Download - Ce corps haï et adoré - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782710704126.pdfpar le Dr Alexander Lowen et Leslie Lowen ANALYSE TRANSACTIONNELLE Que dites-vous après avoir dit bonjour?

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Collection « LE CORPS A VIVRE»

dirigée par le Dr Jacques Donnars

DANS LA MÊME COLLECTION

DIÉTÉTIQUE

Abusez des vitamines par Linus Pauling 60 Menus gourmands pour soigner tous vos maux par Federica Sessa Les Vitamines ont leurs secrets par Adelle Davis Le Végétarien gastronome par Charlotte Boistel-Bombeke Soyez bien dans votre assiette jusqu'à 80 ans et plus par le Dr C. Kousmine Comment maigrir là où ça résiste par Arabella Melville et Colin Johnson

ÉPANOUISSEMENT SEXUEL

Le Plaisir par le Dr Alexander Lowen Le bonheur sexuel par le Dr Alexander Lowen Jouir par le Dr Jack Rosenberg

BIO-ÉNERGIE

La Bio-Énergie par le Dr Alexander Lowen La Dépression nerveuse et le corps par le Dr Alexander Lowen Pratique de la bio-énergie par le Dr Alexander Lowen et Leslie Lowen

ANALYSE TRANSACTIONNELLE

Que dites-vous après avoir dit bonjour? par le Dr Éric Berne

MÉDECINES DIFFÉRENTES

L'Acupuncture sans aiguille par Yukiko Irwin Le Corps retrouvé par l'eutonie par Gerda Alexander Les Huit Merveilles du massage chinois par Eliane Kan et Kuan Hin

DIVERS

Vos zones erronées par le Dr Wayne Dyer Ne vous laissez plus faire par le Dr Wayne Dyer Vos Biorythmes par Bernard Gittelson Vivre par le Dr Jacques Donnars Le Stretching par Jean-Pierre Moreau Le Stretching postural par Jean-Pierre Moreau Sportif corps et âme par Jean-Pierre Moreau Le vaisseau d'isolation sensorielle par Paul Gérôme Les pouvoirs de la couleur par Theo Gimbel Brûlez vos calories (la santé par le froid) par le Dr Paul-Robert Thomas

Ce corps haï et adoré

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

L e nu et le vêtement, Éditions Universitaires, 1972 (épuisé). Phychosociologie de la mode, Presses Universitaires de France, 1979

et 1984, traductions japonaise, italienne, espagnole. La maîtrise des rêves, Editions Universitaires, 1983. L'invention du corps, Presses Universitaires de France, 1986. Vivre nu, psychosociologie du naturisme, Éditions Trismégiste,

1987. Le langage du corps, Presses Universitaires de France, 1988.

Avec Alfillé et Nicolescu : Qu'est-ce que le transpersonnel? Éditions Trismégiste, 1987.

Avec Boucher et Weil : La révolution transpersonnelle des rêves, Éditions Trismégiste, 1988.

La psychologie du corps est une œuvre d'ensemble comprenant :

T. 1. Ce corps haï et adoré. T.2. L'invention du corps. T.3. Le langage du corps. T.4. Les psychothérapies par le corps (à paraître). T. 5. Corps et extase (à paraître). T.6. La nouvelle psychologie (à paraître).

MARC-ALAIN DESCAMPS

C e c o r p s

h a ï e t a d o r é

Psycho-histoire des idées sur le corps: sa haine et sa réhabilitation

T c h o u

I.S.B.N. 2-7107-0412-9 © Éditions Sand, 1988

Introduction

« Des robots, qui vivent dans leur corps comme dans une boîte de sardines », s'exclamait un Tahitien stupéfait en voyant des Blancs s'essayer aux danses maori.

Il est bien vrai que, pour beaucoup d'entre nous, notre corps n'est qu'un poids lourd à traîner. C'est une carapace raide et gênante, une armure rigide, un objet dont on a honte. Pour cer- tains, c'est un habitacle disgracieux et laid qu'ils haïssent. D'autres en ont fait une prison où ils se sont enfermés, sans pouvoir accéder aux autres. Encore heureux qu'ils n'en aient pas fait un hôpital général, où se retrouve la collection complète de toutes les mala- dies, car ils vivent leur corps comme un ennemi avec lequel ils bataillent sans cesse et qui leur joue des tours. A vouloir se battre contre son corps, on en sort toujours vaincu; contre lui toute victoire est une défaite, car il n'est pas autre que nous. Tout royaume divisé périra. Le pire est encore ceux qui ont fait de leur corps leur propre cercueil ; leur corps est mort, il ne leur envoie plus aucun message et ils ne le sentent plus. Ce n'est qu'un instru- ment de travail qui se fatigue, s'use et se détériore.

Comment avons-nous pu en arriver là?

La chute du corps

La chute du corps est l'envers de la culture occidentale. Le corps de bien des Occidentaux est le prix payé à la culture, le lamentable produit d'une civilisation qui s'est faite aux dépens du corps. Le corps est dénaturé et socialisé.

Je suis dénaturé, coupé de mon propre corps, qui est aliéné et dépossédé. Il ne m'appartient plus. Il y a cassure, césure, scissure,

déréliction et déchéance. Ma relation à mon corps est pervertie par la somatophobie sociale. La communication est coupée par les trois tabous du corps: la vue, le contact, la souplesse.

La vue de mon corps m'est interdite. Aussi ne se présente-t-il que recouvert d'une housse, qui en cache la nature pour suggérer la présence d'un autre corps (plus grand, plus mince...). Cela engendre le corps-aveugle, la coupure intérieure et le corps mor- celé. Privés de la vue, les corps se comportent en aveugle. Ne pas disposer de sa propre image, c'est être coupé de soi, c'est faire de la relation à son corps une pitoyable supercherie et de la relation aux autres un impitoyable mensonge. De plus, mon corps est culturel- lement coupé en deux : le montrable (la figure et les mains) et le non montrable (tout le reste). Le caché c'est le laid, le sale, l'in- fâme, les parties honteuses. Je suis coupé entre le haut et le bas par la ceinture-barrière. Et cela se redouble entre la droite noble et la gauche sinistre, entre le devant et le derrière, la logique et l'imagi- nation, l'intellectuel et l'émotionnel. Le résultat c'est le corps- morcelé. Par ce refus de la plus grande partie de mon corps, je suis obligé de repousser mon image corporelle dans sa totalité. Mon corps ne peut être saisi que par morceaux. Ce corps-morcelé de la publicité (œil, bouche, sein, jambe...) n'est que la résurgence des objets partiels.

La vue du corps des autres m'est encore plus interdite et leur forme n'est pas plus libre. La société secrète des normes corpo- relles qui en sont venues à constituer un véritable standard-type social. Elle a l'habileté de ne jamais l'imposer, ni même le deman- der, il suffit que cela soit suggéré par la publicité et tous les médias. Cela entraîne l'universel narcissisme social et l'ostracisme de la différence. Il est impossible de se reconnaître différent. Tous les corps doivent être moulés sur le même type.

Le contact du corps des autres est impossible. Dès la nais- sance, les enfants blancs sont séparés de leur mère et nous avons organisé une vie à distance. Si l'on touche quelqu'un, il faut lui demander pardon. Tout contact est équivoque, inquiétant, dange- reux.

Même le contact de son propre corps est suspect et on l'inter- dit à l'enfant. Des vêtement-fourreaux le protègent de son propre corps. Aussi dans notre civilisation n'existe-t-il aucune technique de massage des enfants comme aux Indes ou au Maroc, et encore moins d'auto-massage comme en Chine ou au Japon.

Le troisième tabou est celui du vécu intérieur et de la sou- plesse. Nous avons été évacués de notre propre corps. Le contact intérieur est nul, c'est le corps-absent ou le corps-ustensile. Les corps raidis, rigidifiés fonctionnent comme des automates, un

attaché-case dans une main, un parapluie dans l'autre. Leur modèle social est le garde-à-vous militaire à six pas. Les corps sont bloqués par les frustrations, raidis par les souffrances, crispés pour lutter contre les stress répétés. Les frustrations sexuelles sont dans le bassin raidi, l'angoisse, dans la gorge bloquée, les peurs, dans les mains qui tremblent, la barre sur la poitrine, l'étouffement, l'asthme... C'est bien ainsi qu'avancent des enfants que l'on a fait marcher à la baguette.

Toute nature est soigneusement expurgée du corps humain. La société pratique une circoncision générale du corps. Le corps humain n'est dénaturé que pour être mieux socialisé.

Le biologique est alors une métaphore de la réalité socio-politique. Le corps devient la symbolique générale du monde. Il reproduit toute la société. Le corps est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes (long, mince, jeune...). Dans sa taille, son poids, sa forme, sa grosseur, sa couleur, ses mutilations et impré- gnations chimiques, mon corps est le reflet de sa culture. On a le corps de sa classe économique et sociale. Ce corps n'est pas mon corps ; traversé par la culture, il est le carrefour du champ symbo- lique. Tout cela provient d'un mépris séculaire du corps qui reten- tit sur l'éducation et produit ces déformations.

Pourquoi cette chute du corps dans la seule civilisation occidentale?

Pourquoi une telle haine du corps ?

La recherche historique

Pour le savoir nous avons dû nous adresser à l'histoire et remonter de siècle en siècle à la source de notre civilisation. La haine envers le corps est le fil rouge de notre histoire. De même que la marine anglaise, pour éviter le vol de ses cordages, faisait inclure dans tous ses câbles un fil rouge, symbole de la propriété de la marine britannique, de même la somatophobie est la trame secrète, qui explique une grande partie de notre histoire et de notre civilisation. Ce fil d'Ariane nous a révélé le secret du labyrinthe de nos institutions, des attitudes et comportements de nos contempo- rains, des techniques du corps et de l'éducation. Toute la culture des Blancs en est infectée.

Mais ceci n'est pas un livre d'histoire événementielle au sens classique. C'est une étude sur l'histoire des idées. Déjà, depuis longtemps, de nombreux chercheurs ont étudié l'histoire des idées religieuses, philosophiques, politiques, économiques, sociales, etc. L'histoire des sciences est devenue une discipline à part entière. On

trouvera ici l'histoire des idées sur la valeur du corps. Nous avons cherché à rassembler tous les textes qui parlaient du corps en général, comme on l'a déjà fait pour la valeur du roman, de la poésie ou de l'opéra...

C'est aussi une histoire des mentalités, comme la demandait Lucien Febvre et comme l'ont réalisé Mandrou, sur les procès de sorcellerie et Foucault, avec l'histoire de la folie. La haine du corps est plus une mentalité qu'une doctrine, car il n'existe pas de livres à son sujet comme sur l'athéisme, le socialisme ou le libéra- lisme. Elle a été à certaines époques l'idéologie dominante, mais le plus souvent elle se transmettait de façon dissimulée et souter- raine. Ce sont des convictions profondes qui sont véhiculées par- dessous et qui sécrétent les institutions et les comportements. Ces courants sociaux sont assez proches des religions et l'on sera donc amené à étudier le dualisme, le panthéisme et à remonter aux mythes originaires.

Enfin c'est surtout une psycho-histoire, au sens qu'Erickson lui donna en 1968 et telle qu'elle s'est développée avec Lovejoy, Ariès ou Besançon. Elle comprend bien entendu l'histoire psycha- nalytique qui, avec Kris ou Devereux, s'est fort heureusement déplacée des biographies, à l'histoire de l'amour, du temps, de la mort, de l'agression, de l'espace, de l'enfance... Mais, de même que l'histoire des mathématiques ne peut être faite que par un mathé- maticien et non par un historien, l'histoire psychanalytique ne peut être faite que par un psychanalyste praticien et non un simple étudiant en psychanalyse plaquant des schémas sur la réalité.

En suivant le fil de la haine du corps, nous avons été surpris de constater combien la psychologie était présente en histoire, non seulement chez des individus comme Louis XIII, Honoré d'Urfé, Madeleine de Scudéry, mais dans des mouvements sociaux comme les Gnostiques, les Flagellants, la Préciosité, le Romantisme...

Le Plan de cette étude de psychologie sociale est donc plus psychologique qu'historique. Nous ne nous sommes pas contentés de rassembler tous les textes sur la valeur du corps, nous les avons classés selon trois approches: neutre, mauvais ou bon. Elles constituent les trois parties, fort inégales, de ce livre.

Le corps neutre (chap. 1) est un corps vécu mais non pensé. On n'en dit ni bien ni mal: on n'en parle pas. Certains peuples primitifs d'Afrique, d'Amérique ou d'Océanie n'ont même pas de mot pour désigner le corps en général. Cependant dans la réalité ce corps, non pensé et non nommé, est toujours estimé et ressenti comme bon.

La somatophobie (chap. 2) est présentée et analysée dans ses

composantes de mépris, de haine et de peur. Puis l'on va en cher- cher la construction et l'évolution historique, des origines de notre civilisation au XIX siècle (chap. 3 à 15). Comment se fait-il que, lorsqu'il est question de haine du corps à travers toutes les périodes de l'histoire, ce soit toujours de la même région qu'elle resurgisse ?

Les débuts de la réhabilitation du corps (chap. 16) se font avec l'Humanisme. C'est à la Renaissance que l'humanité envisage pour la première fois de renoncer à sa haine séculaire. Mais il faut attendre quatre siècles encore pour qu'apparaissent, peu avant 1900, les premières lignes écrites explicitement pour défendre le corps contre toutes ses accusations (chap. 18). Cette réhabilitation du corps est tellement importante qu'elle inaugure tout le mouve- ment de construction des nouvelles valeurs du Troisième Millé- naire (chap. 19). Son inspiration vient de l'Orient et elle s'éclaire par la glorification dont le corps y a toujours été l'objet (chap. 17). Il est alors possible de dire ce qu'est le corps en général (chap. 20) puis plus particulièrement le corps propre et enfin les diverses acceptions que l'on a données à ce mot et qui font sa richesse.

Finalement de quel corps s'agit-il? Comment peut-on vivre sans penser au corps? Pourquoi n'y a-t-on pensé que pour le criti- quer? Et que vaut cette soudaine réhabilitation du corps qui nous submerge maintenant de tant de livres sur le corps ? Ce mot est tellement à la mode que des éditeurs le mettent parfois dans le titre uniquement pour faire vendre alors qu'on ne le retrouve pas une seule fois dans le texte.

Je remercie tous ceux qui m'ont aidé dans ce travail et en parti- culier Éliane Viallard, archiviste, Christine Thouzellier et François Secrét, directeurs d'Études à l'E.P.H.E. et Nicole Fleischlin, société de Psycho-histoire, qui a bien voulu relire le manuscrit.

Première partie

Le corps absent

Chapitre premier Le corps neutre

«— En somme, dit le missionnaire, c'est la notion d'esprit que nous avons portée dans votre pensée.

— Pas du tout, objecta le vieux Boessoou brusquement, nous avons toujours connu l'esprit. Ce que vous nous avez apporté, c'est le corps.

— ????? — Nous ne savions pas que nous avions un corps. Mainte-

nant nous savons qu'il n'est pas mû par l'esprit des vieux, nous pouvons arrêter ses impulsions, et penser à ce que nous voulons qu'il fasse. »

Cette réplique inattendue et lumineuse, rapportée par Mau- rice Leenhardt dans Gens de la Grande Terre, est le témoignage saisissant de la découverte du corps par les Canaques de la Nouvelle-Calédonie et des îles Loyauté. Auparavant, ils ne sépa- raient pas leur esprit de leur corps. Ils ne formaient qu'une seule entité psychosomatique. Ils étaient de plus liés à l'esprit des ancê- tres, l'esprit collectif et celui du totem et se laissaient guider sans volonté individuelle propre. Maintenant, coupés de leurs croyances collectives, ils agissent par eux-mêmes et ils opposent ce que veut leur esprit (ou ce qu'il devrait vouloir) à ce que veut leur corps. Et Leenhardt déplore la destruction de l'ancienne société tradition- nelle, qu'il a pourtant contribué à saper par les nouvelles croyances qu'il introduisait en tant que missionnaire.

Pour parler du corps à part de l'esprit, les Canaques ont dû inventer un nouveau mot, car il n'existait pas de terme canaque pour parler du corps en général. Ils donnèrent donc un nouveau sens à un mot qui signifiait « l'idée de soutien essentiel, comme le manche de l'outil, le pied de la table, le porteur de l'homme ». Le corps, pour eux, c'est donc la manifestation concrète, le support

de l'esprit. Et nous ne sommes pas loin de l'hylémorphisme d'Aris- tote pour lequel le corps c'est la matière ; le corps (ulé) de la hache est le fer, celui de la toge est la laine. Le terme do kamo signifie l'homme vrai, le vivant et s'oppose à bao, l'esprit sans corps, le revenant. Ainsi, autrefois, le corps était-il visé sans pouvoir être nommé. Les peuples qui sont leur corps, ne peuvent le penser.

La notion de corps n'apparaît dans le monde primitif que dans le choc de notre rencontre, ce que nous appelons leur acculturation.

Le corps neutre ou naturel n'est ni estimé ni mésestimé. Il est absent. L'absence du corps nous a paru être la règle de toutes les cultures primitives. Par culture primitive, nous entendons culture non industrialisée et souvent sans écriture. Il est bien évident que tous les membres de ces cultures ont un corps, mais ils ne le savent pas. Donc ils ne peuvent ni l'aimer ni le haïr. Ce qui est absent c'est la notion de corps. Parler d'un corps, par opposition à l'es- prit, n'a pas de sens. Et souvent il n'existe pas de terme général pour le nommer, donc il n'est pas possible de le penser. Nous avons eu, en effet, la plus grande difficulté à faire comprendre le sujet de notre recherche à des étrangers, même lorsqu'il s'agissait de collègues. Le corps n'étant pas un thème ancien de la psycholo- gie ou de la sociologie, ils ne comprenaient pas ce que l'on pouvait bien étudier. Ils ne connaissaient que le corps malade, et le corps était donc uniquement un domaine de la médecine. D'ailleurs l'étude de la corporéité a débuté en philosophie et très tardivement.

On peut donc considérer que cette catégorie du corps neutre recouvre en fait un corps absent. Car il est très difficile de savoir ce que les primitifs pensent du corps. Ils n'en parlent ni en bien ni en mal et, en fait, n'en parlent pas du tout. Le corps est identifié à la personne. Et le problème du corps en tant que tel ne se pose pas, car le corps n'est jamais situé à part du psychisme. Ils ne se sépa- rent pas de leur corps et se contentent de le vivre. Souvent d'ail- leurs ils vivent leur corps uni à tout l'univers. Et il semble en être de même dans les premières civilisations. A notre connaissance on ne parle jamais du corps en général dans tous les textes que nous avons des Égyptiens, Hittites, Babyloniens, Assyriens... Et il en est de même dans toutes les civilisations amérindiennes : Incas, Mayas, Aztèques... Pas plus que la notion de corps n'apparaît dans les 586 mythes amérindiens du sud qu'a analysés Lévi-Strauss.

Mais le fait de n'avoir pas de nom particulier pour parler du corps humain en général, ou de n'en point parler, ne signifie pas qu'il soit mal vu. Au contraire, dans toutes ces cultures, le corps est appréhendé de façon très positive. Jamais il n'est vécu comme un objet mauvais auquel on doit s'opposer ou qu'il faut persécuter.

Jean Stoetzel fait état de l'importance du corps chez les peu- ples soudanais (Bambara, Bozo et Dogon) à la suite des travaux de Griaule et Dieterlin: « Il n'est pas douteux que l'image de notre corps joue un rôle important dans la conscience de soi... Mais que l'image du corps soit surtout sociale, c'est ce que suggèrent diverses observations convergentes... L'existence de conditions sociales de la conscience du corps se retrouve dans la conscience de soi en général» (Psychologie sociale, p. 173).

Effectivement, chez les Dogons, le corps est tenu dans la plus grande estime: on se salue en disant « Salut, comment va ton corps?» Le village est conçu comme étant un corps et la terre elle-même est un corps de femme.

En wolof, le mot corps se dit naram et ce terme est employé aussi pour dire bon, généreux. Par là se manifeste cette conception positive du corps humain qui est instinctivement celle de toutes les cultures primitives.

Dans son étude sur le corps africain, Louis-Vincent Thomas montre comment le corps humain en Afrique est toujours conçu comme bon et plein de valeur: « Le corps intervient donc comme le référentiel privilégié qui rend compte de l'organisation du monde: "le corps de l'homme, c'est l'univers en moindre", dit un proverbe bambara. Mieux, le corps n'est pas ce qui sépare, isole et se clôt sur lui-même; il est ce qui unit, permet la relation au monde visible et invisible, relation qui ne doit point déranger l'harmonie des forces vitales... En conséquence, la situation de la personne corporalisée ne peut absolument pas s'interpréter comme une chute, une nostalgie du spirituel. La vraie vie, c'est celle qui s'ex- prime dans le corps sain et fécond, elle s'épanouit dans le corps et elle se prouve par le corps à partir duquel les symbolismes sont édifiés... On mesure l'importance du corps dans cette relation: il n'est pas une simple réalité biologique passive mais le point de départ et le terme d'un rapport dynamique, d'un échange de forces... Pour le Négro-Africain il est aussi vrai de dire que l'homme est son corps et qu'il a un corps. L'être et l'avoir se conjuguent ici dans le vécu quotidien. »

Le corps naturel est donc un corps estimé. C'est, semble-t-il, la position universelle. Comment notre civilisation occidentale, et elle seule, a-t-elle pu penser le contraire et organiser un mode de vie empreint de somatophobie?

Deuxième partie

Le corps haï

Chapitre 2.

La somatophobie

Étymologiquement, la somatophobie est la haine du corps, de son propre corps d'abord et par la suite, de tous les autres corps. Dans les cas les plus caractérisés on doit la considérer comme une authentique phobie, c'est-à-dire comme une manifestation de la névrose obsessionnelle, ou, selon les termes de Freud, de « l'hysté- rie d'angoisse ».

Nous ne cherchons pas à en présenter des cas cliniques, mais, selon la psychologie sociale, à décrire et à analyser, une affection de nos sociétés. C'est donc sur le plan intellectuel que cela se situe d'abord, les conséquences sociales sur les institutions et les com- portements ne venant qu'après. Le trait le plus caractéristique de ce tableau étant la haine, on devrait plutôt l'appeler l'anticorpo- réisme, ou le misosomatisme. C'est une perversion extrêmement répandue dans notre civilisation. Elle est fortement justifiée rationnellement au point qu'elle a pu passer pendant longtemps comme l'une des valeurs de nos sociétés. Nous allons l'analyser dans ses différentes composantes. La haine du corps ou somato- phobie peut se définir comme :

La séparation entre l'âme et le corps ou, comme on dit généra- lement, entre l'esprit et le corps. C'est-à-dire la coupure de l'unité psychosomatique de la personne humaine. Il y a là une distinction, parfaitement valable comme toutes les distinctions, mais qui aboutit à une véritable séparation. Il est de même légitime de distinguer dans le corps humain, la moitié droite et la moitié gauche. Mais cela, dans une autre civilisation, pourrait aboutir à une coupure et à des essais de destruction de l'une des moitiés, par exemple la droite. C'est ce à quoi aboutit cette distinction lors- qu'elle devient systématique et sert de fondement au dualisme. Dans un système dualiste, cette séparation devient très vite une

opposition entre l'âme et le corps. On oppose sans cesse l'âme au corps comme si chaque partie avait ses désirs, sa volonté propre, ses passions. Bref, on a été obligé de concevoir l'esprit comme ayant un corps (angélique ou glorieux, mais un corps quand même) et le corps, séparé arbitrairement de l'esprit, retrouve tout un psychisme dit corporel. On a donc là, une démonstration sup- plémentaire de ce qu'il est pourtant, en réalité, impossible de sépa- rer le corps de l'esprit et l'esprit du corps.

Le partage injuste est plus caractéristique de la somatophobie. Après cette séparation dualiste, il y a une mise en rapport avec le bien et le mal. Et l'esprit est conçu comme bon et le corps comme mauvais. Radicalement, fondamentalement, par essence, c'est le corps qui est vicié, faussé, et garde la trace du péché des origines. L'esprit, lui, au contraire, est conçu comme pur, juste et incitant au bien. Les incitations mauvaises ne peuvent venir que du corps. C'est lui qui est la source du mal, l'universel tentateur.

Il est donc le diable dans la personne, alors que l'esprit cor- respond au divin. Le corps c'est le corrupteur; un principe de malignité vit en lui. Cette corruption corporelle a sa source dans le désir sexuel, conçu comme corporel et arrivant à s'imposer au pouvoir de l'esprit et de la volonté. Mais aussi la paresse, la gour- mandise, l'ivrognerie et la colère viennent du corps. Par là se retrouve la grande distinction antique et universelle du pur et de l'impur. Mais avec une déformation. Car dans les civilisations traditionnelles, la distinction du pur et de l'impur recouvre celle du sacré et du profane. Est pur tout ce qui permet de communi- quer avec les forces de l'autre monde, avec le numineux; l'impur est au contraire tout ce qui entrave cette communication. Or, dans notre civilisation « pur » a pris le sens de non-sexuel, angélique, et « l'impur » correspond essentiellement à toutes les formes de la vie sexuelle. Par extension l'impur est devenu le corporel. Tout ce qui rappelle le corps est sale et impur: fonctions d'élimination, ou tout simplement éternuer, cracher, postillonner, roter, tousser, se mou- cher...

Il en découle le mépris du corps, comme inférieur. Le corps est subordonné à l'esprit. Il doit être dominé, dressé, jugulé et l'on retrouve toutes les images du dressage des animaux. Le corps est donc animal; c'est l'animalité en l'homme. Il est sauvage. Toute sauvagerie vient du corps. L'esprit est toujours tenu pour essentiel- lement humain, civilisé et parfois divin. Donc la morale se ramène essentiellement à faire que le corps obéisse à l'esprit. De plus, le corps peut être conçu comme n'étant pas vraiment moi. Il n'est que le vêtement de la personne. C'est un abri passager, transitoire, une prison dans laquelle on vit un certain temps en exil. La condi-

tion corporelle est nécessairement une condition inférieure. L'homme la partage avec les animaux. Alors qu'il a le même esprit que les purs esprits que sont les anges et Dieu. Le stigmate, dans l'homme, ce sont ses parties honteuses (pudenda) qu'il porte sur lui.

Non seulement le corps est tenu comme méprisable intellec- tuellement sur le plan des valeurs, mais il est affectivement dégoû- tant. La saleté est autant physique que morale. D'où toutes les techniques de propreté et de purification corporelle qui ont été développées dans les religions, l'hygiène, la morale, la médecine, l'éducation, etc. Une forme remarquable s'en trouve dans la manie de la propreté dont sont atteintes certaines ménagères. Elles com- pensent leurs tentations inconscientes sexuelles ou scatologiques par une méticulosité du nettoyage, un développement des phobies des microbes et obligent à ne circuler dans leur appartement encautisqué que sur des patins.

Ce dégoût du corps est à l'origine des trois tabous que nous avons déterminés. C'est parce que ce corps est effrayant et horri- ble, surtout avec ses parties sexuelles, qu'il faut le cacher, le mettre sous une enveloppe, et ne se promener que couvert de vêtements. Le corps est tellement dégoûtant qu'il ne doit jamais être dévoilé. La forme extrême s'en trouve dans les corps entièrement voilés des musulmanes. De plus la protection vestimentaire empêche que ce corps puisse être touché, même par soi. On ne doit jamais quitter ses vêtements quand on veut rester pur. Enfin ce corps ignoble doit se tenir constamment au garde-à-vous. Il ne doit pas y avoir d'écoute ni de vécu intérieur. Ce seraient des complaisances char- nelles. Il faut rester rigides, « se roidir» comme dit Montaigne.

Le dégoût mène aux insultes. Et nous relèverons chez nos écrivains les qualificatifs affectés au corps : abject, honteux, igno- ble, infâme, détestable. « Bouffi d'un vain orgueil par sa pensée charnelle... » Bien entendu, ces insultes sont étendues à tout ce qui participe à la nature corporelle : la femme tentatrice de l'homme, les sauvages qui ne sont que leur corps, les animaux horribles, dégoûtants et diaboliques, la nature qui recèle les mauvais esprits, la terre et tout ce qu'elle produit de vivant.

Et cette assimilation va se retrouver dans l'aversion généra- lisée.

Car la somatophobie c'est essentiellement la haine du corps. Le corps est profondément haï. Il est tenu pour hostile, nuisible, malfaisant. Cette haine du corps se manifeste essentiellement par une persécution. Elle vise à la totale destruction du corps. Cela a été nommé l'angélisme, d'après la pensée de Pascal. Il y a la tenta- tion de refuser la condition humaine qui est corporelle, pour accé-