuteteacute compleacuteteacutees par la repreacutesentation collective quen ont donneacutee les lexicographes agrave partir dEstienne (suivi par Nicot Richelet Furetiegravere pour se limiter au XVIIe siegravecle) puis par une activiteacute de codification amorceacutee par Malherbe et par la suite prise en main par un organisme officiel beacuteneacuteficiant dune autoriteacute indiscutable ocshytroyeacutee par le pouvoir politique lAcadeacutemie franccedilaise

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En fait le franccedilais du Queacutebec est lui aussi engageacute depuis les anneacutees 1840 environ dans un processus complexe de deacutefense dillustration de repreacutesentation et de codification mais jusquagrave reacutecemment les actions eacutetaient meneacutees en ordre disperseacute sans plan densemble se chevauchant les unes les autres La Reacutevolution tranquille a modifieacute cette situation en favorisant leacutemergence dun concept dlaquoEacutetat francophoneraquo Cela explique que Lalonde ait pu dans les anneacutees 1970 poser le problegraveme comme si on en eacutetait au deacutebut du processus Consideacuterant que depuis le cri dalarme du fregravere Untel lensemble de la deacutemarche a eacuteteacute repris avec un dynamisme renouveleacute et deacutesireux dexaminer le problegraveme de la norme tel quil se pose de nos jours je me limiterai donc dans cette partie agrave cette tranche contemporaine dans lexamen que je ferai du cheminement de notre socieacuteteacute en vue de laffirmation du franccedilais et de la reconnaissance de la varieacuteteacute dans laquelle il sincarne au Queacutebec

21 Le rocircle de lEacutetat deacutefense et promotion de la langue

La socieacuteteacute queacutebeacutecoise a fait un progregraves remarquable depuis les anneacutees 1960 en assurant par leacutegislation la primauteacute du franccedilais sur le territoire du Queacutebec Le franccedilais a ainsi pris la place qui lui revenait dans laffichage les milieux de travail ladministration et la vie publique Cette promotion du franccedilais appuyeacutee par une augmentation sensible du taux de scolarisation a redonneacute confiance aux francophones du Queacutebec qui ont investi des secteurs dactiviteacute ougrave ils eacutetaient peu actifs auparavant (finance affaires recherche de pointe etc) On observe donc depuis la Reacutevolution tranquille un mouvement deacutemancipation de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise qui sest manifesteacute par laffirmation plus nette de son pouvoir politique linstauration dune nouvelle administration publique geacutereacutee par des fonctionnaires mieux formeacutes la geacuteneacuteralisation de leacuteducation et la prise en main progressive des leviers eacuteconomiques Les eacutechanges suivis avec la France devenus plus faciles ont eacuteteacute un facteur important dans leacutevolution linshyguistique qui a deacutecouleacute de cette situation

Cette eacutevolution est caracteacuteriseacutee principalement par le fait que le franccedilais du Queacutebec sest rapprocheacute du franccedilais de France quant agrave sa prononciation et agrave son lexique En deacutepit des affirmations de certains qui estiment que la qualiteacute de la langue sest deacuteteacuterioreacutee depuis les anneacutees 1960 sujet sur lequel je reviendrai plus loin il est facile de se rendre compte que le lexique usuel a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par lusage de France (notamment dans les terminologies courantes) et que les prononciations traditionnelles qui peuvent se maintenir dans les familles et dans les milieux moins scolariseacutes ont reculeacute en public devant celles qui sont conformes agrave la norme de France par exemple dans des mots comme

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megravere devoir perdre nuit etc Pour ce qui est du lexique Darbelnet remarquait deacutejagrave en 1975 des changements sensibles par rapport agrave lusage de la fin des anneacutees 1950 En preacuteparant les articles du Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois les reacutedacteurs du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec ont remarqueacute eux aussi quun bon nombre de queacutebeacutecismes qui eacutetaient courants il y a peu de temps encore avaient ceacutedeacute la place aux faccedilons de dire usuelles en France3 Le statut officiel qui a eacuteteacute reconnu au franccedilais par les lois linguistiques a donc favoriseacute la modernisation de la langue qui eacutetait en cours depuis le deacutebut du siegravecle mais agrave un rythme beaucoup plus lent

22 Lillustration de la langue du discours litteacuteraire aux eacutechanges priveacutes

En mecircme temps quun usage plus pregraves de celui de la France simplantait agrave la faveur dune ameacutelioration geacuteneacuterale de la compeacutetence linguistique eacutecrivains artistes et creacuteateurs puisaient dans la culture populaire urbaine que des auteurs comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient commenceacute agrave exploiter Ce mouvement se manifeste dabord agrave travers la production des auteurs joualisants qui recourent agrave la langue populaire dans le theacuteacirctre dans le roman et mecircme la poeacutesie cette tendance marqueacutee de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui dure une douzaine danneacutees agrave partir du moment ougrave Jacques Renaud publie Le casseacute (1964) corshyrespond agrave un mouvement de revendication contre les laquoAnglaisraquo qui eacutetaient vus comme des oppresseurs sur le plan politique et eacuteconomique et contre les Franccedilais dont le prestige culturel eacutetait senti comme une force alieacutenante Par la suite les cineacuteastes les auteurs de teacuteleacuteromans et autres creacuteateurs ne surprendront plus personne quand ils mettront en scegravene des personnages typiques des quartiers ouvriers avec la parole qui les caracteacuterise

La peacuteriode joualisante a eu pour effet positif de reacuteconcilier les Queacutebeacutecois avec leur varieacuteteacute de franccedilais si on pouvait doreacutenavant faire parler en public des personnages dont la langue eacutetait tregraves marqueacutee socialement agrave plus forte raison eacutetait-il leacutegitime de donner agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise neutre la place qui lui revenait dans le discours public On nimagine plus aujourdhui que lauteur dun teacuteleacuteroman ou dun sceacutenario de film fasse parler ses personnages agrave la franshyccedilaise mecircme dans les eacutemissions culturelles il est devenu extrecircmement rare quun animateur ou une animatrice adopte la varieacuteteacute europeacuteenne et les lecteurs de

3 On trouve dans la liste des canadianismes recommandeacutes ou du moins accepteacutes par le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada en 1966 (voir le point 24 ci-dessous) des mots qui eacutetaient sans doute assez bien connus agrave leacutepoque puisque le Comiteacute souhaite quon les conserve mais qui ne sont plus connus de la jeune geacuteneacuteration de nos jours (sauf peut-ecirctre dans des reacutegions) par exemple allegravege bacagnolle bordillons eacutegawuilleacute hypocrite (en parlant de bois pourri) matineacutee (deacutesignant un vecirctement de femme) nuage (en parlant dun petit foulard) pourrissons satinette

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nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

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Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

140 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

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41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

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POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 2: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

Revue queacutebeacutecoise de linguistique vol 26 ndeg 2 1998 copy RQL (UQAM) Montreacuteal Reproduction interdite sans autorisation de leacutediteur

DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS PLAIDOYER POUR UNE ACTION CONCERTEacuteE

Claude Poirier Universiteacute Laval

1 Introduction

La question de la norme du franccedilais du Queacutebec a eacuteteacute poseacutee peacuteriodiquement et avec insistance depuis le deacutebut de la Reacutevolution tranquille agrave la suite de

la publication des Insolences du fregravere Untel Le pamphlet de Jean-Paul Desbiens survenait agrave une eacutepoque ougrave la plus grande partie de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise reacuteglait encore sa pratique quotidienne de la langue sur le modegravele linguistique heacuteriteacute de Г apregraves-Conquecircte Ce modegravele seacutetait construit spontaneacutement au sein de la poshypulation sur la base dun franccedilais de type reacutegional incorporant des traits issus des parlers populaires de France et des emprunts agrave langlais

Bien sucircr ce modegravele ne convenait pas agrave leacutelite intellectuelle mais celle-ci avait eacuteteacute jusque lagrave incapable de convaincre la population de le modifier et ce pour diverses raisons En premier lieu le discours puriste - parce quil sagissait bien de cela- preacuteconisait un alignement trop systeacutematique sur lusage de France cette prise de position qui ne laissait pour ainsi dire aucune place agrave lexpression de loriginaliteacute queacutebeacutecoise ne pouvait ecirctre endosseacutee que par une minoriteacute eacutetant contesteacutee au sein mecircme de la classe des intellectuels et totalement incomprise par une population qui eacutetait somme toute peu scolariseacutee De plus devant les difficulteacutes de standardiser une langue qui eacutetait contrainte dexprimer des reacutealiteacutes nouvelles les tenants de la norme parisienne agrave tout prix ne sentendaient pas sur les solutions de remplacement et leurs propositions tombaient souvent dans lirreacutealisme

Depuis une vingtaine d anneacutees la discussion sur la norme a pris une tournure nouvelle En effet faisant suite aux deacutebordements de la litteacuterature joualisante eacutetait publieacute en 1980 un dictionnaire dans lequel lauteur Leacuteandre Bergeron accumulait des traits de la langue populaire traditionnelle recenseacutes par dautres depuis un siegravecle auxquels il ajoutait des notations de son cru Le tout formait

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une nomenclature ougrave eacutetaient confondus phoneacutetique et lexique et eacutetait livreacute agrave travers une orthographe fantaisiste La somme de ces releveacutes constituait selon lui la norme de la laquolangue queacutebeacutecoiseraquo langue quil deacuteclarait distincte de celle des Franccedilais (voir Bergeron 1980 et 1981) Louvrage de Bergeron bien quil ait souleveacute lindignation de plusieurs linguistes a connu un bon succegraves et survit toujours en librairie

Quelques anneacutees plus tard le Centre eacuteducatif et culturel de Montreacuteal chershychant agrave reacutepondre aux besoins du public queacutebeacutecois faisait paraicirctre le Dictionnaire du franccedilais Plus (ou DFP 1988) qui reacutesultait dune adaptation dun ouvrage de la maison Hachette auquel eacutetaient incorporeacutes quelques milliers de queacutebeacutecismes appartenant pour la plupart agrave la langue neutre laccueil enthousiaste qua reccedilu ce dictionnaire sest tempeacutereacute dinquieacutetude quand on sest rendu compte que les queacutebeacutecismes qui eacutetaient traiteacutes sur le mecircme pied que les autres mots du franccedilais neacutetaient pas identifieacutes par une marque particuliegravere Enfin en 1992 la maison Robert entrait dans la ronde avec le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (ou DQA) inspireacute du Robert dictionnaire daujourdhui quelle preacuteparait concurshyremment pour le marcheacute franccedilais cet ouvrage a donneacute lieu agrave un deacutebat houleux en raison de limportance quil donnait aux emplois de la langue populaire et du laxisme quon reprochait aux auteurs dans les jugements porteacutes sur les reshygistres demploi

Si les organismes linguistiques ont laisseacute passer sans trop sourciller louvrage de Bergeron qui constituait pourtant une veacuteritable deacuteclaration de guerre aux tenants de la norme traditionnelle en revanche ils ont sorti lartillerie lourde contre les nouveaux dictionnaires parce quils avaient eacuteteacute produits par des eacutediteurs reacuteputeacutes dans le monde de leacuteducation et quils eacutetaient susceptibles de remplacer dans les classes les Larousse Robert et autres ouvrages de reacutefeacuterence reacutealiseacutes en France et pour cette raison consideacutereacutes comme orthodoxes1 Les auteurs du DFP et du DQA concreacutetisaient en fait pour la premiegravere fois dans des ouvrages destineacutes agrave lenseignement le point de vue dune partie de leacutelite celle qui procircne depuis le XIXe siegravecle une certaine modulation de la norme Hnguistique pour rendre compte de la diffeacuterence queacutebeacutecoise2 Pour la premiegravere fois en somme le discours officiel sur la primauteacute absolue de la norme franccedilaise se trouvait contredit par des groupes qui exerccedilaient une certaine influence de par

1 Concernant la reacuteception de ces deux dictionnaires voir Poirier 1998b 195-198 2 Ce point de vue a eacuteteacute exprimeacute fermement pour la premiegravere fois en 1842 par labbeacute Jeacuterocircme Demers dans une reacuteplique agrave Thomas Maguire auteur dun manuel de difficulteacutes qui seacutetait montreacute intransigeant agrave leacutegard des canadianismes (voir Dionne 1912) Il sest exprimeacute par la suite agrave travers les eacutecrits de divers auteurs comme Benjamin Suite Adjutor Rivard Jacques Rousseau et agrave travers quelques glossaires comme ceux de Dunn (1880) de Clapin (1894) et de la Socieacuteteacute du parler franccedilais au Canada (1930)

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leur rayonnement universitaire Depuis la publication du second ouvrage les eacutediteurs queacutebeacutecois ont suspendu leurs projets de dictionnaires grand public en attendant des circonstances plus favorables

Pour faire avancer la reacuteflexion je me propose dexaminer ici la question de la standardisation de la langue commune en la consideacuterant comme une activiteacute distincte de la normalisation terminologique et comme un projet collectif qui se construit gracircce agrave lapport de divers intervenants dont le rocircle est compleacutemenshytaire Io lEacutetat qui eacutetablit les paramegravetres politiques et juridiques de lexercice de la langue 2deg la communauteacute des locuteurs qui fournit les exemples dutilishysation de la langue agrave travers une varieacuteteacute de discours notamment agrave travers les productions litteacuteraires 3deg les lexicographes qui deacutegagent le modegravele qui sous-tend ces discours 4deg les grammairiens et les organismes habiliteacutes qui ont pour fonction de codifier la langue Dans une seconde partie je tacirccherai de faire voir comment la connaissance de lhistoire du franccedilais du Queacutebec permettrait de renouveler la probleacutematique de la norme linguistique et dentrevoir des solutions en vue de lameacutelioration de la compeacutetence linguistique des Queacutebeacutecois Je terminerai par deux propositions visant agrave favoriser la concertation des efforts de tous ceux qui sinteacuteressent agrave la question de la norme du franccedilais au Queacutebec

2 De la deacutefense agrave la codification du franccedilais du Queacutebec le cheminement dune socieacuteteacute agrave travers ses contradictions

Sinspirant du manifeste de du Bellay Michegravele Lalonde publiait en 1973 son essai intituleacute La deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyse Malgreacute le fait que le texte de Lalonde ne prenait en compte que la varieacuteteacute populaire du franccedilais queacutebeacutecois ce qui sexpliquait dans le contexte de cette eacutepoque domineacutee par la litteacuterature joualisante il avait une grande valeur deacutevocation par le paralshyleacutelisme quil suggeacuterait entre la situation du franccedilais queacutebeacutecois et celle qua connue le franccedilais en France vers la fin de la Renaissance Lalonde a bien vu que le franccedilais du Queacutebec comme ceacutetait le cas pour celui de France au XVIe

siegravecle avait besoin agrave la fois decirctre deacutefendu contre une langue eacutetrangegravere et contre ses deacutetracteurs et decirctre illustreacute agrave travers les discours quotidiens et les textes des eacutecrivains En France la deacutefense et lillustration de la langue ont eacuteteacute compleacuteteacutees par la repreacutesentation collective quen ont donneacutee les lexicographes agrave partir dEstienne (suivi par Nicot Richelet Furetiegravere pour se limiter au XVIIe siegravecle) puis par une activiteacute de codification amorceacutee par Malherbe et par la suite prise en main par un organisme officiel beacuteneacuteficiant dune autoriteacute indiscutable ocshytroyeacutee par le pouvoir politique lAcadeacutemie franccedilaise

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En fait le franccedilais du Queacutebec est lui aussi engageacute depuis les anneacutees 1840 environ dans un processus complexe de deacutefense dillustration de repreacutesentation et de codification mais jusquagrave reacutecemment les actions eacutetaient meneacutees en ordre disperseacute sans plan densemble se chevauchant les unes les autres La Reacutevolution tranquille a modifieacute cette situation en favorisant leacutemergence dun concept dlaquoEacutetat francophoneraquo Cela explique que Lalonde ait pu dans les anneacutees 1970 poser le problegraveme comme si on en eacutetait au deacutebut du processus Consideacuterant que depuis le cri dalarme du fregravere Untel lensemble de la deacutemarche a eacuteteacute repris avec un dynamisme renouveleacute et deacutesireux dexaminer le problegraveme de la norme tel quil se pose de nos jours je me limiterai donc dans cette partie agrave cette tranche contemporaine dans lexamen que je ferai du cheminement de notre socieacuteteacute en vue de laffirmation du franccedilais et de la reconnaissance de la varieacuteteacute dans laquelle il sincarne au Queacutebec

21 Le rocircle de lEacutetat deacutefense et promotion de la langue

La socieacuteteacute queacutebeacutecoise a fait un progregraves remarquable depuis les anneacutees 1960 en assurant par leacutegislation la primauteacute du franccedilais sur le territoire du Queacutebec Le franccedilais a ainsi pris la place qui lui revenait dans laffichage les milieux de travail ladministration et la vie publique Cette promotion du franccedilais appuyeacutee par une augmentation sensible du taux de scolarisation a redonneacute confiance aux francophones du Queacutebec qui ont investi des secteurs dactiviteacute ougrave ils eacutetaient peu actifs auparavant (finance affaires recherche de pointe etc) On observe donc depuis la Reacutevolution tranquille un mouvement deacutemancipation de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise qui sest manifesteacute par laffirmation plus nette de son pouvoir politique linstauration dune nouvelle administration publique geacutereacutee par des fonctionnaires mieux formeacutes la geacuteneacuteralisation de leacuteducation et la prise en main progressive des leviers eacuteconomiques Les eacutechanges suivis avec la France devenus plus faciles ont eacuteteacute un facteur important dans leacutevolution linshyguistique qui a deacutecouleacute de cette situation

Cette eacutevolution est caracteacuteriseacutee principalement par le fait que le franccedilais du Queacutebec sest rapprocheacute du franccedilais de France quant agrave sa prononciation et agrave son lexique En deacutepit des affirmations de certains qui estiment que la qualiteacute de la langue sest deacuteteacuterioreacutee depuis les anneacutees 1960 sujet sur lequel je reviendrai plus loin il est facile de se rendre compte que le lexique usuel a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par lusage de France (notamment dans les terminologies courantes) et que les prononciations traditionnelles qui peuvent se maintenir dans les familles et dans les milieux moins scolariseacutes ont reculeacute en public devant celles qui sont conformes agrave la norme de France par exemple dans des mots comme

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megravere devoir perdre nuit etc Pour ce qui est du lexique Darbelnet remarquait deacutejagrave en 1975 des changements sensibles par rapport agrave lusage de la fin des anneacutees 1950 En preacuteparant les articles du Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois les reacutedacteurs du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec ont remarqueacute eux aussi quun bon nombre de queacutebeacutecismes qui eacutetaient courants il y a peu de temps encore avaient ceacutedeacute la place aux faccedilons de dire usuelles en France3 Le statut officiel qui a eacuteteacute reconnu au franccedilais par les lois linguistiques a donc favoriseacute la modernisation de la langue qui eacutetait en cours depuis le deacutebut du siegravecle mais agrave un rythme beaucoup plus lent

22 Lillustration de la langue du discours litteacuteraire aux eacutechanges priveacutes

En mecircme temps quun usage plus pregraves de celui de la France simplantait agrave la faveur dune ameacutelioration geacuteneacuterale de la compeacutetence linguistique eacutecrivains artistes et creacuteateurs puisaient dans la culture populaire urbaine que des auteurs comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient commenceacute agrave exploiter Ce mouvement se manifeste dabord agrave travers la production des auteurs joualisants qui recourent agrave la langue populaire dans le theacuteacirctre dans le roman et mecircme la poeacutesie cette tendance marqueacutee de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui dure une douzaine danneacutees agrave partir du moment ougrave Jacques Renaud publie Le casseacute (1964) corshyrespond agrave un mouvement de revendication contre les laquoAnglaisraquo qui eacutetaient vus comme des oppresseurs sur le plan politique et eacuteconomique et contre les Franccedilais dont le prestige culturel eacutetait senti comme une force alieacutenante Par la suite les cineacuteastes les auteurs de teacuteleacuteromans et autres creacuteateurs ne surprendront plus personne quand ils mettront en scegravene des personnages typiques des quartiers ouvriers avec la parole qui les caracteacuterise

La peacuteriode joualisante a eu pour effet positif de reacuteconcilier les Queacutebeacutecois avec leur varieacuteteacute de franccedilais si on pouvait doreacutenavant faire parler en public des personnages dont la langue eacutetait tregraves marqueacutee socialement agrave plus forte raison eacutetait-il leacutegitime de donner agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise neutre la place qui lui revenait dans le discours public On nimagine plus aujourdhui que lauteur dun teacuteleacuteroman ou dun sceacutenario de film fasse parler ses personnages agrave la franshyccedilaise mecircme dans les eacutemissions culturelles il est devenu extrecircmement rare quun animateur ou une animatrice adopte la varieacuteteacute europeacuteenne et les lecteurs de

3 On trouve dans la liste des canadianismes recommandeacutes ou du moins accepteacutes par le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada en 1966 (voir le point 24 ci-dessous) des mots qui eacutetaient sans doute assez bien connus agrave leacutepoque puisque le Comiteacute souhaite quon les conserve mais qui ne sont plus connus de la jeune geacuteneacuteration de nos jours (sauf peut-ecirctre dans des reacutegions) par exemple allegravege bacagnolle bordillons eacutegawuilleacute hypocrite (en parlant de bois pourri) matineacutee (deacutesignant un vecirctement de femme) nuage (en parlant dun petit foulard) pourrissons satinette

134 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

CLAUDE POIRIER 135

Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

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41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 3: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

130 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

une nomenclature ougrave eacutetaient confondus phoneacutetique et lexique et eacutetait livreacute agrave travers une orthographe fantaisiste La somme de ces releveacutes constituait selon lui la norme de la laquolangue queacutebeacutecoiseraquo langue quil deacuteclarait distincte de celle des Franccedilais (voir Bergeron 1980 et 1981) Louvrage de Bergeron bien quil ait souleveacute lindignation de plusieurs linguistes a connu un bon succegraves et survit toujours en librairie

Quelques anneacutees plus tard le Centre eacuteducatif et culturel de Montreacuteal chershychant agrave reacutepondre aux besoins du public queacutebeacutecois faisait paraicirctre le Dictionnaire du franccedilais Plus (ou DFP 1988) qui reacutesultait dune adaptation dun ouvrage de la maison Hachette auquel eacutetaient incorporeacutes quelques milliers de queacutebeacutecismes appartenant pour la plupart agrave la langue neutre laccueil enthousiaste qua reccedilu ce dictionnaire sest tempeacutereacute dinquieacutetude quand on sest rendu compte que les queacutebeacutecismes qui eacutetaient traiteacutes sur le mecircme pied que les autres mots du franccedilais neacutetaient pas identifieacutes par une marque particuliegravere Enfin en 1992 la maison Robert entrait dans la ronde avec le Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (ou DQA) inspireacute du Robert dictionnaire daujourdhui quelle preacuteparait concurshyremment pour le marcheacute franccedilais cet ouvrage a donneacute lieu agrave un deacutebat houleux en raison de limportance quil donnait aux emplois de la langue populaire et du laxisme quon reprochait aux auteurs dans les jugements porteacutes sur les reshygistres demploi

Si les organismes linguistiques ont laisseacute passer sans trop sourciller louvrage de Bergeron qui constituait pourtant une veacuteritable deacuteclaration de guerre aux tenants de la norme traditionnelle en revanche ils ont sorti lartillerie lourde contre les nouveaux dictionnaires parce quils avaient eacuteteacute produits par des eacutediteurs reacuteputeacutes dans le monde de leacuteducation et quils eacutetaient susceptibles de remplacer dans les classes les Larousse Robert et autres ouvrages de reacutefeacuterence reacutealiseacutes en France et pour cette raison consideacutereacutes comme orthodoxes1 Les auteurs du DFP et du DQA concreacutetisaient en fait pour la premiegravere fois dans des ouvrages destineacutes agrave lenseignement le point de vue dune partie de leacutelite celle qui procircne depuis le XIXe siegravecle une certaine modulation de la norme Hnguistique pour rendre compte de la diffeacuterence queacutebeacutecoise2 Pour la premiegravere fois en somme le discours officiel sur la primauteacute absolue de la norme franccedilaise se trouvait contredit par des groupes qui exerccedilaient une certaine influence de par

1 Concernant la reacuteception de ces deux dictionnaires voir Poirier 1998b 195-198 2 Ce point de vue a eacuteteacute exprimeacute fermement pour la premiegravere fois en 1842 par labbeacute Jeacuterocircme Demers dans une reacuteplique agrave Thomas Maguire auteur dun manuel de difficulteacutes qui seacutetait montreacute intransigeant agrave leacutegard des canadianismes (voir Dionne 1912) Il sest exprimeacute par la suite agrave travers les eacutecrits de divers auteurs comme Benjamin Suite Adjutor Rivard Jacques Rousseau et agrave travers quelques glossaires comme ceux de Dunn (1880) de Clapin (1894) et de la Socieacuteteacute du parler franccedilais au Canada (1930)

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leur rayonnement universitaire Depuis la publication du second ouvrage les eacutediteurs queacutebeacutecois ont suspendu leurs projets de dictionnaires grand public en attendant des circonstances plus favorables

Pour faire avancer la reacuteflexion je me propose dexaminer ici la question de la standardisation de la langue commune en la consideacuterant comme une activiteacute distincte de la normalisation terminologique et comme un projet collectif qui se construit gracircce agrave lapport de divers intervenants dont le rocircle est compleacutemenshytaire Io lEacutetat qui eacutetablit les paramegravetres politiques et juridiques de lexercice de la langue 2deg la communauteacute des locuteurs qui fournit les exemples dutilishysation de la langue agrave travers une varieacuteteacute de discours notamment agrave travers les productions litteacuteraires 3deg les lexicographes qui deacutegagent le modegravele qui sous-tend ces discours 4deg les grammairiens et les organismes habiliteacutes qui ont pour fonction de codifier la langue Dans une seconde partie je tacirccherai de faire voir comment la connaissance de lhistoire du franccedilais du Queacutebec permettrait de renouveler la probleacutematique de la norme linguistique et dentrevoir des solutions en vue de lameacutelioration de la compeacutetence linguistique des Queacutebeacutecois Je terminerai par deux propositions visant agrave favoriser la concertation des efforts de tous ceux qui sinteacuteressent agrave la question de la norme du franccedilais au Queacutebec

2 De la deacutefense agrave la codification du franccedilais du Queacutebec le cheminement dune socieacuteteacute agrave travers ses contradictions

Sinspirant du manifeste de du Bellay Michegravele Lalonde publiait en 1973 son essai intituleacute La deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyse Malgreacute le fait que le texte de Lalonde ne prenait en compte que la varieacuteteacute populaire du franccedilais queacutebeacutecois ce qui sexpliquait dans le contexte de cette eacutepoque domineacutee par la litteacuterature joualisante il avait une grande valeur deacutevocation par le paralshyleacutelisme quil suggeacuterait entre la situation du franccedilais queacutebeacutecois et celle qua connue le franccedilais en France vers la fin de la Renaissance Lalonde a bien vu que le franccedilais du Queacutebec comme ceacutetait le cas pour celui de France au XVIe

siegravecle avait besoin agrave la fois decirctre deacutefendu contre une langue eacutetrangegravere et contre ses deacutetracteurs et decirctre illustreacute agrave travers les discours quotidiens et les textes des eacutecrivains En France la deacutefense et lillustration de la langue ont eacuteteacute compleacuteteacutees par la repreacutesentation collective quen ont donneacutee les lexicographes agrave partir dEstienne (suivi par Nicot Richelet Furetiegravere pour se limiter au XVIIe siegravecle) puis par une activiteacute de codification amorceacutee par Malherbe et par la suite prise en main par un organisme officiel beacuteneacuteficiant dune autoriteacute indiscutable ocshytroyeacutee par le pouvoir politique lAcadeacutemie franccedilaise

132 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

En fait le franccedilais du Queacutebec est lui aussi engageacute depuis les anneacutees 1840 environ dans un processus complexe de deacutefense dillustration de repreacutesentation et de codification mais jusquagrave reacutecemment les actions eacutetaient meneacutees en ordre disperseacute sans plan densemble se chevauchant les unes les autres La Reacutevolution tranquille a modifieacute cette situation en favorisant leacutemergence dun concept dlaquoEacutetat francophoneraquo Cela explique que Lalonde ait pu dans les anneacutees 1970 poser le problegraveme comme si on en eacutetait au deacutebut du processus Consideacuterant que depuis le cri dalarme du fregravere Untel lensemble de la deacutemarche a eacuteteacute repris avec un dynamisme renouveleacute et deacutesireux dexaminer le problegraveme de la norme tel quil se pose de nos jours je me limiterai donc dans cette partie agrave cette tranche contemporaine dans lexamen que je ferai du cheminement de notre socieacuteteacute en vue de laffirmation du franccedilais et de la reconnaissance de la varieacuteteacute dans laquelle il sincarne au Queacutebec

21 Le rocircle de lEacutetat deacutefense et promotion de la langue

La socieacuteteacute queacutebeacutecoise a fait un progregraves remarquable depuis les anneacutees 1960 en assurant par leacutegislation la primauteacute du franccedilais sur le territoire du Queacutebec Le franccedilais a ainsi pris la place qui lui revenait dans laffichage les milieux de travail ladministration et la vie publique Cette promotion du franccedilais appuyeacutee par une augmentation sensible du taux de scolarisation a redonneacute confiance aux francophones du Queacutebec qui ont investi des secteurs dactiviteacute ougrave ils eacutetaient peu actifs auparavant (finance affaires recherche de pointe etc) On observe donc depuis la Reacutevolution tranquille un mouvement deacutemancipation de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise qui sest manifesteacute par laffirmation plus nette de son pouvoir politique linstauration dune nouvelle administration publique geacutereacutee par des fonctionnaires mieux formeacutes la geacuteneacuteralisation de leacuteducation et la prise en main progressive des leviers eacuteconomiques Les eacutechanges suivis avec la France devenus plus faciles ont eacuteteacute un facteur important dans leacutevolution linshyguistique qui a deacutecouleacute de cette situation

Cette eacutevolution est caracteacuteriseacutee principalement par le fait que le franccedilais du Queacutebec sest rapprocheacute du franccedilais de France quant agrave sa prononciation et agrave son lexique En deacutepit des affirmations de certains qui estiment que la qualiteacute de la langue sest deacuteteacuterioreacutee depuis les anneacutees 1960 sujet sur lequel je reviendrai plus loin il est facile de se rendre compte que le lexique usuel a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par lusage de France (notamment dans les terminologies courantes) et que les prononciations traditionnelles qui peuvent se maintenir dans les familles et dans les milieux moins scolariseacutes ont reculeacute en public devant celles qui sont conformes agrave la norme de France par exemple dans des mots comme

CLAUDE POIRIER 133

megravere devoir perdre nuit etc Pour ce qui est du lexique Darbelnet remarquait deacutejagrave en 1975 des changements sensibles par rapport agrave lusage de la fin des anneacutees 1950 En preacuteparant les articles du Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois les reacutedacteurs du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec ont remarqueacute eux aussi quun bon nombre de queacutebeacutecismes qui eacutetaient courants il y a peu de temps encore avaient ceacutedeacute la place aux faccedilons de dire usuelles en France3 Le statut officiel qui a eacuteteacute reconnu au franccedilais par les lois linguistiques a donc favoriseacute la modernisation de la langue qui eacutetait en cours depuis le deacutebut du siegravecle mais agrave un rythme beaucoup plus lent

22 Lillustration de la langue du discours litteacuteraire aux eacutechanges priveacutes

En mecircme temps quun usage plus pregraves de celui de la France simplantait agrave la faveur dune ameacutelioration geacuteneacuterale de la compeacutetence linguistique eacutecrivains artistes et creacuteateurs puisaient dans la culture populaire urbaine que des auteurs comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient commenceacute agrave exploiter Ce mouvement se manifeste dabord agrave travers la production des auteurs joualisants qui recourent agrave la langue populaire dans le theacuteacirctre dans le roman et mecircme la poeacutesie cette tendance marqueacutee de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui dure une douzaine danneacutees agrave partir du moment ougrave Jacques Renaud publie Le casseacute (1964) corshyrespond agrave un mouvement de revendication contre les laquoAnglaisraquo qui eacutetaient vus comme des oppresseurs sur le plan politique et eacuteconomique et contre les Franccedilais dont le prestige culturel eacutetait senti comme une force alieacutenante Par la suite les cineacuteastes les auteurs de teacuteleacuteromans et autres creacuteateurs ne surprendront plus personne quand ils mettront en scegravene des personnages typiques des quartiers ouvriers avec la parole qui les caracteacuterise

La peacuteriode joualisante a eu pour effet positif de reacuteconcilier les Queacutebeacutecois avec leur varieacuteteacute de franccedilais si on pouvait doreacutenavant faire parler en public des personnages dont la langue eacutetait tregraves marqueacutee socialement agrave plus forte raison eacutetait-il leacutegitime de donner agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise neutre la place qui lui revenait dans le discours public On nimagine plus aujourdhui que lauteur dun teacuteleacuteroman ou dun sceacutenario de film fasse parler ses personnages agrave la franshyccedilaise mecircme dans les eacutemissions culturelles il est devenu extrecircmement rare quun animateur ou une animatrice adopte la varieacuteteacute europeacuteenne et les lecteurs de

3 On trouve dans la liste des canadianismes recommandeacutes ou du moins accepteacutes par le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada en 1966 (voir le point 24 ci-dessous) des mots qui eacutetaient sans doute assez bien connus agrave leacutepoque puisque le Comiteacute souhaite quon les conserve mais qui ne sont plus connus de la jeune geacuteneacuteration de nos jours (sauf peut-ecirctre dans des reacutegions) par exemple allegravege bacagnolle bordillons eacutegawuilleacute hypocrite (en parlant de bois pourri) matineacutee (deacutesignant un vecirctement de femme) nuage (en parlant dun petit foulard) pourrissons satinette

134 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

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Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 4: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 131

leur rayonnement universitaire Depuis la publication du second ouvrage les eacutediteurs queacutebeacutecois ont suspendu leurs projets de dictionnaires grand public en attendant des circonstances plus favorables

Pour faire avancer la reacuteflexion je me propose dexaminer ici la question de la standardisation de la langue commune en la consideacuterant comme une activiteacute distincte de la normalisation terminologique et comme un projet collectif qui se construit gracircce agrave lapport de divers intervenants dont le rocircle est compleacutemenshytaire Io lEacutetat qui eacutetablit les paramegravetres politiques et juridiques de lexercice de la langue 2deg la communauteacute des locuteurs qui fournit les exemples dutilishysation de la langue agrave travers une varieacuteteacute de discours notamment agrave travers les productions litteacuteraires 3deg les lexicographes qui deacutegagent le modegravele qui sous-tend ces discours 4deg les grammairiens et les organismes habiliteacutes qui ont pour fonction de codifier la langue Dans une seconde partie je tacirccherai de faire voir comment la connaissance de lhistoire du franccedilais du Queacutebec permettrait de renouveler la probleacutematique de la norme linguistique et dentrevoir des solutions en vue de lameacutelioration de la compeacutetence linguistique des Queacutebeacutecois Je terminerai par deux propositions visant agrave favoriser la concertation des efforts de tous ceux qui sinteacuteressent agrave la question de la norme du franccedilais au Queacutebec

2 De la deacutefense agrave la codification du franccedilais du Queacutebec le cheminement dune socieacuteteacute agrave travers ses contradictions

Sinspirant du manifeste de du Bellay Michegravele Lalonde publiait en 1973 son essai intituleacute La deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyse Malgreacute le fait que le texte de Lalonde ne prenait en compte que la varieacuteteacute populaire du franccedilais queacutebeacutecois ce qui sexpliquait dans le contexte de cette eacutepoque domineacutee par la litteacuterature joualisante il avait une grande valeur deacutevocation par le paralshyleacutelisme quil suggeacuterait entre la situation du franccedilais queacutebeacutecois et celle qua connue le franccedilais en France vers la fin de la Renaissance Lalonde a bien vu que le franccedilais du Queacutebec comme ceacutetait le cas pour celui de France au XVIe

siegravecle avait besoin agrave la fois decirctre deacutefendu contre une langue eacutetrangegravere et contre ses deacutetracteurs et decirctre illustreacute agrave travers les discours quotidiens et les textes des eacutecrivains En France la deacutefense et lillustration de la langue ont eacuteteacute compleacuteteacutees par la repreacutesentation collective quen ont donneacutee les lexicographes agrave partir dEstienne (suivi par Nicot Richelet Furetiegravere pour se limiter au XVIIe siegravecle) puis par une activiteacute de codification amorceacutee par Malherbe et par la suite prise en main par un organisme officiel beacuteneacuteficiant dune autoriteacute indiscutable ocshytroyeacutee par le pouvoir politique lAcadeacutemie franccedilaise

132 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

En fait le franccedilais du Queacutebec est lui aussi engageacute depuis les anneacutees 1840 environ dans un processus complexe de deacutefense dillustration de repreacutesentation et de codification mais jusquagrave reacutecemment les actions eacutetaient meneacutees en ordre disperseacute sans plan densemble se chevauchant les unes les autres La Reacutevolution tranquille a modifieacute cette situation en favorisant leacutemergence dun concept dlaquoEacutetat francophoneraquo Cela explique que Lalonde ait pu dans les anneacutees 1970 poser le problegraveme comme si on en eacutetait au deacutebut du processus Consideacuterant que depuis le cri dalarme du fregravere Untel lensemble de la deacutemarche a eacuteteacute repris avec un dynamisme renouveleacute et deacutesireux dexaminer le problegraveme de la norme tel quil se pose de nos jours je me limiterai donc dans cette partie agrave cette tranche contemporaine dans lexamen que je ferai du cheminement de notre socieacuteteacute en vue de laffirmation du franccedilais et de la reconnaissance de la varieacuteteacute dans laquelle il sincarne au Queacutebec

21 Le rocircle de lEacutetat deacutefense et promotion de la langue

La socieacuteteacute queacutebeacutecoise a fait un progregraves remarquable depuis les anneacutees 1960 en assurant par leacutegislation la primauteacute du franccedilais sur le territoire du Queacutebec Le franccedilais a ainsi pris la place qui lui revenait dans laffichage les milieux de travail ladministration et la vie publique Cette promotion du franccedilais appuyeacutee par une augmentation sensible du taux de scolarisation a redonneacute confiance aux francophones du Queacutebec qui ont investi des secteurs dactiviteacute ougrave ils eacutetaient peu actifs auparavant (finance affaires recherche de pointe etc) On observe donc depuis la Reacutevolution tranquille un mouvement deacutemancipation de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise qui sest manifesteacute par laffirmation plus nette de son pouvoir politique linstauration dune nouvelle administration publique geacutereacutee par des fonctionnaires mieux formeacutes la geacuteneacuteralisation de leacuteducation et la prise en main progressive des leviers eacuteconomiques Les eacutechanges suivis avec la France devenus plus faciles ont eacuteteacute un facteur important dans leacutevolution linshyguistique qui a deacutecouleacute de cette situation

Cette eacutevolution est caracteacuteriseacutee principalement par le fait que le franccedilais du Queacutebec sest rapprocheacute du franccedilais de France quant agrave sa prononciation et agrave son lexique En deacutepit des affirmations de certains qui estiment que la qualiteacute de la langue sest deacuteteacuterioreacutee depuis les anneacutees 1960 sujet sur lequel je reviendrai plus loin il est facile de se rendre compte que le lexique usuel a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par lusage de France (notamment dans les terminologies courantes) et que les prononciations traditionnelles qui peuvent se maintenir dans les familles et dans les milieux moins scolariseacutes ont reculeacute en public devant celles qui sont conformes agrave la norme de France par exemple dans des mots comme

CLAUDE POIRIER 133

megravere devoir perdre nuit etc Pour ce qui est du lexique Darbelnet remarquait deacutejagrave en 1975 des changements sensibles par rapport agrave lusage de la fin des anneacutees 1950 En preacuteparant les articles du Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois les reacutedacteurs du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec ont remarqueacute eux aussi quun bon nombre de queacutebeacutecismes qui eacutetaient courants il y a peu de temps encore avaient ceacutedeacute la place aux faccedilons de dire usuelles en France3 Le statut officiel qui a eacuteteacute reconnu au franccedilais par les lois linguistiques a donc favoriseacute la modernisation de la langue qui eacutetait en cours depuis le deacutebut du siegravecle mais agrave un rythme beaucoup plus lent

22 Lillustration de la langue du discours litteacuteraire aux eacutechanges priveacutes

En mecircme temps quun usage plus pregraves de celui de la France simplantait agrave la faveur dune ameacutelioration geacuteneacuterale de la compeacutetence linguistique eacutecrivains artistes et creacuteateurs puisaient dans la culture populaire urbaine que des auteurs comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient commenceacute agrave exploiter Ce mouvement se manifeste dabord agrave travers la production des auteurs joualisants qui recourent agrave la langue populaire dans le theacuteacirctre dans le roman et mecircme la poeacutesie cette tendance marqueacutee de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui dure une douzaine danneacutees agrave partir du moment ougrave Jacques Renaud publie Le casseacute (1964) corshyrespond agrave un mouvement de revendication contre les laquoAnglaisraquo qui eacutetaient vus comme des oppresseurs sur le plan politique et eacuteconomique et contre les Franccedilais dont le prestige culturel eacutetait senti comme une force alieacutenante Par la suite les cineacuteastes les auteurs de teacuteleacuteromans et autres creacuteateurs ne surprendront plus personne quand ils mettront en scegravene des personnages typiques des quartiers ouvriers avec la parole qui les caracteacuterise

La peacuteriode joualisante a eu pour effet positif de reacuteconcilier les Queacutebeacutecois avec leur varieacuteteacute de franccedilais si on pouvait doreacutenavant faire parler en public des personnages dont la langue eacutetait tregraves marqueacutee socialement agrave plus forte raison eacutetait-il leacutegitime de donner agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise neutre la place qui lui revenait dans le discours public On nimagine plus aujourdhui que lauteur dun teacuteleacuteroman ou dun sceacutenario de film fasse parler ses personnages agrave la franshyccedilaise mecircme dans les eacutemissions culturelles il est devenu extrecircmement rare quun animateur ou une animatrice adopte la varieacuteteacute europeacuteenne et les lecteurs de

3 On trouve dans la liste des canadianismes recommandeacutes ou du moins accepteacutes par le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada en 1966 (voir le point 24 ci-dessous) des mots qui eacutetaient sans doute assez bien connus agrave leacutepoque puisque le Comiteacute souhaite quon les conserve mais qui ne sont plus connus de la jeune geacuteneacuteration de nos jours (sauf peut-ecirctre dans des reacutegions) par exemple allegravege bacagnolle bordillons eacutegawuilleacute hypocrite (en parlant de bois pourri) matineacutee (deacutesignant un vecirctement de femme) nuage (en parlant dun petit foulard) pourrissons satinette

134 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

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Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

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POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 5: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

132 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

En fait le franccedilais du Queacutebec est lui aussi engageacute depuis les anneacutees 1840 environ dans un processus complexe de deacutefense dillustration de repreacutesentation et de codification mais jusquagrave reacutecemment les actions eacutetaient meneacutees en ordre disperseacute sans plan densemble se chevauchant les unes les autres La Reacutevolution tranquille a modifieacute cette situation en favorisant leacutemergence dun concept dlaquoEacutetat francophoneraquo Cela explique que Lalonde ait pu dans les anneacutees 1970 poser le problegraveme comme si on en eacutetait au deacutebut du processus Consideacuterant que depuis le cri dalarme du fregravere Untel lensemble de la deacutemarche a eacuteteacute repris avec un dynamisme renouveleacute et deacutesireux dexaminer le problegraveme de la norme tel quil se pose de nos jours je me limiterai donc dans cette partie agrave cette tranche contemporaine dans lexamen que je ferai du cheminement de notre socieacuteteacute en vue de laffirmation du franccedilais et de la reconnaissance de la varieacuteteacute dans laquelle il sincarne au Queacutebec

21 Le rocircle de lEacutetat deacutefense et promotion de la langue

La socieacuteteacute queacutebeacutecoise a fait un progregraves remarquable depuis les anneacutees 1960 en assurant par leacutegislation la primauteacute du franccedilais sur le territoire du Queacutebec Le franccedilais a ainsi pris la place qui lui revenait dans laffichage les milieux de travail ladministration et la vie publique Cette promotion du franccedilais appuyeacutee par une augmentation sensible du taux de scolarisation a redonneacute confiance aux francophones du Queacutebec qui ont investi des secteurs dactiviteacute ougrave ils eacutetaient peu actifs auparavant (finance affaires recherche de pointe etc) On observe donc depuis la Reacutevolution tranquille un mouvement deacutemancipation de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise qui sest manifesteacute par laffirmation plus nette de son pouvoir politique linstauration dune nouvelle administration publique geacutereacutee par des fonctionnaires mieux formeacutes la geacuteneacuteralisation de leacuteducation et la prise en main progressive des leviers eacuteconomiques Les eacutechanges suivis avec la France devenus plus faciles ont eacuteteacute un facteur important dans leacutevolution linshyguistique qui a deacutecouleacute de cette situation

Cette eacutevolution est caracteacuteriseacutee principalement par le fait que le franccedilais du Queacutebec sest rapprocheacute du franccedilais de France quant agrave sa prononciation et agrave son lexique En deacutepit des affirmations de certains qui estiment que la qualiteacute de la langue sest deacuteteacuterioreacutee depuis les anneacutees 1960 sujet sur lequel je reviendrai plus loin il est facile de se rendre compte que le lexique usuel a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par lusage de France (notamment dans les terminologies courantes) et que les prononciations traditionnelles qui peuvent se maintenir dans les familles et dans les milieux moins scolariseacutes ont reculeacute en public devant celles qui sont conformes agrave la norme de France par exemple dans des mots comme

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megravere devoir perdre nuit etc Pour ce qui est du lexique Darbelnet remarquait deacutejagrave en 1975 des changements sensibles par rapport agrave lusage de la fin des anneacutees 1950 En preacuteparant les articles du Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois les reacutedacteurs du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec ont remarqueacute eux aussi quun bon nombre de queacutebeacutecismes qui eacutetaient courants il y a peu de temps encore avaient ceacutedeacute la place aux faccedilons de dire usuelles en France3 Le statut officiel qui a eacuteteacute reconnu au franccedilais par les lois linguistiques a donc favoriseacute la modernisation de la langue qui eacutetait en cours depuis le deacutebut du siegravecle mais agrave un rythme beaucoup plus lent

22 Lillustration de la langue du discours litteacuteraire aux eacutechanges priveacutes

En mecircme temps quun usage plus pregraves de celui de la France simplantait agrave la faveur dune ameacutelioration geacuteneacuterale de la compeacutetence linguistique eacutecrivains artistes et creacuteateurs puisaient dans la culture populaire urbaine que des auteurs comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient commenceacute agrave exploiter Ce mouvement se manifeste dabord agrave travers la production des auteurs joualisants qui recourent agrave la langue populaire dans le theacuteacirctre dans le roman et mecircme la poeacutesie cette tendance marqueacutee de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui dure une douzaine danneacutees agrave partir du moment ougrave Jacques Renaud publie Le casseacute (1964) corshyrespond agrave un mouvement de revendication contre les laquoAnglaisraquo qui eacutetaient vus comme des oppresseurs sur le plan politique et eacuteconomique et contre les Franccedilais dont le prestige culturel eacutetait senti comme une force alieacutenante Par la suite les cineacuteastes les auteurs de teacuteleacuteromans et autres creacuteateurs ne surprendront plus personne quand ils mettront en scegravene des personnages typiques des quartiers ouvriers avec la parole qui les caracteacuterise

La peacuteriode joualisante a eu pour effet positif de reacuteconcilier les Queacutebeacutecois avec leur varieacuteteacute de franccedilais si on pouvait doreacutenavant faire parler en public des personnages dont la langue eacutetait tregraves marqueacutee socialement agrave plus forte raison eacutetait-il leacutegitime de donner agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise neutre la place qui lui revenait dans le discours public On nimagine plus aujourdhui que lauteur dun teacuteleacuteroman ou dun sceacutenario de film fasse parler ses personnages agrave la franshyccedilaise mecircme dans les eacutemissions culturelles il est devenu extrecircmement rare quun animateur ou une animatrice adopte la varieacuteteacute europeacuteenne et les lecteurs de

3 On trouve dans la liste des canadianismes recommandeacutes ou du moins accepteacutes par le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada en 1966 (voir le point 24 ci-dessous) des mots qui eacutetaient sans doute assez bien connus agrave leacutepoque puisque le Comiteacute souhaite quon les conserve mais qui ne sont plus connus de la jeune geacuteneacuteration de nos jours (sauf peut-ecirctre dans des reacutegions) par exemple allegravege bacagnolle bordillons eacutegawuilleacute hypocrite (en parlant de bois pourri) matineacutee (deacutesignant un vecirctement de femme) nuage (en parlant dun petit foulard) pourrissons satinette

134 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

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Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

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POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 6: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 133

megravere devoir perdre nuit etc Pour ce qui est du lexique Darbelnet remarquait deacutejagrave en 1975 des changements sensibles par rapport agrave lusage de la fin des anneacutees 1950 En preacuteparant les articles du Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois les reacutedacteurs du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec ont remarqueacute eux aussi quun bon nombre de queacutebeacutecismes qui eacutetaient courants il y a peu de temps encore avaient ceacutedeacute la place aux faccedilons de dire usuelles en France3 Le statut officiel qui a eacuteteacute reconnu au franccedilais par les lois linguistiques a donc favoriseacute la modernisation de la langue qui eacutetait en cours depuis le deacutebut du siegravecle mais agrave un rythme beaucoup plus lent

22 Lillustration de la langue du discours litteacuteraire aux eacutechanges priveacutes

En mecircme temps quun usage plus pregraves de celui de la France simplantait agrave la faveur dune ameacutelioration geacuteneacuterale de la compeacutetence linguistique eacutecrivains artistes et creacuteateurs puisaient dans la culture populaire urbaine que des auteurs comme Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient commenceacute agrave exploiter Ce mouvement se manifeste dabord agrave travers la production des auteurs joualisants qui recourent agrave la langue populaire dans le theacuteacirctre dans le roman et mecircme la poeacutesie cette tendance marqueacutee de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui dure une douzaine danneacutees agrave partir du moment ougrave Jacques Renaud publie Le casseacute (1964) corshyrespond agrave un mouvement de revendication contre les laquoAnglaisraquo qui eacutetaient vus comme des oppresseurs sur le plan politique et eacuteconomique et contre les Franccedilais dont le prestige culturel eacutetait senti comme une force alieacutenante Par la suite les cineacuteastes les auteurs de teacuteleacuteromans et autres creacuteateurs ne surprendront plus personne quand ils mettront en scegravene des personnages typiques des quartiers ouvriers avec la parole qui les caracteacuterise

La peacuteriode joualisante a eu pour effet positif de reacuteconcilier les Queacutebeacutecois avec leur varieacuteteacute de franccedilais si on pouvait doreacutenavant faire parler en public des personnages dont la langue eacutetait tregraves marqueacutee socialement agrave plus forte raison eacutetait-il leacutegitime de donner agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise neutre la place qui lui revenait dans le discours public On nimagine plus aujourdhui que lauteur dun teacuteleacuteroman ou dun sceacutenario de film fasse parler ses personnages agrave la franshyccedilaise mecircme dans les eacutemissions culturelles il est devenu extrecircmement rare quun animateur ou une animatrice adopte la varieacuteteacute europeacuteenne et les lecteurs de

3 On trouve dans la liste des canadianismes recommandeacutes ou du moins accepteacutes par le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada en 1966 (voir le point 24 ci-dessous) des mots qui eacutetaient sans doute assez bien connus agrave leacutepoque puisque le Comiteacute souhaite quon les conserve mais qui ne sont plus connus de la jeune geacuteneacuteration de nos jours (sauf peut-ecirctre dans des reacutegions) par exemple allegravege bacagnolle bordillons eacutegawuilleacute hypocrite (en parlant de bois pourri) matineacutee (deacutesignant un vecirctement de femme) nuage (en parlant dun petit foulard) pourrissons satinette

134 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

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Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 7: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

134 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

nouvelles comme les autres journalistes conservent pour la plupart leurs cashyracteacuteristiques queacutebeacutecoises dans leur travail habituel agrave la radio et agrave la teacuteleacute On observe le mecircme pheacutenomegravene chez les intellectuels et les eacutecrivains il nest plus neacutecessaire dadopter un accent eacutetranger pour faire savant et on peut incorporer des queacutebeacutecismes dans une œuvre de creacuteation litteacuteraire sans avoir agrave les justifier ni agrave les munir des laissez-passer conventionnels que repreacutesentaient litalique et les guillemets La varieacuteteacute queacutebeacutecoise a dans les faits acquis une leacutegitimiteacute dans tous ses registres au sein de notre socieacuteteacute et il faut sen reacutejouir

Cette liberteacute a son pendant neacutegatif dans la fouleacutee du mouvement joualisant la langue populaire et familiegravere est devenue demploi courant dans des situations ougrave on observait autrefois une pratique plus soigneacutee notamment agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Cette situation est deacutenonceacutee amegraverement depuis quelques anneacutees surtout depuis la parution du Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui (1992) quon a accuseacute de leacutegitimer la langue relacirccheacutee Les doleacuteances agrave propos de la trop grande place conceacutedeacutee agrave la langue populaire qui ne sont pas sans fondement ont malheureusement pour effet de braquer les projecteurs sur certaines manishyfestations de la langue et de redonner vie agrave un discours puriste intransigeant qui donne du franccedilais queacutebeacutecois une image deacuteformeacutee Franccedilais queacutebeacutecois est ainsi redevenu pour certains comme autrefois franccedilais canadien synonyme de mauvais franccedilais

Les Queacutebeacutecois ont pris la parole au cours des derniegraveres deacutecennies et ont illustreacute abondamment et avec enthousiasme leur varieacuteteacute de franccedilais Ils ont maintenant besoin de pouvoir comparer leurs usages individuels avec ceux de la communauteacute afin de veacuterifier leurs intuitions et de pouvoir se faire une ideacutee plus juste de la faccedilon dont le franccedilais est reacuteellement parleacute au sein de la socieacuteteacute quils forment

23 La repreacutesentation collective de la langue Г image refleacuteteacutee par les dictionnaires

Le dictionnaire de langue nest pas un simple guide grammatical et seacuteshymantique Enregistrant le vocabulaire qui a cours dans une communauteacute il reflegravete les jugements de valeur qui influencent les comportements individuels et collectifs et il donne de la langue une image agrave laquelle chacun peut se reacutefeacuterer pour guider sa pratique individuelle Il ne faut donc pas se surprendre que lactiviteacute lexicographique commence agrave se manifester degraves quune communauteacute affirme son identiteacute et prend conscience de loriginaliteacute de ses pratiques langashygiegraveres Lhistoire du dictionnaire Webster aux Eacutetats-Unis depuis les premiegraveres deacuteclarations de son auteur agrave la fin du XVIIIe siegravecle jusquagrave leacutepopeacutee de la troisiegraveme eacutedition preacutepareacutee par Philip Gove illustre bien cette reacutealiteacute (Mencken 1936 9-10 Morton 1994)

CLAUDE POIRIER 135

Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

136 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

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41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 8: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 135

Cest ce qui sest passeacute au Queacutebec depuis les anneacutees 1980 Observant que laquo[l]a langue queacutebeacutecoise se port[ait] bien et seacutepanoui[ssai]t au pays du Queacutebecraquo quelle laquoenglob[ait] les Queacutebeacutecois dans toutes les sphegraveres dactiviteacutesraquo qulaquoelle se chant[ait] comme elle sest jamais chanteacutee dans la bouche du gars de truck dans sa vanne agrave celle de la vedette agrave leacutecranraquo et mecircme quelle laquose promen[ait] maintenant dans le grand monde bien au-delagrave des frontiegraveres du Queacutebecraquo Leacuteandre Bergeron a voulu doter les Queacutebeacutecois du dictionnaire de leur langue (Bergeron 1981 11-13) Le reacutesultat de son travail a cependant eacuteteacute fort deacutecevant pour les raisons eacutevoqueacutees plus haut et parce que lauteur a tellement insisteacute sur les aspects originaux quil en est venu agrave consideacuterer quil existait une laquolangue queacutebeacutecoiseraquo distincte du franccedilais La motivation des auteurs du DFP publieacute quelques anneacutees plus tard a eacuteteacute eacutegalement de mettre agrave la disposition des Queacuteshybeacutecois un ouvrage de reacutefeacuterence adapteacute agrave leurs besoins mais cette fois sur la base dune documentation scientifiquement eacutetablie Estimant que laquola socieacuteteacute queacutebeacutecoise sort de la Reacutevolution tranquille avec une perception nouvelle de son identiteacute et une confiance dans lavenir qui se manifeste par la perceacutee de leacutelite dans divers domaines de lactiviteacute humaineraquo les auteurs de ce dictionnaire apshypuyaient leur travail sur une laquovolonteacute collective daffirmation culturelleraquo (p XV)

Le dictionnaire joue un rocircle de garde-fou aidant les individus si tel est leur deacutesir agrave conformer leur usage au modegravele le plus constant parmi lensemble des usagers de la langue selon les situations Il va de soi que le dictionnaire ne peut remplir cette fonction que lorsquil repose sur une observation rigoureuse des usages et que la communauteacute donne sa confiance agrave ses auteurs Le dictionshynaire de Bergeron malgreacute son succegraves commercial ne reacutepondait manifestement pas au premier critegravere et a poursuivi sa carriegravere dans le rayon des productions folkloriques Le DFP a dabord seacuteduit mais le fait que les queacutebeacutecismes ny soient pas marqueacutes a diviseacute lopinion des observateurs du langage le point de vue conservateur a preacutevalu et les organismes linguistiques ont deacuteconseilleacute louvrage ce qui a eacuteteacute fatal pour sa distribution dans les eacutecoles Les auteurs du DQA qui travaillaient agrave sa preacuteparation depuis quelques anneacutees nont pas vu venir le coup et ont donneacute tecircte baisseacutee dans le piegravege qui venait decirctre tendu non seulement les queacutebeacutecismes neacutetaient pas signaleacutes dans cet ouvrage mais le choix des queacutebeacutecismes y eacutetait beaucoup plus audacieux et comble de malheur le marquage des registres a eacuteteacute jugeacute comme fort deacuteficient

Les lacunes que pouvaient preacutesenter le DFP et le DQA neacutetaient pas irreacuteshyparables mais la confiance dans ces ouvrages a eacuteteacute mineacutee et leacutelan qui venait decirctre donneacute agrave la lexicographie queacutebeacutecoise a eacuteteacute stoppeacute Il faut maintenant relancer le mouvement car les besoins de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise nont pas eacuteteacute combleacutes non plus que les attentes exprimeacutees agrave leacutetranger Le franccedilais du Queacutebec

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

140 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

CLAUDE POIRIER 143

dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

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Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

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Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 9: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

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dont on a affirmeacute avec force lexistence et quon a largement illustreacute doit ecirctre repreacutesenteacute de faccedilon adeacutequate dans un dictionnaire de langue

Au XVIIe siegravecle Furetiegravere a ducirc publier son dictionnaire agrave leacutetranger (1690) pour eacuteviter quil ne soit mis au pilon par les autoriteacutes de son pays qui ne pouvaient toleacuterer que paraisse un ouvrage qui deacutefiait lautoriteacute de lAcadeacutemie franccedilaise Les lexicographes queacutebeacutecois nen sont heureusement pas reacuteduits agrave cette extreacutemiteacute Si les jeacutesuites de Treacutevoux ont pu moins de quinze ans plus tard (1704) reprenshydre en douce les donneacutees de Furetiegravere dans un dictionnaire qui a eacuteteacute eacutediteacute agrave Paris on peut espeacuterer quil y aura une suite aux nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois dans un avenir rapprocheacute

24 La codification

Le franccedilais est devenu une langue minutieusement codifieacutee depuis le XVIIe siegravecle LAcadeacutemie franccedilaise fondeacutee en 1634 sest exprimeacutee dabord par la voix de grammairiens comme Vaugelas puis agrave travers son dictionnaire publieacute en 1694 et reacuteeacutediteacute agrave plusieurs reprises jusquagrave nos jours Les lexicographes priveacutes ont eu de la consideacuteration pour le point de vue des Acadeacutemiciens mais degraves le XVIIe siegravecle ils ont compris que leur travail serait inadeacutequat sils suivaient en tous points le modegravele deacutefini par les Immortels puisque leurs observations ne correspondaient pas toujours avec les donneacutees du Dictionnaire de Г Acadeacutemie Certains ont adopteacute une approche conservatrice tel Littreacute (1863 Suppleacutement en 1877) dautres ont fait preuve dune grande ouverture comme Larousse (1866-1876) ou Gueacuterin (1884-1890 Suppleacutement en 1895)

Au Queacutebec les observateurs du langage se sont le plus souvent tourneacutes vers le Dictionnaire de VAcadeacutemie pour trouver reacuteponse aux questions quils avaient agrave reacutesoudre Malgreacute les quelques critiques de cet ouvrage quon trouve sous la plume de glossairistes comme Dunn et Clapin ou dessayistes comme Suite lautoriteacute de ce dictionnaire na jamais eacuteteacute mise en question bien que de nos jours on sen remette plutocirct aux Robert ou aux Larousse qui sont mis agrave jour reacuteguliegraverement ce qui nest pas le cas du Dictionnaire de Г Acadeacutemie

Dans les deacutebats qui se sont succeacutedeacute agrave propos de la norme du franccedilais du Queacutebec le point de vue conservateur a geacuteneacuteralement eu le dessus quand est venu le temps de formuler des avis Heureusement lusage sest progressivement libeacuteraliseacute en deacutepit de la seacuteveacuteriteacute des auteurs de manuels de difficulteacutes On est surpris en lisant Maguire (1841) de voir agrave quel point son intransigeance eacutetait totale par exemple plutocirct que daccepter un laquomot indienraquo comme atoca qui ne figurait pas dans le Dictionnaire de VAcadeacutemie cet auteur preacutefeacuterait consideacuterer que laquo[c]ette baie que les anglais [sic] appellent cranberry ne porte point de

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 10: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

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nom en franccedilaisraquo4 Nest-ce pas une attitude semblable qui explique agrave la fin des anneacutees 1960 la lutte quont meneacutee certains puristes au neacuteologisme motoneige pour deacutesigner un veacutehicule inventeacute au Queacutebec Il aurait fallu selon eux adopter plutocirct scooter des neiges parce que ceacutetait le mot creacuteeacute en France (voir Poirier 1995a 245)

On peut consideacuterer que la codification du franccedilais queacutebeacutecois commence avec les auteurs de manuels correctifs au XIXe siegravecle On accordait beaucoup de place dans ces manuels agrave la langue parleacutee la distinguant mal de la langue eacutecrite pheacutenomegravene que lon observe encore au XXe siegravecle chez Barbeau (1939) chez Beacutelisle (1957) et chez Dulong (1968) En fait hormis quelques excepshytions ce nest que reacutecemment que la standardisation de la langue eacutecrite est devenue un objectif en soi et a donneacute lieu agrave des manuels et recueils distincts Cette speacutecialisation est agrave mettre en rapport avec la place plus grande quont prise dans les textes des eacutecrivains et des journalistes depuis le milieu du XXe

siegravecle les mots et les expressions propres agrave la varieacuteteacute queacutebeacutecoise Dans les anneacutees 1960 lOffice de la langue franccedilaise a entrepris une reacuteflexion

sur le sujet en publiant un opuscule intituleacute La norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebec (OLF 1965) puis une liste de laquocanadianismes de bon aloiraquo (OLF 1969) En deacutepit du fait que cette liste eacutetait limiteacutee agrave quelque soixante mots5 le document de ГOLF ouvrait une voie inteacuteressante Pour la premiegravere fois en effet un organisme officiel portait un jugement sur la recevabiliteacute de mots caracteacuteristiques du franccedilais du Queacutebec sur la base de critegraveres comme la continuiteacute des emplois depuis le Reacutegime franccedilais et le rapport entre le vocabulaire et la culture laquolOffice et sa Commission consultative n[ayant] pas estimeacute opshyportun de substituer des termes du franccedilais de Paris agrave des mots bien faits et dun usage courant au Queacutebecraquo (p 4) Trois ans auparavant le Comiteacute de linguisshytique de Radio-Canada (1966) avait fait paraicirctre une liste de 108 canadianismes quil reacutepartissait en trois cateacutegories a) mots qui pourraient appartenir au franccedilais universel (52 emplois) b) canadianismes qui meacuteritent decirctre retenus (37 emplois) c) canadianismes agrave rejeter (19 emplois) Le document publieacute par Radio-Canada

4 Cest Gabrielle Saint-Yves qui a attireacute mon attention sur cet exemple quelle a releveacute dans le cadre de son eacutetude historique de leacutevaluation du lexique queacutebeacutecois par les auteurs de manuels correctifs et de glossaires dont le premier est justement Thomas Maguire Elle note dans sa thegravese de doctorat inscrite agrave lUniversiteacute de Toronto que des critiques de cette eacutepoque (Michel Bibaud Jeacuterocircme Demers) avaient remarqueacute que Maguire condamnait de nombreux usages canashydiens sans fournir deacutequivalents laquofranccedilaisraquo 5 Dans la Preacuteface le directeur de lOffice de la langue franccedilaise preacutecisait que la liste neacutetait pas close Il ajoutait laquoDans les prochains mois lOffice publiera dautres cahiers consacreacutes agrave des faits de vocabulaire franco-queacutebeacutecoisraquo (p 3) Dans les faits aucune autre liste ne semble avoir vu le jour avant la publication de Y Eacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismes en 1985 (voir plus loin)

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

140 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

CLAUDE POIRIER 143

dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

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5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

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Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

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150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

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Page 11: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

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eacutetait davantage un ballon dessai quune veacuteritable proposition mais il reacuteveacutelait une attitude douverture que lOLF a adopteacutee jusquagrave un certain point

En comparant les deux listes on se rend compte que celle de lOLF eacutetait plus prudente (voir cependant la note 5) comprenant pour plus de la moitieacute des mots exprimant des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (faune flore reacutealiteacutes climatiques poids et mesures) Celle de Radio-Canada plus heacuteteacuterogegravene prenait en compte non seulement la langue eacutecrite mais eacutegalement la langue parleacutee en outre on y recommandait au titre de laquotermes qui pourraient passer au franccedilais universelraquo la candidature de mots leacutegitimes certes mais dont on ne voit pas bien aujourdhui la neacutecessiteacute quil y avait de les faire reconnaicirctre ailleurs comme allegravege avant-midi caluron creacutemone deacutepeinturer magasinage passer tout droit piger soupane

Par ailleurs lOLF preacutecisait dans son opuscule que laquo[l]e deacutenominateur commun de ces canadianismes [ceux quil proposait] cest quils nous sont neacutecessaires pour deacutecrire le milieu dans lequel nous vivons quils ont une graphie conforme au systegraveme graphique geacuteneacuteral du franccedilais et quils ne constituent pas un obstacle agrave la communication entre les pays francophonesraquo (p 5) Pour le Comiteacute de linguistique de Radio-Canada laquo[p]rocircner la normalisation du franccedilais ce n[eacutetait] pas exiger que nos faccedilons deacutecrire et de parler soient des copies conformes du parler parisien c[eacutetait] plutocirct chercher agrave eacuteliminer ce qui dans nos modes dexpression peut nuire aux communications entre les membres de cette communauteacute linguistique mondiale quon nomme la francophonieraquo (p 1) Bien que les principes des uns et des autres ne fussent pas si eacuteloigneacutes comme on le voit les deux listes qui ont eacuteteacute produites sont fort diffeacuterentes lOLF na en fait repris que 25 des 89 emplois proposeacutes par Radio-Canada ce qui montre la difficulteacute quil y a toujours eu au Queacutebec de passer de la theacuteorie agrave la pratique en matiegravere de standardisation linguistique

On pourrait pousser plus loin la comparaison des deux listes Ce quon peut en retenir pour linstant cest que dans les derniegraveres anneacutees de la Reacutevolution tranquille il y a eu un effort de reacuteflexion au sein de deux organismes qui ont joueacute un rocircle important au Queacutebec dans le travail de deacutefinition de la norme De plus dans les deux cas cette reacuteflexion sappuyait sur une prise en compte des aspects culturels de la langue histoire geacuteographie vie quotidienne et psychoshylogie du peuple queacutebeacutecois pour reprendre les termes de lOLF Or cette apshyproche a eacuteteacute complegravetement mise de cocircteacute agrave partir du moment ougrave lOLF sest vu confier le mandat de franciser la langue du travail

Degraves le deacutebut des anneacutees 1970 en effet cet organisme met laccent sur la terminologie et sa reacuteflexion sur les queacutebeacutecismes qui ne reprendra que dans les anneacutees 1980 sera doreacutenavant informeacutee par une approche de type terminologique

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(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

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deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

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XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

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XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

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41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

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5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 12: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 139

(voir agrave ce sujet Poirier 1993 54-57) Les critegraveres dacceptation et de rejet qui seront expliciteacutes dans Y Eacutenonceacute de 1985 seront tributaires dune approche prescriptive appuyeacutee sur des arguments comme le besoin de neacuteologismes la concurrence lexicale quil faudrait eacuteviter le fait que des mots complegravetent des familles lexicales etc or ces arguments qui se traduisaient en contraintes auxquelles on voulait soumettre la langue commune sont incompatibles avec le fonctionnement libre et naturel dune langue Aucun document ne fait deacutesorshymais reacutefeacuterence aux relations entre la langue et la culture

On a le sentiment que lOLF a depuis le deacutebut des anneacutees 1970 fait le pari que son travail terminologique conduirait agrave la standardisation du franccedilais du Queacutebec les nouveaux lexiques investissant peu agrave peu la langue commune ce qui ne sest pas produit De plus en abandonnant sa preacuteoccupation pour les aspects culturels de la langue lOLF a eu comme reacuteflexe dadopter une attitude coercitive agrave leacutegard des queacutebeacutecismes renouant ainsi avec lapproche puriste traditionnelle Il ne faut pas seacutetonner que dans ces conditions les terminologues de lOLF naient pas au deacutepart compris le travail des lexicographes dont la perception de la langue est tout autre Le Conseil de la langue franccedilaise adoptera un point de vue similaire agrave celui de lOLF quand il condamnera les nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois (voir agrave ce sujet Poirier 1998b 197) et donnera sa faveur aux auteurs de manuels correctifs plutocirct quaux lexicographes la politique officielle des organismes linguistiques au tournant des anneacutees 1990 eacutetait reshydevenue dune prudence excessive contredisant ainsi les orientations esquisseacutees au cours des anneacutees 1960

Pour linstant donc la situation est bloqueacutee et les discours officiels sont contradictoires Dune part on cherche agrave favoriser lexportation des produits culturels queacutebeacutecois en subventionnant dune maniegravere ou dune autre artistes et eacutecrivains mais en mecircme temps on refuse que les lexicographes brossent le portrait de la langue agrave travers laquelle sexpriment ces interpregravetes de la culture queacutebeacutecoise laissant ainsi toute la place agrave des amateurs (les Proteau Desruisseaux et autres) qui donnent de lusage queacutebeacutecois une image folklorique6 Cette situation est attribuable au fait quon na pas compris que lactiviteacute de standardisation de la langue est distincte de celle de normalisation et quelle sinscrit dans une

6 En raison de labsence de dictionnaires faits au Queacutebec le DFP et le DQA neacutetant plus sur le marcheacute il faut se reacutejouir de certaines productions reacutecentes des lexicographes de France qui reacuteduisent un peu les inconveacutenients de cette situation Par exemple la maison Hachette a publieacute agrave lautomne 1997 son Dictionnaire universel francophone qui contient quelques milliers darticles traitant des particulariteacutes du franccedilais dans le monde dont pas moins de 1700 portant sur des queacutebeacutecismes acadianismes et louisianismes sans compter les articles traitant de noms propres Ce dictionnaire existe eacutegalement en version Internet agrave ladresse suivante http wwwfrancophoniehachette-livrefr

140 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

CLAUDE POIRIER 141

paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

CLAUDE POIRIER 143

dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 13: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

140 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

deacutemarche collective agrave laquelle prennent part divers groupes et divers organismes dont lapport respectif doit ecirctre reconnu et valoriseacute pour que le reacutesultat soit efficace et largement accepteacute

Au Queacutebec tous les mandats importants ont eacuteteacute confieacutes par la Loi 101 agrave un seul organisme quil sagisse de faire appliquer les lois linguistiques de franciser les vocabulaires de speacutecialiteacute ou dorienter la reacuteflexion sur la stanshydardisation de la langue commune En exerccedilant son mandat relatif agrave la francisashytion lOLF sest impreacutegneacute dune vision terminologique de la langue dougrave la politique des critegraveres dacceptation et de rejet quil livre dans son Eacutenonceacute de 1985 ougrave il est pourtant question de mots de la langue de tous les jours Dautre part lOLF a voulu deacutefinir lui-mecircme les orientations agrave suivre en lexicographie et a chercheacute agrave diriger lopinion concernant la codification de la langue commune Or de toutes ces fonctions seules les deux premiegraveres relatives agrave lapplication des lois linguistiques et agrave la francisation des entreprises eacutetaient compatibles Les autres celles qui concernent la langue commune auraient normalement ducirc ecirctre confieacutees agrave un organisme du type acadeacutemie malgreacute tout lOLF aurait peut-ecirctre pu remplir sa mission dans ces cas sil seacutetait contenteacute danimer la reacuteflexion plutocirct que de chercher agrave dicter les regravegles Car on sait que leacutegifeacuterer en matiegravere de norme linguistique cest comme donner des coups deacutepeacutee dans leau

3 La genegravese du modegravele linguistique queacutebeacutecois

Le tableau qui vient decirctre brosseacute montre que dans la deacutemarche de la socieacuteteacute queacutebeacutecoise vers la standardisation de sa langue les deux premiegraveres eacutetapes ont eacuteteacute franchies avec succegraves Bien sucircr on pourra estimer que dans son illustration il sest produit quelques deacutebordements mais ce quil faut retenir cest que les Queacutebeacutecois ont acquis une confiance certaine dans lutilisation publique de leur varieacuteteacute de franccedilais ce qui est un acquis En ce qui a trait agrave la repreacutesentation agrave travers les dictionnaires le Queacutebec dispose aujourdhui de toutes les ressources humaines neacutecessaires mais malgreacute des succegraves manifestes laction des lexicographes a eacuteteacute entraveacutee par certaines reacuteactions excessives qui ont fait en sorte quon na retenu de leur travail que les imperfections

Il reste que cest au chapitre de la codification que les problegravemes sont les plus aigus il existe bien un organisme qui a reccedilu mandat de soccuper de la standardisation de la langue cest-agrave-dire lOLF mais son travail a finalement peu porteacute sur cet aspect Et surtout la reacuteflexion qui aurait ducirc preacuteceacuteder tout projet de codification du franccedilais queacutebeacutecois amorceacutee timidement dans les anneacutees 1960 na pas eacuteteacute poursuivie En preacutevision dune reprise de lexercice il me

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paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

CLAUDE POIRIER 143

dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 14: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 141

paraicirct important dattirer lattention sur la place que devrait occuper la conshynaissance de lhistoire de la langue dans notre reacuteflexion collective Pour ce faire je brosserai un tableau sommaire des grandes eacutetapes de la formation du franccedilais du Queacutebec en insistant sur la genegravese de la conscience meacutetalinguistique7

31 Le Reacutegime franccedilais

La plupart des chercheurs sentendent aujourdhui pour rejeter la thegravese selon laquelle les patois eacutetaient reacutepandus en Nouvelle-France Parallegravelement aux administrateurs aux membres du clergeacute et autres personnes instruites qui pratiquaient un franccedilais de type parisien les premiers colons parlaient eux aussi le franccedilais et non pas des patois mais il sagissait dune varieacuteteacute de franccedilais populaire compreacutehensible pour tout francophone (les visiteurs en teacutemoignent) agrave laquelle eacutetaient deacutejagrave incorporeacutes des traits reacutegionaux et dialectaux cest agrave ce fonds primitif que se rattachent champlure garrocher et sans-allure Le franccedilais du Queacutebec a ainsi conserveacute un bon nombre de mots dorigine reacutegionale en France de la mecircme faccedilon quil a maintenu des mots ou des sens du franccedilais de leacutepoque qui se sont perdus depuis agrave Paris par exemple abrier noirceur et pommette (deacutesignant une petite pomme) Degraves les origines des emprunts ont eacuteteacute faits aux langues ameacuterindiennes (par exemple achigan atocaf babiche) des termes ont eacuteteacute creacuteeacutes et certains mots se sont enrichis de nouveaux sens pour rendre compte des reacutealiteacutes nord-ameacutericaines (par exemple eacutepinette suisse traicircne sauvage)

Sur le plan de la prononciation la recherche a montreacute que la plupart des tendances phoneacutetiques qui caracteacuterisent le franccedilais traditionnel du Queacutebec remonshytent au Reacutegime franccedilais Le trait le plus typique de la phoneacutetique queacutebeacutecoise soit lassibilation des IiI et d devant les voyelles anteacuterieures i et y sest enracineacute dans lusage agrave cette eacutepoque sous linfluence de parlers reacutegionaux de France cette prononciation combattue depuis les anneacutees 1880 jusque dans les anneacutees 1960 fait maintenant partie des caracteacuteristiques eacutevalueacutees comme leacutegitimes La plupart des autres tendances populaires encore bien connues dans les familles et dans les reacutegions sont en recul dans lusage public ce qui nempecircche pas que cet usage est reacutegi par un modegravele qui se distingue sur divers points de lusage parisien (voir le Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois p LIX) Il faut du reste se rendre compte quun bon nombre de prononciations populaires des 7 Je laisse de cocircteacute ici les deacutemonstrations qui seraient requises ayant deacutejagrave traiteacute le sujet ailleurs (voir Poirier 1998a) et ayant le projet den approfondir certains aspects dans un autre texte je preacutecise en outre que je reprends dans ce deacuteveloppement des passages figurant dans un article que jai fait paraicirctre dans Le Devoir le 4 novembre 1998 (laquoLe franccedilais populaire dans lusage public leacuteclairage de lhistoireraquo)

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

CLAUDE POIRIER 143

dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 15: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

142 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XVIIe et XVIIIe siegravecles nont pas franchi le cap du XXe certaines neacutetant plus clairement attesteacutees apregraves le XVIIIe (par exemple les graphies du type mantiau ou froumage ne se rencontrent plus par la suite sinon exceptionnellement)

Avant 1760 le problegraveme de la norme du franccedilais ne paraicirct pas avoir eacuteteacute poseacute Des voyageurs signalent des particulariteacutes de langage mais sans leur accorder une grande importance Au contraire ils soulignent la qualiteacute de la langue quils entendent dans la colonie laurentienne La chose ne doit pas surshyprendre alors que sur le territoire de la France les eacutechanges eacutetaient encore domineacutes par les patois la langue quon entendait en Nouvelle-France eacutetait bel et bien le franccedilais

32 Le Reacutegime anglais

Arrivent les anneacutees 1760 ougrave les Anglais prennent le controcircle du pays Les anglicismes apparaissent dans les documents et les journaux quelques anneacutees plus tard Set saucepan barley mop tea-pot et par la suite bill drab gang raftsman track et autres se fraient un chemin dans notre franccedilais en mecircme temps que celui de France commence agrave ceacuteder aux attraits dautres mots de la langue anglaise Les deux pheacutenomegravenes sont parallegraveles dans le temps et comshyparables en importance mais ils auront un impact fort diffeacuterent sur le deacuteveloppeshyment de la conscience linguistique En France les anglicismes sintroduisant agrave linvite des classes supeacuterieures seront eacutevalueacutes positivement alors quau Queacutebec peacuteneacutetrant par la force des choses dans la langue du commerce et de la politique dans les terminologies quotidiennes et dans le parler des travailleurs ils deshyviendront des symboles de la domination anglaise

Langlicisme est sans doute le pheacutenomegravene qui a eu le plus marqueacute la consshycience linguistique des Queacutebeacutecois Sur le plan de la pratique publique de la langue jestime cependant que cest un autre pheacutenomegravene lieacute eacutegalement agrave la Conquecircte qui a eu les conseacutequences les plus durables sur la formation du modegravele queacutebeacutecois lexpansion de la langue du peuple au sein de la socieacuteteacute

Les donneacutees recueillies par la comparaison des documents du Reacutegime franccedilais avec ceux dapregraves 1760 montrent que limage quon donne de la langue dans les eacutecrits change dans les deacutecennies qui suivent la Conquecircte en raison sans doute du deacutepart dune partie de leacutelite franccedilaise et de la perte de prestige de celle qui reste On observe leacutemergence dun franccedilais marqueacute plus quagrave leacutepoque preacuteceacutedente par des traits reacutegionaux heacuteriteacutes de France Des mots quon employait en famille ou entre voisins vont peu agrave peu acceacuteder agrave leacutecrit et cette tendance saccentuera avec le temps Au XIXe siegravecle les Franccedilais en visite

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dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

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41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 16: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 143

dans ce laquopays ougrave les charretiers deviennent leacutegislateurs ou ministresraquo8 seront frappeacutes par luniformiteacute du langage dune classe sociale agrave lautre indeacutepenshydamment des fortunes et des occupations

De nombreux mots qui viennent des reacutegions de France et quon ne trouve pas dans les eacutecrits du Reacutegime franccedilais font en effet leur apparition dans les textes apregraves 1760 et des mots reacuteputeacutes standard disparaissent ou du moins se font plus rares Par exemple le mot carreauteacute mouchoir carreauteacute chemise carreauteacuteegrave) qui est un reacutegionalisme de France (donc apporteacute par les premiers colons) ne figure dans les documents quagrave partir des anneacutees 1770 alors quaupashyravant on trouvait agrave carreaux comme agrave Paris Le changement est important le mot du peuple est soudainement incorporeacute agrave un usage qui devient la reacutefeacuteshyrence le modegravele De nombreux exemples du mecircme type montrent que notre franccedilais a eacuteteacute influenceacute jusque dans son usage public par les habitudes langagiegraveres qui ont pris le dessus agrave cette eacutepoque Il sest ainsi tisseacute des rapports plus eacutetroits quen France entre la langue du peuple et celle quon utilise en socieacuteteacute Il ne faut donc pas se surprendre que les fonctions deacutevolues aujourdhui aux divers registres de la langue ne soient pas deacutelimiteacutees de faccedilon aussi nette au Queacutebec quen France

La peacuteriode qui va de 1760 jusquau deacutebut des anneacutees 1840 ougrave eacuteclatent les premiegraveres controverses agrave propos des caracteacuteristiques du franccedilais canadien doit pour ces raisons ecirctre consideacutereacutee comme cruciale dans la formation du franccedilais du Queacutebec Certains pourront regretter que des emplois standard soient disparus au profit dusages reacutegionaux de France mais peut-ecirctre faut-il voir cette tranche de notre histoire linguistique sous un autre jour pour reacutesister agrave la vague anglaise il fallait que la langue franccedilaise soit vigoureuse et ait conserveacute sa capaciteacute dinnover de digeacuterer les emprunts et de les transformer au moyen de ladaptation phoneacutetique et morphologique en veacuteritables mots franccedilais Le peuple ignorant lidiome du conqueacuterant et proteacutegeacute en cela contre le danger de succomber agrave une langue seconde disposait de ces ressources solides et parlait une langue capable de sadapter Cest peut-ecirctre la vigueur et la verdeur des parlers de France demeureacutees intactes au Canada qui ont sauveacute le franccedilais pendant cette peacuteriode critique en le mettant agrave labri sinon des anglicismes du moins de langlais

Il resterait par contre agrave enrichir cette langue que le changement de reacutegime avait coupeacutee de sa source franccedilaise Lentreprise deacutepuration qui commencera avec la publication du Manuel de Maguire permettra agrave la longue de contenir la vague des anglicismes et mecircme dinverser le mouvement agrave partir du deacutebut du

8 Duvergier de Hauranne dans Revue des deux Mondes 1865 Citation tireacutee de la thegravese de doctorat de Marie-France Caron-Leclerc Les teacutemoignages anciens sur le franccedilais du Canada (du XVIIe au XIXe siegravecle) eacutedition critique et analyse Universiteacute Laval 1998

144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

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144 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

XIXe siegravecle En raison de lideacuteologie qui lanimera et de leacutemotiviteacute qui la caracteacuterisera elle aura par contre linconveacutenient daccentuer chez les francoshyphones du Queacutebec un sentiment dinfeacuterioriteacute linguistique qui na commenceacute agrave se dissiper que dans les anneacutees qui ont suivi la Reacutevolution tranquille

Le modegravele qui a eacuteteacute construit pendant le siegravecle qui a suivi la bataille des Plaines dAbraham est pour lessentiel demeureacute celui quon a suivi en socieacuteteacute jusque vers la fin des anneacutees 1950 Les traits caracteacuteristiques de cette langue reacutepudieacutes agrave partir du moment ougrave paraissent les premiers manuels correctifs passeront peu agrave peu agrave travers les filets des puristes pour peacuteneacutetrer dans leacutecrit certains se hissant mecircme au niveau des productions litteacuteraires deacutejagrave au XIXe

siegravecle Au deacutebut du XXe siegravecle on accordera une place privileacutegieacutee dans la litshyteacuterature du terroir aux mots ruraux des auteurs comme Adjutor Rivard se plaisant mecircme agrave les accumuler sous leur plume sans trop se soucier de veacuterifier leur vitaliteacute Les artistes populaires comme la Bolduc iront plus loin en donnant une illustration de la langue des milieux ouvriers fortement influenceacutee par langlais agrave travers chansons monologues et sketches Chez Gabrielle Roy et Roger Lemelin les italiques et les guillemets par lesquels les auteurs se faisaient auparavant pardonner lemploi de canadianismes disparaissent pour ne revenir que chez de rares auteurs Depuis les anneacutees 1950 lemploi de ces mots agrave leacutecrit est devenu de plus en plus courant et accepteacute dans la litteacuterature et les journaux Lillustration qui a ainsi eacuteteacute donneacutee du franccedilais queacutebeacutecois dans ses aspects caracteacuteristiques traduit une acceptation de son identiteacute et une volonteacute de laffirmer sans honte

Cette lente monteacutee correspond agrave leacutevolution de la litteacuterature queacutebeacutecoise qui na dans les faits eacuteteacute reconnue que dans les anneacutees 1970 apregraves de nombreux deacutebats qui en ont marqueacute les eacutetapes depuis le deacutebut du XXe siegravecle notamment dans la premiegravere deacutecennie agrave loccasion dune querelle opposant Jules Fournier au critique franccedilais Charles ab der Halden et dans les anneacutees 1940 ougrave Robert Charbonneau se fait le champion de lindeacutependance litteacuteraire (voir agrave ce sujet Poirier 1995b 773-774) Le caractegravere particulier du franccedilais du Queacutebec est de nos jours largement reconnu mais cela nempecircche pas que les Queacutebeacutecois soient encore tirailleacutes par des incertitudes en consideacuterant les choix quils doivent faire dans la pratique partageacutes quils sont entre lattachement quils eacuteprouvent pour leur varieacuteteacute de franccedilais et le discours neacutegatif quon leur a tenu concernant lhistoire de leur langue

Cest pourquoi il importe de mettre agrave la disposition des Queacutebeacutecois toute linformation possible concernant la provenance de leurs traits speacutecifiques en labsence dune eacutetude complegravete de cette dimension de la langue on a constamshyment brandi largument de linfluence anglaise pour condamner de nombreux

CLAUDE POIRIER 145

usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

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5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

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usages qui sont en fait issus du franccedilais de jadis ou des parlers reacutegionaux de France cette attitude na fait que renforcer le sentiment de culpabiliteacute de notre communauteacute qui ne se rappelle plus les luttes quont meneacutees ses ancecirctres pour la survie du franccedilais ni les succegraves quils ont remporteacutes Mecircme pour des mots formeacutes reacutecemment comme sous-ministre creacuteeacute sur le modegravele de sous-preacutefet et sous-secreacutetaire largument de langlicisme a eacuteteacute invoqueacute comme sil eacutetait impossible de se rappeler un eacutepisode qui date dagrave peine un siegravecle le mot sous-ministre a eacuteteacute creacuteeacute justement pour remplacer langlicisme deacuteputeacute-ministre qui eacutetait employeacute au XIXe siegravecle dapregraves langlais deputy-minister Le cureacute Labelle par exemple sest preacutesenteacute comme eacutetant un deacuteputeacute-ministre lors dune mission quil a faite en France ce qui na dailleurs pas manqueacute dintriguer ses hocirctes franccedilais

Notre meacutemoire collective a besoin decirctre soutenue par des ouvrages de reacutefeacuterence comparables agrave ceux quon trouve pour le franccedilais de France Leacutequipe du Treacutesor de la langue franccedilaise au Queacutebec qui vient de publier la premiegravere eacutedition de son Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois na toujours pas reacuteussi agrave comprendre pourquoi cette eacutevidence ne sest pas encore imposeacutee agrave ceux qui dirigent les politiques linguistiques En faisant le bilan de lhistoire du franccedilais au Queacutebec on deacutecouvrira que lidentiteacute linguistique des Queacutebeacutecois commence agrave se manifester degraves larriveacutee des premiers groupes de colons et on se rendra sans doute compte que le modegravele queacutebeacutecois tel que nous le connaissons de nos jours a eacuteteacute profondeacutement influenceacute par la place qua prise apregraves la Conquecircte le parler du peuple dont lapport sera eacutevalueacute de faccedilon beaucoup plus positive

4 Propositions en vue dune action collective coheacuterente

En abordant la reacutedaction de ce texte mon but eacutetait de suggeacuterer des pistes de reacuteflexion sur lactiviteacute de standardisation linguistique telle quelle se pratique au Queacutebec depuis une quarantaine danneacutees Pour ce faire j ai cru utile de distinguer les divers intervenants et leur rocircle respectif suivant un scheacutema qui me paraicirct se deacutegager de lhistoire de la standardisation du franccedilais de France Jai ensuite brosseacute un tableau sommaire de la formation du modegravele linguistique queacutebeacutecois en insistant sur le fait que la peacuteriode qui va de la Conquecircte jusquau milieu du XIXe siegravecle a eacuteteacute cruciale dans le deacuteveloppement de la conscience linguistique Cette deacutemarche me conduit naturellement agrave formuler deux proposhysitions en vue de favoriser la concertation des efforts des divers intervenants dans le dossier linguistique

146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

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146 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

41 Formation dun groupe de reacuteflexion

La question de la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois a eacuteteacute jusquici traiteacutee de faccedilon parallegravele sinon contraire par divers individus et organismes sans quon reacuteussisse agrave instaurer un veacuteritable dialogue entre eux Il serait pour cette raison opportun que soit constitueacute un groupe de reacuteflexion qui reacuteexaminerait cette question dans un esprit de concertation Ce groupe devrait ecirctre consideacutereacute comme une sorte dacadeacutemie dont le seul pouvoir serait celui quil reacuteussirait agrave acqueacuterir par sa repreacutesentativiteacute par la pertinence de son action et par la force de ses arguments

En deacutepit des lacunes que j ai souligneacutees plus haut dans le travail de Г OLF relativement agrave la langue commune jestime que le groupe pourrait ecirctre animeacute par cet organisme que le gouvernement du Queacutebec a institueacute pour la gestion des questions linguistiques dans la mesure ougrave Г OLF accepterait de limiter son rocircle agrave lanimation les orientations eacutetant fixeacutees par des deacutecisions majoritaires des membres du groupe LOLF a en effet le meacuterite davoir conserveacute la confiance des Queacutebeacutecois en raison du travail quil a accompli pour la deacutefense de la Loi 101 depuis le deacutebut des anneacutees 1990 il a en outre fait une place plus grande agrave la confrontation des points de vue dans ses publications De toute maniegravere cest cet organisme qui sest vu confier la mission de standardiser la langue commune la constitution dun groupe de reacuteflexion fournirait loccasion de preacuteciser le mandat quil avait reccedilu agrave cet eacutegard et de le distinguer des autres quil deacutetient

Dans le but deacuteviter les excegraves de jadis il me paraicirct important que le groupe rejette dembleacutee lapproche directive et cherche agrave deacutegager des consensus Il pourrait ainsi aborder sous un angle nouveau la question de lutilisation publique de la langue qui fait lobjet dune controverse depuis quelques anneacutees Il serait inteacuteressant de savoir si cest la langue qui sest deacuteteacuterioreacutee ou sil ne sagit pas dun pheacutenomegravene autre Une bonne partie des critiques porte en effet sur la place trop grande quaurait prise la langue populaire agrave la radio et agrave la teacuteleacutevision Observant que des artistes des monologuistes et des intervieweurs optaient pour un usage populaire dans le but dattirer le public GiI Courtemanche (1997) se demande pour sa part si laquole peuple parle [] aussi mal que ceux qui lamushysentraquo Ce thegraveme fournirait lobjet dun colloque utile si les personnes incrimineacutees se sentaient elles-mecircmes libres de venir donner leur point de vue

42 Eacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois

Compte tenu des preacutejugeacutes qui survivent agrave propos du franccedilais queacutebeacutecois il serait important que le groupe de reacuteflexion preacutepare un eacutenonceacute dans lequel seraient

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rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

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deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

Page 20: De la défense à la codification du français québécois ... · « De la défense à la codification du ... le discours officiel sur la primauté absolue de la norme française

CLAUDE POIRIER 147

rappeleacutes les acquis encore mal diffuseacutes sur les origines et les principales eacutetapes de leacutevolution de ce franccedilais sur sa variation reacutegionale sur le consensus qui sest eacutetabli quant agrave la norme de la prononciation etc et dans lequel serait reconnue la contribution du peuple agrave la lutte pour la survie du franccedilais Cet eacutenonceacute sur les aspects intrinsegraveques de la langue ferait pendant agrave celui que constitue la Charte de la langue franccedilaise pour les aspects externes de lutilisation du franccedilais

Il importe en effet de faire partager par lensemble des Queacutebeacutecois des connaissances qui ne sont encore accessibles quau petit nombre et de cesser le discours accablant quon a tenu sur la responsabiliteacute des classes laborieuses dans la soi-disant deacutegradation de la langue Il est agrave cet eacutegard instructif de constater que ceacutetaient plutocirct les locuteurs instruits quon accusait au XIXe siegravecle de neacutegligence dans leurs faccedilons de parler Leacuteclairage de lhistoire est sur ce point encore preacutecieuse Si on a pu dans les premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle accorder un statut enviable aux mots du terroir cest quon gardait en meacutemoire le fait que la langue rurale avait eacuteteacute un rempart contre langlais lequel avait fait des ravages bien plus importants dans la langue du commerce dans celle des jourshynaux dans les terminologies speacutecialiseacutees et dans le langage des parlementaires

Pour la reacutedaction de cet eacutenonceacute on pourra sans doute sinspirer de louvrage que le Conseil de la langue franccedilaise est en voie de preacuteparer sur les quatre siegravecles dhistoire du franccedilais au Queacutebec Cet ouvrage dont les textes ont eacuteteacute confieacutes agrave des speacutecialistes de diverses disciplines preacutesentera deacutejagrave une synthegravese qui pourrait faciliter la tacircche du groupe de reacuteflexion Leacutenonceacute sur le franccedilais queacutebeacutecois serait une occasion privileacutegieacutee damorcer une reacuteconciliation entre le discours officiel sur la langue et la reacutealiteacute culturelle Il est temps que notre socieacuteteacute abandonne la vision reacuteductrice quon lui a inculqueacutee de sa langue et qu on mesure les meacuterites du franccedilais queacutebeacutecois en invoquant dautres arguments que le charme du mot bruacutentildeante et la pertinence dune innovation comme poudrerie Le franccedilais du Queacutebec est distinct du franccedilais de France agrave bien des eacutegards et les diffeacuterences quil affiche ne sont pas toutes des sources de problegravemes Maintenant quils ont affirmeacute clairement la primauteacute du franccedilais sur leur territoire et quils ont illustreacute cette langue dans sa reacutealiteacute quotidienne agrave travers quantiteacute de producshytions culturelles les Queacutebeacutecois sont precircts agrave expliquer comment leur originaliteacute langagiegravere ne soppose aucunement agrave leur appartenance agrave la communauteacute franshycophone internationale

148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

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148 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIFICATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

5 Conclusion

Sur le plan politique les Queacutebeacutecois sont partageacutes entre le deacutesir davoir leur propre pays et leur attachement au Canada Cest une attitude semblable que lon observe en ce qui a trait agrave la langue une volonteacute daffirmer son identiteacute sans couper les liens avec la France Cest la difficulteacute de reacutesoudre ce conflit qui explique les heacutesitations et les oppositions qui se sont manifesteacutees depuis la parution du premier manuel correctif en 1841

La norme du franccedilais du Queacutebec est en construction depuis cette eacutepoque Les Queacutebeacutecois ont fait des progregraves importants dans la reacuteflexion sur ce qui devrait guider leur pratique de la langue agrave leacutecrit et en public mais ces progregraves sont tangibles surtout par lillustration quils en ont donneacutee Il nexiste pas en effet deacutenonceacute de principes qui permettrait de concilier les divers points de vue qui se sont exprimeacutes en deacutepit du fait quil sest imposeacute un usage public de la langue qui pourrait ecirctre cerneacute pour lessentiel La norme de la prononciation ne paraicirct plus faire problegraveme depuis quelques anneacutees les linguistes sentendent sur ce qui constitue lusage neutre au Queacutebec Cela ne signifie pas que cette norme est rigoureusement respecteacutee mais on la connaicirct maintenant dinstinct Pour ce qui est du lexique la situation demeure embrouilleacutee Il faut dire que cette composante de la langue regroupe un tregraves grand nombre duniteacutes quelle est en perpeacutetuelle eacutevolution et que les mots signes dappartenance et marqueurs didentiteacute ont une grande valeur symbolique

Pour que la deacutemarche vers la standardisation du franccedilais queacutebeacutecois qui a connu un nouvel eacutelan avec la Reacutevolution tranquille se poursuive de faccedilon coheacuterente il faudrait mieux distinguer les rocircles des intervenants qui travaillent agrave donner une repreacutesentation de la langue et ceux des personnes et organismes qui cherchent agrave la codifier Par ailleurs on devrait dans le travail de codification du franccedilais queacutebeacutecois cesser de confondre normalisation terminologique et standardisation de la langue commune et prendre en compte la dimension culshyturelle de la langue comme on avait commenceacute agrave le faire dans les anneacutees 1960

Dans le deacutebat qui a suivi la parution des nouveaux dictionnaires queacutebeacutecois les lexicographes ont eacuteteacute blacircmeacutes eacutetant mecircme preacutesenteacutes dans des textes eacutemanant des organismes linguistiques comme des aventuriers dont le travail nuisait agrave la cause du franccedilais au Queacutebec (voir Poirier 1998b) Cest quon na pas compris que le dictionnaire na pas pour fonction de codifier la langue mais bien de deacutecrire la faccedilon dont elle est utiliseacutee au sein de la socieacuteteacute Le lexicographe nest pas non plus le porte-parole des organismes linguistiques bien que dans les dictionnaires qui ont eacuteteacute publieacutes le point de vue de Г OLF ait eacuteteacute rappeleacute le cas eacutecheacuteant Condamner comme on la fait le travail des lexicographes ceacutetait

CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

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CLAUDE POIRIER 149

deacutecrier la plupart des productions culturelles de nos eacutecrivains et artistes depuis une quarantaine danneacutees puisque le corpus teacutemoin des auteurs de dictionnaires comportait une large part de ces textes

Il faut que notre socieacuteteacute se voie enfin proposer une norme qui ne soit pas en totale contradiction avec la perception quelle a de sa langue celle quelle exprime agrave travers lensemble de ses discours Quil y ait un certain deacutecalage entre ce qui est proposeacute par ceux qui codifient et ce qui est reacuteellement utiliseacute et dont le lexicographe cherche agrave rendre compte est normal le texte du dictionnaire eacutevolue agrave mesure que lusage se modifie et teacutemoigne ainsi de la porteacutee reacuteelle des recommandations La deacutefinition de la norme du lexique repreacutesente un deacutefi pour les Queacutebeacutecois qui doivent tout en affirmant leur identiteacute eacuteviter deffashyroucher les nouveaux immigrants et satisfaire aux neacutecessiteacutes de la communication internationale en franccedilais

Reacutefeacuterences

BARBEAU V 1939 Le ramage de mon pays Montreacuteal Bernard Valiquette BEacuteLISLE L-A 1957 Dictionnaire geacuteneacuteral de la langue franccedilaise au Canada Queacutebec

Beacutelisle BERGERON L 1980 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB BERGERON L 1981 Dictionnaire de la langue queacutebeacutecoise Suppleacutement preacuteceacutedeacute de La

charte de la langue queacutebeacutecoise Montreacuteal VLB CLAPIN S 1894 Dictionnaire canadien-franccedilais Montreacuteal - Boston CO Beauchemin

amp Fils - Sylva Clapin Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1974 COURTEMANCHE GiI 1997 laquoParle parle mal malraquo UActualiteacute 1er sept p 55-59 DARBELNET J 1975 laquoEacutevolution du franccedilais au Queacutebec au cours des vingt derniegraveres

anneacuteesraquo Meta 20-1 28-35 [DESBIENS J-P] 1960 Les insolences du Fregravere Untel Montreacuteal Eacuteditions de lHomme Dictionnaire du franccedilais Plus agrave Vusage des francophones dAmeacuterique 1988 sous la

responsabiliteacute de A E Shiaty (reacutedacteur principal Claude Poirier) Montreacuteal Centre eacuteducatif et culturel

Dictionnaire historique du franccedilais queacutebeacutecois preacutepareacute sous la dir de Cl Poirier par lEacutequipe du TLFQ Sainte-Foy Presses de lUniversiteacute Laval 1998

Dictionnaire queacutebeacutecois daujourdhui reacutedaction dirigeacutee par J-Cl Boulanger superviseacutee par A Rey Saint-Laurent (Queacutebec) Dicorobert inc 1992 2e eacuted 1993

Dictionnaire universel francophone 1997 sous la dir de M Guillou et M Moingeon Paris HachetteEdicef et AUPELF-UREF

DIONNE N-E 1912 Une dispute grammaticale en 1842 Queacutebec Laflamme et Proulx DULONG Gaston 1968 Dictionnaire correctif du franccedilais au Canada Queacutebec Presses

de lUniversiteacute Laval

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DUNN 01880 Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usiteacutees au Canada Queacutebec Imprimerie A Cocircteacute et Cie Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1976

LALONDE Michegravele 1973 laquoLa deffence amp illustration de la langue queacutebecquoyseraquo Maintenant avril p 15-25

[MAGUIRE Th] 1841 Manuel des difficulteacutes les plus communes de la langue franccedilaise adapteacute au jeune acircge suivi dun Recueil de locutions vicieuses Queacutebec Imprimerie Frechette et Cie

MENCKEN HL 1936 The American Language 4e eacuted New-York Alfred A Knopf MORTON Herbert C 1994 The Story of Websters Third Ne w-York Cambridge University

Press OLF 1965 laquoLa norme du franccedilais eacutecrit et parleacute au Queacutebecraquo Cahiers de VOffice de la

langue franccedilaise ndeg 1 Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1969 laquoCanadianismes de bon aloiraquo Cahiers de V Office de la langue franccedilaise ndeg 4

Queacutebec Gouvernement du Queacutebec OLF 1985 laquoEacutenonceacute dune politique linguistique relative aux queacutebeacutecismesraquo texte

reproduit dans Reacutepertoire des avis linguistiques et terminologiques 3e eacuted Queacutebec Gouvernement du Queacutebec 1990 p 171-186

POIRIER Claude 1993 laquoDescription du lexique et incidence normativeraquo dans Latin D A Queffelec J Tabi-Manga et coll Inventaire des usages de la francophonie nomenclatures et meacutethodologies Paris AUPELF et John Libbey p 47-63

POIRIER Claude 1995a laquoDe la soumission agrave la prise de parole le cheminement de la lexicographie au Queacutebecraquo dans Kachru BB H Kahane et coll Cultures Ideologies and the Dictionary Studies in Honor ofLadislav Zgusta Tubingen Niemeyer p 237-252

POIRIER Claude 1995b laquoLe franccedilais au Queacutebecraquo dans Antoine G R Martin et coll Histoire de la langue franccedilaise 1914-1945 Paris CNRS p 761-790

POIRIER Claude 1998a laquoVers une nouvelle repreacutesentation du franccedilais du Queacutebec les vingt ans du Treacutesorraquo French Review 71-6 912-929

POIRIER Claude 1998b laquoLexicographie institutionnelle et valorisation du franccedilais au Queacutebecraquo dans Deshaies D C Ouellon et coll Les linguistes et les questions de langue au Queacutebec points de vue publication B-213 CIRAL Universiteacute Laval p 185-199

RADIO-CANADA 1966 Le Comiteacute de linguistique laquoCanadianismesraquo Cest-agrave-dire III-10 RENAUD J 1964 Le casseacute Montreacuteal Parti pris Robert dictionnaire daujourdhui (Le) 1992 reacuted dirigeacutee par A Rey Paris

Dictionnaires Robert SOCIEacuteTEacute DU PARLER FRANCcedilAIS AU CANADA 1930 Glossaire du parler franccedilais au Canada

Queacutebec LAction sociale Reacuteimpression Presses de lUniversiteacute Laval 1968

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150 DE LA DEacuteFENSE Agrave LA CODIHCATION DU FRANCcedilAIS QUEacuteBEacuteCOIS

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