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Émile Zola L’ARGENT (1891) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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mile Zola LARGENT (1891) dition du groupe Ebooks libres et gratuits Table des matires I ................................................................................................. 3 II ............................................................................................. 49 III ............................................................................................ 85 IV ........................................................................................... 119 V ............................................................................................. 154 VI ........................................................................................... 194 VII ......................................................................................... 232 VIII ....................................................................................... 260 IX .......................................................................................... 296 X............................................................................................ 340 XI .......................................................................................... 382 XII .......................................................................................... 414 propos de cette dition lectronique ................................ 458 3 I Onze heures venaient de sonner la Bourse, lorsque Saccard entrachezChampeaux,danslasalleblancetor,dontlesdeux hautesfentresdonnentsurlaplace.Duncoupdil,il parcourutlesrangsdepetitestables,olesconvivesaffairsse serraientcoudecoude ;etilparutsurprisdenepasvoirle visage quil cherchait. Comme,danslabousculadeduservice,ungaronpassait, charg de plats : Dites donc, M. Huret nest pas venu ? Non, monsieur, pas encore. Alors,Saccardsedcida,sassitunetablequequittaitun client,danslembrasuredunedesfentres.Ilsecroyaiten retard ;et,tandisquonchangeaitlaserviette,sesregardsse portrentau-dehors,piantlespassantsdutrottoir.Mme, lorsque le couvert fut rtabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeuraunmomentlesyeuxsurlaplace,toutegaiedecette clairejournedespremiersjoursdemai.cetteheureole mondedjeunait,elletaitpresquevide :souslesmarronniers, duneverduretendreetneuve,lesbancsrestaientinoccups ;le longdelagrille,lastationdevoitures,lafiledesfiacres sallongeait,dunboutlautre ;etlomnibusdelaBastille sarrtait au bureau, langle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs.Lesoleiltombaitdaplomb,lemonumententait baign,avecsacolonnade,sesdeux statues,son vaste perron, en hautduquelilnyavaitencorequelarmedeschaises,enbon ordre. 4 MaisSaccard,stanttourn,reconnutMazaud,lagentde change, la table voisine de la sienne. Il tendit la main. Tiens ! cest vous. Bonjour ! Bonjour ! rponditMazaud,endonnantunepoignede main distraite. Petit,brun,trsvif,jolihomme,ilvenaitdhriterdela charge dun de ses oncles, trente-deux ans. Et il semblait tout au convive quil avait en face de lui, un gros monsieur figure rouge etrase,leclbreAmadieu,quelaBoursevnrait,depuisson fameuxcoupsurlesMinesdeSelsis.Lorsquelestitrestaient tombsquinzefrancs,etquelonconsidraittoutacheteur commeunfou,ilavaitmisdanslaffairesafortune,deuxcent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un enttement de brutechanceuse.Aujourdhuiqueladcouvertedefilonsrelset considrablesavaitfaitdpasserauxtitreslecoursdemille francs,ilgagnaitunequinzainedemillions ;etsonopration imbcilequiauraitdlefaireenfermerautrefois,lehaussait maintenantaurangdesvastescerveauxfinanciers.Iltaitsalu, consultsurtout.Dailleurs,ilnedonnaitplusdordres,comme satisfait,trnantdsormaisdanssoncoupdegnieuniqueet lgendaire. Mazaud devait rver sa clientle. Saccard,nayantpuobtenirdAmadieummeunsourire, salua la table den face, o se trouvaient runis trois spculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. Bonjour ! a va bien ? Oui, pas mal Bonjour ! Chezceux-ciencore,ilsentitlafroideur,lhostilitpresque. Pilleraultpourtant,trsgrand,trsmaigre,avecdesgestes saccadsetunnezenlamedesabre,dansunvisageosseuxde chevaliererrant,avaitdhabitudelafamiliaritdunjoueurqui rigeaitenprincipelecasse-cou,dclarantquilculbutaitdans 5 des catastrophes, chaque fois quil sappliquait rflchir. Il tait dune nature exubrante de haussier, toujours tourn la victoire, tandisqueMoser,aucontraire,detaillecourte,leteintjaune, ravag par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie decontinuellescraintesdecataclysme.QuantSalmon,untrs belhommeluttantcontrelacinquantaine,talantunebarbe superbe,dunnoirdencre,ilpassaitpourungaillard extraordinairementfort.Jamaisilneparlait,ilnerpondaitque par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni mme sil jouait ; et sa faon dcouter impressionnait tellement Moser, que souventcelui-ci,aprsluiavoirfaituneconfidence,courait changer un ordre, dmont par son silence. Danscetteindiffrencequonluitmoignait,Saccardtait restlesregardsfivreuxetprovocants,achevantletourdela salle.Etilnchangeaplusunsignedettequavecungrand jeunehomme,assistroistablesdedistance,lebeauSabatani, unLevantin,lafacelongueetbrune,quclairaientdesyeux noirsmagnifiques,maisquunebouchemauvaise,inquitante, gtait.Lamabilitdecegaronachevadelirriter :quelque excutduneBoursetrangre,undecesgaillardsmystrieux aimsdesfemmes,tombdepuisledernierautomnesurle march,quilavaitdjvuluvrecommeprte-nom,dansun dsastre de banque, et qui peu peu conqurait la confiance de la corbeilleetdelacoulisse,parbeaucoupdecorrectionetune bonne grce infatigable, mme pour les plus tars. Un garon tait debout devant Saccard. Quest-ce que monsieur prend ? Ah !ouiCequevousvoudrez,unectelette,des asperges. Puis, il rappela le garon. VoustessrqueM. Huretnestpasvenuavantmoiet nest pas reparti ? 6 Oh ! absolument sr ! Ainsi,ilentaitl,aprsladbclequi,enoctobre,lavait forcunefoisdeplusliquidersasituation,vendresonhtel duparcMonceau,pourlouerunappartement :lesSabatanis seuls le saluaient, son entre dans un restaurant, o il avait rgn, ne faisait plus tourner toutes les ttes, tendre toutes les mains. Il taitbeaujoueur,ilrestaitsansrancune,lasuitedecette dernireaffairedeterrains,scandaleuseetdsastreuse,dontil navaitguresauvquesapeau.Maisunefivrederevanche sallumaitdanssontre ;etlabsencedHuretquiavait formellementpromisdtrel,dsonzeheures,pourluirendre comptedeladmarchedontilstaitchargprsdesonfrre Rougon,leministrealorstriomphant,lexaspraitsurtoutcontre cedernier.Huret,dputdocile,craturedugrandhomme, ntaitquuncommissionnaire.Seulement,Rougon,luiqui pouvait tout, tait-ce possiblequil labandonnt ainsi ? Jamais il ne stait montr bon frre. Quil se ft fch aprs la catastrophe, quiletrompuouvertementpourntrepointcompromislui-mme, cela sexpliquait ; mais, depuis six mois, naurait-il pas d luivenirsecrtementenaide ?et,maintenant,allait-ilavoirle curderefuserlesuprmecoupdpaulequilluifaisait demanderparuntiers,nosantlevoirenpersonne,craignant quelquecrisedecolrequilemporterait ?Ilnavaitquunmot dire, il le remettrait debout, avec tout ce lche et grand Paris sous les talons. Quel vin dsire monsieur ? demanda le sommelier. Votre bordeaux ordinaire. Saccard, qui laissait refroidir sa ctelette, absorb, sans faim, levalesyeux,envoyantuneombrepassersurlanappe.Ctait Massias,ungrosgaronrougeaud,unremisierquilavaitconnu besogneux,etquiseglissaitentrelestables,sacotelamain.Il futulcrdelevoirfilerdevantlui,sanssarrter,pouraller tendre la cote Pillerault et Moser. Distraits, engags dans une 7 discussion,ceux-ciyjetrentpeineuncoupdil :non,ils navaientpasdordredonner,ceseraitpouruneautrefois. Massias,nosantsattaquerauclbreAmadieu,penchau-dessusdunesaladedehomard,entraindecauservoixbasse avecMazaud,revintversSalmon,quipritlacote,ltudia longuement,puislarendit,sansunmot.Lasallesanimait. Dautresremisiers,chaqueminute,enfaisaientbattreles portes.Desparoleshautesschangeaientdeloin,touteune passiondaffairesmontait,mesurequesavanaitlheure.Et Saccard,dontlesregardsretournaientsanscesseau-dehors, voyaitaussilaplaceseremplirpeupeu,lesvoituresetles pitonsaffluer ;tandisque,surlesmarchesdelaBourse, clatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient dj, un un. Jevousrpte,ditMoserdesavoixdsole,queces lectionscomplmentairesdu20marssontunsymptmedes plus inquitants Enfin, cest aujourdhui Paris tout entier acquis lopposition. Mais Pillerault haussait les paules. Carnot et Garnier-Pags de plus sur les bancs de la gauche, quest-ce que a pouvait faire ? Cestcommelaquestiondesduchs,repritMoser,eh bien ! elle est grosse de complications Certainement ! vous avez beaurire.Jenedispasquenousdevionsfairelaguerrela Prusse,pourlempcherdesengraisserauxdpensdu Danemark ;seulement,ilyavaitdesmoyensdactionOui,oui, lorsquelesgrossemettentmangerlespetits,onnesaitjamais o a sarrte Et, quant au Mexique Pillerault,quitaitdansundesesjoursdesatisfaction universelle, linterrompit dun clat de rire. Ah !non,moncher,nenousennuyezplus,avecvos terreurs sur le Mexique Le Mexique, ce sera la page glorieuse du rgneOdiableprenez-vousquelempiresoitmalade ?Est-ce quen janvier lemprunt de trois cents millions na pas t couvert 8 plusdequinzefois ?UnsuccscrasantTenez !jevousdonne rendez-vousen67,oui,danstroisansdici,lorsquonouvrira lExposition universelle que lempereur vient de dcider. Jevousdisquetoutvamal !affirmadsesprment Moser. Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! Salmon les regardait lun aprs lautre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait couts, ramenait aux difficults de sa situation personnelle cette crise o lempire semblait entrer. Lui,unefoisencore,taitparterre :est-cequecetempire,qui lavaitfait,allaitcommeluiculbuter,croulanttoutduncoupde ladestinelaplushautelaplusmisrable ?Ah !depuisdouze ans,quillavaitaimetdfendu,cergimeoilstaitsenti vivre, pousser, se gorger de sve, ainsi que larbre dont les racines plongentdansleterreauquiluiconvient !Mais,sisonfrre voulait len arracher, si on le retranchait de ceux qui puisaient le solgrasdesjouissances,quetoutftdoncemport,dansla grande dbcle finale des nuits de fte ! Maintenant,ilattendaitsesasperges,absentdelasalleo lagitationcroissaitsanscesse,envahipardessouvenirs.Dans unelargeglace,enface,ilvenaitdapercevoirsonimage ;etelle lavaitsurpris.Lgenemordaitpassursapetitepersonne,ses cinquanteansnenparaissaientgurequetrente-huit,ilgardait unemaigreur,unevivacitdejeunehomme.Mme,avecles annes,sonvisagenoiretcreusdemarionnette,aunezpointu, auxmincesyeuxluisants,staitcommearrang,avaitprisle charmedecettejeunessepersistante,sisouple,siactive,les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrive Paris, au lendemain du coup dtat, le soir dhiveroiltaittombsurlepav,lespochesvides,affam, ayanttouteuneragedapptitssatisfaire.Ah !cettepremire course travers les rues, lorsque, avant mme de dfaire sa malle, ilavaiteulebesoindeselancerparlaville,avecsesbottes cules,sonpaletotgraisseux,pourlaconqurir !Depuiscette 9 soire, il tait souvent mont trs haut, un fleuve de millions avait coul entre ses mains, sans que jamais il et possd la fortune en esclave, ainsi quune chose soi, dont on dispose, quon tient sous clef,vivante,matrielle.Toujourslemensonge,lafictionavait habitsescaisses,quedestrousinconnussemblaientviderde leuror.Puis,voilquilseretrouvaitsurlepav,comme lpoque lointaine du dpart, aussi jeune, aussi affam,inassouvi toujours, tortur du mme besoin de jouissances et de conqutes. Ilavaitgottout,etilnestaitpasrassasi,nayantpaseu loccasionniletemps,croyait-il,demordreassezprofondment danslespersonnesetdansleschoses.cetteheure,ilsesentait cettemisredtre,surlepav,moinsquundbutant, quauraientsoutenulillusionetlespoir.Etunefivreleprenait de tout recommencer pour tout reconqurir, de monter plus haut quilntaitjamaismont,deposerenfinlepiedsurlacit conquise.Nonpluslarichessementeusedelafaade,mais ldificesolidedelafortune,lavraieroyautdelortrnantsur des sacs pleins ! La voix de Moser qui slevait de nouveau, aigre et trs aigu, tira un instant Saccard de ses rflexions. Lexpdition du Mexique cote quatorze millions par mois, cestThiersquilaprouvEtilfautvraimenttreaveuglepour nepasvoirque,danslaChambre,lamajoritestbranle.Ils sonttrenteetquelquesmaintenant,gauche.Lempereurlui-mmecomprendbienquelepouvoirabsoludevientimpossible, puisquil se fait le promoteur de la libert. Pillerault ne rpondait plus, se contentait de ricaner dun air de mpris. Oui,jesais,lemarchvousparatsolide,lesaffaires marchent.MaisattendezlafinOnatropdmoliettrop reconstruit,Paris,voyez-vous !Lesgrandstravauxontpuis lpargne.Quantauxpuissantesmaisonsdecrditquivous semblentsiprospres,attendezquunedellesfasselesaut,et vouslesverreztoutesculbuterlafileSanscompterquele 10 peupleseremue.CetteAssociationinternationaledes travailleurs, quon vient de fonder pour amliorer la condition des ouvriers,meffrayebeaucoup,moi.Ilya,enFrance,une protestation,unmouvementrvolutionnairequisaccentue chaquejourJevousdisqueleverestdanslefruit.Tout crvera. Alors, ce fut une protestation bruyante. Ce sacr Moser avait sacrisedefoie,dcidment.Maislui-mme,enparlant,ne quittaitpasdesyeuxlatablevoisine,oMazaudetAmadieu continuaient,danslebruit,causertrsbas.Peupeu,lasalle entire sinquitait de ces longues confidences. Quavaient-ils se dire,pourchuchoterainsi ?Sansdoute,Amadieudonnaitdes ordres,prparaituncoup.Depuistroisjours,demauvaisbruits couraientsurlestravauxdeSuez.Moserclignalesyeux,baissa galement la voix. Voussavez,lesAnglaisveulentempcherquontravaille l-bas. On pourrait bien avoir la guerre. Cettefois,Pilleraultfutbranl,parlnormitmmedela nouvelle.Ctaitincroyable,ettoutdesuitelemotvoladetable entable,acqurantlaforcedunecertitude :lAngleterreavait envoyunultimatum,demandantlacessationimmdiatedes travaux.Amadieu,videmment,necausaitquedeaavec Mazaud,quiildonnaitlordredevendretoussesSuez.Un bourdonnementdepaniquesleva,danslairchargdodeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remues. Et, cemoment,cequiportalmotionsoncomble,cefutlentre brusqueduncommisdelagentdechange,lepetitFlory,un garon figure tendre, mange dune paisse barbe chtaine. Il se prcipita, un paquet de fiches la main, et les remit au patron, en lui parlant loreille. Bon ! rponditsimplementMazaud,quiclassalesfiches dans son carnet. Puis, tirant sa montre : 11 Bienttmidi !DitesBerthierdemattendre.Etsoyezl vous-mme, montez chercher les dpches. LorsqueFlorysenfutall,ilrepritsaconversationavec Amadieu, tira dautres fiches de sa poche, quil posa sur la nappe, ctdesonassiette ;et,chaqueminute,unclientquipartait, sepenchaitaupassage,luidisaitunmot,quilinscrivait rapidementsurundesboutsdepapier,entredeuxbouches.La faussenouvelle,venueonnesavaitdo,nederien,grossissait comme une nue dorage. Vous vendez, nest-ce pas ? demanda Moser Salmon. Maislemuetsouriredecedernierfutsiaiguisdefinesse, quilenrestaanxieux,doutantmaintenantdecetultimatumde lAngleterre, quil ne savait mme pas avoir invent. Moi,jachtetantquonvoudra ,conclutPillerault,avec sa tmrit vaniteuse de joueur sans mthode. Lestempeschauffesparlagriseriedujeu,quefouettait cette fin bruyante de djeuner, dans ltroite salle, Saccard stait dcidmangersesasperges,ensirritantdenouveaucontre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si promptsersoudre,ilhsitait,combattudincertitudes.Il sentaitbien limprieuse ncessit defaire peau neuve, et il avait rv dabord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps lgislatif ne laurait-il pas menauconseildesministres,commesonfrre ?Cequil reprochaitlaspculation,ctaitlacontinuelleinstabilit,les grosses sommes aussi vite perdues que gagnes : jamais il navait dormisurlemillionrel,nedevantrienpersonne.Et,cette heure o il faisait son examen de conscience, il se disait quil tait peut-tretroppassionnpourcettebatailledelargent,qui demandaittantdesang-froid.Celadevaitexpliquercomment, aprsuneviesiextraordinairedeluxeetdegne,ilsortaitvid, brl, de ces dix annes de formidables trafics sur les terrains du 12 nouveauParis,danslesquelstantdautres,pluslourds,avaient ramassdecolossalesfortunes.Oui,peut-trestait-iltromp sursesvritablesaptitudes,peut-tretriompherait-ildunbond, danslabagarrepolitique,avecsonactivit,safoiardente.Tout allaitdpendredelarponsedesonfrre.Sicelui-cile repoussait, le rejetait au gouffredelagio,eh bien ! ceserait sans doutetantpispourluietlesautres,ilrisqueraitlegrandcoup dontilneparlaitencorepersonne,laffairenormequilrvait depuisdessemainesetquileffrayaitlui-mme,tellementelle tait vaste, faite, si elle russissait ou si elle croulait, pour remuer le monde. Pillerault avait lev la voix. Mazaud, est-ce fini, lexcution de Schlosser ? Oui,rponditlagentdechange,lafficheseramise aujourdhuiQuevoulez-vous ?cesttoujoursennuyeux,mais javaisreulesrenseignementslesplusinquitants,etjelai escomptlepremier.Ilfautbien,detempsautre,donnerun coup de balai. Onmaaffirm,ditMoser,quevoscollgues,Jacobyet Delarocque, y taient pour des sommes rondes. Lagent eut un geste vague. Bah !cestlapartdufeuCeSchlosserdevaittredune bande,etilenseraquittepourallercumerlaBoursedeBerlin ou de Vienne. LesyeuxdeSaccardstaientportssurSabatani,dontun hasardluiavaitrvllassociationsecrteavecSchlosser :tous deux jouaient le jeu connu, lun la hausse, lautre la baisse sur unemmevaleur,celuiquiperdaitentantquittepourpartager lebnficedelautre,etdisparatre.Maislejeunehommepayait tranquillementladditiondudjeunerfinquilvenaitdefaire. Puis,avecsagrcecaressantedOrientalmtindItalien,ilvint 13 serrerlamaindeMazaud,dontiltaitleclient.Ilsepencha, donna un ordre, que celui-ci inscrivit sur une fiche. Il vend ses Suez , murmura Moser. Et, tout haut, cdant un besoin, malade de doute : Hein ? que pensez-vous du Suez ? Unsilencesefitdanslebrouhahadesvoix,touteslesttes destablesvoisinessetournrent.Laquestionrsumaitlanxit croissante.MaisledosdAmadieu,quiavaitsimplementinvit Mazaudpourluirecommanderundesesneveux,restait impntrable,nayantriendire ;tandisquelagent,queles ordresdeventequilrecevaitcommenaienttonner,se contentaitdehocherlatte,parunehabitudeprofessionnellede discrtion. LeSuez,cesttrsbon ! dclaradesavoixchantante Sabatani,qui,avantdesortir,sedrangeadesonchemin,pour serrer galamment la main de Saccard. EtSaccardgardaunmomentlasensationdecettepoigne demain,sisouple,sifondante,presquefminine.Dansson incertitude de la route prendre, de sa vie refaire, il les traitait tousdefilous,ceuxquitaientl.Ah !sionlyforait,commeil lestraquerait,commeillestondrait,lesMosertrembleurs,les Pilleraultvantards,etcesSalmonpluscreuxquedescourges,et cesAmadieudontlesuccsafaitlegnie !Lebruitdesassiettes etdesverresavaitrepris,lesvoixsenrouaient,lesportes battaient plus fort, dans la hte qui les dvorait tous dtre l-bas, aujeu,siunedbcledevaitseproduiresurleSuez.Et,parla fentre,aumilieudelaplacesillonnedefiacres,encombrede pitons,ilvoyaitlesmarchesensoleillesdelaBoursecomme mouchetesmaintenantdunemontecontinuedinsectes humains,deshommescorrectement vtusde noir, qui peu peu garnissaientlacolonnade ;pendantque,derrirelesgrilles, 14 apparaissaientquelquesfemmes,vagues,rdantsousles marronniers. Brusquement,aumomentoilentamaitlefromagequil venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tte. Jevousdemandepardon,moncher,ilmatimpossible de venir plus tt. Enfin,ctaitHuret,unNormandduCalvados,unefigure paisseetlargedepaysanrus,quijouaitlhommesimple.Tout desuite,ilsefitservirnimportequoi,leplatdujour,avecun lgume. Eh bien ? demanda schement Saccard, qui se contenait. Maislautrenesepressaitpas,leregardaitenhomme finassieretprudent.Puis,semettantmanger,avanantlaface et baissant la voix : Eh bien ! jai vu le grand homme Oui, chez lui, ce matin Oh ! il a t trs gentil, trs gentil pour vous. Il sarrta, but un grand verre de vin, se remit une pomme de terre dans la bouche. Alors ? Alors, mon cher, voici Il veut bien faire pour vous tout ce quil pourra, il vous trouvera une trs jolie situation, mais pasen FranceAinsi,parexemple,gouverneurdansunedenos colonies,unedesbonnes.Vousyseriezlematre,unvraipetit prince. Saccard tait devenu blme. Ditesdonc,cestpourrire,vousvousfichezdumonde ! Pourquoipastoutdesuiteladportation ?Ah !ilveutse 15 dbarrasser de moi. Quil prenne garde que je finisse par le gner pour tout de bon ! Huret restait la bouche pleine, conciliant. Voyons,voyons,onneveutquevotrebien,laissez-nous faire. Quejemelaissesupprimer,nest-cepas ?Tenez !tout lheure, on disait ici que lempire naurait bientt plus une faute commettre.Oui,laguerredItalie,leMexique,lattitudevis--vis delaPrusse.Maparole,cestlavrit !Vousfereztantde btisesetdefolies,quelaFranceentireselverapourvous flanquer dehors. Du coup, le dput, la fidle crature du ministre, sinquita, plissant, regardant autour de lui. Ah !permettez,permettez,jenepeuxpasvoussuivre Rougonestunhonntehomme,ilnyapasdedanger,tantquil seralNon,najoutezrien,vouslemconnaissez,jetiensle dire. Violemment,touffantsavoixentresesdentsserres, Saccard linterrompit. Soit,aimez-le,faitesvotrecuisineensembleOuiounon, veut-il me patronner ici, Paris ? Paris, jamais ! Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garon, pour payer, tandisque,trscalme,Huret,quiconnaissaitsescolres, continuait avaler de grosses bouches de pain et le laissait aller, de peurdun esclandre. Mais, ce moment,dans la salle, il y eut une forte motion. 16 Gundermann venait dentrer, le banquier roi, le matre de la Bourseetdumonde,unhommedesoixanteans,dontlnorme ttechauve,aunezpais,auxyeuxronds,fleurdette, exprimaitunenttementetunefatigueimmenses.Jamaisil nallaitlaBourse,affectantmmedenypasenvoyerde reprsentant officiel ; jamais non plus il ne djeunait dans un lieu public.Seulement,deloinenloin,illuiarrivait,commecejour-l, de se montrer au restaurant Champeaux, o il sasseyait une destablespoursefairesimplementservirunverredeaude Vichy,suruneassiette.Souffrantdepuisvingtansdunemaladie destomac, il ne se nourrissait absolument que de lait. Tout de suite, le personnel fut en lair pour apporter le verre deau,ettouslesconvivesprsentssaplatirent.Moser,lair ananti,contemplaitcethommequisavaitlessecrets,quifaisait songrlahausseoulabaisse,commeDieufaitletonnerre. Pillerault lui-mme le saluait, nayant foi quen la force irrsistible du milliard. Il tait midi et demi, et Mazaud, qui lchait vivement Amadieu,revint,secourbadevantlebanquier,dontilavait parfoislhonneurderecevoirunordre.Beaucoupdeboursiers taient ainsi en train de partir, qui restrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour dchines respectueuses, au milieu de la dbandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vnration prendreleverredeau,dunemaintremblante,etleporterses lvres dcolores. Autrefois,danslesspculationssurlesterrainsdelaplaine Monceau,Saccardavaiteudesdiscussions,touteunebrouille mmeavecGundermann.Ilsnepouvaientsentendre,lun passionn et jouisseur, lautre sobre et de froide logique. Aussi le premier, dans sa crise de colre, exaspr encore par cette entre triomphale, sen allait-il, lorsque lautre lappela. Ditesdonc,monbonami,est-cevrai ?vousquittezles affaires Ma foi, vous faites bien, a vaut mieux. 17 Cefut,pourSaccard,uncoupdefouetenpleinvisage.Il redressa sa petite taille, il rpliqua dune voix nette, aigu comme une pe : Jefondeunemaisondecrditaucapitaldevingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientt. Etilsortit,laissantderrireluilebrouhahaardentdela salle,otoutlemondesebousculait,pournepasmanquer louverturedelaBourse.Ah !russirenfin,remettreletalonsur cesgensquiluitournaientledos,etlutterdepuissanceavecce roidelor,etlabattrepeut-treunjour !Ilntaitpasdcid lancersagrandeaffaire,ildemeuraitsurprisdelaphrasequele besoinderpondreluiavaittire.Maispourrait-iltenterla fortuneailleurs,maintenantquesonfrrelabandonnaitetque leshommesetleschosesleblessaientpourlerejeterlalutte, comme le taureau saignant est ramen dans larne ? Uninstant,ilrestafrmissant,auborddutrottoir.Ctait lheureactiveolaviedeParissembleaffluersurcetteplace centrale,entrelarueMontmartreetlarueRichelieu,lesdeux artresengorgesquicharrientlafoule.Desquatrecarrefours, ouvertsauxquatreanglesdelaplace,desflotsininterrompusde voitures coulaient, sillonnant le pav, au milieu des remous dune cohuedepitons.Sansarrt,lesdeuxfilesdesfiacresdela station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers sallongeaient enunrangpress,quedominaientlescochers,guidesenmain, prtsfouetteraupremierordre.Envahis,lesmarchesetle pristyle taient noirs dun fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse,installedjsouslhorlogeetfonctionnant,montaitla clameurdeloffreetdelademande,cebruitdemaredelagio, victorieuxdugrondementdelaville.Despassantstournaientla tte,dansledsiretlacraintedecequisefaisaitl,cemystre desoprationsfinanciresopeudecervellesfranaises pntrent, ces ruines, ces fortunes brusques, quon ne sexpliquait pas, parmi cettegesticulation et ces cris barbares.Et lui, au bord duruisseau,assourdiparlesvoixlointaines,coudoyparla 18 bousculadedesgenspresss,ilrvaitunefoisdepluslaroyaut delor,danscequartierdetouteslesfivres,olaBourse,dune heure trois, bat comme un cur norme, au milieu. Mais,depuissadconfiture,ilnavaitpointosrentrerla Bourse ;et,cejour-lencore,unsentimentdevanitsouffrante, la certitude dy tre accueilli en vaincu, lempchait de monter les marches.Commelesamantschasssdelalcvedunematresse, quilsdsirentdavantage,mmeencroyantlexcrer,ilrevenait fatalement l, il faisait le tour de la colonnade sous des prtextes, traversantlejardin,marchantdunpasdepromeneur,lombre desmarronniers.Danscettesortedesquarepoussireux,sans gazonnifleurs,ogrouillaitsurlesbancs,parmilesurinoirset les kiosques journaux, un mlange de spculateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait uneflneriedsintresse,levaitlesyeux,guettait,avecla furieusepensequilfaisaitlesigedumonument,quil lenserraitduncercletroit,pouryrentrerunjouren triomphateur. Il pntra par langle de droite, sous les arbres qui font face laruedelaBanque,ettoutdesuiteiltombasurlapetitebourse desvaleursdclasses,les Piedshumides ,commeonappelle avec un ironique mpris ces joueurs de la brocante, qui cotent en pleinvent,danslabouedesjourspluvieux,lestitresdes compagnies mortes. Il y avait l, en un groupe tumultueux, toute unejuiveriemalpropre,degrassesfacesluisantes,desprofils desschsdoiseauxvoraces,uneextraordinaireruniondenez typiques,rapprochslesunsdesautres,ainsiquesuruneproie, sacharnantaumilieudecrisgutturaux,etcommeprsdese dvorer entre eux. Il passait, lorsquil aperut un peu lcart un gros homme, en train de regarder au soleil un rubis, quil levait en lair, dlicatement, entre ses doigts normes et sales. Tiens,Busch !Vousmefaitessongerquejevoulais monter chez vous. 19 Busch,quitenaituncabinetdaffaires,rueFeydeau,aucoin de la rue Vivienne, lui avait, plusieurs reprises, t dune utilit grande,endescirconstancesdifficiles.Ilrestaitextasi, examinerleaudelapierreprcieuse,salargefaceplate renverse,sesgrosyeuxgriscommeteintsparlalumirevive ; etlonvoyait,rouleencorde,lacravateblanchequilportait toujours ;tandisquesaredingotedoccasion,anciennement superbe,maisextraordinairementrpeetmaculedetaches, remontaitjusquedanssescheveuxples,quitombaienten mches rares et rebelles de son crne nu. Son chapeau, roussi par le soleil, lav par les averses, navait plus dge. Enfin, il se dcida redescendre sur terre. Ah ! monsieur Saccard, vous faites un petit tour par ici. OuiCestunelettreenlanguerusse,unelettredun banquierrusse,tabliConstantinople.Alors,jaipensvotre frre, pour me la traduire. Busch,qui,dunmouvementinconscientettendre,roulait toujourslerubisdanssamaindroite,tenditlagauche,endisant que,lesoirmme,latraductionseraitenvoye.MaisSaccard expliqua quil sagissait seulement de dix lignes. Je vais monter, votre frre me lira a tout de suite Etilfutinterrompuparlarrivedunefemmenorme, Mme Mchain,bienconnuedeshabitusdelaBourse,unedeces enrages et misrables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffietrouge,auxmincesyeuxbleus,aupetitnezperdu,la petitebouchedosortaitunevoixfltedenfant,semblait dborder du vieux chapeau mauve, nou de travers par des brides grenat ;etlagorgegante,etleventrehydropique,crevaientla robedepopelineverte,mangedeboue,tourneaujaune.Elle tenaitaubrasunantiquesacdecuirnoir,immense,aussi 20 profond quune valise, quelle ne quittait jamais. Ce jour-l, le sac, gonfl, plein crever, la tirait droite, penche comme un arbre. Vous voil, dit Busch qui devait lattendre. Oui, et jai reu les papiers de Vendme, je les apporte. Bon ! filons chez moi Rien faire aujourdhui, ici. Saccardavaiteuunregardvacillantsurlevastesacdecuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber l les titres dclasss, les actionsdessocitsmisesenfaillite,surlesquelleslesPieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs quils se disputentvingtsous,dixsous,danslevagueespoirdun relvementimprobable,oupluspratiquementcommeune marchandisesclrate,quilscdentavecbnficeaux banqueroutiersdsireuxdegonflerleurpassif.Danslesbatailles meurtriresdelafinance,laMchaintaitlecorbeauquisuivait lesarmesenmarche ;pasunecompagnie,pasunegrande maison de crdit ne se fondait, sans quelle appart, avec son sac, sans quelle flairt lair, attendant les cadavres, mme aux heures prospres des missions triomphantes ; car elle savait bien que la droutetaitfatale,quelejourdumassacreviendrait,oily aurait des morts manger, des titres ramasser pour rien dans la boueetdanslesang.Etlui,quiroulaitsongrandprojetdune banque,eutunlgerfrisson,futtraversdunpressentiment, voir ce sac, ce charnier des valeurs dprcies, dans lequel passait tout le sale papier balay de la Bourse. Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint. Alors,jepuismonter,jesuiscertaindetrouvervotre frre ? Lesyeuxdujuifsadoucirent,exprimrentunesurprise inquite. Mon frre, mais certainement ! O voulez-vous quil soit ? 21 Trs bien, tout lheure ! EtSaccard,leslaissantsloigner,poursuivitsamarche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame-des-Victoires. Ce ctdelaplaceestundesplusfrquents,occuppardesfonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes dor flambaientsouslesoleil.Desstoresbattaientauxbalcons,toute unefamilledeprovincerestaitbante,lafentredunhtel meubl.Machinalement,ilavaitlevlatte,regardcesgens dont lahurissement le faisait sourire, en le rconfortant par cette pensequilyauraittoujours,danslesdpartements,des actionnaires.Derriresondos,laclameurdelaBourse,lebruit demarelointainecontinuait,lobsdait,ainsiquunemenace dengloutissement qui allait le rejoindre. Mais une nouvelle rencontre larrta. Comment,Jordan,vouslaBourse ? scria-t-il,en serrantlamaindungrandjeunehommebrun,auxpetites moustaches, lair dcid et volontaire. Jordan,dontlepre,unbanquierdeMarseille,stait autrefoissuicid,lasuitedespculationsdsastreuses,battait depuisdixanslepavdeParis,enragdelittrature,dansune luttebravecontrelamisrenoire.Undesescousins,install Plassans,oilconnaissaitlafamilledeSaccard,lavaitautrefois recommandcedernier,lorsquecelui-cirecevaittoutParis, dans son htel du parc Monceau. Oh ! la Bourse, jamais ! rpondit le jeune homme, avec ungesteviolent,commesilchassaitlesouvenirtragiquedeson pre. Puis, se remettant sourire : VoussavezquejemesuismariOui,avecunepetite amie denfance. On nous avait fiancs aux jours o jtais riche, et 22 ellesestenttevouloirquandmmedupauvrediablequeje suis devenu. Parfaitement, jai reu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vousquejaitenrapport,autrefois,avecvotrebeau-pre,M. Maugendre,lorsquilavaitsamanufacturedebches, la Villette. Il a d y gagner une jolie fortune. Cetteconversationavaitlieuprsdunbanc,etJordan linterrompit, pour prsenter un monsieur gros et court, laspect militaire,quisetrouvaitassis,etaveclequelilcausait,lorsdela rencontre. MonsieurlecapitaineChave,unoncledemafemme Mme Maugendre, ma belle-mre, est une Chave, de Marseille. Lecapitainestaitlev,etSaccardsalua.Celui-ci connaissaitdevuecettefigureapoplectique,aucouraidipar lusageducoldecrin,undecestypesdinfimesjoueursau comptant,quontaitcertainderencontrertouslesjoursl, duneheuretrois.Cestunjeudegagne-petit,ungainpresque assurdequinzevingtfrancs,quilfautraliserdanslamme Bourse. Jordanavaitajoutavecsonbonrire,expliquantsa prsence : Un boursier froce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant. Dame !ditsimplementlecapitaine,ilfautbienjouer, puisquelegouvernement,avecsapension,melaissecreverde faim. Ensuite,Saccard,quelejeunehommeintressaitparsa bravourevivre,luidemandasileschosesdelalittrature marchaient. Et Jordan, sgayant encore, raconta linstallation de son pauvre mnage un cinquime de lavenue de Clichy ; car les 23 Maugendre,quisedfiaientdunpote,croyantavoirbeaucoup faitenconsentantaumariage,navaientriendonn,sousle prtextequeleurfille,aprseux,auraitleurfortuneintacte, engraisse dconomies. Non, la littrature ne nourrissait pas son homme, il avait en projet un roman quil ne trouvait pas le temps dcrire,etiltaitentrforcmentdanslejournalisme,oil bclaittoutcequiconcernaitsontat,depuisdeschroniques, jusqudescomptesrendusdetribunauxetmmedesfaits divers. Eh bien ! dit Saccard, si je monte ma grande affaire, jaurai peut-tre besoin de vous. Venez donc me voir. Aprsavoirsalu,iltournaderrirelaBourse.L,enfin,la clameurlointaine,lesaboisdujeucessrent,nefurentplus quune rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De cect,lesmarchestaientgalementenvahiesdemonde ;mais lecabinetdesagentsdechange,dontonvoyaitlestentures rougesparleshautesfentres,isolaitduvacarmedelagrande sallelacolonnade,odesspculateurs,lesdlicats,lesriches, staientassiscommodmentlombre,quelques-unsseuls, dautrespar petits groupes, transformant en une sortedeclubce vastepristyleouvertaupleinciel.Ctaitunpeu,cederriredu monument,commelenversdunthtre,lentredesartistes, aveclarueloucheetrelativementtranquille,cetterueNotre-Dame-des-Victoires occupe toute par des marchands de vin, des cafs,desbrasseries,destavernes,grouillantduneclientle spciale,trangementmle.Lesenseignesindiquaientaussila vgtationmauvaise,pousseauborddugrandcloaquevoisin : des compagnies dassurances mal fames, des journaux financiers debrigandage,dessocits,desbanques,desagences,des comptoirs,lasrieentiredesmodestescoupe-gorge,installs dans des boutiques ou des entresols, larges comme la main. Sur lestrottoirs,aumilieudelachausse,partout,deshommes rdaient, attendaient, ainsi qu la corne dun bois. Saccardstaitarrtlintrieurdesgrilles,levantlesyeux surlaportequiconduitaucabinetdesagentsdechange,avecle 24 regardaigudunchefdarmeexaminantsoustoutessesfacesla placedontilveuttenterlassaut,lorsquungrandgaillard,qui sortait dune taverne, traversa la rue et vint sincliner trs bas. Ah !monsieurSaccard,navez-vousrienpourmoi ?Jai quittdfinitivementleCrditmobilier,jechercheune situation. Jantroutaitunancienprofesseur,venudeBordeaux Paris,lasuitedunehistoirerestelouche.Obligdequitter lUniversit,dclass,maisbeaugaron,avecsabarbenoireen ventailetsacalvitieprcoce,dailleurslettr,intelligentet aimable, il tait dbarqu la Bourse vers vingt-huit ans, sy tait tran et sali pendant dix annes comme remisier, en ny gagnant gurequelargentncessairesesvices.Et,aujourdhui,tout fait chauve, se dsolant ainsi quune fille dont les rides menacent legagne-pain,ilattendaittoujoursloccasionquidevaitlelancer au succs, la fortune. Saccard,levoirsihumble,serappela,avecamertume,le salutdeSabatani,chezChampeaux :dcidment,lestarsetles ratsseulsluirestaient.Maisilntaitpassansestimepour lintelligence vive de celui-ci, et il savait bien quon fait les troupes les plus braves avec les dsesprs, ceux qui osent tout, ayant tout gagner. Il se montra bon homme. Unesituation,rpta-t-il.Eh !apeutsetrouver.Venez me voir. Rue Saint-Lazare, maintenant, nest-ce pas ? Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. Ilscausrent.JantroutaittrsanimcontrelaBourse, rptant quil fallait tre un coquin pour y russir, avec la rancune dunhommequinavaitpaseulacoquineriechanceuse.Ctait fini,ilvoulaittenterautrechose,illuisemblaitque,grcesa cultureuniversitaire,saconnaissancedumonde,ilpouvaitse 25 faireunebelleplacedansladministration.Saccardlapprouvait dunhochementdette.Et,commeilstaientsortisdesgrilles, longeantletrottoirjusqularueBrongniart,tousdeux sintressrentuncoupsombre,dunattelagetrscorrect,qui taitarrtdanscetterue,lechevaltournverslarue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perch, demeurait duneimmobilitdepierre,ilsavaientremarququunettede femme,deuxreprises,paraissaitlaportireetdisparaissait, vivement. Tout dun coup, la tte se pencha, soublia, avec un long regard dimpatience en arrire, du ct de la Bourse. La baronne Sandorff , murmura Saccard. Ctaitunettebrunetrstrange,desyeuxnoirsbrlants sousdespaupiresmeurtries,unvisagedepassionlabouche saignante, et que gtait seulement un nez trop long. Elle semblait fortjolie,dunematuritprcocepoursesvingt-cinqans,avec son air de bacchante habille par les grands couturiers du rgne. Oui, labaronne, rpta Jantrou. Je lai connue,quandelle taitjeunefille,chezsonpre,lecomtedeLadricourt.Oh !un enragjoueur,etdunebrutalitrvoltante !Jallaisprendreses ordreschaquematin,ilafaillimebattreunjour.Jenelaipas pleur,celui-l,quandilestmortduncoupdesang,ruin,la suite dune srie de liquidations lamentables La petite alors a d se rsoudre pouser le baron Sandorff, conseiller lambassade dAutriche,quiavaittrente-cinqansdeplusquelle,etquelle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu. Je sais , dit simplement Saccard. Denouveau,lattedelabaronneavaitreplongdansle coup.Mais,presqueaussitt,ellereparut,plusardente,lecou tordu pour voir au loin, sur la place. Elle joue, nest-ce pas ? 26 Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir l, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fivreusement desnotessursoncarnet,donnantdesordresEt,tenez !ctait Massias quelle attendait : le voici qui la rejoint. Eneffet,Massiascouraitdetoutelavitessedesesjambes courtes,sacotelamain,etilslevirentquisaccoudaitla portireducoup,yplongeantlattesontour,engrande confrenceaveclabaronne.Puis,commeilsscartaientunpeu, pournepastresurprisdansleurespionnage,etcommele remisierrevenait,toujourscourant,ilslappelrent.Lui,dabord, jeta un regard de ct, sassurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite,ilsarrtanet,essouffl,sonvisagefleuricongestionn, gaiquandmme,avecsesgrosyeuxbleusdunelimpidit enfantine. Maisquest-cequilsont ?cria-t-il.VoilleSuezqui dgringole. On parle dune guerre avec lAngleterre. Une nouvelle quilesrvolutionne,etquivientonnesaitdoJevousle demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir invent a ?moinsqueanesesoitinventtoutseulEnfin,unvrai coup de chien. Jantrou cligna les yeux. La dame mord toujours ? Oh ! enrage ! Je porte ses ordres Nathansohn. Saccard, qui coutait, fit tout haut une rflexion. Tiens !cestvrai,onmaditqueNathansohntaitentr la coulisse. Un garon trs gentil, Nathansohn, dclara Jantrou, et qui mritederussir.NousavonstensembleauCrditmobilier Maisilarrivera,lui,carilestjuif.Sonpre,unAutrichien,est tabliBesanon,horloger,jecroisVoussavezquealapris 27 un jour, l-bas, au Crdit, en voyant comment a se maniganait. Il sest dit que ce ntait pas si malin, quil ny avait qu avoir une chambreetouvrirunguichet ;etilaouvertunguichetVous tes content, vous, Massias ? Oh !content !Vousyavezpass,vousavezraisondedire quil faut tre juif ; sans a, inutile de chercher comprendre, on ny a pas la main, cest ladveinenoire Quel sale mtier !Mais on y est, on y reste. Et puis, jai encore de bonnes jambes, jespre tout de mme. Et il repartit, courant et riant. On le disait fils dun magistrat de Lyon, frapp dindignit, tomb lui-mme la Bourse, aprs la disparition de son pre, nayant pas voulu continuer ses tudes de droit. SaccardetJantrou,petitspas,revinrentverslarue Brongniart ; et ils y retrouvrent le coup de la baronne ; mais les glaces taient leves, la voiture mystrieuse paraissait vide, tandis quelimmobilitducochersemblaitavoirgrandi,danscette attente qui se prolongeait souvent jusquau dernier cours. Elleestdiablementexcitante,repritbrutalementSaccard. Je comprends le vieux baron. Jantrou eut un sourire singulier. Oh ! le baron, il y a longtemps quil en a assez, je crois. Et il esttrsladre,dit-onAlors,voussavezavecquiellesestmise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ? Non. Avec Delcambre. Delcambre,leprocureurgnral !cegrandhommesec,si jaune, si rigide ! Ah ! je voudrais bien les voir ensemble ! 28 Ettousdeux,trsgays,trsallums,sesparrentavec unevigoureusepoignedemain,aprsqueluneutrappel lautre quil se permettrait daller le voir prochainement. Ds quil se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui dferlait avec lenttement du flux son retour. Il avait tourn le coin, il redescendait vers la rue Vivienne, par ce ctdelaplace,quelabsencedecafsrendsvre.Illongeala Chambredecommerce,lebureaudeposte,lesgrandesagences dannonces,deplusenplusassourdietenfivr,mesurequil revenaitdevantlafaadeprincipale ;et,quandilputenfilerle pristyle dun regard oblique, il fit une nouvelle pause, comme sil nevoulaitpasencoreacheverletourdelacolonnade,cettesorte dinvestissementpassionndontillenserrait.L,surcet largissementdupav,laviestalait,clatait :unflotde consommateursenvahissaitlescafs,laboutiqueduptissierne dsemplissaitpas,lestalagesattroupaientlafoule,celuidun orfvresurtout,flambantdegrossespicesdargenterie.Et,par lesquatreangles,lesquatrecarrefours,ilsemblaitquelefleuve desfiacresetdespitonsaugmentt,dansunenchevtrement inextricable ;tandisquelebureaudesomnibusaggravaitles embarrasetquelesvoituresdesremisiers,enligne,barraientle trottoir,presquedunboutlautredelagrille.Maissesyeux staientfixssurlesmarcheshautes,odesredingotes sgrenaient,aupleinsoleil.Puis,ilsremontrentversles colonnes,danslamassecompacte,ungrouillementnoir,peine clair par les taches ples des visages. Tous taient debout, on ne voyaitpasleschaises,lerondquefaisaitlacoulisse,assisesous lhorloge,nesedevinaitquunesortedebouillonnement,une furiedegestesetdeparolesdontlairfrmissait.Verslagauche, legroupedesbanquiersoccupsdesarbitrages,des oprationssurlechangeetsurleschquesanglais,restaitplus calme,sanscessetraversparlaqueuedemondequientrait, allantautlgraphe.Jusquesouslesgalerieslatrales,les spculateursdbordaient,scrasaient ;et,entrelescolonnes, appuys aux rampes de fer, il y en avait qui prsentaient le ventre ouledos,commechezeux,contreleveloursduneloge.La trpidation,legrondementdemachinesousvapeur,grandissait, 29 agitaitlaBourseentire,dansunvacillementdeflamme. Brusquement,ilreconnutleremisierMassiasquidescendaitles marchestoutesjambes,puisquisautadanssavoiture,dontle cocher lana le cheval au galop. Alors,Saccardsentitsespoingsseserrer.Violemment,il sarracha,iltournadanslarueVivienne,traversantlachausse, pour gagner le coin de la rue Feydeau, o se trouvait la maison de Busch. Il venaitdeserappeler la lettrerussequil avait se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, plant devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chausse, le salua ; etilreconnutGustaveSdille,lefilsdunfabricantdesoiedela ruedesJeneurs,quesonpreavaitplacchezMazaud,pour tudierlemcanismedesaffairesfinancires.Ilsourit paternellementcegrandgaronlgant,sedoutantbiendece quilfaisaitl,enfaction.LapapeterieConinfournissaitde carnetstoutelaBourse,depuisquelapetiteMme Coninyaidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arrire-boutique,soccupantdelafabrication,tandisquelle,toujours, allaitetvenait,servantaucomptoir,faisantlescoursesdehors. Elle tait grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton fris, avec des cheveuxdesoieple,trsgracieuse,trscline,etdune continuellegaiet.Elleaimaitbiensonmari,disait-on,cequine lempchaitpas,quandunboursierdelaclientleluiplaisait, dtretendre ;maispaspourdelargent,uniquementpourle plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, ce queracontaitlalgende.Entoutcas,lesheureuxquellefaisait devaientsemontrerdiscretsetreconnaissants,carellerestait adore,fte,sansunvilainbruitautourdelle.Etlapapeterie continuaitdeprosprer,ctaituncoindevraibonheur.En passant,SaccardaperutMme ConinquisouriaitGustave, traverslesvitres.Queljolipetitmouton !Ileneut unesensation dlicieuse de caresse. Enfin, il monta. Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquime tage,untroitlogementcomposdedeuxchambresetdune cuisine. N Nancy, de parents allemands, il tait dbarqu l de savillenatale,ilyavaitpeupeutendusoncercledaffaires, 30 duneextraordinairecomplication,sansprouverlebesoindun cabinetplusgrand,abandonnantsonfrreSigismondlapice surlarue,secontentantdelapetitepicesurlacour,oles paperasses, les dossiers, les paquets de toutes sortes sempilaient tellement,quelaplaceduneuniquechaise,contrelebureau,se trouvaitrserve.Unedesesgrossesaffairestaitbienletrafic surlesvaleursdprcies ;illescentralisait,ilservait dintermdiaireentrelapetiteBoursedes Piedshumides et lesbanqueroutiers,quiontdestrouscomblerdansleurbilan ; aussisuivait-illescours,achetantdirectementparfois,aliment surtoutparlesstocksquonluiapportait.Mais,outrelusureet tout un commerce cach sur les bijoux et les pierres prcieuses, il soccupaitparticulirementdelachatdescrances.Ctaitlce quiemplissaitsoncabinetenfairecraquerlesmurs,cequile lanaitdansParis,auxquatrecoins,flairant,guettant,avecdes intelligencesdanstouslesmondes.Dsquilapprenaitune faillite,ilaccourait,rdaitautourdusyndic,finissaitparacheter toutcedontonnepouvaitrientirerdebonimmdiatement.Il surveillaitlestudesdenotaire,attendaitlesouverturesde successionsdifficiles,assistaitauxadjudicationsdescrances dsespres.Lui-mmepubliaitdesannonces,attiraitles cranciersimpatientsquiaimaientmieuxtoucherquelquessous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs dbiteurs. Et,decessourcesmultiples,dupapierarrivait,devritables hottes, le tas sans cesse accru dun chiffonnier de la dette : billets impays,traitsinexcuts,reconnaissancesrestesvaines, engagements non tenus. Puis, l-dedans, commenait le triage, le coupdefourchettedanscetarlequingt,cequidemandaitun flair spcial, trs dlicat. Dans cette mer de cranciers disparus ou insolvables,ilfallaitfaireunchoix,pournepastropparpiller soneffort.Enprincipe,ilprofessaitquetoutecrance,mmela pluscompromise,peutredevenirbonne,etilavaitunesriede dossiersadmirablementclasss,auxquelscorrespondaitun rpertoiredesnoms,quilrelisaitdetempsautre,pour sentretenirlammoire.Mais,parmilesinsolvables,ilsuivait naturellement de plus prs ceux quil sentait avoir des chances de fortuneprochaine :sonenqutednudaitlesgens,pntraitles secrets des familles, prenait note des parents riches, des moyens 31 dexistence,desnouveauxemploissurtout,quipermettaientde lancerdesoppositions.Pendantdesannessouvent,illaissait ainsi mrir un homme, pour ltrangler au premier succs. Quant auxdbiteursdisparus,ilslepassionnaientplusencore,le jetaientdansunefivrederecherchescontinuelles,lilsurles enseignesetsurlesnomsquelesjournauximprimaient,qutant lesadressescommeunchienqutelegibier.Et,dsquilles tenait,lesdisparusetlesinsolvables,ildevenaitfroce,les mangeait de frais, les vidait jusquau sang, tirant cent francs de ce quil avait pay dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur,forcdegagneravecceuxquilempoignaitcequil prtendaitperdresurceuxquiluifilaiententrelesdoigts,ainsi quune fume. Danscettechasseauxdbiteurs,laMchaintaitunedes aides que Busch aimait le mieux employer ; car, sil devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs ses ordres, il vivait dans la dfiancedecepersonnel,malfametaffam ;tandisquela Mchainavaitpignonsurrue,possdaitderrirelabutte Montmartretouteunecit,laCitdeNaples,unvasteterrain plantdehuttesbranlantesquellelouaitaumois :uncoin dpouvantablemisre,desmeurt-de-faimentasdanslordure, destrouspourceauquonsedisputaitetdontellebalayaitsans piti les locataires avec leur fumier, ds quils ne payaient plus. Ce qui la dvorait, ce qui lui mangeait les bnfices de sa cit, ctait sapassionmalheureusedujeu.Etelleavaitaussilegotdes plaiesdargent,desruines,desincendies,aumilieudesquelson peutvolerdesbijouxfondus.LorsqueBuschlachargeaitdun renseignementprendre,dundbiteurdloger,elleymettait parfoisdusien,sedpensait,pourleplaisir.Ellesedisaitveuve, maispersonnenavaitconnusonmari.Ellevenaitonnesavait do,etelleparaissaitavoireutoujourscinquanteans, dbordante, avec sa mince voix de petite fille. Cejour-l,dsquelaMchainsetrouvaassisesurlunique chaise,lecabinetfutplein,commebouchparcedernierpaquet dechair,tombcetteplace.Devantsonbureau,Busch, 32 prisonnier,semblaitenfoui,nelaissantmergerquesatte carre, au-dessus de la mer des dossiers. Voici,dit-elleenvidantsonvieuxsacdelnormetasde papiersquilegonflait,voicicequeFayeuxmenvoiede Vendme Il a tout achet pour vous, dans cette faillite Charpier que vous maviez dit de lui signaler Cent dix francs. Fayeux,quelleappelaitsoncousin,venaitdinstallerl-bas unbureaudereceveurderentes.Ilavaitpourngoceavoude toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dpositaire de ces coupons et de largent, il jouait frntiquement. anevautpasgrand-chose,laprovince,murmuraBusch, mais on y fait des trouvailles tout de mme. Ilflairaitlespapiers,lestriaitdjdunemainexperte,les classaitengrosdaprsunepremireestimation,lodeur.Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue dsappointe. Hum !ilnyapasgras,rienmordre.Heureusementque a na pas cot cher Voici des billets Encore des billets Si ce sontdesjeunesgens,etsilssontvenusParis,nousles rattraperons peut-tre Mais il eut une lgre exclamation de surprise. Tiens ! quest-ce que cest que a ? Ilvenaitdelire,aubasdunefeuilledepapiertimbr,la signatureducomtedeBeauvilliers,etlafeuilleneportaitque trois lignes, dune grosse criture snile : Je mengage payer la somme de dix mille francs mademoiselle Lonie Cron, le jour de sa majorit. LecomtedeBeauvilliers,reprit-illentement,rflchissant touthaut,oui,ilaeudesfermes,toutundomaine,ductde VendmeIlestmortdunaccidentdechasse,ilalaissune 33 femmeetdeuxenfantsdanslagne.Jaieudesbilletsautrefois, quilsontpaysdifficilementUnfarceur,unpasgrand-chose Toutduncoup,ilclatadungrosrire,reconstruisant lhistoire. Ah !levieuxfilou,cestluiquiafichudedanslapetite ! Ellenevoulaitpas,etillauradcideaveccechiffondepapier, quitaitlgalementsansvaleur.Puis,ilestmortVoyons,cest dat de 1854, il y a dix ans. La fille doit tre majeure, que diable ! Commentcettereconnaissancepouvait-ellesetrouverentreles mainsdeCharpier ?Unmarchanddegrains,ceCharpier,qui prtaitlapetitesemaine.Sansdoutelafilleluialaissaen dptpourquelquescus ;oubienpeut-trestait-ilchargdu recouvrement Mais,interrompitlaMchain,cesttrsbon,a,unvrai coup ! Busch haussa ddaigneusement les paules. Eh !non,jevousdisquendroitanevautrienQueje prsente a aux hritiers, et ils peuvent menvoyer promener, car ilfaudraitfairelapreuvequelargentestrellementd Seulement,sinousretrouvonslafille,jesprelesamenertre gentilsetsentendreavecnous,pourviteruntapage dsagrableComprenez-vous ?cherchezcetteLonieCron, crivezFayeuxpourquilnousladnichel-bas.Ensuite,nous verrons rire. Ilavaitfaitdespapiersdeuxtasquilsepromettait dexaminerfond,quandilseraitseul,etilrestaitimmobile,les mains ouvertes, une sur chaque tas. Aprs un silence, la Mchain reprit : 34 JemesuisoccupedesbilletsJordanJaibiencruque javaisretrouvnotrehomme.Ilatemployquelquepart,il critmaintenantdanslesjournaux.Maisonvousreoitsimal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois quil ne signe pas ses articles de son vrai nom. Sans une parole, Busch avait allong le bras pour prendre, saplacealphabtique,ledossierJordan.Ctaientsixbilletsde cinquante francs, dats de cinq annes dj et chelonns de mois enmois,unesommetotaledetroiscentsfrancs,quelejeune homme avait souscrite un tailleur, aux jours de misre. Impays leurprsentation,lesbilletsstaientgrossisdefraisnormes, et le dossier dbordait dune formidable procdure. cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes. Sicestungarondavenir,murmuraBusch,nousle pincerons toujours. Puis,uneliaisondidessefaisantsansdouteenlui,il scria : Et dites donc, laffaire Sicardot, nous labandonnons ? LaMchainlevaaucielsesgrosbrasplors.Toutesa monstrueuse personne en eut un remous de dsespoir. Ah !SeigneurDieu !gmit-elledesavoixdeflte,jy laisserai ma peau ! Laffaire Sicardot tait toute une histoire romanesque quelle aimait conter. Une petite-cousine elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive dune sur de son pre, avait t prise seize ans, un soir, surlesmarchesdelescalier,dansunemaisondelaruedela Harpe,oelleetsamreoccupaientunpetitlogement,au sixime. Le pis tait que le monsieur, un homme mari, dbarqu depuishuitjourspeine,avecsafemme,dansunechambreque sous-louait une dame du second, stait montr si amoureux, que lapauvreRosalie,renversedunemaintroppromptecontre 35 langle dune marche, avait eu lpaule dmise. De l, juste colre delamre,quiavaitfaillifaireunesclandreaffreux,malgrles larmes de la petite, avouant quelle avait bien voulu, que ctait un accidentetquelleauraittropdepeine,silonenvoyaitle monsieurenprison.Alors,lamre,setaisant,staitcontente dexigerdecelui-ciunesommedesixcentsfrancs,rpartieen douze billets, cinquante francs par mois, pendant une anne ; et il nyavaitpaseudemarchvilain,ctaitmmemodeste,carsa fille, qui finissait son apprentissage de couturire, ne gagnait plus rien,malade,aulit,cotantgros,simalsoignedailleurs,que, lesmusclesdesonbrasstantrtracts,elledevenaitinfirme. Avantlafindupremiermois,lemonsieuravaitdisparu,sans laissersonadresse.Etlesmalheurscontinuaient,tapaientdru commegrle :Rosalieaccouchaitdungaron,perdaitsamre, tombaitunesalevie,unemisrenoire.chouelaCitde Naples,chezsapetite-cousine,elleavaittranlesruesjusqu vingt-sixans,nepouvantseservirdesonbras,vendantparfois descitronsauxHalles,disparaissantpendantdessemainesavec deshommes,quilarenvoyaientivreetbleuedecoups.Enfin, lannedauparavant, elle avaiteu la chancede crever,dessuites dune borde plus aventureuse que les autres. Et la Mchain avait dgarderlenfant,Victor ;etilnerestaitdetoutecetteaventure quelesdouzebilletsimpays,signsSicardot.Onnavaitjamais pu en savoir davantage : le monsieur sappelait Sicardot. Dunnouveaugeste,BuschpritledossierSicardot,une mincechemisedepapiergris.Aucunfraisnavaittfait,ilny avait l que les douze billets. Encore si Victor tait gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant pouvantable Ah ! cestdurdefairedeshritagespareils,ungaminquifinirasur lchafaud,etcesmorceauxdepapierdontjamaisjenetirerai rien ! Buschtenaitsesgrosyeuxplesobstinmentfixssurles billets.Quedefoisillesavaittudisainsi,esprant,dansun dtail inaperu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du 36 papiertimbr,dcouvrirunindice !Ilprtendaitquecette criture pointue et fine ne devait pas lui tre inconnue. Cestcurieux,rpta-t-ilunefoisencore,jaicertainement vu dj des a et des o pareils, si allongs, quils ressemblent des i. Justecemoment,onfrappa ;etilprialaMchain dallongerlamainpourouvrir ;carlapicedonnaitdirectement surlescalier.Ilfallaitlatraversersilonvoulaitgagnerlautre, celle qui avait vue sur la rue. Quant la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de lautre ct du palier. Entrez, monsieur. Et ce fut Saccard qui entra. Ilsouriait,gay intrieurement parlaplaquedecuivre,vissesurlaporteetportantengrosses lettres noires le mot : Contentieux. Ah !oui,monsieurSaccard,vousvenezpourcette traductionMonfrreestl,danslautrepiceEntrez,entrez donc. MaislaMchainbouchaitabsolumentlepassage,etelle dvisageait le nouveau venu, lair de plus en plus surpris. Il fallut toute une manuvre : lui recula dans lescalier, elle-mmesortit, seffaant sur le palier, de faon quil pt entrer et gagner enfin la chambrevoisine,oildisparut.Pendantcesmouvements compliqus, elle ne lavait pas quitt des yeux. Oh !souffla-t-elle,oppresse,ceM. Saccard,jenelavais jamais tant vu Victor est tout son portrait. Busch,sanscomprendredabord,laregardait.Puis,une brusque illumination se fit, il eut un juron touff. Tonnerre de Dieu ! cest a, je savais bien que javais vu a quelque part ! 37 Et,cettefois,ilseleva,bouleversalesdossiers,finitpar trouver une lettre que Saccard lui avait crite, lanne prcdente, pourluidemanderdutempsenfaveurdunedameinsolvable. Vivement,ilcomparalcrituredesbilletscelledecettelettre : ctaient bien les mmes a et les mmes o, devenus avec le temps plusaigusencore ;etilyavaitaussiuneidentitdemajuscules vidente. Cest lui, cest lui, rptait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? Mais,danssammoire,unehistoireconfusesveillait,le passdeSaccard,quunagentdaffaires,nommLarsonneau, millionnaire aujourdhui, lui avait cont : Saccard tombant Paris aulendemainducoupdtat,venantexploiterlapuissance naissante de son frre Rougon, et dabord sa misre dans les rues noires de lancien quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, la faveur dun louche mariage, quand il avait eu la chance denterrer safemme.Ctaitlorsdecesdbutsdifficilesquilavaitchang sonnomdeRougoncontreceluideSaccard,entransformant simplementlenomdecettepremirefemme,quisenommait Sicardot. Oui,oui,Sicardot,jemesouviensparfaitement,murmura Busch.Ilaeulefrontdesignerlesbilletsdunomdesafemme. Sansdoutelemnageavaitdonncenom,endescendantruede laHarpe.Etpuis,lebougreprenaittoutessortesdeprcautions, devait dmnager la moindre alerte Ah ! il ne guettait pas que lescus,ilculbutaitaussilesgaminesdanslesescaliers !Cest bte, a finira par lui jouer un vilain tour. Chut !chut !repritlaMchain.Nousletenons,etonpeut biendirequilyaunbonDieu.Enfin,jevasdonctre rcompensedetoutcequejaifaitpourcepauvrepetitVictor, quejaimebientoutdemme,allez !quoiquilsoit indcrottable. 38 Ellerayonnait,sesyeuxmincesptillaientdanslagraisse fondante de son visage. MaisBusch,aprslecoupdefivredecettesolution, longtemps cherche, que le hasard lui apportait, se refroidissait larflexion,hochaitlatte.SansdouteSaccard,bienqueruin pourlemoment,taitencorebontondre.Onpouvaittomber surunpremoinsavantageux.Seulement,ilneselaisseraitpas ennuyer,ilavaitladentterrible.Etpuis,quoi ?ilnesavait certainementpaslui-mmequilavaitunfils,ilpourraitnier, malgrcetteressemblanceextraordinairequistupfiaitla Mchain. Du reste, il tait une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son pass personne, de sorte que, mme sil acceptait le petit, aucune peur, aucune menace ntait exploiter contre lui. Quant ne tirer de sa paternit que les six cents francs des billets, ctaitenvrittropmisrable,anevalaitpaslapeinedavoir tsimiraculeusementaidparlehasard.Non,non !ilfallait rflchir,nourrira,trouverlemoyendecouperlamoissonen pleine maturit. Nenouspressonspas,conclutBusch.Dailleurs,ilestpar terre, laissons-lui le temps de se relever. Et, avant de congdier la Mchain, il acheva dexaminer avec ellelesmenuesaffairesdontelletaitcharge,unejeunefemme quiavaitengagsesbijouxpourunamant,ungendredontla dette serait paye par sa belle-mre, sa matresse, si lon savait sy prendre,enfinlesvaritslesplusdlicatesdurecouvrementsi complexe et si difficile des crances. Saccard,enentrantdanslachambrevoisine,taitrest quelquessecondesblouiparlaclartblanchedelafentre,aux vitresensoleilles, sansrideaux.Cette pice, tapisse dun papier plefleurettesbleues,taitnue :simplementunpetitlitdefer dansuncoin,unetabledesapinaumilieu,etdeuxchaisesde paille.Lelongdelacloisondegauche,desplanchespeine rabotesservaientdebibliothque,chargesdelivres,de brochures,dejournaux,depapiersdetoutessortes.Maisla 39 grandelumireduciel,ceshauteurs,mettaitdanscettenudit comme une gaiet de jeunesse, un rire de fracheur ingnue. Et le frredeBusch,Sigismond,ungarondetrente-cinqans, imberbe, aux cheveux chtains, longs et rares, se trouvait l, assis devantlatable,sonvastefrontbossudanssamaigremain,si absorbparlalecturedunmanuscrit,quilnetournapointla tte, nayant pas entendu la porte souvrir. Ctaituneintelligence,ceSigismond,levdansles universitsallemandes,qui,outrelefranais,salangue maternelle,parlaitlallemand,langlaisetlerusse.En1849, Cologne,ilavaitconnuKarlMarx,taitdevenulerdacteurle plus aim de sa Nouvelle Gazette rhnane ; et, ds ce moment, sa religionstaitfixe,ilprofessaitlesocialismeavecunefoi ardente,ayantfaitledondesapersonneentirelidedune prochainernovationsociale,quidevaitassurerlebonheurdes pauvresetdeshumbles.Depuisquesonmatre,banni dAllemagne,forcdesexilerdeParislasuitedesjournesde Juin,vivaitLondres,crivait,sefforaitdorganiserleparti,lui vgtait de son ct, dans ses rves, tellement insoucieux de sa vie matrielle,quilseraitsrementmortdefaim,sisonfrrene lavait recueilli, rue Feydeau, prs de la Bourse, en lui donnant la pensedutilisersaconnaissancedeslanguespourstablir traducteur.Cefrreanadoraitsoncadet,dunepassion maternelle,loupfroceauxdbiteurs,trscapabledevolerdix sousdanslesangdunhomme,maistoutdesuiteattendriaux larmes,dunetendressepassionneetminutieusedefemme,ds quil sagissait de ce grand garon distrait, rest enfant. Il lui avait donn la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menaitleurtrangemnage,balayant,faisantleslits,soccupant de la nourriture quun petit restaurant du voisinage montait deux foisparjour.Lui,siactif,lattebourredemilleaffaires,le tolraitoisif,carlestraductionsnemarchaientpas,entravesde travaux personnels ; et il lui dfendait mme de travailler, inquiet dune petite toux mauvaise ; et, malgr son dur amour de largent, sacupiditassassinequimettaitdanslaconqutedelargent lunique raison de vivre, il souriait indulgemment des thories du 40 rvolutionnaire,illuiabandonnaitlecapitalcommeunjoujou un gamin, quitte le lui voir briser. Sigismond, de son ct, ne savait mme pas ce que son frre faisaitdanslapicevoisine.Ilignoraittoutdeceteffroyable ngocesurlesvaleursdclassesetsurlachatdescrances,il vivaitplushaut,dansunsongesouveraindejustice.Lidede charit le blessait, le jetait hors de lui : la charit, ctait laumne, lingalit consacre par la bont ; et il nadmettait que la justice, lesdroitsdechacunreconquis,possenimmuablesprincipesde lanouvelleorganisationsociale.Aussi,lasuitedeKarlMarx, aveclequeliltaitencontinuellecorrespondance,puisait-ilses jourstudiercetteorganisation,modifiant,amliorantsans cessesurlepapierlasocitdedemain,couvrantdechiffres dimmenses pages, basant sur la science lchafaudage compliqu deluniverselbonheur.Ilretiraitlecapitalauxunspourle rpartirentretouslesautres,ilremuaitlesmilliards,dplaait duntraitdeplumelafortunedumonde ;etcela,danscette chambrenue,sansuneautrepassionquesonrve,sansun besoindejouissancesatisfaire,dunefrugalittelle,queson frredevaitsefcherpourquilbtduvinetmangetdela viande.Ilvoulaitqueletravaildetouthomme,mesurselonses forces,assurtlecontentementdesesapptits :lui,setuaitla besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exalt dans ltude, dgag delaviematrielle,trsdouxettrspur.Depuisledernier automne,iltoussaitdeplusenplus,laphtisielenvahissait,sans quil daignt mme sen apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et stonna, bien quil connt le visiteur. Cest pour une lettre traduire. Lasurprisedujeunehommeaugmentait,carilavait dcouraglesclients,lesbanquiers,lesspculateurs,lesagents dechange,toutcemondedelaBourse,quireoit, particulirementdAngleterreetdAllemagne,une 41 correspondancenombreuse,descirculaires,desstatutsde socit. Oui,unelettreenlanguerusse.Oh !dixlignes seulement. Alors,iltenditlamain,lerussetantrestsaspcialit,lui seulletraduisantcouramment,aumilieudesautrestraducteurs duquartier,quivivaientdelallemandetdelanglais.Lararet des documents russes, sur le march de Paris, expliquait ses longs chmages. Touthaut,illutlalettre,enfranais.Ctait,entrois phrases, une rponse favorable dun banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. Ah ! merci , scria Saccard, qui parut enchant. EtilpriaSigismonddcrirelesquelqueslignesdela traductionaureversdelalettre.Maiscelui-cifutprisdun terribleaccsdetoux,quiltouffadanssonmouchoir,pourne pas dranger son frre, qui accourait, ds quil lentendait tousser ainsi.Puis,lacrisepasse,ilseleva,allaouvrirlafentretoute grande,touffant,voulantrespirerlair.Saccard,quilavait suivi, jeta un coup dil dehors, eut une lgre exclamation. Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! quelle est drle, dici ! Jamais, en effet, il ne lavait vue sous un si singulier aspect, voldoiseau,aveclesquatrevastespentesdezincdesatoiture, extraordinairement dveloppes, hrisses dune fortde tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles des lances gigantesquesmenaantleciel.Etlemonumentlui-mmentait plusquuncubedepierre,strirgulirementparlescolonnes, un cube dun grissale, nu etlaid, plant dundrapeau enloques. Mais, surtout, les marches et le pristyle ltonnaient, piquets de fourmisnoires,touteunefourmilireenrvolution,sagitant,se 42 donnant un mouvement norme, quon ne sexpliquait plus, de si haut, et quon prenait en piti. Commearapetisse !reprit-il.Ondiraitquonvatousles prendre dans la main, dune poigne. Puis,connaissantlesidesdesoninterlocuteur,ilajoutaen riant : Quand balayez-vous tout a, dun coup de pied ? Sigismond haussa les paules. quoi bon ? vous vous dmolissez bien vous-mmes. Et,peupeu,ilsanima,ildbordadusujetdontiltait plein. Un besoin de proslytisme le lanait, au moindre mot, dans lexposition de son systme. Oui,oui,voustravaillezpournous,sansvousendouter Vousteslquelquesusurpateurs,quiexpropriezlamassedu peuple,etquandvousserezgorgs,nousnauronsquvous exproprier notre tour Tout accaparement, toute centralisation conduitaucollectivisme.Vousnousdonnezuneleonpratique, de mme que les grandes proprits absorbant les lopins de terre, lesgrandsproducteursdvorantlesouvriersenchambre,les grandesmaisonsdecrditetlesgrandsmagasinstuanttoute concurrence,sengraissantdelaruinedespetitesbanquesetdes petitesboutiques,sontunacheminementlent,maiscertain,vers lenouveltatsocialNousattendonsquetoutcraque,quele modedeproductionactuelleaitaboutiaumalaiseintolrablede sesderniresconsquences.Alors,lesbourgeoisetlespaysans eux-mmes nous aideront. Saccard,intress,leregardaitavecunevagueinquitude, bien quil le prt pour un fou. 43 Maisenfin,expliquez-moi,quest-cequecestquevotre collectivisme ? Lecollectivisme,cestlatransformationdescapitaux privs,vivantdesluttesdelaconcurrence,enuncapitalsocial unitaire, exploit par le travail de tous Imaginez une socit o les instruments de la production sont la proprit de tous, o tout lemondetravailleselonsonintelligenceetsavigueur,etoles produits de cette coopration sociale sont distribus chacun, au proratadesoneffort.Riennestplussimple,nest-cepas ?une production commune dans les usines, les chantiers, les ateliers de lanation ;puis,unchange,unpayementennature.Silyaun surcrot de production, on le met dans des entrepts publics, do ilestreprispourcomblerlesdficitsquipeuventseproduire. CestunebalancefaireEtcela,commeduncoupdehache, abatlarbrepourri.Plusdeconcurrence,plusdecapitalpriv, doncplusdaffairesdaucunesorte,nicommerce,nimarchs,ni Bourses.Lidedegainnaplusaucunsens.Lessourcesdela spculation, des rentes gagnes sans travail, sont taries. Oh ! oh ! interrompit Saccard, a changerait diablement les habitudesdebiendumonde !Maisceuxquiontdesrentes aujourdhui,quenfaites-vous ?Ainsi,Gundermann,vouslui prenez son milliard ? Nullement,nousnesommespasdesvoleurs.Nouslui rachterionssonmilliard,toutessesvaleurs,sestitresderente, par des bons de jouissance, diviss en annuits. Et vous imaginez-vouscecapitalimmenseremplacainsiparunerichesse suffocantedemoyensdeconsommation :enmoinsdecent annes,lesdescendantsdevotreGundermannseraientrduits, comme les autres citoyens, au travail personnel ; car les annuits finiraientbienparspuiser,etilsnauraientpucapitaliserleurs conomies forces, le trop-plein de cet crasement de provisions, en admettant mme quon conserve intact le droit dhritage Je vousdisquecelabalayeduncoup,nonseulementlesaffaires individuelles,lessocitsdactionnaires,lesassociationsde capitauxprivs,maisencoretouteslessourcesindirectesde 44 rentes, tous les systmes de crdit, prts, loyers, fermages Il ny aplus,commemesuredelavaleur,queletravail.Lesalairese trouve naturellement supprim, ntant pas, dans ltat capitaliste actuel,quivalentauproduitexactdutravail,puisquilne reprsentejamaisquecequieststrictementncessaireau travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnatre que ltatactuelestseulcoupable,quelepatronleplushonnteest bienforcdesuivreladureloidelaconcurrence,dexploiterses ouvriers,silveutvivre.Cestnotresystmesocialentier dtruireAh !Gundermanntouffantsouslaccablementdeses bons de jouissance ! les hritiers de Gundermann narrivant pas toutmanger,obligsdedonnerauxautresetdereprendrela pioche ou loutil, comme les camarades ! EtSigismondclatadunbonriredenfantenrcration, toujoursdeboutprsdelafentre,lesregardssurlaBourse,o grouillaitlanoirefourmiliredujeu.Desrougeursardentes montaientsespommettes,ilnavaitdautreamusementquede simaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain. Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rveur veill disait vrai, pourtant ? sil avait devin lavenir ? Il expliquait des choses qui semblaient trs claires et senses. Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout a narrivera pas lanne prochaine. Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommesdanslapriodetransitoire,lapriodedagitation.Peut-treyaura-t-ildesviolencesrvolutionnaires,ellessontsouvent invitables.Maislesexagrations,lesemportementssont passagersOh !jenemedissimulepaslesgrandesdifficults immdiates.Toutcetavenirrvsembleimpossible,onnarrive pasdonnerauxgensuneideraisonnabledecettesocit future,cettesocitdejustetravail,dontlesmursserontsi diffrentesdesntres.Cestcommeunautremondedansune autre plante Et puis, il faut bien le confesser : la rorganisation nestpasprte,nouscherchonsencore.Moi,quinedorsplus 45 gure, jy puise mes nuits. Par exemple, il est certain quon peut nous dire : Si les choses sont ce quelles sont, cest que la logique desfaitshumainslesafaitesainsi.Dslors,quellabeurpour ramener le fleuve sa source et le diriger dans une autre valle ! Certainement,ltatsocialactueladsaprospritsculaireau principeindividualiste,quelmulation,lintrtpersonnelrend dunefconditdeproductionsanscesserenouvele.Le collectivismearrivera-t-iljamaiscettefcondit,etparquel moyenactiverlafonctionproductivedutravailleur,quandlide degainseradtruite ?Lest,pourmoi,ledoute,langoisse,le terrainfaibleoilfautquenousnousbattions,sinousvoulons quelavictoiredusocialismesydcideunjourMaisnous vaincrons,parcequenoussommeslajustice.Tenez !vousvoyez ce monument devant vous Vous le voyez ? La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui, je la vois ! Ehbien !ceseraitbtedelafairesauter,parcequonla rebtiraitailleursSeulement,jevousprdisquellesautera delle-mme,quandltatlauraexproprie,devenulogiquement luniqueetuniversellebanquedelanation ;et,quisait ?elle serviraalorsdentreptpublicnosrichessestropgrandes,un desgreniersdabondanceonospetits-filstrouverontleluxede leurs jours de fte ! Dungestelarge,Sigismondouvraitcetavenirdebonheur gnral et moyen. Et il stait tellement exalt, quun nouvel accs de toux le secoua, revenu sa table, les coudes parmi ses papiers, latteentrelesmains,pourtoufferlerledchirdesagorge. Mais,cettefois,ilnesecalmaitpas.Brusquement,laporte souvrit,Buschaccourut,ayantcongdilaMchain,lair boulevers, souffrant lui-mme de cette toux abominable. Tout de suite,ilstaitpench,avaitprissonfrredanssesgrandsbras, comme un enfant dont on berce la douleur. Voyons,monpetit,quest-cequetuasencore, ttrangler ?Tusais,jeveuxquetufassesvenirunmdecin.Ce nest pas raisonnable Tu auras trop caus, cest sr. 46 Et il regardait dun il oblique Saccard, rest au milieu de la pice, dcidment bouscul par ce quil venait dentendre, dans la bouchedecegranddiable,sipassionnetsimalade,quidesa fentre,l-haut,devaitjeterunsortsurlaBourse,avecses histoires de tout balayer pour tout reconstruire. Merci,jevouslaisse,ditlevisiteur,ayanthtedtre dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les dix lignes de traduction Jen attends dautres, nous rglerons le tout ensemble. Mais, la crise tant finie, Busch le retint un instant encore. propos,ladamequitaitltoutlheure,vousaconnu autrefois, oh ! il y a longtemps. Ah ! o donc ? Rue de la Harpe, en 52. Si matre quil ft de lui, Saccard devint ple. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce ntait point quil se rappelt, cette minute, la gamineculbutedanslescalier :ilnelavaitmmepassue enceinte,ilignoraitlexistencedelenfant.Maislerappeldes misrablesannesdesesdbutsluitaittoujourstrs dsagrable. Rue de la Harpe, oh ! je ny ai habit que huit jours, lors de monarriveParis,letempsdechercherunlogementAu revoir ! Aurevoir ! accentuaBusch,quisetrompa,voyantun aveudanscetembarras,etquidjcherchaitdequellefaon large il exploiterait laventure. Denouveaudanslarue,Saccardretournamachinalement verslaplacedelaBourse.Iltaittoutfrissonnant,ilneregarda mme pas la petite Mme Conin, dont la jolie figure blonde souriait, 47 laportedela papeterie. Surlaplace, lagitationavait grandi, la clameurdujeuvenaitbattrelestrottoirsgrouillantdemonde, aveclaviolencedbridedunemarehaute.Ctaitlecoupde gueuledetroisheuresmoinsunquart,labatailledesderniers cours,lenragementsavoirquiseniraitlesmainspleines.Et, deboutlangledelaruedelaBourse,enfacedupristyle,il croyaitreconnatre,danslabousculadeconfuse,sousles colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les deux aux prises ; tandis quil simaginait entendre, sortie du fond de la grandesalle,lavoixaigudelagentdechangeMazaud,que couvraientparmomentslesclatsdeNathansohn,assissous lhorloge,lacoulisse.Maisunevoiture,quirasaitleruisseau, faillit lclabousser. Massias sauta, avant mme que le cocher et arrt, monta les marches dun bond, apportant hors dhaleine le dernier ordre dun client. Et lui, toujours immobile et debout, les yeux sur la mle, l-haut, remchait sa vie, hant par le souvenir de ses dbuts, que la questiondeBuschvenaitderveiller.Ilserappelaitlaruedela Harpe,puislarueSaint-Jacques,oilavaittransesbottes culesdaventurierconqurant,dbarquParispourle soumettre ;etunefureurlereprenait,lidequilnelavaitpas soumisencore,quiltaitdenouveausurlepav,guettantla fortune,inassouvi,torturdunefaimdejouissancetelle,que jamaisilnenavaitsouffertdavantage.CefoudeSigismondle disait, avec raison : le travail ne peut faire vivre, les misrables et lesimbcilestravaillentseuls,pourengraisserlesautres.Ilny avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne dun coup lebien-tre,leluxe,lavielarge,lavietoutentire.Sicevieux monde social devait crouler un jour, est-ce quun homme comme lui nallaitpas encore trouver letempset la place de comblerses dsirs, avant leffondrement ? Maisunpassantlecoudoya,quineseretournammepas poursexcuser.IlreconnutGundermannfaisantsapetite promenadedesant,illeregardaentrerchezunconfiseur,do ce roi de lor rapportait parfois une bote de bonbons dun franc sespetites-filles.Etcecoupdecoude,cetteminute,dansla 48 fivredontlaccsmontaitenlui,depuisquiltournaitainsi autour de la Bourse, fut comme le cinglement, la pousse dernire quiledcida.Ilavaitachevdenserrerlaplace,ildonnerait lassaut. Ctait le serment dune lutte sans merci : il ne quitterait pas la France, ilbraveraitson frre, il jouerait lapartie suprme, unebatailledeterribleaudace,quiluimettraitParissousles talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins casss. Jusqulafermeture,Saccardsentta,deboutsonposte dobservationetdemenace.Ilregardalepristylesevider,les marchessecouvrirdelalentedbandadedetoutcemonde chauffetlas.Autourdelui,lencombrementdupavetdes trottoirs continuait, un flot ininterrompu de gens, lternelle foule exploiter,lesactionnairesdedemain,quinepouvaientpasser devant cette grande loterie de la spculation, sans tourner la tte, dansledsiretlacraintedecequisefaisaitl,cemystredes oprationsfinancires,dautantplusattirantpourlescervelles franaises, que trs peu dentre elles le pntrent. 49 II Aprssadernireetdsastreuseaffairedeterrains,lorsque SaccarddutquittersonpalaisduparcMonceau,quil abandonnaitsescranciers,pourviterunecatastropheplus grande,sonidefutdaborddeserfugierchezsonfilsMaxime. Celui-ci,depuislamortdesafemme,quidormaitdansunpetit cimetiredelaLombardie,occupaitseulunhteldelavenuede lImpratrice,oilavaitorganissavieavecunsageetfroce gosme ; il ymangeait la fortune de lamorte, sans une faute, en garondefaiblesantqueleviceavaitprcocementmri ;et, dunevoixnette,ilrefusasonpredeleprendrechezlui,pour continuer vivre tous deux en bon accord, expliquait-il de son air souriant et avis. Dslors,Saccardsongeauneautreretraite.Ilallaitlouer unepetitemaisonPassy,unasilebourgeoisdecommerant retir,lorsquilsesouvintquelerez-de-chausseetlepremier tagedelhteldOrviedo,rueSaint-Lazare,ntaienttoujours pasoccups,portesetfentrescloses.LaprincessedOrviedo, installedanstroischambresdusecond,depuislamortdeson mari,navaitpasmmefaitmettredcriteaulaportecochre, que les herbes envahissaient. Une porte basse, lautre bout de la faade,menaitaudeuximetage,parunescalierdeservice.Et, souvent,enrapportdaffairesaveclaprincesse,danslesvisites quil lui rendait, il stait tonn de la ngligence quelle apportait tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tte, elle avait sur les choses de largent des ides elle. Pourtant, lorsquil se prsenta pour louer en son nom, elle consentit tout de suite,elleluicda,moyennantunloyerdrisoirededixmille francs,cerez-de-chausseetcepremiertagesomptueux, dinstallation princire, qui en valait certainement le double. 50 OnsesouvenaitdufasteaffichparleprincedOrviedo. Ctait dans le coup de fivre de son immense fortune financire, lorsquil tait venu dEspagne, dbarquant Paris au milieu dune pluiedemillions,quilavaitachetetfaitrparercethtel,en attendantlepalaisdemarbreetdordontilrvaitdtonnerle monde.Laconstructiondataitdusicledernier,unedeces maisonsdeplaisance,btiesaumilieudevastesjardinspardes seigneursgalants ;mais,dmolieenpartie,rebtiedansdeplus svresproportions,ellenavaitgard,desonparcdautrefois, quunelargecourbordedcuriesetderemises,quelarue projete du Cardinal-Fesch allait srement emporter. Le prince la tenaitdelasuccessiondunedemoiselleSaint-Germain,dontla propritstendait jadis jusqu la rue des Trois-Frres, lancien prolongement de la rue Taitbout. Dailleurs, lhtel avait conserv sonentresurlarueSaint-Lazare,ctecteavecunegrande btissedelammepoque,laFolie-Beauvilliersdautrefois,que les Beauvilliers occupaient encore, la suite dune ruine lente ; et euxpossdaientunrestedadmirablejardin,desarbres magnifiques,condamnsaussidisparatre,dansle bouleversement prochain du quartier. Aumilieudesondsastre,Saccardtranaitunequeuede serviteurs, les dbris de son trop nombreux personnel, un valet de chambre,unchefdecuisineetsafemme,chargedelalingerie, une autre femme reste on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers ; et il encombra les curies et les remises, y mit deux chevaux,troisvoitures,installaaurez-de-chausseunrfectoire poursesgens.Ctaitlhommequinavaitpascinqcentsfrancs solides dans sa caisse, mais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sapersonnelesvastesappartementsdupremiertage,lestrois salons,lescinqchambrescoucher,sanscompterlimmense sallemanger,olondressaitunetabledecinquantecouverts. L,autrefois,uneporteouvraitsurunescalierintrieur, conduisantausecondtage,dansuneautresallemanger,plus petite ;etlaprincesse,quiavaitrcemmentloucettepartiedu seconduningnieur,M. Hamelin,unclibatairevivantavecsa sur,staitcontentedefairecondamnerlaporte,laidede 51 deuxfortesvis.Ellepartageaitainsilancienescalierdeservice aveccelocataire,tandisqueSaccardavaitseullajouissancedu grandescalier.Ilmeublaenpartiequelquespicesdeses dpouillesduparcMonceau,laissalesautresvides,parvint quand mme rendre la vie cette enfilade de murailles tristes et nues,dontunemainobstinesemblaitavoirarrachjusquaux moindresboutsdetenture,dslelendemaindelamortdu prince. Et il put recommencer le rve dune grande fortune. LaprincessedOrviedotaitalorsunedescurieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle stait rsigne pouserleprince,quellenaimaitpoint,pourobirunordre formeldesamre,laduchessedeCombeville.cettepoque, cette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beaut et de sagesse,trsreligieuse,unpeutropgrave,bienquaimantle mondeavecpassion.Elleignoraitlessingulireshistoiresqui couraient sur le prince, les origines de sa royale fortune value trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coindesbois,mainarme,commelesnoblesaventuriersde jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crdule, parmi les effondrements etlamort.L-basenEspagne,icienFrance,leprincestait, pendant vingt annes, fait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restes lgendaires. Bien que ne souponnant rien de laboueetdusangoilvenaitderamassertantdemillions,elle avaitprouvpourlui,dslapremirerencontre,une rpugnancequesareligiondevaitresterimpuissantevaincre ; et, bientt, une rancune sourde, grandissante, stait jointe cette antipathie,celledenavoirpasunenfantdecemariagesubipar obissance.Lamaternitluiauraitsuffi,elleadoraitlesenfants, elleenarrivaitlahainecontrecethommequi,aprsavoir dsespr lamante, ne pouvait mme contenter la mre. Ctait ce moment quon avait vu la princesse se jeter dans un luxe inou, aveugler Paris de lclat de ses ftes, mener un train fastueux, que lesTuileries,disait-on,jalousaient.Puis,brusquement,au lendemaindelamortduprince,foudroyparuneapoplexie, lhteldelarueSaint-Lazaretaittombunsilenceabsolu, unenuitcomplte.Plusunelumire,plusunbruit,lesporteset 52 lesfentresdemeuraientcloses,etlarumeurserpandaitquela princesse,aprsavoirdmnagviolemmentlerez-de-chausse etlepremiertage,staitretire,commeunerecluse,danstrois petitespicesdusecond,avecuneanciennefemmedechambre desamre,lavieilleSophie,quilavaitleve.Quandelleavait reparu,elletaitvtuedunesimplerobedelainenoire,les cheveuxcachssousunfichudedentelle,petiteetgrasse toujours,avecsonfronttroit,sonjolivisagerondauxdentsde perlesentredeslvresserres,maisayantdjleteintjaune,le visagemuet,enfoncdansunevolontunique,dunereligieuse clotredepuislongtemps.Ellevenaitdavoirtrenteans,elle navaitplusvcudepuislorsquepourdesuvresimmensesde charit. Dans Paris, la surprise tait grande, et il circula toutes sortes dhistoires extraordinaires. La princesse avait hrit de la fortune totale,lesfameuxtroiscentsmillionsdontlachroniquedes journauxeux-mmessoccupait.Etlalgendequifinitpar stablirfutromantique.Unhomme,uninconnuvtudenoir, racontait-on,commelaprincesseallaitsemettreaulit,taitun soirapparutoutduncoupdanssachambre,sansquelleet jamaiscomprisparquelleportesecrteilavaitpuentrer ;etce quecethommeluiavaitdit,personneaumondenelesavait ; mais il devait lui avoir rvl lorigine abominable des trois cents millions,enexigeantpeut-tredellelesermentderparertant diniquits, si elle voulait viter daffreuses catastrophes. Ensuite, lhomme avait disparu. Depuis cinq ans quellese trouvait veuve, tait-ceeneffetpourobirunordrevenudelau-del,tait-ce plutt dans une simple rvolte dhonntet, lorsquelle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vrit tait quelle ne vivait plus quedansuneardentefivrederenoncementetderparation. Chez cette femme qui navait pas t amante et qui navait pu tre mre,touteslestendressesrefoules,surtoutlamouravortde lenfant,spanouissaientenunevritablepassionpourles pauvres,pourlesfaibles,lesdshrits,lessouffrants,ceuxdont ellecroyaitdtenirlesmillionsvols,ceuxquiellejuraitdeles restituerroyalement,enpluiedaumnes.Dslors,lidefixe semparadelle,lecloudelobsessionentradanssoncrne :elle 53 neseconsidraplusquecommeunbanquier,chezquiles pauvresavaientdpostroiscentsmillions,pourquilsfussent employsaumieuxdeleurusage ;ellenefutplusquun comptable,unhommedaffaires,vivantdansleschiffres,au milieudunpeupledenotaires,douvriersetdarchitectes.Au-dehors, elle avait install tout un vaste bureau, avec une vingtaine demploys.Chezelle,danssestroispicestroites,ellene recevaitquequatreoucinqintermdiaires,seslieutenants ;et ellepassaitllesjournes,unbureau,commeundirecteurde grandesentreprises,clotreloindesimportuns,parmiun amoncellementdepaperassesquiladbordait.Sonrvetaitde soulagertouteslesmisres,depuislenfantquisouffredtren, jusquau vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinqannes,jetantlorpleinesmains,elleavaitfond,la Villette, la Crche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installationquefrquentaientdjtroiscentsenfants ;un orphelinatSaint-Mand,lOrphelinatSaint-Joseph,ocent garons et cent filles recevaient une ducation et une instruction, tellesquonlesdonnedanslesfamillesbourgeoises ;enfin,un asilepourlesvieillardsChtillon,pouvantadmettrecinquante hommesetcinquantefemmes,etunhpitaldedeuxcentslits dansunfaubourg,lHpitalSaint-Marceau,dontonvenait seulementdouvrirlessalles.Maissonuvreprfre,cellequi absorbaitencemomenttoutsoncur,taitluvreduTravail, une cration elle, une maison qui devait remplacer la maison de correction,otroiscentsenfants,centcinquantefillesetcent cinquantegarons,ramassssurlepavdeParis,dansla dbauche et dans le crime, taient rgnrs par de bons soins et par lapprentissage dun mtier. Ces diverses fondations, des dons considrables,uneprodigalitfolledanslacharit,luiavaient dvor prs de cent millions en cinq ans. Encore quelques annes de ce train, et elle serait ruine, sans avoir rserv mme la petite rentencessaireaupainetaulaitdontellevivaitmaintenant. Lorsque sa vieille bonne, Sophie, sortant de son continuel silence, lagrondaitdunmotrude,enluiprophtisantquellemourrait surlapaille,elleavaitunfaiblesourire,leseulquipart dsormais sur ses lvres dcolores, un divin sourire desprance. 54 CefutjustementloccasiondeluvreduTravailque SaccardfitlaconnaissancedelaprincessedOrviedo.Iltaitun despropritairesduterrainquelleachetapourcetteuvre,un ancienjardinplantdebeauxarbres,quitouchaitauparcde Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Illavaitsduiteparlafaonvivedontiltraitaitlesaffaires,elle voulutlerevoir,lasuitedecertainesdifficultsavecses entrepreneurs.Lui-mmestaitintressauxtravaux, limaginationprise,charmduplangrandiosequelleimposait larchitecte :deuxailesmonumentales,lunepourlesgarons, lautrepourlesfilles,reliesentreellesparuncorpsdelogis, contenantlachapelle,lacommunaut,ladministration,tousles services ; et chaque aile avait son prau immense, ses ateliers, ses dpendances detoutes sortes. Mais surtout ce quile passionnait, danssonpropregotdugrandetdufastueux,ctaitleluxe dploy, la construction norme et faite de matriaux dfier les sicles,lesmarbresprodigus,unecuisinerevtuedefaenceo lonauraitfaitcuireunbuf,desrfectoiresgigantesquesaux richeslambrisdechne,desdortoirsinondsdelumire,gays declairespeintures,unelingerie,unesalledebains,une infirmerieinstallesavecdesraffinementsexcessifs ;et,partout, desdgagementsvastes,desescaliers,descorridors,arslt, chauffs lhiver ; et lamaison entire baignant dans le soleil, une gaietdejeunesse,unbien-tredegrossefortune.Quand larchitecte,inquiet,trouvanttoutecettemagnificenceinutile, parlaitdeladpense,laprincesselarrtaitdunmot :elleavait euleluxe,ellevoulaitledonnerauxpauvres,pourquilsen jouissent leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son ide fixe tait faite de ce rve, combler les misrables, les coucher dans les lits,lesasseoirlatabledesheureuxdecemonde,nonplus laumne dune crote de pain, dun grabat de hasard, mais la vie largeautraversdepalaisoilsseraientchezeux,prenantleur revanche,gotantlesjouissancesdestriomphateurs.Seulement, danscegaspillage,aumilieudesdevisnormes,elletait abominablement vole ; une nue dentrepreneurs vivaient delle, sanscompterlespertesdueslamauvaisesurveillance ;on dilapidaitlebiendespauvres.EtcefutSaccardquiluiouvritles 55 yeux,enlapriantdelelaissertirerlescomptesauclair, absolument dsintress dailleurs, pour lunique plaisir de rgler cettefolledansedemillionsquilenthousiasmait.Jamaisilne staitmontrsiscrupuleusementhonnte.Ilfut,danscette affairecolossaleetcomplique,leplusactif,leplusprobedes collaborateurs,donnantsontemps,sonargentmme, simplement rcompens par cette joie des sommes considrables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait gure que lui luvreduTravail,olaprincessenallaitjamais,pasplus quelle nallait visiter ses autres fondations, cache au fond de ses troispetitespices,commelabonnedesseinvisible ;etlui, ador, il y tait bni, accabl de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir. Sansdoute,depuiscettepoque,Saccardnourrissaitun vague projet, qui, tout dun coup, lorsquil fut install dans lhtel dOrviedocommelocataire,pritlanettetaigudundsir. Pourquoineseconsacrerait-ilpastoutentierladministration desbonnesuvresdelaprincesse ?Danslheurededouteoil tait,vaincudelaspculation,nesachantquellefortunerefaire, celaluiapparaissaitcommeuneincarnationnouvelle,une brusquemontedapothose :devenirledispensateurdecette royale charit, canaliser ce flot dor qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles uvres crer encore, quelle cit du miraclefairesortirdusol !Sanscompterque,lui,lesferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien lesemployerquilentireraitunmonde.Alors,avecsapassion, toutslargit,ilnevcutplusquedecettepensegrisante,les rpandre en aumnes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il sattendrissait, car il tait dune probit parfaite, pas un sou ne lui demeuraitauxdoigts.Cefut,danssoncrnedevisionnaire,une idylle gante, lidylle dun inconscient, o ne se mlait aucun dsir de racheter ses anciens brigandages financiers. Dautant plus que, toutdemme,aubout,ilyavaitlervedesavieentire,la conqutedeParis.treleroidelacharit,leDieuadordela multitudedespauvres,deveniruniqueetpopulaire,occuperde luilemonde,celadpassaitsonambition.Quelsprodigesne raliserait-ilpas,silemployaittrebonsesfacultsdhomme 56 daffaires,saruse,sonobstination,sonmanquecompletde prjugs !Etilauraitlaforceirrsistiblequigagnelesbatailles, largent,largentpleinscoffres,largentquifaittantdemal sou