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U N E D I S S O L U T I O N

« S A U V E Q U I P E U T »

Dans l’histoire de la V e République,la décision de dissoudre l’Assembléenationale, de provoquer des élec -tions législatives anticipées, consti-tue un événement rare correspon -dant à deux situations, dont une decrise. En 1962, il s’agissait pour deGaulle de faire face à une crise poli-tique au sein de sa majorité à la finde la guerre d’Algérie ; en 1968, à lacrise révolutionnaire ouverte par lag rève généra le de ma i - j u in . Pa rcontre les dissolutions survenues aulendemain d’élections présidentielles(1981-1988) ne visaient qu’à norma-liser une nouvelle situation : le nou-veau président demandait au paysune majorité pour mettre en œuvresa politique. Aujourd’hui on est plus près du pre-mier cas de figure que du second. […]

Chaque jour apporte des preuvessupplémentaires du fait que la déci-s ion de Ch i rac a é té p lus qu ’un« coup de poker ». Affaibli par la mul -tiplication et la pugnacité des grèveset des manifestations, affolé par l’ac-tion des juges qui menacent mainte -nant la Mairie de Paris (c’est-à-dire lecœur du système RPR), certain quel’actuelle majorité aurait été battue àson terme, Chirac tente une espècede va-tout politique. C’est une disso-lution « sauve qui peut », qui pourraitse transformer en débandade. Chi-rac a voulu conjurer le sort, mais iln ’a peut-être fa i t que l ’accélérer.Mais d’abord il faut revenir en arrière.

L E S E N S D E S R É S U L T A T S

É L E C T O R A U X D E 1 9 9 3 E T

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Les que lque 500 députés que leRPR et l’UDF ont à l’Assemblée de-

Le 8 mai 1997, Carré Rouge a édité un quatre pages spécial,supplément à son numéro 4 de mars 1997.Nous en publions ci-dessous quelques extraits. L’éditorial deCharles Jérémie, que nous publions immédiatement après cesextraits, est le fruit de la discussion menée au sein du comité derédaction, entre les deux tours et après le résultat final.Si vous voulez recevoir ce quatre pages, commandez-le àl’adresse de Carré Rouge : nous vous le ferons parvenir.

CARRÉ ROUGE N° 5 / ÉTÉ 1997 / 1

S I T U A T I O N

Comment apprécier le développement

de la situation politique ?

Quelques pistes pour la réflexion (8 mai 1997)

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pu is mars 1993, où i l s d isposentd’une majorité égale ou supérieure àcelle des premières années de la Ve

Républ ique, ne ref lètent pas unequelconque adhésion profonde à lapolit ique menée par ces partis. Lamême chose vaut pour l’élection deChirac à la présidence de la Répu-blique en mai 1995. Le RPR et l’UDFn ’on t pu concent re r de nouveauentre leurs mains l’ensemble (sansexception) des leviers du pouvoir etde l ’action poli t ique que pour uneseule raison : le rejet profond dontMitterrand et le Parti Socialiste ontété l’objet lors de ces élections de lapart des couches sociales qui lesavaient appuyés avec enthousiasmeen 1981 et qui les avaient portés en-core une fois au pouvoir en 1988. […]Mais la victoire électorale des partisofficiels de la bourgeoisie, puis ducandidat chanceux Chirac à l’élec-tion présidentielle (contraint à desprimaires contre Balladur, dont lestraces ne sont pas effacées encore),n’équivalai t en aucune manière àune défai te de la classe ouvr ière(sauf à donner à cet te not ion uncontenu qui la vide de toute substan-ce). La défaite électorale du PS et duPCF n’a pas été celle de la classeouvrière française comme telle. EnFrance, la nature des rapports so-ciaux entre les classes exige autrechose que des élections pour signa-ler une défai te même temporaire.Même l’instauration de la V e Répu-blique en 1958, qui était une défaite,n’avait accordé à de Gaulle qu’unbref répit auquel la grève généraledes mineurs de 1963 avait bientôtmis fin. Sur plus d’un siècle de luttedes classes en France, il n’y a que lebain de sang de la Commune qui aitaccordé à la bourgeoisie françaisequelque répit.L’état d’écœurement profond de la

classe ouvrière en 1993-94 n’a pasempêché la mobil isation de la jeu -nesse d’origine ouvrière contre lesCIP, ni la grande grève d’Air Franceavec sa haute combativité et son de-gré d’organisation élevé. […]Puis, six mois après l’élection de Chi-rac, dont Carré Rouge a montré lafragilité dans tous ses numéros, il y aeu la grande mobilisation contre la loiJuppé.

L A D I S S O L U T I O N , E F F E T

D I F F É R É D E

D É C E M B R E 1 9 9 5

Car il ne fait aucun doute que la dis -solution précipitée de l’Assembléena t iona le es t l ’ e f fe t d i f fé ré desgrandes grèves et des puissantesman i fes ta t ions de novembre-dé -cembre 1995 contre la loi Juppé surla Sécurité sociale ; que la décisionprise (calamiteuse pour tant de dé-putés sortants, mais aussi à très hautrisque pour Chirac et, au-delà de lui,pour la forme spécifique d’organisa-tion du pouvoir qu’est la Ve Répu -bl ique) fa i t sui te aux expressionsmultiformes de la lutte sociale aux -quel les le combat contre cette loiJuppé a ensuite ouvert la voie.Le gouvernement Juppé n’est pastombé en décembre 1995. Mais il nes ’es t pas sauvé par ses p ropresmoyens. Il a été sauvé par les diri-geants syndicaux, aussi b ien parceux, comme Nicole Notat, qui l’ontsoutenu du début à la f in que parceux, comme Louis Viannet et MarcBlondel, qui ont refusé d’appeler à lagrève générale de manière francheet nette. […]Pourtant, même si le combat contrela loi Juppé n’a pas atteint son objec -t i f et si le gouvernement n’est pas

tombé en décembre 1995, cet évé-nement a marqué un tournant dansles rapports politiques entre le gou-vernement, le RPR et l ’UDF, maisaussi le Parti Socialiste d’un côté etla classe ouvrière et le mouvementsocial de l’autre. Le mouvement denovembre-décembre 1995 a égale-ment traduit, mais aussi accéléré, unchangement dans les relations entreles militants et les travailleurs et lesdirections syndicales. Le mouvementde novembre-décembre 1995 a eu lecaractère d’un séisme finalement en-core mineur, mais d’ampleur déjàsuffisante pour créer une onde dechoc qui a progressivement touchédes institutions (une partie de la ma-gistrature en particulier ) et des mi-lieux professionnels (le spectacle parexemple) placés à des points de l’or-ganisation de la société française si-tués apparemment très loin des sec-teurs des services publics, chemi-nots en tête, qui ont été le fer de lan-ce du combat contre la loi Juppé

L ’ O N D E D E C H O C D U

C O M B A T C O N T R E

L A L O I J U P P É

La grève des ouvriers du secteur destransports rout iers ( les « camion-neurs »), premier mouvement de cet-te catégorie à s’être déroulé indé-pendamment des patrons et à avoirété mené contre ceux-ci aussi bienque contre le gouvernement ; la grè-ve des employés et d’une partie descadres du Crédit Foncier ; le longcombat des intermittents du spec-tacle ; le mouvement contre la loi De-bré lancé par les c inéastes avantd’être suivi par des femmes et deshommes appartenant à des milieuxsociaux et professionnels très éloi-gnés de la classe ouvrière, ont encommun d’avoir puisé leur capacité

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S I T U A T I O N

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et certains de leurs moyens de luttedans ceux, très « classiques » de laclasse ouvrière, dès lors que celle-ciavait manifesté au grand jour de nou-veau sa puissance latente. […]« L ’ H U M A N I S M E »

S U F F I T - I L P O U R M E N E R

C A M P A G N E C O N T R E

L E C A P I T A L I S M E ?

Chirac et Juppé n’en font pas mystè -re, mais Jacques Delors non plus.L’objectif qu’i ls se sont f ixés (leurprétent ion commune) est l ’a l igne-ment complet de la France au nomdu « réalisme » et de la « moderni-té » sur les niveaux d’exploitation etde dénuemen t des sa la r i és , oumieux dire des prolétaires (ceux quin’ont comme seul moyen d’existenceque la vente de leur force de travailqu’on leur refuse aujourd’hui), qui rè-gnent aux États-Unis et au Royau-me-Uni.[…]On ne peut combattre le libéralismequ’en mettant en cause le capitalis-me, la propriété privée, le systèmedans son ensemble. Ni le PCF, ni lePS ne son t sur ce t te o r ien ta t ion .Lorsqu’ils dénoncent le libéralisme,c’est un « bon » capitalisme qu’ilsprétendent défendre. La classe ou-vrière, la jeunesse et les autres com-posantes du mouvement social sa-vent mieux que quiconque que c’estgrâce à l’union de la gauche qui, du-rant quatorze ans, a fai t le « saleboulot » (L. Fabius) que le capitalis-me financier français et internationala pu renforcer son emprise sur la po-litique des gouvernements français,a pu marquer tant de points contreles positions de la classe ouvrière,des masses populaires et de la jeu-nesse.Le programme du PCF et du PS ne

prend même pas la défense des chô-meurs et des salar iés en tant quecomposantes de la classe ouvrière,colonne vertébrale du combat contrela paupérisation et pour la défensedes l ibertés démocratiques. I l met« l’Homme » au centre de ses propo-sitions. Le seul engagement clair dece programme est l ’abrogation deslois Pasqua-Debré.[…]L E S É T A T S - U N I S

S O C I A L I S T E S D ’ E U R O P E ,

S E U L E R É P O N S E

À M A A S T R I C H T

E T À L ’ E U R O

Le Par t i Soc ia l i s te dé fend« l’Europe » sous la forme inscritedans le Traité de Maastricht, c’est-à-dire dans le cadre décidé par le capi-tal financier. Aujourd’hui, il met des« conditions » au passage à l’euro eta entraîné l’appareil groupé autourde Robert Hue dans son sillage. Lapolitique velléitaire annoncée, si elleétait appliquée, ne pourrait que nour-rir en retour le « social-patriotisme »et l’illusion totalement réactionnaireque les problèmes auxquels la clas -se ouvrière, les chômeurs, les jeunesse trouvent confrontés pourraienttrouver une solution tant soit peu du-rable dans un cadre français. Il existepourtant une autre concept ion del’Europe qui a pour nom les États-Unis socialistes d’Europe. Autant lalutte des classes est nationale danssa forme, autant le seul cadre offrantune solut ion, une issue autre queprovisoire aux agressions du capitalfinancier, est européen. Même si elle s’est faite sous l’égidedu cap i ta l , l ’ in tégra t ion pro fonded’une large partie du potentiel pro -ductif européen est une réalité sur la-quelle il n’y a ni possibilité ni motif de

revenir. Bien au contraire : face à lapuissance économique et politiquedes forces liées à la « mondialisationdu capital », c’est au niveau euro-péen que le combat de la classe ou-vrière et des autres composantes du« mouvement social » trouvera lesmoyens de résister et de s’imposer,et cela même si son foyer initial se si-tue nécessairement dans un paysdonné. Dirigés par les forces de laclasse ouvrière et du « mouvementsocial » de plusieurs pays du noyaucentral de l’Union européenne, lesÉtats-Unis socialistes d’Europe au-ra ient les moyens de teni r tê te àtoutes les forces liées au capital fi -nancier, dont le bastion se trouveaux États-Unis. Ils auraient la capaci-té de mettre en œuvre une politiqueanticapitaliste effective. Les États-Unis socialistes d’Europe sont la for-me concrète au moyen de laquelleles classes ouvrières de ce continentpeuvent se réapproprier le combatpour l’internationalisme ouvrier. […]L A D I S S O L U T I O N

A N N O N C E D E S C R I S E S

P O L I T I Q U E S M A J E U R E S

Ni Pythie, ni oracle, le collectif de ré-daction de ce supplément spécial deCarré Rouge est incapable de pré-voir le résultat du scrutin. Mais toutindique que si elle devait finalementl’emporter, l’actuelle majorité RPR-UDF ne disposerait que d’une avan-ce réduite. Chirac sera considérable -ment affaibli. Il sera contraint d’es-sayer d’appl iquer son programmed’alignement sur le capitalisme an-glo-saxon et de soumission à celui-cisans en avoir les moyens politiques.La lutte des classes s’intensifiera etse radicalisera. […]Mais la défaite électorale des candi -

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dats des partis de la majorité prési-dentielle est également possible. Eneffet, le rejet du gouvernement Chi-rac-Juppé n’est pas seulement totaldans les couches populaires et dansla jeunesse. Il l’est aussi sérieuse-ment au sein de beaucoup de com-posantes des « classes moyennes »,dont, finalement, les déplacementspolitiques désignent le vainqueur surle plan électoral. Tout indique quecertaines fractions vont se porter surles candidats du Front National tan-dis que d’autres vont s’abstenir. Ladé fa i te é lec to ra le du RPR e t del’UDF constituerait un désastre pourChirac, une défaite terrible pour labou rgeo is ie , t ou tes tendancesconfondues. […]

L ’ É P O Q U E D E S C H E Q U E S

E N B L A N C A U P S

E T A U P C F E S T

T E R M I N É E

Le programme sur lequel le Parti So-cial iste et le PCF ont engagé leurcampagne, de même que leur volon-té d’essayer de préserver Chirac entan t que dépos i ta i re cen t ra l desformes po l i t iques de la V e Répu-blique, ne constituent pas une invita-tion pressante à chasser Juppé, en-core moins un appel de leur part à lamobi l isat ion de la classe ouvr ièrecontre les offensives capital istes.C’est plutôt le contraire qui est vrai.Mais le réflexe de rejet de la politiquedu gouvernement Juppé peut l’em -porter grâce à une baisse de l’abs -

tention ouvrière et jeune par rapportaux élections de 1993 et 1995. Levote pour les candidats du PS ou duPCF se ferait alors sans la moindreil lusion sur ces partis et leurs pro-grammes. Si lors de ces élections une fractions ign i f i ca t i ve des sa la r iés e t desjeunes qui se sont abstenus vont vo-ter PS ou PCF, ils le feront en pen-sant : « On vire d’abord ceux qui veu-lent tout foutre en l ’air, et puis ons’occupera des autres ». Ils voteront sans accorder le moindrechèque en blanc au PS et au PCF.Dans Le Monde, un cheminot de Sot-teville exprime le sentiment de largessec teurs de la c lasse ouv r iè re :« Jospin ou Juppé, on sait bien que,de toute façon, il faudra continuer àse bagarrer ».

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S I T U A T I O N

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Dans tous les cas, la bourgeoisiesortira affaiblie de ces élections. Sipar malheur, pour elle, elle perd lesélections, travailleurs, chômeurs, ex-clus, jeunes, n’accepteront pas de la« gauche » l’alternance pour la mê-me politique. Une nouvel le s i tuat ion s ’ouvr i ra i talors.

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L e rejet du gouvernement d’AlainJuppé était si puissant que le

RPR et l’UDF obtiennent le score leplus faible de toute l’histoire de la Ve

République ; plus révélateur encore:Juppé et Chirac ont été incapablesde diriger, d’impulser cette cam -pagne électorale.Incapables d’unifier les composantesdu RPR et de l’UDF. Incapables dedéfendre un bilan jugé calamiteuxdans toutes les classes de la société,jusque dans les rangs du capital fi-nancier qui reproche à Juppé d’avoiréchoué en novembre 95 et surtout àChirac de refuser de combattre, ou-vertement, sous la bannière du libé-ralisme anglo-saxon. La revue Ma-riannerelève que J. Chirac, étonnéet inquiet du succès du livre L’hor-reur économique, aurait déclaré àses ministres: « Si vous faites cam-pagne sur le libéralisme, vous dé-clencherez une révolution…»Jamais le désarroi des « sommets»,

la crise politique gouvernementale,l’impuissance du Président de la Ré-publique n’ont été si manifestes.Si l’abstention progresse légèrementpar rapport à 1993, elle est moindrequ’aux législatives de 1988. Si dansles quartiers populaires, si dans lescirconscriptions ouvrières elle frôleles 40 %, elle est cependant moinsforte que Chirac et ses experts ne leprévoyaient, ne l’espéraient. Les sa-lariés et surtout les classesmoyennes ont abandonné les forma-tions gouvernementales. En masse.Ils se sont portés sur le P.S. et leP.C. et, pour une partie, sur le FrontNational.Le choc est si rude qu’au lendemaindu premier tour jugé par J. Chiraccomme « un désastre », il doit sacri-fier l’homme qui mettait en œuvre sapolitique, son plus proche collabora-teur, Alain Juppé. L’éditorialiste duFinancial Timesde mercredi 28 maiécrit : « L’autorité politique de

Le comité de rédaction de Carré rouge concluait son « 4 pages » par cette appréciation prudente : « Dans tous lescas, la bourgeoisie sortira affaiblie de ces élections. Si parmalheur, pour elle, elle perd les élections, travailleurs, chô-meurs, exclus, jeunes, n’accepteront pas de la « gauche »l’alternance pour la même politique. Une nouvelle situation s’ouvrirait alors. »Il est clair que nous y sommes…

Charles Jérémie

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E D I T O R I A L

« Les luttes vont s’intensifier…»

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décembre 1995. Au passage, NicoleNotat reçoit également une claquemagistrale. Sur le terrain électoral, celui où laclasse ouvrière a toujours le plus dedifficulté à s’exprimer, la bourgeoisievient de vivre une défaite politiquehistorique depuis 1958.

L ’ A P P R É C I A T I O N

D ’ E N S E M B L E

À C E T T E É T A P E

En définitive, le résultat de ces élec-tions peut-être apprécié comme suit:

1. La bourgeoisie a perdu une ba-taille qui fragilise à l’extrême la Ve

République. Lucide, Raymond Barredit : « Jacques Chirac doit mainte-nant payer le prix de l’échec » et,plus loin «Nous verrons bien si cettefois-ci, selon la formule bien connue,le provisoire ne va pas durer».En clair, Raymond Barre envisage lapossibilité d’une démission contrain-te de Jacques Chirac.

2. L’ampleur de la défaite subie parle RPR, combinée avec la crise judi-ciaire et avec l’hétérogénéité des po-sitions qui traversent le capitalismefrançais, signifie que la «recomposi-tion politique» ne va pas être choseaisée et ne se fera pas en un jour. Cequi va dominer la phase immédiate,c’est la poursuite du processus dedislocation dont le 1er juin n’estqu’une étape de plus. Au cours de ceprocessus, le Front National va sûre-ment jouer un rôle grandissant etavancer vers le centre de la scènepolitique.

3. Le P.S. et le P.C. vont tout mettreen œuvre pour appliquer leur pro-gramme, c’est-à-dire la mise enœuvre du traité de Maastricht, mais

« autrement ». Pour tenter d’avancersur cette voie, ils s’appuieront aumaximum sur les organisations syn-dicales.

4. Dans leur tentative de dresser unbarrage aux revendications des sala-riés et aux exigences démocratiquesrécentes de ceux qui ont voté poureux, le PS et le PCF agiteront l’épou-vantail du Front National. Ce serasans doute l’argument avancé par legouvernement Jospin pour ne pasmettre en cause la subordination dela politique économique au diktat desmarchés financiers. En agissant ain-si, ce seront le PS et le PCF qui facili-teront les avancées du Front Natio-nal, qui creuseront encore plus pro-fondément son lit.

5. Les salariés ont rejeté Juppé-Chi-rac, l’UDF, le RPR. Ils n’ont aucuneillusion. Contrairement à 1981, ils nele considèrent en aucune façon com-me « leur » gouvernement. Ils vontcombattre, se mobiliser, exiger satis-faction à leurs revendications.Jamais depuis quatre ans la classeouvrière, les chômeurs, la jeunessen’ont connu une situation politiqueaussi favorable pour combattre. Legouvernement Jospin ne bénéficierani d’état de grâce, ni de temps. Labourgeoisie, le patronat vont le «tes-ter», le presser d’agir. Calvet a tiré lepremier en annonçant 3.000 licencie-ments chez Peugeot. Mais les sala-riés n’accepteront pas de Jospin cequ’ils ont refusé de Juppé.

6. Sommes-nous à la veille d’une cri-se révolutionnaire? Nous citons ceque Lénine écrivait à ce propos (voirencadré). Ces conditions ne peuventévidemment pas s’appliquer mécani-quement, même si beaucoup d’élé-ments sont réunis. En l’absence tota-le d’un pôle politique qui permettrait

à la classe ouvrière et aux massespopulaires de pouvoir se regrouperrapidement, le développement de lasituation et la création d’une issuepositive reposent entièrement sur lescapacités spontanées de combat etd’organisation des travailleurs. Lagrève avec occupation, et surtout laconstitution de comités de grève élusse coordonnant d’un lieu de travail àun autre, constitueraient des pas im-portants dans cette voie. Mais la dé-cadence accélérée des organisa-tions se réclamant de l’héritage deLénine et de Trotsky va peser lourde-ment dans la recherche d’une issuepositive à la crise.

E N T O U T É T A T D E

C A U S E ,

L E S L U T T E S V O N T

S ’ I N T E N S I F I E R

Ce qui est certain, répétons-le, c’estque la situation est exceptionnelle-ment propice à l’intensification de lalutte des salariés. L’éditorialiste duFigaro, le 4 juin, a conscience de ceséléments:« L’autre cohabitation de M. Jospinest encore plus délicate. Elle se si-tue, celle-ci, directement avec sesélecteurs, qu’ils aient choisi idéologi-quement la gauche ou qu’ils aient étédéçus par la droite. Aujourd’hui, lesFrançais ne laissent plus de “ tempsau temps ”. Ils n’écoutent guère ceuxqui leur demandent de la durée ; ils“ zappent ” les politiques presqueaussi rapidement qu’ils les ont élus;ils ont une exigence de résultats.L’impatience est à l’aune de l’espoir,énorme. On le voit déjà chez les sa-lariés de Renault à Vilvorde, atten-dant du gouvernement socialiste ungel de la fermeture de leur usine. Onle verra bientôt chez Peugeot, quiaurait pu, il est vrai, mettre plus d’élé-

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E D I T O R I A L

Jacques Chirac, le président fran-çais, n’a jamais été particulièrementfiable. Mais après le premier tour desélections législatives, elle a été sé-rieusement endommagée, probable-ment au-delà du réparable…»Quant à VGE, qui avait exigé, avantle premier tour, de «gouverner au-trement», il prédit, dans l’entre-deuxtours, si la «majorité» perd, la «finde la Ve République ».Dans le n° 3 de Carré Rouge, nousécrivions : « Le cocktail lutte desclasses-crise de l’institution judiciaireest détonnant».J. Chirac a tenté de prendre de courtce processus par la dissolution. Maisle désastre électoral donne des ailesaux juges d’instruction : l’enquête surl’affaire Elf progresse entre les deuxtours, comme les enquêtes à laSNCF, au Lyonnais, et toutes les in-vestigations concernant la Mairie deParis…Et Jean-Maxime Lévêque, banquier« proche» du RPR, est mis en gardeà vue au lendemain du premier tour. L’action des juges va s’amplifier en-core. Sur ce plan, tout est possible.Tout.Nous avions qualifié cette dissolutionde « sauve-qui-peut » (1). Le résultatdu premier tour tourne à la débanda-de et l’intervention de Jacques Chi-rac, attendue par ses affidés, à la tra-gi-comédie… Le roi est nu. La bour-se plonge. Le second tour a amplifiéla défaite.

L A C L A S S E O U V R I E R E ,

L E S G R E V E S , L E P S

E T L E P C

C’est que durant cette campagne,malgré le silence des médias et desconfédérations, la lutte des classess’est manifestée, sans relâche.Contrôleurs de la SNCF, gardiens de

musée du Louvre, pilotes de TAT,d’Air France, enseignants de Seine-St-Denis, mais également grèveschez Valéo, au Printemps…La grève des contrôleurs de la SNCFmet en lumière ce qui demain s’affir-mera : sans comité de grève maisavec ténacité, les salariés refusentles accords passés entre les syndi-cats et la direction. Cette fois encoreles appareils ont réussi à « sauverles meubles»… Ça ne durera paséternellement.À la radicalisation classe contre clas-se s’ajoute donc la radicalisation po-litique au sein de la classe ouvrière. Venons-en aux résultats du PS et duPCF Ils sont révélateurs.Le PS ne retrouve pas les scores de1988. Par un mouvement méca-nique, il récupère les voix de la petitebourgeoisie qui lui avaient fait défauten 1993 et d’une partie de l’électoratouvrier.Il faut apprécier les résultats de cesecond tour en tenant compte del’essentiel : le PS et le PCF ont faitune campagne pour ne pas gagner.Ils ne voulaient pas de la victoire. Aulendemain du premier tour, ils ont je-té de l’eau sur les braises. Rocard,Fabius, Aubry, Trautman, et évidem-ment Jospin, ont encore droitiséleurs discours sur le thème : il faudrafaire un audit, ne pas dépenser plus,étaler sur cinq ans les mesures, gé-néraliser la loi Robien, ouvrir quandmême France Télécom aux capitauxprivés tout en consultant les salariés,et évidemment mettre en œuvre letraité de Maastricht, sans oublier le« respect » du Président de la Répu-blique…Mais les masses en mouvementn’ont pas voté «pour ». Elles ont vo-té «contre».Contre la politique réactionnaire deJuppé-Chirac, contre le chômage, lacorruption, le blocage des salaires.

Contre.Elles ont utilisé le PS et le PC, sansillusion.Et moins le PC que le PSÀ partir du moment où Robert Hue, ladirection du PCF abandonnaient to-talement toute politique de classe(les «gens »), acceptaient de se ral-lier à Maastricht, les salariés ont,avec un sûr instinct politique, consi-déré qu’il n’y avait aucune différenceentre le PS et le PC Et le vote utile ajoué à fond.Là où le candidat du PCF était celuiqui pouvait battre celui du RPR ou del’UDF au second tour, ils ont votépour lui. Mais vu l’effondrement mili-tant du PC, ce cas de figure est limi-té.Les résultats confirment la tendanceà la disparition du PC comme partinational. Il n’y a pas en France deplace pour deux partis sociaux-dé-mocrates… Le P remplit cette fonc-tion.La droite institutionnelle a donc écla-té, avec notamment le résultat duFN, qui obtient au premier tour plusde voix que l’UDF, et élimine dansplus de trente circonscriptions lescandidats du RPR et de l’UDF. C’estun séisme politique, un événementconsidérable. Car dans les semainesqui viennent, le RPR et l’UDF, vontconnaître à chaud leur «Congrès deRennes ».Chaque clan, chaque faction va jouersa propre partition. Et nombreux se-ront ceux qui seront attirés par l’ai-mant Le Pen.Pour de Villiers, ces résultats signi-fient le «bilan de faillite» de Chirac;pour Seguin, « c’est tout le systèmepolitique qui est en crise » ; VGE necache pas ses «angoisses»… Cesélections consacrent pour les partisde la bourgeoisie une défaite totale.Le RPR et l’UDF paient maintenantl’addition des grèves de novembre-

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E D I T O R I A L

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des classes que devront se rassem-bler les éléments d’un tel parti. Inutilede dire que cela ne sera ni rapide, nisimple. C’est ainsi. Et notre revue es-saiera d’y contribuer avec ses mo-destes moyens.

1 Voir l’analyse de Carré Rouge du 8 maidont nous publions quelques extraits enouverture de ce numéro.

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E D I T O R I A L

gance dans l’annonce de son plan“social ”.Là réside sans doute la première dif-ficulté de M. Jospin : donner le senti-ment d’aller vite, en sachant quenombre de ses propositions ne sontpas peaufinées et que plusieurs deses engagements ne sont pas, ac-tuellement, applicables ; concilierl’urgence des décisions espérées etune action à plus long terme; allier letemps du gouvernant et celui del’opinion, forcément plus rapide ;bref, agir de façon que “la gauche de

la rue ” accepte la gestion de “ lagauche de gouvernement ”. Rudetâche… »L’intensification, la radicalisation desluttes de classes va provoquer lechaos, économique, social, politique.Chaos. Car seule une politique au-thentiquement socialiste opposant àla barbarie capitaliste la mobilisationde la société pour mettre en œuvre,en France, en Europe, un program-me socialiste démocratique, apporte-rait des réponses durables aux pro-blèmes posés par le chômage, la mi-

sère, la précarité…Le gouvernement Jospin mobiliseratoutes ses énergies pour s’opposer àune telle politique. Mais le problèmebien sûr est ailleurs : il n’y a pas departi révolutionnaire, c’est-à-dire departi capable de concrétiser une is-sue anticapitaliste déterminée, pre-nant appui sur la démocratie des sa-lariés et des opprimés. Répétons-le :l’échec (c’est un euphémisme) detoutes les organisations se récla-mant de la IVe Internationale est pa-tent, total. C’est donc dans la lutte

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E D I T O R I A L

Une situation révolutionnaire selon Lénine

1. Impossibilité pour les classes dominantes de conserver leurdomination sous une forme non modifiée ; telle ou telle crise du« sommet », crise de la politique de la classe dominante, quicrée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignationdes classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révo -lution éclate, il ne suffit pas d’ordinaire que « la base ne veuilleplus » vivre comme auparavant, mais il importe encore plusque « le sommet ne le puisse plus ».

2. Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la dé-tresse des classes opprimées.

3. Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut,de l’activité des masses, qui, en période de « paix », se lais-sent piller tranquillement, mais qui, en période orageuse, sontappelées, tant par l’ensemble de la crise que par le « sommet »lui-même, vers une action historique indépendante.

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D E Q U E L D É B A T

S ’AGIT - I L ?

Le débat initié par l’article de MichelCharpentier (1) dans Carré Rougen°3 et qui s’est développé avec lescontributions de trois camaradesdans le numéro 4 n’est évidemmentpas un débat sur le syndicalisme. Iln’en était d’ailleurs pas questiondans cet article initial, qui prenaitsoin de préciser que « Rien n’est

plus faux : il s’agit d’une recomposi-tion d’ensemble du mouvement ou-vrier sur ses propres bases de clas-se, contre la bourgeoisie et l’impéria-lisme, et donc contre la bureaucratie.Il s’agit d’un mouvement qui touchetous les aspects de la compositionde classe, politiques et syndicaux,brisant ou tentant de briser d’un mê-me élan la barrière artificielle qui sé-pare depuis si longtemps le domainedu politique du domaine syndical. »

N’importe quel militant le sait aujourd’hui : les formules ma-giques, les credos, les arguments d’autorité ne fonctionnentplus. Je connais la date de création de la CGT et bien d’autreschoses encore de l’histoire du mouvement ouvrier : c’est aussimon bagage. Mais force est de constater que cela ne suffit pas,et que détenir les Tables de la Loi est d’un faible secours. Il en ad’ailleurs toujours été ainsi : réciter une vulgate en guise demarxisme est une dénaturation fondamentale du marxisme. Onne peut se dispenser de réfléchir, d’inventer, car les choses seprécipitent, et elles sont éternellement nouvelles.C’est pourquoi cette contribution sera peut-être « faible » etmanquera singulièrement de citations puisées aux meilleuressources des théoriciens du marxisme. Mais elle est le point desréflexions d’un militant, qui cherche comme des dizaines de mil -liers d’autres, qui se sert de son bagage (où l’on trouverait unevaste provision de ces textes que je ne veux pas considérercomme « sacrés »), et qui écoute, discute, réfléchit, se trompepeut-être, mais qui a définitivement renoncé aux anathèmes, àla lourde ironie, aux excommunications. Tout cela nous a coûtétrop cher.

Yves Bonin

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D É B A T

SUD : recentrer le débat

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leur savoir historique) à déjouer illu-sions et pièges.9- Qui sont « ceux qui ont compriscela» ? Je suis désolé de devoir lepréciser, mais ce ne sont pas seule-ment (et pas spécialement) les an-ciens de la IVè m e Internationale, fortsde leurs certitudes et de leur immen-se savoir. Ils sont innombrables dé-sormais, libérés des carcans de leursanciennes appartenances, dispo-nibles pour combattre, et d’une luci-dité qui n’a rien à envier à la nôtre,même si leur parcours a été souventtrès différent du nôtre, même si lesmots par lesquels ils disent leur ex-périence ne sont pas les nôtres etnous chatouillent les oreilles. Fai -sons enfin un sort à notre passion à« caractériser », à affecter d’un label(la plupart du temps infamant) ceuxqui parlent autrement : écoutons cequ’ils disent, et apprenons à y en-tendre la rage d’en finir avec ce mon-de.Mais cela ne peut se faire qu’en re-connaissant préalablement que nousavons tous échoué, et que notreéchec n’est en rien moins cinglantque le leur. Si nous n’allons pas nousarrêter de combattre pour tirer des« bilans », n’omettons pas de lesdresser fraternellement dans lecours même du combat. Et CarréRouge peut y contribuer.Avoir échoué ne veut pas dire sortirtout nus, l’esprit vierge de notreaventure : nous avons appris beau-coup, nos bagages sont bien pleins.Mais il faut être aveugle (ou ne pasmiliter) pour ne pas voir qu’il y a desrévolutionnaires partout (et pas for-cément plus nombreux dans les or-ganisations « révolutionnaires »), quiont tous un bagage infiniment res-pectable et parfois d’une richessedont on se mord les doigts d’avoir éténous-mêmes coupés.Là aussi, on peut parler de recompo-

sition : cette fin de XXe siècle se pur-ge de ses tourments, et il est en pas-se de rompre dans le même mouve-ment avec les scories du XIXe !10- On peut craindre que le léninis-me ne puisse plus servir de modèleen rien. Non seulement le stalinismel’a écrasé dans le sang, mais il l’a dé-finitivement souillé, même si chacunde nous peut très savamment disser-ter sur son caractère relativementexemplaire. L’opprobre a rejailli surlui.C’est injuste, mais c’est une don-née que l’on doit avoir à l’esprit pourdiscuter sans préalables avec cesmilitants qui cherchent comme nousune nouvelle forme d’organisation, etqui n’ont aucune idée de sescontours.

Nous sommes bien loin de SUD,n’est-ce pas ? Eh bien non ! Car il nes’agit pas de se faire « un petit syndi-cat bien tranquille, à l’abri des bu-reaucraties traîtres », ou de s’amu-ser avec un nouveau « concept-jouet », pas plus que de « rester surun petit nuage » (citations très ap-proximatives, mais l’esprit est intact).Il s’agit de combattre avec notre clas-se, de l’aider à se dégager des retsde la bourgeoisie et de ses alliés, del’aider à franchir les obstacles, en seliant dans ce mouvement avec desmilitants d’une immense qualité,quelle que soit leur «culture» d’origi-ne, de réapprendre à écouter et àdialoguer. Il s’agit de chercher lesvoies du combat enfin efficace, et dele faire avec ceux qui se trouvent ac-tuellement dans SUD, mais aussidans la CGT, dans FO, dans la…CFDT, dans la CNT, dans les partispetits et grands.C’est un tâtonnement, une rechercheincertaine ? Oh que oui ! Mais ellen’avancera pas en s’obstinant dansle langage «viril » des anathèmes oudes «vannes» très douteuses. Ca-

marade Noël Zugo, je ne cherchepas plus que toi les «babouches durepos» : je milite, je tente d’avancer,comme toi et comme tant d’autres. Etni mon athéisme viscéral (et philoso-phique), ni mon insolence incorri-gible ne m’empêcheraient de suivreà la lettre ce que tu m’enseignerais siseulement j’étais convaincu que tusais.Alors revenons-en à SUD.

P E T I T E X E R C I C E

P R A T I Q U E :

LA LUTTE

DES MAITRES-AUXILIAIRES

Il ne s’agit pas d’un combat commeun autre. Il ne s’agit pas non plus(c’est la dernière fois, camarade Zu-go, mais il ne faut pas se payer unpetit « effet » à la légère) d’une ac-tion très réformiste, ou d’un coupd’éclat, pas plus que d’une action endehors de la classe ouvrière.

Les maîtres-auxiliaires sont lesprécaires, les flexibles, la préfigura-tion, dans l’Éducation nationale, dusort général qui nous attend si le ca-pitalisme parvient à ses fins.

Ils sont abandonnés de tous. Parcequ’elles sont dirigées par une « aris-tocratie » ouvrière, ombre porté de labourgeoisie dans les rangs proléta-riens, les «grandes » organisationsne les défendent pas, ne les organi-sent pas. Cela imposerait de s’af -fronter centralement aux plans de labourgeoisie, de rompre avec elle.Hier, les OS étaient ainsi placés enmarge d’organisations ouvrières quidéfendaient les qualifiés.Aujourd’hui, ce sont les précaires,les jeunes « stagiaires », les chô-meurs, les MA. Crime inexpiable (àl’inverse, immense honneur des che-minots d’Austerlitz qui ont refusé dereprendre en décembre 95 tant que

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D É B A T

Ce qui ne revenait nullement à direqu’il n’existe pas de spécificité à l’ac-tivité de ces deux formes de groupe-ment historique du prolétariat.Le débat n’est donc pas un débatsyndical. Gérard Combes le disaitd’ailleurs très justement dans le troi-sième point de sa contribution (voirCarré Rougen° 4, page 14).Le problème auquel nous devonstous faire face peut, me semble-t-il,se définir grossièrement de la façonsuivante :1- La classe ouvrière (et, ce qui estnouveau, toutes les classes de la so-ciété) souffre d’une absence tragiquede représentation politique. Le« quatre pages » que nous avonsédité avant les législatives, ainsi quel’éditorial de ce numéro le montrentclairement.2- Si le prolétariat porte, comme jecontinue de le penser, une missionhistorique, qui tient, non pas à sa« misère», mais au fait qu’il est laseule classe qui n’ait rien à perdre ettout à gagner à l’expropriation de lapropriété privée des moyens de pro-duction et à la destruction de l’Étatqui la protège (et c’est même safonction essentielle), si donc le prolé-tariat a cette mission historique, il luifaut s’organiser pour l’assumer,c’est-à-dire se constituer en parti quiexprime cette mission, qui combatpour l’accomplir. Faute de quoi,chaque victoire partielle est inévita-blement appelée à être annulée.Faute de quoi, surtout, il ne peutavoir la force de briser la cause pre-mière (et en somme unique) de labarbarie dont tant de préfigurationsse développent aujourd’hui sous nosyeux. En un mot, il faut faire de la po-litique. Il serait même urgent quenous en fassions à Carré Rouge…3- Sans s’engager dans une discus-sion sémantique un peu vaine, plutôtque de parler de « mouvement so-

cial », terme bien vague, il faudraitselon moi s’entendre pour désignerpar prolétariat, non seulement les sa-lariés, mais tous ceux qui sont ac-tuellement exclus du processus deproduction (chômeurs, sans toits,sans droits, RMistes, etc.) et les im-migrés, avec ou sans papiers, quisont des travailleurs comme nous etqui sont d’abord attaqués et fragili-sés à ce titre. Notons au passagequ’un des plus grands crimes des or-ganisations « traditionnelles» de laclasse ouvrière (syndicats et partis)est d’avoir délibérément refusé d’or-ganiser ces couches. C’est d’ailleursla seule raison de la floraison, cesdernières années, d’innombrablesassociations, comités et regroupe-ments divers destinés à pallier cettecarence criminelle.4- La faillite de la social démocratieet du stalinisme est irrémédiable. Cen’est pas nouveau, mais il est bon dele rappeler.5- Ce qui est plus nouveau, et quenous avons tous le plus grand mal ànous avouer, c’est que les organisa-tions dites « révolutionnaires »,qu’elles soient trotskistes ou non, ontégalement fait faillite, et qu’il faudrabien s’avouer enfin qu’elles ont ellesaussi failli à leur mission. Non seule-ment leur régime interne s’est calquésur celui, en particulier, des organi-sations staliniennes, mais elles ontpassivement reproduit en leur seintoutes les tares de la société bour-geoise : machisme, brutalité, vertica-lisme, caporalisme, coupure entremanuels et intellectuels, etc.Les certitudes dogmatiques queleurs survivants continuent de bran-dir, leurs querelles de chapelles,leurs guerres de territoire (si dérisoi-re pourtant) ne parviennent plus àmasquer un pessimisme foncier. Cequi ne les empêche pas de pratiqueravec une rage toujours intacte les

exclusions, les exclusives, les in-sultes et même les brutalités.6- C’est dire qu’il n’y a rien à attendrede «cartels », des constructions sa-vantes faites de regroupements dechapelles. Jamais, c’est maintenantpour moi une conviction profonde,cela ne produira quoi que ce soit quiapproche le parti dont doit se doter laclasse prolétarienne.7- Il est tout aussi dérisoire d’at-tendre une possible construction des3,5 % de l’«extrême-gauche » auxélections législatives, ou des 5 %d’« Arlette » à la Présidentielle.D’abord parce qu’une part significati-ve de cet électorat est loin d’êtrecomposé de militants qui se posentcette question, ensuite, et plus fon-damentalement, parce que le mes-sianisme que cela sous-entend n’arien à voir avec la constitution du pro-létariat en parti.8- S’il ne peut en aucun cas en êtrele produit spontané et mécanique,cette constitution en parti du proléta-riat ne peut se faire que dans lesluttes du prolétariat. C’est dans lecours de ces luttes que nous pou-vons sans cesse fixer cet axe, aiderles travailleurs à comprendre querien ne sera gagné tant que le capita-lisme n’aura pas été battu définitive-ment et l’État détruit. Je ne sais pasce que contient l’article de CliffSlaughter cité par Olivia Meersondans le présent numéro, mais je suisparfaitement en accord avec la cour-te citation qu’elle en donne.Cela signifie que cette constitutionen parti de la classe ouvrière ne naî-tra pas spontanément comme l’étapequi suit naturellement et automati-quement l’émergence de comités degrève, fédérés entre eux, et qu’il fautà chaque étape que ceux qui ontcompris cela l’aident, formulent ana-lyses et objectifs, proposent et dialo-guent, aident en particulier (grâce à

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lectif des non-titulaires. Aide poli -tique aussi que de montrer, par notreexistence même, que nous avons ti-ré un certain bilan de ce qu’est leSNES, de ce qu’est le SGEN, etd’éviter les pièges que la confianceencore importante des MA dans leSNES leur tendait.

La fermeté avec laquelle SUD édu-cation a défendu, sous ses propresbanderoles, dans sa presse (où cettequestion est considérée comme stra-tégique), les revendications des MA,en particulier contre ce qu’ils ont finieux aussi par qualifier de concoursBayrou/Vuaillat, a été précieuse pourleur combat et continuera de l’être fa-ce à ce nouveau gouvernement.

En se renforçant de l’apport de cesjeunes militants, SUD éducation semet en position de poursuivre aveceux ce combat, sans concessions,c’est-à-dire avec le maximum d’effi-cacité.

Ce combat, c’est celui qu’ont menédans SUD éducation des militants,anciens trotskistes, anciens pro-chi-nois, toujours anarcho-syndicalistes,sans parti. En un mot, c’est le com-bat d’un syndicat.Mais une question se pose : fallait-ildéserter nos anciennes organisa-tions, celles dans lesquelles le ha-sard nous avait fait naître ou danslesquelles d’anciennes manœuvresd’appareillons nous avaient affectés? N’aurions-nous pas dû y resterpour mener ce combat ? Ne tournonspas autour du pot : SUD éducationest-il bien légitime ? N’y a-t-il pasqu’un seul grand syndicat légitime, laFSU ? Beaucoup pensent cela.Pourquoi ne pas en discuter ?Eh bien, je ne le crois pas, je suismême convaincu du contraire. Et jeprie mon camarade historien dumouvement ouvrier d’en convenir :j’ai beaucoup donné dans ce sens.

Pourquoi cette conviction ?

Q U ’ E S T - C E Q U E L A F S U ?

Produit d’une «recomposition » par-faitement bureaucratique, cette« grande » organisation (qui est unevéritable organisation syndicale demasse) est une très vieille bouteilledont on a changé l’étiquette. Soncœur est le SNES, organisationclientéliste, cogestionnaire, gardien-ne de l’ordre, réactionnaire dans sesthèses scolaires. Son organisationest celle héritée de la vieille FEN,avec un jeu parfaitement rodé etcomplètement figé de tendances, ex-primant plus ou moins les intérêtspolitiques des petits et grands partis.Il ne s’agit pas d’une forme de fonc-tionnement démocratique, mais de lafiction la mieux organisée dans lepaysage syndical français.La FSU use de manière remarquabled’une « stratégie d’image » : pourcapter les aspirations de plus en pluspressantes à un autre syndicalisme,elle sait chevaucher tous les mouve-ments, soutient (sur le papier, jamaisdans la rue) le DAL, Droits Devant,les sans-papiers, la marche vers Am-sterdam. Soutien fictif, bien entendu,qui ne se traduit jamais par une mo-bilisation des militants.La FSU, et ce n’est pas la moins ex-plosive des contradictions qui la mi-nent, a su capter une force jeune,qui, elle, ne s’est pas dégagée de laFEN par une simple manœuvre d’ap-pareil (comme c’est le cas du SNES)mais au terme d’un combat contre levieux SNI. Le SNUIPP ne ressemblepas au SNES, même si ses élus trou-vent vite (avec l’aide logistique duSNES) les voies de la cogestion laplus vulgaire. Il y a là une aspiration,et une mise en œuvre partielle, à unnouveau syndicalisme, qui préfigure(ou est un élément) de la recomposi-

tion dont parlait Michel Charpentier.Alors, dans le cas des MA, que fal-lait-il faire ? Entrer dans l’Écoleémancipée, qui a sagement joué lerôle qui lui a été distribué dans la piè-ce de théâtre des tendances ? Créerune nouvelle tendance, plus radica-le, vite muselée au nom de ses 1,5 %ou à peine plus ? Rentrer dans latendance EE-FUO et y exiger avec laplus grande vigueur que les diri-geants rompent avec la bourgeoisieet appellent à une gigantesque (ouformidable…) manifestation à l’As-semblée nationale ?Non : nous avons fait le pari (noussommes dans une bataille concrète,pas dans une fiction où tous les dog-matismes peuvent s’affronter sansdommage) de mettre en place un pô-le qui permette de mener précisé-ment des batailles de ce genre. Nousavons fusionné avec des camaradesqui venaient de sortir (et avec quelpanache !) du SGEN-CFDT, au ter-me d’un combat sur des positions declasse. Auraient-ils dû rester dans leSGEN, pour «y affronter Notat » ?On croit rêver ! De quoi parlons-nous? Ils l’ont mené, ce combat, et passeulement avec des mots, méprisantles petites miettes bureaucratiquesqu’on leur concédait dans ce cadre.Ils l’ont mené concrètement, coura-geusement. Auraient-ils dû rester, ilfaut répondre à cette question. Je ré-ponds non, ils ont eu raison, et s’il y aun regret, c’est qu’ils ne soient passortis dans la suite immédiate desbatailles de décembre 95 : l’acte denaissance de SUD éducation en au-rait été encore plus lisible. Auraient-ils dû rentrer à la FSU ? J’ai déjà ré-pondu.

S U D , P O U R Q U O I F A I R E ?

Mais cela ne suffit pas. S’il s’agit deconstruire un autre syndicat, le éniè-

CARRÉ ROUGE N° 5 / ÉTÉ 1997 / 19

D É B A T

les CDD n’étaient pas titularisés).Parce qu’ils étaient ainsi abandon-

nés, parce que les syndicats ne fai-saient pas ce qu’ils ont à faire, ils ontdû construire une coordination, ré-gionale, puis nationale.

Leur revendication est absolumentlégitime ; c’est même la seule pos-sible: titularisation immédiate (aprèsdes années de bons et loyaux ser -vices, comme les immigrés qui de-viennent soudainement « irrégu-liers »), sans condition de concoursou de nationalité. Cette revendication se heurte à deuxobstacles majeurs : 1- les concourssont déclarés critère assuré de com-pétence (ce qui est une plaisanterie :le nombre de postes mis auxconcours relève d’une décision bud-gétaire ; en quoi le premier recaléune année où il y a 60 postes auconcours serait-il moins« compétent » que le dernier reçud’une année où il y en a 150 ?) ; 2- nepeut devenir fonctionnaire que celuiqui a la nationalité française (et, de-puis peu, celui qui est né dans lacommunauté européenne), en vertudu statut de la Fonction publique.Les MA maintiennent cependant leurrevendication : leur compétence aété attestée par le fait qu’ils ont étéréemployés souvent depuis plu-sieurs années (parfois quinze ouvingt !), inspectés, souvent félicités.Quant au statut de la Fonction pu-blique, avec son exigence de natio-nalité, s’il devient un obstacle audroit au travail après avoir été un ac-quis dans la protection des tra-vailleurs, alors il doit être changé.

Quelle que soit son ardeur et le sé-rieux de son organisation, l’écho et lareconnaissance qu’elle rencontrechez les MA, la coordination ne suffitpas à faire plier tous les obstacles, eten particulier celui du SNES, dans le-quel d’ailleurs beaucoup ont des illu-

sions. Ils combattent cependant,multiplient les manifestations, ont re-cours aux grèves de la faim, vont auministère. Leur acharnement est telque Bayrou doit mettre en place unsimulacre de négociations. Les MAs’y rendent, accompagnés d’une in-tersyndicale (avec le SNES, la FEN,SUD, la CNT, la CFDT, auxquels sejoint AC !). Ils maintiennent leur pres-sion, interdisant en particulier auSNES de conclure dès les premièrespropositions dérisoires du ministre.Ils refusent en tout cas avec obstina-tion de céder aux pressions qui vou-draient leur faire abandonner le refusdu concours et de la clause de natio-nalité.

Toujours sous cette pression, Bay-rou met en place, en plein accordavec le SNES qui a entre temps si-gné les accords Perben sur la fonc-tion publique (avec FO, la FEN et laCFDT, mais pas la CGT, ni SUD) unconcours dit « réservé » qui vise àentériner un plan de licenciementscomme il n’y en a jamais eu dans laFonction publique. La plupart desMA, et tous les étrangers, sont écar-tés de la possibilité de s’y présenter.

Signe de la détermination des MA :ils refusent la tenue du concours enIle-de-France une première fois, seréunissent à plusieurs centaines à laBourse du Travail de Paris et font vo-ler en éclat une seconde tentative deleur faire cautionner ce concoursodieux.C’est un échec considérable pourBayrou et pour Perben (chassés deleurs ministères par les élections)mais surtout pour le SNES, qui a jetétoutes ses forces, tout son prestigedans la bataille, allant jusqu’à stig-matiser les MA qui ont «empêché»d’autres MA d’être titularisés. Cetéchec, c’est celui du concours Bay-rou-Vuaillat (2). Les MA n’ont pas en-core gagné, mais ils ont eu raison de

Bayrou, et ils ont ébranlé la seule for-ce sur laquelle pouvait s’appuyer legouvernement : le SNES. Qui plusest, ils en ont conscience, et beau-coup ont compris ce qu’était leSNES, ont déchiré leur carte, setournent vers SUD.Et SUD dans tout ça, précisément ?Loin de se tenir sur un « petit nua-ge», il a combattu.

En reprenant à son compte, com-me une revendication centrale, vitalepour toute la classe ouvrière et lajeunesse, celle de titularisation im-médiate et sans condition de tous lesMA, étrangers compris, c’est-à-direde lutte contre la précarité, contre laflexibilité, contre la destruction desstatuts. En dehors de la CNT, per-sonne ne le dit. Or, le dire, c’est lapremière des aides apportées auxMA.

L’aide ne s’est pas limitée à cela :la coordination des MA a été héber-gée dans les locaux de SUD éduca-tion, où elle a pu faire un usage illimi-té des (faibles) moyens matériels dusyndicat. Ce faisant, SUD éducationa mis en application une conceptionqui n’aurait jamais dû être abandon-née dans le mouvement ouvrier, etqui aurait dû aboutir à ce que leschômeurs continuent d’être organi-sés dans les syndicats, de mêmeque les immigrés, les jeunes « sta-giaires », etc. Cette demande montede plus en plus : elle exprime de ma-nière concrète l’exigence d’un renou-veau du syndicalisme. SUD l’a miseen pratique.

Sans cesse, SUD éducation a ap-porté aux MA une aide « politique»,prenant des initiatives propres (enparticulier une manifestation, certesminoritaire, avec la CGT et la CNT,au ministère), discutant des initia-tives à prendre, manifestant à denombreuses reprises sous sespropres banderoles mais avec le col-

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pas CGT unitaire et démocratique ?Qui vivra verra.C’est dans ce cadre que s’inscrit ladiscussion concernant SUD. Cela nela clôt pas, loin de là, et il est émi-nemment souhaitable qu’elle conti-nue.

1- …qui n’a rien à voir avec l’anciensecrétaire national du SNETAA : nousl’aurions précisé si cela avait été le cas !2- Monique Vuaillat est la secrétairenationale du SNES.3- Je ne vais pas vous faire le coup de lacitation préférée de Lambert, mais c’est unebien belle citation et je n’y résiste pas : « Lathéorie est sèche, mais l’arbre de la vie estéternellement vert…»

CARRÉ ROUGE N° 5 / ÉTÉ 1997 / 21

D É B A T

me dans l’enseignement ; s’il s’agitde morceler un peu plus encore lepaysage syndical ; s’il s’agit, allez :risquons le grand mot, d’accroître ladivision, alors c’est une mauvaisechose, et il faut le dire. Mais s’ils’agit, dans un paysage syndical lar-gement verrouillé, de tenter d’appor-ter une aide à l’exigence de plus enplus massive de mettre en place unautre syndicalisme, et pour cela d’ai-der les masses à peser pour que cepaysage se recompose sur d’autresaxes, alors c’est une aide pratiqueutile.Mais comment y aider ? L’exemplede la bataille des MA peut permettrede le comprendre. Formuler dansSUD les revendications autour des-quelles peut se mener un combat ef-ficace, leur donner le tranchant né-cessaire, organiser autour d’ellesune force respectable ; réfléchir etabattre certains tabous (comme celuides concours, de la «compétence»,de la connaissance « neutre », dustatut de la Fonction publique, del’école «de la République », etc.) ;mettre en place des pratiques diffé-rentes dans la vie syndicale quoti-dienne ; rejeter ce poison du syndi-calisme de « services » et de clienté-lisme (dans lequel FO a vainementtenté d’entrer en compétition avec leSNES, par exemple) ; préserver unestricte indépendance vis-à-vis del’État, des gouvernements et despartis : cela me paraît un projet ac-ceptable.Mais le danger de s’installer estgrand. C’est d’ailleurs beaucoup dire: les dangers que signale Noël Zugosont bien réels. A une réserve près :il n’y a pas de place pour un autresyndicat. Alors à quoi doit servir, à quoi doitœuvrer SUD éducation ? A inscrire

continuellement son action dans laperspective de la recomposition, à ytravailler. Son existence le voue àêtre transitoire. Et alors ?

E T R E R É V O L U T I O N N A I R E

:

F A I R E L E P A R I D E L A V I E

La grande recomposition se fera-t-el-le dans la CGT unitaire et démocra-tique ? Je n’en sais rien. Mais cedont je suis sûr, c’est que le paysagesera bouleversé ou que nous crève-rons tous. Socialisme ou barbarie,cela veut dire pour moi : révolutionou barbarie. Et qui dit révolution ditcoup de balai, émergence dequelque chose de neuf. Avons-nousà en prédire les contours ? Le pou-vons-nous ? Ce petit jeu a beaucoupoccupé les salons. Il est parfaitementvain.En tant que militant qui ne renoncepas, j’ai fini par me persuader qu’ilfaut construire quelque chose qui n’ajamais été fait, parti et syndicat, par-ce que tout le reste a prouvé sonéchec tragique. Je suis certain quece quelque chose de « neuf» se ré-appropriera tout ce que le mouve-ment ouvrier a historiquement appriset expérimenté. Échapper à la barba-rie à laquelle nous emmène le capi-talisme est un formidable défi lancé àl’humanité. Je conserve quant à moiune bonne dose de confiance dansle fait qu’elle parviendra à faire duneuf, à bouleverser la donne, à redis-tribuer les cartes, et qu’elle le feraderrière les prolétaires, qui se ressai-siront de tout leur passé. Et tant pissi, comme Marx le prédisait, leschoses avancent, une fois encore,comme toujours, par le côté obscur.Mieux : il est évident que la révolu-

tion, au sens fort du mot, consistetoujours à trouver des solutions in-édites, qui incluent toutes les expé-riences passées, toutes les formesessayées, mais qui les dépassent,les bouleversent, les transformentradicalement. Sinon, il n’y a tout sim-plement pas de révolution. Mais quel’on ne compte plus sur moi pour medresser comme un professeur faceaux prolétaires, ému de leurs balbu-tiements, sévère devant leurs tâton-nements, pour leur dire de prendregarde à ne rien casser dans leur mu-sée, qu’ils sont passés par ici etqu’ils repasseront par là, nécessaire-ment. Je n’ai pas ce genre de pessi-misme foncier, et je crois encore as-sez, donc, aux forces de la vie (3).Je ne comprends tout simplementpas (voilà que cela me reprend, maisc’est vrai qu’il m’a bien irrité, le ca-marade…) ce que veut dire le cama-rade Zugo lorsqu’il dit que le mot« recomposition » n’appartient pasau vocabulaire du mouvement ou-vrier, qu’il ferait partie de la languede bois des traîtres pablistes (quifont partie de quel mouvement, eux?). Que ce mot existe ou non dans legrand dictionnaire officiel de lalangue authentiquement prolétarien-ne dont le camarade Zugo est le dé-tenteur et le gardien auto-proclamé,qu’il ait été inventé par les uns ou lesautres (ou par le diable), tout celam’importe peu : il n’y aura pas de ré-volution sans une gigantesque re-composition du mouvement ouvriersur de nouveaux axes, sans un sur-saut monstrueux pour se dépouillerdes lambeaux des vieilles organisa-tions, des vieilles directions, sansqu’il invente de nouvelles formesd’organisation pour accomplir enfince que lui seul peut accomplir. Alors,CGT unitaire et démocratique, ou

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D É B A T

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« Le texte des élections [il s’agit duquatre pages dont nous publions desextraits au début de cette revue.NDR.] est stimulant et contient debons éléments de réflexion.Je discute cependant l’idée d’une« Europe socialiste» dans la mesureoù il me paraît impossible que, si cel-le-ci parvenait à se constituer, laguerre, non seulement économiqueavec les Etats-Unis et leurs alliés,mais la guerre militaire, n’éclate paset sans pitié. Je crois, comme autemps d’Analyses et Documents,que cette révolution doit être interna-tionale et prendre appui aussi large-ment que possible sur les classesexploitées du reste du monde, améri-caines surtout.On a justement reproché à la gaucheeuropéenne de laisser le capitalisme

s’organiser à l’échelle européennesans rien faire. Maintenant que le ca-pitalisme est déjà largement au sta-de de la mondialisation, devons-nous nous replier sur l’Europe alorsque la perspective socialiste a tou-jours été celle d’un internationalismed’avant-garde ? Je crois que sur cepoint l’offensive envers les agencesinternationales (FMI, BM, GATT nou-veau, etc.) qui sont les instrumentsdu cosmopolitisme capitaliste, estaussi à l’ordre du jour. Vaste pro-gramme certes, mais ne laissons pastoujours l’histoire se passer au-des-sus de nos têtes et réfléchissons auxmoyens de l’atteindre là où elle est.

Fraternellement,

C.M., Paris. »

Nous avons reçu d’un lecteur parisien une lettre dont nous pu-blions l’extrait essentiel, auquel François Chesnais répond.Sans que cela se traduise nécessairement par des contributionsdestinées à la publication, les lecteurs de Carré Rouge manifes-tent de plus en plus l’intérêt qu’ils portent à sa lecture.La discussion amorcée dans le n° 3 et poursuivie dans le n° 4 etdans le présent numéro à propos de l’émergence de syndicatsSUD est très exactement ce que nous voudrions que soit CarréRouge : une revue qui contribue à réfléchir et à débattre entremilitants ouvriers. Le présent échange se situe dans ce cadre.Ecrivez-nous ! Proposez articles et contributions : nous enavons tous le plus pressant besoin.

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C O U R R I E R

Un échange sur la question du mot d’ordre des

Etats-unis socialistes d’Europe

LA LETTRE DU CAMARADE C .M . DE PARIS

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F.C.

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C O U R R I E R

La lettre de C.M. ouvre une discus-sion sur des questions capitales.

Je voudrais la poursuivre avec les ré-flexions suivantes, qui susciteront, jel’espère, une réponse de sa part.

La perspective des États-Unis socia-listes d’Europe me paraît être la seu-le réponse qui puisse être donnéeaux aspirations positives qui sont ac-tuellement dévoyées par l’objectif de« l’Europe sociale » (dont on a vu leslimites dans la manifestation du moisde mars sur la fermeture de l’usineRenault de Vilevorde) ou même parcelui qui reste parfaitement flou de« l’Europe des travailleurs». C’est laseule façon aussi de combattre le« social-patriotisme » ambiant, ainsique l’illusion totalement réactionnai-re (confortée par certains courantsde «l’extrême gauche») que les pro-blèmes auxquels la classe ouvrière,les chômeurs, les jeunes se trouventconfrontés en France pourraienttrouver une solution tant soit peu du-rable sur le terrain national. Autant lalutte des classe est nationale danssa forme, en Europe comme ailleurs,autant le cadre dans lequel une solu-tion stable, une issue autre que toutà fait transitoire aux agressions ducapital financier, peut être trouvéen’est plus national : il est européen.

C’est là que la mise en œuvre d’unprogramme anticapitaliste consé-quent devient parfaitement faisable,et ouvre une issue aux classes ou-vrières des pays de l’est de l’Europeet de la fédération de Russie.

Ce n’est évidemment qu’à l’échellemondiale que l’impérialisme pourraêtre définitivement battu et le capita-lisme dépassé. De même, ce n’estqu’à ce niveau que des solutionsadéquates pourront être trouvées etappliquées aux problèmes qui as-saillent les masses opprimées du« Tiers Monde». Avec l’effondrement du stalinisme,sur lequel «l’anti-impérialisme » desannées 1960 et du début des années1970 (Vietnam, Cuba, Congo) conti-nuait en fait à prendre appui, mêmelorsqu’il s’en démarquait partielle-ment, avec la multiplication des tra-gédies locales et avec la montée enpuissance de « l’action humanitai-re », il me semble que l’internationa-lisme ouvrier est devenu de plus enplus une abstraction, par rapport àlaquelle les campagnes menées partelle organisation ou tel groupe trots-kiste sur tel ou tel pays ont eu demoins en moins de prise. Le combatpour les États-Unis socialistes d’Eu-rope pourrait permettre à l’internatio-

nalisme ouvrier de redevenir uneidée saisissable de façon immédiate. Les États-Unis socialistes d’Europese constitueraient inévitablementdans un conflit avec le capital finan-cier dont les États-Unis d’Amériqueet l’État fédéral à Washington sont labase principale. Cela comporteraitdes risques d’affrontement majeurbien sûr, mais n’en a-t-il pas toujoursété ainsi pour tous les peuples ettoutes les classes ouvrières qui sesont engagées tant soit peu dans lavoie de la rupture avec l’impérialisme? Je crois que la mise en œuvre d’unprogramme anticapitaliste consé-quent en Europe serait l’élément parexcellence qui permettrait à un mou-vement ouvrier radical de se recons-tituer aux États-Unis.

L’écho que tous les événementsfrançais, y compris les résultats élec-toraux du 1e r juin, continuent à avoiren Amérique latine, me convainc quedans d’autres parties du monde, laformation des États-Unis socialistesd’Europe serait perçue comme le si-gnal du moment de se lancer dans lecombat contre les bourgeoisies lo-cales et toutes les agences interna-tionales (FMI, Banque mondiale,OMC) qui servent de relais ou de pa-ravent au capital financier.

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C O U R R I E R

L A R É P O N S E D E F R A N Ç O I S C H E S N A I S

Faites-nous parvenir vos remarques, vos suggestions, vos contributions à

Carré Rouge, BP 125, 75463 Paris CEDEX 10

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Si la question de Maastricht, de lamonnaie unique et des critères deconvergence devant préparer soninstauration est passée assez large-ment au second p lan pendan t lacampagne des élections législatives,tout porte à croire qu’elle sera la tra-me de fond de nombre d’affronte -ments à venir, dans lesquels les tra-vailleurs, le « mouvement social »,en viendront inexorablement à s’af-fronter au nouveau gouvernement dela bourgeoisie française, fût-il « degauche ». Il n’est donc pas inutile des’intéresser aux positions dévelop -pées sur cette question par la Coor-dination communiste, d’autant plusqu’elles sont également véhiculées,à des degrés divers, par d ’autresforces agissant au sein du mouve -ment social.L’Union européenne, l’Acte uniqueeuropéen et le traité de Maastrichtsont la réponse des bourgeoisies im -périalistes européennes à la mondia-lisation capitaliste — économique etfinancière — : il s’agit de bâtir un en-semble qui « fasse le poids » faceaux deux autres blocs dominants, or-

ganisés autour des Etats-Unis et duJapon. Pièce essent iel le de cettestratégie, la monnaie unique ne peut,dans les conditions actuelles, êtremise en place que sous le leadershipa l lemand, c ’es t -à-d i re autour del’économie la plus puissante et de lamonnaie la plus forte en Europe. Lesnégociations intergouvernementalesqui se poursuivent sur l’applicationdes cr i tères (avec notamment les« conditions » avancées par Jospinet le PS) traduisent, dans le cadred’un accord général, les intérêts par-tiellement divergents des différentesbourgeoisies européennes, en mê-me temps qu’elles reflètent aussi lapression de la lutte de classes, in-égale dans les dif férents pays (etparticulièrement sensible en Fran-ce).Il est évident que les travailleurs etles opprimés doivent s ’opposer àune « construction européenne » en-tièrement tournée contre leurs inté -rêts. Les déréglementations et déré-gulat ions, les pr ivat isat ions et/ousuppressions des monopoles de ser-vice public sont non seulement ins-

L’une des oppositions les plus virulentes à la participation gou-vernementale est venue, au sein du PCF, de la fédération duPas-de-Calais et de plusieurs sections parisiennes, toutes ani-mées par des membres de la « Coordination Communiste », quidénoncent notamment le caractère « maastrichien » du Parti so-cialiste et de son gouvernement.

Jean-Philippe Divès

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D I S C U S S I O N

Contre Maastricht, un nationalisme « de gauche » ?

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cr i tes dans les textes européensmais organ isées, p lan i f iées deconcert, à Bruxelles, par les princi-paux impérialismes européens. Cha-cun d’entre eux isolément, privé desa rgumen ts de l a nécessa i reconstruct ion européenne (notam -ment pour garantir la « paix ») et de« l’inexorabilité » de décisions reflé-tant une force et une volonté supra-nat ionales sur lesquel les les t ra-vailleurs sentent qu’ils n’ont pas vrai-ment de prise, serait bien en peine(en tout cas, bien davantage qu’au-jourd’hui) d’imposer au prolétariat deson pays les « adaptations indispen-sables »… afin de garantir ses pro-fits.Il faut donc s’opposer à Maastrichtet, plus généralement, au projet capi-taliste-impérialiste qu’incarne l’Unioneuropéenne. Mais s’y opposer aunom de quoi ? De quels choix, dequelle perspective alternative ? Laquestion n’est absolument pas se-condaire, au sens premier du mot.Elle conditionne le développementd’un combat de classe. On ne peutpas dire simplement « Non à Maas-tricht », « et après on verra ». D’au-tant moins que ce même mot d’ordreest porté par des forces non seule-ment bourgeoises mais fascisantesou pré-fascistes, représentant au-jourd’hui les intérêts de secteursmarginalisés de la bourgeoisie et dela petite-bourgeoisie. Et que l’on saitdepuis maintenant un certain tempsque l’électorat du FN (malheureuse-ment ouvrier et populaire dans desproportions importantes) préfère tou-jours « l’original à la copie ».

N A T I O N A L I S M E …

Or, c’est là justement que le bât bles-se. Car tous les antimaastrichienssincères du PCF (c’est aussi le cas,notamment, de la petite fraction de la

« Gauche communiste », qui se re-vendique entre autres de Trotsky…)mènent leur opposition, non sur unebase internationaliste, pour l ’unitédes travailleurs d’Europe et au-delà,mais à partir de critères directementpuisés dans le nationalisme bour -geois.La fédération du Pas-de-Calais duPCF a ainsi organisé le 14 mars àLens, en commun avec le Mouve -ment des Citoyens, une manifesta-tion anti-Maastricht convoquée sur lemot d’ordre « Halte au bradage de laFrance ». D’après la Coordinationcommuniste, il s’agit de défendre la« souvera ine té na t iona le » d e l aFrance « en prolongeant l’héritagepatriotique de Valmy, de la Résistan-ce » (Init iat ive communiste n° 17,avril 1997). Vieil amalgame stalinienpur sucre, qui pour faire accepter au-jourd’hui une improbable défense degauche de la « patrie », en appelleau souvenir d’un mouvement révolu-tionnaire pluriclassiste à l’époque ré-volue de la bourgeoisie ascendanteet historiquement progressiste, ainsiqu’à celui d’un combat antifascistedévoyé dans les ornières du nationa-lisme bourgeois et de la collaborationde classes. Autre amalgame stal i-nien d’ai l leurs uti l isé, celui qui in -voque les mânes de Lénine défen-dant « le droit des peuples à disposerd’eux-mêmes », en passant sous si-lence le fait essentiel que Lénine par-lait des peuples et nations opprimés.Contre « le capital financier, artisande la cap i tu la t ion na t iona le » , l aCoordination communiste lutte quantà elle pour la « libération nationale »d’un Etat impérialiste oppresseur !A l’heure de la mondialisation « libé-rale », se replier sur la défense de la« patrie » est certes plus que tentantpour des staliniens mal dégrossis (1).Mais cette perspective n’en est pasmoins totalement illusoire. Vouloir se

replier derrière ses frontières, alorsque le développement capitaliste aconstitué en Europe une véritableentité économique (et dans une largemesure, au moins objectivement, po-litique), en multipliant à tous les ni-veaux les liens d’interdépendance,c’est tenter de faire tourner la rouede l ’histoire à l ’envers. Les survi-vants du s ta l in isme en 1997 fontcomme ces socialistes utopiques duXIX e siècle qui, face à « l’horreur éco-nomique » que constituait à l’époquela grande industrie naissante, vou-laient réhabiliter la manufacture et laproduction artisanale.Pour les travailleurs, il ne s’agit doncpas d’aller contre l’unité de l’Europe,de renforcer les f ront ières nat io-nales. Une telle perspective, si ellese concrétisait, déboucherait sur unerégression économique telle qu’ellesignifierait la barbarie — une autreforme de barbarie que celle actuelle -ment en marche. I l s ’agi t tout aucontraire d’opposer à l’Europe capi-taliste et l ibérale la lutte pour uneautre construction européenne, uneEurope véritablement unie, solidaireet fraternelle. Celle-ci ne pourra sur-gir que des luttes des travailleurs,parvenant à construire à l’échelle detout le continent un « mouvement so-cial » unifié. Avec d’énormes difficul -tés, tâtonnements, confusions, lespremiers pas commencent à se réali -ser sur ce terrain où le prolétariat ac-cuse un grand retard sur les forcescapitalistes. Tel est l’enjeu décisif setrouvant derrière une mobil isationtelle que les « marches européennescontre le chômage, la précarité etl ’exclusion », ou derr ière les pre-mières réactions communes des tra-vailleurs européens de Renault. Cet-te unification des luttes, allant bienau-delà d’une simple « solidarité »,contre des capitalistes qui, eux, sesont largement coordonnés et unifiés

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à l ’échelle européenne et au-delà,est devenue une nécessité pour queredevienne crédible la perspectivede s’emparer du pouvoir afin d’enga-ger une transformation social iste.Pour redonner vie à la transformationsocialiste, en France comme partoutailleurs en Europe, il faut la perspec-tive de l’Europe unie des travailleurs,que préparera une fédération des ré-pub l iques des t rava i l l eu rs , les« Etats-unis socialistes d’Europe »selon l ’expression uti l isée notam -ment par Trotsky.

C O L L A B O R A T I O N

D E C L A S S E S …

Evidemment, ce combat nécessiteaussi que les travailleurs arrachentleur indépendance politique de clas-se. Aucun bourgeois ne s’attaquerajamais à la source de ses profits ; etsi l’on peut trouver des alliés bour-geois pour condamner Mastricht, onn’en trouvera certainement pas afinde lutter pour le socialisme… Cepen-dant, sur ce point également, les op-positionnels du PCF reprennent unevieille antienne stalinienne. Selon laCoordination communiste, dans lemême journal déjà cité, si le proléta -riat ne doit pas être une « force d’ap-point à certa ins secteurs “ natio -naux ”de la bourgeoisie », il lui fautnéanmoins « travailler à un large ras-semblement […] de toutes les forcesdémocratiques et patriotiques » et« savoir utiliser les contradictions in-ter-capitalistes, aggraver toutes lesfissures, pour combattre l’ennemi do-minant : le capital financier, artisande la capitulation nationale ». Le ca-pitalisme « financier » uniquement, il

faut le souligner.Il serait utile que nos staliniens rési-duels expliquent comment ils comp-tent utiliser ces contradictions et àqui i ls pensent pouvoir s’adresserpour cela : Calvet (comme le PCF l’afait récemment en lui accordant unepleine page de L’Humanité), Seguin(avec qui « cop ina i t » le MDC)…Qui ? Car si l’on prend en considéra-tion le fait que ces « orthodoxes »,avec notamment l’argument de la dé-fense de la « nation » contre « l’impé-rialisme », ont pris position aux côtésdes rouges-bruns en Russie et destchetniks en Bosnie-Herzégovine, onpeut craindre le pire.

E T R É F O R M I S M E

Parce qu’elle implique le renverse -ment des différents gouvernementsbourgeois (de droi te comme « d egauche ») et la prise du pouvoir parles exploités et les opprimés, la luttepour l’Europe unie des travailleursest aussi, par définition, révolution-naire. La Coordination communisteet les autres oppositionnels du PCF,quoi qu’ils en disent, défendent aucontraire une orientation éminem-ment réformiste.Ce réformisme, bien dans la traditionstalinienne, s’exprime concrètement,sur le terrain de l’Europe, dans le motd’ordre de « Abrogation du traité deMaastricht » (2). Il est en effet parfai-tement juste de revendiquer, à l’inté-rieur d’un Etat national dans lequel lalutte de classes fait pression et s’af-fronte directement, physiquement,aux institutions politiques de la bour-geoisie, l’abrogation de telle ou telleloi. Mais demander aujourd’hui que

l’on « abroge » Maastricht, c’est-à-di -re que les quinze chefs de gouverne-ment (peut-être sur proposition del’un des leurs, plus « patriotique »que les autres ?) s’assoient à la tabledu Conseil européen et disent « fina-lemen t , nous a l l ons ab roger cetraité », relève d’une forme nouvelle,sui generis, de crétinisme parlemen-taire. Ou alors, c’est fixer sciemmentau mouvement social des objectifsabsolument hors de son atteinte.Loin de l’utopique « abrogation », lalutte contre Maastricht passe par unemobilisation des travailleurs et desexclus, dans la grève et dans la rue,et la plus unifiée possible à l’échelleeuropéenne, pour faire reculer les di -vers gouvernements et ainsi tailleren pièces , dans les faits, le traité deMaastr icht . Mais encore une fo is,une telle batail le ne peut pas êtremenée au nom du « patriotisme ». Abas Maastricht ! A bas la « construc-tion européenne » des capitalistes !Pour l’unité des luttes de tous les ex-plo i tés et oppr imés d’Europe, quip réparera l ’Europe un ie des t ra -vailleurs ! Il n’y a pas d’autre voiepour un combat de classe.

(1) Ce n’est pas faire injure aux membresde la Coordination communiste que de lesdéfinir comme des staliniens. Ils serevendiquent eux-mêmes, « par défaut »,du parti de Staline, lorsqu’ils affirments’opposer au « parti-guide, théorisé etinstitutionnalisé dans la Constitutionsoviétique à l’époque de L. Brejnev »(article sur l’anniversaire de la Révolutiond’Octobre, Initiative communiste n° 17).

(2) C’est également le mot d’ordre du Partides travailleurs (ex-OCI/PCI), qui en a faitl’axe de sa campagne électorale des

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législatives. Logiquement, ses affiches decampagne opposaient à Maastricht, nonune fédération socialiste, mais « l’union desrépubliques libres et des nationsindépendantes d’Europe ».

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« On ne pardonne ni à une nation, nià une femme (sic) une heure d’inat-tention où le premier aventurier venu peut les terrasser et les posséder »(Karl Marx)

Daniel Guérin« Le Fascisme pourrait être demainnotre châtiment si nous laissionspasser l’heure du socialisme».

Introduction de 1936

« Exposer les véritables raisons de lavictoire fasciste [de 1933], démas-quer sans ménagement les dé-faillances des partis [des travailleurs]vaincus que d’autres s’obstinaient àcamoufler, convaincre le lecteurqu’on ne pouvait pas combattre lefascisme en s’accrochant à laplanche pourrie de la démocratiebourgeoise, qu’il fallait donc choisirentre fascisme et socialisme, tel étaitmon propos. »

Préface de 1945

« La bourgeoisie capitaliste est de-meurée dans l’État totalitaire une for-ce autonome, poursuivant ses finspropres. Elle a fait revêtir aux autresla chemise brune… mais ne l’a pasrevêtue elle-même… L’armée est detout temps l’instrument par excellen-ce de la classe dirigeante. La relativeindépendance de l’armée par rapportau régime, son refus de se laisserentièrement nazifier, expriment l’au-tonomie du grand capital… vis à visdu régime fasciste, son refus de selaisser caporaliser…Le fascisme n’est pas seulement uninstrument au service du grand capi-tal, mais en même temps un soulè-vement mystique de la petite bour-geoisie paupérisée et mécontente.Les « grandes démocraties »ontcombattu Hitler, non comme elles le

prétendent aujourd’hui à cause de laforme autoritaire et brutale du régimenational-socialiste, mais parce quel’impérialisme allemand s’est permisde leur disputer l’hégémonie mondia-le. On oublie trop que Hitler a été hisséau pouvoir avec la bénédiction de labourgeoisie internationale. Pendantles premières années de son règne,le capitalisme anglo-saxon, desLords britanniques à Henry Ford, luia accordé de toute évidence sonsoutien.On le regardait comme « l’hommefort», seul capable de rétablir l’ordreen Europe et de préserver le conti-nent du bolchevisme.[…] La dalle fasciste [se soulevant] […],nous apercevons que, sous elle, lalutte de classes soi-disant extirpée àjamais, continuait son chemin.[…]Le fascisme n’a pas arrêté la marchecontinue de l’humanité vers sonémancipation. Il ne l’a suspendueque temporairement.[…]Le fascisme, fruit de la carence dusocialisme ne peut être efficacementcombattu et définitivement vaincuque par la révolution [de la classedes travailleurs].[…] Les fronts populaires déclamentcontre le fascisme, mais […] aggra-vent par leur politique économique etsociale, les causes de friction entre[la classe des travailleurs] et lesclasses moyennes : ils rejettent ainsices dernières vers le fascisme dontils prétendaient les détourner.[…] Le parlementarisme bourgeoisne [leur] offre qu’une caricature dedémocratie, de plus en plus impuis-sante et de plus en plus pourrie. Dé-çues et écœurées, [elles risquent] dese tourner vers l’État fort, vers l’hom-me providentiel, vers le «principe duchef ».[…] Les classes moyennes et [la

CONTEXTE POLITIQUEEUROPÉEN AU MOMENTDE LA RÉDACTION DULIVRE :

en France :Février 34 à Paris, émeute fasciste anti-ouvrière le 6 Février Novembre 34 : Doumergue directementappuyé par les Ligues Croix de Feu est remplacé par Flandin qui nomme Laval auxAffaires ÉtrangèresMai 35 : Succès du front populaire auxélections municipales. Flandin démissionne,Laval obtient les pleins pouvoirs pourcontrer l’offensive ouvrière.en Italie :fin 33–fin 34 : Doublement des effectifs duparti Fasciste (passant de 1 à 2 millions)1935 : Campagne d’annexion de l’Ethiopie,déclarée «guerre des pauvres, guerre desprolétaires» par Mussolinien Allemagne :Janvier 33 : nomination de Hitler commeChancelier (des élections libres auParlement lui avaient accordé 37 % desvoix, plus que les voix social-démocrates etcommunistes) ; Février 33 : incendie organisé du Reichstag(Parlement) destiné à créer le prétexted’une chasse à l’homme contre lescommunistes et les juifs ;Avril 34 : mesures administratives anti-juives; annexion des locaux syndicaux ;Juin 34 : « nuit des longs couteaux »,surnom pour la liquidation de l’État-majordes S.A. de Röhm, qui apparaissaient alorscomme la « gauche populiste » du Parti Na-zi ; puis légalisation des exécutions par leParlement ;Juillet 34 : assassinat du Chancelierautrichien Dollfuss n’aboutissant pasencore à l’Anschluss de 1938 (intégration àla Grande Allemagne) combattue parMussolini et Hindenburg ;Août 34 : mort du Président Hindenburg ;Hitler s’attribue son titre et se fait plébisciterpar 90 % des voix ;Été 35 : lois dites de Nuremberg interdisantaux juifs tous mariages et rapports sexuelsavec des « citoyens de sang allemand ou

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organique » du capital de leurs entre-prises : le rapport entre le capitalconstant (investi en moyens de pro-

duction, matières premières, etc.) etle capital variable (servant à rémuné-rer la main d’œuvre) est beaucoup

plus élevé dans l’industrie lourde quedans les autres branches d’indus-tries. Il en résulte que les limitesdans lesquelles la production est lu-crative sont, pour l’industrie lourde,particulièrement étroites (Marx, LeCapital, traduction Molitor, tome X) :les « frais fixes » d’amortissement deleurs installations se répartissent surune quantité insuffisante de produitsfabriqués [en raison d’une utilisationinsuffisante de leur potentiel de pro-duction] et le bénéfice est compro-mis. Le moindre arrêt du travail, [lamoindre grève] se traduit pour euxpar des pertes se chiffrant par mil-lions (Rossi-1938, La naissance dufascisme de 1918 à 1922). La réduc-tion des salaires devient pour euxune impérieuse nécessité.(p.30)[…]L’industrie lourde veut poursuivre lalutte des classes jusqu’à l’écrase-ment du prolétariat ; l’industrie légèrecroit pouvoir tout arranger par la« paix sociale». L’industrie lourdeexige une politique extérieur belli-queuse, l’industrie légère [en] sou-haite une conciliante; l’industrie lour-de espère renforcer son hégémonieéconomique à l’aide d’un État dicta-torial, l’industrie légère appréhendece surcroît de puissance.[…] Les groupes capitalistes de l’indus-trie légère se montrent incapables derésister au fascisme, ils ne font pasgrand-chose pour lui barrer la route[…] parce que [c’est] un mouvement« national » […] au service desclasses possédantes […] méritant àce titre […] tout au moins leur indul-gence, […] ils le considèrent commequelconque mouvement politiquequ’ils peuvent manœuvrer et utiliserà leur gré. […] Ils s’imaginent qu’unefois […] parlementarisé, [il] servira decontrepoids utile aux forces [de laclasse des travailleurs].

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classe des travailleurs] ont des inté-rêts communs contre le grand capi-tal. […] [La classe des travailleurs] doit s’ef-forcer que les coups portés par [elle]au grand capital ne frappent en mê-me temps les petits épargnants, arti-sans, commerçants, paysans. Maissur certains points essentiels [elle]doit demeurer intransigeante […]il ne s’agit pas pour [la classe destravailleurs] de capter les classesmoyennes en renonçant à sonpropre programme socialiste, maisde les convaincre de sa capacité àconduire la société dans une voienouvelle. […]C’est précisément chaque fois qu’[el-le] n’a pas poussé son avantage jus-qu’au bout que les classesmoyennes, coincées entre un grandcapital demeuré nocif et une classe[des travailleurs] revendicatrice, sontdevenues enragées, qu’elles se sonttournées vers le fascisme...[…]l’État «démocratique» qui l’avaitprécédé [le fascisme], était déjà toutinfecté du virus fasciste. [Celui] quilui succède [en 1945] en est encoretout infecté. « L’épuration » n’estqu’une comédie car pour désinfecterréellement l’État bourgeois, il faudraitle vider et le briser. La haute admi-nistration, l’armée, la police, la ma-gistrature, restent peuplées d’auxi-liaires et de complices du régime an-térieur.»

Chacun des dix chapitres du livreétudie d’abord les aspects com-muns, puis les développements his-toriques spécifiquement nationaux,italien ou allemand, du thème abor-dé. Ceux-ci sont intitulés ainsi :Les bailleurs de fonds - Les troupes -Mystique d’abord - La démagogiefasciste - La tactique fasciste - Gran-deur et décadence des plébéien - La

vraie « doctrine » fasciste - Contreles travailleurs - Les politiques éco-nomique et agricole - Les illusions àdissiper.

L E S B A I L L E U R S D E

F O N D S[…] Depuis la guerre de 1914-1918,[…],le capitalisme dans son en-semble est entré dans une phasedescendante. Aux crises écono-miques cycliques s’est superposéeune crise chronique, une crise per-manente du système. Le profit capi-taliste est menacé à sa source. […]Dans la phase actuelle, dans la pha-se de déclin du capitalisme, la classedominante est amenée à mettre enbalance les avantages et les incon-vénients de la «démocratie ». […]Quand la crise économique […] sévitd’une manière particulièrement ai-guë, quand le taux du profit tend verszéro, elle ne voit d’autre issue,d’autre moyen [pour] remettre enmarche le mécanisme du profit que[…] : brutale réduction des salaires,[…] augmentation des impôts, […]subventions et exonérations fiscales,[…] commandes de travaux publicset d’armement.(p.27)[…] Dans certains pays et dans cer-taines circonstances, lorsque sesprofits sont particulièrement mena-cés, lorsqu’une « déflation» brutalelui paraît nécessaire, la bourgeoisiejette par-dessus bord la traditionnelle« démocratie » et appelle de sesvœux —en même temps que de sessubsides — un État fort. Lequel privele peuple de tous ses moyens de dé-fense […] liberté de la presse, suffra-ge universel, droit syndical, droit degrève, etc., […] et lui ligote les mainsderrière le dos.Dans d’autres pays mieux pourvus,aux ressources économiques et fi-nancières plus vastes, la bourgeoisie

a pu remettre en marche le mécanis-me du profit, en usant d’expédientsqui n’ont pas exigé le remplacementdu régime «démocratique » par unerégime de dictature ouverte. […] AuxUSA, le “New Deal ” de Roosevelt asuffi. (p.28)Contrairement à ce que l’on croitsouvent, la bourgeoisie capitalisten’est pas absolument homogène…[…] Selon l’activité économique à la-quelle ils se livrent, certains groupescapitalistes ont des intérêts à dé-fendre […] en opposition avec [ceux]d’autres groupes capitalistes.[…] En Italie et en Allemagne [entre1920 et 1930], le fascisme a été sur-tout subventionné et appuyé par lesmagnats de l’industrie lourde (métal-lurgie, mines) et par les banquiersayant des intérêts [dans ces indus-tries]. (p.29)Ce n’est pas seulement [dans cesdeux pays] que l’industrie lourde etl’industrie légère ont [eu] des intérêtséconomiques, une stratégie socialeet politique divergente. D’incessantsconflits opposent les deuxgroupes : l’industrie légère se plaint[…] des prix de monopole –matièrespremières et machines– […] que luifait payer l’industrie lourde. […][Cette dernière] qui vit en grandepartie de commandes d’armements(émanant aussi bien de l’État quedes puissances « amies ») est, leplus souvent pour une politique de« prestige», de force, d’aventure im-périaliste. [La première] […] davanta-ge liée au capitalisme international,[…] est en général pour une politiquede « collaboration internationale ».Intéressée à l’exportation de produitsnon militaires, n’a rien à gagner à laguerre et à l’autarcie.[…] Mais il faut sans doute en cher-cher également la raison dans ceque Marx appelle la « composition

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L E X I Q U E

Fascisme= de l’italien fascio, faisceau, emblème des licteurs romains. Ce terme dési-gnait au XIXe siècle des groupes de partisans révolutionnaires prêts à utiliser la forcepour faire aboutir leurs revendications. Ce terme fut repris par Mussolini en 1919 pourdésigner ses groupes de partisans dont il se proclama il Duce(le Chef).Mussolini= membre de la tendance S-R [socialiste-révolutionnaire] du Parti SocialisteItalien neutraliste en 1914 (comme Jaurès en France), et directeur de son journalAvanti. Exclu de son parti pour s’être prononcé pour la guerre et avoir été financé parle parti socialiste français devenu patriote, il fonde en 1919 les premiers fasci, groupesd’anciens patriotes interventionnistes, sur des mots d’ordres nationalistes et socia-listes.National-Socialisme= [ Na-Zi : contraction des deux termes en langue allemande ] dunom du «Parti National-Socialiste des Ouvriers Allemands», National-SozialistischeDeutsche Arbeiter-Partei (N.S.D.A.P), issu dès 1920 du minuscule groupe munichois«Parti des Ouvriers», et dont Hitler prendra la direction grâce à son magnétisme ver-bal et se proclamera le Führer(le Guide) Hitler= né en Autriche, considéré déserteur autrichien en 1914, puis militaire engagéen Bavière, recruté dans des unités anti-bolcheviques pendant la révolution allemandeen 1919, il organise un groupe paramilitaire, tente un putsch en Bavière en novembre1923. Condamné à 5 ans, libéré l’année suivante, il écrit en prison Mein Kampf(Moncombat) Ce livre justifie dès cette époque une conception de l’hégémonie allemande en Euro-pe, à partir d’une «race aryenne» épurée des juifs et des tziganes, légitimant l’asser-vissement des slaves et se chargeant d’une mission de rempart idéologique puis dedestruction du communisme soviétique en URSS. Aryens= population blanche de même langue, vivant aux confins indo-iraniens dansl’antiquité et dont la dispersion est à l’origine de nombreuses langues européennes,(grec, latin, allemand, celte, slave, etc.) ou indiennes (sanscrit, zend, etc.)S.A. (Sturm Abteilung) : Sections d’Assaut, service d’ordre et d’attaque du N.S.D.A.P.en uniforme, destiné aussi à partir de 1921 à impressionner les amateurs de discipline,dans la situation révolutionnaire quelque peu anarchique qui prévalait après la révolu-tion ouvrière brisée de 1919. La croix gammée et le brassard Noir-blanc-rouge devin-rent dès lors leurs emblèmes. Leur violence et leur antisémitisme étaient électrisés,comme en témoigne le refrain satirique (cité in John Toland HITLER) :“ Allez, les gars,/Tous au pogrom, avec un «ha-ha-ha»,/ Retroussez vos manchespour flanquer dehors les juifs/ Avec la croix gammée et les gaz toxiques/ Allons tirer uncoup, au meurtre en série.»S.S. (Schutz Staffel) : Police militarisée en charge avant la prise du pouvoir de la pro-tection personnelle de Hitler, puis organisme d’État responsable de la sécurité intérieu-re, des camps de concentration et d’extermination et du contrôle et de la gestion desterritoires occupés, notamment à l’Est.Gestapo (Geheimes StaatsPolizei) : Police secrète d’État chargée du renseignementintérieur, de la détection et de l’arrestation des juifs, des communistes et des résistants

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Socialiste » et a pour chef, dès 1920,Adolf Hitler. (p.39-40).[…]De 1924 à 1929, les magnats […]subventionnent juste assez lesbandes fascistes pour qu’elles nedisparaissent pas. Pendant ces an-nées, […] à l’aide du plan Dawes,une collaboration s’engage avec la fi-nance anglo-saxonne [et aboutit] en1931 avec le chiffre de 30 milliardsde marks-or «au plus énorme inves-tissement de l’histoire financière»(Knickerbocker-1932).Avec des dollars empruntés à destaux très élevés, le potentiel de pro-duction est accru d’un tiers, mais ilne lui manque qu’une chose : leconsommateur. A l’intérieur le pou-voir d’achat des salariés a augmentédans une proportion bien moindreque la capacité de production elle-même, […] une fraction croissantede la main-d’œuvre a été éliminéepar la « rationalisation » et réduite auchômage (2 millions en janvier 1929,4 millions en février 1930). […] Maisles acheteurs étrangers se dérobent,la crise mondiale commence, l’indicede production américain tombe de100 en 1928 à 64 en 1931, […] et pa-rallèlement [de même] en Alle -magne. L’Amérique a consenti sescrédits à court terme, mais lesbanques allemandes les ont rétrocé-dés à long terme. La faillite [de labanque] Credit-Anstalt […] dé -clenche un cascade de krachs […] etles capitaux étrangers se ruent horsdu Reich. La hausse du taux de l’es-compte achève de paralyser l’écono-mie […] : le taux du profit tend verszéro. (p.42-43).[…]Seul le secours de l’État peut ressus-citer artificiellement les profits : briserle système des contrats collectifs,[pour] diminuer les salaires […] ré-duire à l’impuissance les organisa-

tions syndicales […] comprimer lesdépenses sociales […] alléger la fis-calité, accorder subventions et exo-nérations fiscales […] aux entre-prises défaillantes (p.43)[…]Mais l’État n’est pas […] un instru-ment absolument docile : les chance-liers Brüning ou Schleicher représen-tent davantage les intérêts de l’in-dustrie des [produits finis] «Fertigin-dustrie » dont l’industrie chimiquelargement tributaire de l’exportation.Il ménagent les chefs réformistesdes syndicats, qui [doivent] accepterbon gré mal gré […] des réductionsde salaires, […] mais risquent, s’ilscèdent davantage, d’être débordéspar le masses.Reste une solution : que les magnatsde l’industrie lourde et les hobereauxs’assujettissent complètement l’État,qu’ils en remettent la direction à deshommes à poigne.[…]L’industrie des [produits finis] «Ferti-gindustrie» redoute par-dessus toutl’hégémonie de l’industrie lourde, nesouhaite pas le triomphe du national-socialisme, mais elle le ménage. Ladissolution du Reichstag en 1930met Hitler en selle [au Parlement].[…] Les intérêts généraux desclasses possédantes exigent que lesforces «nationales » ne s’entre-dé-chirent point. […] Le 4 Janvier 1933l’accession de Hitler au pouvoir estdécidée au cours d’une entrevueavec Papen chez von Schroeder,banquier de Cologne, ayant tousdeux des attaches avec l’industrielourde rhéno-westphalienne (p.45-46).

L E S T R O U P E S

[…] Le fascisme ne naît pas que dela volonté et des subventions desmagnats capitalistes. […] Les mo-

biles qui amènent à lui des massesde millions d’être humains [que] lesmagnats capitalistes n’auraient ja-mais pu « dresser sur leurs jambes»(Trotsky, La seule voie) si ellesn’avaient été au préalable dans unétat d’instabilité et de mécontente-ment. (p.48)[…]Considérons d’abord les classesmoyennes urbaines: […] le socialis-me a longtemps pensé qu’ellesétaient condamnées à disparaîtrepar le fait de […] la concurrence et laconcentration des entreprises et descapitaux:« Petits industriels, commerçants, ar-tisans […] voient approcher l’heureoù ils disparaîtront complètementcomme fraction indépendante de lasociété moderne» (Marx, Le mani-feste Communiste, 1848). […]En fait […] les classes moyennes sesont appauvries,[…] les grosses en-treprises se développent plus vite, laconcurrence des grands monopolesest […] de plus en plus dure, mais[les classes moyennes] subsistent.[…] Parce que le producteur indé-pendant préfère son sort [même]plus précaire, à la condition [ouvriè-re] ; […]. Pour la même raison, des[travailleurs] viennent chaque jourgrossir les rangs des classesmoyennes.[…][En outre] le capitalisme engendrelui-même des classes moyennes […]dont la caractéristique est la dépen-dance économique : contrairementaux petits bourgeois indépendants[…] ils ne disposent plus de la majeu-re partie de leurs moyens de [pro-duction], […] ils vivent de traite-ments, d’honoraires, de commis-sions.[…]Kautsky a montré comment les chefs

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[…]En Italie, début 1921, Giolitti [députéreprésentant l’industrie légère] ayantdissous la Chambre et fait élire 30députés fascistes s’en glorifie dansses Mémoires : « mon vieux principeest que toutes les forces du pays doi-vent […] trouver leur expression […]dans le Parlement. » […]. Le 3 Août[il] tente de réconcilier socialistes etfascistes et leur fait signer un «pactede pacification». […] [lequel] procureà Mussolini un répit indispensable[…] pour rassurer l’opinion publiquemoyenne indisposée par les vio-lences fascistes, et pour coordonner

et discipliner ses troupes. [Puis]Mussolini s’empresse de dénoncerce pacte dès novembre 1921[…] etreprend la guerre civile. (p.37)[…]L’effondrement des grands consor-tiums métallurgiques [italiens,entraî-ne] la reprise de leurs participationsindustrielles par les grandesbanques, dont les intérêts s’identi-fient [dès lors] avec ceux de l’indus-trie lourde. C’est ensemble qu’en oc-tobre 1922, [ils financent] la« marche sur Rome » : après despourparlers actifs entre Mussolini etles chefs de la Confédération géné-rale de l’Industrie, [les dirigeants] des

Associations de la Banque de l’In-dustrie et de l’Agriculture [ainsi que]le grand magnat de l’électricité E.Conti sont d’avis que la situation necomporte pas d’autre issue qu’ungouvernement Mussolini. (p.38)[…]En Allemagne, la trahison de la so-cial-démocratie et le manque d’édu-cation et de tradition révolutionnaireabrègent rapidement l’expérience dela république des «conseils ». Maisau sein […] de la république bour-geoise démocratique les ouvriers etpaysans conquièrent […], extensiondu suffrage universel [aux femmes],journée de huit heures, généralisa-tion des «contrats collectifs», assu-rance-chômage,« conseils d’entre-prise » élus:[…] Ces conquêtes compromettentles intérêts et l’autorité des deux féo-dalités […] industrielles et terriennes[…] régnantes en Allemagne […] quisentent passer le frisson de l’expro-priation :« Les huit heures sont lesclous du cercueil dans lequel est en-fermée l’Allemagne » [déclare] le mi-nistre Dernbourg. (p.38-39). […]Dans les grands domaines [agri -coles] de l’Est de l’Elbe, le droit féo-dal règne encore « tel le droit decuissage » (Erwin Topf, Le FrontVert, 1933). […] Cette atmosphèrefait comprendre la rage avec laquelleles hobereaux […] ont dû faire uncertain nombre de concessions pour-tant bien minimes. […] Ne pouvantengager elles-mêmes la lutte contre[la classe des travailleurs] organisée,ils confient ce soin à des bandes ar-mées «corps-francs » ou «ligues decombat » qui deviennent le « corpsde garde du capital» (Gumbel, Lescrimes politiques en Allemagne,1919-1929)L’une de ces bandes prend à Munichle nom de « Parti National-

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D I F F É R E N C E E N T R E F A S C I S M E E T N A T I O N A L -S O C I A L I S M E V U E P A R M U S S O L I N I

Appréciation de Mussolini portée en juillet 1934 (ulcéré par le putsch avorté de Hitlersur l’Autriche malgré les assurances contraires qu’il lui avait données et par l’assassi-nat du Chancelier Dolfuss, pourtant lui-même d’extrême-droite nationaliste …mais au-trichienne ! )

« Hitler armera les Allemands et fera la guerre, peut-être même dans deux ou troisans.Cela signifierait la fin de la civilisation européenne, si ce pays d’assassins et de pédérastes devait envahir l’Europe. Le meurtrier de Dolfuss, le coupable, c’est Hitler;c’est lui le responsable de tout, cet horrible dégénéré sexuel, ce fou dangereux…»

« Le nazisme c’est la révolution des vieilles tribus germaniques, dans la forêt primitive, contre la civilisation latine de Rome». On ne peut comparer le nazisme au fascisme.

« Certes tous deux étant des systèmes autoritaires, collectivistes, socialistes, ils pré-sentent des similitudes extérieures et s’opposent au libéralisme. Mais le fascisme estun régime enraciné dans la grande tradition culturelle du peuple italien : le fascisme re-connaît le droit de l’individu, la religion et la famille.

« Le national-socialisme, au contraire, n’est que sauvagerie; pareil aux hordes bar-bares, il n’accorde aucun droit à l’individu; le chef de clan a pouvoir de vie ou de mort sur les siens. Mètre, vandalisme, pillage, chantage, voilà tout ce qu’il peut engendrer.»« Les doctrines nazies sont enseignées par les descendants de peuples qui étaient to-talement incultes à l’époque où César, Virgile et Auguste fleurissaient à Rome».

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classes moyennes votent pour la so-cial-démocratie. En 1923 ruinés parl’effondrement monétaire, de nom-breux petits bourgeois désespérésviennent au communisme. Mais en 1919 les chefs socialistesécrasent dans le sang l’insurrectionspartakiste, et en 1923 […] s’ajoutela politique incertaine et zigzaguantede l’Internationale Communiste quiparalyse la combativité desmasses. […]Alors les classes moyennes tournentcasaque, […] et attribuent égalementaux trusts et aux travailleurs la res-ponsabilité de leur marasme. Lespartis conservateurs [de l’ordre éta-bli] ne peuvent exploiter cette doublerancune : alors la bourgeoisie sub-ventionne un parti d’un genre nou-veau […] qui prétend poursuivre lasubversion de l’ordre existant, quis’affirme « révolutionnaire » […] etanticapitaliste. (p.56)[…]De même les jeunes ont en communun sort matériel tragique : le chôma-ge et une aspiration […] être consi-dérée comme un facteur autonomedans la société. Contre leurs aînésqui leur barrent la route, le jeune avo-cat, le jeune médecin, le jeune artisteforment un syndicat de mécontents[…] leur bête noire c’était l’adulte,l’homme en place, lepasséiste.(p.64)[…]

Après 1918 le sort des jeunes […]bourgeois ou prolétaires est sensi-blement le même : ils sont victimesde la crise économique. En Italie lesnouveaux diplômés ont les plusgrandes peines à trouver une situa-tion sociale, […] ils se sententdésœuvrés, désemparés, avidesd’action. En Allemagne les candidatsaux administrations de l’État doiventattendre l’âge de 27 ou 30 ans pourque 20 % de leurs demandes soientexaminées. Pour 24.000 diplômés, ily a 10.000 situations offertes. En1929, 26 % des sans-travail ontmoins de 24 ans. […] Des quantitésde jeunes errent dans les rues, surles routes […] sans avoir jamais tra-vaillé.[…]Les jeunes ont le goût du risque et dusacrifice […] Si le socialisme s’étaitmontré le plus dynamique, le plus ca-pable de renverser l’ordre existant[…] il devait faire leur conquête. […]Le socialisme ne s’est pas montré ré-volutionnaire, il a cessé d’être un pô-le d’attraction. (p.66[…]De même, le fascisme recrute desouvriers : […] du jour où le syndica-lisme dégénère et n’est plus capablede préserver les avantages acquis,[…] [certains] s’en détournent. En Al-lemagne les catégories de salariésjadis privilégiées en veulent à la so-cial-démocratie et aux syndicats de

n’avoir su réaliser leur idéal petit-bourgeois.(p.67)[…][Notamment] le fascisme recrute deschômeurs : […] Rejeté du processusde production, il n’y a plus identitémais opposition d’intérêts entre [lechômeur et le travailleur au travail].[…]Enfin, « jaunes », briseurs de grève,chenapans, déclassésvolontaires,repris de justice, ceuxque Marx appelait « Lumpenproléta-riat », s’enrôlent dans les « es-couades d’action » de Mussolini oudans les Sections d’Assaut de Hitler.Ils y prennent des surnoms bien ca-ractéristiques : les sauvages, lesdamnés, les désespérés. Ils se sen-tent assurés d’une impunité absolue[…]. « On trouve les aventuriers, lesapaches et les maquereaux au som-met et à la base des organisationshitlériennes » (D. et P. Bénichou).Horst Wessel, vulgaire souteneur,est transformé en héros national (ildonne son nom à l’hymne hitlérien le« Horst Wessel Lied »)[…]254 des 308 chefs fascistes italiens(cadres du parti ou des « syndi-cats ») sont issus de la petite bour-geoisie. Mussolini fut instituteur, ma-nœuvre, maçon. Mais Agelica Bala-banof, qui l’a connu à cette époque,le définit comme un « vagabond dé-classé »

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d’entreprise modernes se déchar -gent d’une partie de leurs fonctions[…] sur ces salariés indirects […]« ingénieurs, médecins, avocats, dé-positaires, gérants, agents d’entre-prises». […] «leur travail est particu-lièrement qualifié, leur fonction diri-geante dans le processus écono-mique [les] rapproche de la classecapitaliste. […] [ils] continuent pourl’instant à se considérer commeétant au-dessus de la [classe destravailleurs] » (Lucien Laurat, LePlan et les classes moyennes, Paris-1935). (p.49)[…]Quant aux petits actionnaires, […] lacréation d’actions privilégiées et àvote plural leur retire tout moyen decontrôle et d’expression : ils n’ontplus voix au chapitre. (p.51)[…]En Italie la chute de la lire, […] en Al-lemagne l’effondrement du mark […]saignent à blanc [les rentiers, lespossesseurs de petites fortunes],[…] les prix élevés des produits ma-nufacturés, les taux [d’emprunts]exorbitants, [ruinent] le petit com-merce, la petite industrie.[…]Le petit-bourgeois […] respectueuxd’ordinaire de l’ordre établi, «entreen rage et est prêt à se livrer aux me-sures les plus extrêmes » (Trotsky,Où va la France ?, 1934) […] du jouroù il s’aperçoit que la crise est cellede tout le système social et qu’elle nepeut être résolue que par une trans-formation radicale de ce système.[…]Victimes principalement non de l’ex-ploitation de leur force de travail maisde la concurrence et de l’organisa-tion du crédit, « les classesmoyennes appellent une économiepeu dynamique, peu progressive,routinière, […] veulent que l’État di-minue la capacité concurrentielle de

leurs adversaires, leur anticapitalis-me est réactionnaire » (Hérisson in« Le National-socialisme et la protec-tion des classes moyennes», RevueÉconomique Internationale ,1934).(p.52)[…]Tandis que [la classe des tra-vailleurs] s’attaque au régime capita-liste dans son ensemble, se proposecomme but final la socialisation desmoyens de production, […] brise lescadres devenus trop étroits de la pro-priété privée, les classes moyennesse cramponnent à la propriété privéeet restent passionnément attachéesà leurs privilèges : leur paupérisationcroissante ne fait qu’exaspérer cetattachement : (Hitler écrit dans MeinKampf : «Pour les gens de conditionmodeste qui ont une fois dépassé ceniveau social, c’est une obligation in-supportable que d’y retomberquelques instant»)[…]Le petit boutiquier le plus endettécontinue à se considérer commemembre d’une classe supérieure auprolétariat, même s’il gagne beau-coup moins que la majorité des ou-vriers d’industrie » (H.de Man, Pourun plan d’action, 1933).(p.53) […]Voulant échapper à tout prix à la pro-létarisation qui le guette, il n’a guèrede sympathie pour un régime socia-liste qui achèverait de le prolétari-ser.(p.54)[…]La bourgeoisie capitaliste essaie dedresser les classes moyennes contrela [classe des travailleurs]. Elle utilisele fait que toute hausse des salairesobtenue par l’action syndicale obèreplus lourdement le coût de produc-tion des petites entreprises que celuides consortiums, le fait aussi que lescharges sociales ont une plus forteincidence sur les prix de revient despetits producteurs que sur ceux des

grandes entreprises.[…]Le petit bourgeois, […] quand il dé-fend ses intérêts menacés, le faitavec la mentalité même du capitalis-te auquel il s’oppose. Un individus’oppose à un autre individu. Il y aconflit d’intérêts, pas lutte declasses. […] [il se persuade] […]qu’un «intérêt général » existe au-dessus des antagonismes d’intérêts.Et par intérêt général, [il entend ses]intérêts propres, intermédiaires entreceux de la bourgeoisie capitaliste etde la [classe des travailleurs].(p.55)[…]Le petit bourgeois donne à ce qu’ilpossède le nom de patrie : Défendrela patrie, c’est pour lui défendre sonbien : son atelier, son fonds de com-merce, ses titres de rente.Au contraire, à cette époque, les tra-vailleurs, las de la guerre et enthou-siasmés par la Révolution russe […]mettent leur espérance dans l’Inter-nationale.[…]Malgré ces malentendus,[la classedes travailleurs] pouvait entraînerderrière elle une large fraction desclasses moyennes souffrantes et ré-voltées, […] sans leur faire desconcessions [essentielles sur sonprogramme] [en se montrant] auda-cieuse, résolue à transformer radica-lement l’ordre social.[…]Mais précisément en Italie […] mal-gré la sympathie d’une partie de lapetite bourgeoisie, le parti socialistese révèle incapable de « tirer profitd’une situation révolutionnaire com-me il ne s’en reproduit pas dans l’his-toire » (selon Mussolini lui-même).(p.55-56)[…]En Allemagne, en 1919 les employéset fonctionnaires adhèrent aux syndi-cats […] de larges couches des

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[…]Comme Mussolini, Hitler conservesans peine une allure plébéienne quiflatte et rassure leurs partisans.[…]De leur origine, les chefs fascistes,du haut en bas de la hiérarchie,conservent (aussi) la mentalité plé-béienne. Ils sont des parvenus. Ilsdétestent cordialement et ils mépri-sent les grands bourgeois qui lessubventionnent.

(à suivre)

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U n premier constat s’impose : larecherche photographique, celle

qui prend en compte une réflexionsur le statut de l’image dans la socié-té post industrielle, n’est pas présen-te dans les galeries ou les institutionsphotographiques. Ou si peu…Seules les galeries d’art contempo-rain accrochent, non une photogra-phie fréquentable, mais des dé-marches qui vous prennent la choseà rebours, qui vous l’ausculte soustous les angles et coutures. Le pa-quet était bien ficelé… Voici que lesartistes ou ceux qui les représententet les défendent vont jeter le troubleet un sacré pavé dans la mare. Photographie/peinture. Le débatéculé (ce n’est pas le moindre para-doxe) se trouve placé aujourd’hui ànouveau en pointe, réactivé par l’ur-gence de cerner une identité photo-graphique. Que les galeries ou lesinstitutions ayant vocation à dé-fendre l’art contemporain occupent la

position avancée en matière de créa-tion photographique ne serait pas ensoi un sujet d’étonnement si ellesn’étaient les seules à assumer cetteforme de promotion doublée d’unefonction critique. Nous sommes iciau cœur d’une césure radicale entredeux approches de la photographie.D’un côté une photographie autono-me et un peu narcissique qui se dé-veloppe dans son propre univers deréférences. De l’autre une photogra-phie investigatrice qui réfléchirait enquelque sorte sur elle-même. L’actualité des derniers mois est suf-fisamment explicite. Où trouver Ser-rano ou Nan Goldin, si ce n’est chezYvon Lambert. John Baldessari oc-cupe la galerie Laage-Salomon etUrs Lüthi la galerie Stadler. Alain Gu-tharc présente Joachim Schmid etl’Espace Filles du Calvaire Paul Pou-vreau. Il y a un an, La Galerie du Jeude Paume accrochait Jeff Wall et laFondation Cartier Matthew Barney.

A l’heure où s’ouvre la Maison européenne de la photographieet où le Centre National de la Photographie change de tête, bi-lans et perspectives se télescopent. Quelle politique pour laphotographie ? Jamais il n’a été aussi urgent d’appréhender lesmécanismes qui sont à l’œuvre. Certes, la volonté, par tous pro-clamée, de faire de Paris un des hauts lieux de la photographiecontemporaine est louable. Cette belle déclaration d’intentionsuffira-t-elle pour passer du désir à la réalité ? Et si les moyenssont à la hauteur des projets, que vont-ils cautionner ?

Jean Sagne

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C U L T U R E

Photographies en question

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phie, c’est le vide, une forme d’esthé-tisme, là où rien ne bouge, ou toutsemble figé dans la gélatine.Si, en 1839, lors de la présentationpublique qu’il fait de l’invention, Ara-go souligne, avec une belle lucidité,le large éventail de ses applicationsdans les domaines artistiques etscientifiques, très vite, nombreuxsont ceux qui ont voulu réduire sesambitions. Ramener la photographieà une sphère connue, celle de l’art,préservait de toutes les aventures.Cela évitait surtout de prendre encompte ce qu’une « nouvelle techno-logie » pouvait générer comme mu-tations. Alors la photographie seraitartistique ou ne serait pas. Et celaavec d’autant plus d’aisance et detranquillité que nombre des premierspraticiens venaient de la peinture. (Sileur désir de nier la spécificité de laphotographie peut être pardonné…la démarche de leurs exégètes estnettement moins excusable. Aumoins avaient-ils le privilège du recul!) Et nous voici embarqué pour unsiècle et demi de surenchères, destratégies toutes plus diaboliques lesunes que les autres. Naïve photogra-phie. Elle était piégée… Justementpar sa volonté de faire systématique-ment référence à l’art… amputée parcette volonté de lui faire jouer un rôlequi n’était pas à sa mesure. Para-doxe total, puisque la photographiefaisait survivre dans sa sphère cequ’elle avait anéanti dans le domainede l’art. Songeons simplement audécalage entre la prétention et lamièvrerie des épreuves de Demachyet Puyo et les recherches picturalesqui leurs sont contemporaines, quece soit le cubisme ou le futurisme.Plus la photographie affichait sesprétentions, plus elle sombrait dansle dérisoire. Ainsi n’est-il pas éton-nant qu’Atget n’ait jamais déclinéd’autre identité que celle de comé-

dien, que les meilleures images deLartigue soient celles prises par unenfant. La photographie serait aussil’art de l’effacement.Très vite se délimite un riche territoi-re pour tous ceux qui veulent explo-rer la potentialité photographique,territoire défini par la nature mêmedu support, entité qui n’a rien à voiravec une pratique qui aurait pu luipréexister. Cette investigation sup-pose une démarche qui ne s’en-combre pas de problématiques para-sites. La photographie comme pra-tique de l’innocence, certes par rap-port à une certaine idée de l’art, maisla photographie comme mode parti-culier de production de la sérialité(Atget, Becher), du récit autobiogra-phique (Lartigue, Nan Goldin), desattitudes obsessionnelles (LewisCarroll, Clérambault). C’est-à-dire laphotographie comme pratique auto-nome.Embarquer la photographie sur laseule voie artistique c’était nier savéritable identité. Qui plus est, celafaisant, elle investissait des théma-tiques, des modèles archaïques queles peintres allaient lui abandonner«royalement ».L’histoire de la photographie allaitconfirmer le processus, lui donnerdes assises, une légitimité. Avec desstratégies empruntées à une histoirequi n’était pas la sienne, elle allait ex-clure de son champ d’investigationdes manifestations spécifiques etdes objets incongrus. En ramenanttout à l’art, à une certaine idée del’art, elle sortait du domaine nobletoutes ces productions commer -ciales, toutes ces applications scien-tifiques, toutes ces pratiques so-ciales qui se développaient dès lesorigines. En fait, les productions enaccord avec la technique de produc-tion mécanique des images, cellesqui créaient dans le champ de la re-

présentation la vraie rupture.Il y aurait une tentative de mettre àdistance, d’occulter l’efficacité sym-bolique de la photographie. Elle n’apas seulement de valeur par rapportà un objet fini, mais se distingue parles processus qu’elle met en œuvre,par les attitudes nouvelles qu’ellesuscite ; c’est-à-dire par les modali-tés de production qu’elle suggère,par la relation nouvelle qu’elle autori-se entre l’individu et son environne-ment social, politique, économique.Privilégier l’apport de Disdéri par rap-port à l’œuvre de Nadar, opposerune photographie de Duchenne deBoulogne, un cliché ethnographique,une épreuve amateur à n’importequelle production pictorialiste reste,aujourd’hui encore, quelque peu ico-noclaste. Pourtant, Disdéri a bienmieux compris que Nadar, photo-graphe de la République des Lettres,la portée de l’invention. Ses écrits at-testent d’une conscience aiguë dustatut de la photographie et de sesincidences sur la scène sociale etpolitique. Le développement du por-trait-carte, bouleversant les condi-tions de la représentation des indivi-dus, s’accomplissait simultanémentà des évolutions concernant la repré-sentation politique. Napoléon III sau-ra en saisir toute la portée.La faible place accordée au phéno-mène du portrait-carte dans l’histoirede la photographie du Second Empi-re est symptomatique de cette volon-té de mettre à distance la vocationpolitique de la photographie. Le suf-frage universel, la représentation po-litique, pouvaient se mettre en placelorsque le pouvoir contrôlait la repré-sentation des individus, ou fixait lesstandards de cette représentation.Le portrait-carte de visite devenait levéhicule du code social, le lieu decontrôle de parfaite conformité. Lesrègles de la mise en scène ren-

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La photographie, comme les autrestechnologies intègre et alimente ladémarche des artistes plasticiens.Mais celle qui est ici visée est un ob-jet vulgaire arraché d’une page d’al-bum amateur, d’une revue féminineou d’un catalogue de vente par cor-respondance. L’art contemporain tra-vaille sur la duplicité, l’ambivalence,les stratégie sournoises ou la dimen-sion affective de la photographie. Ilcouvre le champ de ses usages so-ciaux, interroge son pouvoir, ses dé-rives.Deuxième constat, mais qui corrobo-re le premier et en souligne la portée: les galeries et les institutions photo-graphiques, en dehors des come-back de figures historiques et cano-nisées, pétrifiées et épuisées à forced’avoir été sur-exposées, éprouventquelques difficultés à trouver desangles originaux pour présenter laphotographie contemporaine. L’ac-tualité nous en fournit une illustrationexemplaire. La Maison européennepilotée par Jean-Luc Monterossosemble s’être engagée dans unestratégie grand public dans le droit fildes manifestations de Paris Audio-visuel. Mais quel intérêt de présenterla énième exposition de Cartier-Bresson ? Et qu’elle soit consacréeaux Européens ne change rien. Cet-te photographie appartient à l’histoireet ne saurait représenter les ten-dances contemporaines. Ou de pré-parer un nouvel accrochage de Sal-gado. Déjà usé et suranné. L’absen-ce d’imagination est au pouvoir. Maisla foule suit. Ce n’est pas le cas àl’hôtel Salomon de Rothschild où Ré-gis Durand prend des risques en pré-sentant Annah Collins. Ce mêmejour d’avril, les salles du C.N.P.étaient vides. Une photographie exi-geante et radicale ne déclenche passpontanément l’enthousiasme. Ici, lecourage intellectuel ne fait pas recet-

te. Il n’y aurait pas d’alternative entrele ressassement des sempiternellesmêmes valeurs, qu’elles concernentla photographie humaniste, versionDoisneau qui fit un tabac il y a deuxans à Carnavalet (succès d’autantplus trouble qu’il joue sur la nostal-gie), le reportage actualisé versionSalgado, les succédanés de la pho-tographie de mode, les pseudo re-cherches conceptuelles et une véri-table démarche critique en matièrephotographique. Nous en sommes là, confrontés àcette coupure entre deux mondes,apparemment irréconciliables, deuxfamilles issues d’une même soucheet qui ne se reconnaissent plus. Ladifficulté d’articuler ces deux mondesapparaît assez bien dans le grandécart que doit faire la critique pourrendre compte de l’actualité photo-graphique. Sylvain Maresca dans lenuméro 19 de La Recherche photo-graphique consacré au politique et àla critique, a pointé du doigt sur lespirouettes successives réalisées parles différents titulaires de la rubriquephotographie à Art press pour retom-ber sur leurs pieds. Entre les artistesqui récupèrent, détournent, triturentle matériau photographique, et lesphotographes qui spéculent sur leuractivité en lui tendant en permanen-ce le miroir de l’art, le fossé se creu-se. Chacun, enfermé dans sa lo-gique, dans son discours, ignorel’autre… quand il ne le méprise pas.« Le plus souvent, néanmoins, l’es-sentiel de la critique antiartistiqueformulée par les plasticiens se dé-porte sur les photographes, accusésde céder au fétichisme d’une défini-tion dépassée de l’art.»Ainsi en est-il de la photographie,toujours accusée d’être en retardd’une génération. Toujours prison-nière de sa référence à l’art.

UNE QUESTION

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De manière elliptique, la photogra-phie qui sert à fixer les identités n’apas d’identité. Bourdieu, pour carac-tériser cet état, parle d’«art moyen ».Une position intermédiaire entre lenoble et le vulgaire ? Ou bien seule-ment un médiateur ? Les multiplesapproches ne font que soulignerl’ambiguïté inhérente au statut parti-culier d’une image, produit de latechnologie. L’histoire de la photographie s’estélaborée sur le modèle de celle de lapeinture ou de l’estampe. Elle a isolédes productions spécifiques et les aconstituées en catégories (portrait,mode, reportage) appréciées enfonction de seuls critères esthé -tiques. De la sorte, se sont trouvésexclus de l’histoire des pans entiersde la production photographique(usages sociaux). Les historiens,dans leur volonté d’accélérer la re-connaissance de la photographie,ont établi une hiérarchie qui a occultél’essentiel de la problématique liée àune image, émanation symboliquede la société industrielle.Fort curieusement, le débat actuel nepourra rebondir sans aller faire undétour par les origines. Comme siquelque chose s’était noué là, quiresterait indépassable. Quelque cho-se qui nous amènerait dans le murviendrait de là, d’un malentendu ini-tial. On aurait toujours voulu fairel’impasse sur cette enquête… Etpour cause. Ce regard dans le rétro-viseur n’a rien de vraiment confor-table. Penser surtout à aller dans lesens du progrès, tenter de suivrel’extraordinaire dynamique des re-cherches plastiques, toujours plusavant. Seulement, il faut bien faire unconstat : plus loin, pour la photogra-

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nus mythologiques de la photogra-phie, amalgament le vulgaire, lekitsch, toutes les formes de la culturepopulaire.Sylvain Maresca, lorsqu’il évalue cet-te démarche, limite toutefois le statutdes photographies empruntées parles artistes à une forme de matériau.Ces objets vulgaires n’auraientqu’une valeur plastique à l’égal desautres objets de récupération inté-grés aux peintures. L’interventiondes artistes contemporains innoveen ce qu’elle interroge la nature mê-me de l’image, tente de cerner sesstratégies. Cindy Sherman se mouledans les codes véhiculés par les ma-gazines féminins jusqu’à se perdre,en une infinité de doubles, dans cetteforme de mimétisme qui conditionnele comportement de ses contempo-rains. Une stratégie du pastiche quistigmatise le mimétisme ambiantévolue vers une dénonciation de cesmécanismes coercitifs dans une for-me parodique. Les corps éclatés desmannequins opèrent dans cette ima-gerie lisse et séduisante des corpsofferts par la publicité, la presse ma-gazine, une véritable déchirure. Mat-thew Barney explore l’imagerie spor-tive et en extirpe des visions iro-niques et décapantes. Christian Bol-tanski a joué sur la mièvrerie de laphotographie souvenir, redonnant àces images pieuses une aura dans lasphère artistique. Sophie Calle utilisela photographie dans des stratégiesde voyeurisme où sa biographie per-sonnelle interfère avec celle d’incon-

nus.La photographie ne peut plus existersans retourner un regard sur elle-même, elle ne peut plus faire l’éco-nomie d’une introspection. Les ar -tistes ont ouvert la voie en démas-quant certaines perspectives aber -rantes, en dénonçant des excès oudes manques. Par sa diffusion mas-sive, par son efficacité, la photogra-phie est devenue un des vecteurs dupouvoir. A la fin du XIXe siècle, elle aexploré tous les territoires peupléspar les exclus du développementéconomique ou par les exploités. Endéfinissant la notion d’« autre moi-tié», elle est devenue un moteur deségrégation. Instrument d’une socié-té technicienne, elle enregistre touteles perversions de cette société etles donne en pâture. Voyeurisme re-pris depuis par les autres médias,voyeurisme originel qui alimente sacapacité à exister.Aujourd’hui, le reportage photogra-phique continue à faire fonctionnerles émotions les plus suspectes. Lesimages de guerres, les déchirementsethniques, celles de l’exclusion et dela marginalité entretiennent ces sen-timents troubles de crainte et de fas-cination. Alfredo Jarr, pour pallier cetétalage morbide, enferme ses photo-graphies sur la guerre du Rwandadans des boîtes hermétiquementcloses. Seules quelques lignes detexte décrivent le document soustraitau regard. Par ce retrait, Jarr dénon-ce la surenchère visuelle, la consom-mation inique des images d’atrocités.

Sa démarche est esthétique en cequ’elle perturbe et interroge la naturedu reportage photographique. Enlieu et place d’une stratégie de la sa-turation, cette attitude prône une for-me de respect et de distance. Ellequestionne le voyeurisme habituelque de multiples expositions nousproposent en permanence, celles deSalgado notamment. Interrogeons-nous sur ce succès et sur les condi-tions même de son existence. Cellesqui tiennent en propre à la nature del’individu trop facilement flattée etcelles qui sont de l’ordre de la res-ponsabilité des médias et des institu-tions.Sophie Ristlerhueber a montré, dansplusieurs séries, Beyrouth photogra-phies, façades éventrées, et Fait surla guerre du Golfe, que l’on pouvaittraiter l’actualité sur d’autres re-gistres. La violence y est signifiéepar les traces produites sur le terrain,sur le corps. Ainsi, Every one est uncatalogue de cicatrices, de suturesqui mettent à distance le spectaculai-re. Jeff Wall, dans une démarche op-posée, dénonce les instantanéesmultiples d’un événement par la miseen scène. Dead troops talk...condense l’imagerie guerrière et in-terroge la nature fictionnelle de laphotographie. Cette reconstitutiond’une scène de la guerre afghaneparodie, par ailleurs, toute vocationdocumentaire. Elle met à distance demanière critique le désir de témoi-gner. La dénonciation des effets per-vers de la photographie prend, dans

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voyaient de manière autoritaire auxcodes de représentation imposés àla classe bourgeoise ascendante duSecond Empire.La photographie n’est pas seulementun miroir. En tant qu’instrumentd’une société technicienne, elle inter-vient de manière active dans les mu-tations économiques, dans les muta-tions culturelles. Appliquée à la mo-de, elle autorise et accélère l’indus-trialisation de ce secteur. Ce n’estqu’à partir du moment où la promo-tion de la couture se libère des mo-dèles prestigieux qui l’incarnent et,par là, des références à la conven-tion du portrait fin de siècle, que laphotographie découvre sa véritablevocation. Poiret, un des premiers,impose à la femme une nouvelleligne, une ligne portée par un modèleanonyme, ligne qui pourra être diffu-sée et promue par les procédés dephotogravure appliqués au journal.On sait aujourd’hui l’efficacité de lapresse féminine pour imposerimages et standards de vie. La poly-chromie sur papier glacé conditionnel’imaginaire collectif. Mais lorsque leC.N.P. propose une exposition sur laphotographie de mode, Vanités, l’es-sentiel du propos se limite à un cata-logue de photographes : De Meyer,Blumenfeld, Roversi, Sarah Moon,Newton, Bourdin. Borner la seule pa-role à celle des créateurs d’imagesc’est éluder la problématique entreles créateurs de mode, l’industrie dela couture, du prêt-à-porter et la ma-nipulation de masse. Pour atténuercet effet, il suffit de mettre en avant lerôle du photographe, de la montersur un piédestal et de détourner ainsila mission initiale de sa productionen la sublimant.L’approche de la photographie restemajoritairement tributaire d’une no-tion étroite d’auteur qui s’accom -pagne naturellement d’une fétichisa-

tion de l’objet (tirages numérotés,vintages). Elle occulte la multiplicitédes implications d’une techniquedans des stratégies économiques etpolitiques. Nous sommes toujours aucœur de cette ambivalence lorsque,sous la direction de Robert Delpire,le C.N.P., qui a vocation à promou-voir la photographie, n’accorde quepeu de place à la recherche et valori-se exclusivement une photographied’auteur. La collection Photo-pocherenforce, par la diffusion bon mar-ché, puisque subventionnée, uneconception étriquée de l’histoire de laphotographie. Elle vulgarise des mo-dèles déjà reconnus, les imposecomme des incontournables. En ce-la, elle fait écran à ce qui aurait puêtre sa véritable vocation : devenirun lieu de réflexion sur le statut del’image dans la société contemporai-ne. Pareil silence n’est que trop lourdde sous-entendus : faire comme si laphotographie continuait à opérer in-nocemment… laisser croire qu’ellen’aurait pas fonction idéologique.

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L’image photographique va naturel-lement imposer un conditionnement.Conditionnement du regard. Modifi-cation des repères et des standards.Technique de l’âge industriel, elleautorise la parfaite adéquation dumédium à l’idéologie dominante pro-ductiviste. Elle intervient dans laconstruction imaginaire du monde.Conformisme de la vision, volontéd’établir des hiérarchies, tout procè-de de cette stratégie qu’elle contri-bue à renforcer.Paradoxalement, et comme pour oc-culter cette efficacité, d’autant plusperverse qu’elle est insidieuse, l’his-toire de la photographie opère dansla production massive, riche et multi-

forme une sélection draconienne.Nous avons vu quelles étaient sesarguments : prééminence d’un statutde créateur pour le photographe, in-carnation d’un regard. Marché dedupes qui continue à perdurer, à en-tretenir la confusion. Il y aurait tou-jours le noble et le vulgaire ou biendes démarches perverses commecelles des photographes de modequi parviendraient à retourner le pro-pos et à passer d’une photographiecommerciale à un statut d’auteur. Etil y aurait tous les oubliés, les laisséspour compte, indignes d’accéder à lareconnaissance : les photographesamateurs, les photographes de foire,cette photographie mièvre et vulgairequi occupe le large champ de l’ima-gerie pieuse au porno. Heureuse-ment vinrent Serrano, Pierre etGilles, Gilbert & Georges, Luigi Onta-ni.Les artistes, les tout premiers ont ré-incorporés à leurs démarches tousces objets photographiques déclas-sés, méprisés, exclus. Dans cesphases de réévaluation, rendonshommage aux dadaïstes, aux sur-réalistes, les premiers à reconsidérerles pratiques jugées vulgaires. En lesintégrant à leurs œuvres, en les utili-sant comme matériau ou en les inter-rogeant, ils les ont réinscrites dans ledébat. Dans le projet dadaïste, projetpolitique, la photographie est mise àcontribution dans des entreprises dedéstabilisation des valeurs picturalestraditionnelles. Elle doit produire deseffets ironiques, des effets de bluff,forme de contestation. La subversiondoit gagner toute la société, saperles bases du goût commun. Autants’en prendre aux formes qui l’incar-nent. Duchamp, dans Rose Sélavy,récupère l’imagerie suave des bou-teilles de parfum. Dans les annéessoixante, Richard Hamilton, Kienoltz,Rauchenberg, explorent les conte-

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le cas de Jeff Wall, la forme d’unepeinture d’histoire. Il rétablit ainsi unefiliation, regard ironique.Réintroduite dans le musée ou la ga-lerie, par la démarche d’artistes,l’imagerie photographique est retour-née, décortiquée. Il s’agit ici de dé-masquer les pratiques mystifica-trices, de déjouer les phénomènesde leurre.

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