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  • Alain Testart

    change marchand, change non marchandIn: Revue franaise de sociologie. 2001, 42-4. pp. 719-748.

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    Testart Alain. change marchand, change non marchand. In: Revue franaise de sociologie. 2001, 42-4. pp. 719-748.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_2001_num_42_4_5395

  • AbstractAlain Testart : Exchange of commodities and others forms of exchange.

    Following previous works, the present paper starts by offering a clear definition of the category of gift asopposed to that of exchange. It is argued that social anthropology has generally confused the twocategories, describing as gift what is in reality exchange. But in Melanesia as in some traditionalsocieties of Africa or America, the exchanges take specific forms, different from those known in modernsocieties. The particular aim of this article is to define this kind of exchange which is neither anexchange of gifts nor an exchange of commodities.

    Rsum la suite de quelques travaux, l'article commence par proposer un critre de dmarcation non ambigupour diffrencier le don de l'change. Nous soutenons ensuite que l'anthropologie a trs gnralementconu comme don des phnomnes qui relevaient de la catgorie de l'change. Mais l'changeprend en Mlansie et dans certaines socits traditionnelles d'Afrique et d'Amrique des formes trsdiffrentes de celles qui sont connues dans nos socits. C'est ce que nous appelons un changenon marchand .

    ResumenAlain Testart : Intercambio mercantil, intercambio no mercantil.

    A partir y continuado ciertos trabajos, el artculo comienza proponiendo un criterio de demarcacin noambigo para diferenciar el don del intercambio. Sostiene enseguida que la antropologa concibegeneralmente como don aquellos fenmenos que relevan de la categora del intercambio. Aunqueel intercambio toma en Melanesia y en ciertas sociedades tradicionales de Africa y de Amrica formasmuy diferentes de aquellas que son conocidas en nuestras sociedades. Es a ello que el autor llama un intercambio no mercantil .

    ZusammenfassungAlain Testart : Tauschhandel, handelsloser Tausch.

    Einigen Arbeiten zufolge, schlgt der Artikel zunchst ein klares Abgrenzungskriterium vor zurDifferenzierung der einfache Gabe vom Tausch. Wir behaupten anschliessend, dass die Anthropologieallgemein Phnomene, die der Kategorie des Tauschs angehren, als Gabe aufgefasst hat. InMelanesien und in gewissen traditionellen Gesellschaften Afrikas und Amerikas nimmt jedoch derTausch Formen an, die von denen in unseren Gesellschaften bekannten stark abweichen. Dasbezeichnen wir mit dem Begriff des handelslosen Tauschs .

  • R. franc, social. 42-4, 2001, 719-748

    Alain TESTART

    change marchand, change non marchand

    But many things in primitive society have been called presents which in reality are acts of exchange.

    R. Firth (Economics of the New Zealand Maori, 1929, p. 394)

    RSUM la suite de quelques travaux, l'article commence par proposer un critre de dmarcat

    ion non ambigu pour diffrencier le don de l'change. Nous soutenons ensuite que l'anthropologie a trs gnralement conu comme don des phnomnes qui relevaient de la catgorie de l'change. Mais l'change prend en Mlansie et dans certaines socits traditionnelles d'Afrique et d'Amrique des formes trs diffrentes de celles qui sont connues dans nos socits. C'est ce que nous appelons un change non marchand .

    Si vous avez fait un don quelqu'un, peut-tre vous fournira-t-il lui-mme un cadeau plus tard, en guise de remerciement. Mais ce fait n'affecte pas la nature de votre acte : qu'il y ait ou non retour, personne ne niera que vous ayez fait un don. Peut-tre attendiez- vous ce cadeau, peut-tre mme votre geste n'avait-il pour but que de l'obtenir. Il serait dans ce cas dpourvu de cette gnrosit que l'on associe trop souvent au don; mais, que votre acte soit jug intress ou non, personne ne niera pour autant qu'il ft un don. Peut-tre encore, dfaut de retour venu spontanment, allez-vous solliciter le rcipiendaire cette fin, lequel, se sentant redevable votre endroit, accdera peut-tre votre demande. Votre conduite pourra passer pour dtestable, surtout en raison de la pression morale que vous avez fait peser sur celui qui avait cru tre gratifi par votre acte ; personne nanmoins ne niera que vous ayez fait un don. Mais si maintenant vous exigez une chose en retour, arguant de votre droit la recevoir, prtendant que c'est un d et ne laissant pas au rcipiendaire la libert de refuser de la fournir, alors l, on pourra vous dire : Votre soi-disant don, vous prtendez prsent le faire payer, ce n'tait pas un don. La morale de cette histoire est que le don est la cession d'un bien qui implique la renonciation tout droit sur ce bien ainsi qu ' tout droit qui pourrait maner de cette cession, en particulier celui de rclamer quoi que ce soit en contrepartie. La vente, au contraire, implique toujours pour le

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    vendeur le droit d'tre pay tant qu'il ne l'a pas t ou l'change, celui pour l'changiste d'obtenir la contrepartie, tant qu'elle n'a pas t fournie.

    Dans un prcdent article (1), nous avions explor de faon systmatique la diffrence entre change et don. Pour rsumer notre position au moyen d'une formule lapidaire, nous dirions aujourd'hui que ce qui spare change et don, c'est toujours une question de droit. chaque fois qu'il y a un droit exiger une contrepartie, nous sommes dans le registre de l'change; chaque fois que ce droit fait dfaut, nous sommes dans celui du don. Peu importe que dans certaines socits le don soit rgulirement suivi d'un contre-don, cette rgularit de la pratique n'en fait pas un change si le donateur n'a aucune lgitimit exiger ce contre-don. Peu importe que le donateur attende ce contre- don et qu'il ressemble, par sa mentalit ou ses motivations fort peu altruistes, un changiste : il n'en aura jamais les droits mme s'il en a les mmes bnfices, il n'aura pas de recours contre le donataire ingrat. Notre position est que, par-del la question des flux ou celle des motivations, don et change constituent deux formes sociales compltement distinctes, aussitt qu'on les examine d'un point de vue bien oubli dans l'anthropologie d'aujourd'hui : celui du droit, c'est--dire de la lgitimit pour le cessionnaire exiger et obtenir une contrepartie.

    Cette opposition est une opposition fondamentale, mais ne constitue toutefois que la toute premire cl d'une classification possible (et autrement complexe) des diffrents modes de transferts (2). Nous esprons montrer dans un autre article qu'il y a diffrentes formes de dons, selon le contexte social, les attitudes, les finalits, l'idologie qui l'entoure, etc. Pour l'heure nous ne voulons examiner qu'une dichotomie majeure (ce n'est pas la seule) au sein de l'change : celle entre change marchand et change non marchand.

    Problmatique et premires notions

    Notion d* change non marchand

    Dans l'article prcit, nous avions pris l'exemple d'une personne qui trouvait chez un ami quelque objet passionnment recherch par lui et russissait le dcider de lui cder. Elle lui en payait le prix, mme si c'tait un prix d'ami . C'tait donc un change (de l'objet contre une somme de monnaie), mais un change dont nous sentons bien qu'il n'est pas marchand. Il n'est pas si facile de dire pourquoi. Invoquerons-nous le fait que l'objet tant dsir ne s'est jamais trouv sur un march, en quelque sens que l'on prenne le terme - et nous verrons que le terme de march est susceptible de bien des accep-

    (1) Testait (1997). Plus spcifiquement toute cession d'un bien quelle que soit sa pour la critique de la conception maussienne, nature, indpendamment de savoir s'il s'agit voir Testait (1998). d'un don ou d'un change.

    (2) Nous proposons d'appeler transfert

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    tions. Dirons-nous que l'objet n'a eu aucun moment le statut de marchandise ? Et pourtant, il y a peut-tre eu marchandage. Pas forcment d'ailleurs au mauvais sens du terme : l'ami voulait peut-tre le donner pour rien mais l'autre a insist pour le payer. Rien de tout cela n'est clair si ce n'est ce sentiment encore vague mais insistant selon lequel il s'agit d'un change, mais diffrent de celui que nous pouvons avoir dans le commerce ordinaire. Dirons-nous que c'est un faux change, un don dguis ? Peut-tre, mais pour admettre que si l'ami a au contraire exig un prix exorbitant, demande que nous pouvons juger peu compatible avec sa qualit suppose d'ami, ce serait alors un vrai change ? Il y avait de toute faon quelque chose qui manquait dans cet change : s'il y a bien eu demande, il n'y a pas eu offre. Et le march est, comme disent les conomistes, la rencontre d'une offre et d'une demande. Est-ce l une raison suffisante pour dire que cet change n'est pas marchand ? Ce sont ces ides qu'il s'agit de prciser.

    Le seul point qui soit certain pour le moment est qu'il s'agit bien d'un change. Mme si nous voquions l'instant l'ide qu'il s'agissait peut-tre d'un don dguis, il faut la rcuser l'instant. Peu importe qu'un prix soit petit ou grand, peu importe qu'un bien soit brad ou vendu trop cher, cela ne change pas la nature du transfert. Peu importe galement que la transaction entre nos deux amis se solde par un paiement immdiat ou non : il ne s'agit pas d'un don puisque l'ami qui a cd le bien sera lgitimement en droit de rclamer le prix s'il n'a pas t pay tout de suite. Peut-tre sa qualit d'ami l'empchera-t-elle de recourir des moyens dsagrables, mais tout le monde sent bien que s'il vient rclamer son prix, il sera dans son droit , sa demande sera lgitime, car il ne rclamera que son d, lequel rsulte de l'accord sur lequel les amis taient autrefois tombs.

    En d'autres termes, c'est bien une subdivision l'intrieur de l'change que nous cherchons prciser et si cette subdivision est importante, comme nous le pensons, nous aurons envisager une vritable tripartition ainsi organise :

    don // change non marchand / change marchand (3) au lieu de la bipartition traditionnelle en anthropologie entre l'change (toujours implicitement conu comme marchand) et une catgorie qui confond et assimile, sous prtexte qu'ils se situent en dehors du monde marchand, changes crmoniels (4) et dons. Nous reviendrons in fine sur la critique de cette bipartition.

    (3) La double barre marquant l'opposition Avec ces critres on devrait conclure que la principale. vente de biens immeubles constitue dans notre

    (4) Le qualificatif parat assez malheureux. socit un change crmoniel puisque tout Si l'on suit la dfinition qu'en propose acte de ce genre 1) donne lieu la publication Malinowski (1963, p. 154, n. 1), serait des actes, 2) est accompli selon des formalits crmoniel un acte 1 ) public ; 2) accompli en lourdes et prcises (enregistrement au cadastre, respectant des formalits bien dfinies ; 3) actes notaris, etc.), et 3) a une porte sociale et quand il a une porte sociologique, religieuse implique des obligations (celles de payer les ou magique, et implique des obligations . taxes foncires, etc.)-

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    II est vident que la qualit immdiate ou au contraire diffre de l'change est sans pertinence pour notre propos, tout comme elle l'est pour l'opposition entre change et don (5). Sans pertinence galement est le fait que l'change se fasse avec ou sans monnaie : si nous concevons plus volontiers l'change marchand sous la forme d'un change avec monnaie et un change non marchand sans monnaie, le cas de nos deux amis qui se mettent d'accord sur un prix doit galement nous faire admettre qu'un change non marchand peut se faire avec usage de la monnaie (6).

    Marchs

    Marchandise rime avec march, les deux mots ayant la mme racine; la marchandise est ce qui s'change sur un march et le march un lieu sur lequel s'changent les marchandises.

    March a plusieurs acceptions (7). Au sens courant, matriel et non technique, c'est un lieu; on parle de

    place de march . Encore faut-il dire que c'est un lieu institu. Cette notion d'institution est importante. C'est aussi un lieu public.

    March au sens de l'conomie politique (8) a un sens lgrement diffrent, plus large quant l'extension possible du march comme lieu et plus restreint quant l'acception. Plus large parce que l'on parle d'une rgion ou d'un pays comme d'un march, au sens encore o l'on parle de marchs financiers : ces marchs ne sont pas limits des localisations gographiques prcises (on peut mme parler de march mondial); encore moins sont-ils limits dans le temps par une quelconque rgularit ou priodicit qui caractrise encore nos marchs de quartiers. Ce sens de march laisse loin derrire lui les connotations habituelles de la place traditionnelle de march, ses amnagements urbains, ses rglementations municipales, ses coutumes, etc. Le march au sens de l'conomie politique n'est plus inscrit dans le cadre architectural de la ville, ni dans le paysage rural, pas plus qu'il ne se limite aux frontires d'un tat. Il dborde tous ces cadres institutionnels classiques.

    (5) Tout comme il y a des ventes crdit et rfrence dans notre discipline, des ventes au comptant, il y a des dons et (6) Exemple qui rfute dfinitivement une contre-dons spars dans le temps et il y en a de assertion malheureuse de mon livre Des dons et simultans (comme dans nos traditionnels des dieux (1993, p. 89) par laquelle j'identifiais cadeaux de Nol, mais on en trouve des change marchand et usage de la monnaie, exemples dans presque toute bonne ethno- (7) J'exclus de la discussion le sens du graphie, par exemple chez Malinowski, op. cit., terme dans l'expression conclure un p. 245), simple vidence dont chacun peut march , pour ne retenir que le march comme aisment faire l'exprience, mais qui semble lieu, place ou rseau. avoir chapp Racine (1991, p. 212) qui (8) La diffrence avec le sens courant est crit : L'change de dons suppose toujours bien expose dans l'article de Neale (1975) ou [c'est moi qui souligne] l'existence d'un crdit, dans l'introduction de Bohannan et Dalton d'un dlai avant la remise du contre-don. On Markets in Africa (1962). On trouve une bonne regrette que de telles bvues (le reste de mise en perspective des points de vue cono- l'article tant du mme acabit) aient t miste et sociologique dans Swedberg (1994). publies dans un dictionnaire destin faire

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    Mais les conomistes insistent peut-tre trop sur cet largissement considrable du sens du mot.

    D'une autre faon, le march de l'conomie politique a une acception plus troite que dans le sens courant. C'est le lieu de rencontre entre l'offre et la demande, le prix tant le rsultat de cette rencontre. La question du prix et de sa formation est centrale dans la notion de march telle qu'elle est utilise en conomie politique. Le march est dans cette discipline un concept technique aussi spcialis que celui de force en physique, et aussi loign du sens commun. Est march au sens conomique la rencontre de l'offre et de la demande dans la mesure, et dans la mesure seulement, o elle permet l'application de la problmatique propre cette discipline, c'est--dire dans la mesure o elle permet d'utiliser les outils typiques de l'conomie politique, la courbe de variation de l'offre en fonction du prix, la courbe (gnralement en sens contraire) de variation de la demande en fonction du prix, les critres de concurrence parfaite ou imparfaite, le concept d'lasticit, tous concepts dont le but est de rendre compte du prix effectif auquel se vend un moment donn un produit sur un march, ce prix rsultant classiquement de l'intersection des deux courbes d'offre et de demande. C'est dire que le concept de march tel que l'envisage l'conomie politique n'a de sens que dans la mesure o il explique la formation du prix, ce qui suppose comme le rappelait opportunment Cournot qu'il n'y ait pour un produit donn qu'un seul prix, ou encore, comme l'a soulign maintes reprises Polanyi, que le march soit un mcanisme autorgulateur des prix . Ce qui exclut que les prix puissent tre imposs par une autorit politique. Soulignons-le : la plupart des marchs, au sens de place de march , auxquels ont affaire les ethnologues et les historiens - que le prix soit autoritairement fix ou mme limit par le roi, l'empereur ou une corporation organise - ne sont pas des marchs au sens de l'conomie politique. L'acception conomiste classique du terme de march est donc bien, en un sens, plus restreinte que l'acception traditionnelle. Le sens conomiste, pour le dire plus simplement encore, n'est autre que celui qu'il a dans l'expression conomie de march (9).

    Aucun des deux sens de march que nous venons d'voquer ne saurait suffire dfinir la marchandise. L'change marchand dborde le march de toute part. D'abord, il y a marchandise en dehors des places de march : qu'il s'agisse de l'antique colportage ou du moderne dmarchage domicile, le vendeur est bien un vendeur et propose ses marchandises ; de mme les petits boutiquiers, les commerants en tous genres. L'change marchand dborde la notion conomiste de march autorgulateur des prix : qu'ils soient imposs

    (9) C'est en ce sens que Polanyi et toute Qui ne sait en effet que le libralisme sous sa son cole peuvent parler de commerce sans forme radicale (sans prix imposs) n'a carac- march , de port de commerce sans tris tout au plus que ce petit promontoire march, etc., propos de Babylone, de Ouidah, l'extrmit de l'Eurasie et seulement pendant etc. (Polanyi et al., 1975). J'ai grand peur que une trs courte priode de son histoire, n'tant le bilan thorique de cette cole ne se rduise pas antrieur au XIXe sicle et s'achevant bien au constat somme toute assez banal que les prix avant la fin du suivant ? furent bien souvent rglements dans l'histoire.

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    ou non, ce sont bien des marchandises que l'on achte sur un march, libre ou non. En dpit du lien tymologique entre march et marchand, les deux termes ne se recouvrent pas exactement : le premier dsigne toujours une ralit plus troite que le second.

    Marchandise, change marchand: dfinition

    Cette discussion, nanmoins, n'aura pas t inutile. Le rappel de la problmatique classique de l'conomie politique permet au moins de mettre l'accent sur un point qui ne l'est que rarement en anthropologie sociale : l'offre et la demande. Sur tout march, il y a offre et il y a demande. Peu importe qu'elles rgulent ou non le prix, peu importe que le march soit libre ou non : il y a en quelque sens que l'on prenne le terme toujours offre et demande sur un march, et mme dans le cas du colporteur ou du commerant qui tient boutique. Le plus petit commun dnominateur de toutes les acceptions du terme march , c'est l'offre et la demande. C'est aussi un lment indispensable de la marchandise : on ne conoit pas de marchandise qui ne soit offerte la vente, ou susceptible de l'tre, ni de marchandise pour laquelle il n'y ait de demande, au moins potentielle.

    Qu'est-ce que la demande ? C'est, dit un manuel comme celui de Barre (10) (1966, I, p. 470), la quantit d'un bien ou d'un service que les sujets conomiques sont disposs acheter un certain prix . La notion implique la capacit d'achat. L'offre est dfinie symtriquement. Retenons que les acteurs, quand ils se prsentent sur le march, sont dj disposs vendre et acheter. C'est une disposition pralable au march, c'est un acquis. La ralisation effective de l'change dpendra du prix demand (ou offert), de la qualit du produit, de bien d'autres choses encore, mais il y a dj cette disposition qui est acquise.

    Les acheteurs potentiels peuvent trs bien se promener sur un march sans avoir pris aucune dcision. Mais le vendeur qui propose une marchandise la vente a dj pris une dcision relativement celle-ci : il est dcid la vendre. C'est une dcision conditionnelle, bien entendu, qui dpend du prix qu'il pourra en tirer , comme on dit. C'est une dcision nanmoins. C'est cette dcision pralable au march (et mme, disons, car cela peut vrai dire se passer ailleurs que sur une place de march, pralable au march entendu cette fois comme entente) qui constitue l'offre. La marchandise est un bien qui est offert la vente, un bien dont son propritaire a dcid de se dbarrasser. Mme s'il tenait auparavant cette chose, mme si elle lui tait chre, maintenant qu'elle est prsente sur le march, elle est dj coupe de lui. La marchandise n'existe que par ce dtachement pralable. C'est un prliminaire essentiel l'acte d'change marchand.

    C'est pourquoi on dit que la marchandise est jete sur le march. Elle n'a pas encore trouv d'acqureur que son propritaire l'a dj rejete : elle

    1 (10) Qui n'expose pas ici une conception qui lui serait propre mais a le mrite d'expliciter un

    concept qui l'est rarement.

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    ui appartient lgalement peut-tre encore, mais en nul autre sens. C'est ce que dit le camelot : Prends-la, elle est toi . Toutes ces marchandises sont dj, potentiellement, en d'autres mains. Que quelqu'un l'achte parce qu'il souhaite la garder, l'utiliser, et peu importe pour quoi du moment qu'il la conserve par-devers lui, la chose perd ds lors son statut de marchandise. Elle n'est plus vendre , comme on dit. La marchandise est donc en quelque sorte un bien en suspens, en attente, entre deux possesseurs, le prcdent qui ne la veut plus et le suivant qu'elle n'a pas encore trouv.

    Son possesseur actuel ne voit plus en elle que la contrepartie qu'il pourra obtenir en change, pices sonnantes et trbuchantes ou autre objet s'il s'agit de troc. C'est pour ainsi dire l'autre face de la dsaffection du possesseur pour sa chose : elle ne vaut plus ses yeux pour ses qualits physiques ni pour l'usage que l'on pourrait en faire conformment ces qualits, elle ne vaut plus que comme moyen, moyen d'obtenir autre chose qu'elle-mme. Non seulement elle est rpudie, mais encore on l'utilise sans pudeur, on la vend. Dans les termes classiques de l'conomie politique, qui sont aussi ceux de Marx, la marchandise ne vaut plus aux yeux de son possesseur que comme valeur d'change et pas comme valeur d'usage. Tels sont quelques-uns des lments qui caractrisent ce que nous appellerons le statut de la marchandise .

    Ce statut de la chose - et il faut remarquer que nous utilisons ici ce terme de faon inhabituelle, les sciences sociales ne parlant gnralement de statut qu'en rapport avec des personnes - commande les rapports sociaux qui vont se nouer entre les acteurs autour de la marchandise. Insistons sur cette ide que nous formulons volontairement de faon paradoxale. Les rapports sociaux ne sont pas seulement des rapports entre les personnes (ou les groupes de personnes), ils ont une extension beaucoup plus large : il y a des rapports entre les personnes et les choses (comme le rapport de proprit) et mme des rapports entre les choses et les choses (comme le rapport de prix ou de valeur). Ce que signifie la proposition qui inaugure ce paragraphe est que, dans le cas de l'change marchand, 'est le rapport aux choses qui commande le rapport entre les personnes. Cela nous semble mme constituer l'lment- cl de l'change marchand.

    Le statut de la marchandise commande les rapports entre les acteurs pour la raison bien simple que le vendeur ne veut que la contrepartie de la marchandise offerte. La ralisation de l'change ne dpend en consquence que des termes de l'change. Et de rien d'autre. Ni de l'attachement pass que le vendeur a pu avoir pour l'objet mis en vente, ni de la question de savoir qui achte. Compte seulement le prix, ce qui est propos en change. L'change marchand est ainsi entirement insr entre un double rapport aux choses, entre la rpudiation de la chose mise en vente et le dsir de ce que le vendeur peut en retirer. Le rapport entre les acteurs peut se rsumer n'tre que cela : Combien ? . Il peut (11) se rsumer ce bref change avec un inconnu

    (11) Nous n'ignorons pas que le rapport tique de cette forme d'change c'est qu'il marchand est dans la ralit souvent associ puisse s'en passer, des rapports personnels. Ce qui est caractris-

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    sorti de nulle part et qui, si le prix convient tous deux, disparatra dans la foule avec l'objet achet sans que le vendeur ne le revoie jamais. Que le rapport social entre les acteurs ne puisse tre que cela rsulte entirement de ce que la chose n'tait qu'une marchandise.

    Ces considrations suffisent dire pourquoi l'change entre nos deux amis n'tait pas un change marchand. D'abord, il n'y a pas eu offre : la chose vendue n'a jamais eu le statut de marchandise. Deuximement, cet change est indissociable du rapport d'amiti qui existait entre nos deux protagonistes. Non pas tellement parce que cette amiti prcdait l'change ni parce que (en toute probabilit) elle lui survivrait, mais bien parce que la raison et la condition mme de cet change rsiderait dans cette amiti. L'objet n'tait pas vendre et seule l'amiti a fait qu'il ait t vendu.

    Que ces considrations soient pertinentes, nous le voyons dj au fait qu'elles s'appliquent la kula (12) - dont nous avons prcdemment montr qu'il s'agissait bien d'un change mais, ainsi que nous allons le montrer maintenant, d'une forme non marchande d'change. Premirement, il n'y a pas d'offre des objets kula; il y a une demande, une demande fortement appuye par les dons de sollicitation dont parle Malinowski, mais rien qui ressemble une offre de ces objets. Deuximement, la condition de la cession est un lien d'amiti entre les partenaires kula - ce sur quoi nous reviendrons dans un instant. Cet exemple est presque similaire celui de nos deux amis, cette diffrence prs que les partenaires kula entrent dans cette relation aux fins d'changer entre eux, et donc que l'change est attendu, probable, sollicit, rgulier, ce qui n'tait pas le cas entre nos amis. Mais il est clair qu'il ne s'agit ni dans un cas ni dans l'autre d'un change marchand.

    Nous adopterons pour finir les dfinitions suivantes : La marchandise est un objet propos duquel la dcision de l 'changer a

    dj t prise, la ralisation de l 'change ne dpendant que des termes de l 'change (le prix, le fait de trouver un acqureur, etc.).

    La ralisation de l'change ne dpendant de rien d'autre que de la contrepartie propose, elle ne dpend pas de la personne de l'acheteur, elle ne suppose pas entre eux un rapport personnel pralable.

    (12) Rappelons que la kula est un vaste brassards ne circulent que dans un sens, les rseau d'change traditionnel qui concerne colliers dans l'autre). La kula a fait l'objet plusieurs les de l'extrmit orientale de la d'une description classique par Malinowski Nouvelle-Guine, et donc plusieurs peuples, dans Les Argonautes du Pacifique occidental, dont les clbres Trobriandais. Les biens qui et constitue un des exemples majeurs de l'Essai circulent consistent uniquement en brassards et sur le don de Mauss. Elle est, depuis cette en colliers de coquillages, qui sont des biens poque, interprte en termes de don et de hautement valoriss par les populations de la contre-don par toute l'anthropologie sociale rgion ; la participation ce rseau est par jusqu' nos jours. Nous soutenons quant nous excellence le signe de la russite sociale et, au que cette interprtation est fausse, qu'il s'agit moins chez les Trobriandais, rserve l'lite d'change et non de don (Testait, 1997, pp. 45- de la socit ; la kula, enfin, est rgie par des 49). rgles prcises (la principale tant que les

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    Peut-tre faut-il rappeler ici que dans un vnement social mme lmentaire se joue en gnral une multitude de rapports sociaux diffrents. Le propre de l'analyse sociologique est de les dmler et de montrer leur articulation. Dans l'exemple de nos deux amis, la cession de l'objet met enjeu : 1) un rapport d'change qui, comme tout rapport d'change, consiste en la double cession d'un objet contre l'autre obtenu en contrepartie; 2) un rapport d'amiti, lequel est la condition du rapport d'change. Nous pouvons alors dire :

    Est change marchand tout change de marchandises, ou encore tout change dans lequel les changistes n'ont pas besoin d'entretenir entre eux d'autre rapport que celui de l'change, c'est--dire encore un change qui n 'est pas intrinsquement li ni conditionn par un autre rapport entre les protagonistes.

    Gnralisant quelque peu les diffrents sens de march , nous pouvons dire aussi :

    Le march est un lieu ou un rseau sur lequel l 'change se ralise sans que soit ncessaire l'intervention d'un autre rapport social entre les changistes que celui qu'ils nouent dans l'acte mme de l'change.

    De mme que nous avons dit que l'objet marchandise se trouvait coup de son propritaire partir du moment o il tait offert la vente, de mme peut-on dire que l'change marchand est coup de tout autre rapport pouvant exister entre les changistes.

    Exemples d'change non marchand

    Les amis d'change

    La plupart des changes que les anthropologues ont dcrits comme cr- moniels ou comme changes de dons ne se ralisent que dans le cadre de relations pralables, relations gnralement dcrites par l'expression d' amis . Ce sont des rapports la fois durables, personnels (13), impliquant certaines obligations, rapports qui redoublent et conditionnent tout la fois les rapports d'change proprement dit.

    Une premire prcision pour indiquer tout d'abord que tous les exemples que nous citons ci-dessous sont bien des exemples d'change et nullement de don et contre-don. C'est le cas de la kula pour lequel nous renvoyons l'article prcit, comme c'est le cas pour les changes dits crmoniels des highlands de Nouvelle-Guine pour lequel nous disposons aujourd'hui du travail de Lcrivain (1996) qui a montr qu'il ne s'agissait nullement de dons mais bien d'changes (au terme desquels la contrepartie tait donc exigible et

    (13) L'expression relation personnelle que je l'emploie ici au sens intuitu personae, tant une des plus confuses que nous ait lgu c'est--dire eu gard aux particularits et la tradition juridique, disons pour fixer les ides qualits de telle personne dans sa singularit.

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    exige par les moyens appropris). Le travail reste faire dans les autres cas et je ne les mentionne que dans l'ide qu'une dmonstration similaire pourrait tre faite. Je ne parlerai pas du potlatch qui doit au contraire, et sans conteste possible, tre considr comme un phnomne de don et contre-don (14) : il est d'ailleurs remarquable qu'il n'existe dans le potlatch rien d'analogue cette relation d' amis .

    Une seconde prcision pour dire que nous ne traitons ici que des types d'change qui ont normalement lieu au sein de cette relation entre amis (15) et constituent en consquence autant d'exemples d'changes non marchands. Aux termes des diffrents rapports ethnographiques que nous citons ci- dessous, cette normalit semble toutefois trs diffrente d'un cas l'autre : la gamme de variation va de la prescription la simple prfrence, de la norma- tivit la simple prdominance statistique. Les deux extrmes sont pour ainsi dire reprsentes par les Trobriandais qui, selon Malinowski, ne pouvaient participer la kula s'ils n'avaient contract une relation d'amiti avec un partenaire tranger et les Siuai dont, selon Oliver (16), quelques-uns seulement trouvaient avantageux de contracter une telle amiti. Retenons seulement que cette amiti n'est pas d'une faon gnrale une condition pralable indispensable pour s'engager dans le type d'change auquel il est associ : il semble bien souvent que ce soit l'change lui-mme qui engendre le lien d'amiti. Ce serait une erreur de trop vouloir prciser la relation entre le lien et l'change, de la tordre trop pour y voir un lien de causalit, une erreur plus grande encore d'y voir une condition statutaire, un pralable juridique : ces amitis d'change restent gnralement dans le registre de l'informel, les choses se font en douceur ou au contraire se dfont avec fracas. Mais au moins savons-nous qu' ce genre de liens entre amis se trouve effectivement associ un certain type d'change : il prend alors place dans ce cadre et c'est en ce sens qu'il n'est pas marchand.

    Une excellente introduction au sujet est constitue par un court passage de Colson (1962, p. 606) relatif au BaTonga, la limite entre les deux anciennes Rhodesie. Les principales caractristiques de ce lien d'amiti ( bond friendship ) sont les suivantes :

    1) II a pour but explicite de favoriser les changes (17), cela en est le principal moyen {favorite channel ) ; 2) les changes ont lieu l'occasion de visites rciproques entre amis ; 3) chacun se porte garant de la scurit de son ami lorsqu'il est chez lui ou dans son voisinage, la protection tant assure au besoin par l'ensemble des parents de l'hte; 4) l'change est systmatique-

    (14) La plus grande partie de mon article de manuvres frauduleuses. Je ne peux sur le potlatch (Testait, 1999) est consacre apprcier dans quelle mesure ces opinions ont cette dmonstration. t influences par l'existence d'un commerce

    (15) Le mme type d'change peut avoir marchand moderne. lieu entre parents ou affins, auquel cas (17) Colson emploie les termes de l'change est non marchand tout autant. trade et de commercial arrangement et

    (16) Oliver (1955, p. 296, p. 300) indique il ne fait pas de doute que dans son esprit il ne de surcrot que certains ne voyaient dans cette s'agit pas de dons. amiti que des sources d'ennuis et la possibilit

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    ment diffr : Lorsqu'un "ami" donnait quelque chose, il n'attendait pas un retour immdiat. C'et t le comble de l'impolitesse, l'indication que le rcipiendaire envisageait la transaction comme un simple rapport commercial et ne souhaitait pas entretenir une relation durable ; 5) le marchandage tait impensable, proscrit {"outlawed'') par la nature mme du pacte .

    Ces lments se retrouvent sans peine dans ce que Malinowski a appel les partenaires kula , mais comme il n'y a pas d'expos systmatique de sa part sur la question, il ne sera pas inutile de rassembler ici les notes qu'il a disperses sur quelques centaines de pages (18). Les transactions kula sont bases sur un statut permanent, tabli une fois pour toutes, sur une association qui lie par couples quelques milliers d'individus. Cette association dure toute la vie, elle implique des devoirs et des privilges mutuels varis... (Malinowski, op. cit., pp. 143-144). Ces associs ou partenaires sont appels en langue trobriandaise karayta 'u, ou simplement ta 'u (mon homme), et pour la kula de l'intrieur lubay (ami) {ibid., p. 245, pp. 337-338). Ce n'est que lorsque deux hommes ont conclu un tel pacte d'amiti qu'ils peuvent se livrer aux changes kula; les transactions n'ont lieu que lors de visites {ibid.). Que cette amiti assure la scurit de chacun des partenaires, c'est ce que montrent mieux que toute autre chose les passages relatifs des expditions passes, une poque o le pouvoir colonial n'imposait pas la pax britannica : telle cette histoire de Kaypoyla qui avait chou avec son quipage quelque part sur le littoral ouest de Fergusson, mais non dans le district o ils avaient coutume de commercer; ses compagnons furent massacrs et dvors ; son sort ne devait pas tre meilleur, mais il parvint s'chapper et vcut cach pendant un certain temps ; finalement dcouvert, il ne dut d'avoir la vie sauve qu' la prsence de son partenaire kula de toujours qui lui fournit une pirogue afin qu'il puisse retourner chez lui {ibid., pp. 359- 360). Il est bien connu, enfin, que les changes kula sont toujours des changes diffrs (19) et ne peuvent donner lieu marchandage.

    (18) Presque tous les travaux plus rcents XXe sicle accordent peu d'importance ces sur la kula (J. W. Leach et E. Leach, 1983 amitis d'change ou les voient comme des passim ; Weiner, 1988, p. 141 ; etc.) font tat de choses en train de se dissoudre: la prsence donnes similaires. Mais l'on souligne plus d'un tat (colonial ou post-colonial), la gnra- volontiers le rle important des parents ou des lisation de l'institution du march, tout cela affms. L'institution apparat par ailleurs tend les rendre inutiles, beaucoup moins rigide que ne la prsente (19) la diffrence des cadeaux Malinowski : il n'est pas question de statut rciproques que se font, pour sceller cette et cette amiti prsente par Malinowski amiti ou pour l'entretenir, ces mmes amis comme tant vie se dnoue facilement. {ibid., p. 245, p. 338). Les termes qui dsignent Nous pensons que ces correctifs sont justes, ces dons (pari pour le don, talo'i pour le utiles et conformes ce que l'on voit ailleurs. contre-don) sont d'ailleurs signifcativement Quant au fait que les auteurs rcents ne parlent diffrents de ceux utiliss pour les changes pas du rle de protection que joue l'ami, c'est kula. Deux types de transfert, donc, deux types sans doute la consquence de la colonisation de flux, chacun avec ses coutumes propres, ses qui, partout, mit fin l'tat de guerre appellations diffrentes, sa finalit spcifique, endmique qui caractrisait les socits non Cette dualit illustre merveilleusement bien le tatiques. Ce fait n'est pas propre aux Massim, fait que se jouent dans tout acte kula deux types il vaut pour la Mlansie en gnral. Il est de rapports sociaux : le rapport d'amiti et le significatif que les ethnographies de la fin du rapport d'change.

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    Des rapports similaires d'amiti en vue de l'change sont dcrits en abondance dans la littrature ethnographique, en particulier en Mlansie : citons seulement parmi les descriptions les plus substantielles celles de Feil (1984, pp. 126-163, p. 206 sq.) relative au cycle crmoniel tee des Tombema-Enga des highlands de Nouvelle-Guine, de Harding (1967, p. 165 sq.) pour le commerce du dtroit de Vitiaz, de Oliver (1955, p. 230, pp. 296-300) dans son tude des Siuai de Bougainville ou encore celle, brve mais explicite, de Schwartz (1963, p. 79) pour les Manus de l'le de l'Amiraut. Pour l'Australie, le travail exceptionnel de Thomson (1949, p. 67, pp. 75-79) qui consacre un livre aux changes crmoniels en Terre d'Arnhem fournit des renseignements prcieux mais difficiles d'interprtation en raison de l'intrica- tion trs profonde de cette amiti avec la parent, toujours tentaculaire en Australie, qui la prolonge, la rinterprte et finalement oblitre son caractre propre. Du ct de l'Amrique, le phnomne est bien connu pour l'Amazonie, le Chaco (Karsten, 1932, pp. 99-101) ou les Jivaros (Descola, 1993, pp. 176-184). On trouve beaucoup plus difficilement de descriptions de cette amiti changiste en Amrique du Nord, sans doute en raison de l'introduction prcoce de la traite et des implications trs anciennes des Amrindiens dans le commerce europen : mais pour la cte nord-ouest amricaine au moins, le travail dsormais classique de De Laguna (1972, I, p. 352, pp. 354-356) fournit une des meilleures descriptions de ces amitis chez les Tlingit, y compris dans sa tentative de remonter la priode des premiers contacts avec les Europens (voir aussi Emmons, 1991, p. 57; et pour les Haida, Murdock, 1934, p. 377). Pour l'Afrique, o les descriptions de ce phnomne paraissent rares et o les contours en semblent moins marqus, signalons seulement pour un sous-ensemble du groupe Fang, en Afrique centrale, la vieille mais excellente tude de Tessmann (1913, II, pp. 210- 211) (20) ainsi que celle beaucoup plus succincte de Westermann (1921, pp. 36-37) pour les Kpelle du Liberia : dans les deux cas, il n'y a pas de march, fait exceptionnel en Afrique (21). En Asie, enfin, le phnomne est notoire au Npal, chez les Lepcha (Gorer, 1967, pp. 118-120), bien qu'il s'y prsente sous une variante significativement diffrente de tout ce que nous avons rencontr ailleurs : il s'agit d'une amiti jure. Ces quelques notes - lesquelles ne prtendent en aucune faon l'exhaustivit - suffisent montrer que ces amitis changistes ne constituent pas un phnomne d'intrt purement rgional.

    Nous reviendrons sur quelques autres aspects de ce rapport social original et si rpandu. Soulignons seulement, pour le moment, que c'est un rapport fort qui peut conduire des meurtres que l'on qualifierait, dans un autre

    (20) Voir traduction franaise dans Signalons au moins le cas des Turkana (d'aprs Laburthe-Tolra et Falgayrettes-Leveau (1991, P. H. Gulliver, cit par Tegnaeus, 1954, pp. 93- pp. 300-301). 94 : il s'agit bien d'une amiti semi formelle,

    (21) En dehors de l'Est africain dit aussi sans pacte de sang, contracte de prfrence aire du btail o l'on a tout lieu de croire avec des partenaires lointains). Du ct des que les amitis d'change devaient y tre plus anciennes Rhodesie, en sus du rapport prcit frquentes et importantes que les quelques de Colson, Doke (1931, p. 128) voque un sources que j'ai pu runir ne le laissent penser. phnomne semblable pour les Lamba.

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    contexte, de passionnels . Ainsi, dans le dtroit de Vitiaz, le dtournement d'un ami par un tiers tait considr comme une affaire si grave que l'ami trahi cherchait, dans l'ancien temps, tuer l'infidle et son complice (Harding, op. cit., p. 167). Chez les Tombema-Enga, on peut mme tuer des gens de son propre clan ou sous-clan pour venger un ami, ainsi que le montre un cas, dont Feil (op. cit., p. 133) nous assure qu'il n'est pas unique : le lien d'amiti est alors plus fort que le lien de parent. La comparaison avec le lien vassalique s'impose puisque l'on sait que le vassal devait, au moins dans les chansons de geste, prfrer la fidlit envers son seigneur au lien de sang ; au nom de cette fidlit il pouvait mme paratre lgitime de combattre son pre et de tuer sa mre ainsi qu'il en va dans la geste de Raoul de Cambrai (22). Vassal et seigneur taient par excellence des amis , comme le rappelle Marc Bloch (1968, p. 325). Ce n'est d'ailleurs pas en vain que l'on voque la notion de fidlit, reprise mdivale de l'antique fides. Or la fides, on le sait, marquait pour l'essentiel le lien de patron client, deux personnages qui se devaient des cadeaux ou des services, deux personnes lies par certaines obligations strictes (comme celle de ne pas ester en justice contre l'autre), deux personnes lies entre elles par une relation dont la protection est l'aspect essentiel. En citant ces relations trangres aux socits que nous considrons ici, nous n'avons nulle intention d'assimiler les unes aux autres, mais plutt d'en souligner la teneur particulire : la relation d'amiti changiste propre aux socits primitives est une relation qu'il faudrait tudier comme telle, une relation qui ne ressemble que de trs loin notre notion toute informelle d'amiti, qui a sa morale propre et ses rgles mme si elles ne sont pas de droit, faisant l'objet d'un discours normatif et standardis. Un dernier mot pour noter que les pactes de sang peuvent, quoique de faon apparemment exceptionnelle (23), servir aux fins de l'change : car il est vident que ces frres de sang , cette parent artificielle , comme on voudra l'appeler, ressemblent beaucoup ces amis d'change , non pas par le mode de formation de la relation - assurment trs diffrent dans un cas et dans l'autre, mais un point auquel on accorde beaucoup trop d'importance mais par la nature mme de la relation. Ce sont de toutes faons des liens qui doivent tre tenus pour ayant une importance comparable ceux de la parent. Non seulement, ainsi qu'on l'a vu, ils peuvent tre plus forts que ceux de la parent, mais encore, dans des socits entirement tendues vers l'acquisition d'un prestige qui est proportionnel au volume des biens transfrs dans les changes, il est lgitime de se demander si ces rseaux d'amis ne sont pas plus importants que les rseaux de parent.

    (22) Rsum dans Lemarignier (1970, sur ce thme dans le livre de Tegnaeus (op. cit., pp. 129-131). Voir aussi Bloch (1968, pp. 328- p. 229, concernant les Akamba qui se font 329). rouler par les commerants arabes ou swahili),

    (23) Evans-Pritchard (1974, p. 155) est mais il est vrai que Tegnaeus s'intresse finalement le seul relever que la fraternit de beaucoup plus aux rites qu' l'anthropologie sang peut servir chez les Azand des fins conomique. commerciales. On trouve trs peu d'indications

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    En dpit de ces rapprochements, il faut souligner que la relation n'est en gnral pas sanctionne magiquement ou religieusement (sauf pour les amitis jures des Lepcha ou les quelques cas de pactes de sang). Il n'y a en gnral pas de terme spcial pour la dsigner, celui d' ami semblant suffisant. Ou alors c'est une expression comme chez les Tombema (Feil, op. cit., p. 127) qui signifie ceux qui tiennent le chemin (un des innombrables chemins le long desquels se font les changes tee) : la mme image se retrouve en Australie. Et, l'exception des cas prcits, aucun rituel particulier n'est requis pour y entrer : la relation s'entretient par les changes eux- mmes et souvent se cre par ce moyen, c'est--dire dans la pratique. L'honntet des partenaires et leur fidlit respecter leurs engagements suffit la faire perdurer. Elle s'entretient aussi par des menus cadeaux rciproques en plus des changes : ce sont les pari que les Trobriandais offrent leur arrive leurs partenaires kula et les talo 7 qui leur sont retourns leur dpart (24). La relation dure aussi longtemps qu'on la fait durer, elle est mme trs largement hrditaire ainsi que de nombreux observateurs le notent. Mais si elle doit s'arrter, elle s'arrte de la mme faon qu'elle a commenc, dans l'indiffrence ou dans l'aigreur (25).

    Note sur l'opposition utilitaire/non utilitaire

    II faut dire enfin que l'opposition entre ce qui est utilitaire et ce qui ne l'est pas est sans pertinence pour les phnomnes dont nous traitons ici. Nous ne pensons pas d'ailleurs, d'une faon gnrale, qu'elle soit d'une grande pertinence sociologique. Dans toutes les socits, il y a des biens utilitaires et d'autres qui ne le sont pas. Et cette banale constatation va avec cette autre : dans toutes les socits, les hommes - sauf ceux qui sont dans la misre, et les socits diffrent entre elles beaucoup par l'intensit et l'extension qu'elles

    (24) Malinowski {op. cit., p. 338, p. 424, reusement trs souvent confondu par les p. 427). Ces cadeaux rciproques entre amis commentateurs avec le don de sollicitation), sont parallles aux transferts de biens kula et (25) Feil {op. cit., p. 206 sq.) et Fortune ne se confondent pas avec eux, ainsi que le (1972, p. 253 sq.) commentent intelligemment souligne fort propos Malinowski : ce sont des cette dissolution. Les prcisions apportes par cadeaux rendus valeur gale et sans que Fortune, en particulier, permettent de rectifier, l'on puisse dire qu'il s'agit de rciprocit seulement pour les Dobuans il est vrai, immdiate, le dlai (entre l'arrive et le dpart l'idalisme bon enfant dans lequel baigne le du visiteur) est beaucoup plus petit que celui texte de Malinowski : la ruse du wabuwabu, qui propre l'change kula proprement dit (la consiste promettre trois partenaires diff- contrepartie n'tant normalement retourne que rents un bel objet et d'obtenir ainsi trois objets lors de la visite rciproque). Une dernire alors qu'on n'en a qu'un seul, jette une lumire remarque pour ne pas confondre ces cadeaux crue sur la pratique du kula. Le grand hros qui servent entretenir l'amiti (et sont en dobuan Kasabwaibwaileta est d'ailleurs lou mme temps des cadeaux d'hospitalit) avec les pour avoir eu recours avec succs ce cadeaux de sollicitations (pokala, kaributu, stratagme. On est bien loin de la haute thique etc.) qui ont quant eux pour but d'obtenir un dont parle Malinowski, qui serait trangre objet kula, c'est--dire ont pour but d'obtenir celle du commerce. L'amiti, comme ailleurs, au profit du visiteur la cession (vaga) d'un de se trahit et ces amis sont aussi des ces biens dtenus par l'hte (ce que trangers, des ennemis que l'on peut berner. Malinowski appelle le don initial , malheu-

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    permettent de cette misre - consacrent beaucoup plus de temps et d'nergie pour acqurir les seconds que les premiers. Il n'en va pas beaucoup diffremment sous cet aspect de nous et des Trobriandais, avec leurs objets kula dont Malinowski nous rappelle toutes les pages le caractre totalement inutile, avec hier les chanes hi-fi ou aujourd'hui la micro-informatique dont on ne nous fera pas croire, en dpit de quelques menus services qu'elle peut rendre, que seul son caractre utilitaire suffit expliquer l'engouement dont elle est l'objet. Le trait propre de notre socit, ou plutt de sa mentalit, est que le non-utilitaire se pare des vertus de l'utilitaire, les crmes de beaut deviennent des mdicaments.

    Quoiqu'il en soit, il est clair que l'change marchand n'a que faire de cette dichotomie : il y a un march de l'art tout autant qu'un march du bl. Et il en va de mme pour l'change non marchand entre amis. ct de la kula, il y a le wasi que Malinowski (26) range fort propos dans la mme catgorie, et c'est l qu'il se rvle excellent sociologue en classant effectivement les types d'change d'aprs leur forme et indpendamment des biens sur lesquels ils portent. Le wasi est un change des produits des jardins contre ceux de la pche, un change qui a lieu entre partenaires attitrs lis par ce que Malinowski appelle une association fixe , un change qui se fait sans marchandage et qui ne permet pas de refuser ce qui a t cd au premier chef : les pcheurs qui ont reu les produits horticoles rendront terme des produits de pche considrs comme quivalents en valeur. On reconnat dans ces traits ceux de la kula, et les Trobriandais, quand ils commentent un de ces trafics, tablissent souvent le parallle entre eux . Que l'existence de cette association fixe constitue le caractre distinctif du wasi, c'est ce qui se dcle dans une remarque de Malinowski (ibid., p. 252) selon laquelle les villages ne disposant pas de partenaires wasi attitrs ne peuvent pratiquer le wasi (27).

    Voil donc un change entre amis - mme si le mot n'est pas prononc - et qui concerne des produits alimentaires. Il est vrai que Malinowski insiste sur la valeur crmonielle du poisson dans l'intrieur et des ignames et des taros sur le bord du lagon; mais ce n'est l qu'un phnomne assez rpandu selon lequel ce qui vient d'ailleurs est plus valoris que ce qui est produit en abondance sur place, et puis ces changes sont indissociables de la division du travail entre la cte et l'intrieur : ce poisson ou ces lgumes sont destins tre mangs mme si une partie pourrit dans les distributions ostentatoires. Aucun doute, enfin, n'est permis en ce qui concerne le dtroit de Vitiaz auquel Harding a consacr son livre : ces relations d'change ont pour but de se procurer des porcs, du poisson, des noix de coco, des nattes, des bols de

    (26) Bien que Malinowski parle de cet qui peut tre dduit du fait que cette forme change maintes reprises et dans plusieurs de ordinaire est dnomme, dans le cas d'change ses ouvrages, le parallle entre wasi et kula de poissons contre des lgumes, par un terme n'est clairement tabli que dans les Argonautes distinct, celui de vava, en tout point similaire (op. cit., pp. 248-250). au gimwali, terme gnral du commerce. Et les

    (27) Que ce wasi soit distinct du simple villages qui n'ont pas entre eux d'association commerce avec marchandage, c'est encore ce fixe ne peuvent pratiquer que le vava.

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    bois, etc. Les amis peuvent servir tout autant pour changer des produits utilitaires que d'autres qui ne le sont pas.

    Autres exemples

    Un des exemples parmi les plus vidents est constitu par le prix de la fiance ou compensation matrimoniale. Il ne s'agit pas de don mais bien de paiement au plein sens du terme, paiement oblig pour lequel on contracte une dette tout fait exigible. On parle fort propos de paiements de mariage , l'expression tant au pluriel parce que ces paiements sont gnralement chelonns dans le temps. Les observateurs les plus perspicaces, surtout africanistes mais galement spcialistes de l'Asie du Sud-Est, ont montr que par ce moyen le mari acquiert un certain nombre de droits sur la personne de son pouse. Mais si, au moins pour l'Afrique et l'Asie du Sud-Est, il s'agit bien d'un change, ce n'est videmment pas un change marchand, parce qu'aucune femme marier n'a jamais t offerte sur un march (28), parce qu'aucun mariage n'a jamais t conclu par achat, par le moyen de l'achat. Le mariage est une alliance entre deux familles et c'est dans le cadre de cette relation d'affinit que se fait la transaction, c'est sous condition de cette alliance que se ralise la vente et l'achat de droits sur l'pouse. Un change conditionn par un autre rapport social qui le dpasse, la fois parce qu'il le commande et gnralement parce qu'il lui survit, c'est ce que nous appelons un change non marchand.

    Une autre srie d'exemples est constitue par les changes qui s'inscrivent dans le cadre de relations de dpendance. chaque fois qu'un Etat s'arroge le monopole de la vente d'un produit au dtail, les producteurs sont obligs de lui vendre, au moins sur le march intrieur, la totalit de leur production. Un des exemples les plus anciens en est fourni par l'Egypte lagide, celle de la priode hellnistique, en ce qui concerne la production des huiles au moins pour certains secteurs agricoles (mais pas pour le bl qui restait en vente libre). L'tat avanait des graines olagineuses aux paysans qui, une fois la rcolte acheve, avaient obligation de la vendre aux entreprises qui avaient le monopole, soigneusement rglement et contrl par les fonctionnaires royaux, de la fabrication de l'huile (29). C'tait bien un change, nullement un impt (lequel est d sans contrepartie), puisque les fonctionnaires du pharaon versaient effectivement un prix aux paysans, mais un change obliga-

    (28) On ne peut rsister ici au plaisir de cinma de l'poque d'avoir si bien mis en mentionner le clbre film de Griffith, Intol- image les fantasmes de l're coloniale. rance, qui dans la squence relative Babylone (29) Comme ces entreprises reversent met en scne un mariage par achat : la jeune l'tat, sous forme d'avance sur impt, une hrone, trop insupportable, est envoye se faire grosse part de leur revenu, il s'agit d'une forme vendre sur le march, aux enchres, comme les d'imposition dite, selon l'ancien droit, bestiaux ou les esclaves. Rien de tout cela, bien ferme mais qui, dans le cas de l'Egypte, sr, n'a jamais exist mais illustre bien quels combine collecte de l'impt et monopole de quiproquos l'expression absurde de mariage production (Praux, 1978, 1, p. 373 ; Husson et par achat a conduit. Il faut savoir gr au Valbelle, 1992, p. 257).

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    toire. Cet exemple, d'ailleurs, mettra en garde une fois pour toutes contre l'ide simpliste que l'change suppose la libert des changistes. Un change obligatoire est nanmoins un change, mais insr dans une relation de dpendance, c'est un change non marchand. Un exemple presque symtrique est fourni par les banalits mdivales, dont l'exemple type est le moulin banal, privilge attach certaines seigneuries qui perdureront jusqu'en 1789 et qui joueront encore un rle non ngligeable dans le dclenchement de la Rvolution puisqu'elles seront l'objet des principales rcriminations des Cahiers de dolances. Le moulin banal est le moulin seigneurial o les habitants de la seigneurie sont obligs de porter leur grain pour le faire moudre. Il y a ici quelque chose comme une obligation d'achat (tandis que nous avions tout l'heure obligation de vendre) ou plus prcisment interdiction d'acheter des services tout autre que celui qui s'en rserve le monopole. La mouture du grain n'tant pas un service gratuit offert par le seigneur, c'est bien un change, mais un change insr dans une relation de dpendance. C'est un autre exemple d'change non marchand. On en dira de mme des redevances pour certains services (ou biens) dont l'tat moderne se rserve le monopole.

    changes marchands/changes non marchands : principales caractristiques sociologiques

    L'articulation entre les rapports

    L'change marchand pouvant (30) se faire sans aucune autre relation que la seule relation changiste, il n'implique pas de lien durable. partir du moment o chacun a fourni le bien qu'il tait tenu de fournir, la relation peut cesser. La relation changiste est en elle-mme fugace, ne dure que le temps de l'accord (aprs un ventuel marchandage), suivi du temps de la remise de l'un et l'autre bien, et puis tout s'arrte. Elle dure un peu plus longtemps dans le cas d'un change diffr, avec crdit. C'est alors une relation de crancier dbiteur, mais une fois la dette acquitte, l'endett est quitte , plus aucun lien ne le relie son crancier. L'change marchand engendre ventuellement un lien de dette qui peut durer trs longtemps et mme ne jamais s'teindre en cas d'insolvabilit, mais il ne prsuppose dans le temps aucun autre lien pralable pas plus qu'il ne s'inscrit de par sa nature dans le cadre d'un autre. Si lien il y a, il est inessentiel dans l'change marchand, postrieur, toujours rvocable en droit (par le paiement de la dette) et s'il ne l'est pas en fait, c'est pure contingence.

    (30) Encore une fois il ne s'agit que d'une la boulangre, l'achat quotidien de la baguette possibilit, mais une possibilit qui caractrise parisienne n'en constituera pas moins un l'change marchand, qui dfinit son essence change marchand car l'amour ne vient dans ce (tandis que la kula n'est pas, ce que dit cas que s'y surajouter, d'une faon certes tout Malinowski, possible sans relation d'amiti). Il fait agrable pour celui qui l'prouve, mais se peut qu'un client soit amoureux de la fille de sans aucun intrt pour le sociologue.

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  • Revue franaise de sociologie

    Nous ne pensons ni ncessaire ni souhaitable de nous tendre plus longtemps sur cet aspect trs connu, si ce n'est souligner qu'on l'attribue souvent tort l'change en gnral alors qu'il n'est le fait que de l'change marchand. Cette mme remarque vaut pour le second aspect, tout aussi vident : dans l'change marchand, c'est la chose qui prdomine, ce sont les relations entre les choses elles-mmes. Nous l'avons dj expliqu dans l'introduction : la chose, jete sur le march, simple marchandise, tant comme telle dj coupe de son possesseur, ne valant plus que pour la contrepartie qu'elle peut procurer, c'est l'examen de cette contrepartie qui retient toute l'attention, c'est la question de la valeur. Or la valeur, valeur d'change bien entendu, est d'abord un rapport (n'tant en aucune faon une qualit intrinsque la chose, ce que l'on peut dduire de ce que, si une chose tait unique, l'on ne saurait lui donner de valeur d'change). C'est ensuite un rapport entre les choses elles-mmes : dire qu'un beefsteak cote vingt et un francs et un ticket de mtro sept francs, cela veut dire que le beefsteak vaut trois tickets de mtro. Acheter, faire une dcision d'achat, c'est toujours comparer ce que l'on aura en achetant tel article avec ce que l'on aurait pu avoir en ne l'achetant pas et en ouvrant ainsi la possibilit d'acheter d'autres articles, c'est toujours comparer les choses entre elles selon leur rapport de valeur.

    Dans l'change marchand ce sont les rapports entre les choses qui commandent la relation changiste. Dans l'change non marchand ce sont les rapports personnels d'amiti qui prdominent sur la relation changiste. Il y a tout autant de rapports entre les choses elles-mmes dans la kula, des rapports tout fait objectifs, de circulation (les colliers vont dans un sens, les bracelets dans l'autre), de valeur (un petit collier n'tant pas quivalent un grand bracelet), etc. Ces rapports objectifs sont tout fait contraignants pour les hommes qui changent entre eux. Mais ces rapports ne commandent pas, ils n'occupent pas le devant de la scne. Les rapports d'amiti l'empchent, imposant leur propre thique ou leur propre loi, peu importe comment on veut l'appeler. C'est ce que l'on voit bien travers trois traits coutumiers, au demeurant fort connus et souvent comments (3 1 ), de la kula.

    (31) Ils sont pourtant traits de faon fort montre qu'il s'agit du cadeau d'entre en ingale par Malinowski (op. cit.). Le premier matire, et pas de la contrepartie; mme trait (impossibilit de refuser la contrepartie) chose pour le wasi - change crmoniel entre donne lieu un expos fourni (ibid., pp. 154- lgumes et poisson -, ibid., p. 249). Il est vrai 156) : L'quivalence des cadeaux est laisse que dans le contexte gnral de la kula, les l'apprciation de celui qui donne en retour et colliers et les brassards sont trs fortement celui qui les reoit ne peut les refuser mme s'il sollicits (au moyen, entre autres, de cadeaux conoit du ressentiment parce qu'il les estime de sollicitation) et il y a d'autant moins de trop maigres (ibid., p. 419, pp. 421-422). Le raison de les refuser que le mme bien est second (impossibilit de refuser un bien kula, brigu par beaucoup d'autres. Quant au charge de fournir ultrieurement une contre- troisime trait (l'absence de marchandage), il partie adquate) n'est mentionn que de faon est un thme rcurrent dans Malinowski laconique : Le cadeau offert n'est jamais (op. cit., p. 154, p. 250, etc.). refus (ibid., p. 248, la suite de la phrase

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    1) C'est tout d'abord l'impossibilit pour celui qui a initi l'change (32) de refuser le bien fourni en contrepartie. Sur un march, le vendeur peut refuser la vente si le prix propos lui parat insuffisant, de mme, s'il s'agit d'un troc, l'changiste peut refuser l'change si les biens proposs en contrepartie ne lui conviennent pas (et cette convenance n'est pas seulement en valeur, elle concerne autant la nature mme du bien propos en change). Mais, dans la kula, ce refus est impensable. Ce qui veut dire que celui qui a initi l'change s'est dfait de son bien sans savoir lequel viendrait en retour; il faut nanmoins que ce dernier soit quivalent en valeur au premier pour que l'change soit considr comme satisfaisant, mais sous cette rserve il a accept par avance tout bien quivalent quel qu 'il soit, il a accept par avance et sans examen, et il a fait confiance son partenaire. La relation d'amiti entre les partenaires changistes, relation qui est par excellence une relation de confiance puisque la vie de l'un dpend souvent de la protection de l'autre, suffit expliquer cette coutume (33). C'est bien dans ce cas la relation personnelle entre les hommes qui prime sur les relations entre les choses.

    2) C'est ensuite l'impossibilit pour celui qui se voit cder un bien, charge d'en cder ultrieurement un autre en contrepartie (34), de refuser ce bien. La relation d'amiti suffit encore expliquer ce phnomne car on ne refuse pas ce qui vient d'un ami, surtout quand c'est un objet prestigieux que d'autres seraient bien contents d'avoir : ce serait une grave insulte. C'est encore une fois la relation entre les hommes qui prime sur la relation entre les choses (35).

    3) C'est enfin l'absence de marchandage dans la kula, un des traits sur lesquels Malinowski revient le plus. Mais ce n'est l que la synthse et la consquence des deux points prcdents. Le marchandage, qui est une sorte de chantage au refus, suppose de la part des protagonistes une entire libert.

    (32) Expression qui vite la formule traditionnelle de donateur , laquelle doit tre carte dans la mesure o il ne s'agit pas d'un don, mais bien d'une cession pour laquelle le cessionnaire pourra ultrieurement faire valoir un droit rclamer la contrepartie.

    (33) Notons par parenthse que la fameuse obligation de recevoir de Mauss n'est, pour cet aspect de la kula, que l'effet de la relation d'amiti associe l'change et qu'il n'y a pas lieu d'y voir un trait du don.

    (34) Mme remarque que prcdemment : cette formule que d'aucuns jugeront inutilement lourde vite le contresens qui consisterait parler de donataire . Acheteur crdit serait dj meilleur, si l'on pouvait utiliser ce terme dans un rgime non montaire et o la notion mme d' achat est problmatique en l'absence de march ; dbiteur serait juste mais ne mettrait pas l'accent sur le point pertinent.

    (35) Notons que cette coutume implique

    une certaine obligation, que Mauss rangerait encore sous la rubrique d' obligation de recevoir , mais qui est d'une nature diffrente de la prcdente. Elle est plus grave. Elle est une obligation entrer dans l'change, elle implique non seulement la rception de la chose actuellement cde mais encore l'engagement fournir ultrieurement une contrepartie adquate. Elle fait de celui qui reoit un endett, et chacun peut devenir tel du seul fait de la volont de son partenaire. La relation d'amiti changiste est une relation par laquelle chacun s'oblige accepter tout change du moment que cet change est voulu par son partenaire-ami. Cela implique une certaine forme de dpendance (en tout cas quelque chose d'incompatible avec notre notion de march libre) et ce n'est pas pour rien que cette forme d'change entre amis voisine, au sein de la grande catgorie des changes non marchands, avec d'autres formes incontestablement marques par la dpendance.

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    Celle-ci tant dnie dans le cas de la kula, chacun tant tenu d'accepter ce qui est propos ( la fois au titre de cession initiale et au titre de contrepartie), le marchandage est impossible et cette impossibilit s'explique entirement par la relation d'amiti.

    Tout phnomne conomique (c'est--dire mettant en jeu des hommes et des biens) comporte ncessairement trois genres de rapports sociaux : des rapports entre les hommes, des rapports entre les hommes et les choses, des rapports entre les choses. L'tude du second type de rapport, par sa complexit et son ampleur, est entirement en dehors du champ de cet article. Les rapports entre les hommes considrs ici sont : A, la relation d'amiti changiste, et E, la relation d'change elle-mme. Nous rsumons par les diffrents rapports que les choses entretiennent entre elles du seul fait qu'elles sont ou peuvent tre changes : les rapports de valeur ou de prix ; les lois gnrales de la circulation, dans lesquelles il faut compter autant les changes obligatoires ou les prix imposs par une autorit politique que certaines rgles coutumires qui, par exemple dans la kula, ne permettent certains produits que de circuler dans un sens, etc. Les formules respectives de l'change marchand et de l'change non marchand peuvent tre reprsentes ainsi :

    Figure I. - change marchand, change non marchand

    change marchand change non marchand

    Dans le premier cas, l'absence de relation A fait que les rapports entre les choses commandent entirement la relation d'change E, tandis que dans le second, la relation A qui conditionne l'ensemble fait que les rapports entre les choses ne dterminent plus que de faon partielle (36) la relation d'change.

    Les illusions spcifiques

    Bien sr, les choses n'auraient pas de valeur si elles n'taient rapportes aux hommes qui les dsirent ou ne les dsirent plus et, de ce fait, les changent entre eux. Mais c'est ce rapport mme des choses entre elles qui apparat

    (36) Et non pas ne dtermine en aucune rappeler cette circulation sens unique des faon , ce qui serait une formulation tout fait biens dans la kula ou les rythmes tout fait fausse. certains gards, les rapports objectifs rguliers et obligatoires selon lesquels se entre les choses peuvent tre plus contraignants dplacent les crmonies te ou moka dans les dans certaines formes d'change non marchand highlands no-guinens. que dans l'change marchand : il suffit de

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    au premier plan dans l'change marchand, c'est cette illusion - si l'on veut l'appeler ainsi - qui domine toute la scne. Marx lui a dj donn un nom dans les plus belles pages du Capital : c'est le ftichisme, illusion par laquelle les rapports entre les hommes apparaissent travestis sous les dehors de rapports entre les choses. C'est une autre caractristique tout fait importante de l'change marchand.

    Mais encore une fois ceci ne caractrise que l'change marchand. Rappelons-nous ce que Marx disait de la socit fodale (37) : il employait les termes - j'aimerais dire les concepts - de clart et de transparence. Une socit o les rapports de dpendance personnelle sont si vidents, entre le serf et son seigneur, entre le vassal et son seigneur, ne peut donner naissance au ftichisme, cette illusion par laquelle les choses elles-mmes paraissent animes : les rapports entre les hommes sont clairs et la socit transparente , comme le sont les rapports de domination. Aucune base n'existe pour cette illusion, car chacun voit ces rapports entre les hommes, chacun sait qu'ils sont la cause et la raison de l'exploitation. On dira de mme de l'change non marchand, soit qu'il s'insre dans des relations d'amiti dont aucun protagoniste ne peut oublier la ralit parce que sa survie en dpend, soit qu'il rsulte de relations de dpendance, vis--vis d'un seigneur ou d'un tat, dont chacun fait quotidiennement l'exprience. Dans de telles conditions ce ne peuvent tre les choses qui dominent la conscience des acteurs et il ne peut rien exister d'analogue l'illusion ftichiste.

    Mais si la forme marchande engendre son illusion, la forme non marchande peut aussi engendrer la sienne. Celle qui s'insre dans une relation d'amiti - la seule dont nous parlerons - engendre l'illusion selon laquelle il ne s'agirait que de dons et de contre-dons. Cet change prend l'apparence d'un change de cadeaux. C'est ce qu'ont trs bien vu quelques auteurs. Colson, propos des BaTonga, que nous citions tout l'heure, aprs avoir indiqu que la relation d'amiti permettait les activits commerciales [trading activities] , ajoute que les transactions taient exprimes [phrased] en termes de dons . Thurnwald (1932, p. 152), commentant le cas des Kpelle, note que les visites entre amis d'change constituaient un vritable business, mais que l'change de biens tait travesti sous les apparences [under the guise] d'un change de cadeaux . Harding (pp. cit., p. 167), enfin, crit : Un homme formule et justifie sa requte par le seul besoin qu'il a de la chose demande : // ne la fait jamais dpendre d'aucune condition, ni d'un bien qu'il pourrait promettre de rendre, ni d'un bien qu'il a pu dj avoir donn. En un sens, le don et le contre-don, qui n'ont jamais lieu en mme temps, sont vus comme des actes sans liens entre eux. (c'est moi qui souligne) (38). Je crois qu'ici

    (37) Marx (1971, I, p. 89): La dme produits du travail. fournir au prtre est plus claire que la bndiction (38) A man phrased his request as a du prtre. De quelque manire donc qu'on juge need; he does not make explicitly conditional les masques que portent les hommes dans cette on the gift he may have promised or already socit, les rapports sociaux des personnes dans handed over. In a sense, gift and countergift, leurs travaux respectifs s'affirment nettement which never changes hands simultaneously, are comme leurs propres rapports personnels, au lieu viewed as unconnected acts. de se dguiser en rapports sociaux des choses, des

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    cet auteur fait un peu plus que les autres, voyant comme eux l'illusion, mais montrant aussi trs concrtement le mcanisme de cette illusion : il n'est fait nulle mention d'une promesse rendre, comme pour ne pas froisser la susceptibilit de l' ami ; encore moins lui rappelle-t-on qu'il est en dette, si c'est le cas, pour des raisons plus videntes encore; les actes successifs, qui en ralit se rpondent et se groupent deux par deux en tant que cessions et contre-cessions, apparaissent comme sans liens entre eux; disparat alors de la scne ce qui constitue l'essence mme de l'change, le fait qu'il s'agisse de cession conditionnelle ( condition que l'autre cde autre chose en contrepartie), et l'change peut dsormais n'apparatre plus que comme une suite d'actes fonds sur la seule libert de chacun et les bons sentiments dans lesquels il se trouve l'gard de son partenaire.

    Les racines de cette apparence sont doubles. C'est, d'une part, la prminence de la relation d'amiti qui imprime son sceau l'ensemble des relations et colore toute la relation d'change : comme il est coutumier que des amis, quelle que soit la nature de cette amiti, se fassent des cadeaux, les amis d'change semblent tout naturellement faire de mme. C'est, d'autre part, que la relation d'change elle-mme se trouve invariablement associe des lments de don, et ces cadeaux associs sont si visibles qu'ils en viennent masquer la ralit de l'change. La raison de ces cadeaux est toujours la mme, elle gt dans cette amiti qui lie les partenaires, et n'est gure plus mystrieuse que cette amiti dont se rclame le camelot pour mieux couler sa marchandise. Il nous reste dresser la liste de ces lments de dons.

    Mais avant de procder, il faut rappeler encore qu'une semblable association n'est qu'une chose extrmement banale, y compris dans le monde marchand. Lorsque nous achetons un paquet de lessive sur lequel est crit en gros caractres dix francs de rduction ou si cela permet de gagner quelque affreux joujou en plastique qui amusera nos enfants encore immatures, il y a bien cadeau, il y a bien un don de la part du vendeur, ce qui n'empche pas l'achat d'tre un achat. De mme, si nous entrons dans un restaurant qui offre un apritif gratuit tout client. Qu'un change soit associ un don ne l'empche pas d'tre un change. Il en va de mme dans les formes non marchandes d'change. Ce point tant rappel, les lments de don dans ces formes d'change sont les suivants :

    1) La kula et toutes les autres formes d'change entre amis sont notoirement des changes diffrs. Il faut ajouter : sans qu'aucune chance ne soit fixe. Non seulement le crdit est gratuit comme il arrive qu'il le soit dans notre socit -, mais encore l'est-il pour un temps illimit - comme cela n'arrive jamais, sauf prcisment entre amis. C'est un premier lment de don.

    2) Les socits qui pratiquent ces changes entre amis ont gnralement une ide assez prcise (quoique non chiffre) de la valeur des biens. Le partenaire changiste qui a reu un bien est tenu de rendre un autre au moins de la mme valeur, mais il est considr comme biensant (et donc nullement obligatoire) de rendre plus. S'il le fait, c'est un don de sa part.

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    3) II y a un troisime lment, le plus important mais aussi sans doute le plus difficile concevoir. Comme nous le remarquions dans l'introduction, il n'y a pas d'offre (au sens de l'conomie politique) pour les biens kula ni pour les autres biens dans les autres exemples d'change entre amis. L'offre sur le march concerne des marchandises qui cherchent acqureur. Aucun dtenteur d'un bien kula ne cherche d'acqureur pour le bien dont il dispose : ce sont ses partenaires qui le sollicitent (et il y des formes coutumires de sollicitation) pour qu'il leur cde son bien. C'est dire que le bien kula n'est jamais offert sur un march, la diffrence de la marchandise. Remarquons ici le curieux jeu entre les termes, car c'est propos du march, que nous tenons pour tout fait antinomique avec le don, que l'on parle d'offre, terme dont le sens premier est synonyme de donation de cadeau. Ce trait curieux du langage ne peut tre dpourvu de signification. La marchandise est bien offerte la vente, offerte au premier venu pourvu qu'il en paye le prix ; il y a une condition cette offre, mais il y a offre tout de mme. Cet aspect manque dans le cas de l'objet kula. Comme il n'est offert sur aucun march, le fait de le remettre une personne (sous la condition, comme dans la vente, qu'il retourne un objet adquat de valeur quivalente) constitue bien une offre vis- -vis de cette personne. L 'lment propre la marchandise, cette offre sur le march, ne se ralise dans le cas de l 'change non marchand qu 'au moment de la cession du bien. C'est pourquoi cette remise du bien comporte un aspect de don, exactement comme dans l'exemple introductif de nos deux amis le simple fait que le dtenteur accepte de le vendre constituait de sa part un don gracieux. La remise de la marchandise l'acheteur ne comporte au contraire aucun aspect de don parce que son caractre de bien offert la vente tait dj ralis avant l'change effectif.

    Un dernier lment, enfin, contribue rapprocher du don l'change non marchand entre amis : ce sont les modalits possibles de la sanction en cas d'absence de contre-transfert. Sans doute est-ce le droit rclamer la contrepartie qui caractrise l'change et la lgitimit de recourir au besoin la violence qui distingue l'change du don. Mais, quelle que soit la raison du non-retour, trahison de l'ami, mauvaise grce ou simple impossibilit matrielle, ce n'est que trs rarement que l'on aura recours ce moyen ultime. Il faudrait pour cela mobiliser ses parents, tous ceux qui peuvent et sont disposs, pour une raison ou une autre, donner un coup de main; c'est toujours une opration risque, c'est une guerre. C'est pourquoi l'on se contentera en gnral de rompre la relation qui existait entre les deux amis : on n'changera plus et on n'aura plus aucun rapport avec lui. Or c'est trs prcisment ce que fait un donateur vis--vis d'un rcipiendaire ingrat qui ne fournit pas de contre-don. Le mode de sanction habituel de l'change entre amis se trouve tre le mme que dans le don (39).

    (39) C'est aussi pourquoi il est si difficile comme lgitime, d'un mode rare (et d'autant de dmler dans les donnes ethnographiques plus que les socits tudies le sont toujours ce qui est don et ce qui est change entre amis : dans le contexte colonial), le mode violent, qui le mode courant de sanction est le mme, et ce en toute rigueur peut fournir le critre dcisif, n'est que la prsence, ou la possibilit admise

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    Telles sont les bases, multiples, et dont il faut souligner qu'elles sont toutes objectives, c'est--dire inscrites dans les rapports sociaux eux-mmes, de l'illusion par laquelle l'change non marchand entre amis apparat comme un change de dons.

    Cette illusion est en quelque sorte l'inverse du ftichisme. Dans l'change marchand, les hommes disparaissent derrire les relations entre les choses et semblent rduits l'tat de reprsentants totalement anonymes de Y homo conomicus. L'change non marchand, qui fait disparatre la ralit de l'change derrire la fiction d'un don, dans la mesure o tout don procde d'une libert et rsulte du choix du donateur qui lit un donataire, semble faire jouer aux personnes de chacun un rle plus grand encore qu'elles n'ont, oubliant les relations de valeur entre les choses et l'exigibilit de la contrepartie. Dans l'change marchand, les rapports entre les hommes apparaissent finalement dpersonnaliss, dans l'change non marchand, ils apparaissent pour ainsi dire surpersonnaliss.

    Supplment critique

    Cette illusion objectivement fonde est la source de l'illusion largement rpandue en anthropologie selon laquelle ces changes consisteraient en dons. Mais ce n'est pas la seule. S'ajoutent le manque de rigueur dans les concepts et une tradition pistmologique largement dfaillante qui refuse de dcomposer le concret complexe en lments simples.

    Nous avons dj fait valoir dans notre prcdent article (Testait, 1997) que Y Essai sur le don confondait constamment change et don (qui effectivement ne se distingueraient pas s'il existait pour le don une obligation de rendre au mme titre que pour l'change), Mauss employant d'ailleurs assez souvent l'expression de don-change qui devrait tre tenue pour une monstruosit logique de mme nature qu'un cercle-carr. C'est sans doute de Y Essai, largement appuy il est vrai sur le vocabulaire du don gnreusement dispens (40) par Malinowski dans les Argonautes, qu'il faut dater l'assimilation de l'change non marchand au don. En revanche, la sparation d'avec l'change marchand est tout fait explicite dans YEssai et mme, peut-on dire, commande toute l'uvre, mais c'est la seule. Toutes les socits ple-mle sont convoques du moment qu'elles ne sont pas marchandes, les Indiens de la Cte nord-ouest, les Trobriandais, la socit vdique et jusqu'aux anciens Germains, pour montrer du doigt la ntre, et celle-l seulement. C'est cet

    (40) Y compris propos de Vurigubu, ces aussi tre qualifi de don . Mais en dpit de prestations trs importantes et tout fait obliga- ce vocabulaire plutt ambigu, il y a au moins toires dues par tout Trobriandais au mari de sa dans les Argonautes une tentative srieuse de sur, que Malinowski {op. cit., pp. 241-242) classification des diffrentes formes de transrapproche fort propos des tributs pays au ferts, proccupation qui fait compltement chef. Comme un tribut est une sorte d'impt, dfaut chez Mauss. on devrait en conclure que l'impt pourrait

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    ensemble htroclite qui est rang sous la bannire fdratrice du don, ce qui peut sduire tout au plus quelques moralistes en mal de critique sociale mais n'est d'aucune utilit scientifique.

    La tradition anglo-saxonne tentera de donner une forme plus neutre et plus scientifique ce brouillon de pense, mais sans en modifier le fond. De Firth(1972 [1929], chap. 12) (41) ou Herskovits (1952, chap. 8 et 9, sp. p. 180) Oliver (1989, 1, chap. 12) (42), prvaut la mme classification, d'un ct toujours les dons et les changes dits crmoniels et de l'autre tout ce qui est marchand. Le principe de cette classification est le suivant : appartiennent la premire catgorie les changes qui auraient pour but principal de renforcer les liens sociaux ou d'acqurir du prestige, la seconde ceux qui viseraient avant tout l'obtention des biens eux-mmes (43). Classification qui appelle une double critique.

    Une premire critique qui est de mthode. Avant de savoir ce que les hommes font avec une forme sociale (c'est--dire quelles fins ils se proposent en l'utilisant) il faut savoir en quoi consiste cette forme. Dons, changes, impts reprsentent trois formes diffrentes de transfert auxquelles les

    (41) vrai dire Firth a, dans son livre sur l'conomie maorie au moins, une position complexe et contradictoire que je ne parviens pas comprendre. D'un ct, il est parfaitement critique par rapport Mauss et l'ide si rpandue en anthropologie que le don prdominerait dans les socits primitives : preuve la citation que j'ai fait figurer en exergue de cet article; preuve le fait qu'il dnonce comme apparence ce qui est change ( the apparent form of presents , ibid., p. 40 1 ), dsigne le don comme une forme particulire de transfert (nomm correctement transfer , ce qui est tout fait exceptionnel en anthropologie) et, enfin, reconnat que le don est une pratique tout fait rare dans les socits primitives ( much rarer than might be supposed ). Mais, d'un autre ct, pour dcrire les changes de biens prcieux chez les Maoris, propos desquels il est le premier rcuser que l'on puisse parler de dons (et donc de contre-dons), il continue employer l'expression exchange of gifts . Pour finir il propose la mme typologie et la mme explication que les autres auteurs, opposant un type dit economic et l'autre ceremonial {ibid., p. 402, p. 427 sq.). Curieuse faon de ne pas aller au bout de sa critique.

    (42) Bien que cet auteur mette quelques doutes de la validit de cette classification (ibid., pp. 501-502), son expos d'ensemble sur les changes en Mlansie, synthse par ailleurs brillante, est nanmoins structur en

    fonction de cette opposition (ibid., p. 754). (43) La dichotomie utilise par un socio

    logue comme Blau (1964, chap. 4) entre social exchange et economic exchange suit de trs prs (quoique avec quelques diffrences) celle - traditionnelle - de l'anthropologie que nous critiquons ici. S'y ajoutent quelques erreurs factuelles concernant les faits primitifs. Ainsi ne peut-on pas dire (comme il le fait, p. 93) que la kula (prise comme exemple de social exchange ) n'entranerait que des obligations non spcifies . Il est vrai que l'apprciation exacte de l'quivalence du bien fourni en retour est laisse celui qui rend. Mais il ne peut rendre n'importe quoi. Ses obligations sont tout fait spcifies : pour un brassard, il doit rendre un collier, et rciproquement ; il doit mme rendre un bien de valeur sensiblement gale. Ceci fait partie des rgles les plus gnrales de la kula. Cette erreur, en apparence de dtail, entrane tout le reste : la kula, en tant qu'change de biens spcifis (quant la nature et la valeur), avec en plus une obligation de rendre tout fait contraignante, est une forme d'change (conomique) au plein sens du terme, au mme titre que - et ct de - l'change marchand. Il en va tout diffremment des services rendus entre amis, ou d'invitations rciproques, ou de dons suivis de contre-dons : les obligations contractes (d'ailleurs purement morales) ne sont, dans de tels cas, pas spcifies. Il n'y a pas en tout deux catgories, mais bien trois.

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    hommes peuvent recourir avec des intentions bien diffrentes et en se proposant une multitude varie de fins. Avant d'tudier ces fins et ces utilisations possibles il faut dire en quoi consiste ces formes, exactement pour les mmes raisons que l'on ne peut dire les usages possibles d'un outil avant d'en connatre la morphologie. Il faut donc faire une classification selon les formes avant d'envisager une classification selon les fins et c'est trs gnralement une erreur mthodologique que de supposer a priori que la premire se superposera l'autre. Cela en est une plus grave encore que de les confondre. Une classification selon les fins recoupera en gnral (c'est--dire sera transversale ) une classification selon les formes. Un exemple trs simple en est fourni prcisment par l'change marchand, dfini comme forme, ainsi que nous l'avons fait; mais cette mme forme est susceptible d'tre utilise deux types de fins, selon que l'changiste cherche la valeur d'usage du bien fourni en contrepartie ou sa valeur d'change. Cette opposition l'intrieur de la forme marchandise diffrencie en fonction des fins sociales une conomie de type capitaliste marchand d'une autre qui ne l'est pas. La grande faiblesse des sciences sociales en gnral est qu'elles ont jusqu'ici accord trop peu d'attention la dfinition et l'tude des formes elles-mmes pour se concentrer sur les intentions, les stratgies ou les fonctions.

    La seconde critique est factuelle : les associations proposes ne correspondent pas aux faits. D'un ct, il est faux que la kula ait pour but de renforcer les liens sociaux avec les partenaires ou avec d'autres et l'on ne sait comment cette ide est venue aux commentateurs de Malinowski car tous ses dveloppements sur le sujet montrent bien que c'est la chose que l'on veut, pour une multitude de raisons, pour le prestige qui lui est attach, pour la renomme que cela procure, parce qu'enfin cela tmoignera du succs dans la kula et parce que le succs attire le succs. Ces buts, dira-t-on, sont sociaux. Certes, mais en va-t-il autrement dans l'achat d'une voiture dcapotable ou d'une usine ? L'change marchand ne se rduit pas l'acquisition de fruits et de lgumes sur le march. D'un autre ct, et c'est l une erreur plus grave, il est faux que le prestige soit exclusivement attach ces changes non marchands ou aux dons. Il y a aussi du prestige acheter, du prestige dpenser, consommer : ce que l'on appelle trs bien les dpenses somptuaires sont des dpenses pour le prestige, lequel se ralise dans et travers un change tout fait marchand. Il est le but de ceux qui achtent parce que c'est le dernier cri de la mode comme des rgimes politiques en tout genre qui tiennent marquer leur rgne par quelque grande ralisation. Dira-t-on que si les snobs et les gouvernants recherchent exclusivement le prestige en achetant, ceux qui leur vendent recherchent tout autre chose ? Sans doute, mais qui peut dire si le rve secret du capitaliste chanceux n'est pas d'acheter dans ses vieux jours quelque chteau prestigieux, juste pour prendre sa revanche ou calmer quelque blessure narcissique ? Qui dira si sa recherche du profit n'avait pas, et quoique cette seule poursuite puisse susciter mpris chez d'autres, cette fonction d'accrotre ses yeux son prestige ? Les buts que poursuivent les hommes sont complexes et embrouills, et il y a fort parier que l'on retrouvera peu prs les mmes composantes sous toutes les latitudes. Mais encore une fois, je ne dis pas que la considration des fins doive tre carte, ni

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    qu'une classification en fonction des fins doive tre vite, je dis qu'elle doit tre plus fine et plus pense que tout ce que l'on nous propose (44) et qu'elle ne saurait de toutes faons prendre la place d'une rflexion manquante sur les formes.

    Je ne sais s'il est bien utile de dire un mot du livre de Gregory. Ses formules (1982, p. 18, p. 43) selon