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PATRICE SPINOSI Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation

16, boulevard Raspail 75007 PARIS

C O U R D E C A S S A T I O N - - - - - - - - - - - - - - - -

ASSEMBLEE PLENIERE

MEMOIRE EN DEFENSE POUR : L’Association BABY LOUP

Maître Patrice SPINOSI CONTRE : Madame Fatima AFIF

SCP WAQUET, FARGE, HAZAN

Observations à l’encontre du pourvoi n° E 13-28.369

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- F A I T S ET PROCEDURE - I. L’association BABY LOUP, exposante, est une association à but non lucratif fondée en 1990. Elle assure la gestion d’une crèche intégrée dans des logements sociaux du quartier de la Noé, au sein de la commune de Chanteloup-les-Vignes. Son budget annuel moyen, d’environ 1 million d’euros, soit 1.176.699 euros pour l’année 2012 et 1.145.832 euros pour l’année 2013, a été financé pour cette dernière année à 97% par des fonds publics répartis entre les versements effectués par la Commune, la Caisse d’allocations familiales, le Conseil général (Action sociale et prévention de la Direction de l’action sociale), la Région, les communes voisines sur contractualisations spécifiques ainsi que d’autres services rattachés à l’Etat (Ministère Droit des femmes, ACCES, DDET contrat aidés). Les fonds privés, proviennent quant à eux de dons de mécènes et partenaires, ainsi que de contributions réglées par les parents des enfants accueillis au sein de la structure. Dès l’origine, comme il est précisé dans ses statuts fondateurs, l’association BABY LOUP a entendu proposer une offre d’accueil de la petite enfance et s’engager dans une action pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes, au sein d’un quartier réputé difficile. C’est forte de ces ambitions qu’elle a également entrepris de favoriser le maintien du lien social par des activités ouvertes aux parents et aux habitants de la commune. Depuis l’année 2002, et dans ce cadre, l’association BABY LOUP s’attache en particulier à répondre aux besoins des parents du quartier dont les horaires de travail sont souvent décalés, nocturnes, de week-end ou jours fériés, en proposant des services de garde 24 heures sur 24, tous les jours de l’année, à l’exception du mois d’août.

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Dans le même temps, elle s’emploie à privilégier l’embauche des femmes du quartier, en leur assurant une formation spécifique aux métiers de la petite enfance. Son action vise ainsi à développer, entretenir et souder un quartier difficile par un lien social fort. En ce qui concerne, plus précisément, l’activité de la crèche, celle-ci accueille quotidiennement entre 35 et 45 enfants âgés de 12 semaines à 6 ans. Elle est également amenée à accueillir des enfants plus âgés, jusque 9 ans, en cas d’accueil spécifique pour certaines nuits, les week-ends et jours fériés, et même jusqu’à 12 ans en cas d’urgence familiale (hospitalisation, départ impromptu d’un parent, rupture de domicile, violence conjugale, parents en cours de procédure d’éloignement, etc.). Au-delà de cette activité, l’association organise mensuellement des réunions de femmes du quartier pour leur permettre d’échanger autour des difficultés qu’elles rencontrent afin d’inciter celles-ci à élaborer leurs propres réponses individuelles et/ou collectives. Elle a ainsi à cœur de développer les activités associant les parents et voisins, afin d’ouvrir le mieux possible la crèche placée au cœur d’un ensemble d’activités (fêtes locales, anniversaires des enfants, veillées, séjours en gîte, etc.) et inscrire l’accueil des enfants dans une logique de développement local. Sa démarche, tout à fait inédite, dépasse donc largement le cadre traditionnel d’une crèche ayant pour seul objet la garde des enfants. I-2 Pour parvenir à remplir de tels objectifs et fédérer des activités communes autour de la petite enfance dans un quartier caractérisé par une très forte mixité sociale, l’association BABY LOUP s’est, dès l’origine, dotée de statuts lui permettant de s’affirmer comme étant résolument apolitique et areligieuse, transcendant les différentes références culturelles, conditions sociales ou encore nationalités qui cohabitent dans le quartier au sein duquel la crèche est implantée.

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Un tel engagement ressort, non seulement, des garanties qu’elle a pris à ce titre auprès des pouvoirs publics qui la financent, mais encore des différents règlements intérieurs dont elle s’est dotée au fil du temps. Ainsi, dès l’année 1990, alors même que, comptant moins de vingt salariés, l’association n’avait aucune obligation d’édicter un règlement intérieur, elle a néanmoins tenu à préciser formellement l’attachement qu’elle portait à une telle exigence de neutralité. L’article 5 du règlement qu’elle s’impose prévoyait ainsi que « le personnel doit avoir un rôle complémentaire à celui des parents pour ce qui est de l’éveil des enfants. Dans l’exercice de son travail, celui-ci doit respecter et garder la neutralité d’opinion politique et confessionnelle en regard du public accueilli, tel que mentionné dans les statuts ». Cette exigence de neutralité, sans laquelle l’association BABY LOUP ne pourrait parvenir à remplir pleinement la mission qu’elle s’est assignée dans le contexte spécifique où elle intervient, a par la suite été confirmée à plusieurs reprises, notamment aux mois d’octobre et novembre 1996, en particulier à la demande des pouvoirs publics désireux de voir cette exigence davantage précisée. Ainsi, le dernier règlement intérieur adopté, en vigueur depuis le 15 juillet 2003, précise, sous l’article intitulé : « Liberté de conscience, neutralité et obligation de réserve et respect du secret professionnel » que : « Le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par BABY LOUP, tant dans les locaux de la crèche, ses annexes ou en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche à l’extérieur ». I-3 Madame AFIF, ancienne salariée de l’association et demanderesse au pourvoi, n’ignorait évidemment rien de la spécificité des engagements de neutralité de son employeur.

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Recrutée aux termes d’un Contrat Emploi Solidarité à compter du 6 décembre 1991, elle a exercé les fonctions d’assistante maternelle au sein de la crèche, avant de se voir proposer de conclure un Contrat de Qualification débutant le 1er décembre 1993 et expirant le 30 novembre 1995. Avec le soutien, notamment financier, de l’association BABY LOUP, elle a ainsi pu suivre une formation d’éducateur pour jeunes enfants, avant d’obtenir son diplôme le 27 février 1997. Elle a alors conclu avec elle un contrat à durée indéterminée pour exercer les fonctions d’éducatrice pour jeunes enfants, ainsi que celles d’adjointe à la direction. Ainsi, dès l’origine, Madame AFIF a pleinement eu conscience des principes, précisés par les statuts et le règlement intérieur, qui gouvernent l’action de son employeur. Quand, au mois de mars 2001, il a été rapporté qu’elle avait porté un voile islamique1 à l’occasion de l’exercice de l’une de ses missions pour la crèche, l’association lui a alors rappelé, par un courrier remis en main propre, les règles de laïcité et de neutralité en vigueur. C’est là l’unique incident, jusqu’au départ de Madame AFIF en congé maternité au mois d’avril 2003, qui a été relevé à son encontre, celle-ci n’ayant jusque-là jamais porté de voile ni un quelconque signe à connotation religieuse, contrairement à ce qu’elle soutient désormais. En tout état de cause, cette question factuelle sur laquelle la salariée tente de revenir encore devant la Cour de cassation a définitivement été tranchée par les juges du fond qui ont expressément reconnu par motifs adoptés que si elle avait porté le voile avant décembre 2003n c’était à l’insu de la direction et qu’elle ne pouvait dans ces conditions affirmer le contraire (jugement du Conseil des Prud’hommes du 13 décembre 2010, page 10, alinéas 9 et 13). Son congé maternité a été suivi, dès le mois de décembre de la même année, d’un congé parental qui fut renouvelé jusqu’à sa reprise d’activité. 1 De la nature de cette pièce de vêtement il ne sera pas discuté davantage. La question du rapport de l’Islam et du voile est une question controversée, y compris dans la doctrine religieuse qui se réclame du Coran. La question ici n’est aucunement celle du voile « acceptable » par rapport au « voile inacceptable » (comme il en va par exemple des

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C’est donc après six ans d’absence à la crèche que Madame AFIF a sollicité, peu avant la date de son retour, la possibilité de bénéficier d’une rupture conventionnelle de son contrat de travail. La discussion engagée sur ce sujet n’a toutefois pas abouti. I-3 C’est dans ces conditions que le 9 décembre 2008 jour fixé pour la reprise de son poste, que Madame AFIF s’est présentée à la crèche revêtue d’un voile islamique. La directrice lui ayant demandé de le retirer eu égard aux règles en vigueur et précisées notamment par le règlement intérieur, la salariée lui a opposé un violent refus, entrainant deux vives altercations en présence des enfants alors confiés à la crèche. Madame AFIF a alors formulé de graves menaces à l’encontre de la directrice, de ses collègues, et de son employeur. Celui-ci, face à son comportement, a dû lui signifier une mise à pied à titre conservatoire. La salariée a toutefois refusé de s’exécuter, provoquant un nouvel incident en prenant à partie, cette fois physiquement, les personnes alors présentes. Plusieurs heures durant, Madame AFIF a continué à imposer son comportement véhément à l’endroit de ses collègues, en présence des enfants et de leurs parents. Le lendemain, elle s’est une nouvelle fois imposée au sein des locaux, en adoptant le même comportement, avant de quitter les lieux en fin de journée, pour ne plus revenir2 On relèvera d’ailleurs que la salariée ne réfute pas cette attitude mais prétend seulement la justifier. I-4 Le 15 décembre 2008, Madame AFIF a été convoquée à un

2 Pour plus de précisions sur ces faits définitivement tranchés par les juges du fond, voir l’arrêt attaqué, page 3, alinéas 2 et 3, faisant explicitement référence au contenu de la lettre de licenciement et jugement du Conseil des Prud’hommes, page 10, alinéas 4 à 8.

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entretien préalable avant d’être finalement licenciée pour faute grave, le 19 décembre suivant. Elle a alors saisi le Conseil de Prud’hommes de Poissy en vue de faire reconnaître la nullité de son licenciement. Par un jugement du 13 décembre 2010, le Conseil des Prud’hommes de Mantes-la-Jolie l’a toutefois déboutée de l’ensemble de ses demandes. Elle a saisi la Cour d’appel de Versailles, laquelle a également rejeté sa demande aux termes d’un arrêt du 27 octobre 2011. Cette décision a toutefois été cassée par un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2013, qui a considéré que la crèche ne pouvant être regardée comme assurant une mission de service public, le principe de laïcité ne lui était pas applicable et que, par suite, les dispositions de son règlement intérieur instaurant une restriction générale et imprécise de la liberté religieuse de la salariée, le licenciement a été prononcé pour un motif discriminatoire. Statuant sur le renvoi ordonné, la Cour d’appel de Paris a rejeté la demande de la salariée en retenant que l’association BABY LOUP pouvait être qualifiée d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et ainsi imposer une interdiction de porter des signes ostensibles de religion en présence des enfants confiés à la crèche, laquelle est ainsi justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché au sens des dispositions du code du travail. C’est l’arrêt frappé de pourvoi. I-5 Pour éclairer parfaitement les débats, l’association BABY LOUP entend préciser que postérieurement au dernier arrêt rendu par la Cour de cassation, elle a été l’objet de pressions et de revendications telles qu’elle a été amenée à devoir déménager au sein de la commune de Conflans-Sainte-Honorine, ne pouvant plus assurer sa mission dans des conditions suffisamment sereines, notamment pour les membres de son personnel.

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D I S C U S S I O N Observations liminaires. II. Chacun a évidemment conscience de l’importance particulière que revêt cette affaire. Elle a fait la une des journaux et mobilisé de nombreux intellectuels. Elle a suscité des livres, des articles, et des passions, certaines innocentes et d’autres moins pures. Pour quelques-uns, cette question est apparue comme représentative d’une crise de l’« identité française ». Elle a fait l’objet d’une appropriation, parfois violente, de la part de camps politiques opposés. Elle a même, à certains moments, fait figure d’enjeu politique national, dans le prolongement du débat sur les signes religieux extérieurs, le voile en particulier. Dans ce chaudron ont été jetées pêle-mêle les conceptions les plus irréconciliables des droits de la femme, des droits de l’enfant, de la liberté d’opinion ou de religion, des prérogatives de l’employeur et de celles du salarié. Le parlement pour finir a été sommé de légiférer, et aujourd’hui encore cette hypothèse est évoquée par ceux qui craignent que la Cour de cassation ne se prononce pas dans un sens qui leur convienne – de la même manière, d’ailleurs, que la perspective d’un recours à la Cour européenne des droits de l’homme. Le présent mémoire se fonde sur l’idée, très différente, que le licenciement de Madame AFIF ne mérite ni tant d’honneur ni tant d’indignité ; que ce qu’il est demandé de juger à l’Assemblée plénière n’est pas relatif au premier chef à la laïcité ou à la liberté religieuse, mais à la modération dont les acteurs du jeu social doivent faire preuve dans la combinaison de leurs droits respectifs, modération dont elle est en dernier ressort la garante. Et sur ces différents points il démontré, en se tenant à l’écart de toute passion mauvaise, que les juges du fond ont bien jugé, en considérant que dans les circonstances de l’espèce l’association n’avait pas porté à la liberté religieuse de son employée une atteinte disproportionnée, et que celle-ci en revanche avait passé toute mesure dans sa réaction aux décisions prises à son endroit.

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II-1 Avant d’aborder plus spécifiquement l’argumentation juridique qui doit amener la Cour de cassation à rejeter le pourvoi dont elle est saisie, quatre points méritent d’être précisés. II-1.1 D’abord, quelle que soit la décision qui sera finalement retenue par l’Assemblée plénière, celle-ci ne pourra être dégagée qu’en considération de la jurisprudence de la Cour européenne en la matière. La demanderesse au pourvoi essaye de s’en prévaloir en diffusant tout au long de son mémoire la menace latente d’une condamnation de la France à Strasbourg si elle n’obtenait pas satisfaction devant les juridictions internes. La Cour de cassation ne sera pas dupe de cette intimidation. Ainsi qu’il sera largement développé, quel que soit le fondement qu’elle retiendrait pour rejeter le pourvoi de la salariée, une telle décision ne serait certainement pas de nature à exposer la France à un risque de condamnation, au regard du dernier état des arrêts rendus par la Cour européenne et en particulier de la marge d’appréciation reconnue aux Etats membres en la matière. La présentation que fait Madame AFIF de la jurisprudence européenne pour prétendre contraindre l’Assemblée Plénière sera, à ce titre, ramenée à sa juste mesure. II-1.2 Ensuite, il faut souligner que c’est exactement la même méthode que la demanderesse au pourvoi a choisi pour exposer la doctrine qu’elle mobilise au soutien de sa thèse. A lire le mémoire ampliatif, on croirait que la communauté scientifique dans sa quasi-totalité a violemment condamné la solution retenue par la cour d’appel de Paris. Là encore, la Cour de cassation pourra aisément ramener à leurs exactes proportions les affirmations de la salariée. Tout juriste sait évidemment que « l’affaire Baby-Loup » a donné lieu à un grand nombre de réactions qui ont très largement divisé la doctrine. Autant que certains auteurs ont marqué leur désaccord avec la solution qui fait l’objet du pourvoi, un très grand nombre d’auteurs l’ont au contraire approuvée comme d’autres avaient exprimé de sérieuses critiques à l’encontre de la décision auparavant rendue par la Chambre sociale (on citera notamment, et pour ne retenir que quelques exemples, les articles de Jean Mouly, « La liberté

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d’expression religieuse dans l’entreprise : le raidissement de la Cour de cassation » Recueil Dalloz, 2013, n° 14, pp. 963 et s. ; de Fleur Laronze, « Affaire Baby Loup : l’épuisement du droit dans sa recherche d’une vision apolitisée de la religion », Droit social, 2014, n°2, pp.100 et s. ; de Jean-Emmanuel Ray, « A propos d’une rébellion », Droit social, n° 1, 2014, pp. 4 et s. ; ou encore de Julien Ficara, « La Cour de cassation et le port de signes religieux ostentatoires dans les structures de droit privé », Gazette du Palais, 2013, n° 115, pp 5 et s.). Sur ce point encore la Cour de cassation ne saurait se laisser tromper. II-1.3 Par ailleurs, il faut préciser que si la cour d’appel de renvoi a choisi, pour déclarer valable le licenciement de la salariée, de se fonder expressément sur la qualité d’entreprise de conviction ou de tendance de l’association BABY LOUP, l’Assemblée Plénière ne saurait être liée par cette qualification. On l’a vu, la question qui lui est posée est bien plus large et en tout état de cause de pur droit. Sans même qu’il soit nécessaire de procéder formellement à une substitution de motifs, l’Assemblée Plénière est parfaitement libre des fondements juridiques qu’elle pourra retenir pour justifier la validité du licenciement en l’espèce. C’est bien la raison pour laquelle l’association BABY LOUP n’entrera pas dans les méandres des subdivisions des moyens de la salariée mais présentera les raisons qui, au regard du cadre jurisprudentiel européen et interne de la question posée, justifient, selon elle, du rejet du pourvoi. Le recours à la notion d’entreprise de conviction n’étant qu’une option à laquelle la Cour de cassation est parfaitement libre de recourir ou non. II-1.4 Enfin, on ne peut finir ce propos sans rappeler que l’appréciation des atteintes à la liberté religieuse par la Cour européenne et de la proportionnalité des droits qui les justifient doit toujours se faire toujours in concreto, en considération des éléments de chaque espèce. Toujours suivant la même logique d’intimidation judiciaire, la demanderesse au pourvoi distille l’idée selon laquelle si la Cour de cassation devait rejeter son recours, la généralisation de la solution qui serait retenue aurait des conséquences dramatiques pour

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la liberté de religion, laquelle pourrait être bridée par la seule volonté d’un employeur privé. Mais une fois encore, ce raisonnement est dévoyé. Si l’Assemblée Plénière devait rejeter le pourvoi de Madame AFIF, ce serait uniquement en considération du cas particulier de l’espèce et de la spécificité de l’activité de son employeur, comme l’a d’ailleurs exactement fait la cour d’appel de Paris. En matière de conflit de libertés on ne peut jamais faire de généralité. II-2 Le mémoire ampliatif de la salariée soulève cinq moyens. Les deux premiers moyens critiquent l’utilisation par la cour d’appel de Paris de la notion d’entreprise de conviction pour justifier le refus de l’employeur d’accepter que Madame AFIF soit voilée lors de l’exécution de son contrat de travail. Ces développements constituent le cœur de l’argumentation soulevée à l’appui du pourvoi. Le troisième moyen critique l’insuffisance des mentions du règlement intérieur de l’association. Les quatrième et cinquième moyens sont relatifs aux fautes de la salariée tirées de son comportement à l’égard de son employeur suite à la mise à pied conservatoire qui lui a été notifiée. On peut donc résumer les critiques de la demanderesse au pourvoi en trois temps :

1) D’abord, le fait de se présenter voilée ne saurait constituer une faute, la notion d’entreprise de conviction ne pouvant s’appliquer à l’espèce ;

2) En tout état de cause, les mentions du règlement intérieur

n’étaient pas suffisamment précises pour justifier une telle restriction à la liberté de religion ;

3) Enfin, la réaction de la salariée, suite à la notification de sa

mise à pied conservatoire, ne pouvait être retenue comme étant fautive.

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Il y sera donc répondu dans cet ordre. 1) Sur l’existence d’une faute grave pour la salariée à se présenter voilée, de nature à justifier son licenciement (1er et 2e moyens du mémoire ampliatif) III. Il est certain que le fait d’interdire à un salarié de porter un signe religieux ostensible sur son lieu de travail constitue bien une atteinte à l’exercice de sa liberté de conscience. Mais la liberté de manifester ses convictions religieuses, pour fondamentale qu’elle soit, peut, comme toutes les autres libertés, faire légalement l’objet de restrictions. En matière salariale, les dispositions du code du travail, le prévoient expressément, en particulier les articles L. 1121-1 et L. 1321-3, ainsi que l’a d’ailleurs rappelé la Chambre sociale de la Cour de cassation à l’occasion du second arrêt qu’elle a rendu le 19 mars 2013 et relatif à un employé d’une caisse primaire d’assurance maladie (Cass. Soc. 19 mars 2013, n° 12-11690, publié au Bulletin). Sur ce point, la jurisprudence interne est en parfaite cohérence avec celle de la Cour européenne des droits de l’Homme. L’article 9 de la Convention pose en effet en principe que : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

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Sur le fondement du second alinéa de cet article, il est retenu par les juges européens que si le droit de « nourrir n’importe quelle conviction religieuse et de changer de religion ou de conviction, est absolu et inconditionnel », la liberté de manifester sa croyance « par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » et donc « de la pratique en société avec autrui et en public » n’est quant à elle pas illimitée, ainsi que l’a récemment rappelé la Cour européenne des droits de l’Homme par un arrêt du 15 janvier 2013 (Eweida c/ Royaume-Uni, requête n° 51671/10, § 80). Aux termes de cette dernière décision, la Cour de Strasbourg a confirmé la nécessité de privilégier une méthode consistant à confronter les différents intérêts en présence afin d’apprécier le caractère proportionné d’une atteinte portée à un tel droit garanti par la Convention, notamment en considération d’autres droits et impératifs légitimes susceptibles d’entrer en conflit avec le premier. Plus précisément la Cour s’est attachée à vérifier la réunion de trois éléments afin de vérifier si la restriction apportée à la liberté religieuse ne méconnaissait pas les garanties posées par la Convention, tout en rappelant la marge d’appréciation que conservent les Etats membres en la matière. Ainsi, sur le terrain de l’article 9, la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé, d’abord, que « toute restriction à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction doit être prévue par la loi et nécessaire, dans une société démocratique, à la poursuite de l’un ou de plusieurs des buts légitimes qui y sont énoncés » (CEDH, Eweida c/ Royaume-Uni, précité, § 80) S’agissant tout particulièrement de l’exercice de « cette liberté sur le lieu de travail », la Cour a souligné, ensuite, qu’« il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ». Elle a affirmé, enfin, qu’il lui appartenait d’« examin[er] le caractère proportionné de la restriction » à la liberté de religion à l’aune de « toutes les circonstances » de l’espèce (Ibid. § 83). Par ailleurs, la Cour de Strasbourg estime qu’à l’heure d’apprécier cet équilibre au sujet de « la réglementation du port de symboles

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religieux », « il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national » (CEDH, G.C. 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, Req. n° 44774/98, § 109). De plus, les Etats « jouiss[e]nt en toute hypothèse d’une marge d’appréciation » (CEDH, 4e Sect. 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 51671/10, § 84 ; v. aussi CEDH, G.C. 12 septembre 2011, Palomo Sánchez et autres c. Espagne, Req. n° 28955/06 et s. § 54). A cet égard, l’approche retenue par la Cour de cassation en application des dispositions du code du travail ne diffère pas de celle retenue par la Cour européenne des droits de l’Homme. Le droit français s’inscrit en effet en parfaite cohérence avec cette démarche de mise en balance des intérêts en présence, et, à cette aune, d’évaluation de la proportionnalité de la restriction contestée lorsque celle-ci procède de l’application des dispositions du code du travail. En vertu de l’article L. 1121-1 du code, la Cour de cassation a ainsi fréquemment jugé que « sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci » de libertés et qu’il peut « être apporté à celle[s]-ci […] des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché » (sur la liberté d’expression : Soc. 28 avril 2011, n° 10-30107 ; Soc. 27 mars 2013, n° 11-19734 ; sur la liberté de se vêtir : Soc. 28 mai 2003, n° 02-40273 et Soc. 3 juin 2009, N° 08-40346). III-2 Ainsi, en l’espèce, pour vérifier si les dispositions du règlement intérieur édicté par l’association BABY LOUP pouvaient ou non interdire le port de signes extérieurs de manifestation d’appartenance à une religion à ses salariés, il appartiendra à la Cour de cassation de vérifier :

- D’abord, que la restriction de la liberté d’expression des convictions religieuses d’un salarié sur son lieu de travail reposait sur un support légal suffisant (point n° IV) ;

- Ensuite, que cette restriction était justifiée par la protection d’une pluralité de droits et intérêts concurrents (points n° V à VIII) ;

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- Enfin, que cette restriction était proportionnée aux objectifs poursuivis (point n° IX).

Ces trois critères sont évidemment cumulatifs. Il convient de les examiner tour à tour. A) La restriction à la liberté religieuse des salariés de l’association exposante repose sur une base légale suffisante (branche n°7 du 1er moyen)

IV. Que faut-il entendre par « base légale » ? La Cour européenne des droits de l’homme estime que « les termes “prévue par la loi“ figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne » (CEDH, 3e Sect. 14 février 2008, July et SARL Liberation c. France, Req. n° 20893/03, § 50). Elle souligne elle-même qu’elle « a toujours entendu le terme “loi“ dans son acception “matérielle“ et non “formelle“ » (CEDH, G.C. 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, Req. n° 44774/98, § 88). Dès lors, la « loi » ne se limite aucunement aux textes édictés par le législateur, mais « inclus à la fois du “droit écrit“ […] et le “droit non écrit“ », ce dernier pouvant être « le “droit élaboré“ par les juges » (Ibid.). Plus précisément encore, pour la Cour européenne, « la “loi“ est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété » (Ibid. ; Cour EDH, 2e Sect. 23 février 2010, Ahmet Arslan et autres c. Turquie, Req. n° 41135/98, § 38). Il en est ainsi tout particulièrement « dans un domaine couvert par le droit écrit » (Cour EDH, 2e Sect. 16 avril 2002, Société Colas Est et autres c. France, Req. n° 37971/97, § 43). Dans ces conditions, une restriction à la liberté de manifester ses convictions religieuses qui serait fondée sur un texte écrit, notamment législatif, tel qu’interprété par les juridictions nationales, satisferait sans difficulté à l’exigence d’une base légale.

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Tel est précisément le cas en l’espèce. IV-2 En effet, la légalité de la limitation du droit de Madame AFIF de manifester ses convictions est essentiellement appréciée sur le terrain de l’article L. 1121-1 du code du travail aux termes duquel : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » Depuis plusieurs décennies, les juridictions judiciaires ont ainsi progressivement interprété ces dispositions législatives, notamment au sujet de la liberté de se vêtir (Soc. 28 mai 2003, n° 02-40273 ; Soc. 3 juin 2009, N° 08-40346) ainsi que de la liberté d’expression (Soc. 28 avril 2011, n° 10-30107 ; Soc. 27 mars 2013, n° 11-19734). A l’occasion de la présente affaire, l’Assemblée Plénière est appelée, dans le strict cadre de son office, à poursuivre cette œuvre jurisprudentielle à propos cette fois de la liberté d’expression des convictions religieuses au travail. Or, ainsi que l’a clairement souligné le doyen Philippe Waquet, « il ne paraît pas nécessaire de recourir […] à de nouveaux outils législatifs ou règlementaires » pour admettre des restrictions au port de signes religieux dans l’entreprise (Philippe Waquet, « Convient-il d’interdire les signes religieux dans l’entreprise », in Revue de droit du travail, 2009, n° 9, pp. 485 et s.). En effet, toujours selon l’éminent auteur, « le régime légal actuel permet, sous le contrôle du juge, de cantonner les excès de zèle religieux au sein des entreprises, sans porter atteinte à la liberté religieuse afin de favoriser une laïcité nécessaire à la vie en commun des citoyens de la République » (Ibid.). Il revient donc à la juridiction judiciaire de déterminer si, dans un cas précis, la restriction litigieuse répond aux critères législatifs prévus à l’article L. 1121-1 du code du travail, repris à l’article L. 1321-3 du même code, ces dispositions « offr[ant] toutes les ressources utiles

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pour opérer la conciliation recherchée » (Joël Colonna et Viriginie Renaux-Personnic, « Réflexions sur les arrêts récents de la chambre sociale de la Cour de cassation relatifs au port du voile islamique dans les entreprises », in Gazette du Palais, 2013, n° 159, pp. 13 et s.). IV-3 Pour s’en convaincre, une éclairante analogie peut être établie entre le présent litige et celui relatif au port de signes religieux en France par les élèves avant l’entrée en vigueur de la loi du 15 mars 2004 portant encadrement, en application du principe de laïcité, du port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. En effet, antérieurement à la loi de 2004, la seule disposition législative ayant trait, fort indirectement, à cette question était l’article 10 de la loi d’orientation sur l’éducation n° 89-486 du 10 juillet 1989 (actuel article L. 511-1 et 2 du code de l’éducation) aux termes duquel, notamment, « dans les collèges et lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression ». Les conditions de restriction du port de signe religieux par les élèves relevaient alors presqu’exclusivement de la seule jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, Ass. 27 novembre 1989, Avis n° 346.893 ; CE, 2 novembre 1992, Kherouaa, Req. n° 130394). Saisie par différents élèves sanctionnés pour avoir porté des signes religieux, dont le voile, au sein d’établissements scolaires, la Cour européenne des droits de l’homme a admis la conformité, au regard de la Convention européennes des droits de l’Homme, de ces restrictions à la liberté de manifester ses convictions religieuses subies avant l’entrée en vigueur de la loi de 2004. Or, pour juger en ce sens, elle a en particulier estimé que « l’ingérence litigieuse avait une base légale suffisante en droit interne » en dépit du fait que le support de cette restriction était essentiellement jurisprudentiel (CEDH, 5e Section, 4 décembre 2008, Dogru c. France, Req. nº 27058/05, § 59 et Kervanci c. France, Req. nº 31645/04, § 59).

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Au demeurant, il convient de noter qu’à rebours de l’argumentation présentée par Madame AFIF selon laquelle le règlement intérieur de l’entreprise ne saurait « faire office de […] base légale » (page 33 du mémoire ampliatif), la Cour européenne a également tenu compte de ce que les règlements intérieurs des établissements scolaires encadraient l’expression des convictions religieuses en leur sein. Ceci, pour conclure aux termes de ses arrêts de 2008 que les restrictions imposées aux élèves étaient bien prévues par la « loi » (CEDH, Dogru c. France, précité, § 56-59 et Kervanci c. France, précité, § 56-59). IV-4 La solution européenne acquise en décembre 2008 est donc en tout point transposable à la présente espèce, à tout le moins pour ce qui touche à l’exigence d’une base légale. Elle s’impose à plus forte raison qu’en l’occurrence, le dispositif de limitation de la liberté des salariés repose sur un fondement textuel de nature législative – l’article L. 1121-1 du code du travail – là où il était exclusivement prétorien dans le contentieux des signes religieux au sein des établissements scolaires. IV-5 Au surplus, il importe de souligner qu’à l’exacte image du dispositif encadrant le port de signe religieux au sein des établissements scolaires avant l’entrée en vigueur de la loi de 2004, les dispositions de l’article L. 1121-1 du code du travail, tel qu’interprété par les juridictions judiciaires, n’autorisent aucunement une interdiction absolue du port de tout signe religieux au sein des entreprises privées Telle n’est d’ailleurs pas la prétention de l’association BABY LOUP. Celle-ci aspire seulement à s’inscrire dans le strict cadre du dispositif actuel, lequel autorise des restrictions justifiées et proportionnées à la liberté de manifester ses convictions sur le lieu de travail. Dès lors, à supposer même qu’il soit possible de suivre l’argumentation de Madame AFIF selon laquelle seule une intervention législative serait requise pour imposer aux salariés - à

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l’instar de la loi du 15 mars 2004 dans l’espace scolaire - une interdiction générale de porter tout signe religieux (page 30 du mémoire ampliatif), ceci implique nécessairement qu’a contrario, un texte supplémentaire n’est aucunement indispensable pour fonder légalement une limitation circonstanciée et contingente des manifestations religieuses sur le lieu de travail. IV-6 En définitive, la cour d’appel de Paris n’a donc commis aucun excès de pouvoir en jugeant que la restriction apportée à la liberté de la salariée de manifester ses convictions religieuses au travail par le port d’un voile était justifiée au regard du droit positif. Ce faisant, elle ne s’est pas davantage substituée au législateur qui seul « aurait la compétence de prescrire une obligation de neutralité du personnel ou une interdiction absolue de porter des signes religieux ostentatoires » (page 34 du mémoire ampliatif). Bien au contraire, elle a pleinement exercé son office dans le cadre défini par les dispositions du code du travail. La première condition exigée par la jurisprudence interne et européenne doit donc être considérée comme remplie. Il en va de même pour la deuxième. B) La restriction imposée par l’employeur à ses salariés est justifiée par la protection d’une pluralité de droits et intérêts concurrents V. Conformément à méthode habituelle de la Cour européenne, reprise par les juridictions internes, il ne s’agit en aucune façon de justifier par principe une interdiction générale et absolue, mais au contraire d’examiner, au terme d’une analyse circonstanciée, si celle-ci constitue un moyen efficace et proportionné nécessaire à la préservation d’autres droits susceptibles d’être méconnus. Cette logique de conciliation a de longue date été retenue par la Cour de Strasbourg laquelle a constaté, aux termes de son arrêt de Grande Chambre Kokkinakis c/ Grèce, du 25 mai 1993, n° 14307/88, § 33 que :

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« dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun ». Cette exigence n’a nullement été remise en cause par l’arrêt Eweida et autres précité du 15 janvier 2013. Certes, dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’Homme a constaté la violation de l’article 9 de la Convention dans le seul cas de Madame EWEIDA en raison de l’interdiction qui lui avait été faite de porter un signe religieux sur l’uniforme de la compagnie aérienne au sein de laquelle elle travaillait. Mais cette solution fut précisément acquise en considération des circonstances et des différents droits en cause, la Cour ayant jugé qu’« aucune atteinte réelle aux intérêts d’autrui n’a été établie » en l’espèce (CEDH, 4e Sect. 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 51671/10, § 95, précité). D’ailleurs, aucune violation de l’article 9 de la Convention n’a été reconnue s’agissant de la seconde requérante dont la requête était examinée dans cette affaire, Madame CHAPLIN, cadre de santé employée par un hôpital privé : « 99. La Cour considère que, comme dans le cas de Mme Eweida, l’importance que revêtait pour la deuxième requérante la possibilité de manifester sa religion par le port visible de la croix doit peser lourdement dans la balance. Cependant, la raison pour laquelle elle a été priée d’ôter sa croix, à savoir la protection de la santé et de la sécurité dans un service hospitalier, est par nature plus importante que celle invoquée dans le cas de Mme Eweida. De plus, il s’agit d’un domaine dans lequel une marge d’appréciation étendue doit être accordée aux autorités internes. Les responsables hospitaliers sont mieux placés pour prendre des décisions concernant la sécurité dans leur établissement que le juge, qui plus est un tribunal international devant lequel personne n’a directement témoigné. 100. La Cour ne peut donc conclure que les mesures dénoncées par Mme Chaplin étaient disproportionnées. Dès lors, l’ingérence dans l’exercice de sa liberté de manifester sa religion était nécessaire dans

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une société démocratique et il n’y a pas eu violation de l’article 9 à l’égard de la deuxième requérante ». Cette décision constitue donc une nouvelle application de la méthode adoptée de longue date par la Cour de Strasbourg afin de vérifier si le droit garanti par l’article 9 de la Convention a ou non été méconnu, aux termes d’une mise en balance des différents intérêts et droits en présence, lesquels doivent être conciliés afin de déterminer si la restriction apportée était justifiée. Il ne saurait donc être tiré de l’arrêt EWEIDA une quelconque certitude quant à une éventuelle condamnation de la France si l’Assemblée plénière devait confirmer l’arrêt frappé de pourvoi. Tout au plus la récente solution européenne constitue-t-elle une référence des plus utiles pour procéder à une mise en balance des droits et intérêts en cause. Or, une telle démarche fait au contraire clairement apparaître qu’un ensemble particulièrement convergent et solide de droits et d’impératifs justifie la restriction imposée par l’association exposante à ses salariés. On peut en effet mettre en avant pour justifier la restriction à leur liberté de religion :

1) Les droits et les intérêts des enfants accueillis par la crèche ;

2) Les droits et les intérêts des parents ayant décidé de lui confier leurs enfants ;

3) Les droits et les intérêts de l’employeur.

En l’espèce, chacun de ces droits justifie à lui-seul la restriction imposée par la crèche. A plus forte raison, leur coexistence renforce davantage sa légitimité.

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1) Les droits et les intérêts des enfants accueillis par la crèche

(branche n°3 du 1er moyen) VI. Ainsi que l’a précisément rappelé la cour d’appel, les enfants et en particulier les plus jeunes, peuvent se prévaloir de droits dont il est nécessaire de tenir compte dans le contexte éducatif au sein duquel ils évoluent. Au premier chef, ces droits des enfants sont garantis par la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), conclue le 20 novembre 1989, dont l’article 14 a été expressément avancé par les juges du fond au soutien de leur décision. Ceux-ci ont relevé que ce texte imposait « de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant » (arrêt attaqué, page 3, 7e alinéa). Cette stipulation pose en effet en principe : « 1. Les Etats parties respectent le droit de l'enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion. 2. Les Etats parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux de l'enfant, de guider celui-ci dans l'exercice du droit susmentionné d'une manière qui corresponde au développement de ses capacités. » VI-1.1 Le mémoire ampliatif de la salariée pose la question de l’applicabilité directe de cette disposition. Ce grief est, d’abord, infondé et, en tout état de cause, inopérant. Pour justifier de la pertinence de sa critique, la demanderesse au pourvoi rappelle que le Conseil d’Etat a refusé, dans un arrêt du 3 juillet 1996, de regarder ce texte comme étant susceptible de recevoir une application directe en droit interne. Mais, ce constat n’est nullement déterminant. La Cour de cassation ne s’est encore jamais prononcée sur l’applicabilité directe de l’article 14 de cette Convention.

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Or, la position isolée adoptée, il y a presque vingt ans, par le Conseil d’Etat ne saurait la lier. Et ce, d’autant plus que les jurisprudences administrative et judiciaire relatives à l’applicabilité des stipulations de la Convention internationale des droits de l’enfant ont largement évolué depuis 1996. Ainsi, par deux arrêts rendus en 2005, la Cour de cassation a significativement infléchi sa position antérieure, opposée à toute applicabilité de la Convention, pour reconnaître un effet direct à plusieurs de ses stipulations (voir Cass. 1ère civ., 18 mai 2005, n° 02-20613 ; Cass. 1ère civ., 14 juin 2005, n° 04-16942). A ce jour, un nombre croissant d’articles – plus d’une dizaine – ont ainsi obtenu un tel statut aux termes de la jurisprudence judiciaire. Un mouvement comparable s’est fait jour au sein de la jurisprudence du Conseil d’Etat, « indéniablement influencé[e] par la position adoptée par la Cour de cassation dans son arrêt du 18 mai 2005 » (Jean-Manuel Larralde, « L’application des conventions internationales par le juge : l’exemple de la Convention internationale des droits de l’enfant », in Les grandes décisions du droit des personnes et de la famille, Annick Batteur (Dir.), Paris, LGDJ, 2012, p. 78). D’une façon plus générale, la présente affaire pourrait être l’occasion pour la Cour de cassation d’assouplir la méthode du tri opéré par la jurisprudence, laquelle fait l’objet de diverses critiques doctrinale. Comme le souligne le Professeur Larralde à l’aune du rapport rendu par le Comité des droits de l’enfant à propos de la France : « Plus de vingt ans après l’entrée en vigueur de la CIDE, le bilan de son application en droit interne apparaît pour le moins complexe, en raison du choix opéré par les deux juridictions suprêmes de « trier » à l’intérieur du texte de 1989 les dispositions invocables au contentieux et celles qui ne le sont pas. Et au-delà même de la complexité des résultats, on peut se demander si une telle technique jurisprudentielle est bien conforme aux engagements internationaux de la France. Le Comité pour les droits de l’enfant a, en effet, rappelé qu’il était du

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devoir de la France « de continuer à prendre des mesures pour que la Convention, dans sa totalité, soit directement applicable sur tout le territoire [...] et pour que toutes les dispositions de la Convention puissent être invoquées en tant que base juridique par les individus et être appliquées par les juges à tous les niveaux des procédures administratives et judiciaires » [Rapport CRC/c/FRA/CO/4, 22 juin 2009, p. 4.] » (Jean-Manuel Larralde, « L’application des conventions internationales par le juge : l’exemple de la Convention internationale des droits de l’enfant », in Les grandes décisions du droit des personnes et de la famille, Annick Batteur (Dir.), Paris, LGDJ, 2012, pp. 71-78, spé. p. 79). Dans ce contexte, aucun obstacle ne s’oppose donc à la reconnaissance de l’effet direct des stipulations de l’article 14 de cette Convention. A cet égard, on relèvera que parmi les différentes stipulations reconnues comme applicables par la Cour de cassation figurent l’article 6 de la Convention, aux termes duquel « Les États parties reconnaissent que tout enfant a un droit inhérent à la vie » (Cass. crim., 27 nov. 1996, n° 96-80318), ainsi que l’article 8, qui stipule que « Les États parties s’engagent à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité […] » (Cass. 1ère Civ, 6 janvier 2010, n° 08-18871). Or, le libellé de ces deux textes est tout à fait comparable aux termes employés dans chacun des deux premiers alinéas de l’article 14 (« Les Etats parties respectent le droit de l'enfant… » et « Les Etats parties respectent le droit et le devoir des parents »). Dès lors, à supposer même que la Cour de cassation souhaite maintenir sa jurisprudence sélective quant à l’identification des stipulations directement invocables, elle ne pourra que reconnaître un tel caractère à l’article 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Il est en effet manifeste que ses stipulations sont suffisamment précises pour fonder l’existence d’un droit opposable aux autorités étatiques et invocable, à l’exacte image de la Convention européenne

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des droits de l’homme, dans un contentieux intersubjectif opposant deux personnes privées. Mais le grief tiré de l’inapplicabilité directe de l’article 14 de la Convention n’est pas seulement infondé, il est aussi inopérant. VI-1.2 En effet, indépendamment même du caractère invocable de certaines dispositions de cette convention au plan juridique, il ne peut être nié qu’il existe bien un ensemble d’intérêts et de droits de l’enfant, lesquels s’évincent notamment une série de textes nationaux et internationaux pouvant venir justifier la restriction dont il est présentement question. Ces différents droits et principes ne caractérisent sans doute pas une obligation de neutralité en tant que tel, mais doivent être regardés comme étant le support d’une habilitation à agir en ce sens, dans certaines circonstances. VI-1.3 Ainsi, en plus de l’article 14 de la Convention du 20 octobre 1989, le droit des enfants à la liberté de conscience est en outre garanti par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, lequel ne saurait être limité aux seuls adultes. Ce constat renforce d’ailleurs la nécessité d’assurer une juste conciliation entre les différents droits garantis par la Convention, et qui s’appliquent de la même manière aux plus jeunes. VI-2 De même, la liberté de conscience des enfants se rattache à la notion « d’intérêt supérieur de l’enfant », lequel est lui aussi largement consacré par plusieurs textes internationaux, dont la Convention internationale des droits de l’enfant. L’article 3.1 de la Convention, dont l’applicabilité directe en droit interne a cette fois été largement consacrée, pose en effet en principe que : « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection

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sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ». VI-3 De son côté, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme s’est emparée de ces notions pour justifier la restriction posée à certains droits fondamentaux, y compris en ce qui concerne la liberté religieuse prise dans sa composante relative à la manifestation d’appartenance religieuse par le port de signes extérieurs en présence, comme en l’espèce, de jeunes enfants. Deux décisions sont particulièrement topiques : l’arrêt de section Lucia Dalhab c. Suisse du 15 février 2001 (requête n° 42393/98) et celui de Grande Chambre Lautsi c. Italiedu 18 mars 2011 (requête n° 30814/06). Aux termes de la première décision il a été retenu : « La Cour admet qu’il est bien difficile d’apprécier l’impact qu’un signe extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge. En effet, la requérante a enseigné dans une classe d’enfants entre quatre et huit ans et donc d’élèves se trouvant dans un âge où ils se posent beaucoup de questions tout en étant plus facilement influençables que d’autres élèves se trouvant dans un âge plus avancé. Comment dès lors pourrait-on dans ces circonstances dénier de prime abord tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui, comme le constate le Tribunal fédéral, est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves. Partant, en mettant en balance le droit de l’instituteur de manifester sa religion et la protection de l’élève à travers la sauvegarde de la paix religieuse, la Cour estime que dans les circonstances données et vu surtout le bas âge des enfants dont la requérante avait la charge en tant que représentante de l’Etat, les autorités genevoises n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et que donc la mesure qu’elles

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ont prise n’était pas déraisonnable » (CEDH, 15 février 2001, Lucia Dalhab c. Suisse, requête n° 42393/98). Ainsi, la « protection de l’élève à travers la sauvegarde de sa paix religieuse » constitue bien un droit opposable au droit de « l’instituteur à manifester sa religion ». Il en va particulièrement ainsi en considération du « bas âge » des enfants. Cette décision doit être complétée par la lecture de la décision de Grande Chambre Lautsi c. Italie du 18 mars 2011 relative à la présence de crucifix dans des salles de classes. Opérant ainsi une analyse se référant, d’ailleurs, à la décision Dalhab précitée, la Grande Chambre de la Cour a relevé que : « 72. De plus, le crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif, et cet aspect a de l'importance aux yeux de la Cour, eu égard en particulier au principe de neutralité (paragraphe 60 ci-dessus). On ne saurait notamment lui attribuer une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des activités religieuses (voir sur ces points les arrêts Folgerø et Zengin précités, § 94 et § 64, respectivement).

73. La Cour observe que, dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre a, à l'inverse, retenu la thèse selon laquelle l'exposition de crucifix dans les salles de classe aurait un impact notable sur les deuxième et troisième requérants, âgés de onze et treize ans à l'époque des faits. Selon la chambre, dans le contexte de l'éducation publique, le crucifix, qu'il est impossible de ne pas remarquer dans les salles de classe, est nécessairement perçu comme partie intégrante du milieu scolaire et peut dès lors être considéré comme un « signe extérieur fort » au sens de la décision Dahlab précitée (voir les paragraphes 54 et 55 de l'arrêt).

La Grande Chambre ne partage pas cette approche. Elle estime en effet que l'on ne peut se fonder sur cette décision en l'espèce, les circonstances des deux affaires étant tout à fait différentes. Elle rappelle en effet que l'affaire Dahlab concernait l'interdiction faite à une institutrice de porter le foulard islamique dans le cadre de son activité d'enseignement, laquelle interdiction était motivée par

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la nécessité de préserver les sentiments religieux des élèves et de leurs parents et d'appliquer le principe de neutralité confessionnelle de l'école consacré en droit interne. Après avoir relevé que les autorités avaient dûment mis en balance les intérêts en présence, la Cour a jugé, au vu en particulier du bas âge des enfants dont la requérante avait la charge, que lesdites autorités n'avaient pas outrepassé leur marge d'appréciation » (CEDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, Req. n° 30814/06, § 72 et s.). La différence entre les deux espèces est clairement expliquée. Le crucifix, en tant que signe religieux, a été considéré comme essentiellement « passif » : sa seule présence au sein des salles de classe ne doit pas été regardée comme étant susceptible d’exercer une influence déterminante sur les enfants scolarisés. Il en va différemment du voile, par son impact, en particulier sur des enfants en bas-âge. En outre, on relèvera, comme on l’a déjà précisé, l’ample marge d’appréciation reconnue, à chaque fois dans ce type d’affaire, aux Etats parties à la Convention. On le voit, comme le faisait d’ailleurs observer l’Avocat général Monsieur ALDIGE dans ses conclusions sous l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la Chambre sociale le 19 mars 2013, l’arrêt Dalhab du 15 février 2001 est parfaitement transposable à la présente espèce et démontre que la liberté de conscience des enfants confrontés à un signe extérieur d’appartenance religieuse fort, tel que le voile, peut à elle seule justifier une mesure de restriction destinée à la préserver. Contrairement à ce que laisse donc entendre Madame AFIF, dans l’hypothèse où l’Assemblée plénière viendrait à confirmer la solution adoptée par la Cour d’appel de Paris, une condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme n’est pas acquise, loin s’en faut. Ainsi que le rappelle le professeur RAY dans son article « A propos d’une rébellion » : « Quant à une éventuelle censure ultérieure par la CEDH d’un arrêt confirmatif, systématiquement brandie à chaque loi ou chaque arrêt,

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elle est tout sauf juridiquement évidente, et serait aujourd’hui politiquement très risquée pour la Cour de Strasbourg. » (Droit social, n° 1, 2014, pp. 4 et s)

2) Les droits et les intérêts des parents confiant leurs enfants à la crèche

VII. Les droits des enfants accueillis par la crèche ne sont pas les seuls à fonder une éventuelle interdiction de porter des signes ostensibles de religion lors des activités mettant le personnel de la crèche à leur contact. Les intérêts les droits fondamentaux des parents de ces enfants peuvent également justifier une telle restriction à la liberté religieuse des personnes à qui ceux-ci sont confiés. VII-1 En plus de l’article 14 de la Convention internationale des droits de l’enfant dont il a déjà été question, le droit des parents de choisir pour leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques est également garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, aux termes de l’article 2 du Protocole additionnel n° 1 à la Convention, ratifié par la France et dont le respect est contrôlé par la Cour européenne : « Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ». Selon une jurisprudence constante de la Cour européenne, ces stipulations impliquent qu’« en s’acquittant d’un devoir naturel envers leurs enfants, dont il leur incombe en priorité d’“assurer (l’)éducation et (l’)enseignement“, les parents peuvent exiger de l’Etat le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques », sans qu’il ne soit d’ailleurs nécessaire de distinguer « l’enseignement public et l’enseignement privé » (CEDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c.

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Italie, Req. n° 30814/06, § 59). A ce titre, il est en particulier loisible aux parents de contester l’existence d’une contrariété entre leurs convictions religieuses et philosophiques, d’une part, et le contenu des enseignements, d’autre part (v. CEDH, Dec. 5e Sect. 6 octobre 2009, Appel-Irrgang et autres c. Allemagne, Req. n° 45216/07 ; CEDH, G.C. 29 juin 2007, Folgero et autres c. Norvège, Req. n° 15472/02). Une telle atteinte portée au droit de choisir le cadre religieux et philosophique dans lequel son enfant s’épanouit peut aussi résulter de la présence de signes religieux au sein de l’espace scolaire (CEDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, Req. n° 30814/06). VII-2 A ce jour, la Cour européenne des droits de l’Homme n’a certes pas encore eu l’occasion de préciser explicitement si le droit à l’instruction s’étend aux activités de crèche. Toutefois, il importe de rappeler que selon la jurisprudence européenne, si l’article 2 du Protocole n° 1 « ne peut s’interpréter en ce sens qu’elle obligerait les Etats à créer ou subventionner des établissements d’enseignement […], un Etat qui a créé de tels établissements a l’obligation de veiller à ce que les personnes jouissent d’un droit d’accès effectif à ceux-ci » (CEDH, 4e Sect. 21 juin 2011, Anatoliy Ponomaryov et Vitaliy Ponomaryov c. Bulgarie, Req. n° 5335/05, § 49 ; v. aussi CEDH, 2e Sect. 2 avril 2013, Tarantino et autres c. Italie, Req. n° 25851/09, § 43). En d’autres termes, c’est « l'exercice des fonctions qu[e chaque Etat] assum[e] dans ce domaine » éducatif qui détermine le champ d’application du droit fondamental à l’instruction ainsi que du « droit des parents au respect de leurs convictions religieuses et philosophiques » qui « se greffe » sur ce dernier (CEDH, G.C. 29 juin 2007, Folgero et autres c. Norvège, Req. n° 15472/02 § 84 et 54). Dans ces conditions, si un Etat décide volontairement de s’investir au sein du secteur des crèches, que ce soit en créant des structures publiques ou en finançant des entités privées, ledit article 2 du Protocole n° 1 deviendra nécessairement applicable à ce secteur.

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Or, tel est le cas en France. En effet, l’Etat contribue largement au financement des structures de crèche par l’intermédiaire des Conventions d’Objectifs et de Gestion (COG) signées avec la Caisse Nationale des Allocations Familiales. A ce soutien étatique s’ajoutent d’importants financements accordés par les collectivités locales. Or, en l’espèce, les juges du fond ont expressément relevé que les missions d’intérêt général de l’association BABY LOUP étaient financées « par des subventions versées notamment par l’Etat, la région Ile-de-France, le département des Yvelines, la commune de Chanteloup-les-Vignes et la Caisse d’allocations familiales » (arrêt attaqué page 3, alinéa 6). De même, les premiers juges, par des motifs adoptés, ont retenu que l’association percevait « 80% de son budget par des subventions locales, départementales, régionales et nationales » (jugement entrepris, page 9, huitième alinéa). A n’en pas douter, donc, le droit des parents de choisir pour leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques est bien applicable en l’espèce. VII-3 A titre subsidiaire, il convient de faire observer qu’un tel droit s’évince également des garanties posées par l’article 9 de la Convention, lequel protège le droit à la liberté de conscience et de religion. En effet, la Cour rappelle « qu'en matière d'éducation et d'enseignement, l'article 2 du Protocole n° 1 est en principe lex specialis par rapport à l'article 9 de la Convention » (CEDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, Req. n° 30814/06, § 59). Partant, même dans l’hypothèse où le secteur des crèches ne serait pas regardé comme relevant de l’éducation et de l’enseignement, il ne fait aucun doute que le droit au respect des convictions religieuses et philosophiques des parents pourrait être saisi sous le prisme de cet

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article 9. VII-4 Au surplus, l’ensemble de ces exigences tirées de la Convention européenne pourront elles-mêmes être interprétées à l’aune de l’article 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant, même à le regarder comme n’étant pas applicable au présent contentieux. En effet, il est désormais acquis que cette Convention « constitue pour la Cour européenne des droits de l’homme une norme de référence qu’elle mobilise régulièrement afin de renforcer ses solutions jurisprudentielles » (Jean-Manuel Larralde, précité, p. 74 ; v. ainsi Cour EDH, G.C. 26 novembre 2013, X. c. Lettonie Autriche, Req. n° 27853/09, §§ 37-40 et 96; Cour EDH, 5e Sect. 19 janvier 2012, Popov c. France, Req. n° 39472/07, §§ 52 et 90). VII-5 À différents titres, le droit des parents ayant placé leurs enfants au sein de la crèche gérée par l’association exposante peut donc être mobilisé afin de justifier la limitation du droit de manifester ses convictions religieuses au travail subie par la salariée. A titre de comparaison, on notera que dans un arrêt du 30 juillet 2003, la Cour fédérale allemande du travail s’est elle aussi fondée sur « le droit des parents d[’] éduquer [leurs enfants] selon les convictions religieuses de leur choix et, partant aussi, de les soustraire à toute influence religieuse qu'ils n'approuvent pas » pour justifier les sanctions infligées à des éducatrices de garderies et de crèches ayant refusé d'enlever le voile (Patrick Rémy, « La liberté religieuse du salarié de confession musulmane dans la jurisprudence allemande récente : éléments de comparaison avec le droit français » in Petites affiches, 30 juillet 2013 n° 151, pp. 29 et s.). La décision des parents de confier leurs enfants à une crèche ayant fait le choix de la neutralité sur le plan religieux relève encore de l’exercice de leur autorité parentale au sens notamment de l’article 371-1 du code civil et de leur droit de choisir pour leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques. Nul ne peut en effet contester que « le choix de la religion, de l'éducation ou de la pratique religieuse des enfants ou au contraire le

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refus de toute religion, relèvent exclusivement des prérogatives parentales dans le respect de la personne de l'enfant » (Marie Lamarche, « Un droit à la laïcité pour les enfants des crèches ? Jurisprudence Baby Loup et intérêt de l'enfant », in Droit de la famille, 2013, n° 5). Or, sans être aucunement absolu, ce droit des parents n’en est pas moins un impératif. A l’exacte image du droit des enfants, il pourrait aussi à lui seul justifier la restriction litigieuse du droit pour la demanderesse de porter des signes religieux dans l’exercice de ses fonctions. Ainsi que l’avait relevé le Procureur général FALLETTI dans ses conclusions présentées devant la cour d’appel de Paris, il n’est en effet pas douteux que le droit « des parents qui ont opté pour une crèche se revendiquant comme un lieu de neutralité religieuse […] est complètement et directement impacté par le port dans la crèche par ses personnels éducatifs de signes ostentatoires d’appartenance religieuse » (p. 17). VII-6 Cela est d’autant plus vrai qu’en l’espèce il existait, ainsi que l’association BABY LOUP le faisait valoir dans ses conclusions, des spécificités propres au projet éducatif et social de la crèche qu’elle animait, en particulier son aspiration à permettre aux enfants de s’épanouir dans un espace neutre (conclusions d’appel, pages 3 et 4). Ainsi que l’ont expressément relevé les juges du fond, la restriction à la liberté de religion des salariés était justifiée, entre autres, par la nécessité « de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en œuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance, dans un environnement multiconfessionnel » (arrêt attaqué, page 3, alinéa n°7). Dès lors, en choisissant de confier leurs enfants à cette crèche en particulier, les parents avaient nécessairement conscience de cette caractéristique et leur décision doit être perçue autant comme une acceptation de ce que l’espace d’accueil des enfants sera dépourvu de tout signe religieux, que comme une volonté de ne pas voir leurs enfants exposés à de tels signes.

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Les circonstances spécifiques de l’espèce, telles qu’elles résultent des débats devant les juges du fond, sont à cet égard déterminantes. D’une part, le fait que la crèche BABY LOUP accueille des enfants en bas-âge n’induit pas seulement une protection plus forte du seul droit des enfants mais a également une incidence sur l’intensité du droit des parents. En effet, comme l’ont pertinemment relevé certains observateurs, « il apparaît naturel que le très jeune âge de l'enfant renforce l'exclusivité de ces prérogatives » parentales relatives aux convictions religieuses et philosophiques (Marie Lamarche, précité). D’autre part, et même si ce fait n’a pas été expressément relevé par les juges du fond, la nécessité de garantir le choix des parents de recourir aux services de la crèche BABY LOUP, en l’espèce, était d’autant plus impérieuse que ceux-ci ne disposent, en pratique, d’aucune alternative pour offrir à leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques. Cet élément avait été expressément relevé par Monsieur le procureur général FALLETTI qui concluait qu’à l’heure d’apprécier le poids des intérêts en présence, il convient de tenir compte de ce que « le service public de l’éducation nationale est absent du dispositif de prise en charge des enfants en bas âge qui relève donc largement de la seule initiative privée » (Conclusions du Procureur général Falletti, p. 16). De fait, le « contexte national d’important déficit en place de crèche relevant du secteur public contr[aint] des parents à faire des choix [qui peuvent] s’avér[er] contraires à leurs souhaits c’est-à-dire au libre exercice de leur autorité parentale » (Ibid.). En d’autres termes, pour ce magistrat, s’il existait au sein du quartier de « la Noé » de la commune de Chanteloup-les-Vignes une offre suffisante de crèches publiques réellement adaptées à des besoins essentiels de garde sur des horaires atypiques de travail pour les parents désireux de ne pas exposer leurs enfants en bas âge à des signes religieux, ceux-ci pourraient aisément voir respecté leur droit de choisir pour leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques. Mais faute d’une telle offre, seules les crèches privées ayant opté pour

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la neutralité sont susceptibles de garantir ce droit fondamental des parents. L’ensemble de ces circonstances ne peuvent donc que renforcer le poids et l’importance d’un tel droit face à la liberté d’un salarié de manifester ses convictions sur son lieu de travail. VII-7 En l’on ne saurait prétendre qu’un tel raisonnement aurait pour conséquence de mettre en cause le droit des crèches confessionnelles d’admettre seulement certains signes et pratiques religieuses. Aux termes de ses écritures, la demanderesse au pourvoi s’inquiète d’une éventuelle négation de « la possibilité, pour les parents, dans leur rôle de guide, de faire le choix d’une école ou d’une crèche confessionnelle, le choix de l’absence de neutralité, et [de] l’obligation de l’Etat de respecter ce choix » (p. 19 du mémoire ampliatif). En invoquant les articles 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant, 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne et 9 de la même Convention, l’association exposante n’aspire aucunement à « fonder directement une obligation de neutralité pesant sur les salariés des métiers de la petite enfance », comme le suggère à tort la demanderesse (page 19 du mémoire ampliatif). Au contraire les prétentions de la crèche BABY LOUP ne font que conforter cette liberté puisque qu’elles se fondent précisément sur le même droit fondamental des parents de choisir pour leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques. De la même manière que le droit des parents ayant opté pour une crèche confessionnelle peut justifier – en compagnie d’autres impératifs – une restriction circonstanciée à la liberté des salariés de cette crèche, ce même droit peut tout autant fonder une limitation comparable au sein d’une crèche privée ayant opté pour l’absence de signes religieux en son sein. L’impératif de neutralité religieuse et philosophique peut donc ainsi varier pour que, dans les deux cas, soit pleinement respecté le même droit d’un parent « d'éclairer et conseiller ses enfants, d'exercer

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envers eux ses fonctions naturelles d'éducateur, et de les orienter dans une direction conforme à ses propres convictions philosophiques » (CEDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, Req. n° 30814/06, § 75). Les intérêts et les droits des parents des enfants confiés à la crèche BABY-LOUP sont donc certainement de nature à justifier la restriction imposée à la liberté religieuse des salariés de cette dernière. Mais elle l’est encore au regard des droits propres dont l’association exposante peut se prévaloir en tant qu’employeur.

3) Les droits et les intérêts de l’employeur

VIII. On sait que l’employeur dispose de droits au sein de l’entreprise, lesquels sont essentiellement caractérisés, d’une part, par le pouvoir de direction découlant du lien de subordination qui l’attache à ses salariés (voir à cet égard Cass. Soc. 13 novembre 1986, n°386) et par le pouvoir disciplinaire, d’autre part. Il a donc de la possibilité de réglementer la vie de l’entreprise par l’édiction d’un règlement intérieur destiné à préciser les mesures d’application de la réglementation en matière de sécurité et de santé, mais également les règles générales relatives à la discipline, ainsi que le prévoient les dispositions de l’article L. 1321-1 du code du travail. Pour sa part, la notion de discipline peut recouvrir les règles indispensables à la bonne marche de l’entreprise. La circulaire n° 5-83 du 15 mars 1983 précise à cet égard que celle-ci recouvre les règles nécessaires à la coexistence entre les membres de la communauté de travail et nécessaires à la poursuite des objectifs que s’est fixée l’entreprise. En ce qui concerne l’association exposante, et ainsi que l’a relevé la cour d’appel de Paris, celle-ci est précisément en mesure de se prévaloir d’intérêts et de droits qu’il convient de mettre en regard de la liberté d’expression religieuse de ses salariés, dans la logique d’une nécessaire conciliation. Et ce, au regard de deux séries de considérations directement liées à l’activité éducative spécifique de la crèche.

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VIII-1 Tout d’abord, la crèche BABY LOUP assure une mission d’intérêt général qui doit être prise en compte pour apprécier la possibilité de restreindre la liberté religieuse des salariés. (branche n°6 du 1er moyen). Certes, jusqu’à présent, les débats ont essentiellement porté sur la question de savoir si l’association devait être regardée comme exerçant une mission de service public au sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat, qualification qui aurait entraîné, de fait, l’application du principe de laïcité et par suite l’interdiction stricte de porter tout signe ostentatoire de religion. Aux termes de son arrêt du 19 mars 2013, la Chambre sociale y a répondu par la négative. Cependant, dans le cadre de la mise en balance des différents droits et libertés dont peut se prévaloir l’association exposante, il importe de dépasser cette logique binaire qui consisterait à opposer, d’un côté, la reconnaissance d’une mission pouvant être qualifiée de service public qui entraînerait de fait une obligation de neutralité rattachée au principe de laïcité, tandis que, de l’autre, l’absence de toute mission de service public ferait disparaître un tel principe au point d’écarter toute possibilité de faire prévaloir une telle exigence de neutralité qui lui serait irrémédiablement liée. Loin de s’en tenir à une telle dichotomie, dont le caractère purement formaliste n’apparaît pas pertinent, il convient de privilégier une nouvelle fois une approche pragmatique qui exige de tenir compte de la nature même de l’activité éducative exercée par la crèche, au-delà du débat relatif aux indices susceptibles de la faire basculer dans le champ du droit des services publics. Frédéric Géa notait à cet égard, à propos de la première solution dégagée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, que « Dans cette construction, une notion se trouve reléguée dans la marge : l’intérêt général. La jurisprudence du Conseil d’Etat offrait des ressources permettant de dépasser l’alternative binaire consacrée par les arrêts du 19 mars 2013 » (Frédéric Géa, « La tentation de la laïcité », in Semaine sociale Lamy, 2013, p. 1609).

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Car une fois encore, la mission particulière que remplit l’association exposante peut parfaitement être invoquée, en tant qu’employeur, pour justifier la restriction à la liberté religieuse de ses salariés. Ce d’autant plus qu’en l’espèce la cour d’appel a expressément et souverainement constaté l’intérêt général que revêtaient les missions que s’était assignées l’association BABY LOUP. Elle a ainsi retenu : « aux termes de ses statuts, l’association Baby Loup a pour objectif « de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes » … « sans distinction d’opinion politique et confessionnelle » ; Considérant que de telles missions sont d’intérêt général, au point d’être fréquemment assurées par des services publics et d’être en l’occurrence financées, sans que ce soit discuté, par des subventions versées notamment par l’Etat, la région Ile-de-France, le département des Yvelines, la commune de Chanteloup-les-Vignes et la Caisse d’allocations familiales » (arrêt attaqué, page 3, alinéa n°5). De ce constat, elle a tiré la reconnaissance de ce que l’association BABY LOUP pouvait, en tant qu’employeur et afin de remplir de telles missions, « imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse » (arrêt attaqué, page 3, alinéa n°6). A cet égard, Jean Mouly relevait, dans un second article consacré à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris, que celle-ci relevait à juste titre que « l’activité de la crèche est une activité qui est « très fréquemment » assurée par des services publics. Cette fois, c’est un raisonnement par analogie qui est sous-entendu par la cour. Même si la crèche n’est pas, au sens strict, un véritable service public, elle en remplit la fonction, voire la mission, et doit donc être, à ce titre, soumise au même régime : celui de la neutralité religieuse » (Jean Mouly, « L'affaire Baby Loup devant la cour de renvoi : la revanche de la laïcité ? », in Recueil Dalloz, 2014, n° 1, p. 65).

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De son côté, Chantal Mathieu faisait observer que : « Reste l’hypothèse d’une version plus atténuée de l’exigence de neutralité. Déconnectée du « pacte républicain », elle n’est que le résultat de contraintes professionnelles légitimes » (« Le respect de la liberté religieuse dans l’entreprise », Revue de droit du travail, 2012, n°1, pp. 17 et s). VIII-1.1 Ce constat s’imposait d’autant, en l’espèce, que, comme on l’a rappelé, la crèche BABY LOUP est amenée à prendre en charge l’accueil de jeunes enfants âgés de quelques mois à 9 ans. Cet accueil de la petite enfance est un élément déterminant pour souligner la spécificité de son activité éducative en tant qu’employeur, laquelle justifie l’édiction de règles particulières. L’activité même de la crèche, amenée à accueillir des enfants issus d’un quartier sensible caractérisé par une très forte diversité sociale, est indubitablement caractéristique d’une mission d’intérêt général eu égard à son caractère éducatif et social. VIII-1.2 Ensuite, on l’a aussi évoqué, le faible nombre de places en crèche publique, à plus forte raison dans les quartiers sensibles et en particulier au sein de la commune dans laquelle la crèche BABY LOUP est implantée, révèle une véritable absence de choix des parents quant à la possibilité de placer leurs enfants au sein de structures dont ils ont la certitude qu’y sont appliqués les principes qui procèdent du respect de la laïcité. De ce constat s’en évince un autre : l’association exposante participe de la mission sociale exercée traditionnellement par des structures publiques en ce qu’elle propose un accueil de jeunes enfants indispensable à leur suivi socio-éducatif et à la cohésion sociale d’un quartier au sein duquel les activités qu’elle propose présentent un caractère essentiel. C’est ce que relevait Danielle Corrignan-Carsi, laquelle rappelait que : « Si le service public est pour le juge administratif un élément déterminant dans la déclinaison du principe de laïcité sous forme de neutralité (…) et s’entend, de manière générale, comme une « activité

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assurée ou assumée par une personne publique en vue d’un intérêt public » (…) il demeure que, dans certaines zones « grises », la frontière entre « participation ou non-participation à une mission de service public » est fragile et parfois artificielle. Dans le secteur social et médico-social, notamment, de plus en plus d’établissements de type associatif contribuent de manière plus ou moins formelle à la mise en œuvre des politiques sociales » (Danielle Corrignan-Carsin, « Entre laïcité et liberté religieuse, l'art difficile du compromis », in JCP G, 2013, n° 19, pp. 542 et s.). VIII-1.3 Enfin, il faut également souligner à cet égard, comme l’ont expressément fait les juges du fond, que l’association BABY LOUP est essentiellement financée par des fonds publics et entretient, eu égard à la nature de son activité et à cette caractéristique propre, des rapports particuliers avec les autorités publiques. On a déjà rappelé les motifs des juges d’appel et de première instance sur ce point (arrêt attaqué page 3, alinéa n° 6 et jugement entrepris, page 9, alinéa n°8). En cela encore, il ne peut être nié qu’elle participe de la mission d’intérêt général dont ont la charge les autorités publiques pour la mise en œuvre des politiques publiques, en l’occurrence l’accueil de la petite enfance en milieu défavorisé. De tels liens entre une association de crèche privée et les pouvoirs publics ne peuvent être négligés. Devant les juges du fond il avait été rappelé que le fonctionnement de la crèche autant que les principes qui y sont appliqués a d’ailleurs toujours fait l’objet d’une attention particulière de la part de ces deniers, contrepartie nécessaire de leur financement. Ainsi, le Conseil des Prud’hommes rappelait expressément, au soutien de sa décision, que le comité technique, dans son rapport en date du 10 octobre 1996, relevait « les différents partenaires publics, institutionnels, ont à plusieurs reprises attiré l’attention de l’association BABY LOUP sur le fait que le règlement intérieur du personnel doit être encore plus explicite quant au devoir de neutralité

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à respecter par les salariés dans leur travail » (jugement entrepris, page 8, alinéa n°10). VIII-1.4 Ainsi, à elle-seule, la dimension d’intérêt général que revêt l’activité de la crèche pouvait parfaitement justifier la possibilité pour celle-ci, en tant qu’employeur, de faire prévaloir l’exigence de neutralité sur la liberté religieuse de ses salariés. En cela, d’ailleurs, une telle exigence de neutralité imposée par l’employeur eu égard à la nature de l’activité qu’il exerce et de la mission d’intérêt général qu’il remplit, peut sans difficulté être regardée comme procédant d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et peut d’ailleurs ne pas apparaître en contradiction avec la solution dégagée par la Chambre sociale le 19 mars 2013. C’est d’ailleurs ce que laisse entendre la formulation retenue par la cour d’appel de Paris, au visa des dispositions de l’article L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail. Au regard de cette série d’éléments, il est donc parfaitement légitime pour l’association exposante de se prévaloir de la nature particulière de son activité éducative afin de justifier, en tant qu’employeur, une restriction portée à la liberté religieuse de ses salariés caractérisée par une exigence de neutralité, en parfaite cohérence avec la jurisprudence de la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’Homme. VIII-1.5 L’Assemblée Plénière pourrait s’arrêter là au titre des droits de l’employeur pour justifier la restriction apportée à la liberté religieuse de ses salariés. Mais elle pourra aussi, le cas échéant, à l’instar de la cour d’appel de renvoi, mobiliser la notion d’entreprise de conviction qui s’applique certainement à la présente espèce. Chacun de ces deux fondements est, à lui seul, suffisant. Cumulés, ils n’en sont que plus déterminants.

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VIII-2 En effet, la cour d’appel de Paris, pour éviter manifestement de heurter de front la décision de la Chambre Sociale du 19 mars 2013, a justifié sa décision en retenant que l’association BABY-LOUP pouvait être qualifiée « d’entreprise de conviction au sens de la Cour européenne des droits de l’homme » lui permettant de « se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel dans l’exercice de ses taches », cette obligation emportant «notamment l’interdiction de porter tout signe ostentatoire de religion ». Ces motifs concentrent, évidemment, le cœur des critiques de la demanderesse au pourvoi. Elle fait ainsi valoir qu’à défaut de tout texte législatif spécifique, la notion d’entreprise de conviction ne pouvait être utilisée (1er moyen, 7eme branche et 2eme moyen, 4eme branche) et qu’en tout état de cause, l’association BABY LOUP ne pouvait, en l’espèce, s’en prévaloir (1er moyen 1er, 2eme, 4eme et 5eme branche. Ni l’un ni l’autre de ces arguments n’emportera la conviction de l’Assemblée plénière. VIII-2.1 D’emblée, il importe de rappeler que les jurisprudences judiciaire et européenne ont reconnu de longue date que les convictions d’un employeur peuvent justifier l’existence d’obligations spécifiques imposées aux salariés. VIII-2.1.1 Ainsi, dès 1978, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que le « caractère propre » d’un employeur impliquait qu’un contrat de travail conclu notamment à l’aune des « convictions religieuses » de la salarié puisse être rompu en considération de ces mêmes convictions (Cass. Ass. Plén. 19 mai 1978, Mme Roy, n° 76-41211). Dans le même sens, la Chambre sociale a estimé que la prohibition des sanctions et licenciements « en raison d[es] convictions religieuses […] n'est pas applicable lorsque le salarié […] a été engagé pour accomplir une tâche impliquant qu'il soit en communion

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de pensée et de foi avec son employeur » (Soc. 20 novembre 1986, Mme Fischer, n° 84-43243). En d’autres termes, et toujours selon les mots de la Cour de cassation, « la finalité propre de l'entreprise » liée à ses convictions est dûment prise en compte à l’heure d’évaluer la licéité des obligations et contraintes imposées à un salarié (Soc. 17 avril 1991, M. Painsecq, n° 90-42.636). A cette reconnaissance judiciaire des entreprises dont l’existence et le fonctionnement sont étroitement liés à des convictions particulières s’ajoute une reconnaissance européenne. VIII-2.1.2 En effet, dans une série d’arrêts, la Cour européenne des droits de l’homme a offert un support conventionnel explicite à la notion d’entreprise de conviction. Ainsi, la juridiction strasbourgeoise a estimé que « des exigences professionnelles [d’une] nature particulière [peuvent être] imposées à [des salariés en raison] du fait qu'elles ont été établies par un employeur dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions » (v. CEDH, 5e Sect. 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne, Req. no

425/03, § 51 et Schüth c. Allemagne, Req. no 1620/03, § 71 ; CEDH, 5e Sect. 3 février 2011, Siebenhaar c. Allemagne, Req. no 18136/02, § 46 ; v. également CEDH, 2e Sect. 20 octobre 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, Req. n° 39128/05). Plus récemment encore, la Grande Chambre de la Cour européenne a solennellement jugé que « l’existence d’un devoir de loyauté accru [des salariés] eu égard à l’éthique de l’employeur » pouvait justifier une très forte restriction de la liberté syndicale au sein d’une institution confessionnelle (CEDH, G.C. 9 juillet 2013, Sindicatul 'Pastorul Cel Bun' c. Roumanie, Req. n° 2330/09). Pour parvenir à un tel résultat, la Cour s’est d’ailleurs explicitement inspirée de l’article 4 § 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 et a ainsi réalisé « une sorte d'incorporation, ou de mise en abyme, du droit de l'Union par le droit de la Convention »

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(Gwénaële Calvès, « Devoir de réserve imposé aux salariés de la crèche Baby Loup », précité). Cette directive prévoit ainsi qu’un régime dérogatoire au droit commun peut être concédé aux employeurs « dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». En particulier, selon ce même texte, « une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d'une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l'éthique de l'organisation » employeuse (Art. 4 § 2 de la directive 2000/78/CE). Indéniablement, la notion que la doctrine a qualifié « d’entreprise de conviction » ou « d’entreprise de tendance », repose donc sur des fondements jurisprudentiels et textuels convergents. Ce constat ne doit cependant pas occulter son importante plasticité. VIII-2.1.3 En effet, en France, la notion d’entreprise de tendance ou de conviction est avant tout d’origine prétorienne. Aussi, les différentes définitions doctrinales relatives à cette notion ont été forgées a posteriori. Dans ce cadre, les définitions proposées par les auteurs les plus éminents sont nécessairement teintées d’une certaine prudence, le vocabulaire jurisprudentiel étant lui-même relativement fluctuant. De façon symptomatique, Philippe Waquet a ainsi indiqué en 1996 que l’« on admet en général que les entreprises de tendance sont essentiellement des associations, des syndicats ou des groupements (partis politiques, églises ou autres groupes à caractère religieux), dans lesquels une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée. Autrement dit, l’objet essentiel de l’activité de ces entreprises est la défense et la promotion d’une doctrine et d’une éthique » (Philippe Waquet, « Loyauté du salarié dans les entreprises de tendance », in Gazette du Palais, 22 novembre 1996, p. 11).

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A l’évidence, cette définition, souvent citée de façon tronquée afin de la présenter comme une assertion univoque, se borne à synthétiser les grandes orientations jurisprudentielles et laisse ostensiblement ouverte la voie pour des évolutions futures. En revanche, la doctrine est unanime lorsqu’il s’agit de constater que « les frontières de cette catégorie sont relativement floues […] la notion d'entreprise de tendance n'[étant] pas à proprement parler une catégorie légale mais une expression dont les juristes sont convenus pour désigner des personnes morales de droit privé ayant la particularité de réunir des personnes physiques (voire des personnes morales) ayant en partage des valeurs, des croyances, des opinions, plus généralement une idéologie » (Pascal Mbongo, « Institutions privées, “entreprises de tendance“ et droit au respect des croyances religieuses », in JCP G, 2013, n° 26, doctr. 750). Tout au plus est-il possible d’affirmer, avec le Professeur Gaudu, que « la notion d’entreprise de tendance est une notion souple, qui peut s’appliquer à une grande variété de situations, dès lors qu’une entreprise est porteuse de valeurs qu’elle entend légitimement promouvoir » (François Gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », in Droit social, 2011, n° 12, p. 1189). VIII-2.1.4 Dans ces conditions, non seulement la notion d’entreprise de conviction n’a aucunement vocation à demeurer exclusivement confinée à certaines catégories d’employeurs, tels ceux de nature confessionnelle, et peut, comme l’a exactement jugé la Cour d’appel de Paris, s’appliquer à des organisations comme l’association BABY LOUP. Mais surtout, c’est au juge qu’il revient de poursuivre l’œuvre de consécration et de précision de la notion d’entreprise de conviction, dans le droit-fil de la jurisprudence judiciaire et européenne déjà forgée à ce jour. A l’occasion de la présente affaire, tel est tout particulièrement l’office de l’Assemblée plénière.

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VIII-2.2 A cette aune, l’argument tiré de l’absence de texte législatif particulier manque singulièrement de pertinence. En effet, contrairement ce que tente de faire valoir la demanderesse au pourvoi, le fait que nul texte français ne reconnaisse formellement et explicitement l’entreprise de conviction est parfaitement indifférent (en ce sens, v. not. Philippe Waquet, « Convient-il d’interdire les signes religieux dans l’entreprise, in Revue de droit du travail, 2009, n° 9, pp. 485 et s.). A l’inverse, comme le souligne le Professeur Mouly, le fait que la France n’ait pas transposé la directive européenne « ne constitue pas un obstacle à la reconnaissance d'une entreprise de tendance en droit interne. Bien au contraire, le juge national, par application du droit de la Convention européenne des droits de l'homme […], a le devoir de reconnaitre une telle entreprise lorsque les conditions en sont remplies » (Jean Mouly, « L'affaire Baby Loup devant la cour de renvoi : la revanche de la laïcité ? », in Recueil Dalloz, 2014, n° 1, p. 65). Encore plus radicale, Madame le professeur Calvès relève pour sa part que : « subordonner la reconnaissance des entreprises de tendance à l'existence d'une législation spécifique exposerait la France à une condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme » (Gwénaële Calvès, « Devoir de réserve imposé aux salariés de la crèche Baby Loup », in Revue de droit du travail, 2014, n° 2, pp. 94 et s.). Dès lors, l’appréciation directe du juge de la qualité d’entreprise de conviction ou de tendance de l’association BABY LOUP, en l’espèce, loin de constituer un excès de pouvoir des juges du fond s’imposait, au contraire, statutairement à eux. VIII-2.3 Est autrement plus complexe la question que pose la demanderesse au pourvoi lorsqu’elle interroge la Cour de cassation sur la possibilité pour une entreprise de tendance d’imposer à ses salariés la neutralité religieuse ou la laïcité. Pour autant la réponse à y apporter ne fait, à l’examen, guère de doute.

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VIII-2.3.1 Avant toute chose il faut se débarrasser de l’idée, tirée d’une méprise sciemment entretenue par la demanderesse au pourvoi, selon laquelle la laïcité ou la neutralité ne constitueraient pas une tendance mais une « absence de tendance » et n’exprimeraient pas en elles-mêmes une conviction. Certes, dans le contexte du droit constitutionnel et administratif, le principe juridique de laïcité a pour fonction normative de régir les relations de l’État avec la religion. A ce titre, il s’agit donc d’un principe d’organisation exclusivement tourné vers l’Etat, que ce soit pour lui imposer un devoir de non-ingérence au sein de la sphère religieuse ou pour exiger une action positive au nom du droit à l’exercice effectif d’une religion (v. ainsi Conseil d’Etat, Assemblée Générale, Etude du 19 décembre 2013; Conseil d’Etat, Un siècle de laïcité, Rapport public, 2004, pp. 241-471). Mais la laïcité – et son corollaire, la neutralité – ne se limite aucunement à cette seule dimension constitutionnelle et organisationnelle. En effet, nombreux sont les observateurs à souligner qu’aux côtés de la laïcité entendue comme principe d’organisation étatique, existe un autre sens : la « laïcité conçue comme une philosophie du silence sur le religieux, ou de maintien du religieux hors de la sphère de la vie en commun » (Gwénaële Calvès, « La Chambre sociale de la Cour de cassation face à l’affaire Baby Loup », in Respublica, 21 mars 2013 ; v. aussi Joël Colonna et Virginie Renaux-Personnic, « Réflexions sur les arrêts récents de la chambre sociale de la Cour de cassation relatifs au port du voile islamique dans les entreprises », in Gazette du Palais, 2013, n° 159, pp. 13 et s. ; Frédéric Géa, « La tentation de la laïcité », in Semaine sociale Lamy, 2013, p. 1609). En d’autres termes, pour reprendre les mots du Procureur Général Falletti ainsi que du Professeur Mbongo, « profess[er] une distance, voire une indifférence revendiquée au fait religieux (c’est le cas de certaines organisations maçonniques, de certains clubs de réflexion…) » peut suffire à caractériser une « entreprise de tendance “laïque“ » (Conclusion Falletti p. 19 ; Pascal Mbongo, « Institutions

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privées, “entreprises de tendance“ et droit au respect des croyances religieuses », in JCP G, 2013, n° 26, doctr. 750). Il importe d’ailleurs de rappeler que « la laïcité est avant tout le résultat d’un long processus historique […] à la fois concept juridique et philosophie politique », de sorte que « peu de concepts ont reçu des interprétations aussi diverses : refoulement du religieux, peu éloigné de la lutte antireligieuse, fin de l’infaillibilité d’Église ou d’État, selon la formule de J. Jaurès, tronc commun de convictions humanistes susceptibles d’être, ou devant être partagées par croyants et non croyants » (Conseil d’Etat, Un siècle de laïcité, Rapport public, 2004, p. 246). Ainsi, avant d’être cristallisé juridiquement en France, au tournant des XIXe et XXe siècles, comme un principe d’organisation de l’Etat, la laïcité constituait déjà une « doctrine ». Dès lors, sa consécration comme notion juridique a renforcé, sinon une pluralité de sens, au moins une dualité, puisque « dans la première moitié du XXe siècle, une distinction s’établira entre laïcité et laïcisme : “la laïcité exprimerait la neutralité tandis que le laïcisme, tel du moins que le voient ses adversaires, brandirait le drapeau de l’anticléricalisme“ » (Rapport du Conseil d’Etat, précité, p. 245 citant Guy Bedouelle et Jean-Paul Costa, Les laïcités à la française, Paris, PUF, 1998). Le fait qu’à une période initiale « de “laïcité de combat“ [ait] succéd[é] une laïcité plus apaisée et largement acceptée » en termes d’organisation des rapports entre l’Etat et les religions (Rapport du Conseil, précité, p. 279) n’est aucunement de nature à faire disparaître l’existence de convictions idéologiques et philosophiques qualifiables de « conception militante de la laïcité » (Jean-Emmanuel Ray, « A propos d’une rébellion », in Droit social, n° 1, 2014, pp. 4 et s.). Ainsi, que la laïcité – au sens de principe juridique d’organisation de l’Etat – s’impose à tous dans la sphère publique n’exclut pas des convictions laïques – au sens d’indifférence revendiquée au fait religieux – puisse être choisies et promues par certains au-delà de cette sphère. Et ce, à l’exacte image d’autres convictions politiques, syndicale ou religieuses. Car se référer à la laïcité en ce sens précis est « un choix

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idéologique […], tout autant que celui d’une orientation politique, religieuse ou syndicale » (François Gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », in Droit social, 2011, n° 12, p. 1188). Ce sont les principes constitutionnels de laïcité et de neutralité étatique qui sont « propres à l’Etat », pour reprendre les mots de Madame AFIF (p. 26 du mémoire ampliatif), et non les convictions laïques dont tout un chacun peut se prévaloir. Dès lors, comme l’a clairement démontré le Professeur Gaudu, puisque le qualificatif d’entreprise de tendance peut être attribué à «une entreprise est porteuse de valeurs qu’elle entend légitimement promouvoir », « absolument rien ne semble interdire que l’on donne une orientation laïque à des structures de droit privé autres que les partis et les syndicats » (François Gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », in Droit social, 2011, n° 12, pp. 1186-1187 ; François Gaudu, « La religion dans l’entreprise », in Droit social, n° 1, 2010, p. 67 ; v. aussi Jean-Emmanuel Ray, « A propos d’une rébellion », in Droit social, n° 1, 2014, pp. 4 et s.). VIII-2.3.2 Il est d’autant moins contestable que la laïcité ainsi entendue peut être appréhendée comme une « valeur » et une « conviction » caractéristique d’une entreprise que la Cour européenne des droits de l’homme l’a elle-même explicitement reconnu. Dans le droit-fil d’une jurisprudence constante selon laquelle « la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 » (CEDH, G.C. 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie, Req. n° 23459/03, § 110), la Grande Chambre de la Cour a ainsi solennellement affirmé que : « Les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le “degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance“ requis pour qu'il s'agisse de “convictions“ au sens des articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 (arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, du 25 février 1982, série A no 48, § 36). Plus précisément, il faut voir là des “convictions philosophiques“ au sens de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1, dès lors qu'elles

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méritent “respect « dans une société démocratique »“, ne sont pas incompatibles avec la dignité de la personne et ne vont pas à l'encontre du droit fondamental de l'enfant à l'instruction (ibidem). » (CEDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, Req. n° 30814/06, § 58) Dans ces conditions, la Cour européenne ne saurait refuser de reconnaître l’existence d’un employeur dont l'éthique est fondée sur de telles convictions laïques. Le fait que la juridiction européenne n’en ait pas encore eu l’occasion à ce jour est d’ailleurs parfaitement indifférent, une telle situation étant purement fortuite. VIII-2.3.3 Au demeurant, en fustigeant « une certaine idée de la laïcité, qui serait de combat » et en condamnant une « idéologie » de la laïcité (pp. 22 et 23 du mémoire ampliatif), la demanderesse au pourvoi elle-même a implicitement, mais nécessairement, reconnu le fait que la philosophie de silence sur le religieux et d’indifférence revendiquée envers le fait religieux constitue bien une « conviction ». En effet, aux termes de son argumentation, la requérante s’emploie non pas à contester l’existence d’une conviction ou d’une idéologie, mais à en critiquer la pertinence sur le plan politique et social (v. pp. 22 à 24 du mémoire ampliatif). Une fois acquis le principe selon lequel il est possible de reconnaître l’existence d’une entreprise de tendance ou de conviction neutre ou laïque, il n’est pas douteux que c’est à juste titre que la cour d’appel a retenu, au regard des éléments de l’espèce, qu’une telle qualification devait être accordée à l’association Baby Loup. VIII-2.4 En effet, les juges du fond ont relevé une multitude d’éléments concordants qui attestent que l’existence et les activités de l’association BABY LOUP sont intrinsèquement liées à une philosophie du silence sur le religieux et de distance, voire d’indifférence revendiquée au fait religieux, caractéristiques d’une entreprise de conviction laïque. VIII-2.4.1 D’abord, tant ses statuts que son règlement intérieur – en ses versions successives – révèlent que l’association s’est

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constamment placée « sous le signe de la laïcité et de la neutralité du personnel » (comme que le relevait l’Avocat Général Monsieur ALDIGE aux termes de son avis, p. 22). Des motifs propres et adoptés de la cour d’appel (arrêt attaqué, page 3, alinéa n°7 et jugement entrepris, page 8, alinéa n°10), il s’évince que :

- L’article 2 des statuts précise que l’ensemble des activités et missions de l’association doivent être accomplies « sans distinction d’opinion politique et confessionnelle ».

- Dès 1990, l’article 9 du règlement intérieur précisait que « le personnel doit […] garder la neutralité d’opinion politique et non confessionnelle en regard du public accueilli ».

- L’article II) A du règlement en sa version de 2003 évoque

« l’obligation de respecter les principes de neutralité et de laïcité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby-Loup tant dans les locaux de la crèche, ses annexes ou en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ».

- L’association a conclu avec des partenaires publics des contrats

d’aide financière qui lui imposent le respect d’une neutralité politique, philosophique et confessionnelle, au point que son attention a pu être attirée à plusieurs reprises sur le fait que son règlement intérieur devait être encore plus explicite quant au devoir de neutralité à respecter par les salariés dans leur travail.

VIII-2.4.2 Ensuite, l’éthique de neutralité de l’association est étroitement liée tant aux finalités qu’à la nature de son activité. S’agissant des finalités, comme le relève à fort juste titre la cour d’appel en citant l’article 2 des statuts, l’obligation de neutralité et l’ambition laïque de la crèche BABY LOUP répondent pleinement à ses objectifs consistant à « développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes » et ce, « dans un environnement multiconfessionnelle » (pp. 4 et 5 de l’arrêt critiqué).

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Ainsi, « l'ambition de l'association va incontestablement très au-delà d'une simple garderie, englobant une démarche sociale, voire politique au sens le plus noble de ce terme - la gestion de la cité - », puisqu’elle aspire à transcender la diversité ethnique, religieuse et culturelle du quartier et à lutter contre le communautarisme (Claire Brice-Delajoux, « La laïcité et l'accueil de la petite enfance dans les structures de droit privé », in Revue de droit public, 2012, n° 6, pp. 1585 et s.). Même les auteurs cités par la demanderesse au pourvoi comme étant prétendument peu favorables à l’entreprise de tendance laïque admettent aisément que « la légitimité d'un tel projet, aussi républicain, ne peut guère faire de doute » et en concluent que « la mobilisation du principe de laïcité [par l’association] à l'encontre de la liberté d'expression religieuse devrait donc passer le cap tant du contrôle de légalité interne que celui de conventionalité européenne » (Jean Mouly, « L'affaire Baby Loup devant la cour de renvoi : la revanche de la laïcité ? », in Recueil Dalloz, 2014, n° 1, p. 65). De même, est particulièrement déterminante la nature de l’activité de l’association et en l’espèce, le fait qu’il s’agisse d’une crèche qui, « même non chargée d’une mission de service public, […] n’est pas pour autant une entreprise ordinaire » (Joël Colonna et Virginie Renaux-Personnic, « Réflexions sur les arrêts récents de la chambre sociale de la Cour de cassation relatifs au port du voile islamique dans les entreprises », in Gazette du Palais, 2013, n° 159, pp. 13 et s). Ainsi que l’a souligné le Professeur Gaudu, c’est au titre d’«établissement éducatif laïque […] porteur de valeurs » explicitement affirmées, mais aussi en raison de sa « finalité éducative […] spécifique » qu’une crèche telle que l’association Baby Loup peut « adopter une règle de neutralité confessionnelle » (François Gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », in Droit social, 2011, n° 12, p. 1189 et pp. 1186-1187). VIII-2.4.3 On le voit, ce n’est qu’au terme d’une analyse circonstanciée et attentive de la réalité des prétentions de l’employeur, ainsi que des particularités de son activité, que le qualificatif d’entreprise de conviction a pu être attribué par les juges du fond (v.

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Gwénaële Calvès, « Devoir de réserve imposé aux salariés de la crèche Baby Loup », in Revue de droit du travail, 2014, n° 2, pp. 94 et s). Il n’y a aucun raisonnement abstrait et général mais bien une recherche, au cas d’espèce, en considération des statuts, des finalités et de la nature de l’activité de l’employeur, du droit dont il peut se prévaloir d’être qualifié d’entreprise de conviction. Par conséquent, le risque sciemment agité par Madame AFIF selon lequel désormais « n’importe quel employeur, sous couvert de la qualification d’entreprise de conviction, [pourrait] priver ses salariés de leur droit fondamental à exprimer leurs convictions religieuses » (p. 20 du mémoire ampliatif) est radicalement infondé. Au surplus, si la qualification en entreprise de tendance habilite un employeur à restreindre plus fortement les droits et libertés des salariés en raison des particularités de son activité, elle ne fait aucunement disparaître l’exigence de proportionnalité ainsi que le contrôle juridictionnel corrélatif (v. Jean-Pierre Marguénaud et Jean Mouly, « Les droits de l'Homme salarié de l'entreprise identitaire », in Recueil Dalloz, 2011, n° 24, pp. 1637 et s.). En choisissant ainsi de fonder l’ensemble de ses activités sur des convictions de neutralité explicites et univoques, l’association a donc nécessairement revêtu la qualité d’« employeur dont l'éthique est fondée sur les convictions » au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. A l’exacte image d’une crèche confessionnelle qui aurait fait le choix de placer la religion au cœur de son activité, l’association Baby Loup peut donc elle-aussi revendiquer un droit à la préservation de sa « crédibilité » (CEDH, 5e Sect. 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne, Req. no 425/03, § 51) et ainsi exiger de ses employés le respect d’« obligations de loyauté » conformes à sa qualité de crèche fondée sur des convictions laïques. Tout autre raisonnement poserait inéluctablement la question d’une discrimination subie par la crèche BABY LOUP au regard des crèches confessionnelles, chacune étant en tous points comparable sous le prisme des convictions (v. not. François Gaudu, « L’entreprise de

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tendance laïque », in Droit social, 2011, n° 12, p. 1186 ; Gwénaële Calvès, « La Chambre sociale de la Cour de cassation face à l’affaire Baby Loup », in Respublica, 21 mars 2013 ; Jean-Emmanuel Ray, « A propos d’une rébellion », in Droit social, n° 1, 2014, pp. 4 et s.). VIII-2.4.4 En tout état de cause, à supposer même qu’il soit possible d’admettre – pour les seuls besoins de la discussion – que l’association BABY LOUP ne serait pas formellement qualifiable d’entreprise de tendance ou de conviction, une telle issue ne signifierait pas pour autant qu’il faille ignorer les très fortes et insignes particularités de cet employeur. En effet, les caractéristiques de l’association et ses activités fortement inspirées par l’impératif de neutralité pourraient être dûment prises en compte au cours de l’exercice de mise en balance entre la liberté de la salariée, d’une part, et l’ensemble des autres droits et impératifs en cause, d’autre part. Car à n’en pas douter, « la restriction de la liberté de religion p[eut] paraître justifiée, notamment, par la mission de direction de la crèche et le contact avec un public sensible », sans même qu’il soit « nécessaire de faire appel à la notion d'entreprise de conviction » (Fleur Laronze, « Affaire Baby Loup : l'épuisement du droit dans sa recherche d'une vision apolitisée de la religion », in Droit social, 2014, n° 2, pp. 100 et s.). Et ce, d’autant plus que la nature associative de l’employeur constitue également une autre particularité notable qui ne saurait être négligée dans l’exercice de mise en balance. En effet, fortement protégée tant au plan constitutionnel en qualité de principe fondamental reconnu par les lois de la République (Cons. Constit. Déc. N° 71-44 DC du 16 juillet 1971) qu’au plan conventionnel au titre de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté d’association implique que l’entité associative puisse se constituer librement. Surtout, cette liberté requiert que « la vie associative [soit] protégé[e] contre toute ingérence injustifiée de l’Etat », tout particulièrement lorsque ladite entité est placée sous le sceau d’une orientation

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idéologique ou d’une conviction spécifique (CEDH, G.C. 9 juillet 2013, Sindicatul 'Pastorul Cel Bun' c. Roumanie, Req. n° 2330/09, § 136). Dès lors, le droit de l’association à « fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’Etat » (Ibid.) confère nécessairement à l’employeur associatif un pouvoir de direction plus intense encore que celui reconnu en principe à tout employeur envers ses salariés. A cet égard, la nature non lucrative de l’action menée par une association n’est pas non plus indifférente et renforce l’autonomie accrue concédée à cet employeur particulier. Certes, le caractère désintéressé de l’action menée par une association n’induit bien sûr pas une quelconque disparition des droits de ses salariés. Pour autant, la finalité spécifique de l’employeur associatif peut se manifester par la renonciation à tout profit et justifier, telle une contrepartie, qu’il jouisse d’une plus ample latitude dans son organisation interne. Et ce, afin de satisfaire pleinement à la mission d’intérêt général que cet employeur s’est assigné. A tous égard, donc, les droits de l’employeur suffisent à eux seuls pour justifier la restriction portée à la liberté de ses salariés de manifester ses convictions religieuses dans le cadre d’activités identifiées, que la Cour de cassation retienne ou non au bénéfice de l’association BABY LOUP la qualité d’entreprise de conviction, ou qu’elle retienne ou non qu’il faille les cumuler avec les droits des enfants gardés ou ceux de leurs parents. Reste alors à confronter ces droits à la liberté religieuse du salarié et, partant, à vérifier la proportionnalité de la restriction qui lui est imposée.

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C) La restriction à la liberté religieuse des salariés de l’association exposante est proportionnée au but poursuivi (branches n° 8 et 9 du 1er moyen et branche n° 1 du 2e moyen)

IX. On l’a vu, le caractère proportionné de l’interdiction posée par le règlement intérieur d’une entreprise de droit privé constitue le troisième critère à prendre en compte afin de déterminer si celle-ci est, ou non, conforme aux prescriptions légales et conventionnelles qui encadrent les atteintes portées aux droits et libertés fondamentaux des salariés. Ce critère est expressément visé par les dispositions de l’article L. 1121-1 du code du travail aux termes duquel : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » Cette rédaction fait directement écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme laquelle rend compte de cette exigence chaque fois que doivent être conciliés plusieurs droits garantis par la Convention (voir, pour l’application de l’article 9, CEDH, 23 février 2010, Leyla Sahin c.Turquie, n° 44774/98 ; CEDH, 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie, n° 23459/03 ; CEDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, n° 48420/10). IX-2 Or, en l’espèce, le seul moyen de préserver les droits et libertés en présence, par l’association exposante, était bien d’interdire le port des signes religieux dont le caractère ostentatoire était particulièrement marqué. En effet, pour apprécier si le port d’un signe religieux par ses salariés est de nature à porter atteinte aux droits des enfants, des parents et de la crèche en tant qu’employeur d’une part, dans une logique de conciliation avec leur droit de manifester une appartenance religieuse d’autre part, deux séries d’éléments doivent à tout le moins être pris en compte que sont la nature des fonctions exercées et la nature du signe religieux dont il est question.

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En ce qui concerne la salarié de la crèche BABY LOUP, de tels éléments rendaient nécessaire, sans qu’aucune autre option fut envisageable, l’interdiction qui lui a été faite de porter un voile au sein de la crèche. IX-2.1 Tout d’abord, il devait être tenu compte du profil du poste occupé au sein de la crèche par la salariée. Ainsi que l’a relevé la cour d’appel de Paris, Madame AFIF exerçait les fonctions d’éducatrice et d’adjointe à la direction (arrêt attaqué, page 2, alinéa n°2). Elle était donc amenée, à ce titre, à travailler au contact direct des enfants en bas âge et des parents. Ainsi, ses fonctions d’éducatrice l’amenaient nécessairement et constamment à exercer des « tâches d’influence » vis-à-vis des enfants, pour reprendre les mots du Procureur Général Monsieur FALLETTI (page 14 de ses conclusions). Ensuite, ses fonctions d’adjointe à la direction impliquaient également la réalisation de tâches de représentation vis-à-vis des parents et des acteurs institutionnels travaillant directement avec la crèche. De telles tâches rendaient donc indispensable le strict respect de l’obligation de neutralité dont l’association exposante a fait, dès l’origine, un élément déterminant de son identité, au regard de la mission éducative qu’elle s’est assignée et le contexte particulier dans lequel elle intervient. A défaut, cette même mission aurait été irrémédiablement compromise eu égard à l’importance que revêt une telle obligation qui la définit. IX-2.2 Ensuite, il devait également être tenu compte de la nature du signe religieux dont l’interdiction du port a été notifiée à la demanderesse.

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A cet égard, il a été souligné que le voile islamique constitue un « signe extérieur fort », pour reprendre les termes de l’arrêt rendu le 15 février 2001 par la Cour européenne des droits de l’Homme, (CEDH, Dahlab c. Suisse, requête n° 42393/98, précité), et ce à la différence du crucifix fixé au mur, symbole « essentiellement passif » (CEDH, Grande Chambre, 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, requête n° 30814/06, §72). Cette distinction doit être prise en compte pour apprécier si l’interdiction se justifie. Or, le porte d’un voile ne laissant entrevoir que l’ovale du visage constitue bien un signe marquant pour de jeunes enfants constatant à l’évidence la particularité qu’il revêt au regard des autres adultes ne le portant pas. En outre, il ne peut être nié qu’il constitue bien un signe ostensible d’appartenance à une religion déterminée. Or, selon la même juridiction européenne, « une distinction » doit être réalisée entre « les salariés adoptant dans leur vie privée un comportement contrevenant discrètement aux convictions défendues par l'entreprise identitaire […] et ceux qui les méconnaissent publiquement, voire à titre militant » (Jean-Pierre Marguénaud et Jean Mouly, « Les droits de l'Homme salarié de l'entreprise identitaire », in Recueil Dalloz, 2011, n° 24, pp. 1637 et s.). En effet, à l’heure d’évaluer la proportionnalité de la restriction de la liberté de religion, « c'est évidemment dans l'hypothèse de manquements publics et délibérés que la balance des intérêts se révèlera la plus défavorable au salarié licencié » (Ibid.). C’est donc à bon droit que la cour d’appel de Paris, qui a bien relevé qu’il s’agissait d’un voile islamique, l’a qualifié de « signe ostentatoire de religion » pouvant faire l’objet d’une interdiction, et ce afin de « protéger la conscience en éveil des enfants ». IX-2.3 Enfin, il faut également faire observer qu’aucune solution autre que l’interdiction de porter un tel signe ostentatoire de religion ne pouvait être envisagée.

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En effet, eu égard aux préceptes défendus par une partie de la doctrine de l’Islam, le port du voile répond à la nécessité impérative de masquer la chevelure et le cou, pour ne laisser apparent que le visage. Il n’existe aucune alternative : une manière différente de le porter ne répondant nullement aux ambitions religieuses de la personne qui fait le choix de le revêtir. Eu égard aux fonctions exercées par la salariée et à la nature intrinsèque du voile qu’elle a entendu porter, aucune option autre que l’interdiction ne pouvait donc être envisagée. Il résulte de l’ensemble de ces éléments que c’est en parfaite conformité avec les principes jurisprudentiel consacré tant par la Cour de cassation que la Cour européenne des droits de l’homme que la cour d’appel a pu considérer que le fait, en l’espèce, pour Madame AFIF d’avoir refusé d’ôter son voile pour l’exercice de son poste constituait une faute grave de nature à justifier son licenciement. Reste alors à vérifier le caractère suffisant des mentions du règlement intérieur pour justifier cette solution. 2) Sur le caractère suffisamment précis des dispositions du règlement intérieur (3e moyen du mémoire ampliatif) et la connaissance qu’avait la demanderesse des prescriptions qu’il prévoyait (branche n°3 du 2e moyen) X. On sait que les dispositions du code du travail, en particulier celles de son article L. 1321-1, autorisent l’employeur à réglementer la vie de l’entreprise par l’édiction d’un règlement intérieur destiné à préciser les mesures d’application de la réglementation en matière de sécurité et de santé, mais également les règles générales relatives à la discipline. Cependant, il est constant qu’un tel règlement peut apporter des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives, dans les limites fixées par l’article L. 1321-3 du code, encore est-il nécessaire qu’elles ne soient pas caractérisées par une trop grande généralité ou imprécision.

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Tel n’est pas le cas du règlement intérieur adopté par l’association exposante en 2003 et en vigueur au moment des faits ayant donné lieu au présent litige, pas plus que de celui en vigueur de 1990 à 2003. En effet, un tel règlement, qui rappelle l’exigence de neutralité pouvant justifier les restrictions apportées à la liberté religieuse des salariés, ne pose en rien une interdiction de porter une interdiction générale et absolue en la matière. Celle-ci est au contraire parfaitement et strictement proportionnée au regard des objectifs que poursuit l’association exposante, en considération des différents droits et intérêts concurrents dont elle a entendu assurer la conciliation dans le cadre de certaines de ses activités. X-1 Ainsi, dès l’année 1990, l’article 5 de son règlement prévoyait que : « le personnel doit avoir un rôle complémentaire à celui des parents pour ce qui est de l’éveil des enfants. Dans l’exercice de son travail, celui-ci doit respecter et garder la neutralité d’opinion politique et confessionnelle en regard du public accueilli, tel que mentionné dans les statuts ». A compter du 15 juillet 2003, le dernier règlement intérieur adopté par l’association précise, aux termes d’un article intitulé « Liberté de conscience, neutralité et obligation de réserve et respect du secret professionnel », que : « Le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par BABY LOUP, tant dans les locaux de la crèche, ses annexes ou en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche à l’extérieur ».

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X-2 Il s’évince de la lecture de ces dispositions que l’exigence de neutralité est tout d’abord circonscrite aux seules activités amenant les salariés à entrer en contact avec les enfants. Ainsi, le règlement intérieur précise que l’exigence de neutralité s’impose uniquement :

- D’une part, dans le cadre des activités au sein des locaux de la crèche, ce qui est parfaitement justifié par le fait que l’ensemble des salariés est amené à y entrer en contact avec les enfants, ainsi que le rappellent d’ailleurs les contrats de travail conclu entre eux et l’association exposante.

- D’autre part, lors de l’accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche.

Il est donc manifeste que c’est bien dans le cadre des activités mettant les salariés de la crèche au contact des enfants que cette obligation de neutralité est clairement posée. Les activités de l’association exposante relatives à l’insertion sociale et professionnelle des femmes réalisées hors la présence des enfants, ou encore les réunions mensuelles organisées avec les femmes du quartier, ne sont donc pas concernées. La cour d’appel de Paris ne dit pas autre chose quand elle relève : « la formulation de cette obligation de neutralité dans le règlement intérieur, en particulier celle qui résulte de la modification de 2003, est suffisamment précise pour qu’elle soit entendue comme étant d’application limitée aux activités d’éveil et d’accompagnement des enfants à l’intérieur et à l’extérieur des locaux professionnels ; qu’elle n’a donc pas la portée d’une interdiction générale puisqu’elle exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la crèche » (arrêt attaqué, page 3, dernier alinéa). Ces motifs sont exempts de toute dénaturation.

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X-3 La proportionnalité de la mesure de restriction imposée par l’employeur est d’autant plus caractérisée qu’il résulte des motifs souverains des juges du fond que Madame AFIF ne pouvait en ignorer la nature, en vigueur depuis la création de la crèche et prévue dès 1990 par le premier règlement intérieur, soit avant même son recrutement et la contraction de son contrat à durée indéterminée en date du 1er janvier 1997. Ainsi qu’il résulte des motifs adoptés : « dans le contrat de travail régularisé par les parties le 1er janvier 1997, Madame LAAOUEJ Fatima, épouse AFIF, s’engageait à respecter les prescriptions du règlement intérieur en vigueur dans l’association et à se conformer aux instructions et directives émanant de la direction et de son représentant » (jugement entrepris, page 9, alinéas n° 1). (…) Qu’il ressort du témoignage de Madame FIOMBEA attestant pour Madame LAAOUEJ Fatima épouse AFIF que cette dernière avait connaissance du nouveau règlement intérieur ; Que Madame LAAOUEJ Fatima, épouse AFIF, a signé le compte-rendu du 5 novembre 2008, où elle a déclaré à sa direction : ‘que ses convictions religieuses l’amènent à porter le voile islamique et qu’elle ne fera aucune concession sur son lieu de travail. Qu’elle sait par ailleurs que le règlement intérieur de l’association ne l’autorise pas…’ » (jugement entrepris, page 9, alinéas n° 5 et 6). De même, on a rappelé que les prétentions de la salariée, selon laquelle elle avait porté un voile antérieurement à son congé maternité, sont contredites par les constatations souveraines des juges du fond. Ainsi, le Conseil des Prud’hommes, par des motifs réputés adoptés, a expressément relevé : « Que si Madame LAAOUEJ Fatima, épouse AFIF, a porté le voile avant décembre 2003, c’était à l’insu de sa direction ;

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Que le 21 mars 2001, l’association BABY-LOUP, par lettre remise en main propre à Madame LAAOUEJ Fatima, épouse AFIF, avait bien confirmé la laïcité de l’association et de faire respecter les règles la régissant ; Dans ces conditions, le Conseil dit que Madame LAAOUEJ Fatima, épouse AFIF, ne peut affirmer qu’elle portait le voile de façon constante sur son lieu de travail avant janvier 2003 » (jugement entrepris, page 10, alinéas n°10 à 12). C’est donc au mépris de ces motifs souverains que Madame AFIF prétend que la conviction revendiquée par l’association exposante aurait « changé » et qu’en tout état de cause, son comportement ne serait pas fautif pour avoir refusé de déférer à l’ordre de retirer son voile et de respecter la mise à pied conservatoire qui lui a été notifié de ce chef.

3) Sur le comportement de la salariée suite à la notification de la mise à pied conservatoire (4e et 5e moyens du mémoire ampliatif)

XI. Enfin, à supposer même que, par extraordinaire, il soit possible de nier la licéité de l’ordre adressé à Madame AFIF de respecter l’exigence de neutralité dans l’exercice de ses fonctions, il n’est en tout état de cause pas douteux que son opposition vive et menaçante à la décision de son employeur suffisait à caractériser l’existence d’une faute grave. XI-1 Sur ce point, la cour d’appel a relevé que : « le comportement de Madame AFIF, qui a consisté à se maintenir sur les lieux de travail après notification de la mise à pied conservatoire consécutive au refus d’ôter son voile islamique et à faire preuve d’agressivité envers les membres de la direction et de ses collègues de la crèche dans les conditions et selon les circonstances relatées par la lettre de licenciement, au contenu de laquelle il est expressément fait référence, résulte suffisamment des déclarations concordantes de Mmes Baleata, directrice de la crèche, Gomis, directrice adjointe,

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Grolleau, éducatrice, Zar épouse Almendra, animatrice, El Khattabi, éducatrice, Soumare, employée de ménage ; (…) Considérant que ce comportement, alors que la mise à pied reposant, sur les raisons ci-dessus exposées, sur un ordre licite de l’employeur au regard de l’obligation spécifique de neutralité imposée à la salariée par le règlement intérieur de l’entreprise, caractérise une faute grave nécessitant le départ immédiat de celle-ci ; Considérant que cette faute grave justifie le licenciement ainsi qu’en a décidé le conseil de prud’hommes dont la décision sera en conséquence confirmée (…) » (arrêt attaqué, page 4, alinéas n° 2 à 5). Cette motivation n’encourt aucunement la critique. XI-2 En effet, Madame AFIF ne saurait tirer argument de la prétendue illicéité de la décision de mise à pied pour justifier son comportement. Certes, le seul maintien sur les lieux au mépris d’une mise à pied (Soc. 20 mars 1996, n° 93-40553) ou un abandon de poste (Soc. 31 mai 2011, n° 09-42378) peut éventuellement être toléré en raison de l’illicéité de la décision de l’employeur. Mais il n’en est pas de même lorsque le comportement du salarié confine à l’« abus » (Soc. 19 juin 1991, n° 89-40843 ; Soc. 8 janvier 1997, n° 94-42639), au préjudice notamment des autres salariés ou des clients de l’entreprise (Soc. 15 novembre 2005, n° 03-46697 ; Soc. 30 octobre 2000, n° 98-45339). XI-3 Or, tel fut manifestement le cas en l’espèce. En effet, l’intéressée ne s’est pas bornée à refuser d’exécuter la décision de mise à pied. Elle a aussi provoqué de vives altercations physiques avec ses collègues et a proféré des graves menaces en présence des enfants alors confiés au personnel de la crèche.

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Le comportement de Madame AFIF a donc largement excédé ce que la prétendue illicéité de la décision de l’employeur aurait éventuellement pu justifier. Dès lors, tout lien entre ces deux éléments est rompu et nul « effet contaminant » de cette illicéité alléguée ne saurait être invoqué. La jurisprudence européenne ne peut davantage être utilement mobilisée au soutien d’une quelconque « contamination ». Car à l’insigne différence de l’affaire E.B. c. France, où la Cour avait jugé dans un tout autre contexte que les deux motifs d’une même décision étaient étroitement liés l’un à l’autre (Cour EDH, G.C. 22 janvier 2008, Req. n° 43546/02, § 80-81), les menaces et gestes d’agressivité de la salariée sont en l’espèce parfaitement dissociables de la décision initiale de mise à pied et n’en sont pas la conséquence inéluctable. Raisonner différemment reviendrait à tolérer que l’illicéité alléguée d’une décision de l’employeur puisse justifier tout comportement, dont des atteintes à l’intégrité physique et morale eux-mêmes prohibés par les articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui serait pour le moins paradoxal. Dans ces conditions, c’est à bon droit que la Cour d’appel a retenu que le comportement de la salariée après la notification de la mise à pied conservatoire caractérisait également une faute grave. De quelque point de vue qu’on l’envisage le rejet du pourvoi est acquis.

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PAR CES MOTIFS et tous autres à produire, déduire ou suppléer, au besoin d’office, l’association exposante conclut qu’il plaise à la Cour de cassation :

- REJETER le pourvoi, Avec toutes conséquences de droit

Patrice SPINOSI Avocat à la Cour de Cassation