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    Jacques Darriulat 

     

    INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

     

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    ANTIQUITE

    ANTIQUITE TARDIVE

    MOYEN AGE

    RENAISSANCE

    PHILOSOPHIE MODERNE

    PHILOSOPHIECONTEMPORAINE

    1- Hegel

    2- Schopenhauer 

    a- Esthétique de Schopenhauer 

    b- Schopenhauer et la tragédie

    3- Kier kegaard

    4- Nietzsche

    5- Heidegger 

    Mis en ligne le 29 octobre 2007

    Schopenhauer 

    La contemplation esthétique

     

    Schopenhauer, Le Monde comme volonté et commereprésentation, PUF 1966, trad. Burdeau revue par Roos.

      Friedrich Nietzsche, Considérations intempestives, troisièmeconsidération : « Schopenhauer éducateur », Aubier-Montaigne, 1976.Martial Guéroult, introduction à Schopenhauer, Métaphysique de l’amour.Métaphysique de la mort , 10/18, 1964. Clément Rosset, Schopenhauer,

     philosophe de l’absurde  et L’Esthétique de Schopenhauer , PUF« Quadrige ». Didier Raymond, Schopenhauer , Seuil « Écrivains detoujours » 1979. Alexis Philonenko, Schopenhauer, une philosophie de latragédie, Vrin, 1980.

      Ce document a été repris et modifié dans le cadre de la leçon« Schopenhauer et la musique », section « Auteurs ». On y retrouve letexte qu'on a sous les yeux, mais réorienté sur la métaphysique de lamusique, et chargé de notes et de références qui ne figurent pas ici.

    ***

      Schopenhauer, homme d’un livre unique (Le Monde commevolonté et comme représentation, publié pour la première fois sanssuccès en 1819, seconde édition en 1844, troisième en 1859), lui-mêmeexpression d’une unique idée (lui-même l’écrit : mon œuvre est «l’épanouissement d’une pensée unique dont toutes les parties ont entreelles la plus intime liaison », Le Monde, IV, § 54, p. 363)  (1)  : le mondeest un théâtre d’ombres, un bal masqué, une nuit de carnaval. Le sageconsidère le monde « comme il contemple, le matin, les travestissementsépars, dont les formes l’ont intrigué et agité toute une nuit de carnaval.La vie et ses figures flottent autour de lui comme une apparence fugitive ;c’est, pour lui, le songe léger d’un homme a demi éveillé, qui voit autravers de ce songe la réalité, et qui ne se laisse pas prendre à l’illusion »(Le Monde, IV § 68, p. 490) (2). La vie est un songe, ou plutôt uncauchemar (l’unique différence, selon Schopenhauer, entre la réalité et lecauchemar, c’est que, du cauchemar, on s’éveille). Une farce sinistre.Schopenhauer, philosophe du pessimisme européen qui sévit après1848 (en France, Flaubert lui voue une admiration profonde).

      De même que le phénomène est, selon Kant, l’expressionsensible de la chose en soi, de même le monde, dans son devenir, estl’expression phénoménale de la « volonté ». La volonté est une force quiveut se maintenir en vie, sans autre but que de persévérer en son être :la vie n’a d’autre fin que de continuer à vivre. La volonté veut vivre, elleest « vouloir-vivre ». Cette force aveugle se nourrit d’elle-même, elle se

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    renouvelle en consommant ses propres créatures : « la volonté doit senourrir d’elle-même, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est unevolonté affamée. De là cette chasse, cette anxiété et cette souffrance quila caractérisent. » (II, § 28, p. 203) (3). Son chef-d’œuvre est l’homme,en lequel l’orgueil et la vanité accroissent encore la rage de vivre à toutprix. Homo homini lupus. L’histoire est une guerre perpétuelle, Semper eadem, sed aliter , telle les pièces de Gozzi où c’est toujours le mêmeacteur, sous différents masques, qui survient sur la scène. Ce monde estdonc l’enfer, théâtre irréel d’une vie vouée à l’auto-dévoration pour 

    satisfaire l’appétit insatiable et aveugle de la volonté (4). C’est la roued’Ixion ou le rocher de Sysiphe. Ce que cherche alors Schopenhauer, cen’est pas seulement une philosophie, c’est aussi une sagesse. Où est lesalut? Comment nous consoler d’une vie qui ne s’affirme qu’en se faisantsouffrir?

      La souffrance est d’autant plus grande que la volonté se fait pluségoïste, qu’elle veut affirmer plus radicalement la domination del’individu. Ruse du vouloir-vivre : chaque individu veut être le maître,s’affirmer aux dépens des autres, et fait ainsi son malheur en entretenantla guerre mutuelle qui nourrit le jeu d’un vouloir aveugle. La volonté, entant qu’elle s’exprime dans le monde, est donc principe d’individuation, etl’individu, en voulant se faire le centre du monde, fait le jeu de la volonté.L’individualisation croît avec l’intensité du vouloir et l’affirmation de laforce vitale (elle est plus grande en l’homme que dans l’animal, dansl’animal que dans la plante) et le vouloir-vivre sont principed’individuation. L’individu est en effet d’autant plus individualisé que soncaractère est plus affirmé : or, le caractère n’est qu’une déterminationindividuelle et exclusive du vouloir, une passion dominante,« caractérielle » ou « caricaturale ». L’individualisation se fait alors par l’objet exclusif qui accapare tout l’objet du vouloir, c'est-à-dire par l’intensité du désir. Pour mieux exercer sa contrainte, le vouloir-vivre aplacé en l’homme une passion particulière qui le contraint às’individualiser : l’ennui. Incapables de ne pas désirer, de nous délivrer de la rage aveugle du désir, nous nous ennuyons sans cause d’ennuiquand l’objet vient à manquer à notre désir. Aussi poursuivons-noustoujours un nouvel objet, pour renouveler en nous l’illusion du désir. Tel lebalancier : « La vie oscille donc comme un pendule, de droite à gauche,de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle estfaite, en somme » (Le Monde, IV, § 57, p. 394). Schopenhauer proche dePascal (également de La Rochefoucauld).

      La connaissance, qui vise à la maîtrise du monde par l’individu,en définissant la forme objective des choses dans l’espace, le temps etla causalité, en soumettant le monde aux exigences de l’individu, accroîtaussi la souffrance. La connaissance en effet ne considère pas leschoses elles-mêmes, comme le fait l’artiste, mais seulement les relations

    entre les choses (Le Monde, III p. 229) : en les rapportant ainsi les unesaux autres, on rend plus aisées leur appropriation, et leur consommation« La connaissance demeure toujours au service de la volonté » (LeMonde, III p. 229) Le principe de raison, qui veut soumettre l’existenceaux raisons de notre intelligence, qui veut rendre « raison » du monde,flatte la vanité de l’individu et tend ainsi, à son insu, à accroître sasouffrance. Tout ce qui fait le jeu de la volonté, c'est-à-dire qui l’aide às’objectiver, à s’individualiser, à se réaliser comme objet et commeMonde, est cause de souffrance. Seule la pitié nous ouvre la porte de larédemption : en s’oubliant soi-même et en nous unissant en imaginationà la souffrance d’autrui, nous commençons de nous délivrer de lapassion torturante du principe d’individuation, et éprouvons une

     jouissance qui n’est pourtant qu’une atténuation de la souffrance (LeMonde, IV § 67, p. 472 sq). Schopenhauer, admirateur de Rousseau(Osier p. 149 n. 25 in Schopenhauer Sur la religion, GF ; surtout LeFondement de la morale, p. 204 : « Ma théorie a pour elle l’autorité desplus grands moralistes modernes : car tel est assurément le rang quirevient à J. J. Rousseau, à celui qui a connu si à fond le cœur humain, à

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    celui qui puisa sa sagesse non dans les livres, mais dans la vie…etc »).

      La paix que la pitié nous fait commencer d’éprouver, en nousdélivrant du principe d’individuation qui est caractérisation etexacerbation du vouloir, l’art nous permet de la ressentir pluspuissamment encore. Schopenhauer prolonge ici la voie indiquée par Kant dans l’Analytique du Beau : le jugement esthétique estdésintéressé, il se désintéresse du Monde tel qu’il s’exprime en sonobjectité, il renonce à s’approprier l’objet (à l’inverse du désir) et jouit de

    sa seule apparence (5). En-deçà de celle de Kant, il est aisé dereconnaître ici, une fois encore, l’influence de Rousseau : la rêverie estégalement ce retrait contemplatif, loin de toute objectité de la volonté(c'est-à-dire indifférent aux objets particuliers de ce monde), qui estsource d’un intense bonheur. L’esthète est un contemplateur qui se faitclair miroir du monde. Cela se produit « lorsqu’on s’y plonge tout entier etque l’on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d’unobjet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou toutautre ; du moment qu’on s’abîme dans cet objet, qu’on s’y perd (verliert ),comme disent avec profondeur les Allemands, c'est-à-dire du momentqu’on oublie son individu, sa volonté, et qu’on ne subsiste que commesujet pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passecomme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu’il soitimpossible de distinguer le sujet de l’intuition elle-même et que celle-cicomme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscienceentièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive... » (LeMonde, III p. 231).

      D’où vient alors la jouissance du contemplateur? De ce qu’il seretire de la scène du Monde, où la volonté s’acharne contre elle-même etcontinue indéfiniment son infernal carnaval. Comment ce renoncementest-il possible? Parce que la volonté veut être sa propre représentation,elle se propose à elle-même comme l’objet de sa représentation.L’œuvre exprime la souffrance de la vie, c'est-à-dire que par la médiationde l’œuvre, la souffrance se fait sa propre spectatrice et délègue ainsi la

    passion torturante à sa représentation dans l’œuvre (6).Désintéressement du sentiment esthétique : contempler, c’est oublier des’approprier, de posséder. Ainsi, en faisant du monde l’objet de lareprésentation, l’art nous délivre du monde en tant que volonté.Cependant en devenant, de volonté qu’il était, représentation, le Mondese métamorphose : en tant que volonté, il est en effet plongé dans ledevenir par l’effet du principe de raison. Le monde du vouloir-vivre estcourse accélérée, précipitation, poursuite sans fin. En se faisant purereprésentation, le monde se transporte dans l’éternité : l’artiste, délivréde la souffrance du vouloir, voit le monde sub specie æternitatis. Cetteéternisation est aussi une stylisation : l’individu, qui caractérise etcaricature l’exacerbation de la volonté par le désir exclusif pour l’objet, se

    dissipe comme un fantôme. A sa place, apparaît l’Idée (Schopenhauer emprunte ce mot à Platon : Le Monde, p. 220) qui demeure identique àelle-même au sein du devenir. L’Idée est, pour chaque créature, la formegénérale de l’espèce qui se conserve inchangée au sein des perpétuelschangements du devenir. Schopenhauer se souvient ici de Winckelmann: la beauté est la sérénité olympienne de l’idéal, c'est-à-dire de la formegénérique qui demeure invariable dans la variation du devenir. L’art nereprésente donc que le général et l’œuvre supprime l’illusion del’individu, forme éphémère en voie de dissolution, pour faire paraîtrel’espèce, que la guerre de la volonté contre elle-même n’atteint pas.

     Ainsi, l’art selon Schopenhauer ne représente pas la souffrance (au sensde ce qu’on appellera plus tard l’expressionnisme) mais plutôt le

    dépassement du principe d’individuation, en proie à la souffrance dudevenir, dans la forme générale de l’espèce, ou Idée. Toutefois, l’Idéen’est pas concept mais intuition, elle ne détermine pas une formeobjective, elle est un sentiment immédiat qui abolit le temps et fait sefusionner le sujet et l’objet, le spectateur et le monde, la volonté et lareprésentation : « Comme l’Idée est et demeure intuitive, l’artiste n’a

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    aucune conscience in abstracto  de l’intention ni du but de son œuvre »(Le Monde, p. 302 et surtout III § 51, p. 311 sq). D’où la critique de l’artallégorique (contre Winckelmann, Le Monde, p. 307-308), qui n’est quel’illustration du concept et non l’expression de l’intuition (Le Monde, III §50).

      Chaque œuvre d’art est alors la représentation d’un certain degrédans l’échelle du vouloir-vivre. L’architecture représente la résistance dela matière à la force de la pesanteur (la colonne Le Monde, p. 276), par 

    une belle proportion qui l’éternise. La pesanteur est le degré le plus basde l’expression de la volonté : l’architecture représente en la pétrifiant lalutte entre la structure verticale et la pesanteur qui travaille à soneffondrement. Le travail des masses colossales fait donc partie de sabeauté : « La joie que nous éprouvons à la contemplation d’une telleœuvre serait subitement et singulièrement amoindrie si nous venions àdécouvrir qu’elle est bâtie en pierre ponce ; elle se réduirait pour nous àune apparence d’édifice » (Le Monde, p. 277). La sculpture représente laforme idéale de l’espèce, et parmi les espèces de celle qui est le chef-d’œuvre de la volonté : l’homme, l’Idée toujours égale à elle-même. Lasculpture objective la forme idéale, dont chaque individu est une copieplus ou moins réussie : « Cette beauté de la forme qu’après milletentatives la nature ne pouvait atteindre, il la place en face de la nature àlaquelle il semble dire : “Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer”. — “Oui,c’est cela”, répond une voix qui retentit dans la conscience du spectateur.» (Le Monde, III § 45, p. 286). En objectivant la forme idéale dansl’espace, la sculpture la rend sensible, et s’adresse plus particulièrementau sens du toucher. Aussi n’est-elle pas encore affranchie de la volontéet du désir qui rêve du corps parfait, c'est-à-dire de la matérialisation dela forme idéale. Pygmalion déclare le désir secret de tout sculpteur. Lepeintre au contraire emporte sur l’appétit du vouloir vivre une victoire plusgrande : en faisant de la forme du corps parfait une simple peinture,c'est-à-dire un reflet ou image virtuel, il la dématérialise et la soustrait autoucher pour ne l’offrir qu’à la vue, le plus intellectuel et le plusdésintéressé de tous nos sens : « La sculpture semble se rapporter àl’affirmation, la peinture à la négation du vouloir-vivre » (Le Monde, p.1154). La peinture éternise l’histoire des hommes en en faisant l’objetd’une pure contemplation : éloge des hollandais, qui savent isoler uninstant de la vie quotidienne et le considérer sub specie æternitatis : « enfixant dans une image durable ce monde fugitif, cette successionéternelle d’événements isolés qui composent pour nous tout l’univers,l’art accomplit une œuvre qui, en élevant le particulier jusqu’à l’Idée deson espèce, semble réduire le temps lui-même à ne plus fuir » ( LeMonde, III § 48, p. 297). Tandis que la sculpture est limitée àl’objectivation de la forme idéale d’un corps, la peinture représente leshommes dans leur histoire, elle les met en situation. Ainsi, au fur et àmesure que nous nous élevons dans la hiérarchie des arts, la volonté se

    représente sur le théâtre des œuvres dans toute sa richesse et sacomplexité. Si la peinture, en figeant le mouvement et en l’éternisantdans l’instant, représente la volonté, la poésie met en mouvement lespersonnages en les insérant dans une trame dramatique. La formesupérieure de la poésie est la tragédie, qui représente l’éternelle lutte dela volonté contre elle-même, le héros tragique n’ayant à expier aucunefaute sinon celle d’être né. La leçon de la tragédie, Schopenhauer latrouve dans la pièce de Calderòn : La Vie est un songe  (I, 2) : « Le plusgrand crime de l’homme, c’est d’être né ». La poésie, qui représente ledrame du vouloir vivre, s’élève donc encore d’un degré au-dessus de lapeinture, qui ne représente que l’éternel présent soustrait au devenir.Cependant, la poésie est limitée par sa nécessaire conceptualisation (le

    langage ne peut qu’énoncer des idées déterminées). Cette objectivationintellectuelle marque la persistance du principe de raison jusque dansl’art de la poésie. C’est seulement avec la musique, le plus haut de tousles arts, que la représentation du vouloir s’affranchit de la déterminationdu concept : la musique ne signifie rien (c’est même une faiblesse de lamusique que de vouloir signifier quelque chose, comme c’est le cas,

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    selon Schopenhauer pour Les Saisons, ou bien encore La Création  deHaydn : Le Monde, III § 52, p. 337). La musique, seul art non imitatif :elle représente, non telle ou telle forme en laquelle s’exprime la volonté,mais le jeu sans fin de la volonté elle-même, non le phénomène maisl’essence. La musique rend sensible le jeu infini et sans finalité du vouloir qui ne cesse d’engendrer des formes pour les dissoudre ensuite : « Cequi distingue la musique des autres arts, c’est qu’elle n’est pas unereproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquatede la volonté ; elle est la reproduction immédiate de la volonté elle-même

    et exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, lachose en soi de chaque phénomène » (Le Monde, III § 52, p. 335). Lamusique porte à son comble la suppression du principe d’individuationréussie par la représentation esthétique : quand j’écoute de la musique,

     j’oublie mon existence particulière et je suis transporté en un monde (quin’est pas un monde, mais le jeu de la volonté, qui est la source etl’auteur des mondes) où il n’y a plus d’individu, mais seulement le jeusans fin de la volonté avec elle-même. Reste l’énigme : si la musique mefait pénétrer dans les coulisses du théâtre cruel de cette existence, d’oùvient mon plaisir? Même si elle me transporte au-delà du principed’individuation, ne devrait-elle pas être le suprême dévoilement del’absurde plutôt qu’un ravissement dans l’éternité qui me fait ressentir 

    une joie inexprimable ?  (7)  Si la musique est l’expression de la volontéelle-même en son immédiateté, et non par la médiation de sonobjectivation dans le phénomène, alors elle devrait écorcher les oreillespar ses dissonances, la volonté ne cessant de se torturer elle-même, detravailler passionnément à l’autodestruction des individus qu’ellegouverne, sans jamais connaître la paix ni le repos. Les musiques deMozart et de Rossini, qu’affectionnait Schopenhauer, musiques trèsmélodiques et enchanteresses, n’évoquent guère le tohu-bohu infernalqui devrait s’élever du chaos de la volonté en lutte avec elle-même,acharnée à se déchirer elle-même (8). L’ivresse musicale, la jubilationque nous inspire la belle mélodie semblent contredire malgré luiSchopenhauer, et laisser entendre que le jeu de la vie avec elle-mêmen’est pas une atroce absurdité, mais qu’il est au contraireincompréhensiblement justifié (9). N’écrit-il pas lui-même que la musiquefait éprouver « cette joie profonde qui, nous le sentons, nous émeut

     jusqu’au fond de notre être » (§ 52, p. 327) ? On comprend mieux alorspourquoi toute la tentative effectuée par Nietzsche pour dépasser lenihilisme de Schopenhauer portera essentiellement sur la nature del’ivresse inspirée par la musique.

      Cependant, la rédemption par l’art ne dure que le temps pendantlequel la représentation exerce sa magie. Vient nécessairement unmoment où la contemplation s’achève, où l’effet se dissipe. L’art n’estqu’une extase momentané. Aussi faut-il nous élever plus haut encorepour vaincre en nous la force torturante du vouloir-vivre : la morale

    ascétique des brahmanes de l’Inde, la sérénité bouddhique qui se rendindifférente à la souffrance nous indiquent une sagesse qui réussit ànous libérer de la volonté. Éteindre en nous tout désir, mettre enveilleuse l’appétit du vouloir, voilà selon Schopenhauer les degrés lesplus hauts de la sagesse. Le suicide n’est que le triomphe ultime duvouloir vivre sur l’individu, qui finit par succomber dévoré par l’échec deses propres ambitions. La sérénité inhumaine de l’ascète, délivrée de latorture de la passion, réussit à soumettre la vie elle-même à l’indifférencesereine du non-vouloir, du nonchaloir (nonchalant, nonchaloir, de chaloir,prendre de l’intérêt en vieux français, repris au milieu du XIXe siècle par Baudelaire, Mallarmé, etc) sans sombrer pour autant dans l’ennui.

     

     Addition sur l’apparent paradoxe du plaisir musical :

      Seul le sentiment instinctif et irréfléchi de la pitié permet à lavolonté de déchirer le voile de Maya et de dissiper l’illusion torturante où

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    la plongent l’égoïsme et l’amour-propre. Cette notion qu’on peut bien direamorale (puisqu’il s’agit d’une intuition qui précède toute réflexion et quine saurait donc relever de la sphère de la responsabilité, au sein delaquelle seulement se pose la question de la moralité) de la pitié,Schopenhauer l’emprunte évidemment à Rousseau, comme il lereconnaît lui-même dans un long passage du Fondement de la morale  :« Ma théorie a pour elle l’autorité du plus grand des moralistesmodernes : car tel est assurément le rang qui revient à J. J. Rousseau, àcelui qui a connu si à fond le cœur humain, à celui qui puisa sa sagesse,

    non dans les livres, mais dans la vie ; qui produisit sa doctrine non pour la chaire, mais pour l’humanité ; à cet ennemi des préjugés, à cenourrisson de la nature qui tient de sa mère le don de moraliser sansennuyer, parce qu’il possède la vérité et qu’il émeut les cœurs. » EtSchopenhauer donne aussitôt les citations fondamentales, trois dans leSecond Discours, et deux dans l’Emile  (en revanche, il ne cite pas LesRêveries) : Fondement de la morale p. 204, mais déjà 158. Or, si la pitiéouvre la voie de la rédemption qui conduit à l’idéal ascétique, elle nesaurait être étrangère à la métaphysique du beau, qui est en quelquesorte le prélude de Salut. Il n’y a pas en effet de différence essentielleentre la nature du sentiment esthétique et la négation ou l’extinction duvouloir qui est le dernier mot de la sagesse. L’extase que procure l’art est

    seulement momentanée, c'est-à-dire liée à la durée de la représentationartistique, et prend fin quand tombe le rideau ou quand s’achève lasymphonie, tandis que la béatitude du Sage, qui s’est affranchi de laroue d’Ixion sur laquelle la volonté se torture elle-même, l’élève à unesérénité éternelle qui ne dépend nullement d’un spectacle extérieur maisau contraire de la force tout intérieure qu’il emploie à nier en lui le vouloir et le principe d’individuation dont la volonté est la source. La pitié estdonc la clé du système schopenhauerien : sans elle, la volonté seraittoujours dupe de l’illusion qu’elle met elle-même en scène, et ne sortirait

     jamais du théâtre infernal où les amours propres se livrent une guerresans fin et toujours recommencée. C’est la pitié, ou commisération, quirend possible non seulement la sagesse ascétique mais aussi, et bienqu’avec une moindre conscience, le bonheur que procure lacontemplation de l’œuvre d’art.

      Pourtant, la pitié est le plus haut degré de détachement du sujet àl’égard du vouloir qui le hante et le possède ( ma volonté ne m’appartientpas, son orientation dépend de ma « personnalité » qui est innée :

     j’apprends peu à peu ce que je veux vraiment, mais je ne peux pasapprendre à vouloir. Velle non discitur )  (10)  ; elle est précédée, dans lavoie de l’affranchissement du cycle des naissances et des douleurs, par une forme moindre de détachement : la neutralité du spectateur qui seplace en dehors du monde et le considère ainsi comme un pur spectacle,pour lui-même et non plus en relation avec les fins strictementpersonnelles poursuivies par l’égoïsme. C’est ainsi que le livre IV du

    MVR  se compose clairement de deux mouvements distincts : la négationdu vouloir est d’abord simple suspens de la volonté, sérénité de celui qui

     jouit de ne plus être plus inquiété par le trouble du désir. Le mondes’idéalise alors à ses yeux, la négation du principe d’individuation lui faitdécouvrir un monde idéal, en lequel la forme pure de l’Idée se substitueà la caricature de l’individu. Il s’agit certes là d’un effet esthétique, maisaussi d’un progrès moral : un tel contemplateur est capable d’envisager le monde non du point de vue de son intérêt particulier (ce queSchopenhauer nomme le « motif »), de son égoïsme ni de son amour propre, mais d’une façon objective et impartiale, donc capable de juger (l’individu ne sait que condamner). Telle est l’origine de la justice, dont lepoint de vue réussit à s’affranchir de l’amour propre toujours partial, et à

    neutraliser les violences réciproques en les soumettant à une loiéquitable. Le droit n’est pourtant pas encore la moralité : il n’est qu’unestratégie dont la fonction est de convertir un déséquilibre en équilibre,d’annuler les forces contraires en faisant en sorte qu’elles secompensent les unes les autres. Ainsi le législateur ne peut parvenir àcette neutralité qui met fin à la guerre et n’établit la paix civile qu’à la

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    condition de s’affranchir du principe d’individuation et de s’élever jusqu’àla contemplation des Idées : « Pour concevoir, pour comprendre la

     justice éternelle, il faut abandonner le fil conducteur du principe de raisonsuffisante, dépasser cette connaissance qui s’attache toute au particulier,s’élever jusqu’à la vision des Idées, percer de part en part le principed’individuation, et se convaincre qu’aux réalités prises en elle-mêmes nepeuvent plus s’appliquer les formes du phénomène » (MVR , § 63, p.446). Or, n’est-ce pas précisément l’art qui permet de « s’élever jusqu’àla vision des Idées » ? Le juge est semblable au contemplateur de la

    beauté, sujet réduit au pur acte de voir, réflexion affranchie de la volonté,miroir du monde qui reconnaît sans partialité en chacun l’Idée qui sereprésente en lui. Le plaisir que ressent alors celui qui accède à cetteconnaissance de l’universel est plaisir seulement négatif : délivré de lasouffrance du vouloir, il jouit de sa sérénité. Il ne veut rien, sinon que lemonde reconnaisse sa propre vérité. La justice n’est qu’une moraliténégative, elle n’est que la négation de la méchanceté, elle n’est pasencore la bonté : « Avant de parler de la bonté proprement dite, pour l’opposer à la méchanceté, il est utile de considérer un degréintermédiaire, qui est la négation de la méchanceté ; c’est à savoir la

     justice » (§ 66, p. 466). Dans la figure du Juste, la volonté est limitée,mais non encore vraiment annihilée : le Juste « ne va jamais, dans

    l’affirmation de sa propre Volonté, jusqu’à la négation de la mêmeVolonté chez un autre individu » (ibid.).Le Juste s’affranchit du principed’individuation juste ce qu’il faut pour ne pas faire le mal ; mais il nes’élève pas encore jusqu’en ce point où la volonté veut le bien. Al’opposé de cette figure du juste, il faut placer la double figure duméchant, qui transgresse la loi pour un profit en lequel il imagine qu’iltrouvera le bonheur, et celle du cruel qui transgresse la loi pour le pur plaisir de la transgresser, qui fait donc le mal pour le mal, se soulageantdu mal qu’il éprouve par le spectacle de la souffrance d’autrui (§ 65).

      C’est seulement avec la pitié, qui est identification du moi auxsouffrances subies par autrui, que le principe d’individuation se trouveabsolument dépassé. La marque de la pitié, ce sont les larmes dans la

    mesure où les larmes ne sont pas provoquées par la douleur actuelle,mais par la représentation de la douleur : je ne pleure pas sur moi-même, je pleure sur la douleur du monde qui se découvre à mes yeuxcomme représentation : « Ce n’est pas sous l’impression directe de ladouleur que l’on pleure, c’est à la suite d’une reproduction de la douleur que nous présente la réflexion » (§ 67, p. 472). Cependant lareprésentation de la pitié n’est pas la représentation de la justice : laseconde se représente le monde comme un tableau objectif en lequelchaque existence est rapportée à l’Idée qui s’incarne provisoirement enelle ; la première, la représentation de la pitié, est au contraire toutintérieure, et les larmes qui en sont le symptôme ont pour fonctionimmédiate d’aveugler, de supprimer la représentation du monde visible,

    d’annuler l’extériorité. C’est en effet dans l’extériorité, c'est-à-dire dansl’espace et dans le temps, que la volonté pose l’objet et se le propose àelle-même comme motif de son désir. Dans la pitié, qui est le principe dela véritable bonté, il n’y a plus rien d’extérieur : toute souffrance est masouffrance, le bourreau et la victime ne font plus qu’un, et le théâtreillusoire des formes individuées se résout dans l’unité du jeu universel dela volonté avec elle-même. Il n’y a alors plus sujet ni objet, le monde esten moi, il est ma représentation, comme je suis dans le monde, absorbédans le cycle de l’universelle douleur, ce que Schopenhauer nommequelquefois « la connaissance du tout » (477). C’est pourquoi le principede la pitié est le mécanisme d’identification qui, supprimant la distancemaintenue par le principe d’individuation entre le moi et le non-moi,

    amplifie le sentiment d’existence au-delà des limites étroites de lapersonnalité : « C’est supposer que par un moyen quelconque je suisidentifié avec lui, que toute différence entre moi et autrui est détruite, aumoins jusqu’à un certain point, car c’est sur cette différence que repose

     justement mon égoïsme. Mais je ne peux me glisser dans la peaud’autrui : le seul moyen auquel je puisse recourir, c’est donc d’utiliser la

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    connaissance que j’ai de cet autre, la représentation que je me fais de luidans ma tête, afin de m’identifier à lui, assez pour traiter, dans maconduite, cette différence comme si elle n’existait pas […] C’est là lephénomène quotidien de la pitié, de cette participation toute immédiate,sans aucune arrière-pensée, d’abord aux douleurs d’autrui, puis par suite à la cessation, ou à la suppression de ces maux, car c’est là ledernier fond de tout bien-être ou de tout bonheur. Cette pitié, voilà le seulprincipe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité »(Fondement de la morale, p. 156). « Il faut que je me sois en quelque

    sorte identifié avec cet autre, donc que la barrière entre le moi et le non-moi se trouve pour un instant supprimée […] Je souffre en lui , bien quemes nerfs ne soient pas renfermés sous sa peau […] Ce  phénomène,est, je le répète, un mystère  : c’est une chose dont la Raison ne peutrendre directement compte, et dont l’expérience ne saurait découvrir lescauses » (Fondement de la morale, p. 183) (11). Il importe ici de biendistinguer entre identification et projection : par la projection, le sujetmultiplie son moi en l’attribuant imaginairement à autrui, méconnaissantainsi l’individuation qui fait la différence spécifique d’autrui, et plus encorela souffrance intime qui n’appartient qu’à lui seul. La projection naît alorsde l’aveuglement du narcissisme, incapable de rencontrer un autre et secomplaisant toujours dans la niaise admiration de son propre reflet. Laprojection est donc le symptôme d’une individuation hermétique,incapable de s’affranchir d’elle-même. L’identification au contraire estoubli de soi en l’autre, forclusion du sujet qui se trouve transporté dans lavie intime de l’autre, et sympathise avec sa souffrance profonde, unesorte de dépossession de soi et d’adhésion miraculeuse et intuitive, maisnon inconsciente, à la vie qui est en autrui. C’est ainsi que le spectaclede la souffrance nous fait immédiatement éprouver cette souffrancecomme si elle était la nôtre, nous éprouvons en notre chair, par unmécanisme d’identification, chaque coup porté à notre semblable, noussommes devenus lui-même, par un transport qui nous dépossède denous-mêmes : « le non-moi jusqu’à un certain point devient le moi »(Fondement de la morale, 157) (12). C’est pourquoi la grande parole dela pitié est celle, dite « Mahavakya » qu’on lit dans le Véda et leVédanta : « Tat twam asi   : tu es celui-ci, cet autre est toi-même » (13).Telle la sainteté qui parvient à une béatitude pour laquelle toutévénement est bienvenu, béatitude à laquelle ont accédé les grandsmystiques, Maître Eckhart (479 et 486), madame Guyon (483), Françoisd’Assise (483), Melle de Klettenberg, dont Goethe a rapporté la vie dansla « Confession d’une belle âme » (chapitre de Wilhelm Meister ) (484),Philippe de Neri : « L’homme qui est arrivé à la négation du vouloir-vivre,si misérable, si triste, si pleine de renoncements que paraisse sacondition, lorsqu’on l’envisage du dehors, cet homme est rempli d’une

     joie et d’une paix célestes […] C’est une paix imperturbable, un calmeprofond, une sérénité intime » (§ 68, p. 489). « Si pourtant il fallait à toutprix donner une Idée positive telle quelle de ce que la philosophie ne

    peut exprimer que d’une manière négative, en l’appelant négation de lavolonté, il n’y aurait point d’autre moyen que de se reporter à cequ’éprouvent ceux qui sont parvenus à une négation complète de lavolonté, à ce qu’on appelle extase, ravissement, illumination, union avecDieu, etc. » (§ 71, p. 514). Seul l’instant toujours trop bref du plaisir esthétique peut nous permettre d’imaginer, selon Schopenhauer,l’intensité d’une telle joie qui s’est affranchie du monde et transportéedans l’éternité, même si le corps, qui est l’objectivation de la volontéselon le principe d’individuation, s’oppose à cette délivrance (489-490).Une telle conversion se fait soudainement, à la faveur d’un événementqui déchire brutalement le voile de Maya et révèle d’un coup la vanité duVouloir (494-495).

      Il faut remarquer toutefois que cette opposition entre la justice etla pitié doit être modérée : la justice elle-même n’est que le degréinférieur de la pitié, car sans la pitié jamais le moi n’aurait prisconscience de la souffrance d’autrui, et serait donc demeurééternellement dans l’injustice de son égoïsme : « On découvre deux

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    degrés possibles dans ce phénomène de la pitié, de la souffranced’autrui devenant pour moi un motif direct, c'est-à-dire devenant capablede me déterminer à agir ou à m’abstenir : au premier degré elle combatles motifs d’intérêt ou de méchanceté, et me retient seulement d’infliger une souffrance à autrui, de créer un mal qui n’est pas encore, de devenir moi-même la cause de la douleur d’un autre ; au degré supérieur, la pitiéagissant de façon positive, me pousse à aider activement monprochain » (Le Fondement de la morale, p. 161). Pour ne pas opposer alors justice à pitié, Schopenhauer distingue, dans la pitié, la justice

    simplement négative et la charité positive. La maxime de la justice, c’estque personne ne soit lésé : neminem laede.

      Il semble alors possible d’apparenter le plaisir esthétique né desarts plastiques (architecture, sculpture, peinture) à la contemplationimpartiale et intellectuelle de la justice ; et le plaisir musical (ou poétique)à l’extase mystique en laquelle s’accomplit l’épanchement de la pitié.Dans le premier, la représentation de la volonté est l’objet idéalisé etstylisé d’une contemplation ; dans le second, l’extériorité même a disparuet le sujet se connaît par le sentiment de la pitié qui l’identifieintérieurement avec l’universelle souffrance dont le monde est le théâtre.Schopenhauer reconnaît lui-même que le plaisir esthétique n’a de valeur que dans la mesure où il est une propédeutique à la sainteté : « Laconsolation par l’art » « ne devient pas, comme il arrive pour le saint,parvenu à la résignation, et que nous considérons dans le livre suivant,un "calmant" de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de lavie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts ; ce n’estpas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est qu’une consolationprovisoire… » (MVR   341). En lisant ainsi Schopenhauer, on prolongedans la métaphysique de la musique l’intuition propre à Rousseau, queSchopenhauer reconnaît précisément ici comme son principalinspirateur, qui fait de la pitié le principe inconscient (puisque précédanttoute réflexion) de la rêverie, le sujet contemplateur s’identifiant aupaysage non individualisé du monde : le sauvage a pitié de la terre, ilsympathise avec le « système de l’univers », il pleure avec la pluie,

    s’enthousiasme avec l’orage, et son visage s’illumine avec les premièresneiges, il vit à l’unisson du monde (14). La pitié esthétique est ainsi unepitié sans valeur morale en ce sens qu’elle se porte non sur autrui, maissur le monde en sa plus grande généralité. La vérité du plaisir musical selaisserait ainsi comprendre comme une identification par le sentimentintérieur du sujet à la vie de l’univers en son ensemble : il correspond àce que Rousseau nomme « l’épanchement de son âme » ou « l’élan deson âme expansive », qui à l’inverse du ressentiment qui contracte etresserre le cœur, délivre l’existence de l’individuation qui la limite dansl’égoïsme et lui ouvre les portes de l’infini. Dès lors, l’apparent paradoxedu plaisir musical, souligné complaisamment par les divers interprètes,disparaît. C’est la béatitude de la pitié, semblable à l’extase éprouvée par 

    les saints, que la musique, invitant l’âme à s’épancher dans l’universel,fait connaître à celui qui sait l’entendre (15).

      Relisons à l’aide de cette clé le § 52, consacré à la métaphysiquede la musique, du Monde. Le plaisir musical porte nécessairement l’âmeau-delà de l’Idée, qui est le contour idéal de la forme parfaite quipérennise l’espèce au sein de laquelle, sans cesse, meurent lesindividus. Cette forme épurée, parce que l’égoïsme n’y projette pas lesintérêts particuliers qui le font agir, procure au spectateur un plaisir négatif en lui faisant contempler le monde comme pure objectité, c'est-à-dire sans qu’il soit soumis au prisme déformant de la volonté et de sespassions. Alors le monde paraît en son énigme et son immensité, délivré

    du carcan que lui imposait le principe d’individuation, tandis que le sujetse dissout en cet océan, comme on peut le voir sur les tableaux deCaspar David Friedrich, contemporains de la rédaction du Monde, et toutà fait représentatifs de l’esthétique de Schopenhauer pour les artsplastiques, ou arts du visible. « Mais la musique, qui va au-delà desIdées, est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle

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    l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister alorsmême que l’univers n’existerait pas » (329). Certes, Schopenhauer veutici dire que la musique exprime, non le phénomène, mais la volonté elle-même qui lui est originaire. Cependant, il y a quelque paradoxe à affirmer que la musique est étrangère au monde et existerait alors même que lemonde n’existerait pas, puis, quelques lignes plus loin, à rapporter lahauteur des sons aux degrés de la conscience dans les organismesvivants, la basse exprimant la matière brute et l’aigu la vie de l’esprit(330) (16). Dans le chapitre correspondant des « Suppléments »,

    Schopenhauer aggrave son cas en rapportant terme à terme les quatrevoix (basse, ténor, alto, soprano) aux quatre règnes minéral, végétal,animal et humain (1188) : il ne semble donc pas que le monde soitabsent de l’univers musical. Et l’on pourrait continuer : les différentesespèces observables dans la nature correspondent aux intervalles fixéspar la gamme, et les dissonances à ces défauts de la finalité que sont lesmonstres ((330-331). C’est ainsi que la musique représente le monde,sans supposer pourtant son existence. C’est que le monde de lamusique est tout intérieur, éprouvé par le sentiment intérieur de la pitié,et qu’il ne s’objective jamais en une représentation que la volontépourrait poser devant elle. Dans la musique, le monde est volonté et nonreprésentation, mais cette volonté est elle-même représentation, lamusique représente à celui qui l’entend le mouvement même de lavolonté qui se matérialise et se particularise dans le divers desphénomènes. « La musique n’a, avec ces phénomènes, qu’un rapportindirect, car elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime,le dedans du phénomène, la volonté même » (334). « La musique nousdonne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le cœur des choses »(336). La musique d’opéra « devient l’expression de la signification intimede toute l’action et de la nécessité dernière et secrète qui s’y rattache[…] Pour elle il n’existe rien en dehors des passions, des émotions de lavolonté et, comme Dieu, elle ne voit que les cœurs » (1191). Pour quecette représentation du plus intérieur des êtres soit possible, il faut que lemusicien soit porté par la pitié qui le fait sympathiser avec la natureprofonde qui porte et soulève chaque chose dans l’existence. C’est ainsiqu’il est possible d’avoir pitié des pierres mêmes (le règne minéral), etd’exprimer ainsi musicalement la volonté qui s’efforce en elles de seconserver en son être. Déjà, l’architecture, dont Schopenhauer à la suitede Goethe et Schelling, remarque la parenté avec la musique (nontoutefois par l’analogie de la composition formelle, mais par le jeu deslumières que l’édifice compose silencieusement en son intérieur),l’architecture donc sait rendre sensible la vie obscure qui sommeille aucœur des pierres : elle « facilite l’intuition claire de quelques-unes de cesIdées qui constituent les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; jeveux parler de la pesanteur, de la cohésion, de la résistance, de ladureté, des propriétés générale de la pierre, des représentations les plusrudimentaires et les plus simples de la volonté, basse fondamentale de la

    nature » (§ 43, p. 275). La musique peut alors seule exprimer, au-delàdes Idées, la poussée obscure qui s’accomplit pendant des millénairesau sein des blocs erratiques, qui s’exprime dans les formes fantastiquesdes rochers travaillés par l’érosion. Elle peut même, avec Debussy, direla fluidité des nuages et l’inhumaine et houleuse permanence de la mer,elle sait remercier la pluie au matin et nous dire ce qu’a vu le ventd’ouest. La musique, par la grâce de la pitié, fait entendre la voixsilencieuse qui gémit au cœur des choses, elle fait entendre la plainte etle chant de souffrance du monde martyrisé par le vouloir. Sans doute lamusique nous fait-elle éprouver une « joie profonde » puisque, en nousélevant au-dessus de la guerre perpétuelle des égoïsmes, elle nousaffranchit non seulement du monde subjectif comme volonté, mais

    encore du monde comme représentation objective, tel qu’on le voitidéalisé et stylisé dans les arts plastiques, et nous fait communier avec lemystère de l’universelle souffrance du vouloir, nous fait spectateur del’invisible désir et vouloir qui soulève les êtres et réclame en eux de vivredavantage : « Au-dessus de la farce grotesque et des misères sans finde la vie humaine plane la profonde et sérieuse signification de notre

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    existence, qu’aucun moment ne vient en détacher » (1191). Aussi cette joie fait-elle, comme la pitié, pleurer et la musique est de tous les artscelui qui excelle le plus à faire verser des larmes. Mais il s’agit pourtantd’une joie, semblable à la béatitude des mystiques que la seule charitéfait agir, car l’universelle souffrance devient alors l’énigme du monde, etnon plus la prison où je me torture moi-même, dans l’illusion del’individuation. La joie que m’inspire la musique ne vient pas de ce qu’elleme fait partager la douleur qu’elle exprime (nul ne saurait se réjouir àéprouver de la douleur), mais de ce qu’elle me représente  la douleur, me

    prenant à témoin du mystère de l’existence. Et c’est bien encorepourquoi la pitié est le secret ressort de la musique, parce que la pitié, entant qu’elle est charité, est représentation adéquate de la douleur d’autrui, non déformée par le prisme de l’égoïsme ou de l’intérêt. Demême, disait Schopenhauer, ce n’est pas la souffrance qui provoque nospleurs, mais la représentation de la souffrance, et c’est aussi de cettefaçon que la musique nous fait verser des larmes. Certes, Schopenhauer écrit souvent que la pitié est participation à la souffrance d’autrui, mais ilne faut pas l’entendre comme une participation immédiate et nonréfléchie. A l’inverse de la pitié irréfléchie du sauvage selon Rousseau, lapitié selon Schopenhauer a la dignité d’une connaissance et s’élève à laconscience d’elle-même : « Il me reste à écarter l’erreur si souventrépétée de Cassina  (17)  […] : pour Cassina, la compassion naît d’uneillusion momentanée de l’imagination ; nous nous mettrions à la place dumalheureux, et dans notre imagination nous croirions ressentir en notre

     propre personne ses douleurs à lui. Il n’en est rien ; nous ne cessons pasde voir clairement que le patient, c’est lui, non pas nous : aussi c’estdans sa personne, non dans la nôtre, que nous ressentons la souffrance,de façon à en être émus » (Le Fondement de la morale, p. 160). Sans laconscience de la représentation, la musique serait souffrance et non joie,elle serait identification immédiate et non identification réfléchie (maiscependant intuitive, non conceptualisée) : « Aussi la musique ne doit-ellepas exciter les affections mêmes de la volonté, c'est-à-dire une douleur réelle ou un bien-être réel ; elle doit se borner à leurs substituts : ce quiconvient à notre intellect sera l’image de la satisfaction du vouloir, ce quile heurte plus ou moins sera l’image de la douleur plus ou moins vive.C’est par ce seul moyen que la musique, sans jamais nous causer desouffrance réelle, ne cesse de nous charmer jusque dans ses accordsles plus douloureux, et nous prenons plaisir à entendre les mélodiesmême les plus plaintives nous raconter dans leur langage l’histoiresecrète de notre volonté, de toutes ses agitations, de toutes sesaspirations avec les retards, les obstacles, les tourments qui lestraversent. Là au contraire où, dans la réalité avec ses terreurs, c’estnotre volonté même qui est excitée et torturée, il ne s’agit plus de sons nide rapports numériques, mais nous sommes bien plutôt nous-mêmesalors la corde tendue et pincée qui vibre » (1193).

    La joie que procure la musique vient de cet épanchement de l’âme quicommunie avec l’infini, délivrée de la personnalité et parvenue ausommet de la connaissance. « Il y a dans la musique quelque chosed’ineffable et d’intime ; aussi passe-t-elle près de nous semblable àl’image d’un paradis familier quoique éternellement inaccessible ; elle estpour nous à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable ;cela tient à ce qu’elle montre tous les mouvements de notre être, mêmeles plus cachés, délivrés désormais de la réalité et de ses tourments »(337). Et la mélodie représente, à la pitié qui sympathise avec elle, lemouvement de la volonté et du désir qui animent intérieurement l’âme.C’est parce que la pitié est la modalité nécessaire de la connaissance del’intime qu’elle est si profondément musicale. La musique exprime ainsi

    l’âme des choses et, de tous les êtres, celui dont l’âme est la plus richeet la plus dramatique, l’âme humaine. C’est ainsi que la mélodie, s’étantécartée par diverses altérations de son mode initial, y revient ens’achevant par le retour à la tonique, à la façon du désir qui se soulèvepour atteindre l’objet, évolue diversement autour de lui pour en faire laconquête et revient en fin de compte au repos initial où menace l’ennui :

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    « La mélodie par essence reproduit tout cela ; elle erre par millechemins, et s’éloigne sans cesse du ton fondamental ; elle ne va passeulement aux intervalles harmoniques, la tierce ou la quinte, mais àtous les autres degrés, comme la septième dissonante et les intervallesaugmentés, et elle se termine toujours par un retour final à la tonique ;tous ces écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain » (332) (18). Seule la pitié peut être ainsi à l’écoute de la vieintérieure des âmes. Le musicien nous révèle l’âme du monde comme lemagnétiseur fait parler l’inconscient de la somnambule (333) (19). Il nous

    fait entendre la voix de la volonté par delà le phénomène qui l’incarne, ilnous fait connaître l’âme sans le corps : « L’expression [musicale] serafournie toujours quant à la chose en soi, non quant au phénomène ; elledonnera en quelque sorte l’âme sans le corps » (335).

    Enfin, on s’étonnera peut-être d’une interprétation de l’esthétique deSchopenhauer tout entière fondée sur l’analyse de la pitié, alors que cethème est absent du livre III du Monde, pourtant consacré à l’art. Il fautrépondre que l’importance cruciale du rôle que joue le sentiment de lapitié dans l’économie de sa métaphysique n’est apparue queprogressivement aux yeux de Schopenhauer. Même dans le livre IV,pourtant consacré à l’éthique du renoncement et de l’idéal ascétique,Schopenhauer ne consacre que les § 66 et 67 à la pitié, sans luireconnaître encore l’importance qui sera la sienne dansl’accomplissement de la rédemption. C’est seulement dans les Parergade 1851, et tout particulièrement dans « Le Fondement de la morale »,que Schopenhauer consacre à l’analyse du sentiment de pitié tout ledéveloppement qu’il mérite ; c’est alors seulement qu’il reconnaît aussil’influence décisive de Rousseau sur ce point précis. Philonenko notecette progressive conscience par Schopenhauer du fondement de sapropre métaphysique : « Même les Leçons de Berlin, pourtant destinéesà l’enseignement, n’échappent pas à un certain flottement dansl’exposition. Schopenhauer a aperçu avec une vigueur toujourscroissante que la pitié était l’opération en laquelle la volonté de vivre envient à se nier, puisque je cesse d’obéir à mes motifs » (252). C’est

    pourquoi il est licite de relire toute la philosophie de Schopenhauer à lalumière de ce principe qui n’apparaît pourtant dans toute sa force quedans les derniers écrits . Et même si la pitié demeure le principe del’éthique, et non de l’esthétique, l’apaisement que nous procure lacontemplation de la beauté étant le préambule de l’éthique du salut et lapremière figure de la phénoménologie de la conversion, il est légitimed’étendre la suprême vérité de l’éthique – la leçon de la pitié – àl’expérience esthétique, première absorption du moi dans le non-moi,premier triomphe emporté sur le principe d’individuation.

     

     ________________________________ 

    NOTES

    1-  Dans une lettre à Erdmann du 9 avril 1851, Schopenhauer affirmaitdans le même sens que « mon système philosophique se forma dans matête, en quelque sorte sans ma volonté, comme un cristal dont tous lesrayons convergent vers le centre ».

    2- « Notre monde civilisé n’est donc en réalité qu’une grandemascarade ! On y trouve des chevaliers, des moines, des soldats, desdocteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et tout le reste ;mais ils ne sont pas ce qu’ils représentent ; ils ne sont que des masquessous lesquels, en règle générale, se cachent des spéculateurs […] Lesmarchands constituent sous ce rapport la seule classe honnête. Seuls ilsse donnent pour ce qu’ils sont, vont en conséquence sans masque, etoccupent pour cette raison un rang peu élevé. Il est très importantd’apprendre de bonne heure, dès sa jeunesse, qu’on se trouve au milieu

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    d’une mascarade[…] Il faut donc enseigner à la jeunesse que, dans cettemascarade, les pommes sont en cire, les fleurs en soie, les poissons encarton, que tout n’est que farce et plaisanterie » (Ethique et politique, p.41-42). Cette pensée du philosophe peut évoquer la rêveuse mélancoliede la conclusion du Carnaval romain  de Goethe : « Une fêteextravagante est donc passée comme un songe, comme un conte, et ilen reste moins peut-être dans l’esprit des assistants, qu’à nos lecteurs,devant qui nous avons développé ce tableau dans son ensemble. Sipendant le cours de ces folies, le grossier Polichinelle nous rappelle

    incongrûment les plaisirs de l’amour, auxquels nous devons l’existence ;si une vieille sorcière [eine Baubo] profane sur la place publique lesmystères de l’enfantement ; si tant de cierges allumés, la nuit, nousrappellent la solennité suprême : au milieu des extravagances, noussommes rendus attentifs aux scènes les plus importantes de notreexistence […] Et voilà comme, sans y penser, nous aurons aussi terminénotre carnaval par une réflexion de mercredi des cendres, qui, nousl’espérons, n’attristera aucun de nos lecteurs. Et, puisque, en somme, lavie est comme le carnaval romain, qu’on ne peut l’embrasser du regardni en jouir, qu’elle est même pleine de périls, nous souhaitons plutôt quecette insouciante société masquée rappelle à chacun l’importance detoute jouissance momentanée, qui souvent paraît de petite valeur. »(Goethe, Voyage en Italie, trad. J. Porchat revue par J. Lacoste, Bartillat,2003, p. 570).

    3- La vie, dit encore Schopenhauer, est une « chasse perpétuelle à desfantômes toujours changeants » (MVR , § 57, p. 403).

    4- On trouvera un exemple particulièrement frappant de cette destructionde la vie par elle-même dans le récit, emprunté à un article du Journal dumagnétisme de 1859, d’un écureuil fasciné par un serpent et poussé par une puissance invisible à se précipiter dans sa gueule (Le Monde,« Supplément au livre deuxième », p. 1082-83). On trouvait un détailsemblable dans le Voyage en Amérique de Chateaubriand (publié pour lapremière fois en 1827, dans les tomes VI et VII des Œuvres complètes

    chez Ladvocat) : « Un autre serpent tout noir, sans poison, monte sur lesarbres et donne la chasse aux oiseaux et aux écureuils. Il charmel’oiseau par ses regards, c'est-à-dire qu’il l’effraie. Cet effet de la peur,qu’on a voulu nier, est aujourd’hui mis hors de doute : la peur casse les

     jambes à l’homme ; pourquoi ne briserait-elle pas les ailes à l’oiseau ? »(Œuvres romanesques et voyages, Pléiade, tome I, p. 747).Chateaubriand emprunte cette scène à Carver qui écrit, à propos duserpent noir, qu’il « monte facilement sur les arbres pour y poursuivre lesoiseaux et les écureuils, dont il se nourrit, et que, suivant l’opinionvulgaire, il charme par ses regards, en sorte qu’ils ne peuvents’échapper. Leur vue inspire la terreur à ceux qui ne savent pas qu’ils nepeuvent faire aucun mal, étant dépourvus de venin » (ibid. note 1 de la p.

    746, p. 1313).

    5- Il faut toutefois bien distinguer entre le désintéressement du jugementesthétique selon Kant et l’apaisement que procure la contemplationesthétique telle que Schopenhauer l’entend. Le désintéressementkantien n’est en effet désintéressé qu’en apparence : ledésintéressement kantien, en se rendant indifférent à l’existence del’objet, intéresse le sujet à lui-même, c'est-à-dire au sentiment de plaisir qui naît en lui du libre jeu de ses facultés représentatives, imagination etentendement. Aussi est-il très intéressé à l’intensification de la forcevitale qui se produit alors en lui. Rien de tel chez Schopenhauer : bien aucontraire, l’apaisement dû à la contemplation esthétique vient de ce

    qu’elle relâche le ressort de la volonté et engendre ainsi un sentimentd’extinction de la force vitale, et nullement d’intensification. Le plaisir esthétique est, selon Kant, positif : j’éprouve subjectivement, et sans qu’ilme soit possible de conceptualiser ce sentiment, la vie qui est en moi etsa merveilleuse finalité, par l’accord dynamique qui se produit alors entrel’imagination et l’entendement. Le plaisir esthétique est en revanche pour 

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    Schopenhauer simplement négatif : il s’apparente au repos concédé à lavictime entre deux séances de torture. Je jouis, selon Schopenhauer, dene plus ressentir en moi la souffrance de la vie ni l’acharnement duvouloir ; je jouis au contraire, selon Kant, de sentir s’accroître en moil’élan du vouloir et la force motrice du désir.

    6-  Eviter toutefois un contresens : Schopenhauer ne pose nullement lesbases d’une esthétique expressionniste, l’œuvre ayant alors pour mission de prendre sur elle toute la douleur du monde. Bien au contraire,

    son goût penche vers l’impersonnalité et vers l’idéalité des formesnéoclassiques, et la beauté reste pour lui, comme pour Winckelmann,plusieurs fois cité, une calme tranquillité et une noble majesté. L’effet de« calmant » que l’art exerce alors sur la volonté est provoqué par lastylisation qui universalise dans une indifférence idéale les formesindividuelles que le principe de raison nous conduit à nommer et àspécifier.

    7-  Clément Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer   : « Le spectacleauquel est convié le contemplateur, dans la musique, devrait, en bonnelogique schopenhauerienne, provoquer plutôt l’abattement que la

     jubilation… » (111).

    8-  Il existe cependant, et pour cette même raison, une disharmoniediscrète, mais essentielle, au cœur de toute harmonie. Schopenhauer remarque en effet que « il existe entre ces phénomènes, considérés entant qu’individus, une lutte éternelle qui se poursuit à travers tous lesdegrés de la hiérarchie, et cette lutte fait du monde le théâtre d’uneguerre incessante entre les manifestations d’une volonté une et toujoursla même » (MVR , § 52, p. 339). De la même façon, il existe unedissonance non réductible au cœur de la gamme, que la théorie dutempérament s’emploie à masquer : « On ne peut donc concevoir,encore moins réaliser, de musique absolument juste ; pour être possible,toute harmonie s’éloigne plus ou moins de la parfaite pureté. Pour dissimuler les dissonances qui lui sont, par essence, inhérentes,

    l’harmonie les répartit entre les différents degrés de la gamme. C’est cequ’on appelle le tempérament » (340). « C’est la rerum concordia discors(Horace, Epitres, I, 12, v. 19), image complète et fidèle de la nature dumonde qui roule dans un chaos immense de formes sans nombre et semaintient par une incessante destruction » (1191).

    9- Clément Rosset, dans son essai L’Esthétique de Schopenhauer , tentede résoudre cet apparent paradoxe. Mais en interprétant la musiquecomme la copie d’un modèle = x qui serait antérieur à la volonté, ce qu’ilnomme énigmatiquement le « sombre précurseur », il contribue en effet àassombrir la question et nullement à l’éclairer. Sa construction a surtoutpour but de délivrer la musique de toute expression du vouloir ou du

    désir, et par là de souligner l’abîme qui sépare la conception de lamusique de Schopenhauer de celle de Wagner. On voit bien laconception dionysiaque de la musique que Rosset tente de promouvoir ;mais on ne voit pas ce qui l’appuie dans les textes de Schopenhauer.

    10- « Vouloir ne s’apprend pas ». Schopenhauer attribue la formule àSénèque qui l’opposait à la sentence stoïcienne selon laquelle la vertupeut s’apprendre. On la trouve, par exemple, dans Le Monde, § 55, p.374, dans Le Fondement de la morale, p. 208 et dans Ethique et 

     politique, p. 74.

    11-  Même idée dans Ethique et politique  : « Tout acte de bienfaisancecomplètement désintéressé est cependant une action mystérieuse, unmystère  » (p. 51). Ce « mystère » n’est pourtant pas impénétrable.Schopenhauer insiste souvent sur le fait que la pitié, bien qu’intuitive etnon réflexive, est une véritable connaissance : car c’est en effet unevérité établie par le philosophe que la volonté en moi est identique à lavolonté qui agite le monde, que par delà la diversité des phénomènes,

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    c’est un seul et même vouloir-vivre qui s’exprime sur des modesdifférents, bref que le bourreau et la victime sont les deux aspects d’uneforce unique.

    12- Lorsque Schopenhauer évoque l’identification provoquée par la pitié,il ajoute presque toujours que cette identification n’opère que « jusqu’àun certain point ». Comme nous le verrons plus loin, Schopenhauer entend par là se différencier de Rousseau : l’identification de la pitié nedoit pas aller en effet jusqu’à une substitution imaginaire et inconscientede moi à autrui. L’identification de la pitié n’est pas un mécanismepsychologique qui gouverne l’âme à son insu, mais une intentionnalitépleinement consciente d’elle-même, et qui suppose une représentationadéquate de la douleur que souffre autrui, représentation quel’aveuglement du principe d’individuation rend impossible. On ne sauraitdonc dire, comme l’écrit Rousseau au début du Second Discours, que lesentiment de pitié « précède toute réflexion » ; il suppose au contraireselon Schopenhauer une représentation consciente d’elle-même.

    13- Souvent cité par Schopenhauer. Par exemple Le Monde, fin du § 44,p. 283 ; Le Fondement de la morale, p. 234 ; Ethique et politique, p. 51.

    14- D’où l’insistance avec laquelle Schopenhauer cite les vers de Byron :

    « Are not the mountains, waves and skyes a part/Of me and of my soul,as I of them?  ; Les montagnes, les ondes et les cieux ne font-ils paspartie de moi et de mon âme, comme moi de la leur ? ».

    15- « Pourquoi la musique est-elle si douce au malheur ? C’est que,d’une manière obscure et qui n’effarouche point l’amour-propre, elle faitcroire à la douce pitié. Cet art change la douleur sèche du malheureuxen douleur regrettante ; il peint les hommes moins durs, il fait couler leslarmes, il rappelle le bonheur passé que le malheureux croyaitimpossible » (Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, 1817, chap.CXXV, « Folio » p. 333, note).

    16-  Même idée dans le supplément au livre III : le soprano est « lereprésentant de la conscience portée à son degré le plus extrême »(1193). Tout ce passage reprend l’opposition de la basse matérielle etinorganique et de l’aigu spirituel et agile.

    17-  Auteur d’un Essai analytique sur la compassion, 1788, traduit enallemand en 1790).

    18- Même réflexion dans le supplément au livre III : la mélodie, dans savariation puis par le retour à la tonique, est « l’image de la naissance denouveaux souhaits suivis de réalisation. De là ce charme par lequel lamusique pénètre si bien en notre cœur, en faisant briller sans cesse ànos yeux la satisfaction parfaite de nos désirs » (1198).

    19- « Le compositeur nous révèle l’essence intime du monde, il se faitl’interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que saraison ne comprend pas ; de même la somnambule dévoile, sousl’influence du magnétiseur, des choses dont elle n’a aucune notion,lorsqu’elle est éveillée ».

     

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