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Page 1: Bachelard Et Le Vin

SCIENCE, HISTOIRE ET SOCIÉTÉCollection dirigée par Dominique Lecourt Actualité et postérités

de Gaston Bachelard

Sous la direction de

Pascal Nouvel

Publié avec le concoursdu Conseil régional de Bourgogne

et de l’Association des amis de Gaston Bachelard

•d

&

Presses Universitaires de France

Page 2: Bachelard Et Le Vin

Sommaire

PRéFACEJean Gayon

INTRODUCTIONPascal Nouvel

COMMENT BOIRE UNE MéTAPHORE ?Dominique Lecourt

LE VIN DE LA MéLANCOLIEJean Lïbis

BACHELARD ET LA NéGATION POSITIVISTE DE L’IMAGINATION SCIENTIFIQUE

Gervais Koffi Nossédji MagloCOULEURS SENSIBLES ET COULEURS INTELLIGIBLES CHEZ GASTON BACHELARD

Claude SperanzaBACHELARD ET LES AGRONOMES

JeanJacques HervéGASTON BACHELARD ET LES ROMANTIQUES ALLEMANDS

Alain GuyardBACHELARD ET HEIDEGGER LECTEURS DE NIETZSCHE

Pascal NouvelGASTON BACHELARD ET LE MILIEU SCIENTIFIQUE ET INTELLECTUEL FRANçAIS

Teresa CastelaoL’INTUITIONNISME DE GASTON BACHELARD

Joseph Vidal-RossetRUPTURES ET RéVOLUTIONS SCIENTIFIQUES : LA RéVOLUTION COPERNICIENNE

Jean SeidengartUNE éPISTéMOLOGIE NON BACHELARDIENNE EST-ELLE ENVISAGEABLE ?

Franck Tinland

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Page 3: Bachelard Et Le Vin

COMMENT BOIRE UNE MÉTAPHORE ?

DOMINIQUE LECOURT*

Contre tous les usages académiques, je vais me risquer à apporterd’emblée une réponse à la question que je me suis proposé de trai¬ter devant vous : « Comment boire une métaphore ? » En la dégus¬tant ! Gaston Bachelard n’aurait pas manqué de faire chanter cemot. Plus que « goûter » qui a quelque chose de ponctuel, de légeret de parcimonieux, « déguster » n’exprime-t-il pas tout à la fois l’ac¬cès à la plénitude d’une saveur et la méthodique exploration desnuances les plus délicates auxquelles il soit possible à notre goût denous rendre sensibles ? Bachelard aurait sans doute aussi relevé lerenversement dialectique de la valeur de ce verbe dans la languepopulaire, du délice au supplice. Témoignage sans équivoque de lacharge affective dont il se trouve porteur.

De la conception bachelardienne de la métaphore, les philo¬sophes des sciences ne retiennent d’ordinaire qu’une méfiance,voire une hostilité déclarée. La formation de Vesprit scientifique1 necomporte-t-elle pas des pages d’admonestations très sévères ? « Ledanger des métaphores immédiates pour la formation de l’espritscientifique, c’est qu’elles ne sont pas toujours des images qui pas¬sent ; elles poussent à une pensée autonome ; elles tendent à se com¬pléter, à s’achever dans le règne de l’image ». Le grand inventaire

* Professeur de philosophie à l’Université Denis-Diderot, Paris-VII.1. G. Bachelard, La formation de Vesprit scientifique,]. Vrin, Paris, 1938.

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1312 COMMENT BOIRE UNE MÉTAPHORE ?DOMINIQUE LECOURT

former des images que décrivent si mal les psychologues ; quoi qu’endisent les « fins psychanalystes », elle apparaît comme la marquel’être humain de son appartenance paradoxale à la Nature.

C’est du vin que part le philosophe. Ce vin dont il a déjà relevéles éclats chez les poètes et les écrivains. D’André Frénaud célébrant,

dans Soleil irréductible, « le rouge des gros vins bleus » à Eugène Suequi, dans Gourmandise, montre un chanoine mangeant « des œufs depintade frits dans la graisse de caille arrosés d’un coulis d’écrevisseL’heureux mangeur boit « un vin à la fois sec et velouté ». Bachelardcommente: « Sans doute tel vin peut se révéler sec dans son attaque

ible, puis velouté à la réflexion. » Mais le gourmet tient à dire dece vin : « Ce vin ! Comme c’est fondu ! » Le philosophe invite à voiravec cet exemple « le caractère réalisant des métaphores ». Et il com-

le doigt, les choses sèches et les choses veloutées secontrediraient sans rémission, un velours rêche mentirait à ses com¬merciales valeurs. Mais transposés du pauvre sens du tact auxrichesses du goût, voici que les adjectifs deviendront des touchesplus délicates ».méditant : « Et si cela peut se dire, il s’écouta pendant un instantsavourer le bouquet du vin. » Notre vie n’est-elle pas remplie,demande le philosophe, de cesriences que nous taisons et qui mènent en notre inconscient desrêveries sans fin ?

Si la métaphore est réalisante, c’est qu’une dialectique desvaleurs anime Y imagination des qualités. Le sensible s’échappe tou¬

jours à lui-même. Ce qui explique au demeurant pourquoipeut en alerter un autre. Bouquets et parfums mettent en déroutetoute conception réaliste-empiriste de la perception aussi bien quetoute théorie « désignative » du langage.

Nous ne percevons ni ne parlons jamais sur le mode du constat,

malgré les efforts de tous ceux qui croient former les esprits en leurmontrant des objets au risque de leur faire perdre le sens profonddu voir1. Les métaphores communiquent par les valeurs qu’elles

1. G. Bachelard, Poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1960, p. 102.

des « obstacles épistémologiques » qui a fait la célébrité de cetouvrage pédagogique invite à surveiller et réduire les métaphores.Le vocabulaire de la psychanalyse ne saurait masquer une certainetonalité morale ascétique. Faire son entrée dans la « cité scienti¬fique », participer à l’« union des travailleurs de la preuve », suppo¬serait que l’on se convertisse à unemiers intérêts qu’expriment les « métaphores immédiatespensée de Gaston Bachelard ainsi interprétée se laisse assez aisémentranger dans l’orbe des philosophies rationalistes traditionnelles. Audynamisme de la production des connaissances, au tonus rationa¬liste, s’oppose la paresse d’images fixées, structurées en complexes.

Pourtant, celui qui prend soin de lire aussi les ouvrages deBachelard sur les éléments découvre une autre vue des métaphlaquelle paraît excéder ce rationalisme-là. Un texte daté de « Dijoctobre 1947 » en témoigne sans doute mieux que tout autre. Cedernier chapitre du deuxième volume que le philosophe consacre àla Terre 1 porte sur le vin et la vigne des alchimistes. On y voit quel’approfondissement d’une interrogation sur le langage en tant queporteur de métaphores implique une réévaluation du rôle de l’al¬chimie dans l’histoire de la pensée. Sans doute, dans La formation del’esprit scientifique comme La psychanalyse du feu2, expliquait-il déjàque nous sommes tous des alchimistes - au moins en notre enfance.Mais c’était pour le déplorer et nous inviter à cesser de l’être. Lapensée des alchimistes intervenait comme illustration d’une térato¬logie de la pensée, elle figurait en bonne place au « musée des hor¬reurs » des connaissances scientifiques. Il en va maintenant toutautrement. Les grandes rêveries qui habitent l’alchimie sont celles-là mêmes qui se donnent libre cours sous la plume des poètes lors¬qu’ils délivrent le langage des contraintes utilitaires, quoi qu’endisent les « savants linguistes ». Il y a, dans le langage, des forces deconviction à l’œuvre qui ne sont autres que celles de l’imagination.Mais l’imagination, fonction de l’irréel, n’est point cette faculté de1. G. Bachelard, La terre et les rêveries du repos. Essai sur l’imagination de la matière,José Corti,

Paris, 1948.2. G. Bachelard, La psychanalyse du feu (1938), Gallimard, Paris, 1965.

en

« autre vie » que celle des pre-La».

».

ores,mente : « souson,

Eugène Sue s’attarde au spectacle d’un buveur

expériences curieuses, de ces expé-

un sens

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15COMMENT BOIRE UNE MÉTAPHORE ?14 DOMINIQUE LECOURT

cessèrent de jouer les alchimistes. On peut dire que le vin est le sangde la vigne ou que le sang est le vin animal. Si le vin rouge estsang, le vin blanc est or potable. Ce ne sont pas là de simplesmentations du discours, plus même que des images, écrit Bachelard,ce sont des expériences cosmiques.

Métaphores réalisantes : le vin que nous buvons n’a en tant que telaucune réalité autre que celle de l’être auquel les métaphores don¬nent corps. Le vin réchauffe et désaltère ; grâce à ces qualitéscontraires, il est une chaleur tempérée, le signe le plus éclatant de lasanté. Son être se résume en cette valeur. Cela est si vrai qu’il arriveà Bachelard de faire cette étrange confidence : « Quand il m’arriveen rêve de boire du vin, il ne sent rien, il n’a point de goût et, hor¬reur pour un Champenois, le vin qu’on boit en rêve est chambré. Ilest tiède - naturellement-comme du lait. Dans les rêves on n’arrivepas à boire frais. » 1

Si son être est une valeur qui recueille l’idée de vie et celle desanté, on comprend qu’il ait aussi valeur de pureté. Mieux : il porte

substance le principe de sa purification. « Dans le cœur de lacuve, de veineux il devient artériel, clair, vif, courant, prêt à rénoverle cœur de l’homme. »

Ne nous hâtons pas cependant de tenir ces remarques pour ajus¬tées à la seule médecine paracelsienne qui en fournit le prétexte.Bachelard n’hésite pas à s’exclamer : « Pour nous, il nous enchantede trouver dans notre verre la dialectique du subtil et du corrobo¬rant. » Et c’est pour cela qu’il fait mérite aux alchimistes d’avoir suallier « l’universel et le particulier, et reconnaître le vin cosmiquedans le vin individualisé ».

On ne boit donc jamais que des métaphores. Encore faut-il lesavoir pour bénéficier de leur fonction active, de leur force réali¬sante. Dès lors « boire » n’est plus « ingurgiter ». Du vin, on le sait,cela se boit sans soif. Ce n’est jamais « étancher » sa soif, c’est aug¬menter son être. Et, sous ce rapport, le privilège du vin apparaît écla¬tant puisqu’il rassemble en lui-même les forces qui s’attachent à tous

expriment. Le sensible n’est jamais dissociable du sensuel. Et par lesensuel c’est toute une histoire qui s’est toujours déjà infiltrée dansla perception : celle par laquelle chacun acquiert les valeurs quiconstituent son être.

unorne-

Dans l’une de ces quelques pages magnifiques où Bachelard selivre à ses souvenirs d’enfance, il écrit :

« Il me souvient encore du tisonnier rougi qu’on plongeait dansle vin frémissant. Ce remède martial était alors donné avec toutes sesvertus. Il guérissait tout, et le corps et l’esprit, et déjà il guérissaitl’enfant rêveur par l’action de grandes images. Il suffisait ensuited’ouvrir un vieux livre pour comprendre que le vin rouge qui avaitéteint le fer rouge avait raison de la chlorose... » l.

Que l’imagination des qualités domine l’activité des soi-disantorganes des sens, c’est au demeurant ce qui est manifeste dès que duvin la pensée se porte, selon sa pente naturelle, vers la vigne. Le vinn’est-il pas un « sang végétal » ? Et ce sang-là n’apparaît-il pas

être onirique, lequel trouve sa source dans les grandescomme unvaleurs de la Terre et du Cosmos ? en sa

L’alchimiste prend ici le relais des poètes pour répondre à laquestion « qu’est-ce que le vin ? ». Sous la plume de GastonBachelard, la réponse tient en quelques phrases :

« C’est un corps vivant où se tiennent en équilibre les esprits pon¬dérés, conjonction d’un ciel et du terroir. Mieux que tout autre végé¬tal, la vigne trouve l’accord des mercures de la terre donnant ainsiau vin son juste poids. Elle travaille tout le long de l’année en suivantla marche du Soleil à travers tous les signes zodiacaux. Le vin n’ou¬blie jamais, au plus profond des caves, de recommencer cettemarche du Soleil dans les maisons du ciel. C’est en marquant ainsi lessaisons qu’il trouve le plus étonnant des arts : l’art de vieillir. »

Magnifique illustration de la transitivité de l’expérience et durêve qui est affirmée par les poétiques. Transitivité qui s’exprimedans le langage par la réversibilité des métaphores, sur laquelle ne

1. G. Bachelard, La terre et tes rêveries de la volonté. Essai sur l’imacnnation des forces, José CortiParis, 1948, p. 145. 1. Ibid., p. 228.

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1716 COMMENT BOIRE UNE MÉTAPHORE ?DOMINIQUE LECOURT

les « éléments » dont ne cesse de se nourrir l’imagination maté¬rielle : Eau, Air, Ciel et Terre. « Sang végétal », il met l’organismehumain en communication immédiate avec le grand cosmos vivantde nos rêves dont les poètes, jouant de l’indiscipline des mots, por¬tent le message : le bien-être de l’être humain ne s’éprouve que dansun plus-être, dans un élargissement et un approfondissement del’être.

résume donc pas à cet ascétismea été tant décrié. Le

L’éthique bachelardienne ne seépistémologique pour classe Terminale qui« “non” suppose un “oui”, un joyeux “oui” préalable, une métaphy¬sique d’adhésion au monde. Et le non n’est jamais un non à ce oui,

forces qui affaiblissent lavigueur de ce “oui”. Line adhésion à un avenir par l’imagination aurisque de l’imprudence. L’éthique se désigne comme une « esthé¬tique de l’humain ». C’est toute une philosophie.

comme il l’a cru un temps, mais aux

Philosophiquement, le vin occupe ainsi une place de choix dansl’ épicurisme actif que Bachelard appelle de ses vœux dans son livre surLautréamont *. Un tel épicurisme « qui enverrait le reflet de sa joiegénérale aux différents organes en exigeant que la conscience de lasanté s’attache soigneusement aux différentes fonctions serait physi¬quement dynamogénique ». Et le philosophe champenois poursuit :« pas de gourmandise éclairée sans ce clair et distinct hommage auxorganes spécifiques. On goûte le vin blanc de mon pays avec lesreins ».

On pourrait montrer que l’onirisme bachelardien enveloppenon seulement une critique de la conception désignative du lan¬gage, un refus de l’identification de la pensée à la représentation,une critique de la psychanalyse classique, une nouvelle ontologie...

Mais, au premier chef, il ouvre sur une éthique, celle qu’il metlui-même en œuvre : inlassablement chercher dans le monde à« ouvrir toutes les prisons de l’être pour que l’humain ait tous lesdevenirs »2. Se faire rêveur de mondes, en s’ouvrant aux rêveries ducosmos. Laisser advenir ainsi à l’être d’autres mondes en ce monde.D’autres mondes que celui devant lequel les disciplines du langageet les injonctions de notre psychologie utilitaire nous invitentchaque jour à nous incliner. Dernière citation de Gaston Bachelardparlant des alchimistes : « Pour un rêveur de la matière, un raisinbien composé n’est-il pas déjà un beau rêve de la vigne, n’a-t-il pasété formé par les forces oniriques du végétal ? Dans tous les objets,la nature rêve. »3

1. G. Blanchard, Lautréamont,José Corti, Paris, 1951.2. G. Blanchard, La terre et les rêveries de la volonté, op. rit., p. 137.3. Ibid., p. 323.

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LE VIN DE LA MÉLANCOLIE

JEAN LIBIS*

Tout philosophe induit dans son sillage une image collective quiconstitue une véritable déformation de sa pensée. Dans le cas deGaston Bachelard, cette image devient quasiment falsificatrice : unesorte de mythologie bachelardienne a pris corps, dont le micro¬cosme dijonnais se fait volontiers le vecteur. Avec sa barbe fluviale, lephilosophe apparaît comme une figure paterne, bonhomme etgénéreuse. S’y ajoute l’image d’un bon vivant alliée à celle d’unpédagogue mystérieusement fascinant. Tout le monde aurait peu ouprou suivi ses cours, et on lui prête l’art de savoir découper le jam¬bon’.

Tout cela n’est pas complètement dénué de sens, mais le carac¬tère néanmoins idéologique de cette image a pour conséquence demasquer la véritable profondeur et la gravité de la pensée bachelar¬dienne. Gaston Bachelard est un philosophe atypique, subversif,doublé d’un métaphysicien dont les préoccupations, parfois drama¬tiquement exprimées, confinent à un pessimisme original, qui trop

* Professeur de philosophie au lycée Carnot de Dijon.1. Un collègue philosophe a attiré mon attention sur une bande dessinée pour le moins

révélatrice. Issue de la la série Valerian agent spatio-temporel, elle a pour titre Métro Châtelet- Direction Cassiopée, et pour auteurs J.C. Mézières et P. Christin. Aux pages 39 et sui¬vantes, on y voit le professeur Châtelard (sic) recevoir deux agents secrets. Après avoirpassablement élucubré sur les pouvoirs de l’eau, du feu, de la terre, etc., tout ce mondedéguste un petit vin gouleyant. Nous voici au cœur des mythologies tissées autour deBachelard !

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20 JEAN LIBIS 21LE VIN DE LA MÉLANCOLIE

vent n’a pas été perçu, ni a fortiori compris. Philosophe masqué,qui semble parfois se censurer lui-même1, il a certainement contri¬bué, volontairement ou non, à forger les masques dont ainsi on l’af¬fuble. Et les entrelacs inhérents à son œuvre sont sans doute propresà égarer certains lecteurs de bonne foi, trop vite prédisposés à enté¬riner une vision rassurante de l’homme et de l’œuvre. Une phciselée selon sa manière personnelle est à cet égard importante etpourrait servir d’ossature à tout son cheminement : « L’optimismeest volonté alors même que le pessimisme est connaissance claire » 2.Or nous n’avons

hédonisme bachelardien et que celui-ci ait pu trouver dans le vinobjet onirique par excellence, cela n’est sans doute pas contestable.Mais il convient aussi de porter l’attention sur ceci : que cet hédo¬nisme n’est peut-être que l’autre versant d’un pessimisme métaphy¬sique, qui, pour l’essentiel, refuse le ton de la tragédie, ce qui pla¬cerait Bachelard dans le sillage vénérable d’Epicure et de Lucrèce-auteurs que cependant il ne cite pas fréquemment.

L’exploration du « pessimisme » bachelardien peut être envisa¬gée selon des stratégies multiples. Plusieurs extraits du corpus pour¬raient donner lieu à des analyses particulièrement révélatrices. Ons’attardera ici sur l’épisode du vertige éprouvé à la cathédrale deStrasbourg, parce que, précisément après 1’« incident », le philo¬sophe éprouve le besoin de nous confier qu’il est allé boire le vin duRhin dans les tavernes, comme pour exorciser une expérience tropgrave pour n’être pas scellée par quelque dévotion païenne.

Cet épisode -qui me semble être une des plus troublantes médi¬tations que Bachelard ait bien voulu confier à ses lecteurs -, se situe

dans le douzième et dernier chapitre de La terre et les rêveries de lavolonté, qui constitue aussi à lui seul la troisième partie de l’ouvrage.Par son contenu, ce chapitre contraste fortement avec les précé¬dents, consacrés à la rêverie cristalline, à la rosée, à la perle.Bachelard ne se contente pas de nous délivrer un de ces souvenirspersonnels que les us et coutumes philosophiques ont tendance àdésigner comme outrageusement subjectifs ; il tire le fil d’une médi¬tation sur le vertige et la pesanteur, qu’il déroule jusqu’à son terme,

à la fois logiquement et dramatiquement.La méditation débute avec la nostalgie du rêve de vol à laquelle

se mêlent des réminiscences évidemment nietzschéennes. Le rêvede vol occupe dans l’imaginaire bachelardien une place privilégiée,parce qu’il est en soi doué d’une’ capacité illimitée de fascination,

ensuite parce qu’il représente la négation radicale du principe deréalité. Il est donc au cœur de cette fonction de l’irréel dont le phi¬losophe assumera l’importance paradoxale jusqu’auproduction d’écriture. Or le voici confronté à la leçon de la pesan¬teur, leçon triviale s’il en est, irruption désobligeante du principe de

un

aucune raison de croire qu’il n’ait pas pris laconnaissance au sérieux : depuis La formation de l’esprit scientifique,qui se présente explicitement comme une Contribution à une psycha¬nalyse de la connaissance objective, jusqu’au Matérialisme rationnel, quiclôt de fait sinon de droit l’ensemble des publications épistémolo¬giques, le philosophe n’a cessé de revendiquer la nécessité de « psy¬chanalyser » nos activités mentales afin de dresser les prolégomènesde toute connaissance théorique qui voudrait se présenterobjective. De plus, cette démarche ne se limite pas au seul horizondu rationalisme scientifique puisque deux ouvrages au moins,L’intuition de l’instant et La dialectique de la durée, constituent le dip¬tyque d’une véritable métaphysique du temps, souvent dramatique¬ment exprimée contre l’esprit du bergsonisme, et articulée autourde l’idée même de néant. C’est dire que la « connaissance claire »n’est pas du tout le parent pauvre de cette philosophie multiple, etqu’il serait abusif de circonscrire cette dernière à son cheminementmétapoétique.

Dans ces conditions, n’y aurait-il pas quelque complaisance à glo-sur un sujet tel que Bachelard et le vin ? Il faut avouer que cette

perspective peut nous laisser vaguement perplexe, malgré l’exis¬tence de plusieurs textes attenant à la question, dont tout un cha¬pitre servant de clôture à La terre et les rêveries du repos. Qu’il existe

comme

ser

un

1. Dans l’œuvre bachelardienne, il ne manque pas de séquences où l’auteur semble tentéde s’exposer lui-même davantage vis-à-vis de son lecteur. Toutefois, le plus souvent, ils’en retient, usant de quelque clause stylistique appropriée.2. G. Bachelard, L’intuition de l’instant, Gonthier-Médiations, Paris, 1966, p. 100.

terme de sa

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23LE VIN DE LA MÉLANCOLIE22 JEAN LIBIS

la spéculation métaphysique (quoiqu’il désapprouve, par ailleurs, cegenre de glissement) . Le lecteur pressé ou malveillant qui n’y verraitque le récit d’un souvenir traumatisant réduirait le texte à l’expres¬sion pathologique d’un dérèglement de l’imagination. L’insistanceque met l’auteur à développer cette métaphore jusqu’à la fin du cha¬pitre, pendant une quarantaine de pages, doit nous convaincre deson importance.

Si le malaise éprouvé au sommet du clocher de Strasbourg est siprégnant, c’est que, d’une certaine façon, il était déjà là avant ; etc’est aussi qu’il le sera encore plus tard. Du côté de l’amont, on peutsans

réalité attenant à la nature même de notre constitution corporelle.Au mythe d’Icare si généreusement fascinant, il faudrait adjoindrele complexe de Thalès dégringolant au fond du puits. « Impossiblede faire la psychologie de la pesanteur, la psychologie de ce qui faitde nous des êtres lourds, las, lents, des êtres tombants, sans une réfé-

à la psychologie de la légèreté, à la nostalgie de la légèreté »*.D’emblée la psychologie de la pesanteur nous renvoie à tout autrechose qu’à une parodie de leçon de physique. La pesanteur est l’ex¬périence d’un être intrinsèquement affecté, affligé. D’un dia¬gramme poétique - lourds, las, lentsinquiétude proprement métaphysique qui affecte le destin descen¬dant des êtres. L’usure est au cœur de la vie, comme la paresse estau cœur de la pensée. Et nulle intelligence ne peut faire l’économiede la lassitude, quoiqu’elle répugne à accepter sans rechigner l’ex¬périence de la retombée. C’est pourquoi une rectification ascen¬sionnelle est toujours exigée en même temps que surgissent ces

d’indigence. Et dans la nostalgie de la légèreté, il paraît dif¬ficile de ne pas retrouver les échos nietzschéens d’un Zarathoustrafustigeant l’esprit de la lourdeur, et l’obsession stérile des « arrière-mondes ». Toutefois, l’allusion nietzschéenne semble ici plutôt for¬melle que réellement convaincante.

Et dans la page qui suit, c’est bel et bien la hantise de la chute,exacerbée jusqu’à l’angoisse, qui va tenailler le philosophe. Le récitdu vertige éprouvé à la cathédrale de Strasbourg est un des hautslieux du corpus bachelardien, d’abord par la tournure étrangementangoissante de cette page, ensuite parce que Bachelard parvient àjustifier une confession très personnelle en lui donnant une assised’une tenue éminemment spéculative. « L’engramme d’une chuteimmense est en moi », écrit l’auteur, usant avec bonheur d’unrare qui est comme la synthèse d’une réminiscence, d’une blessureintérieure, et d’un schème unissant l’effroi affectif au désarroi intel¬lectuel. Or on peut dire ici qu’il ne met pas seulement en scène unedynamique des images, mais qu’il s’aventure, par métaphore, dans

1. G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté,José Corti, Paris, 1947, p. 341.

rence

Bachelard induit cettedoute chercher quelque lecture psychanalytique, et l’auteur y

consent à la rigueur : peut-être n’eût-il pas répudié l’intéressant rap¬prochement que fait Christiane Milner 1 entre le récit bachelardienet le concept d'espace transitionnel élaboré par D.W. Winnicott. Ducôté de l’aval, il n’est tout de même pas peu surprenant que le phi-

sa propre mort, à affirmer quelosophe se risque, anticipant surl’échéance fatale aura la forme de ce vertige, qu’elle réitérera cettechute imaginaire. Dès lors, on passe insensiblement d’une construc¬tion autobiographique à une métaphysique de la chute. La généra¬lisation est patente : « Le malheureux frappé d’un vertige, pris danssa signification première, est seul jusqu’au fond de son être. Il estchute vivante. Cette chute ouvre dans son être propre de véritablesabîmes [...] Il s’agit bien d’une ruine de l’être, d’une ruine duDasein conçue aussi physiquement qu’il se peut, avant les méta¬phores telles qu’elles sont travaillées par la philosophie deKierkegaard » 2. Le ton surprend qui se fait ici de plus en plus âpre,de plus en plus tendu. Avant que n’apparaissent des référencesexplicitement philosophiques qui soulignent un élargissement dupropos, c’est encore le vertige au sens propre qui est désigné commethéâtre de la défection intimement vécue. L’angoisse de la chute estd’abord celle d’un corps s’imaginant tombant en chute libre et

constats

mot

pace et objet transitionnel - Bachelard à la lumière de Winnicott », ind, l’homme du poème et du théorème, Editions Universitaires de Dijon, Dijon,

1. C. Milner, « EsGaston Bachelart1984.

2. G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 347.

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25LE VIN DE LA MÉLANCOLIE24 JEAN LIBIS

derniers ouvrages d’épistémologie, ainsi qu’à ce complexed’Empédocle qui taraude encore les tout derniers textes de la poé¬tique du phénix. « En fait les gouffres réels restent une exceptionsur notre bonne terre, on peut souvent éviter de les aller voir, éviterd’aller trembler devant eux. Mais notre inconscient est commecreusé par un abîme imaginaire. En nous, toute chose peut tomber,toute chose peut venir en nous s’anéantir »1. Formulation d’autantplus saisissante qu’elle surgit dans un climat de noirceur, soulignépar un vocabulaire insistant, et mis en place à l’intérieur des deuxpages précédentes où sont glosés des textes d’Edgar Poe et deLudwig Tieck. Ici, la référence à l’expérience externe du vertige setrouve complètement déplacée, complètement intériorisée. C’est enlui-même que le sujet découvre la défection de tout fondement, laperpétuelle dépression ontologique d’un soubassement qui sedérobe. Peut-on même encore parler d’un « sujet », si tant est queles objets viennent y choir et s’y abîmer comme dans un puits sansfond ? En écrivant que toute chose est susceptible de venir en nouss’anéantir, Bachelard ne conjugue-t-il pas implicitement la leçon deDescartes, qui dans les deux premières Méditations dissout l’objetdans le primat de la représentation, avec celle de Sartre, qui façonnela conscience à l’image de ce trou de vidange où le monde est pourainsi dire menacé d’absorption ? Et cette porosité n’est-elle pas à samanière singulièrement contagieuse ? N’affecte-t-elle pas les idéeselles-mêmes, perpétuellement chassées d’elles-mêmes par des tro¬pismes sémantiques, qui les déplacent, les modifient, et pour finirles exténuent ? Ainsi, faisant montre d’un rare bonheur de formule,Bachelard écrit cette phrase sibylline : « Toutes les idées ont leurabîme » 2.

Il n’est pas fréquent que la spéculation bachelardienne se meuvedans un climat aussi crépusculaire, dans une telle tentation de pes¬simisme. La réminiscence strasbourgeoise est bel et bien un schèmefaisant communiquer un affect puissant avec une intuition méta-

s’écrasant sur un sol dur. Nonobstant l’objection de l’idéaliste etmême du phénoménologue (comment un corps pourrait-il s’imagi¬ner quoi que ce soit ?) , on peut bien dire que le corps tout entier estengagé dans la conscience du vertige, exposé lui-même à l’apercep-tion de sa fragilité extrême. Si 1’« esprit » seul pouvait tomber, ilserait bien facile de se jeter dans le vide *. Par rapport à la pesanteur,le corps est en situation d’immédiate exposition, de même que, dansla philosophie de Schopenhauer, il est l’objectivation immédiate duVouloir-vivre. Cela n’empêche pas Bachelard, à juste titre, d’élargirla problématique de la chute. A la béance ouverte devant lui, cellede l’espace et de l’abîme, correspond la béance intérieure de l’être,lorsqu’il perçoit les possibilités de son effondrement propre. Il seraitsans doute plus juste de dire que l’une et l’autre s’appellent mutuel¬lement, s’ajustent négativement l’une à l’autre. Que Bachelard, uti¬lisant le langage du désastre, puisse parler d’une ruine du Dasein estd’autant plus troublant que le terme de Dasein, dans le contexte, nerenvoie pas à Heidegger, mais à un texte, cité en allemand, deHeinrich Steffens. On peut toutefois se demander si l’auteur ne selivre pas, quelque peu malicieusement, à un jeu d’allusions. Quant àla référence à Kierkegaard, elle donne à ce passage une connotationphilosophique spécifique et nous rapproche bon gré mal gré de cesmétaphysiques dramatiques dont Bachelard critique par ailleurs lecaractère excessivement vertigineux.

Du reste, l’auteur a beau nous dire qu’il prend surtout encompte l’image de la chute en son sens propre, il ne cesse de pous¬ser l’image vers la métaphore. Lorsque le mot gouffre vient relayer lemot abîme, Bachelard fait remarquer que la fréquentation effectivedes véritables gouffres telluriques reste exceptionnelle dans la vied’un homme. En revanche, il affirme que le gouffre est en nous,ouvrant ainsi les perspectives d’une psychologie de la béance àlaquelle il faudrait prêter l’attention la plus rigoureuse si on laconfrontait à ce matérialisme en creux qui se met en place dans les

1. Ibid., p. 351.2. Ibid., p. 352.

1. Nous prerqu’on puisse les imputer d

nons à notre comîpte les deux réflexions qui précèdent, car ilirectement à Bachelard lui-même.

ne semble pas

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26 27JEAN LIBIS LE VIN DE LA MÉLANCOLIE-

physique. Potentiellement, nous sommes des êtres-pour-la-chute. Cequi ne veut pas dire que nous devions y consentir, ou cultiver ennous le goût de la défaite. Dans la suite de ce chapitre, et par unedialectique qui lui est propre, Bachelard va imprimer à sa médita¬tion le sens du défi, et l’exigence d’une contre-chute qu’il considère

« sublimation » normale et légitime. Cette réaction estd’ailleurs attendue de la part d’un penseur qui à l’inverse d’unCioran n’a jamais eu le goût de l’exhibition doloriste. En abordantsuccessivement le complexe d’Atlas, la psychologie du portefaix, lafascination du montagnard et la signification symbolique de la verti¬calité humaine, Bachelard semble se donner les moyens d’exorciserquelques démons qu’il a trop bien activés. A quoi nous serviraientnos complexes de culture et notre connaissance de la mythologies’ils ne venaient pas prendre en charge en les poétisant nos désarroisintimes et nos misères physiologiques ? Du reste, l’expérience duvertige n’est-elle pas réversible pour qui sait se prémunir et se don¬ner les moyens de la contemplation élevée ? Tout un romantismepanoramique, auquel Bachelard semble personnellement réceptif,et dont il aurait pu trouver les versions imagées chez des paysagistesallemands comme Hans Thomas et Caspar David Friedrich,sa justification dans un voyeurisme jubilatoire qui nous renvoie1 audébut de l’article intitulé « Le monde comme caprice et miniature ».

Pourtant, la fin du chapitre va derechef s’enfoncer dans le cré¬puscule de l’abîme. Comme souvent, la catabase bachelardienne vacreuser son chemin sous le prétexte d’une référence littéraire.Bachelard emprunte au poète russe Alexandre Blok

nouvelle fascination de la chute, renouant ainsi avec un vertige ini¬tial devenu plus lourd, plus définitif aussi. « Cette couleur à la mainde plomb créant un espace et un temps, comment ne pas lui donnerla dynamique du gouffre ? Elle est un espace-temps du gouffre-chute. Plus loin, dans une chute accomplie, le poète trouvera le noir.Alors “ le noir et le vide” sont inséparablement unis. La chute est finie.La mort commence. »'

La mort commence très exactement en même temps ques’achève le livre. Un destin de chute a trouvé son terme. Commentcroire que puisse prendre fin fortuitement un ouvrage intitulé Laterre et les rêveries de la volonté et que les images étonnantes emprun¬tées au poète russe ne soient pas l’occasion d’un aveu indirect ? Enconjuguant la chute, le noir, le vide et la mort, Bachelard dessinel’épure d’une métaphysique innommable : celle qui vide la mort de

signification recevable. Rarement Bachelard a semblé aussiproche d’un matérialisme tragique : loin des complexes solaires,

loin de l’extase lumineuse d’un Icare ou d’un Phaéton, loin de l’édi¬fiante leçon de Lucrèce ou des Stoïciens, nous voici confrontés à lamétaphysique du noir absolu. En reliant cette méditation limite àl’engramme d’une chute immense inscrite en son être depuis le clo¬

cher de Strasbourg, le philosophe n’accepte pas seulement de lever

le voile sur ses propres périls intérieurs, il engage aussi les prémissesd’une philosophie du non-sens : l’homme a le visage des effondre¬ments qu’il diffère, et toute éthique du courage ne saurait nous dis¬

penser d’avoir la prescience de l’effondrement final. Ce péril est àl’intérieur du sujet, et nulle conscience collective ne saurait l’en pré¬server.

comme une

toute

trouve

une surpre¬nante méditation sur les couleurs de l’abîme. Lorsque l’imaginations’enfonce dans les ténèbres de ce que certains philosophes alle¬mands appellent l’ Ungrund - ce dont le fond se dérobe, ce dont iln’y a pas de fondement -, elle engendre, selon le poète, des sythésies troublantes. La couleur violette, notamment, y déploieespace spécifique, rencontre inattendue de l’imaginaire spatial, del’esthétique et de la métaphysique. Bachelard se laisse aller à cette

Le vin que le philosophe s’en va ensuite déguster dans lesstrasbourgeoises a peut-être la saveur de la joie tellurique

nquise. On peut aussi penser, après l’exégèse de ces pages éton¬nantes consacrées à une métaphysique de la chute, que ce vin fut

aussi celui de la mélancolie. On ne se remet pas si aisément de cesvertiges pernicieux qui sont comme des leçons d’ontologie négative.

tavernesnes- reco

1. Ce renvoi est d’ailleurs explicite dans La terre et les rêveries de la volonté, op. cil, p. 387. 1. Ibid., p. 402.

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28 JEAN LIBIS

Alors, Bachelard et le vin ?Oui, pourquoi pas ? puisque d’autres textes fameux nous y invi¬

tent ; mais à condition de ne pas voir dans cette liaison l’indiced’une pensée bucolique, qui serait joyeusement matoise et inféodéeaux aphorismes du bon sens. Bachelard n’est pas un homme desconfréries. Et s’il fait sans doute partie de ces philosophes pour les¬quels boire le vin constitue une affirmation significative, et pas seu¬lement un geste de plaisir, il est surtout le philosophe d’une penséesolitaire, tendue vers l’impossible réconciliation de la lucidité et dela volonté, vers ce lieu impensable où la raison et l’imaginationconvergent à tour de rôle, sans pouvoir occuper la place. Un tel pro¬cessus est par principe inachevable, comme l’est l’œuvre deBachelard elle-même.

BACHELARD ET LA NÉGATION POSITIVISTEDE L’IMAGINATION SCIENTIFIQUE

GERVAIS KOFFI NOSSÉDJI MAGLO*

Le double versant de la pensée bachelardienne a été le pointd’achoppement des esprits « unitaristes » ; à tort ou à raison, ils ontcru la dynamiser en l’unifiant, s’étonnant de l’incommunicabilitéétanche entre image et concept, c’est-à-dire de la constitution d’undomaine d’autonomie de l’imaginaire qui fait suite à son expulsiondu domaine scientifique. En fait, il devait apparaître très clairementà la postérité bachelardienne que cette « dérive » psychologique estphilosophiquement intenable. Mais, ne pouvant s’installer dans unantibachelardisme ouvert, elle a longuement cherché et chercheencore des possibilités d’unification de l’œuvre de l’auteur. Decette position, Dagognet nous semble être une des figures repré¬sentatives dont le but reste de « l’unir contre lui-même [Bachelard]et rejeter la césure épistémologie-poésie »*. Contrairement à cetteorientation, l’objectif de notre démarche sera de prendreBachelard au sérieux dans sa négation de l’imagination scientifiqueafin d’en rechercher l’origine intellectuelle. L’idée directrice estque cette négation prend racine dans un programme positiviste ini¬tial d’affirmation de l’unité de la raison, affirmation caractéristiquede l’univers culturel universitaire français organisé essentiellement

* Centre Gaston-Bachelard, Université de Bourgogne, Dijon.1. F. Dagognet, « Sur une dernière image de la science », in Gaston Bachelard, l’homme du

poème et du théorème, colloque du centenaire, Editions Universitaires de Dijon, Dijon, 1986,p. 147.