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Vocabulaire de ...

Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader

Le vocabulaire de

Sartre

Philippe Cabestan Agrégé et docteur en philosophie

Arnaud Tomes Agrégé de philosophie

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Dans la même collection

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ISBN 2-7298-0453-6

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Quoi de plus rhapsodique qu'un vocabulaire? On se souvient peut-être que l'autodidacte de La Nausée s'instruit consciencieuse­ment en suivant l'ordre alphabétique Lambert, Langlois, Larbalé­trier, Lastex, Lavergne. Aussi passe-t-il brutalement « de l'étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d'un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme». On ima­gine facilement la manière dont l'autodidacte userait de ce Vocabu­laire de Sartre. La démarche cependant serait moins absurde qu'il n'y paraît, tant la systématicité et l'unité de la philosophie sartrienne font de chacun de ses concepts, comme les intelligibles de Plotin, « une partie totale».

Toutefois, on s'apercevra peut-être que ce Vocabulaire, d'une cer­taine manière, en comprend deux, et qu'il se rapporte à deux périodes relativement distinctes de l'œuvre de Sartre. Il y a en effet, du point de vue philosophique, un premier Sartre qui découvre la phénoméno­logie aux débuts des années trente, se plonge dans la lecture de Husserl et de Heidegger, et qui écrit entre autres La Transcendance de l'ego (1936), l'Esquisse d'une théorie des émotions (1939), L'Ima­ginaire (1940), et surtout L'Être et le néant (1943). Sa terminologie est alors pour l'essentiel empruntée à la phénoménologie et, le cas échéant, nous avons tenté d'indiquer, outre la signification nouvelle que Sartre confère à certains concepts, leur acception antérieure.

Le second Sartre correspond grosso modo à Questions de méthode (1957) et à la Critique de la raison dialectique dont le premier tome fut publié en 1960 tandis que le second, inachevé, ne le fut qu'à titre posthume en 1985. Apparaît alors un vocabulaire nouveau que Sartre élabore afin d'établir - à la fois avec et contre le matérialisme histo­rique - l'intelligibilité propre à l'histoire qui, humaine, ne saurait

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être assimilée à un processus aveugle. Il n'est plus alors exactement question d'existence et de transcendance mais de praxis, et le pratico­inerte vient désormais lester une liberté par trop absolue.

Il eût été toutefois malheureux de séparer le premier et le second Sartre au point de leur consacrer deux vocabulaires distincts. Comme toutes les grandes philosophies, l'œuvre de Sartre présente l'incontes­table unité d'une œuvre qui affronte l'histoire à partir d'une ontologie et d'une anthropologie dont L'Être et le néant a fixé phénoménologi­quement les traits essentiels, et que l'on retrouve pour ainsi dire inchangées dans ses essais de psychanalyse existentielle tels que le Saint Genet ou L'Idiot de lafamille.

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Abréviations

J.-P Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard,1983 J.-P Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard,1983 J.-P Sartre, Critique de la raison dialectique, t. l, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960; t. II, L'Intelligibilité de l'histoire, Paris, Gallimard, 1985 J .-P Sartre, L'Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, coll. Folio J.-P Sartre, L'Être et le néant, Paris, Gallimard, coll. TEL,1987 J.-P Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1939 E. Husserl, Idées directrice pour une phénomé nologie, trad. f. P Ricœur, Paris, Gallimard, 1950 J .-P Sartre, L'Idiot de la famille , t. l, t. II, t.IlI, Paris, Gallimard, 1971-1972 E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. f. M. B. de Launay, Paris, PUF, 1994 J.-P Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1989 M. Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. f. J .-Fr. Courtine, Paris, Gallimard,1985 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1985 J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960

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M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique?, trad. f. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1951 E. Husserl, Les Recherches logiques, trad. f. H. Elie, A Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, 1959-62 J.-P Sartre, Situations l, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1947 M. Merleau-Ponty, Sens et non sens, Paris, Gallimard,1996 M. Heidegger, Être et Temps, trad. f. Fr. Vezin, Paris, Gallimard, 1986 J.-P Sartre, La Transcendance de l'ego, Paris, Vrin, 1988 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1986

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Aliénation

* L'aliénation est le fait, pour un acte d'être dévié de son sens et de devenir autre (alienus). L'aliénation peut ainsi se définir comme « le vol de l'acte par l'extérieur; j'agis ici et l'action d'un autre ou d'un groupe, là-bas, modifie du dehors le sens de mon acte. (CRD, II, p. 249) En s'extériorisant, mon acte me revient comme étranger, comme transformé par son incarnation même c'est ainsi que la pratique du déboisement par les paysans chinois produit les inondations qui les ruinent (ibid., l, p. 272-275). En s'objectivant, en se matérialisant, l'action des paysans chinois leur revient comme aliénée, comme produisant une finalité contraire à celle qui était originellement recherchée. La notion d'aliénation est donc liée à celle de contre-finalité.

** L'aliénation est toujours liée, chez Sartre, à l'objectivation dans l'EN, c'est le regard de l'autre qui m'objective, qui fait de moi une chose en ne me saisissant que comme une extériorité; dans la CRD, l'objectivation se définit plus précisément comme incarna­tion, comme matérialisation. C'est en effet la matière qui constitue le fondement réel de l'aliénation «la matière aliène en elle l'acte qui la travaille, non pas en tant qu'elle est elle-même une force ni même en tant qu'elle est inertie, mais en tant que son inertie lui permet d'absorber et de retourner contre chacun la force de travail des autres. » (ibid., p. 262) Si la matière peut être facteur d'aliéna­tion, c'est parce qu'elle constitue déjà la médiation de l'action de l'Autre par l'intermédiaire de la matière, c'est en réalité la praxis de l'Autre qui agit sur mon action et la dévie pour la retourner contre elle-même. Je travaille en effet dans un monde qui est déjà le produit de la praxis humaine, qui est déjà le monde de l'Autre, comme ces paysans chinois qui aménagent un territoire déboisé depuis des générations c'est parce qu'elle est plongée d'emblée dans l'élément de l'Autre que l'action est déviée et qu'elle devient elle-même Autre, bref qu'elle s'aliène. L'aliénation est ainsi la première expérience de la nécessité ma praxis, qui est libre par définition, doit pour s'incarner se soumettre aux lois de l'objecti­vité, qui ne dépendent plus d'elle. Faut-il dire alors que toute

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objectivation est ipso facto une aliénation? Sur ce point, la posi­tion de Sartre est ambiguë. « Reviendrions-nous à Hegel qui fait de l'aliénation un caractère constant de l'objectivation quelle qu'elle soit? », se demande ainsi Sartre dans la CRD, qui y répond immé­diatement « Oui et non» (ibid. p. 336). C'est pourtant bien la dimension positive de la réponse qui apparaît le plus clairement par le fait même qu'il s'incarne, mon acte s'objective, il ne m'appartient plus et devient nécessairement autre, il s'inscrit dans un monde où il est conditionné par les actes de tous les autres. L'objectivation entraîne bien en ce sens l'aliénation.

*** Le concept d'aliénation chez Sartre apparaît comme chargé de résonances clairement hégéliennes, même s'il subit dans la CRD un traitement résolument matérialiste. L'aliénation, telle qu'elle est définie par la CRD, n'en adopte pas pour autant la conception marxiste d'une aliénation qui ne commencerait qu'avec l'exploita­tion du travail. Cela s'explique non par une opposition de Sartre au marxisme mais par le désir de remonter, en amont de la définition strictement économique de l'aliénation, aux conditions a priori de celle-ci, ce qui est conforme au projet transcendantal de la CRD. L'aliénation acquiert donc une extension beaucoup plus large chez Sartre que chez Marx il s'agit d'un concept qui n'est pas seule­ment sociologique, mais ontologique. C'est la socialité qui devient dans cette perspective l'expérience même de l'aliénation, et non plus l'aliénation qui est une forme déviée de la socialité.

Angoisse

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* Distinguons avant tout la peur de l'angoisse. J'ai peur de quelque chose qui me menace, d'un chien méchant, d'une arme, d'un homme en colère. L'angoisse est un sentiment tout autre qui ne se rapporte pas à un objet que je rencontre dans le monde mais à mon être même, c'est-à-dire à ma liberté; elle peut être définie alors comme la conscience de ma liberté et, ce, jusque dans les situa­tions les plus triviales. Par exemple, alors qu'il a décidé de ne plus manger de pain, Sartre remarque «ce n'est pas sans une petite angoisse que j'ai découvert une fois de plus hier matin que j'étais

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tout à fait libre de rompre le morceau de pain que la servante avait posé près de moi, et libre aussi d'en porter les morceaux à ma bouche. Rien au monde ne pouvait m'empêcher de le faire même pas moi» (CDG, p. 158). De même l'angoisse sous la forme du vertige peut succéder à la peur du précipice, lorsque je prend conscience que « si rien ne me contraint à sauver ma vie, rien ne m'empêche de me précipiter dans l'abîme », que je suis absolument libre de vivre ou de mourir (EN, p. 67).

** La description sartrienne de l'angoisse renvoie à S. Kierkegaard et à son ouvrage Le Concept d'angoisse (1844), et surtout à Heidegger qui accorde dans SZ, § 40, une place éminente à l'angoisse (Angst) en tant que disposition du Dasein dévoilant son être-au-monde. Cependant Sartre ne reprend pas totalement cette conception de l'angoisse. Même s'il lui confère - ainsi qu'à la nausée - une fonction d'ouverture ou de dévoilement (Erschlossenheit), c'est-à-dire en langage husserlien une fonction réductive, l'angoisse possède pour Sartre une signification ontolo­gique propre le devant-quoi de l'angoisse n'est pas le rien (Nichts) mais le non être absolu ou néant qui habite la réalité humaine et qui est au principe de sa liberté. Ainsi c'est dans l'angoisse que la conscience saisit réflexivement son absolue liberté. On objectera peut-être que l'angoisse nous étreint rarement. Elle n'en est pas moins une disposition permanente qui relève de notre affectivité originelle mais que nous fuyons la plupart du temps en nous dis­simulant notre liberté.

*** Avec cette conception de l'angoisse Sartre se sépare d'un ratio­nalisme étroit qui limite à la seule raison le pouvoir d'accéder à la vérité. Dans La Nausée (1938), c'est précisément cette disposition éponyme qui révèle à Antoine Roquentin la contingence de l'exis­tence, c'est-à-dire le caractère superflu et comme de trop de toute existence, y compris de l'existence humaine. Ainsi certaines dispo­sitions affectives sont liées à une compréhension préontologique de notre condition et doivent être interrogées par le philosophe.

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Collectif

* Un collectif désigne une structure sociale, par opposition à l'organisme pratique (individuel). Il peut être une série, par exemple une file de voyageurs attendant l'autobus, ou encore une classe sociale. Un collectif est donc une réalité pratique, pourvue d'un certain nombre d'exigences, qui réalise en soi l'intégration d'une multiplicité d'individus (CRD, 1, p. 361-364). Son caractère fondamental, c'est son inertie chaque membre du collectif subit les exigences du collectif (par exemple, son être-de-classe) sans pouvoir les modifier. Un collectif est ainsi un rassemblement humain non actif, ce qui permet de le distinguer du groupe.

** La découverte du collectif suppose la mise à jour de l'action structurante du milieu pratico-inerte sur la praxis individuelle des agents l'unité du collectif vient en effet non pas de la fin poursui­vie par les agents mais d'un objet matériel qui impose cette unité de l'extérieur. D'où la définition du collectif proposée par la Critique de la raison dialectique «J'appelle collectif la relation à double sens d'un objet matériel, inorganique et ouvré à une multi­plicité qui trouve en lui son unité d'extériorité. Cette relation définit un objet social.» (CRD, 1, p. 376). Le collectif est de ce fait une relation, entre un objet ou un milieu d'ordre inorganique et une multiplicité d'organismes pratiques que cet objet ou ce milieu syn­thétise c'est ainsi que la classe ouvrière ne reçoit son être-de­classe que d'un ensemble de moyens de production lui imposant l'unité d'une condition et d'un destin de classe. On le constate, d'après cette définition, il ne saurait y avoir un sujet collectif pour Sartre la multiplicité qui compose le collectif ne possède aucune unité synthétique mais la reçoit (d'où son caractère fondamental d'inertie) du milieu pratico-inerte ; seule la praxis individuelle pos­sède une unité constituante. Toutefois, les collectifs ne sont pas des rubriques purement verbales, ce qui distingue la pensée de Sartre d'un simple nominalisme ou d'un individualisme méthodo­logique. Ils ont une efficacité et une logique qui leur sont propres et qui interdit de les considérer comme de simples entités pel' aggregationem ou au contraire comme des hyperorganismes (QM,

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p. 66). Certes, le support de ces collectifs doit bien être trouvé dans la praxis réelle, concrète des individus; mais il ne s'agit pas par là de nier la réalité de ces entités, seulement d'en déterminer la raison constituante, à savoir l'action de l'organisme pratique.

*** Le concept de collectif permet à la philosophie de Sartre de s'élever jusqu'à une pensée du social, que les catégories de L'EN n'autorisaient pas. La première philosophie de Sartre, si l'on excepte quelques développement sur le nous-sujet et le nous-objet (EN, 3e partie, p. 464-482) restait fondamentalement une philoso­phie de la conscience solitaire face à d'autres consciences; avec la prise en compte de l'action de la matérialité et la création du concept de collectif, Sartre peut concevoir la logique propre du social, qui est l'objet presque exclusif du tome 1 de la CRD. En effet, « le collectif n'est pas simplement la forme d'être de cer­taines réalités sociales mais [ ... ] il est l'être de la socialité même, au niveau du champ pratico-inerte.» (CRD, l, p. 410) La notion de collectif permet alors de comprendre l'être du social comme étant essentiellement pratico-inerte ; mais il n'exclut pas l'existence d'autres réalités sociales, les groupes, qui dépassent leur détermi­nation pratico-inerte.

Compréhension

* La compréhension désigne la forme de connaissance réflexive mais non conceptuelle qui sous-tend tout projet humain et qui permet d'accéder à sa signification. Ce n'est pas là, précise Sartre dans Questions de méthode, une faculté extraordinaire d'intuition « cette connaissance est simplement le mouvement dialectique qui explique l'acte par sa signification terminale à partir de ses condi­tions de départ. » (QM, p. 115) Elle est en ce sens ce qui me per­met de saisir le sens d'un acte à partir de son but et de ses condi­tions initiales de possibilité. La compréhension se divise donc en deux moments un moment régressif, qui remonte aux « conditions de départ» expliquant l'acte; et un moment progres­sif, montrant comment le projet propre à chaque individu dépasse ces conditions tout en les conservant. D'où la dimension dialec-

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tique de la compréhension soulignée par Sartre. Elle à ce titre la condition de possibilité de.la méthode régressive-progressive.

* * La notion de compréhension est empruntée par Sartre à la tra­dition sociologique et historique allemande, particulièrement à Dilthey (qui distingue, grâce à la compréhension, sciences de l'esprit et sciences de la nature) et à Max Weber. Cette faculté de compréhension me permet de m'élever jusqu'au sens des entre­prises humaines elle s'oppose donc à toute méthode positive, qui voudrait exclure les idées de signification et de finalité de l'inves­tigation de la raison, car c'est seulement en les comprenant à partir de leurs fins - et pas seulement de leurs causes efficientes - que je peux saisir la signification des actes humains. La compréhension n'est pas pour autant une forme d'intuition ou d'empathie - ce qui la distingue de son homonyme chez Dilthey c'est simplement la praxis se retournant sur elle-même (faisant réflexion) pour se don­ner ses propres lumières. Parce que je suis moi-même une praxis, je peux donc en droit saisir le sens de tout projet il suffit de le ressaisir par sa propre praxis. L'expérience critique révélera cependant qu'il existe des formes de totalisations qui ne peuvent se comprendre à partir des intentions de leurs acteurs, par exemple l'histoire (qui se manifeste comme «totalisation sans totalisa­teur »). Il faudra alors recourir non à la compréhension mais à l'intellection, qui montre comment les intentions sont déviées par leur objectivation, comment les contre-finalités naissent de l'incar­nation de la praxis. Ce qui ne signifie pas qu'intellection et com­préhension s'opposent mais simplement que « la compréhension est comme une espèce dont l'intellection serait le genre. » (CRD, l, p.189).

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*** La notion de compréhension joue un rôle central dans la théo­rie sartrienne de la connaissance. Vérité et existence avait montré que la connaissance n'était pas une activité spéculative, mais qu'elle était essentiellement pratique; la CRD insiste encore davantage sur cette dimension pratique en faisant de la compré­hension une forme de la praxis elle-même. Toutes les apories de la philosophie de la connaissance sont ainsi évitées, puisque la praxis

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est à la fois le sujet et l'objet du savoir. Certes, la compréhension ne semble d'aucune utilité pour la connaissance scientifique de la nature puisqu'elle ne s'applique qu'à la connaissance des entre­prises humaines. Toutefois, il ne faut pas oublier que la connais­sance scientifique est elle-même à l'origine projet toute sociolo­gie compréhensive de la connaissance scientifique peut ainsi s'inspirer avec profit des analyses sartriennes.

Contingence

* La contingence s'oppose à la nécessité et qualifie l'existence. En effet, saisie dans sa nudité, l'existence possède un caractère super­flu et comme de trop, qui suscite la nausée. C'est précisément ce sentiment qui envahit à plusieurs reprises Antoine Roquentin lorsque les choses se présentent à lui, dépouillées de leur ustensi­lité comme de leur signification. Ainsi, au jardin public, la racine du marronnier devient « une masse noire et noueuse, entièrement brute» (N, p. 181). Dès lors c'est son existence même qui surgit et qui se révèle de trop, c'est-à-dire dépourvue de la moindre néces­sité. Précisons que cette « gratuité» de l'existence s'applique éga­lement à l'homme dont le surgissement est, de même, injustifiée.

** « La nécessité concerne la liaison des propositions idéales mais non celle des existants. Un existant phénoménal ne peut jamais être dérivé d'un autre existant, en tant qu'il est existant. C'est ce qu'on appelle la contingence de l'être en-soi» (EN, p. 33). En d'autres termes, concernant l'existence d'un en-soi - mais ceci s'applique également au pour-soi - il est toujours possiuJC de se demander pourquoi il est au lieu de n'être pas. Il s'avère alors que le fait qu'il soit est dépourvu de nécessité, que d'une manière ou d'une autre il est impossible de le déduire d'un autre être, et que force est de reconnaître la contingence de tout ce qui est, ou encore, exprimé dans un langage anthropomorphique, son carac­tère superflu, gratuit, de trop. Cette thèse est au cœur de l'ontologie sartrienne l'apparition du pour-soi ou événement absolu renvoie lui-même « à l'effort d'un en-soi pour se fonder il correspond à une tentative de l'être pour lever la contingence de son être », (EN,

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p. 122 et p. 685). Ainsi, toute existence humaine est dominée par la vaine recherche de l'en-soi-pour-soi, c'est-à-dire de l'impossible synthèse par laquelle la conscience tente de se fonder et, ce faisant, d'échapper à sa propre contingence. Rappelons enfin qu'en dépit de leur proximité les notions de contingence et de facticité ne doivent pas être confondues. La contingence se rapporte à l'existence en tant que fait, et s'oppose à la nécessité, tandis que la facticité ren­voie à cette dimension d'en-soi qui hante le pour-soi.

*** Ce thème de la contingence de l'existence apparaît très tôt, dès 1926, dans la réflexion de Sartre. En 1931 il commence le « factum sur la contingence» qui, selon S. de Beauvoir, était une longue et abstraite méditation sur la contingence et qui est à l'ori­gine de La Nausée.

Dialectique (raison)

* La raison dialectique est la raison qui rend intelligible toute forme de totalisation, c'est-à-dire toute unification en cours (qu'il s'agisse d'un simple acte, d'une vie humaine ou encore de l'His­toire). La raison dialectique est donc la «logique vivante de l'action» (CRD, l, p. 156) elle donne raison de toutes les forma­tions ou de tous les processus qui ont l'action humaine pour ori­gine. La raison dialectique est en ce sens une raison pratique, par opposition à la raison analytique, celle qu'utilisent les sciences positives, qui est une raison observatrice et située à l'extérieur de ce qu'elle observe.

** Sartre reprend l'idée hégélienne d'une raison dialectique, mais il lui donne un contenu bien différent, en s'inspirant des critiques faites par le marxisme à l'idéalisme de Hegel la raison dialectique n'est pas une raison qui s'appliquerait de l'extérieur à toute forme de réalité - ce qui amène au formalisme et au dogmatisme de la dialectique hégélienne (ibid., p. 141-142) - mais elle est la ratio­nalité des totalisations pratiques. C'est ce qui permet à Sartre d'exclure toute dialectique de la Nature, qualifiée de simple « hypothèse métaphysique» (ibid., p. 152). La raison dialectique

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s'appliquera donc au secteur de la matérialité qui est tel qu'il ne peut être expliqué par la seule raison analytique le secteur humain, qui est le secteur de la praxis. Car la praxis individuelle est par nature dialectique elle est dépassement totalisateur, unifi­cation d'un champ pratique en fonction d'une fin. La raison dialec­tique est donc en réalité la praxis elle-même si l'intelligibilité fondamentale de la dialectique est l'intelligibilité d'une totalisation, alors cette intelligibilité « n'est rien d'autre que le mouvement même de la totalisation» que constitue la praxis (CRD, I, p. 163) Il faut toutefois distinguer la dialectique constituante que repré­sente la praxis individuelle et la dialectique constituée (par exemple, l'action du groupe) qui est certes le produit de cette dia­lectique constituante, mais qui suppose la prise en compte de nou­velles déterminations.

*** L'exigence d'une raison dialectique apparaît chez Sartre com­me l'exigence d'une rationalité absolue du réel humain. La rationa­lité analytique ne paraît en effet pas suffisante elle se contente de constater que «c'est ainsi et non autrement» (ibid., p. 151). Elle reconnaît l'existence de lois de la nature, mais est incapable d'ex­pliquer pourquoi ce sont ces lois et non d'autres la nécessité de ses lois est une nécessité contingente. À l'inverse, la raison dialec­tique est une rationalité totale non seulement elle donne raison des totalisations pratiques, mais elle donne « la raison de ses propres raisons» (ibid., p. 149), autrement dit elle se fonde elle­même, ce qui justifie le projet d'une Critique de la raison dialec­tique. Cette hyperrationalité de la raison dialectique s'accompagne toutefois d'une diminution de l'extension du concept de raison dialectique, par rapport à Hegel si la raison dialectique existe, elle vaut seulement dans le champ concret de l'histoire; quant à la nature, elle est renvoyée à l'irrationalité ou en tout cas à la pure contingence de l'en-soi.

, . Emotion

* La colère, la joie, la tristesse, la peur ou la pudeur sont des émo­tions qui sont considérées habituellement comme des passions (du

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latin patior, « subir») de l'âme on ne décide pas plus d'être triste ou joyeux que de pleurer ou de rire. Dans l'Esquisse (1939), Sartre prend le contre-pied d'une telle conception non seulement l'émo­tion a un sens et ne se réduit pas à de purs phénomènes corporels, mais en outre elle doit être décrite comme une conduite de trans­formation magique du monde, que nous adoptons dans certaines situations. Par exemple face à son examinateur le candidat pleure afin « de remplacer l'attitude d'attente impassible qu'il prend par une attitude d'empressement affectueux» (Esquisse, p. 48).

** « Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique» (Esquisse, p. 62). La conscience peut être dans le monde de deux façons différentes. Le monde peut lui apparaître comme un ensemble organisé d'ustensiles et, dans ce cas, l'action transformatrice passe par l'utilisation patiente et calculée de tel ou tel ustensile. À cette attitude pragmatique s'oppose l'attitude magique où « le monde apparaît comme une totalité non-ustensile, c'est-à-dire modifiable sans intermédiaire et par grandes masses» (ibid.). Ainsi, dans l'émotion, la conduite magique s'opère grâce à un ensemble de gestes et de phénomènes purement physiologiques de sorte que la conscience, grâce au corps, « change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités ». Par exemple, à l'annonce du gain d'une somme importante, je saute, danse, chante de joie et réalise par ces différentes conduites incantatoires la pos­session instantanée de l'objet.

*** Pourquoi s'interroger sur l'émotion? Par cette description Sartre confirme sa conception de la conscience comme pure spon­tanéité ou liberté. L'émotion n'est pas un événement que je subis et qui trouverait son principe dans je ne sais quelle partie de mon être tel que le corps (Descartes, W. James) ou l'inconscient psychique (Freud) mais une conduite que j'adopte et donc choisis. Ceci ne signifie certainement pas, comme on l'objecte parfois, que l'émo­tion soit pour Sartre au pouvoir de la volonté et qu'il suffise de le vouloir pour ne plus pleurer ou ne plus avoir peur. L'action volon­taire constitue en effet une forme de conduite distincte ; dans l'émotion comme dans le rêve ou l'obsession la conscience s'aliène

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et devient captive d'elle-même. D'une manière générale, s'il est vrai que « ma passion c'est moi, et c'est plus fort que moi », toute conduite n'en est pas moins librement choisie.

En-soi, pour-soi

* On pourrait être tenté d'opposer l'en-soi au pour-soi comme le plein au vide, l'être au néant. Toutefois, même s'il est vrai que Sartre définit parfois le pour-soi comme « un trou d'être», une telle présentation serait par trop inexacte. En effet, l'en-soi comme le pour-soi décrivent deux types d'être, et le pour-soi ne peut donc être assimilé à un pur néant. Je puis dire du livre que je lis qu'il est, et de même je puis dire de moi lisant le livre que je suis. Le verbe être n'a cependant pas dans les deux cas le même sens. Le livre est une chose dont on peut caractériSer le mode d'être en remarquant qu'il est dépourvu du moindre rapport à soi, qu'il est sans distance. On dira de ce livre, et ceci vaut pour toutes les choses, qu'il est en­soi. À l'opposé, la lecture est l'acte d'une conscience ou pour-soi, c'est-à-dire d'un être qui est nécessairement conscient de lui-même, conscient de soi lisant, et qui ne saurait donc être sans ce rapport ou cette distance qui définit la présence à soi. Tandis que l'en-soi est aveugle et massif, et comme d'un seul bloc, le pour-soi ne coïncide jamais avec lui-même.

** Dès l'Introduction de l'EN, Sartre oppose l'être du phénomène et l'être de la conscience, qui correspondent à deux régions d'être absolument tranchées le pour-soi et l'en-soi. En effet, un premier examen de l'être du phénomène tel qu'il se manifeste - pensons au marronnier de La Nausée - lui assigne trois caractères l'être est, l'être est en soi, l'être est ce qu'il est. Ceci signifie que l'être du phénomène se caractérise par sa contingence, par l'absence de rap­port à soi, et par sa pleine positivité ou son infinie densité qui exclut de lui toute altérité. La conscience, certes, est tout aussi contingente que le phénomène. Cependant, toute conscience est conscience (de) soi ou présence à soi, c'est-à-dire pour-soi. Force est donc de reconnaître en elle une ébauche de dualité, quelque chose qui la sépare d'elle-même, qui pour Sartre est un rien,

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mieux un néant, de sorte que le principe d'identité ne saurait s'appliquer au pour-soi tandis que l'en-soi est ce qu'il est, le pour­soi est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est.

*** Contrairement à ce que cette terminologie pourrait laisser croire l'EN, à la différence de La Phénoménologie de l'esprit de Hegel, n'établit aucune relation dialectique entre le pour-soi et l'en­soi, et le pour-soi n'est nullement un moment du déploiement dia­lectique de l'en-soi. Comme le déplore Merleau-Ponty, c'est bien plutôt « une analytique de l'Être et du Néant» que nous propose l'ontologie sartrienne (VI, p. 105).

En-soi-pou r-soi

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* À la fin de l'EN Sartre déclare «l'homme est une passion inutile» (p. 678). Quel est donc l'objet de cette pas­sion fondamentale dont dérivent toutes les autres passions telles que l'amour, la haine, l'ambition, etc. ? Comme l'atteste du reste l'existence du désir auquel fait défaut l'objet désiré, l'ontologie sartrienne définit la réalité-humaine comme manque. Cependant, ce qui manque fondamentalement à la réalité-humaine ce n'est pas tel objet, par exemple de l'argent dans un porte-monnaie, mais ce que Sartre dénomme « l'impossible synthèse du pour-soi et de l'en­soi ». En d'autres termes, la réalité humaine s'efforce à con juger en elle de mille et une manières l'impassibilité du minéral (l'en-soi) et la conscience de soi ou pour-soi. Tel est le cas décrit par Sartre de l'homme qui souffre et qui est hanté par une souffrance qui serait à la fois souffrance pour soi, consciente d'elle-même, et souffrance en soi, c'est-à-dire un bloc de souffrance énorme et opaque. On comprend de ce point de vue la gesticulation de la souffrance « je me tords les bras, je crie» afin de « sculpter une statue en soi de la souffrance ». Mais ces efforts sont vains; la synthèse est irréali­sable car contradictoire (EN,p. 131).

** L'acte ontologique, cette néantisation première par quoi l'en-soi se dégrade en pour-soi, correspond à l'effort d'un en-soi pour se fonder, c'est-à-dire à une tentative de l'être pour lever la contin-

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gence de son être. Mais cette tentative échoue car l'en-soi ne peut se fonder sans introduire en lui cette distance, ce néant séparateur ou décompression d'être qui fait de lui un pour-soi. Ainsi le surgis­sement du pour-soi est inséparable d'un échec qui hante le pour-soi et qui définit le sens de la réalité-humaine, le pour de la transcen­dance (EN, p. 132). C'est ainsi que nous retrouvons dans la réflexion qui vise à saisir le réfléchi comme en-soi (EN, p. 200) comme dans les relations concrètes avec autrui en tant que projet d'objectivation ou d'assimilation d'autrui (EN, p. 412), ce sens qui est la valeur suprême et le manqué de tous les manques, et qui est aussi l'Ens causa sui que les religions nomment Dieu.

*** On entrevoit ici de quelle manière l'ontologie, même s'il ne lui revient pas de formuler des impératifs, prédéfinit la question mo­rale d'une éventuelle conversion entendue comme un changement radical fondé sur un nouveau projet d'existence (EN, p. 690). Une fois reconnue, en effet, que la réalité-humaine s'épuise en vain à poursuivre un idéal inaccessible, parce que contradictoire, de fon­dation de soi comme en-soi, on est conduit à se demander si la liberté ne peut se prendre elle-même pour valeur et choisir d'être ce qu'elle n'est pas et de n'être pas ce qu'elle est, en un mot l'authenticité.

Engagement

* L'engagement est l'attitude de l'individu qui prend conscience de sa responsabilité totale face à sa situation historique et sociale et décide d'agir pour la modifier ou la dénoncer.

** L'engagement désigne à la fois une manière d'être et un devoir­être. En un sens, l'engagement est un mode d'être car par le fait même que j'existe, je suis engagé, je suis dans le monde à côté des autres ou, comme le dit Sartre, je suis en situation. Toutefois, cette situation n'est pas une contrainte que je subis par chacun de mes actes, je choisis librement ma situation. Ma liberté et ma respon­sabilité sont donc totales, comme le souligne Sartre dans l'EH «il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons

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être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. [ ... ] Ainsi, notre responsabilité est beau­coup plus grande que nous pourrions le penser, car elle engage l'humanité entière» (EH, p. 31-32). En choisissant d'opter pour l'un des possibles que me donne ma situation (en choisissant de militer politiquement, par exemple), bref en m'engageant, j'engage donc l'humanité dans sa totalité j'affirme la valeur universelle du militantisme politique. L'engagement est donc en ce sens égale­ment un devoir-être car si je suis solidaire de fait avec ma situa­tion, il me reste encore la possibilité de ne pas m'engager, de fuir mes responsabilités en me réfugiant dans le quiétisme ou dans la mauvaise foi. C'est pourquoi Sartre ajoute que «je dois m'enga­ger» (E H, p. 50) l'engagement est également une obligation morale pour celui qui, refusant le confort de l'attitude contempla­tive ou de la mauvaise foi, tire les conséquences éthiques et poli­tiques de son être-en-situation. C'est particulièrement le cas de l'intellectuel et de l'écrivain, qui parce qu'ils ont le pouvoir de dé­voiler le monde, se doivent de s'engager (cf. Qu'est-ce que la litté­rature ?, 1re partie).

*** L'ambiguïté de la notion d'engagement a beaucoup contribué à la confusion, en faisant de l'engagement une attitude volontariste, un devoir imposé de l'extérieur (par sa mauvaise conscience) à chacun. Or, avant d'être un devoir, l'engagement est ma manière de me rapporter au monde chacun de mes actes m'engage, au sens où chacun d'entre eux est un choix, même le refus de choisir - qui revient à accepter le monde tel qu'il est. La dimension morale de l'engagement vient de ce que ce choix n'est pas seulement un choix pour soi mais pour l'humanité entière dès lors, je dois faire ce choix en pleine conscience, ne plus simplement être engagé mais m'engager.

Expérience critique

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* L'expérience critique est l'expérience très particulière que décrit la CRD. Celle-ci consiste à parcourir de manière réflexive les dif­férentes formes que prend la raison dialectique, depuis la praxis

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individuelle jusqu'à l'histoire elle-même. En réalité, cette expé­rience peut se décomposer en deux moments un moment régres­sif, qui remonte jusqu'aux conditions de possibilité de toute dia­lectique historique; et un moment progressif, qui part au contraire du processus dialectique lui-même (l'histoire), dont les fondements intelligibles ont été découverts, et montre qu'il met en œuvre une seule intelligibilité et une seule vérité (CRD, l, p. 184).

** La notion d'expérience critique découle très logiquemerit de la description que Sartre donne de la raison dialectique dans la CRD celle-ci n'est pas un schème intellectuel appliqué de l'extérieur sur le donné intuitif, à la manière des catégories kantiennes, mais elle se découvre dans l'expérience comme Loi de l'Être et du Connaître, l'Être désignant ici la totalité de l'expérience humaine. L'idée même d'expérience critique suffit ainsi à distinguer le projet sartrien du projet kantien, même si ce sont deux projets d'ordre transcendantal la notion d'expérience critique n'aurait en effet pas de sens pour Kant, étant donné que pour lui le projet critique consiste à remonter en deçà de l'expérience. Il ne s'agit pas pour autant chez Sartre d'en revenir à une expérience telle que l'enten­dent les empiristes. « Qu'on n'aille pas s'imaginer, écrit-il, que cette expérience soit comparable aux intuitions des empiristes ni même à certaines expériences scientifiques dont l'élaboration est longue et difficile, mais dont le résultat se constate instantané­ment» (ibid., p. 157). C'est que l'expérience critique se veut une expérience apodictique en effet, elle montre (plus qu'elle ne démontre), en l'expérimentant, la nécessité même de la logique dialectique. L'expérience critique a donc un statut extrêmement paradoxal elle est une expérience de la nécessité, alors que tradi­tionnellement expérience et nécessité s'opposent. Cette expérience n'est finalement rien d'autre que le dernier avatar de la dialectique, le moment où celle-ci se retourne sur elle-même pour se fonder. Elle est en ce sens aussi indissociable de la dialectique que la compréhension l'est de la praxis.

*** La notion d'expérience critique est certainement ce qui rat­tache le plus la CRD à la tradition phénoménologique dont se

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réclamait Sartre dans la première partie de son œuvre. À la manière de l'intuition eidétique de Husserl, elle est une expérience apodictique; de plus, elle suppose la conscience comme condition a priori «le point de départ épistémologique [de l'expérience cri­tique] doit toujours être la conscience comme certitude apodictique de soi et comme conscience de tel ou tel objet. » (ibid., I, p. 167) L'expérience critique est ainsi tout entière une expérience réflexive, ce qui montre non seulement que le privilège de la conscience est inentamé chez le Sartre de la CRD mais encore que la philosophie (même critique) reste avant tout pour lui une expé­rience avant même d'être un jeu de concepts ou un raisonnement démonstratif.

Extéro-conditionnement

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* L'extéro-conditionnement est l'action (propagande, publicité, dif­fusion d'informations ... ) d'un groupe souverain sur des collectifs. Il consiste à conditionner l'un de ces collectifs par la médiation des autres par exemple, la série des acheteurs de disque est condi­tionnée par le groupe des experts (le Grand Prix du Disque) en tant que ce groupe les persuade que les autres vont acheter le disque du mois (CRD, I, p. 728-730). L'extéro-conditionnement n'est donc pas une contrainte mais l'utilisation, par un groupe déterminé, de l'action réciproque des séries les unes sur les autres.

,* L'extéro-conditionnement fournit un nouveau modèle de l'ac­tion commune dans le cadre de l'institution, où un groupe souve­rain domine l'ensemble des collectifs et réalise leur unité, menacée à chaque moment par la renaissance de la division en séries diver­gentes (les acheteurs, les vendeurs, ... ). Par l'extéro-conditionlle­ment, le groupe souverain agit en se servant de la division sérielle au lieu de la subir comme menace. La rationalité dialectique de l'extéro-collditionnement est par conséquent la suivante la néces­sité du groupe souverain, donc de l'institution, provient de l'impuissance des séries à maintenir une unité sociale; mais l'insti­tution n'étant pas la suppression de la sérialité en tant que telle (contrairement à ce qui se passe dans l'action du groupe en fusion),

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le groupe souverain doit se maintenir par l'impuissance même de ces séries en utilisant leur détermination réciproque. L'intérêt de cet extéro-conditionnement apparaît ainsi clairement dans les sociétés directoriales, l'extéro-conditionnement permet au souve­rain d'unifier la société par-delà sa division en séries concurrentes et de dominer en s'appuyant sur cette division; dans les sociétés non directoriales, comme les sociétés capitalistes, }'extéro-condi­tionnement rend possible un véritable « dirigisme de la consom­mation », exclu en apparence par la forme institutionnelle de ces sociétés (ibid., p. 734-735).

*** L'extéro-conditionnement est l'un des concepts les plus inté­ressants de la CRD en ce qu'il permet de mieux comprendre l'alié­nation dans les sociétés contemporaines. Il s'agit bien en effet d'une forme d'aliénation, «puisqu'il détermine l'individu sériel à faire comme les Autres pour sefaire le Même qu'eux. Mais en fai­sant comme les Autres, il écarte toute possibilité d'être le Même, sinon en tant que chacun est autre que les Autres et autre que lui. » (ibid., p. 733-734) La définition de l'aliénation - comme dé­viation de la praxis par le pratico-inerte - se voit ainsi enrichie et pensée dans sa dimension sociale l'aliénation n'est pas seulement l'objectivation dans la matérialité mais elle réside dans le fait de recevoir sa loi de l'Autre en tant qu'on est autre que soi (ce qui est la caractéristique de la série). Le concept d'extéro-conditionnement ouvre ainsi la voie à la critique sociale et plus particulièrement à la critique de la société de consommation, qui est fondée sur l'extéro­conditionnement.

Facticité

* On peut, à titre de première approximation, lier la notion de fac­ticité à celle de liberté, et opposer la liberté de la conscience à sa facticité, c'est-à-dire au fait ou factum de son existence. Si l'homme est libre, sa liberté n'est pas absolue l'homme ne choisit pas de naître et, de même, il ne choisit ni le lieu ni le moment de sa naissance. « Ainsi sans la facticité la conscience pourrait choisir ses attaches au monde, à la façon dont les âmes, dans la

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République, choisissent leur condition je pourrais me déterminer à "naître ouvrier" ou à "naître bourgeois" » (EN, p. 121). La facti­cité désigne, au sens étroit, le pur surgissement au monde d'une conscience en tant que fait qui échappe à sa liberté et, au sens large, tout ce qui présente pour la conscience une « nécessité de fait» en sorte qu'elle est condamnée à faire avec, c'est-à-dire à le dépasser et à lui donner un sens.

** Même si Sartre ne s'y tient pas toujours strictement, la notion de facticité ne doit pas en principe être assimilée à celle de contin­gence pas plus qu'à celle de situation. Rigoureusement parlant, la facticité doit être comprise en relation avec l'acte ontologique, à partir donc de la décompression originaire par laquelle se constitue le pour-soi. Elle nomme alors la dimension d'en-soi qui demeure dans le pour-soi en tant que néantisation de l'en-soi. Elle est alors une structure du pour-soi. Cette notion se précise avec la descrip­tion au niveau ontologique de deux nécessités de fait - qui à vrai dire n'en font qu'une - auxquelles le pour-soi, de par son mouve­ment de néantisation, ne saurait se soustraire. En effet, d'une part, la temporalisation du pour-soi signifie que le pour-soi a à être son passé compris comme l'en-soi qu'il a à être sans aucune possiblité de ne l'être pas (EN, p. 157). D'autre part, « Être pour la réalité humaine c'est être-là» (EN, p. 355). Ces deux nécessités se tradui­sent au niveau existentiel ou anthropologique par l'impossibilité pour la conscience de ne pas avoir un passé défini j'ai eu la coqueluche à cinq ans (EN, p. 555), ainsi que par la nécessité pour la conscience d'être là, c'est-à-dire « là, sur cette chaise », « là, au sommet de cette montagne », bref quelque part. C'est par son corps en tant qu'être-pour-soi et passé immédiat que la conscience s'inscrit dans le monde, par son corps en tant que « point de vue et point de départ» (EN, p. 374).

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*** Ce concept est emprunté à Heidegger qui, dans SZ, § 12 et § 29, appelle facticité (Faktizitiit) le fait de l'existence du Dasein afin d'en souligner le caractère ontologique fondamentalement différent du fait brut (factum brutum) ou caractère de fait (Tatsiichlichkeit) de l'apparition d'un objet quelconque qui est la-

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devant et qu'on rencontre dans le monde. Après l'EN Sartre aban­donne progressivement la notion de facticité qui n'apparaît pour ainsi dire plus dans les CPM où il lui préfère celles de contingence et de passivité.

Fraternité-terreur

* La fraternité-terreur constitue le statut fondamental du groupe assermenté, c'est-à-dire du groupe qui a atteint une certaine perma­nence à la suite du serment passé par chacun de ses membres. Cha­cun se sent en effet le frère de l'Autre en tant qu'il appartient au même groupe et en tant qu'il a prêté serment en même temps que les autres, c'est-à-dire en tant qu'il s'est inscrit avec eux dans un réseau d'obligations réciproques cependant, cette fraternité s'accompagne nécessairement de la terreur: ma soumission à un ensemble d'obligations réciproques suppose en même temps que j'accorde à chaque membre du groupe le droit de me tuer au cas où je ne respecterais pas mes engagements (CRD, J, p. 527-542).

** La notion de fraternité-terreur vient en réponse au problème de l'intelligibilité du serment quel peut être le sens d'un serment librement passé par chacun en tant qu'il est le tiers médiateur dans un groupe menacé de disparition? Sartre répond que la terreur doit régner dans le groupe, afin que nul ne soit tenté de le quitter et de faire éclater le groupe en séries divergentes (ibid., p. 529). Le dan­ger de mort que courait le groupe dans sa totalité se trouve ainsi transformé en danger de mort sur chacun de ses membres ; mais la terreur n'est pas un risque de mort subi par les individus communs, il est au contraire librement réclamé par eux en tant qu'ils peuvent faire sécession. Cela ne signifie pas que les structures de liberté et de réciprocité qui caractérisent le groupe assermenté disparaissent à partir du moment où s'institue la terreur, mais au contraire par la terreur elles prennent sens «le tiers est garanti contre ma libre trahison et par ce droit que j'ai reconnu à tous (et à lui) de me sup­primer en cas de défaillance et par la Terreur que le droit commun fait régner en moi et que j'ai réclamée. » (ibid., p. 532) La terreur n'exclut pas par conséquent la fraternité mais au contraire les deux

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forment un couple indissociable je ne puis être le frère de l'Autre que parce que je lui donne le droit, au cas où je manquerais à mon devoir, de me supprimer. Si la fraternité est violence positive (fraternité dans la lutte), la terreur apparaît comme son contrepoint, violence négative mais tout aussi structurante pour le groupe assermenté.

*** Le concept de fraternité-terreur, qui apparaît dans la CRD, rend particulièrement bien compte de la structure du groupe asser­menté celui-ci ne peut se définir seulement par un ensemble d'obligations réciproques mais il se caractérise plus profondément par sa violence interne. La signification profonde du concept de fraternité-terreur, c'est qu'un groupe, à partir du moment où il sort de la fusion, ne peut se constituer que comme cœrcitif, au sens d'une cœrcition sur soi. Toutefois, cette Terreur ne doit pas se pen­ser comme une contrainte elle est, comme le dit Sartre, la « violence de la liberté» (CRD, p. 529) ; en tant que telle, elle ne surgit qu'après le serment elle est ainsi violence de droit. Ce que montre ainsi Sartre par le couple fraternité-terreur, c'est que le droit n'est pas (comme chez Kant) l'opposé de la violence, mais qu'il n'a de sens que par la violence intériorisée par le groupe. On peut voir par exemple les procès de Moscou comme l'application même de cette fraternité-terreur dans le groupe dirigeant bo1ché­vique.

Groupe

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* Le groupe constitue l'une des réalités sociales fondamentales, avec le collectif. Il peut se définir, par opposition à ce dernier, comme un rassemblement humain actif le groupe se caractérise donc par le fait qu'il dépasse ses conditions matérielles d'existence vers un but commun à tous ses membres (CRD, l, p. 449-452). Il peut être groupe en fusion si chacun y est le même que l'autre en tant que chacun y joue le rôle de tiers entre chaque individu et le groupe (comme dans la foule révolutionnaire) ; ou il peut être groupe organisé, à partir du moment où chacun n'est plus seule­ment tiers médiateur, mais occupe une fonction bien précise qui le

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distingue; enfin, il est groupe institutionnel si ces fonctions deviennent permanentes et fixes, et si les membres du groupe deviennent des moyens inessentiels de ces fonctions.

** Le groupe n'est pas seulement un ensemble d'individus pour­suivant une même fin, mais il acquiert, dans l'architecture de la CRD, une signification bien précise. Un groupe naît tout d'abord d'un besoin ou d'un danger commun le dépassement de la contradiction entre une totalité menacée et la menace de mort qui pèse sur elle ne peut avoir lieu que par une action commune, que la série (définie par son impuissance) ne peut mener; d'où la néces­sité dialectique du groupe. Le groupe se caractérise donc, en second lieu, par le fait qu'il dépasse par son action non seulement le champ pratico-inerte mais également la série ou les séries dont il provient. Dans la série, l'unité est extérieure et chacun est autre que l'autre c'est le champ pratico-inerte qui unifie le rassemble­ment humain en lui donnant ainsi le caractère de la passivité ou de l'impuissance. À l'inverse, dans le groupe, l'unité est interne cette unité vient du pouvoir unifiant de la praxis (chacun fait le même acte) ; mais cela ne suffit pas «l'unité ne peut apparaître comme réalité omniprésente d'une sérialité en voie de liquidation totale que si elle affecte chacun dans les relations de tiers qu'il entretient et qui constituent l'une des structures de son existence en liberté. (CRD, p. 469) Cette nouvelle structure, nécessaire pour que le groupe émerge à partir de la série qu'il nie, c'est la constitution de chacun en tiers médiateur chacun devient la médiation entre le groupe et les autres tiers; l'autre ne peut donc plus être autre pour moi (comme dans la série) mais il est exactement pour moi ce que je suis pour lui par l'intermédiaire du groupe. La relation de réci­procité médiée, qui caractérise essentiellement le groupe, est donc double elle est la médiation de chaque tiers entre le groupe et les autres tiers et la médiation du groupe entre les tiers. Tel est le cas pour le groupe en fusion, où mon action (manifestation, lutte ... ) est la même que l'action de l'autre. La différenciation des fonctions n'intervient qu'au niveau du groupe organisé, qui n'apparaît qu'après le serment.

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*** Le concept de groupe apparaît comme central dans la CRD il permet de mettre à jour l'existence d'un type d'être social qui ne se définit pas par sa passivité mais au contraire par sa dimension active. Le collectif n'épuise pas par conséquent la sphère de la socialité, même si l'émergence du groupe ne peut se comprendre qu'à partir de la série. Le groupe est en effet toujours la liquidation d'une série préexistante, il n'est pas une réalité qui surgirait ex nihilo; de plus, toute série résulte de la pétrification d'un groupe assermenté, le serment permettant la restauration de l'inertie à l'intérieur du groupe et à terme la résurgence de la sérialité. Il serait totalement erroné de penser que pour Sartre, la praxis indi­viduelle et la socialité s'opposeraient comme le pour-soi et l'en-soi, ou encore comme l'activité et la passivité l'existence du groupe est précisément la démonstration qu'une réalité collective peut constituer une unité synthétique, même s'il s'agit en l'occurrence de ce que Sartre appelle une « dialectique constituée ». Il ne s'agit cependant pas d'instaurer l'idée - totalement absurde d'un point de vue sartrien - d'un pour-soi collectif. Seule la praxis indivi­duelle reste constituante, et le groupe ne saurait en aucun cas être conçu comme une espèce d'hyperorganisme (CRD, p. 628-640).

Histoire

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* L'histoire a un sens bien précis dans la CRD il ne s'agit pas seulement d'un ensemble d'événements se déroulant dans le temps et constituant le passé humain, mais surtout d'un processus totali­sant et unitaire, orienté vers une fin et compréhensible selon une logique dialectique. Bref, l'histoire est ce que Sartre appelle une totalisation, qui possède une Vérité et un sens que la CRD se pro­pose d'établir en démontrant la légitimité de la raison dialectique.

** L'histoire se définit tout d'abord comme une région de la maté­rialité (par opposition à la nature), celle qui vérifie les lois dialec­tiques si l'intelligibilité fondamentale de la raison dialectique est celle d'une totalisation, cette totalisation ne peut en effet être que l'histoire. De ce point de vue, l'histoire est tout d'abord une réalité strictement matérielle et naturelle, qui n'aurait aucune existence si

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les conditions élémentaires de la vie n'étaient pas assurées elle est en ce sens, comme l'écrit Sartre, une « aventure de la nature» (CRD, I, p. 186). Toutefois, ce secteur de la matérialité n'est pas n'importe quel secteur, il est le secteur proprement humain il est impossible de décider a priori si la temporalisation d'autres orga­nismes pratiques prendrait la forme d'une Histoire (ibid., p. 237). C'est parce que la praxis humaine se définit par sa sortie du temps cyclique que cet organisme pratique particulier qu'est l'homme peut sortir de la répétition pour accéder à la dimension de l'his­toire. L'histoire se définit donc de plusieurs manières elle se caractérise tout d'abord par l'émergence d'un nouveau type de tem­poralité (non cyclique), à savoir la temporalité dialectique de l'action humaine, qui est la condition de possibilité de l'histoire; elle se pose alors comme « orientation vers l'avenir et conservation totalisante du passé» (ibid., p. 234), c'est-à-dire comme un proces­sus téléologique reprenant en fonction de sa fin ses conditions antérieures de possibilité. C'est ce qui rend l'histoire compréhen­sible ou en tout cas intelligible grâce à la rationalité dialectique. De ce point de vue, l'histoire ne peut être considérée comme une simple « aventure de la Nature », mais elle possède une rationalité propre qui la rend inaccessible à la rationalité analytique (suffisante seulement pour étudier en extériorité les processus naturels). Il faut ajouter à toutes ces déterminations que le proces­sus historique se déroule dans un cadre bien précis, qui est celui de la rareté «dire de notre Histoire qu'elle est histoire des hommes ou dire qu'elle est née et qu'elle se développe dans le cadre perma­nent de la rareté, c'est tout un. » (CRD, I, p. 237) L'histoire est en ce sens l'histoire de la lutte des hommes pour leur survie, c'est-à­dire l'histoire de leur combat contre la rareté c'est pourquoi les sociétés historiques se définissent par leur mode de production, qui est un moyen d'organiser cette rareté.

*** Même si l'intérêt pour l'histoire se manifeste dès les Cahiers pour une morale, qui discutent longuement Hegel et Marx, c'est surtout dans la CRD que Sartre se préoccupe du sens du processus historique: tout le projet de la CRD peut d'ailleurs être lu comme

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la tentative d'établir l'intelligibilité propre à l'histoire. Il s'agit d'établir « qu'il y a une histoire humaine avec une vérité et une intelligibilité. » (ibid., p. 184) Cette intelligibilité, c'est la rationa­lité dialectique, une rationalité qui ne peut précisément être trou­vée que dans le monde concret de l'histoire. Pour établir l'intelligi­bilité dialectique de l'histoire, le matérialisme historique est un outil précieux, dont Sartre affirme approuver tous les présupposés - à commencer par l'idée selon laquelle le mode de production, dans le cadre de la rareté, détermine le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle (QM, p. 33). Toutefois, le maté­rialisme historique est erroné si l'on entend par là une théorie qui ferait de l'histoire un processus aveugle et totalement déterminé par les conditions matérielles, où la praxis ne jouerait qu'un rôle inessentiel. Car en tant que telle, la matière ne peut être que le « moteur inerte de l'histoire» (CRD, I, p. 186) elle requiert la praxis comme dépassement du champ pratico-inerte et comme moteur actif de l'histoire. L'intelligibilité de l'histoire doit donc tenir compte du rôle constituant de la praxis individuelle et de la praxis du groupe. Cependant, la question de l'intelligibilité de l'histoire va rapidement se heurter au fait que si l'histoire est totali­sation, elle est une «totalisation sans totalisateur» (ibid., p. 179) comment dès lors comprendre cette forme de totalisation que constitue l'histoire et que Sartre appelle « totalisation d'envelop­pement » dans le tome II de la CRD ? L'inachèvement de l'ouvrage laisse malheureusement la question sans réponse.

Imaginaire

* Alors que ce que je perçois existe ici et maintenant, ce que j'imagine appartient à un espace et à un temps irréels. Ainsi le cen­taure, la chimère sont des êtres imaginaires tout comme la maison de mes rêves, la cassette d'Harpagon, ou le sourire de la Joconde. En effet ces différents objets que vise la conscience imageante, c'est-à-dire productrice d'image, ont pour caractéristique une commune irréalité, et relèvent comme tels de l'imaginaire.

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** « l'image est un acte qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant, à travers un cbntenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de "représentant analogique" de l'objet visé» (L'imaginaire, p. 46). En d'autres termes, l'image est pour Sartre un certain type de conscience qu'il dénomme conscience imageante. Contre l'illusion d'immanence et son inévi­table réduction de l'image à un objet dans la conscience, Sartre rappelle que l'image est l'acte d'une conscience intentionnelle qui vise son objet selon une modalité spécifique. Loin de le viser à vide, à l'instar de la conscience de signification, la conscience imageante vise l'objet dans sa corporéité. Elle ne se confond cependant pas avec la conscience perceptive dont l'objet est pré­sent en chair et en os. Aussi doit-elle se donner ou trouver un analogon, c'est-à-dire une matière qui offre quelque analogie avec l'objet visé, et qui peut être soit psychique soit physique. De ce point de vue l'imaginaire comprend, d'une part, toutes les images, y compris les images pathologiques, que la conscience se donne à l'aide d'une matière psychique (les kinesthèses, l'affectivité, le lan­gage) ; et, d'autre part, toutes les images que la conscience forment en prenant appui sur des analoga tels qu'un tableau, une photogra­phie, une sculpture, le jeu d'un acteur incarnant Hamlet, ou encore l'exécution d'une œuvre musicale. On voit ainsi que l'imaginaire enveloppe aussi bien les rêves diurnes ou nocturnes, les hallucina­tions psychotiques que les multiples formes d'œuvres d'art.

*** La description sartrienne de la conscience imageante vaut non seulement par son originalité, même si l'influence de Husserl y est incontestable, mais aussi par ce qu'elle nous dévoile de la réalité humaine. Comme le montre la conclusion de L'Imaginaire, l'ima­gination n'est pas la faculté parmi d'autres d'une substance pen­sante; en tant que conscience intentionnelle qui vise un irréel, l'imagination révèle l'être même de l'homme. Seule, el! effet, une conscience libre est capable de s'évader de la réalité, de la nier et de viser un irréel. Une conscience imageante est nécessairement libre, et réciproquement.

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1 nstitution

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* À vrai dire, Sartre ne parle pas directement d'institution mais de groupe institutionnalisé. Le groupe s'institutionnalise à partir du moment où ses organes et pouvoirs se transforment en détermina­tions figées (CRD, I, p. 678) c'est ce qui se passe, par exemple, lorsque le groupe se donne un dirigeant; la fonction devient alors une institution non seulement parce qu'elle est instituée par les membres du groupe, mais parce qu'elle est une place fixe, trans­cendante et en tant que telle subie en extériorité par les membres de ce groupe.

** Le groupe institutionnalisé se constitue, comme tout groupe, sous l'effet d'une menace cette menace, c'est celle de la renais­sance de la sérialité à l'intérieur du groupe, qui s'est affecté d'iner­tie, à la suite du serment. Étant donné que l'unité du groupe est menacée, c'est de l'extérieur, par l'institution, que l'unité devra venir c'est ce qui se passe, par exemple, lorsqu'un groupe, menacé de dissolution, se transforme en parti. Toutefois, en renforçant l'inertie, l'institutionnalisation a plutôt tendance à précipiter le mouvement de dégradation du groupe (qui retourne, selon une circularité inexorable, à la sérialité dont il a voulu sortir en se constituant) qu'à l'arrêter, ce qui était pourtant le but premier de l'institution. Le parti peut ainsi devenir un cadre vide, dont l'unité est purement formelle. D'où le double caractère de l'institution, qui est «d'être une praxis et une chose» (CRD, I, p. 687) elle est une praxis au sens où, même si sa signification téléologique s'est obscurcie, elle peut encore être saisie si l'on découvre, par delà sa réalité figée, la dialectique vivante à l'origine de l'institution; mais elle est une chose au sens où elle se carac­térise par sa force d'inertie non seulement parce que l'on ne peut modifier une institution sans modifier tout l'ensemble institutionnel dont elle fait partie, mais encore parce qu'elle se pose comme une réalité durable et figée (une essence, dit Sartre) et qu'elle pose les hommes comme «moyens inessentiels de la perpétuer» (ibid., p. 687) L'institution constitue donc le dernier moment de la lente dégradation du groupe, au cours duquel se

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manifeste la pétrification de la praxis et l'essoufflement de la dialectique constituée. La sérialité peut renaître, et achever le processus dialectique qui apparaît ainsi comme circulaire.

*** L'institution est, dans la CRD, le dernier avatar du groupe, condamné à la sérialisation progressive. C'est au niveau de l'insti­tution que la liberté, qui constituait l'être du groupe (même dans le groupe assermenté, dominé par la fraternité-terreur), disparaît la fonction, dans le groupe organisé, ne renvoyait qu'à la libre praxis de chacun et à l'urgence de l'opération à faire; à l'inverse, dans le cadre institutionnel, je reçois mes ordres d'un Autre. Il ne s'agit plus d'une inertie librement consentie, mais d'une inertie subie. Il ne faudrait pas mettre cette description du dispositif institutionnel sur le compte d'une critique politique inspirée par l'anarchisme de Sartre même si elle constitue la mort de la liberté, l'institutionna­lisation est un moment nécessaire du groupe, qui risque de se déli­ter à tout moment; une institution comme l'État n'est ainsi « ni légitime ni illégitime» (CRD, p. 720) il est légitime pour le groupe, mais non pour les collectifs sur lesquels s'exerce sa domi­nation. La définition sartrienne de l'institution amène ainsi à des analyses extrêmement riches de la souveraineté et de l'État, qui s'inscrivent en faux contre un certain marxisme réducteur faisant de l'État l'émanation d'une classe dominante (CRD, p. 719-726).

1 ntentionnalité

* « Toute conscience est conscience de quelque chose». Cette définition de l'intentionnalité que Sartre emprunte à Husserl signi­fie que la conscience se rapporte toujours à un objet, qui n'est tou­tefois pas nécessairement réel, qu'une perception est toujours per­ception de quelque chose, un souvenir le souvenir de quelque chose, et qu'il faut soigneusement distinguer dans l'analyse inten­tionnelle chacune des modalités spécifiques selon laquelle la conscience perçoit un arbre, s'en souvient, l'imagine, le conçoit, etc. Cette découverte apparemment sans conséquence constitue, selon le titre d'un article célèbre de Sartre, « Une idée fondamen­tale de la phénoménologie de Husserl» (SI, p. 38-42). En effet,

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l'intentionnalité telle que Sartre la comprend n'est pas une simple détermination psychologique mais définit l'être de la conscience. Celle-ci n'est pas une substance repliée sur sa propre intériorité ou immanence; elle est ce mouvement intentionnel vers le monde qui est un aspect essentiel de la transcendance.

** Husserl déclare au § 14 des MC «Le mot intentionnalité (lntentionalitiit) ne signifie rien d'autre que cette particularité fon­cière et générale qu'a la conscience d'être conscience de quelque chose (BewufJtsein von etwas zu sein), de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même (in sich) ». Cette définition ressortit sans doute à l'idéalisme le plus pur, et Sartre concède dans son article sur l'intentionnalité que Husserl n'est pas réaliste (SI, p. 39). Tout le parodoxe de ce dernier texte consiste à saluer la conception husserlienne de l'intentionnalité en lui donnant un sens qui n'est pas le sien. En effet, l'intentionnalité de la conscience signifie pour Sartre que l'objet visé par la conscience n'est pas dans la conscience, et plus généralement que la conscience n'a pas de « dedans », qu'elle n'est pas une chose avec un intérieur et un extérieur. Ainsi l'intentionnalité husserlienne permet à Sartre de rejeter la conception substantialiste de la conscience comme chose pensante (Descartes) et d'affirmer la nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi. D'une manière plus cohérente, Sartre soutient dans l'EN que Husserl a méconnu le caractère essentiel de l'intentionnalité qui, pour Sartre, fonde à la fois son propre réalisme ontologique (<< Dire que la conscience est conscience de quelque chose, c'est dire qu'elle doit se produire comme révélation-révélée d'un être qui n'es pas elle et qui se donne comme existant déjà lorsqu'elle le révèle », EN, p. 29) et sa définition de la conscience comme transcendance.

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*** Sans remonter jusqu'à la philosophie scolastique et sa problé­matique de l'espèce intentionnelle voire jusqu'à Aristote, rappelons tout de même que Husserl emprunte la notion d'intentionnalité au philosophe et psychologue allemand Franz Brentano (1838-1917) qui, dans sa Psychologie d'un point de vue empirique (1874) carac­térise les phénomènes psychiques, en opposition aux phénomènes

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physiques, par le fait qu'ils se rapportent à quelque chose, qu'ils visent un contenu.

Liberté

* Que l'homme soit libre est une évidence dont la contestation relève de la mauvaise foi. Cette liberté signifie négativement que l'homme n'est pas une chose, et que ses actions comme ses «pas­sions » ne relèvent en aucune manière d'un principe transcendant tel que la nature, la société, le corps ou l'inconscient psychique. Positivement, la liberté décrit non une faculté ou propriété mais l'être de l'homme en tant que perpétuel arrachement à ce qu'il est selon un projet qui lui est propre. Parce que chez l'homme, comme le déclare l'EH, l'existence précède l'essence, il revient à l'homme de se produire lui-même, et il est en tant que tel responsable de ce qu'il est. « L'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait» (EH, p.30).

** Le concept de liberté fait l'objet d'une première explicitation à la fin de L'Imaginaire à partir de l'idée de néantisation qui signifie, en l'occurrence, la possibilité pour la réalité-humaine de s'affran­chir du réel afin de poser quelque chose d'irréel, et donc d'imagi­ner. Mais c'est dans l'EN que Sartre développe véritablement sa conception de la liberté, dont elle constitue l'un des thèmes essen­tiels auquel se rattachent aussi bien la notion d'angoisse en tant que conscience réflexive de la liberté que celles de mauvaise foi, de transcendance, de situation, de psychanalyse existentielle, etc. D'une manière générale, la conception sartrienne de la réalité­humaine se distingue par la pat1 qu'elle accorde à la liberté en ne la limitant pas à la sphère de la volonté. Certes, l'homme ne choisit pas de naître et, en un sens, sa situation ne dépend pas de lui; de même il ne peut renoncer à sa liberté, et « nous sommes condam­nés à être libres» (CPM, p. 447). Reste que la liberté d'un homme se retrouve dans le moindre de ses choix empiriques, dans ses goûts comme dans ses envies, dans ses traits de caractères qui tous renvoient à un choix originel qu'explicite la psychanalyse existen­tielle, et qui concerne la manière singulière dont il s'efforce de

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réaliser son désir d'être (EN, p. 624). De ce point de vue la respon­sabilité humaine est beaucoup plus large que ne veut bien l'admettre la mauvaise foi, et si la liberté peut être une fin elle est également un fardeau.

*** Dans une étude consacrée à liberté cartésienne Sartre dit vou­loir rendre à l'homme « cette liberté créatrice que Descartes a mise en Dieu », et qui est au principe du monde comme du vrai et du bien selon la théorie de la création des vérités éternelles. De même, pour Sartre, « l'homme est l'être dont l'apparition fait qu'un monde existe» (SI, p. 407) et il revient à l'homme de décider du bien et du mal comme du vrai et du faux. On en viendrait presqu'à se demander ce qui peut bien échapper à cette liberté quasi divine. Aussi Merleau-Ponty regrette-t-il que l'EN n'ait pas su « faire à la liberté sa part et lui donner quelque chose sans lui donner tout» (SNS, p. 89-90). D'une certaine manière Sartre reconnaît la justesse de la critique en approfondissant dans la CRD les notions d'aliéna­tion, de praxis et surtout de pratico-inerte.

Matérialité

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* La matérialité est la caractéristique fondamentale de la réalité, d'après' la CRD c'est par sa matérialité que toute chose (une signification, une praxis, ... ) peut s'inscrire dans l'Être (CRD, l, p. 288-289). Ce qui définit en propre cette matérialité, c'est son inertie, sa permanence et sa résistance au changement la matière s'oppose donc à la praxis, conçue comme action réorganisant un champ matériel; mais la praxis n'a elle-même de réalité que parce qu'elle s'inscrit dans la matérialité, parce qu'elle se fige dans un produit ou une œuvre.

** Il n'y a pas véritablement de définition de la matière ou de la matérialité chez Sartre comme il peut y en avoir chez Aristote ou chez Descartes. À bien l'examiner, la matérialité semble cependant avoir les mêmes caractéristiques que l'en-soi la permanence, l'opacité, la fixité ... Il existe cependant plusieurs statuts de la matérialité chez Sartre: la matière peut être soit organique soit

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inorganique (ibid., p. 194-197). La matière inorganique est, pour­rait-on dire, la matérialité à l'état pur elle est une totalité consti­tuée de rapports entre molécules (soumis aux lois physico-chi­miques de la rationalité analytique), et donc une totale positivité; à l'inverse, la matérialité organique, c'est-à-dire la matière vivante, se définit par le fait qu'elle introduit la négation dans le monde, sous la forme de la praxis et du besoin. Ce qui apparaît avec l'organisme vivant, c'est en effet la contradiction entre l'environ­nement inorganique, comme possibilité d'assouvissement mais aussi comme possibilité de destruction de l'organisme, et la maté­rialité organique, qui se définit comme manque (besoin) par rap­port à cet environnement. Toutefois, cette contradiction n'est pas une contradiction figée, qui aboutirait à un dualisme, semblable au dualisme cartésien entre substance étendue et substance pensante. Car non seulement la matérialité organique provient de la matéria­lité inorganique (les corps animés comme les corps inanimés sont constitués par les mêmes molécules) mais encore « pour trouver son être dans la Nature ou pour se protéger de la destruction, la totalité organique doit se faire matière inerte c'est en tant que système mécanique qu'elle peut modifier l'environnement maté­riel. »(ibid., p. 195) La dualité des statuts de la matière ne vient donc pas menacer le « monisme de la matérialité» (ibid., p. 291) que, de son propre aveu, Sartre veut promouvoir dans la CRD en effet, c'est parce qu'il est lui-même matériel que l'organisme peut modifier la matérialité inorganique, et c'est parce que cette maté­rialité inorganique se donne à une expérience humaine qu'elle peut être pensée. Jamais nous n'observons de matière à l'état pur c'est toujours de la matière ouvrée, de la matière gravée de significa­tions humaines, bref c'est de ce que Sartre appelle aussi pratico­inerte, que nous faisons l'expérience.

*** L'importance acquise par le concept de matérialité à partir des années cinquante dans l'œuvre de Sartre, et particulièrement dans la CRD, n'est pas sans étonner de la part d'un auteur qui critiquait, dans La Transcendance de l'ego, « une hypothèse aussi absurde que Je matérialisme métaphysique ». De fait, l'ontologie de l'EN, à

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cause de sa perspective strictement phénoménologique, n'interdi­sait pas une interprétation matérialiste mais restait indéterminée l'en-soi n'y était pas qualifié, ni comme matière ni d'une autre manière. À l'inverse, la CRD promeut une métaphysique claire­ment matérialiste où l'en-soi est identifié à la matière, et où l'oppo­sition du pour-soi et de l'en-soi est absorbée par la reconnaissance de deux statuts de la matérialité. On peut toutefois se demander si cette optique matérialiste est compatible avec la spécificité du pour-soi et avec la théorie de la liberté maintenue par Sartre dans la CRD.

Mauvaise foi * La mauvaise foi n'est pas le pur et simple mensonge. Celui-ci - que l'on pense à la fable «Le Corbeau et le renard» -concerne un objet quelconque et suppose l'intention de tromper comme la dualité du trompeur et du trompé. La mauvaise foi est un mensonge à soi, et consiste à se mentir à soi-même sur ce qu'on est. Tel est le cas, par exemple, du célèbre garçon de café (EN, p. 95) dont les gestes, la démarche, l'empressement montre qu'il joue à être garçon de café au sens où cet encrier est encrier, ce verre est verre alors que de par son mode d'être un homme n'est jamais vraiment ce qu'il est. À la mauvaise foi Sartre oppose l'authenticité.

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** Il s'agit d'une attitude à laquelle Sartre consacre tout un chapitre (EN, p. 82-107) car son examen dévoile de manière privilégiée le mode d'être de la réalité-humaine en opposition à celui des choses «si la mauvaise foi est possible, à titre de simple projet, c'est que, justement, il n'y a pas de différence si tranchée entre être et n'être pas, lorsqu'il s'agit de mon être» (EN, p. 103). Parce que la réalité-humaine, à la différence des choses qui sont ce qu'elles sont, n'est jamais vraiment ce qu'elle est elle est ce qu'elle n'est pas et n'est pas ce qu'elle est, différentes possibilités de jeu avec son mode d'être s'offrent à elle. Tout d'abord, il lui est possible de faire comme si elle n'était pas du tout ce qu'elle est pourtant sur le mode d'être qui est le sien. Tel est le cas de l'homosexuel qui ne

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s'accepte pas comme tel et dont les aventures sont autant d'acci­dents qui ne font pas de lui un homosexuel. Une autre possibilité correspond à celle qu'illustre le garçon de café qui fait comme s'il était garçon de café sur le mode de la chose qui est ce qu'elle est et qui, parce qu'il ne l'est pas vraiment, joue à être garçon de café (EN, p. 95). Dans ces deux cas, ce qui est nié c'est la spécificité du mode d'être de l'homme. De ce point de vue l'authenticité se pré­sente comme la possibilité autre de renoncer à toute forme de mauvaise foi.

*** L'authenticité n'est pas la sincérité, et la sincérité est encore un idéal de mauvaise foi. Elle vise en effet à ce que l'homme coïncide avec son être, qu'il se reconnaisse pour ce qu'il est, que l'homo­sexuel avoue son homosexualité, le méchant sa méchanceté, le saint sa sainteté; elle demande donc à l'homme de faire qu'il soit sur le mode de la chose en-soi ce qu'il est sur le mode du n'être pas ce qu'il est (EN, p. 102). Nous retrouvons bien la mauvaise foi et sa négation du mode d'être de la réalité-humaine. À l'opposé, ~< l'authenticité consiste à refuser la quête de l'être, parce que je ne suis jamais rien» (CPM, p. 492).

Néantisation

* Concept clef de l'ontologie sartrienne, la néantisation n'est pas la négation qui, à l'instar de l'affirmation, est de l'ordre du discours, mais concerne la structure du réel. Elle n'est pas non plus syno­nyme d'anéantissement, c'est-à-dire le contraire de la création, mais production au sein de l'être d'un néant ou non-être. Par exemple, je constate que Pierre ne se trouve pas dans ce café. Or il est manifeste que le café en lui-même avec ses consommateurs, ses tables et ses banquettes de moleskine est un plein d'être, et que c'est moi qui, espérant le retrouver, découvre que Pierre n'est pas là, que ces objets et ces visages ne sont pas Pierre. Ainsi, la néanti­sation désigne l'acte (l'interrogation, le doute, la destruction, l'attente, le regret, etc.) par lequel l'homme introduit du néant au cœur de l'être. «L'homme est l'être par qui le néant vient au monde» (EN, p. 59).

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** Ce terme apparaît dans la conclusion de L'imaginaire qui entre­lace les concepts de liberté, de négation et de néantisation. En effet, lorsque j'imagine un centaure je pose comme irréel cet être imaginaire qui, en tant que tel, comprend en lui une négation du réel. Cette négation suppose que je saisisse le monde comme tota­lité synthétique, comme monde-où-Ie-centaure-n'est-pas, ce qui implique tout à la fois une néantisation du monde et la capacité pour la conscience de prendre « une position de recul par rapport au monde, de s'en échapper. En un mot il faut qu'elle soit libre» (p. 353). Cette conception est approfondie dans l'EN où Sartre se pose la question de l'origine de la négation et s'interroge sur le lien du non être et du jugement négatif. Il apparaît alors que le néant, qui est toujours un néant déterminé, est la condition de la négation (c'est parce que Pierre est absent que je puis dire Pierre n'est pas là). Mais à moins de faire du néant un être subsistant par lui­même, ce qui serait absurde, il faut se poser la question de l'origine du néant. Manifestement, cette origine ne peut être que l'homme dont la transcendance - sous la forme du désir, de l'interrogation, du doute, de l'attente, etc. - lui révèle qu'il est environné de néant. Enfin, on peut se demander ce que doit être l'homme pour que par lui le néant vienne à l'être. Cette question nous reconduit, par delà la liberté, la transcendance, la temporalité et l'ipséité - qui sont différentes figures de la néantisation - à cette néanti­sation première ou décompression d'être qui est à l'origine de la présence à soi.

*** D'une certaine manière Sartre emprunte ce néologisme à Hei­degger dont la Nichtung ou néantisation - terme traduit à l'é­poque par « néantissement» - dérive du verbe nichten que le philosophe allemand construit à partir de la négation nicht et du substantif das Nichts. Dans QQM, Heidegger demande «Qu'en est-il du néant (Nichts) ? », et répond en distinguant la néantisation (Nichtung) ou dévoilement du néant, et l'anéantissement (Vernichtung) en tant que destruction ontologique qui est le contraire de la création. Dans QQM Heidegger soutient que «c'est le néant lui-même qui néantit (das Nichts selbst nichtet) »

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(traduction H. Corbin, 1938). L'EN retient la formule mais en logeant le néant au cœur de la réalité-humaine de sorte que c'est par elle seule que le néant vient à l'être.

Ontologie

* Comme l'indique son sous-titre, l'EN se veut un « Essai d'onto­logie phénoménologique )), c'est-à-dire un essai d'ontologie dont la méthode serait la phénoménologie. L'ontologie s'interroge sur l'être de ce qui existe, et l'ontologie phénoménologique peut être définie comme l'explicitation des structures d'être de l'existant à partir de l'être tel qu'il apparaît. D'emblée, deux types d'être présentent des caractéristiques nettement distinctes d'une part les choses dont le mode d'être correspond à ce que Sartre dénomme l'en-soi et, d'autre part, la conscience de ces choses ou pour-soi. L'EN s'attache essentiellement à décrire les structures d'être du pour-soi qui a pour mode d'être de n'être jamais vraiment ce qu'il est.

** Phénoménologique, l'ontologie sartrienne se veut donc pure­ment descriptive de l'être tel qu'il se donne à l'intuition; elle ne se confond pas avec la métaphysique dont la démarche spéculative interroge la contingence de l'être à l'aide d'hypothèses qui demeu­reront toujours des hypothèses. Ainsi, tandis que la description des structures d'être de la réalité-humaine - telles que la structure reflet-reflétant, le circuit de l'ipséité ou encore la temporalité -relève de l'ontophénoménologie, la question pourquoi le pour-soi surgit-il à partir de l'être?, est une question métaphysique. De même l'EN nous propose une description de l'être-pour-autrui mais réserve à la métaphysique le soin de se demander pourquoi il y a des autres (EN, p. 344). «La métaphysique est à l'ontologie comme l'histoire à la sociologie )) (EN, p. 683) ; l'ontologie est l'étude descriptive des modes d'être, et la métaphysique l'étude spéculative des raisons d'être.

*** Sartre fait sienne l'affirmation de Heidegger selon laquelle « L'ontologie n'est possible que comme phénoménologie)) (SZ, § 7). Cependant l'ontophénoménologie sartrienne se limite à

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l'explicitation des structures d'être de l'existant, alors que pour Heidegger la description ou analytique du Dasein n'a qu'une valeur préparatoire et ne prend sa pleine signification que par rapport à la question de l'Être ou Seinsfrage.

Phénoménologie

* Historiquement, la phénoménologie est un courant philoso­phique né en Allemagne au tournant du XXe siècle, et dont Edmund Husserl (1859-1938) fut le fondateur. Parmi ses nombreux ouvrages, citons tout de même les Recherches logiques (1901), les Idées directrices pour une phénoménoLogie et une philosophie phénoménologique pures dont le premier tome fut publié en 1913, et les Méditations cartésiennes (1929-1932). L'œuvre de Husserl acquit rapidement une importance considérable et suscita de nombreuses recherches plus ou moins fidèles parmi lesquelles on peut citer celles de Eugène Fink (1905-1975) et de Martin Heidegger (1889-1976), auteur de Être et Temps. En France, c'est sans doute dans les œuvres de Sartre, de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et d'Emmanuel Levinas (1905-1995) que la phénoménologie trouve ses prolongements les plus féconds. Pour sa part, Sartre découvre la phénoménologie au cours des années trente, et ses premiers ouvrages comme la TE, L'Imaginaire ou l'E N se rattachent explicitement à ce courant philosophique.

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** On peut définir la phénoménologie comme une méthode fondée sur la réflexion et l'intuition, et dont le mot d'ordre est « le retour aux choses elles-mêmes (auf die "Sachen selhst" zurückgehen) » (RL, II, 1, p. 10). Du grec phainomenon, ce qui se montre, et logos, discours, science, la phénoménologie s'efforce de dégager par va­riation ou réduction eidétique l'essence des phénomènes. Ne confondons pas cependant le phénomène et le manifeste. La phé­noménologie ne mériterait pas une heure de peine si elle se contentait de décrire ce qui apparaît tel qu'il apparaît habituelle­ment à tout un chacun. En effet le phénomène de la phénoméno­logie correspond bien plutôt à ce qui, dans cette attitude dite natu-

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relie qui est celle du sens commun et de la vie quotidienne, est passé sous silence. Ainsi, sans relever pour autant d'un quelconque arrière-monde (EN. p. 12), le phénomène désigne ce qui apparaît par suite d'un changement d'attitude. Dans cette perspective les RL soulignent le caractère antinaturelle (unnatürlich) de la réflexion qui a pour objet le vécu immanent de la conscience, et de manière analogue Sartre oppose à la réflexion impure un type idéal de réflexion, la réflexion pure, qu'il faut « gagner par une sorte de catharsis» (EN, p. 194). Ce faisant, la phénoménologie nous offre des descriptions tout à fait nouvelles de phénomènes comme la perception, l'imaginaire, l'intersubjectivité, le monde, etc. Nous retrouvons dans le projet d'une phénoménologie transcendantale cette idée d'une rupture avec l'attitude naturelle qui coïncide en l'occurrence avec une mise entre parenthèses de toute position d'existence (épochè) afin de d'ouvrir à l'investigation du phénomé­nologue le champ de la conscience transcendantale qui est aussi celui de la conscience constituante.

*** On peut s'interroger sur l'unité de la phénoménologie. Quoi de commun entre l'idéalisme transcendantal de Husserl, l'analytique existentiale de Heidegger et l'existentialisme sartrien dont le réa­lisme ontologique se conjugue à une philosophie de la conscience? En quel sens Sartre est-il phénoménologue? Nous serions tentés de répondre en rappelant que, tout en s'en démar­quant, la pensée sartrienne trouve sa source d'inspiration essen­tielle dans les œuvres de Husserl et de Heidegger dont elle partage avant tout le souci du « retour aux choses elles-mêmes» en aban­donnant l'objectivisme de l'attitude naturelle qui dissimule à la conscience sa structure intentionnelle, sa transcendance.

Pour-Autrui

* Cette expression désigne une dimension particulière de la réalité humaine liée à l'existence d'autrui. En effet, de ce que je vis en présence d'autrui, mieux sous son regard, il est possible de distin­guer en moi ce que je suis pour moi de ce que je suis pour autrui. « Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire: ce geste colle à

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moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte [ ... ]. J'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui» (EN, p. 266). En outre, il est manifeste qu'autrui ne me saisit pas de la même manière que moi tandis que je m'apparais comme sujet, c'est comme objet que j'apparais à autrui, et mon être-pour-autrui, à commencer par mon corps, est un être-objet.

** En réduisant l'esse au percipi l'idéaliste se trouve dans l'inca­pacité de reconnaître à autrui une existence indépendante de la sienne. Refusant de réduire autrui à une représentation de la conscience, Sartre pense pouvoir éviter ce qu'il dénomme « l'écueil du solipsisme» en montrant à partir d'un cogito un peu élargi le fait de l'existence d'autrui (EN, p. 329). Ainsi la honte est honte de soi devant autrui et un pour-soi absolument solitaire ne pourrait éprouver un tel sentiment. Plus généralement, je ne puis jamais, y compris dans la réflexion impure, m'appréhender comme objet au sens d'un être qui est ce qu'il est, et une semblable objectivation suppose nécessairement une autre conscience. Ainsi, il suffit qu'autrui me regarde pour que je sois ce que je suis. C'est pour autrui que je suis amoureux, bourgeois, généreux ou avare.

*** « S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi [ ... ], j'ai un dehors, j'ai une nature ma chute originelle c'est l'existence de l'autre» (EN, p. 309). De deux choses l'une autrui me regarde et, ce faisant, m'objective; ma transcendance devient transcendance constatée, transcendance transcendée; ou je regarde autrui et celui-ci subit à son tour la dégradation de son être sa liberté devient alors liberté en soi ou liberté objectivée. Telle est la racine des multiples formes que prennent les relations concrètes entre des consciences animées du même désir d'être, et que résume la trop célèbre réplique de Huis clos «l'enfer c'est les autres ». Toute la question, en effet, est de savoir s'il n'est pas possible d'échapper à cette « infernale» aliéna­tion et d'établir avec autrui d'autres relations, par-delà la lutte des consciences et les conflits qu'engendre la rareté.

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Pratico-inerte

Relève du pratico-inerte tout ce qui, produit par le travail ou l'action de l'homme, se fige dans l'inertie de la matière. Un outil, une machine, mais aussi, plus largement, un complexe (comme le complexe fer-charbon) sont des réalités pratico-inertes. Le pratico­inerte est par conséquent synonyme de matière ouvrée, c'est-à-dire de matière travaillée par l'homme, marquée de significations humaines.

** Le pratico-inerte n'est ni la matérialité organique ni la matéria­lité inorganique, mais c'est la matière inanimée en tant qu'elle est modifiée par l'action humaine. Avec le pratico-inerte apparaît donc la passivité, puisque dans la matière ouvrée, l'action humaine est subie par la matérialité et devient elle-même inerte. Mais étant donné que la matière dévie l'action humaine en la retournant contre soi (c'est ce que Sartre appelle l'aliénation), cette passivité se trans­forme en exigence de la matérialité par rapport à l'auteur de l'acte la passivité de la matière ouvrée est en ce sens passivité active. C'est ainsi, par exemple, qu'il y a une «action de l'or» dans l'Espagne de Philippe II, qui explique sa fuite alors même que le gouvernement espagnol l'accumule (CRD, l, p. 276-288). Cette constitution d'une réalité pratico-inerte explique ainsi l'apparition de la nécessité dans le champ de l'expérience humaine alors même que l'homme est originellement un libre organisme pratique, il va produire par son travail même ce qui l'asservit. En effet, dans le pratico-inerte, l'action humaine devient inessentielle elle n'est plus qu'un moyen au profit d'une fin inhumaine, celle visée par l'ensemble des produits pratico-inertes au sein d'un même mode de production. Le pratico-inerte est par conséquent à l'origine de toute aliénation sociale et de tout être collectif l'être-de-c1asse n'est par exemple rien d'autre que l'être qui m'est assigné par un certain ensemble pratico-inerte (CRD, l, p. 337-360) ; quant à un collectif comme la série, il a sa raison d'être dans un objet du champ pratico-inerte, qui de l'extérieur unifie une multiplicité (ibid. p.361).

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*** L'EN excluait de la subjectivité toute forme de passivité et la réservait à l'en-soi, ce qui permettait à Merleau-Ponty de reprocher à Sartre son subjectivisme et son incapacité à penser les pesanteurs objectives du monde social et de l'histoire (cf. « Sartre et l'ultrabol­chévisme» in Les Aventures de la dialectique). Le concept de pra­tico-inerte permet de dépasser, dans la CRD, ce dualisme initial il existe bien une action de la matérialité sociale, qui n'est ni la praxis humaine ni la résistance propre à la matérialité inorganique, mais qui tire sa spécificité de l'interaction de ces deux forces. C'est cette action passive ou cette passivité active qui permet de limiter l'action humaine, qui perd ainsi la liberté quasi-absolue qu'elle avait dans la première partie de l'œuvre de Sartre l'existence d'un monde pratico-inerte explique que ma praxis individuelle puisse être aliénée. Grâce à la notion de pratico-inerte, Sartre peut conci­lier sa doctrine de la liberté et la reconnaissance des détermina­tions du monde socio-historique propre au marxisme.

Praxis

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* La praxis désigne chez Sartre l'action d'un sujet (individu ou groupe) remaniant son environnement matériel en fonction d'une fin. Toute praxis suppose donc le dépassement des conditions matérielles données vers une finalité posée par un projet.

** La praxis apparaît comme une forme de totalisation seule l'action d'un sujet peut totaliser un ensemble de conduites et un en­semble matériel donné, car il n'y a de totalisation qu'en fonction d'une fin et cette fin n'existe que par le libre projet d'un organisme individuel ou d'un groupe. La forme élémentaire de la praxis est le besoin le besoin est en effet une fonction, qui intègre une multi­tude de comportements dans l'unité d'un projet, qui est de se conserver en vie (CRD, 1, p. 194-195). La praxis désigne donc à l'origine l'action par laquelle l'organisme produit et reproduit sa vie toute praxis, même celle qui apparaît comme la plus désinté­ressée, a en ce sens une origine biologique, celle qui contraint l'individu à gagner son être sur son environnement matériel (CRD, Il, p. 394). Mais la praxis désigne plus généralement toute réorga-

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nisation d'un ensemble matériel en vue d'une fin donnée à ce titre, la pi"axis peut être appelé travail. Ce qui caractérise tout d'abord la praxis, c'est sa forme dialectique la praxis est le dépassement totalisateur d'une contradiction, à commencer par la contradiction entre l'organique et l'inorganique. Ce qui caractérise en second lieu la praxis, c'est qu'elle est libre, c'est-à-dire qu'elle « invente sa loi dans l'absolue unité du projet» (ibid., p. 640) c'est pourquoi seul l'individu ou le groupe peuvent être considérés comme les sujets d'une praxis. En revanche, les réalités pratico-inertes ou les séries se caractérisent par leur structure de passivité, même s'il y a une exigence du pratico-inerte qui lui donne un pouvoir sur l'homme ce pouvoir ne lui vient cependant que du fait qu'il est lui-même le produit d'une praxis. Cela ne veut pas dire que la praxis ne puisse pas s'aliéner au contraire, pour agir sur l'inerte, il faut se faire soi­même inerte; c'est donc, pourrait-on dire, le destin même de la praxis que d'être aliénée la praxis individuelle s'aliène dans ses produits pratico-inertes, qui viennent la conditionner en retour quant à la praxis souveraine du groupe, elle vient se figer dans les structures inertes dont elle s'est affectée à la suite du serment (cf. infra cette notion).

*** La notion de praxis, telle qu'elle est élaborée par la CRD, constitue une interprétation matérialiste de ce que Sartre appelait auparavant existence. Celle-ci dépasse cependant de loin la notion de praxis que l'on trouve dans le marxisme. D'une part, la praxis chez Sartre n'est pas seulement sociale, mais elle désigne l'effort que fait tout individu pour gagner son être, ou pour être son être, dans le cadre de la rareté Sartre remonte donc bien en deçà de la pratique sociale pour en déterminer les conditions de possibilité. D'autre part, la praxis individuelle apparaît comme la condition même de possibilité d'une dialectique historique la principale originalité de la CRD consiste en effet à affirmer que « toute la dialectique historique repose sur la praxis individuelle en tant que celle-ci est déjà dialectique.» (CRD, p. 194) Ainsi, c'est parce que la praxis est elle-même dialectique que la raison dialectique peut

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exister comme intelligibilité fondamentale de l'action humaine et de l'histoire tout entière.

Progressive-régressive (méthode)

* Méthode définie par Sartre dans Questions de méthode, dont le but est de comprendre les individus et leurs projets au sein de l'histoire. Elle comprend un double mouvement un mouvement régressif, vers le passé, qui replace l'individu dans son cadre (son milieu, et à travers lui, l'ensemble de la société et de la période his­torique qu'il vit) ; puis un mouvement progressif, du passé vers le futur, qui saisit le projet dépassant l'ensemble des conditions don­nées et permettant seul de leur donner un sens (QM, p. 72-123).

** La méthode progressive-régressive est mise au point par Sartre dans le but de dépasser ce que peut avoir de mécanique la méthode marxiste d'analyse des phénomènes historiques. Le marxisme per­met certes de situer (dans une classe sociale, un état des rapports de production et des rapports de classes, etc.) les individus ou les événements historiques, mais il finit souvent par faire de ceux-ci de simples illustrations de ses concepts ou de ses principes a priori. Par exemple, d'après Plekhanov, la dictature napoléonienne était la seule issue possible de la Révolution française, parce que l'état de la lutte des classes l'exigeait; mais Plekhanov est inca­pable d'expliquer pourquoi ce fut Napoléon qui instaura cette dic­tature et non un autre général. C'est que sa méthode est seulement régressive. La méthode progressive-régressive aura soin, à l'inverse, de ne pas oublier l'homme concret et singulier, qui est l'objet de l'existentialisme, en intégrant à l'étude des conditions sociales et historiques d'existence l'étude du projet personnel qui dépasse ces conditions. La méthode progressive-régressive évite ainsi le mécanisme de toute explication déterministe, qui donne raison du présent par le passé; et elle est une méthode euristique, qui ne fait pas de l'individualité la simple particularisation de prin­cipes universels, mais lui donne un rôle réellement constituant.

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*** Héritière de la psychanalyse existentielle, la méthode progres­sive-régressive prend toute son ampleur dans QM, à la fois par dif­férence avec le marxisme (dans le sillage duquel Sartre se place désormais) et avec les méthodes classiques des sciences humaines et de la sociologie américaine. Cette méthode accomplit ce qui est le projet de Sartre à cette époque, qui est de replacer l'homme au fondement même du savoir c'est parce que l'homme a un mode d'être bien particulier, l'existence, qu'il ne peut être seulement un objet de science mais qu'il réclame une méthode épousant le mou­vement même de cette existence. La méthode progressive-régres­sive requiert en ce sens une certaine faculté de connaître, qui n'implique pas l'opposition de l'objet et du sujet de la connais­sance, et que Sartre appelle la compréhension, « qui n'est autre que l'existence elle-même» (QM, p. 131) ou encore ce que Sartre appelera dans la CRD la praxis. Sartre appliquera cette méthode progressive-régressive dans sa monumentale étude de Flaubert, L'Idiot de lafamille (1971-72).

Psychanalyse existentielle

* À la fin de l'EN, Sartre expose sa conception d'une psychanalyse qui se donnerait pour tâche de dégager le choix fondamental qui commande les multiples décisions d'une existence, des plus ano­dines aux plus importantes comme de se laisser pousser la barbe, de préférer les viandes en sauce, de se marier, de croire en Dieu, de tuer, de voler, d'aimer, etc.

** Tout en soulignant la parenté de leur perspective, Sartre oppose à la psychanalyse freudienne une psychanalyse existentielle. L'une et l'autre ont en effet pour but « de déchiffrer les comportements empiriques de l'homme », et partagent la conviction « qu'il n'est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur ». Néan­moins alors que par l'interprétation de ces conduites, souvent tenues pour insignifiantes, Freud cherche à découvrir les com­plexes inconscients qui les déterminent, Sartre refuse catégorique­ment l'hypothèse d'un inconscient psychique. Une telle hypothèse conduit en effet à remplir la subjectivité de forces ou pulsions, et à

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faire de la conscience ou pour-soi une chose en soi soumise au principe du déterminisme. Rejetant toute forme de naturalisme, Sartre substitue à l'hypothèse de l'inconscient l'idée que tout homme est habité par un projet originel, librement choisi, par lequel il s'efforce de réaliser son désir d'être, et qui se manifeste dans les moindres aspects de son existence «Le projet originel qui s'exprime dans chacune de nos tendances empiriques obser­vables est donc le projet d'être; ou, si l'on préfère, chaque ten­dance empirique est avec le projet originel d'être dans un rapport d'expression et d'assouvissement symbolique, comme les ten­dances conscientes, chez Freud, par rapport aux complexes et à la libido originelle» (EN, p. 625).

*** Dans Baudelaire (1947) et dans Saint Genet, comédien et mar­tyr (1952) - mais aussi dans son essai inachevé sur Mallarmé -, Sartre s'est attaché à comprendre l'existence de ces deux écrivains en étudiant aussi bien leurs écrits que les différents événements de leur vie. Mais c'est surtout dans les trois volumes de L'Idiot de la famille qu'il a tenté de cerner au plus près - conformément à un projet qui l'a accompagné sa vie durant, et sans toutefois parvenir à achever son entreprise - l'œuvre de Flaubert en enrichissant son approche des concepts élaborés dans la CRD.

Rareté

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* La rareté désigne une structure fondamentale de notre rapport à l'environnement matériel et social c'est le fait que telle substance naturelle ou tel produit n'existe pas en quantité suffisante pour tout le monde. Cette structure n'est pas dérivée (du mode de produc­tion, par exemple) mais c'est une structure originelle de notre rap­port au monde nous vivons dans un monde caractérisé par la rareté. La rareté est donc à la fois un fait contingent, puisqu'il est possible d'imaginer un monde qui ne se caractériserait pas par la rareté, et une réalité absolument nécessaire, puisque l'homme ne peut pas faire d'expérience qui se situerait en dehors du cadre de la rareté (CRD, l, p. 234-251).

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** La rareté est un concept fondamental de la CRD si la praxis (l'action humaine) se définit comme réorganisation de l'environ­nement matériel, ce n'est pas n'importe quel environnement qu'elle va modifier mais un environnement qui est essentiellement carac­térisé par la rareté. Ce qui a des conséquences essentielles pour la pratique humaine la rareté a en effet pour corrélat la possibilité de mon non-être, elle fait donc de la lutte contre la mort la réalité même de la praxis et surtout elle fait de tout .autre homme un contre-homme, une menace pour mon existence. En un sens, la rareté unit les hommes, puisque ceux-ci doivent s'organiser en société pour lutter contre la rareté; mais cette rareté les unit comme impossibilité de coexister le groupe ou la nation se définit par le nombre de ses excédentaires, qu'il faut toujours réduire (ibid., p. 240). La rareté des biens n'est pas de ce fait la consé­quence du développement du mode de production, comme l'affir­mait Engels, mais c'est l'existence même de la rareté qui explique que chaque société se définisse par son mode de production et par l'état de ses forces productives (ibid., p. 251-263). Cette constata­tion, que Sartre oppose à un marxisme réducteur, a pour fonction de rendre compte de l'émergence de la violence celle-ci n'est pas seulement un fait social, mais elle n'est rien d'autre que la rareté intériorisée. Dans le cadre de la société, l'autre homme ne m'appa­raît pas tant comme le même que moi que comme l'autre inhu­main, qui me menace de mort par son existence même la sup­pression de toute violence passera alors nécessairement par la sup­pression de la rareté.

*** L'originalité du concept de rareté, qui prend chez Sartre une importance qu'il n'a pas dans le marxisme, vient à la fois de son rôle central et de sa dimension originaire. La rareté joue en effet un rôle essentiel dans l'économie de la CRD, puisqu'elle permet le passage de la praxis individuelle et des relations de réciprocité entre hommes à leur coexistence sociale, - qui vient de ce qu'ils sont unis de l'extérieur par la nécessité de combattre la rareté. La rareté fonde en ce sens la possibilité de la société humaine telle qu'elle existe (comme coexistence d'antagonismes) mais aussi la

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possibilité de l'Histoire elle-même, comme vaste entreprise de lutte contre la rareté. Cette rareté est primitive c'est seulement cette originarité qui permet d'expliquer la présence du négatif, du conflit, à l'intérieur de la société et de l'histoire (cf. l'analyse du match de boxe comme intériorisation de la violence inerte et de la rareté in CRD, II, p. 26-60).

Réflexion

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* La réflexion désigne le retour de la conscience sur elle-même. De ce point de vue, Sartre distingue deux attitudes fondamentales pour la conscience une attitude irréfléchie, préréflexive, et une attitude réflexive. Dans le premier cas, la conscience est dirigée sur un objet, par exemple le héros imaginaire dont je lis l'histoire, ou bien le tramway qui passe et que je veux prendre à tout prix. Mais je peux à tout moment me retourner sur moi-même, c'est-à­dire diriger ma conscience sur elle-même et non plus sur un objet extérieur. Ainsi, tandis que je lis, je puis considérer mon acte de lecture et constater que je lis distraitement, avec application, ennui, etc. De même je puis saisir en lui-même mon acte de perception inquiète du tramway, et j'abandonne alors l'attitude irréfléchie qui était auparavant la mienne. On ne saurait assez souligner l'impor­tance de cette notion de réflexion pour Sartre dont toute l'ontolo­gie, écrit-il, a son fondement dans une expérience réflexive (EN, p. 190) ; cette notion se trouve en outre approfondie à travers celle d'expérience critique élaborée dans la CRD.

** L'attitude préréflexive est première et se caractérise par le caractère positionnel ou thétique de l'objet transcendant, qu'il s'agisse d'un objet de la perception, du corrélat d'une conscience imageante ou encore d'une essence, auquel se rapporte la conscience conformément à sa structure intentionnelle. Mais il est évident pour Sartre que cette conscience dirigée sur une objectité transcendante n'est une conscience que si en même temps elle se rapporte à elle-même et qu'elle est consciente d'elle-même. Cepen­dant, ce rapport de la conscience à elle-même dans l'attitude pré­réflexive n'est pas de même nature que le rapport de la conscience

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à l'objet qu'elle vise. Dans la mesure où ce dernier est un rapport intentionnel qui pose son objet, on dira que le rapport de la conscience à elle-même est au contraire un rapport non intention­nel et non positionnel. Nous comprenons alors l'affirmation sar­trienne «Toute conscience positionnelle d'objet est en même temps conscience non positionnelle d'elle-même» (EN, p. 19). La réflexion peut être décrite comme un changement d'objet au cours duquel, conformément à sa structure intentionnelle, la conscience devient conscience d'elle-même, c'est-à-dire que la conscience réfléchie devient l'objet positionnel de la conscience réfléchis­sante; et il va de soi que cette conscience réfléchissante n'est une conscience que si elle est consciente d'elle-même, c'est-à-dire conscience non positionnelle d'elle-même.

*** Cette conception de la réflexion dérive pour l'essentiel de sa description par Husserl dans les RL. Réfléchir y signifie de même abandonner l'attitude naïve qui est objective, au sens où elle se fixe sur les objets, et transformer en objets les actes de la conscience et le sens immanent qu'ils comportent (RL, II, 1, p. 63). Il faut souli­gner que pour Sartre la réflexion ne doit pas être confondue avec l'introspection de la psychologie empirique. D'une part, tandis que l'introspection s'attache uniquement aux faits, La rél1exion phé­noménologique vise l'essence ou eidé qu'elle s'efforce d'établir grâce à ce que Sartre après Husserl dénomme la variation eidé­tique. Ainsi l'Esquisse s'efforce de déterminer l'essence de la conscience émue. D'autre part, il faut distinguer la réflexion pure de la réflexion impure. Celle-ci a pour objet le psychisme ou psychè, et elle est dite aussi réflexion constituante car elle est au principe de la constitution du psychisme en tant que réalité trans­cendante. À l'oppposé la réflexion pure s'en tient à la pure subjec­tivité saisie selon sa structure intentionnelle. Ainsi, l'introspection naturelle étudie empiriquement le psychisme, c'est-à-dire cette représentation fausse de la conscience qui fait de celle-ci un objet.

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Série

* La série est le type fondamental de toute structure sociale (collectif) c'est un ensemble d'individus qui ne reçoivent leur unité que d'un objet ou d'une fonction qui les désigne de l'exté­rieur. Par exemple, les usagers qui attendent le bus sur le trottoir tirent leur unité du moyen de transport qu'ils attendent et, à ce titre, ils constituent une série (CRD, p. 364-369).

** La série vient illustrer le concept sartrien de collectif. L'utilisa­tion du terme mathématique de série pour désigner ces rassemble­ments inertes n'est pas un hasard dans une série mathématique (comme par exemple la série des nombres entiers) comme dans une série sociale, ce qui constitue l'individu et qui le relie aux autres n'est pas sa qualité propre, mais le fait qu'il est autre que les autres. Ce qui me définit comme usager d'autobus, par exemple, ce n'est pas ce qui me caractérise en propre (ma praxis) mais le fait que je sois en tant qu'usager autre que moi-même et autre que les autres (ibid., p. 370-371). L'altérité est donc la loi de composition des séries, autrement dit je ne suis le même que l'autre dans une série que parce que je suis autre que lui. Ce qui s'explique par le fait que ce qui m'unit à l'autre n'est pas une action que je mènerais en commun avec lui (comme dans le cas du groupe), mais un objet du champ pratico-inerte. L'unité de la série n'est donc en réalité qu'une pseudo-unité, une unité d'emprunt les individus qui constituent la série sont en fait des individus séparés. C'est pour­quoi l'impuissance est ce qui caractérise fondamentalement une série l'ensemble des auditeurs qui écoutent la même émission de radio, tant qu'ils restent une série, ne peuvent rien changer au pro­gramme de cette émission, car chacun y est réellement isolé de l'autre et uni seulement parce qu'il est désigné dans son altérité par la voix anonyme du speaker; il faut pour dépasser cette impuis­sance que ces auditeurs se constituent en groupe et qu'ils modifient leur environnement pratico-inerte (ibid., p. 378-383). Toutefois, même si le groupe dépasse l'inertie de la série, celle-ci risque à tout moment de réapparaître, menaçant l'unité même du groupe: d'où la nécessité du serment et de l'institutionnalisation.

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*** La notion de série n'est pas tant originale par son contenu que par l'importance que Sartre lui donne elle devient dans la CRD le fondement même du social. Ce n'est plus la famille ou, comme chez les marxistes, la classe, qui constitue l'unité de base du champ social, mais ce rassemblement passif que Sartre définit par son impuissance. Une même entité sociale (comme une classe sociale, par exemple) peut de ce fait avoir plusieurs statuts elle peut être sérielle, si elle est désignée seulement par ses conditions maté­rielles d'existence, bref par ce que Sartre appelle le champ pratico­inerte; elle peut constituer un groupe ou un ensemble de groupes lorsqu'elle se rassemble par une praxis commune sur un objectif preCIS ou elle peut s'institutionnaliser lorsqu'elle se dote de structures rigides, comme un syndicat.

Serment

* Le serment est l'acte qui fait passer le groupe du statut de groupe en fusion au statut de groupe permanent tous s'y engagent en un même acte (<< Jurons ! ») à demeurer dans le groupe et à en être ex­clus s'ils sont infidèles à ce serment, ce qui fait régner sur le groupe la fraternité-terreur (CRD, l, p. 518-527).

** Le serment doit se comprendre comme une réaction au soupçon généralisé, qui caractérise le groupe menacé de dissolution «cha­cun risque de trahir». Afin d'éviter cette dissolution et de passer dans la permanence, le groupe doit se jurer fidélité et prononcer le serment. Comme l'écrit Sartre, « lorsque la liberté se fait praxis commune pour fonder la permanence du groupe en produisant par elle-même et dans la réciprocité médiée sa propre inertie, ce nou­veau statut s'appelle le serment.» (ibid. p. 518), ce qui signifie que le serment a comme but d'installer dans l'inertie la liberté commune, qui caractérisait le groupe. En effet, chacun dans le groupe-en-fusion risquait à tout moment de reprendre sa liberté; or, avec le serment, chaque individu se fait la promesse de ne jamais constituer un risque d'altérité, une menace pour l'autre. La liberté du tiers dans le groupe permanent est donc désormais res­treinte par le serment, chacun limite sa liberté du dedans, en niant

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certaines possibilités futures (fuir, partir. .. ), afin de conserver l'unité du groupe. Il ne s'agit pas pour autant d'un retour à la série dans le serment, l'autre continue à apparaître comme le même que moi, dans la mesure où nous poursuivons le même objectif; cependant, c'est désormais le groupe lui-même qui se prend comme objectif et qui se révèle comme praxis commune à main­tenir (ibid., p. 523-524). La conséquence de ce serment, c'est ce que Sartre appelle la fraternité-terreur chacun se sent désormais lié à l'autre par des devoirs, mais en même temps accepte la possi­bilité d'être éliminé s'il trahit.

*** Le serment a pour fonction, dans la CRD, de rendre intelli­gibles les modifications du groupe mais aussi de faire la genèse des relations juridiques au sein d'un groupe, et cela bien avant l'existence même d'une institution (comme l'État) qui garantisse ces relations la garantie de l'engagement, c'est le fait qu'il soit réciproque. Il ne faudrait cependant pas confondre ce serment avec une espèce de contrat social, que Sartre considère comme une hypothèse absurde en effet, il ne s'agit pas de chercher à travers le serment le fondement d'une société en particulier, « mais de mon­trer le passage nécessaire d'une forme immédiate mais en danger de se dissoudre, à une autre forme du groupe, réflexive, mais per­manente.» (ibid., p. 519).

Situation

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* Toute conscience est conscience de quelque chose sur fond de monde, et la situation désigne le monde tel qu'il se dévoile concrè­tement à la lumière d'un libre projet. Si la situation présente des éléments variables suivant les époques et les projets individuels (une paroi rocheuse n'a pas la même signification pour l'alpiniste et l'esthète), en revanche certains éléments comme la nécessité pour l'homme d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres hommes et d'y être mortel constituent la situation fondamentale de l'homme, ou encore ce qu'on appelle la condition humaine (EH). Sartre souligne le caractère à la fois objectif et subjectif de toute situation dont les traits fondamentaux se rencon-

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trent partout, et qui ne sont rien indépendamment du sens que la liberté leur confère.

** Le concept de situation est étroitement lié à celui de facticité. Celle-ci est la condition du surgissement au monde d'une conscience libre dont le projet singulier dévoile la situation, c'est­à-dire un monde qui, en tant que corrélat d'une liberté, est lui­même singulier. Cependant, ce monde singulier éclairé par la fin que la liberté se choisit - ou situation - présente des données structurelles universelles dont la signification peut varier. Ces données sont ma place, définie par l'orde spatial et la nature singu­lière des « ceci» qui se révèlent à ma liberté sur fond de monde; mon passé; mes entours, c'est-à-dire les choses ustensiles qui m'entourent, avec leurs coefficients propres d'adversité et d'usten­silité ; mon prochain qui confere par avance au monde de multiples significations; ma mort que je puis aborder comme une épreuve, une tragédie, une seconde naissance. Si nous nous rappelons la signification du concept de facticité, nous pouvons comprendre alors cette définition nous nommons situation « ma position au mileu du monde, définie par le rapport d'ustensilité ou d'adversité des réalités qui m'entourent à ma propre facticité, c'est-à-dire la découverte des dangers que je cours dans le monde, des obstacles que je peux y rencontrer, des aides qui peuvent m'être offertes, à la lueur d'une néantisation radicale de moi-même et d'une négation radicale et interne de l'en-soi, opérées du point de vue d'une fin librement posée» (EN, p. 607).

*** On mesure à travers la notion de situation l'ampleur de la liberté sartrienne. Parce que la liberté est au principe de toute do­nation de sens (Sinngebung) , on peut dire que la situation est, pour partie, l'œuvre même de la liberté. Pour sa part, Merleau-Ponty dis­tingue au sein de la situation deux couches distinctes de sens en opposant à Sartre ces intentions et ces valorisations qui ne relèvent pas de la liberté et qui « forment le sol de toute Sinngehung déci­soire» (PHP, p. 503).

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Totalisation/T otalité

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* La totalisation se définit comme un processus d'unification du divers, autrement dit comme un travail de synthèse qui unit dans un même mouvement une multiplicité d'éléments. Par opposition, la totalité désigne cette unité lorsqu'elle est déjà faite par exemple, une symphonie est une totalité, alors que le travail de composition de cette œuvre a constitué un travail de totalisation (CRD, l, p. 161-163).

** Ce qui intéresse Sartre dans la CRD, c'est de montrer qu'une totalité renvoie toujours à un acte de totalisation un objet ou une œuvre sont toujours en réalité les produits (que Sartre qualifie de pratico-inertes) d'une praxis totalisante. Cette constatation va per­mettre à Sartre de remonter des produits apparemment inertes que nous donne notre perception (totalités concrètes, mais aussi totali­tés sociales) vers leur condition de possibilité, qui est toujours en dernier ressort la praxis individuelle même l'histoire, comme totalité déjà faite (le passé) et comme totalisation en cours, se réduit en dernière analyse aux multiples praxis individuelles et à leurs avatars (séries, groupes, etc.). L'originalité de Sartre, c'est de montrer en outre que la praxis individuelle est déjà une forme de totalisation toute praxis est en effet un projet qui dépasse ses conditions de possibilité et les unit en fonction d'une fin transcen­dante (ibid. 193-207). C'est donc une même logique, celle qui est déjà à l'œuvre dans la praxis individuelle, qui va nous permettre de comprendre l'ensemble des produits de cette praxis, et par consé­quent l'histoire elle-même, qui n'est rien d'autre que la totalisation de toutes les totalisations individuelles en cours. Sartre appelle cette forme de totalisation particulière qu'est l'histoire la totalisa­tion d'enveloppement, dans le tome II de la CRD celle-ci n'est en effet pas simplement l'ensemble de toutes les praxis individuelles en cours d'effectuation, mais c'est le résultat de toutes ces totalisa­tions en tant qu'il se retourne contre elles et les déborde. Autre­ment dit l'histoire n'est pas seulement ce que ses agents en font, mais c'est à la fois le produit de leur praxis et ce qui déborde infi­niment ce produit par sa matérialité (CRD, II, p. 291-348).

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*** La notion de totalisation est au centre de la CRD c'est parce que la praxis individuelle est une totalisation, et parce que la rai­son dialectique est la rationalité du mouvement totalisateur, que la praxis sert à la fois de point de départ et de modèle de la rationalité dialectique le postulat de toute étude dialectique de l'histoire est en ce sens l'analogie entre ma praxis singulière et le mouvement global de l'histoire. Ce postulat se heurte cependant à la reconnais­sance de l'histoire comme totalisation sans totalisateur, ce qui constitue une caractéristique unique de cette forme de totalisation et interdit de la concevoir véritablement sur le modèle de la praxis individuelle d'où le concept de totalisation d'enveloppement, que forge Sartre dans le tome II de la CRD, pour rendre compte de la spécificité de la totalisation historique.

Transcendance * Il ne s'agit pas de la transcendance de Dieu, au sens où Dieu est parfois dit « extérieur» au monde. Conformément à l'étymologie latine du terme - construit à partir de trans (au-delà) et scando (monter) - la transcendance sartrienne désigne ce mouvement de la conscience qui la conduit toujours au-delà d'elle-même et de ce qui est. Ainsi la conscience ne saisit pas l'objet tel qu'il est mais l'appréhende dans son incomplétude et en le dépassant vers ce qu'il n'est pas. Tel est le cas, par exemple, lorsque je considère le crois­sant de lune par rapport à la pleine lune qui, précisément, « confère au croissant de lune son être de croissant» (EN, p. 125).

** Dans son article de 1939,« Une idée fondamentale de la phéno­ménologie de Husserl l'intentionnalité», Sartre oppose la conscience toujours repliée sur elle-même de la philosophie de l'immanence, et la conscience intentionnelle de la philosophie de la transcendance qui est toujours conscience d'autre chose que de soi (SI, p. 41). À vrai dire, la conception husserlienne de l'intention­nalité - qui distingue la transcendance ou « extériorité» de la chose perçue, et l'immanence du vécu de perception (Idem l, § 42) - est reprise et inscrite par Sartre dans une philosophie de la transcendance qui lui est propre: « la conscience est conscience de

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quelque chose cela signifie que la transcendance est structure constitutive de la conscience» (EN, p. 28). Aussi l'intentionnalité n'est-elle qu'un aspect de la transcendance qui, d'un point de vue ontologique, caractérise « le lien originaire du pour-soi et de l'en­soi », et trouve son origine dans l'acte néantisant par lequel l'en-soi se dégrade en pour-soi (EN, p. 124). En effet, la transcendance désigne ce mouvement par lequel non seulement la conscience vise un objet mais aussi le dépasse toujours vers ce qu'il n'est pas; et ce dépassement résulte du mode d'être de la conscience en tant que manque ou désir d'être et, par conséquent, effort permanent pour se dépasser, c'est-à-dire pour n'être pas ce qu'elle est et pour être ce qu'elle n'est pas. En d'autres termes, la conscience est néan­tisation continue de ce qu'elle est en vue de réaliser cette impos­sible totalité de l'en-soi-pour-soi qui la hante; et, dans la mesure où la conscience est conscience du monde, cette néantisation s'accomplit concrètement à travers le perpétuel dépassement (ou néantisation) du donné vers ce qu'il n'est pas la soif est conscience de soif et saisit le verre d'eau comme verre à boire en vue de son assouvissement qui n'est pas à proprement parler la suppression de la soif mais la soif en tant que plénitude d'être.

*** De même que Heidegger, dans les PFP, fonde l'intentionnalité dans la transcendance du Dasein, la transcendance sartrienne veut établir le sens profond de l'intentionnalité que Husserl aurait méconnu. Cependant, l'EN aborde la transcendance dans une pers­pective anthropologique étrangère à Heidegger. Aussi est-elle tout d'abord comprise dans le cadre de ce que Sartre dénomme le cir­cuit de l'ipséité, c'est-à-dire à partir du désir d'être soi du pour-soi en tant que ce désir passe par le monde (EN, p.141). En revanche, QQM définit la transcendance en corrélation étroite avec la méta­physique pour la réalité humaine, « passer au-delà de l'existant dans son ensemble, c'est la trans-cendance » ; et la métaphysique est définie comme « l'interrogation qui dépasse l'existant comme tel (meta, trans, après, au-dessus) »(traduction H. Corbin, 1938).

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Bibliographie

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coll. Folio-essais, 1986. J.-P Sartre, Situations l, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1947 J.-P Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983. J.-P Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960. J.-P Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, Théorie des en­

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L-P Sartre, L'Idiot de la famille, t. l, t. II, t. III, Paris, Gallimard, 1971-1972.

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TEL,1986.

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Sommaire

Aliénation 7 Angoisse 8 Collectif 10 Compréhension Il Contingence 13 Dialectique (raison) 14 Émotion 15 En-soi, pour-soi 17 En-soi-pour-soi 18 Engagement 19 Expérience critique ........................................................ 20 Extéro-conditionnement ................................................ 22 Facticité 23 Fraternité-terreur ............................................................ 25 Groupe 26 Histoire 28 Imaginaire ...................................................................... 30 Institution 32 Intentionnalité 33 Liberté 35 Matérialité 36 Mauvaise foi .................................................................. 38 Néantisation 39 Ontologie 41 Phénoménologie 42 Pour-Autrui .................................................................... 43 Pratico-inerte 45 Praxis ............................................................................. 46 Progressive-régressive (méthode) 48 Psychanalyse existentielle ............................................. 49

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Rareté Réflexion

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Série 54 Serment ...................................................... .................... 55 Situation 56 Totalisation/Totalité ...................................................... 58 Transcendance ...................................................... ......... 59

Aubin Imprimeur L1GUGf, POITIERS

Achevé d'imprimer en janvier 2001 N° d'impression L 61118 Dépôt légal janvier 2001 1 Imprimé en France