Yves Citton Un Devenir Spinoziste Des Sciences Sociales

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    Yves CITTONet Frdric LORDON

    UN DEVENIR SPINOZISTE DES SCIENCES SOCIALES? *

    Concevoir le rapport entre la philosophie de Spinoza et le dveloppementdes sciences sociales tient la fois de lacrobatie et de lvidence. Acrobatieparce que notre concept de sciences sociales na apparemment pas sa placedans la tte des hommes du XVIIesicle. Acrobatie galement parce que Spinozapasse souvent pour le plus abstrait, le plus mtaphysique des philosophes delge classique, absorb dans des questions de substance, dattribut, de dfinitionde Dieu et de perspective de batitude questions qui semblent sans grandrapport avec celles que peuvent se poser aujourdhui des chercheurs en sciencessociales. Acrobatie enfin parce que, sans doute pour les raisons prcdentes, peude grands noms des sciences sociales se sont rfrs explicitement la pense deSpinoza pour tayer leur rflexion. Certes Pierre Bourdieu ne manque pas de le

    citer en plusieurs endroits dcisifs1 et pourtant, au moment de placer toute sonuvre sous un patronage philosophique, cest celui de Pascal quil retient2. Unsicle plus tt, Gabriel Tarde regardait du ct de Leibniz plutt que duphilosophe hollandais pour fonder sa dmarche sur un parallle entre

    *Ce texte est lintroduction de louvrage Spinoza et les sciences sociales. De la puissance dela multitude lconomie des affects, coll. Caute ! , Editions Amsterdam, fvrier 2008. Cetouvrage comprend les textes de Yves Citton, Esquisse dune conomie politique des affects.Spinoza et Tarde ; Christian Lazzeri, Reconnaissance spinoziste et sociologie critique.Spinoza et Bourdieu ; Frdric Lordon et Andr Orlan, Gense de lEtat et gense de lamonnaie : le modle de lapotentia multitudinis ; Antonio Negri, Spinoza : une sociologiedes affects ; Aurlie Pfauwadel et Pascal Svrac, Connaissance du politique par lesgouffres. Spinoza et Foucault ; Philippe Zarifian, Puissance et communaut daction (partir de Spinoza) . Cette introduction a bnfici des relectures extrmement attentives deLaurent Bove, Pascal Svrac et Christian Lazzeri. Quils en soient remercis et aussiexonrs de toutes les erreurs qui continueraient de lmailler.1Voir par exemple la conclusion de lAvant-propos dans Pierre BOURDIEU,Le sens pratique,Paris, Editions de Minuit, 1980, ou bien le chapitre intitul Comprendre dans La misredu monde, Paris, Seuil, 1993.2

    Pierre BOURDIEU

    ,Mditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997. Voir, pour une lecture de ceparadoxe, Pascal SEVERAC, Le Spinoza de Bourdieu , communication au colloque Spinozaaujourdhui, Cerisy-la-Salle, 2002.

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    Monadologie et sociologie3. Et de fait, une partie des tudes proposes par lelivre quon tient en mains reconstruira plus ou moins acrobatiquement desrencontres qui nont pas eu lieu, des convergences qui ne sont quertrospectives, des montages mthodologiques qui demandent encore tre

    expriments.Dun autre point de vue pourtant, la continuit et les synergies entrelontologie de la puissance esquisse par Spinoza et les analyses des faitssociaux dveloppes au cours des 150 dernires annes relvent de lvidence.Pour qui gratte sous la surface des apparences, la philosophie de Spinozapourrait bien non seulement avoir t dcisive pour la constitution des sciencessociales, mais fournir aujourdhui encore un cadre de rfrence capable deredynamiser la rflexion actuelle. Comme on aura loccasion de le voir plus endtail dans les pages et les chapitres qui suivent, il ne serait nullement exagrde voir dans ldifice thorique labor par lthique (1677) un vasteprogramme de recherche dfinissant pour les sicles venir les principes et lesambitions du savoir scientifique 4 et de voir dans les analyses du faitreligieux dveloppes dans le Trait Thologico-politique(1670), ainsi que dansla conceptualisation du pouvoir articule dans le Trait politique (1677), despremires applications de ce projet de recherche, dont les leons ultimes restentencore aujourdhui mesurer.

    cet gard, la distance temporelle (et intellectuelle) qui nous spare duXVII

    e sicle, loin de rendre absurde une mise en parallle avec les sciencessociales contemporaines, pourrait bien nous apporter sur leur objet une

    perspicacit accrue, dans la mesure o les philosophies de lge classique (cellede Spinoza comme celle de Pascal ou de Leibniz) se situaient en amont desdivisions disciplinaires opres par lavnement institutionnel des sciencessociales : dune part, on peut relire ces textes anciens en y retrouvant partoutles questions (de fond) sur lesquelles butent actuellement la sociologie oulconomie (la civilit, le besoin de reconnaissance, la captation des dsirs, lesressorts de la croyance et de la confiance, la gense ou le dlitement desinstitutions) ; dautre part, on y voit ces questions abordes dun point de vueintgratif qui est profondment transdisciplinaire (puisque antrieur la

    sparation, lisolement et lencrotement des disciplines).Cet ouvrage aura rempli son but si les acrobaties quil propose entre le XVIIe

    et le XXIesicle parviennent faire partager lvidence sur laquelle il se fonde

    3 Gabriel TARDE, Monadologie et sociologie (1893), Paris, Les Empcheurs de penser enrond, 1999.4Cest bien dailleurs ainsi que Louis Althusser a, un temps, envisag un formidable chantierde reconstruction de tous les savoirs sous la forme dune architectonique fdrative,diffrencie par ontologies rgionales, mais toutes rassembles sous une nouvelle thique

    rcrire lusage des temps actuels ; voir ce propos le texte de Franois MATHERON

    , Louis Althusser et le groupe Spinoza , communication au colloque Spinoza aujourdhui,Cerisy-la-Salle, 2002.

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    sciences naturelles et les visions naturalises du monde social ? Comment lenaturalisme spinoziste ne leur apparatrait-il pas comme une monstrueusergression, eux qui ont construit un domaine propre des sciences sociales parsparation davec les sciences physiques et par laffirmation de la coupure

    nature-culture ? Solidaires dune dfinition kantienne de la modernit, qui penselordre humain comme une enclave soustraite au dterminisme des chosesnaturelles, bref comme un ordre de la libert morale, les sciences sociales ontsans cesse lutt et non sans quelques bonnes raisons contre toutes lestendances extrapoler les lois du monde historique partir des lois de lanature . Et, comme si le mouvement de la civilisation, compris en tant querefoulement de la violence, exigeait de sparer aussi nettement que possiblelhumain de lanimal, rput figure mme de la sauvagerie, les sciences socialesen ont implicitement pous la cause et ont apport leur contribution unecoupure qui procde davantage de mobiles politiques et moraux quevritablement intellectuels. De ce point de vue une fois encore Spinoza taitsans doute trop en avance et il fallait probablement laisser dabord la socit deshommes quelques illusions, notamment celle de leur extra-naturalit, pourloigner le spectre de la violence et celui de la loi du plus fort. Nous nesommes pas des animaux ; nous ne coexisterons pas selon la loi de la jungle ; etnotre destin nous appartient , voil ce qua toujours voulu signifier ce postulatde coupure. Quil ait eu dminentes proprits civilisationnelles et que,historiquement, il ait t difficile de faire lconomie den passer par lui, nesuffit pourtant pas en racheter les insuffisances intellectuelles. Car, bien sr,

    cest un faux syllogisme et un vrai sophisme quil soit requis de penserlhomme hors de lordre naturel pour chapper la violence originelle etdisposer dune politique. Toute luvre de Spinoza, passionn de la dmocratieradicale, en tmoigne. Avec au surplus les avantages de la consquence linverse de la revendication dextra-territorialit de la libert humaine quidemeure toujours la recherche de ce qui pourrait la fonder De cetintrouvable fondement, hypothque permanente sur les sciences sociales culturalistes , Spinoza na nul besoin. Tout au contraire, son projet consiste dfaire lhomme de tout statut dexception dans lordre de la nature et rcuser

    strictement quil puisse tre conu comme un empire dans un empire (E, III,Prface) 5. Il faut sous-estimer, et de beaucoup, linfinie productivit de la

    5Dans toute la suite de cet ouvrage, les rfrences aux citations de Spinoza seront donnesselon lusage commun qui prcise les propositions de lthique (abrge E, suivi de la partieen chiffre romain et de la proposition en chiffre arabe, et spcifiant au besoin si le texte vientde la dmonstration ou dun scolie). Pour les autres textes, on indiquera le numro duparagraphe (TTP pour Trait thologico-politique, TRE pour Trait de la rforme delentendement, et TP pour le Trait politique, avec dans chaque cas le numro de chapitre en

    chiffre romain et le numro de paragraphe en chiffre arabe). Ici : thique III, Prface. Lestraductions cites auront parfois t amendes par les auteurs pour rester plus proche deloriginal latin.

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    Nature spinozienne, et surtout la complexit de ses productions, pour imaginerquune position naturaliste condamnerait ncessairement aux aberrationsintellectuelles que les sciences sociales, juste titre, ont eu cur de dnoncer une nature humaine unique faisant norme, une sacralisation des rapports de

    force nus, une sociobiologie primaire, un renoncement toute politique, etc.,2Le spinozisme est un dterminisme intgral. Affirmer lempire sans restedu dterminisme, tel est finalement le sens du naturalisme spinoziste. Rien danslunivers, et pas plus les agissements des hommes que la rotation des astres, nesaurait chapper lenchanement des causes et des effets. Quest-ce donc, endfinitive, que la Nature chez Spinoza ? Cest lordre de la production causalecest--dire lunivers entier. Par quel ahurissant privilge, le dpartementhumain pourrait-il prtendre sen abstraire ? Telle est la question que poseSpinoza et laquelle il rpond du seul fait de la poser. Les sciences sociales culturalistes sont dailleurs passablement mal laise ce propos. Commesciences sociales, cest--dire sciences du monde humain, elles rptentobstinment le credo de la libert morale. Mais comme sciencessociales, ellesont de fait pous le modle de lintelligibilit par les causes et les nuancesentre explication et comprhension ne changent en fait pas grand-chose cette appartenance au genre scienceconu comme un idal de lintelligere. Enfait, les sciences sociales luttent pour se librer dune phobie naturaliste quelles ont elles-mmes construite : en effet, ds lors quelles rserventlappellation nature tout ce qui nest pas humain , elles font, maistautologiquement, du monde humain une anti-nature et poussent de logiques

    cris dpouvante ds quelles lisent le mot nature ... De lart de faire soi-mme ses propres terreurs Mais tout change si, sortant de cette artificielledivision, on convient de baptiser Nature lordre gnral de la production deseffets. Qui pourrait nier que les vnements historiques, les faits de culture et lesinstitutions sont, eux aussi, produits? Mais il ne faut pas se tromper sur ce qui,dans le naturalisme spinoziste, fait le commun des faits sociaux et des faits demcanique cleste (par exemple) : rien dautre que la forme productioncausale et videmment pas la nature des forces spcifiques luvre, commesempressent de le croire des sciences sociales culturalistes en proie leurs

    terreurs prfres. Pour un mtaphysicien spinoziste, le dterminisme estlessence du Dieu-Nature comme infinie productivit. Pour le chercheur enscience sociale spinoziste, il est la forme causale de tout ce qui arrive, y comprisdans son domaine de faits ; il revient chaque spcialiste, en chaque domaineempirique, de mettre en vidence les puissances causantes spcifiquesauxquelles il a faire, et de dire plus prcisment quoi produit quoi et il nedevrait pas tre trop difficile en principe de faire entendre que les forceshamiltonniennes de la gravit sont peu pertinentes pour penser, par exemple, lesfaits sociaux de famille, et que les rapports de parent laissent les plantes

    indiffrentes suivre leur trajectoire

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    3 Le spinozisme est un anti-humanisme thorique. Pour corriger la visionspontane du naturalisme et requalifier celui-ci comme ordre gnral de laproduction causale, le dterminisme nen conserve pas moins quelquesdsagrables proprits aux yeux de certains chercheurs en sciences sociales.

    Disons tout de suite que toutes ne pourront pas tre adoucies et renduesuniversellement aimables il est temps davouer que, pour appelerirrsistiblement son prolongement sous la forme dune science sociale, lespinozisme nest pas compatible avec tous les points de vue de sciencessociales On russira peut-tre dsarmer le dsespoir, le plus souventpolitique, quinspire gnralement le dterminisme spinozien, dailleursloquemment rebaptis fatalisme : si tout est dtermin, quoi bon .Car il faut bien entendu prciser sur ce point que limplacabilit delenchanement des causes et des effets nest vraiment telle qu un entendementinfini. Cest pourquoi, du point de vue de nos entendements finis, il restetoujours, la mesure de notre dficit dintelligere, un (important) rsidu ducours des choses qui nous apparat sous lespce de la contingence, delimprvisible, et limpression que demeurent des interstices pour une actiontransformatrice. Cest mme plus quune impression : les hommes agissent, et(parfois) il en rsulte des changements objectifs de leur existence collective !Toute la construction spinozienne vise comprendre et accrotre notre

    puissance dagir humaine (et non la nier !). Rduire lhomme ntre quunepartie de la Nature, cela ne va pas chez Spinoza sans affirmer simultanmentquil est une partie du Dieu-Nature, et donc quil participe de sa productivit

    infinie : comme toute partie de la nature, jepeux produire des effets qui me sontpropres. Le dterminisme spinozien nabolit donc nullement la possibilitdunagir humain : il ne fait que nier son caractre inconditionn. Surtout, et celafonde en ralit le domaine propre des sciences sociales, il fournit de lagirhumain une dfinition remarquablement prcise et rigoureuse qui nous permetde comprendre les conditionnements qui tout la fois le limitent et leconstituent. Si Spinoza commence bien par faire scandale en dniant le librearbitre , il oriente toute son laboration thorique en direction dun horizonfaisant de la libration (politique) le plus haut bien que puisse viser une socit

    humaine, et de la libration (thique) le plus haut point du cheminementpersonnel (la dernire partie de lthique sintitulant prcisment De lapuissance de lintellect ou de la libert humaine ). La particularit du gestespinoziste est donc quau lieu de se contenter daffirmer la libert humaine(comme un prsuppos ou comme une condition de possibilit de lactionhumaine), il cherche comprendre comment des processus qui relvent tous duconditionnement peuvent aboutir, sous certaines conditions prciser,

    produire des effets mancipateurs6. Ce qui restera toutefois de lordre de

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    Le livre qui a pouss le plus rigoureusement cette reconstruction spinoziste dune possibilitdactivit propre, partir de prmisses strictement dterministes, est sans doute celui dePascal SEVERAC, Le Devenir actif chez Spinoza, Paris, Champion, 2005. Voir aussi, sur

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    limagination, cest lide que ces actions et ces changements auront t desmiracles de la libert comprise comme inconditionne, des surgissements sanscause, des irruptions pures. Pour leur part, les historiens, galement, conserventlespoir dcrire une histoire qui ne soit pas quun simple droul mcanique, et

    qui laisse toute sa force disruptive lvnement. Mais que celui-ci noussurprenne, ou mme nous stupfie, nte rien de lenchanement qui laengendr et qui linsre dans un cours. Cest cependant moins du ct delhistoire grande chelle, que de celui de lintimit de la conscience queviendront les plus fortes rticences. Et particulirement de la part de tous ceuxqui conoivent le monde social partir de lide de lindividu humain commesujet souverain, arbitre libre, autonome de conscience, commandant dans laclart et plus encore : dans la rationalit ! des actes dont il se reconnatlauteur et le responsable. Pour le coup, le spinozisme prend rebrousse-poilune bonne partie des courants de sciences sociales qui, depuis deux dcennies,ont prospr sur le retour de lacteur . Car, bien sr, et telle a t ds loriginele motif du grand scandale Spinoza, si lhomme, comme toute chose dans lemonde, est conditionn dsirer et agir, penser aussi , ce sont les faonsdont chacun envisage spontanment son propre tre au monde, et telles que lessciences sociales de lacteur les restituent lidentique pour leur proprecompte, qui se trouvent mises bas. Or, sous ce rapport, Spinoza ne laisseaucune chance aux illusions individualistes du moi souverain7: les hommes setrompent en ce quils se croient libres, opinion qui consiste en ce quils sontconscients de leurs actions, et ignorants des causes qui les dterminent (E, II,

    35, scolie)8. Faire des sciences sociales dans une perspective spinozistenimplique nullement de renoncer dcrire des formes dactions individues le conatus, cet effort que dploie chaque chose pour persvrer dans son tre (E,III, 6), nest-il pas lindice mme dun ple individuel dactivit ? Cela exigetoutefois dabandonner lide de les rapporter au travail de consciencesautonomes et libres. Or le cot de cet abandon nest en fait que pyschologique il est vrai que les blessures narcissiques les plus superficielles en apparence sontparfois les plus difficiles tolrer. Un regard plus rationnel, prenant au moins enconsidration les bnfices thoriques qui en sont la contrepartie, pourrait

    pourtant convaincre dy consentir assez facilement.4 Le spinozisme dnonce par avance les illusions de lindividualisme

    mthodologique. Parmi ces bnfices, il faut coup sr compter le changement

    lhistoire ultrieure du dterminisme spinoziste, Yves CITTON, LEnvers de la libert.Linvention dun imaginaire spinoziste dans la France des Lumires, Paris, ditionsAmsterdam, 20067Pour un dveloppement de cette question du dterminisme spinoziste en relation avec lesoptions subjectivistes dominantes dans les sciences sociales contemporaines, voir Frdric

    LORDON

    , Revenir Spinoza dans la conjoncture intellectuelle prsente , LAnne de laRgulation, vol. 7, Presses de Sciences-Po, 2003.8Dans la traduction de Bernard PAUTRAT, Paris, Seuil, 1988.

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    radical de point de vue quopre le spinozisme sur les faits individuels, ou pluttsur les faits dindividuation. Car chez Spinoza, un caillou, un arbre, unemolcule entrant dans la composition du sang, lensemble du sang circulant dansun corps anim, une personne humaine, une famille ou une cit constituent

    chacun une chose singulire (res), dont lindividuation ne va jamais de soi,mais doit tre comprise partir de son niveau dmergence dans unenchssement dobjets composants et dobjets composs. Parce que saphilosophie reste ancre dans des questions hrites de la scolastique tardive (lescontemporains ont souvent compar ses thses celles de Duns Scot), parce quelensemble du XVIIesicle met au cur de sa pense une rflexion sur les infinis(comme la bien soulign Gilles Deleuze), et en consquence de lapprochemathmatise, cest--dire quantitative, qui est une de ses caractristiques lesplus fortes, lthiquepropose un cadre de pense qui court-circuite les faussesvidences de lindividualisme mthodologique ainsi dailleurs que les sur-corrections galement trompeuses qui ont souvent caractris les retours demanivelle holistes. Parce quil crit un sicle avant Bentham, Spinoza offre auxsciences sociales une approche qui ne ftichise ni lindividu ni lacommunaut , mais qui permet de rendre compte de faon souple parfoiscontre-intuitive, mais dautant plus clairante des questions dindividuation, tous les niveaux, en termes deprocessus constituants.

    5Le spinozisme propose une approche purement relationnelle des ralitshumaines. Certes, parmi lensemble des choses-individus en rapports decompositions multiples, lindividu humain subit dabord de plein fouet le choc

    du dclassement puisque, l o les autres philosophies lui accordaient le statutde substance, en particulier travers son me (immortelle), la mtaphysique deSpinoza lui dnie ce statut, quelle ne reconnat qu lensemble de la Nature.Quest ce qutre substance pour Spinoza ? Cest tre en soi et conu parsoi (E, I, Df. III) et cela lindividu humain ne lest pas. La personnehumaine, de son point de vue, na pas didentit en soi, explicable par soi, maiselle est concevoir comme un mode , soit comme ce qui est en une autrechose, et se conoit aussi par cette autre chose (E, I, Df. V). Cettemtaphysique nest pas vaine ou vide dimplication pour une sociologie, par

    exemple, puisquelle appelle considrer lindividu socialis comme un effetde mode , cest--dire le concevoir lui comme nimporte quelle autre chose-individu dailleurs en termes relationnels : nous ne sommes pas substances,mais rapports, et plus prcisment encore, rapports de rapports, comme y a tantinsist Deleuze. Dune part, on la vu, notre individu nest compos que durapport (interne) de ses composants (lequel rapport est bien entendu davantageque la simple juxtaposition de ses parties) ; dautre part, nous ne sommes ce quenous sommes que par les rapports (externes) que nous entretenons aveclensemble des autres objets qui composent notre milieu . Ici encore, on voit

    en quoi cette approche rsonne profondment avec celle qui caractrise ou dumoins qui devrait caractriser les problmatiques poses par les sciences

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    sociales, dans la mesure o celles-ci sintressent la production relationnelledes comportements et des identits, plutt qu leur essence fige.

    Quil ny ait aucun spinozisme officiel nempche donc pas de direquune pense qui voudrait conserver le sujet souverain, lide de la libertcomme capacit dauto-dtermination inconditionne, lextra-territorialithumaine au sein de la totalit de la Nature, une pense qui, oubliant ledterminisme des causes, se ferait finaliste, dans le double registre dutlologisme ou du fonctionnalisme, cette pense-l naurait plus grand-chose despinoziste Bien des courants de sciences sociales achopperont sur ces clausesdu credo minimalis spinozien mais pas tous, loin sen faut. Sans doute laconjoncture intellectuelle en place depuis deux dcennies rend-elle minoritairesceux qui pourraient se reconnatre dans la ligne matrialiste9et anti-humaniste-thorique du spinozisme. Elle nempche pas pour autant quils soient varis etque leurs faons daccommoder le point de vue spinoziste livrent des visions dumonde social parfois sensiblement diffrentes. Ainsi prolonge en sciencessociales, la philosophie de Spinoza engage donc de srieuses optionsintellectuelles dont le poids apparent semble dautant plus lourd quellescontredisent les courants dominants , mais elle ne prdtermine pas tout etcest heureux !

    Le prsent ouvrage est dailleurs en lui-mme assez reprsentatif de cettediversit puisque on y rencontrera des socio-spinozismes assez bigarrs,

    parfois au point de soulever linterrogation du lecteur qui trouvera, ici, lesconcepts spinozistes mls ceux dun certain auteur, puis dans le chapitre d-ct ceux dun autre, rput bien tranger au premier parfois mme songrand contradicteur ! Ainsi, Yves Citton explore intensivement la synergieSpinoza-Tarde, quand Frdric Lordon et Andr Orlan montrent les trangesrsonances spinoziennes de certains passages de Durkheim et Mauss... Nepourrait-on dailleurs en conclure que, contrairement une traditionsociologique bien tablie, Tarde et Durkheim ne sont pas ncessairement leau etle feu, en tout cas quil y a moyen de leur trouver des terrains communs,

    notamment sur la question de limitation10? Philippe Zarifian explore une veinetrs deleuzienne, la recherche des devenir-actif, du travail des singularits etdes innovations faisant vnement en tout cas assez loin de linspirationstructuraliste. Mais Christian Lazzeri, sans ncessairement sengager pour sonpropre compte, travaille les soubassements spinozistes de la pense de Bourdieu

    9La qualification de matrialiste propos de la philosophie de Spinoza ntant toutefoispas si simple manier ; pour une mise au point utile, voir Pierre-Franois MOREAU,Problmes du spinozisme, Paris, coll. Histoire de la philosophie , Vrin, 2006, p. 63-69.10

    Voir ce propos Bruno KARSENTI

    ,La socit en personnes. Etudes durkheimiennes, Paris,coll. Etudes sociologiques , Economica, 2006, notamment le chapitre VIII, Limitation.Retour sur le dbat entre Tarde et Durkheim .

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    lun des coordinateurs de cet ouvrage plaidant lui, ouvertement, pour rendreeffective et productive cette connexion Spinoza-Bourdieu et, plus gnralement,pour faire du spinozisme un instrument de renouvellement de la pense structuraliste 11

    En matire de revendications structuralistes, on sait quelles ont t lesrticences de Michel Foucault. Aurlie Pfauwadel et Pascal Svrac nenmettent pas moins au jour tout ce qui rapproche sa pense de celle de Spinoza,dans des apparentements aussi frappants que peu aperus jusquici. Quant Antonio Negri, il voit en Spinoza le socle dune sociologie de lamour, quanddautres sen servent pour fonder une conomie gnrale de la violence 12

    Les coordinateurs de louvrage eux-mmes semblent vivre dans deuxunivers diffrents ! Lun lit dans le spinozisme un imaginaire de lauto-organisation13, tandis que lautre se mfie comme de la peste de ce schme, tropvite appropriable ses yeux par la pense librale, et rclame au minimum uncaveat ou deux : certes, du point de vue de lentendement infini de Dieu, laNature est un vaste systme auto-organis, mais du point de vue delentendement fini des hommes, et surtout, au travers de certains rapports depuissance, notamment du ct des puissances institutionnelles, il reste des effets dextriorit . Ce thme de lextriorit produite par immanence, ou dela transcendance immanente est dailleurs au centre de la contribution deFrdric Lordon et Andr Orlan. Le grand motif spinozien du pouvoir commecapture de puissance plus prcisment comme capture depotentia multitudinis, travaill de longue date par Alexandre Matheron, Antonio Negri ou Gilles

    Deleuze et Felix Guattari, offre certainement un puissant moyen de dissoudre lesapories de la pense hayekienne de lauto-organisation : car lEtat ne saurait treprsent comme une entit extrieure la socit, puisquil est lui-mmeendognement produit par le travail des forces politiques lintrieur de lasocit

    Quoique partageant fortement cette thmatique du pouvoir comme capturede puissance laquelle Negri a peut-tre donn son expression la plus aboutieen soulignant lopposition potentia/potestas dans le lexique politique deSpinoza14, les auteurs spinozistes nen tirent pas tous les mmes conclusions.

    Le spinozisme politique de Negri et Hardt15est un militantisme de limmanence,11 Voir Frdric LORDON, Conatus et institutions. Pour un structuralisme nergtique ,

    LAnne de la Rgulation, vol. 7, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003, et aussi Lintrtsouverain. Essai danthropologie conomique spinoziste, Paris, La Dcouverte, 2006, ouvrageexplicitement conu pour, entre autres, donner un fondement spinoziste l conomiegnrale des pratiques de Bourdieu.12Voir Frdric LORDON,Lintrt souverain, op. cit.13Yves CITTON,LEnvers de la libert, op. cit..14Antonio NEGRI, Lanomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, rdition, Paris,

    coll. Caute ! , ditions Amsterdam, 2007.15 Michael HARDT, Antonio NEGRI, Empire, Paris, Exils, 2001 ; ID., Multitude. Guerre etdmocratie lge de lEmpire, Paris, La Dcouverte, 2004.

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    un refus intransigeant de la capture. Dautres, quoiquils en partagent lidal,doutent de sa possibilit, en tout cas sous le rgime de lhtronomiepassionnelle cest--dire dans la condition humaine prsente. Le schme auto-organisateur, do lon a fait driver toute cette discussion, nest dailleurs pas

    seulement porteur de controverses politiques, mais galement de dbatsthoriques. Fidle sa lecture tardienne, et rejoignant en cela celle de MaurizioLazzarato16, Yves Citton dcline la thorie spinozienne des corps composs etvoit en la socit un cerveau de cerveaux, l o une lecture plus structuraliste deSpinoza, plus proccupe de lappareillage institutionnel de la socit, verramoins la fluidit, et surtout la planit , dun rseau neuronal (mme sous laforme dun hyper-graphe) que la rigidit relative des captures institutionnelles etla verticalit des rapports sociaux17.

    Le lecteur pourrait tre tent de salarmer de ce que larne spinozistesemble si bruyamment discordante. Cette animation est pourtant la meilleure deschoses possibles. En premier lieu, elle signifie que lordre ny rgne pas, et cestune excellente nouvelle surtout par les temps qui courent Ensuite, elleindique que, sagissant de donner des prolongements en sciences sociales laphilosophie de Spinoza, tout est faire, et rien nest dit, ni jou. Enfin, ellemontre que le spinozisme nest pas un talmudisme : ce ne sera pas Spinoza,tout Spinoza, rien que Spinoza . Qui pourrait imaginer un instant quunphilosophe du XVIIesicle, aussi gnial ft-il, ait pu puiser ce quil est possiblede dire sur la socit ? Aussi la proposition Spinoza et les sciences sociales sentend-elle ncessairement, dabord, comme Spinoza et les auteurs des

    sciences sociales . On nentre pas en sciences sociales avec juste Spinoza pourviatique. Pour faire une conomie spinoziste, il faut dabord avoir pratiqu desconomistes, et ce prrequis vaut tout aussi bien pour la sociologie,lanthropologie, lhistoire, etc. Pas tous, ou pas nimporte quels conomistes ousociologues, on la vu : lindulgence pour le dsordre nest pas pour autant uneapologie du foutoir ou de l anything goes . La spino-compatibilit nestpas universellement distribue, elle reste strictement dtermine par des optionsthoriques dont on sous-estimera difficilement la force.

    16Maurizio LAZZARATO, Puissances de linvention. La psychologie conomique de GabrielTarde contre lconomie politique, Paris, Les Empcheurs de penser en rond, 2002.17Voir Frdric LORDON, Derrire lidologie de la lgitimit, la puissance de la multitude.Elments pour une thorie gnrale des institutions sociales , Document de Travail de la

    Rgulation, n 2006-4, http://webu2.upmf-

    grenoble.fr/regulation/wp/document/RR_serieI_2006-4.pdf, paratre in Chantal JAQUET

    ,Pascal SEVERAC, Ariel SUHAMY (dir.), Le Trait politique de Spinoza. Nouvelles lectures,Paris, coll. Caute ! , ditions Amsterdam, 2008.

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    II.LEMERGENCE SPINOZISTE EN SCIENCES SOCIALES

    Que le spinozisme ait faire avec les sciences sociales ou linverse nulne devrait en tre surpris. Cest l leffet du paradoxe voulant que nul ne parle

    autant aux chercheurs en sciences sociales que les philosophes davant linvention des sciences sociales . Et pour cause : nombre dobjets quireviendront ultrieurement ces dernires sont dabord sur le mtier de cesphilosophes quon dit classiques : pouvoirs, institutions, normes, conflits,crises, etc. Si cette influence a t perdue de vue, cest sans doute sous leffet dece mouvement ractionnel par lequel, soucieuses daffirmer leur identitpistmologique propre, les sciences sociales ont affect de romprespectaculairement avec la philosophie. Perdue de vue ne signifie dailleurspas compltement inactive , et lon sait combien les grands auteurs de

    sciences sociales ont aussi t forms dans la pense philosophique. Sagissantdu spinozisme en particulier, on pourrait en principe reconstituer cette lentepercolation, ces circulations souterraines et ces influences discrtes. La place deSpinoza dans les esprits dun XVIIIe sicle qui a vu se mettre en place unediscipline devenue aussi centrale que lconomie politique fait actuellementlobjet de dbats riches et nombreux18. Toute une srie de dossiers permettraientde reprer quun cadre de pense prend forme lpoque des Lumires, pourpermettre lmergence de domaines danalyses et de formes de rflexions quicorrespondent de trs prs au programme de recherches esquiss par lthique,le Trait thologico-politiqueet le Trait politique, sans pour autant quil ne soitfait rfrence explicite aux crits de Spinoza19.

    18Pour cette histoire de la place du spinozisme dans lEurope des Lumires o fermentent lesides et les principes qui nourriront le dveloppement ultrieur des sciences sociales, voirJonathan ISRAEL, Les Lumires radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de lamodernit 1650-1750, Paris, ditions Amsterdam, 2005, ainsi que Catherine SECRETAN,Tristan DAGRON et Laurent BOVE (d.), Quest-ce que les Lumires radicales ?, Paris,ditions Amsterdam, 2007, et Yves CITTON, LEnvers de la libert. Linvention dunimaginaire spinoziste dans la France des Lumires, op. cit.. On consultera aussi avec profitOlivier BLOCH (d.), Spinoza au XVIIIe sicle, Paris, Klincksieck, 1990, ainsi que la sommeancienne mais irremplaable de Paul VERNIERE, Spinoza et la pense franaise avant la

    Rvolution, Paris, PUF, 1954.19 Sur ltat des sciences sociales cette poque, voir entre autres : Michle DUCHET,

    Anthropologie et histoire au sicle des Lumires, Paris, Maspero, 1971 ; Jean-Claude PERROT,Une Histoire intellectuelle de l'conomie politique (XVIIe-XVIIIe sicle), Paris, ditions delEHESS, 1992 ; Catherine LARRERE, L'invention de l'conomie au XVIIIe sicle. Du droitnaturel la physiocratie, Paris, PUF, 1992 ; ric BRIAN, La Mesure de ltat.

    Administrateurs et gomtres au XVIIIesicle, Paris, Albin Michel, 1994 ; PhilippeSTEINER,La Science nouvelle de lconomie politique, Paris, PUF, 1998 ; Yves CITTON, Portrait delconomiste en physiocrate. Critique littraire de lconomie politique, Paris, LHarmattan,

    2001 ; Cline SPECTOR

    . Montesquieu et lmergence de lconomie politique. Paris, HonorChampion, 2006 (ainsi que lexcellente bibliographie contenue dans ce dernier ouvrage trscomplet et trs rcent).

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    Contrairement aux dbats actuels sur le spinozisme des Lumires , lesicle suivant na pas (encore) fait lobjet dune rvaluation densemble desdestins du spinozisme dans la pense franaise lge du romantisme et delindustrialisation20. Outre la convergence avec Gabriel Tarde longuement

    dveloppe dans la premire partie de cet ouvrage, on y dcouvrirait parexemple que Marcel Mauss a crit un mmoire de jeunesse sur le livre V delEthique21, tmoignant de linfluence de Spinoza dans la formation de sapense22, que Durkheim, crivant dans De la division du travail social que nous ne rprouvons pas [un acte] parce quil est un crime mais il est un crimeparce que nous le rprouvons 23 reproduit trs exactement et probablementpas par hasard ! le scolie de E, III, 9. Mais cest en fait une trs large gammede rflexions sur la socit explicitement inspires par Spinoza ou se droulanten intime homologie avec ses principes (scandaleux) quil faudrait porter au

    jour, depuis le spinozisme involontaire de Victor Cousin jusqu Balzac seprenant traduire le dbut de lthiqueavant de se faire romancier-sociologuede la France de son temps, en passant par le dsir des saint-simoniens de complter Spinoza et par le geste de Marx sinscrivant ouvertement dans latradition philosophique minoritaire de lhrsie matrialiste et recopiantmthodiquement des passages entiers du Trait thologico-politique25.

    Si pourtant le projet de construire des ponts entre lhistoire des sciencessociales et celle du spinozisme tient en partie de lacrobatie, cest largement d

    20Laurent Bove nous signale toutefois une publication, mais trs partielle, relative la lecturede Spinoza au XIXesicle : Spinoza entre Lumires et romantisme,Les Cahiers de Fontenay,n36 38, Fontenay-aux-Roses, ENS, mars 1985.21 Marcel MAUSS, Thorie de la libert ou de laction. De la possibilit de la vieintelligible , reproduit dans thique et conomie. Limpossible (re)mariage, Revuesemestrielle du MAUSS, n 15, Paris, La Dcouverte, 2000.22Voir Christian PAPILLOUD, Le Spinoza de Mauss. Prsentation de Thorie de la libertou de laction de M. Mauss , Ethique et Economie. Limpossible (re)mariage, Revuesemestrielle du MAUSS, n 15, Paris, La Dcouverte, 2000.23Emile DURKHEIM,De la division du travail social, Paris, coll. Quadrige , PUF, [1930],1986, p. 48.25 Sur ces quatre exemples, voir Lucien JAUME, L'individu effac ou le paradoxe dulibralisme franais, Paris, Fayard, 1997, p. 494-504 ; Boris LYON-CAEN, Balzac et lacomdie des signes. Essai sur une exprience de pense , Paris, Presses Universitaires deVincennes, 2006 ; Antoine PICON, Les Saint-Simoniens. Raison, imaginaire et utopie, Paris,Belin, 2002, p. 72 ; Cahiers Spinoza, n1, Paris, ditions Rplique, 1977 ; Franck FISCHBACH,

    Marx avec Spinoza. La production des hommes, Paris, PUF, Actuel Marx, 2005.

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    au fait que la dcouverte de Spinoza en tant que penseur du social estfinalement encore toute frache. Dans la rception (franaise) de Spinoza, ladimension socio-politique de son systme na en effet prcipit en un systme depense majeur et original que depuis la fin des annes 1960, marquant une

    rupture manifeste avec les trois sicles de rception antrieure. Les acrobaties nepeuvent dsormais prtendre une certaine vidence que grce une histoiretrs rcente, dont il faut maintenant prciser rapidement les scansions gnraleset les enjeux principaux. Certes, des discussions sur lancrage de Spinoza dans lapense et la situation politique de la Hollande du XVIIesicle avaient dj amendepuis longtemps certains historiens relire ses textes politiques26. Mais lascansion majeure que constituent les annes soixante simpose au regardrtrospectif comme une grande rupture, et pourrait mme appeler un cho delhmistiche par lequel Boileau marque le tournant de la littrature classique :Enfin Matheron vint...

    Enfin une interprtation mticuleuse, rigoureuse et inspire donnait entrevoir la puissance, la radicalit et loriginalit de la construction spinoziennedu social. Mme si les considrations consacres larbre sfirotique descabalistes gardent sans doute de quoi dconcerter quelque peu les chercheurs ensciences sociales, le type de reconstruction auquel se livrait Alexandre MatherondansIndividu et communaut chez Spinoza27oprait une vritable traduction delthique et du Trait politique dans un langage et un mode de raisonnementavec lesquels de larges secteurs de ces chercheurs sont susceptibles de se trouverspontanment en phase. Ce livre a mis en place lensemble dun difice, livr

    cls en main pour tre explor et agrandi par des gnrations de chercheurs,depuis une thorie de lindividuation et des rapports inter-humains, jusqu unemodlisation de la gense des institutions et des quilibrations de puissance, touten ouvrant la porte une critique radicale de lalination et une perspectivedmancipation vers un communisme des esprits . Bien entendu, AlexandreMatheron narrivait pas tout seul. La publication de son ouvrage avait tprcde de quelques mois par celle de Spinoza et la libert des hommesde JeanPrposiet et de Spinoza et le problme de lexpression par Gilles Deleuze, et elleannonait avec une dcennie davance un feu continu de parutions ddies

    revaloriser la dimension politique de la pense spinozienne28.26 Voir par exemple Lewis Samuel FEUER, Spinoza and the Rise of Liberalism, Boston,Beacon Press, 1958.27Alexandre MATHERON, Individu et communaut chez Spinoza(1969), Paris, Minuit, 1988.Voir aussi, du mme auteur, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier,1971 etAnthropologie et politique au XVIIesicle (tudes sur Spinoza), Paris, Vrin, 1986.28Jean PREPOSIET, Spinoza et la libert des hommes, Paris, Gallimard, 1967 ; Gilles DELEUZE,Spinoza et le problme de lexpression, Paris, Minuit, 1968 ; ID., Spinoza Philosophie

    pratique, Paris, Minuit, 1981 ; Sylvain ZAC, Philosophie, thologie, politique dans loeuvre

    de Spinoza, Paris, Vrin, 1979 ; Antonio

    NEGRI

    , Lanomalie sauvage. Puissance et pouvoirchez Spinoza (1982), op. cit.; ID., Spinoza subversif. Variations (in)actuelles, Paris, Kim,1994 ; Andr TOSEL, Spinoza ou le crpuscule de la servitude, Paris, Aubier, 1984 ; ID., Du

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    Quest-ce qui caractrise cette dcouverte du Spinoza politique ? Dabordson articulation la fermentation intellectuelle et politique qui a marqu lacharnire des annes 1960-1970, au sein dun spectre assez large qui allait delanarchisme aux cercles althussriens, mais qui partageait un dsir de

    transformation sociale radicale (anti-capitaliste) et un ancrage commun dans latradition marxiste. Ce qui sduit sans doute cette sensibilit marxiste, outrelancienne aura de matrialisme et dathisme radical qui accompagne lespinozisme depuis ses origines, cest une vision des rapports socio-politiquesbase sur la lutte, la force et la comptition des puissances, faisant clater leftichisme contractualiste qui caractrise la pense politique bourgeoise .Contre une approche kantienne qui parat dboucher sur des mivreriesidalistes, prisonnire de sa rigidit dontologique et de sa timidit lgaliste, leTrait politiqueprsente une modlisation conflictuelle des rapports sociaux qui,comme le dit Spinoza lui-mme dans une de ses lettres29, refuse la coupure tropabsolue propose par Hobbes entre ltat politique (o est cens rgner la loi) etltat de nature (o ne rgnait que la force) : il faut plutt concevoir unesuperposition et une interpntration permanente des deux niveaux qui font du

    jeu politique une poursuite de la guerre par dautres moyens.Spinoza offre ainsi aux activistes politiques lavantage de prner la

    dmocratie comme forme la plus dsirable de gouvernement, sans donner dansle pige dun respect rifi des procdures de reprsentation formelle : il permetplutt de thoriser une dmocratie radicale , voulant que toute forme de pouvoir institutionnel ne soit quune appropriation de la puissance propre

    la multitude (selon la distinction thorise par Antonio Negri entre la potestaset lapotentia). Autour de cette originalit de la construction spinozienne dunepuissance venant toujours du bas (thse esquisse ds Marsile de Padoue etEtienne de La Botie, mais dveloppe le plus systmatiquement dans le Trait

    politique), on a vu converger les divers mouvements de pense qui sereconnaissaient dans la micro-physique du pouvoir (tudie la mme poquepar Michel Foucault) ou dans les phnomnes de captation de puissance et dedsirs (thoriss simultanment par Gilles Deleuze et Flix Guattari). Si cettegnration (se) dcouvre politiquement (en) Spinoza, cest sans doute aussi quil

    ouvre la perspective historique des formes de devenir plurielles, jusqualorsmutiles par le monolithisme tlologique des dialectiques hglienne oumarxienne. Cest sans doute aussi quon pressentait dans les mcanismes et lacomplexit des processus dindividuation mis en lumire par Alexandre

    matrialisme de Spinoza, Paris, Kim, 1994 ; tienneBALIBAR, Spinoza et la politique, Paris,PUF, 1985 ; Pierre MACHEREY, Hegel ou Spinoza, Paris, La Dcouverte, 1990 ; ID., AvecSpinoza. tudes sur la doctrine et lhistoire du spinozisme, Paris, PUF, 1992 ; ID.,

    Introduction lthiquede Spinoza, Paris, PUF, 1994-1998, 5 volumes.29

    Benedictus SPINOZA

    ,Lettre 50 Jarig Jelles du 2 juin 1674, in Trait Politique. Lettres, d.Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 283. Sur le rapport entre les deux philosophes, voir le livre deChristian LAZZERI,Droit, pouvoir et libert : Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF, 1996.

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    Matheron une premire modlisation dune socit de la communication gnralise (pour reprendre la conclusion du petit ouvrage dtienne Balibar,Spinoza et la politique, qui a beaucoup fait pour diffuser cette dcouverte).

    Depuis le milieu des annes 1990, une seconde gnration est venue

    approfondir et rorienter cette investigation de la face socio-politique dusystme spinozien30. Explicitement influence par le travail des Matheron,Deleuze, Balibar et Macherey, dont elle reprend les conclusions (parfois pour lesinflchir dans des directions nouvelles), cette gnration mne bien entendu sesrecherches dans des domaines trop divers pour pouvoir tre regroups sous unerubrique unique, mais il ne serait gure forc de la prsenter comme ayant hrit(directement ou non) dune rencontre qui sest produite au cours des annes1980 entre des penseurs de domaines trs varis autour de la thmatique delauto-organisation. Biologistes (Henri Atlan), conomistes htrodoxes (AndrOrlan), philosophes (Cornlius Castoriadis, Edgar Morin), anthropologues(Ren Girard) et polymathes (Jean-Pierre Dupuy) ont pos les bases dundialogue transdisciplinaire dont on peut sapercevoir rtrospectivement quilrenouait, de faon bien mieux informe et bien plus troite, des fils qui avaientdj t confusment entrelacs ds les premiers avatars de la rflexionspinoziste au cours du XVIIIesicle.

    Mme si ce dialogue ne faisait que rarement rfrence explicite latradition spinoziste, comme ce fut le cas toutefois pour les travaux dHenriAtlan, il a contribu nourrir un renouveau de lexgse spinozienne dont leproduit le plus achev a t le livre de Laurent Bove, La stratgie du conatus :

    affirmation et rsistance chez Spinoza31. Comme louvrage dAlexandreMatheron publi un quart de sicle plus tt, cette reconstruction du spinozismesinspirant (discrtement) de la rflexion sur lauto-pose offrait un champ deproblmatisation directement traduisible en projets de recherche en sciencessociales. La notion centrale de stratgie reprenait la conflictualit qui est lependant du refus spinoziste de croire en aucune pacification providentielleimmanente la Nature. Les notions daffirmation et de rsistance permettaientde penser les dynamiques socio-politiques comme relevant de tensions entre,dune part, une pulsion interne tout tre vivant qui, face au besoin de sadapter

    aux modifications de son environnement, tend exprimer son existence enagenant de nouvelles formes de vie et, dautre part, une tendance qui lui faitrsister spontanment toute forme de loi impose de lextrieur (et donc toute obissance). Ces deux tendances se recoupaient dans le concept spinozien

    30La continuit entre ces deux gnrations a t assure par le rle pivotal jou par Pierre-Franois MOREAU, dont bon nombre de contributions touchent, de prs ou de loin, desquestions de premier intrt pour la rflexion en sciences sociales ; cf., pour commencer,Spinoza. Lexprience et lternit, Paris, PUF, 1994 et Problmes du spinozisme, Paris, Vrin,

    2005, mais aussi Spinoza, Paris, coll. Ecrivains de toujours , Seuil, 1975.31LaurentBOVE,La Stratgie du conatus : affirmation et rsistance chez Spinoza, Paris, Vrin,1996.

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    de conatus (dfini par la tendance de chaque chose persvrer dans sontre ), qui prenait ds lors un rle central dans le modle anthropologiquepropos par Laurent Bove aux praticiens des sciences sociales. Au passage, etcomme un contrepoint, il est opportun de noter les usages radicalement opposs

    ceux de Laurent Bove mais dans un registre semblable, qui donne sens lacomparaison que Judith Butler propose du conatus32. Non pas quelle nie quecelui-ci puisse tre une force de rsistance, mais parce quelle ne manque pasdajouter quil est galement, et en fait antrieurement, un point dappui dunegrande efficacit pour les pouvoirs. Cest en effet leffort de persvrer qui,imposant ses imprieux rquisits ds les tout premiers moments de lexistence,cest--dire en ces situations o lindividu humain nouveau-n exprimente laplus extrme dpendance, forge lattachement passionn ceux qui luiprodiguent les moyens du maintien dans lexistence biologique, et qui peuventds lors prtendre rgner sur lui. Ici se forme, selon Butler, le pli de lamour dumatre, suffisamment profond et gnrique pour tre plus tard transpos enamour du souverain, en amour des pouvoirs. Par ce pli, indfroissable proportion de ce quil sest form autour des enjeux les plus hauts de lapersvrance dans ltre, les pouvoirs font mieux que dsarmer notre rsistance :ils se font aimer de nous.

    Autour dune telle plate-forme, prcisment circonscrite entre les notionsdauto-organisation, de stratgie, daffirmation, de rsistance et de conatus, on apu voir se runir des rflexions inspires la fois par les travaux de MichelFoucault sur la gouvernementalit librale, par les catgories de

    biopouvoir et de biopolitique quune srie de penseurs dorigine italienneont reprises au mme Michel Foucault (Antonio Negri, Paolo Virno, MaurizioLazzarato, Giorgio Agamben), et par la notion de socits de contrle avance par Gilles Deleuze pour rendre compte des nouvelles formes dergulation mises en place au cours des dernires dcennies. Cest sur ce terreauque se dveloppe ce qui apparat comme lune des productions dinspirationspinoziste les plus visibles dans le champ intellectuel largi : il sagit dudyptique Empire/Multitude de Michael Hardt et Antonio Negri. Lune des plusvisibles mais pas lune des moins controverses ! De fait, ces ouvrages ne

    peuvent quassumer les risques inhrents leur genre, et leur russiteditoriale : dans le champ du dbat politique, la polmique est fleuret moinsmouchet. Or Hardt et Negri nont pas conomis les occasions de controverse, la fois dans leurs crits et dans les positions quils ont t amens prendre encertaines grandes occasions politiques. Sans surprise, la petite communautdes spinozistes apparat comme un lieu de bouillonnement contradictoire, enparticulier propos de la crainte que les usages politiques, et pour ainsi dire grand spectacle, du concept spinoziste de multitude ne puissent nuire ses

    32 Judith BUTLER, La Vie psychique du pouvoir, Paris, coll. Non & Non , ditions LoScheer, 2002.

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    usages plus modestement acadmiques, plus obscurs et plus mticuleux. Maiscest une bonne occasion de plus de constater que le noyau dur spinozistelaisse de nombreux degrs de libert, cest--dire de possibilits au dissensuscrateur, et force est de reconnatre que, pour toute leur charge de controverses

    et de dsaccords, les ouvrages de Hardt et Negri, par lampleur de leurperspective critique du capitalisme, ont maintenant fait leur preuve commemachines r-agiter le champ des sciences sociales33 et le faire dans destermes qui sont largement ceux du spinozisme politique34.

    III.QUELQUES CHANTIERS EN COURS OU EN PROJET

    Pour autant ce que nous avons appel spinozisme politique est loin de

    ntre affaire que de politique. Il est bien plutt la ligne de force dunspinozisme en sciences sociales, et ceci parce que la relecture des ouvragespolitiques de Spinoza fait revenir bon nombre dobjets et de problmatiques quisont fondamentalement les leurs : les institutions, les normes, la dterminationdes comportements individuels, leur composition en comportements collectifs,etc. Quels pourraient tre, plus prcisment, les points chauds de futuresrencontres entre spinozisme et sciences sociales ? On voquera brivement huitchantiers, en dmarrage ou en cours, o sont appels se rencontrer lesspculations relevant de la philosophie spinoziste et des projets de recherchemens sur des objets concrets (parfois dj lancs depuis de nombreuses annes)par des sociologues, des ethnologues, des anthropologues, des conomistes, deshistoriens, des spcialistes de la communication, du droit ou des institutionspolitiques, huit chantiers qui explorent les compositions de lindividuel et ducollectif.

    a) Lanalyse anthropologique des comportements humains la lumire dela puissance propre du concept spinozien de conatus.

    Le concept de conatus, cette tendance de chaque chose sefforcer pourpersvrer dans son tre, est peut-tre, de tous les concepts spinozistes, celui qui

    intresse au premier chef les sciences sociales. Si la critique du structuralisme a33Pour un ouvrage de discussion critique des thses de Hardt et Negri, voir Pierre DARDOT,Christian LAVAL et El Mouhoub MOUHOUD, Sauver Marx ? Empire, multitude, travailimmatriel, Paris, coll. Armillaire , La Dcouverte, 2007. Pour un espace de rflexion etdintervention politique o tente de slaborer une pense spinoziste (dinspiration negriste)de la socit contemporaine, voir les parutions de la revue Multitudes, lance en lan 2000 etdj riche dune trentaine de numros, disponibles en libre accs ladressehttp://multitudes.samizdat.net/, et notamment lanthologie Politiques des multitudes.

    Dmocratie, intelligence collective et puissance de la vie lheure du capitalisme cognitif,

    Paris, ditions Amsterdam, 2007.34Voir ce propos le panorama de ces dbats rcents sur le spinozisme politique par ClineSPECTOR, Le spinozisme politique aujourdhui , Esprit, n 77, mai 2007.

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    eu au moins pour avantage de redonner de limportance la problmatique delaction, force est en effet de reconnatre quen cette matire la propositionspinoziste du conatusapparat aussi puissante que polyvalente. Car le conatusala double proprit dtre un concept la fois trs gnral, trs dclinable, et

    nanmoins prcisment dfini. Comme lan de puissance, comme forcedsirante gnrique et intransitive dsir sans objet, dit mme Laurent Bove35le conatus est lexistence comme activit, la propension de toute chose dployer son pouvoir de produire des effets. La chose humaine laquelle, onla vu, Spinoza refuse radicalement le statut dempire dans un empire nchappe nullement cette caractrisation-l ; cest pourquoi lontologie duconatuspeut aussi fonder une anthropologie, et ceci sans contradiction : que le mode humain soit, dun point de vue ontologique, strictement log lamme enseigne que tous les autres modes nempche pas quil y ait dire deschoses assez spcifiques son propos... Cette spcificit vient dailleurs du faitmme que, force propulsive gnrique et intransitive, le conatusas such, celuide E, III, 6 ne livre quun principe trs sous-dtermin de laction humaine donc, en ltat, impropre un usage immdiaten sciences sociales. Do viendraalors le complment de dtermination qui permettra de rendre intelligiblelaction humaine ? Du dehors de lindividu humain, mais du dedans du mondehumain cest--dire du monde social.

    Voil pourquoi le naturalisme spinoziste nempche en rien quil y aitquelque chose comme des sciences sociales: car ce sont les collectivitshumaines dans leur ensemble et dans leur ensemble non seulement

    synchronique mais diachronique qui dterminent leurs membres se mouvoirde telles ou telles faons. Voil donc aussi pourquoi le principe ontologique duconatus, ds lors quil se projette dans la dterminit historique et sociale, estsusceptible dengendrer les formes individuelles et collectives dagir les plusvaries : la mesure de la productivit infinie de la Nature quand celle-ci semanifeste comme auto-affections des corps sociaux. Ainsi, pour donner savision de laction humaine le caractre trs particulier du conatuscomme effortdeffectuer ses puissances, une anthropologie spinoziste : a) accueille toute ladiversit des ethoindividuels ou collectifs ; b) dnie toute autonomie, tout auto-

    fondement laction individuelle puisque le conatus est en attente de lexo-dtermination qui, de force dsirante intransitive, va le faire se mouvoirtransitivement, cest--dire vers des objets dtermins ; c) rapporte cette exo-dtermination leffet sur soi des autres hommes , la fois comme autresindividus et comme corps ; d) en appelle ncessairement toutes les autresspcialits des sciences sociales pour clairer dans leur complexit les forces luvre dans ce procs dexo-dtermination sociale.

    35 Laurent BOVE, thique III , in Pierre-Franois MOREAU et Charles RAMOND (dir.),Lectures de Spinoza, Paris, Ellipses, 2006.

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    Il vaut la peine de noter au passage que la problmatique du conatuset deses actualisations dans le monde social est presque intgralement retraduisibledans le lexique de lintrt. Loccasion est ainsi donne de souligner que pourtre dune flexibilit extrme, le concept de conatusest le contraire dun attrape-

    tout informe : sil se laisse modeler pour rendre compte aussi bien de lintrtconomique goste que de lintrt donner, se montrer charitable, bref delintrt au dsintressement, le conatus nengage pas moins dans une optionthorique fortement singularisante, laquelle bon nombre de courants ensciences sociales ne consentiraient pas, savoir considrer que le principemoteur de toute action est en dernire analyse lexpression dun intrtfondamental soi. Que cet intrt fondamental en fait celui de la persvrance sexprime sous des formes ouvertement utilitaristes, ou quelle emprunte lesmdiations des diverses sortes de passage par autrui (gnrosit, charit,rciprocit, amour, amiti, soin, etc.), en prcisant chaque fois comment il estdtermin le faire, cest aux diverses sciences historiques et sociales quilappartient den rendre compte36.

    b)Laction dans une conomie gnrale des affects.Ainsi une anthropologie du conatus se prolonge ncessairement en une

    sociologie, une conomie et une politologie spinozistes vrai dire en toutes lessciences sociales qui ont traiter des comportements concrets. Lthique,notamment en ses parties III et IV, offre bien une thorie gnrale de la motiondes corps. Comment, par quelles forces sont-ils dtermins se diriger dans telle

    ou telle direction, dsirer obtenir ceci ou faire cela ? Quelle science socialechappe ces questions ? Au niveau dabstraction qui est le sien, Spinoza yapporte une rponse tout fait gnrale, mais disponible pour toutes lesadaptations spcifiques par les disciplines en prise avec leurs domaines dobjetparticuliers : ce qui dcide du mouvement des corps, ce qui dtermine les forcesdsirantes des conatus sorienter ainsi ou autrement, ce sont les affects37.

    On pourrait difficilement sur-estimer la porte de cette proposition etlampleur de la reconfiguration que, transversalement, elle pourrait faireconnatre aux sciences des divers comportements sociaux individuels ou

    collectifs. Pour comprendre ce qui fait courir les individus, cherchez les rgimescollectifs daffects : ce sont des agencements daffects qui dterminent leshommes des diffrents champs partager une illusio, vouloir btir un empiredans le champ du capital38, dsirer la reconnaissance acadmique dans lechamp scientifique, la gloire olympique dans le champ sportif, la postrit dans

    36Voir ce sujet Frdric LORDON,Lintrt souverain, op. cit.37 Voir, entre autres, Chantal JAQUET, Lunit du corps et de lesprit. Affects, actions et

    passions chez Spinoza, Paris, coll. Quadrige , PUF, 2004.38

    Pour une application dune socio-conomie spinoziste au contexte du capitalismefinanciaris et ses luttes dOPA, voir Frdric LORDON,La politique du capital, Paris, OdileJacob, 2002.

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    le champ artistique, etc. et ici les mots mmes indiquent que toute unesociologie bourdieusienne pourrait sy reconnatre. Ce sont des agencementsdaffects, empiriquement labors et manis par des praticiens manipulateurs,qui dterminent les consommateurs aller vers tel produit, vouloir telle

    marque. La publicit, le marketing, et lorganisation des ttes de gondole : desobjets inattendus, rputs vulgaires , mais choisis tout exprs pour attesterque la mtaphysique spinoziste ne cesse en fait de parler de ce monde. Et passeulement dans le domaine de lconomie ou de la sociologie conomique : cesont des dynamiques collectives daffects qui forment les lames de fondlectorales et forgent les victoires politiques institutionnelles. Et cen sontdautres qui nourrissent les mouvements sociaux et toutes les formesalternatives, minoritaires ou pas, de laction politique, syndicale ourvolutionnaire.

    Envisage depuis une perspective spinoziste, la vie politique a ainsi moins voir avec la rationalit communicationnelle kanto-habermassienne quavec desphnomnes de composition et de propagation daffects. Cest dire, en passant,que le point de vue des affects soffre dpasser lantinomie quelque peufatigue des ides et des intrts matriels . Car dune part les conditionsmatrielles dexistence sont une source considrable daffects nest-il pasvident que laisance ou la prcarit, absolues ou relatives, nous affectentimmdiatement, joyeusement ou tristement ? Mais dautre part, comme lemontre en particulier Lorenzo Vinciguerra39, les ides sont des produitsgnosologiques labors par limaginaire sous la sollicitation, et donc au

    voisinage, daffects de toutes sortes : ceux de nos expriences objectalesimmdiates, ceux de nos interactions sociales, etc. La catgorie daffect englobedonc des dterminations jadis tenues pour exclusives lune de lautre, et posesynthtiquement la question cruciale, ds lors quil sagit de penser la mise enmouvement des corps : ce qui arrive cet homme, quest ce que a lui fait ? Etquest ce que a lui fait faire ? Ainsi se profile la tche de cartographier lesstructures et les dispositifs institutionnels qui conditionnent dans lidosphreles productions des imaginations individuelles et collectives, et dterminent lesdivers types de temporalit propres la contamination et la coagulation des

    affects politiques. lexemple de la contribution de Philippe Zarifian cevolume, toute une srie de livres rcents, qui laborent loriginalit de laconception spinoziste du temps politique (du kairos ou de loccasion) ou desgrands types daffects travers lesquels soprent les prcipitations politiques (commencer par l indignation ), ne demandent qu tre repris par deschercheurs en sciences sociales dans la grammaire propre de leurs enquteshistoriques et de leurs procdures empiriques40.

    39Lorenzo VINCIGUERRA,Spinoza et le signe. La gense de limagination, Paris, Vrin, 2004.40

    Antonio NEGRI

    , Kairos, Alma Venus, multitude : neuf leons en forme d'exercices, Paris,Calmann-Lvy, 2000 ; NicolasISRAEL, Spinoza. Le temps de la vigilance, Paris, Payot, 2001 ;Chantal Jaquet, Spinoza ou la prudence, Paris, coll. Philosopher , Quintette, 1997 ;

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    c)Lanalyse des mcanismes constituants de bouclages auto-transcendantsdans lesquels peut entrer la puissance de la multitude.

    Si la puissance chez Spinoza est dfinie comme le pouvoir daffecter, le

    pouvoir de produire des affects sur une ou plusieurs autres choses, nul doute queles affects collectifs se posent comme une puissance sociale grande chelle. La puissance morale de la socit dont parle si souvent Durkheim, en destermes extrmement vocateurs mais conceptuellement quelque peu obscurs,trouve dans le cadre spinoziste sa pleine explicitation comme un certain rgimede composition collective des affects. Elle y trouve mme son appellationpropre : cest lapotentia multitudinis la puissance de la multitude. Depuis leslivres dsormais classiques dAlexandre Matheron et dAntonio Negri, la notionde puissance de la multitude joue un rle central dans la thorie politiquespinoziste. Elle dsigne cette force des affects ports coalescence et dont lacomposition engendre une puissance suprieure toutes les puissancesindividuelles, puisquelle est une puissance capable de les affecter toutes. lvidence, comme y insistent Matheron et Negri partir de leur lecture duTrait politique, la potentia multitudinis est luvre dans lordre politique,mais pas seulement, comme invite le penser le parallle avec la puissancemorale durkheimienne : les proprits gnratrices de la puissance de lamultitude sexercent tout autant dans le domaine religieux, dans la productiondes faits de charisme, de valeur et de lgitimit.

    Aussi la puissance de la multitude apparat-elle comme un instrument

    conceptuel particulirement adquat pour penser la faon dont des mcanismesstrictement immanents sont capables dengendrer des effets qui dominent leurspropres producteurs. Les phnomnes dmergence quont cherch cerner lesthoriciens de lauto-organisation, les faits que Jean-Pierre Dupuy regroupe sousla catgorie d auto-transcendance 41, sont des manifestations typiques de la

    potentia multitudinis. Ainsi, par le travail de composition collective daffects parlequel se forme la puissance de la multitude, des quasi-transcendances peuventse dresser depuis le plan dimmanence. Ces transcendances immanentes, faussestranscendances en vrit, mais perues, vcues et penses comme telles par les

    agents, structurent des rapports verticaux qui sont le propre de lexistence ducollectif sous le rgime du social. Gnratrice dalinations par lamconnaissance o se trouvent les agents de leur propre production affectivecollective, lapotentia multitudinisouvre une sorte dcart de la multitude elle-mme, dans lequel vient se glisser le pouvoir. Car le pouvoir nest pas autre

    Franois ZOURABICHVILI,Le Conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royaut, Paris,PUF, 2002 ; Vittorio MORFINO, Il tempo e loccasione. Lincontro Spinoza-Machiavelli,Milan, LED, 2002 ; Filippo DEL LUCCHESE, Tumulti e indignatio. Conflitto, diritto e

    moltitudine in Machiavelli e Spinoza, Milan, Ghibli, 2004.41Jean-Pierre DUPUY,Introduction aux sciences sociales. Logique des phnomnes collectifs,Paris, Ellipses, 1992.

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    chose, nous disent aussi bien Matheron et Negri, que la captation de cettepuissance qui, en dernire analyse, mane de la multitude elle-mme. Cest peut-tre dans cette analyse diffrencie de la puissance et du pouvoir, du pouvoircomme rcupration dune puissance qui ne lui appartient pas il faudrait mme

    dire plus prcisment : du pouvoir se constituantpar et dans cette rcuprationmme , que se tient toute la charge de subversion politique de la philosophiespinoziste. Car elle met cul par-dessus tte limaginaire traditionnel du pouvoir que lon pense gnralement tomber du haut (du Souverain) vers le bas (lepeuple), alors quen fait la multitude est bel et bien la source vritable dune

    puissanceque lepouvoir souverain, fondamentalement opportuniste, ne fait quecapter et r-appliquer sur elle (pour son plus grand bien comme pour son plusgrand mal).

    d) Lanalyse des phnomnes de confiance et de croyance : du montaireau religieux.

    Si la puissance de la multitude est ainsi une force constituante , commela soulign Negri, il reste en comprendre, dans le dtail de ses manifestationsconcrtes, les frayages, les pressions et les dtournements. De nouvelles voies derecherches se sont dj ouvertes dans cette perspective, reprsentes dans cetouvrage par larticle de Frdric Lordon et Andr Orlan, dont lanalyseconsacre la monnaie montre bien, par parenthses, la gnralit dapplicationdu concept depotentia multitudinis, trs au-del des seules limites du politiquestricto sensu : la monnaie officielle est en elle-mme un fait d imperium;

    comme telle, elle est adosse une circulation de puissance de la multitude ;comme toutes les souverainets, elle usurpe une puissance qui, en dernireanalyse, nest pas la sienne. Mais comment mieux dire la pertinence de ce cadreconceptuel pour saisir les phnomnes de croyance et de confiance, puisquecest dans ces termes que, juste titre, toute une tradition de pense conomiquehtrodoxe a dabord conu la monnaie42?

    Or, si la souverainet de la monnaie sadosse une circulation de puissancede la multitude et que celle-ci est une certaine composition collective daffects,alors les faits de confiance et de croyance sinscrivent de plein droit dans

    lconomie gnrale des affects, dont Yves Citton tente desquisser ici quelquesprincipes fondamentaux. Cette inscription est dailleurs trs gnrique etvaut indpendamment des choses crues ou investies de confiance. Cest dire queces instruments fournis par lconomie des affects sont susceptibles dtre

    42Voir ainsi Georg SIMMEL, Philosophie de largent, Paris, PUF, 1987 ; Franois SIMIAND, La monnaie, ralit sociale , inCritique sociologique de lconomie, textes prsents parJean-Christophe MARCEL et Philippe STEINER, Paris, coll. Le lien social , PUF, 2006 ;Michel AGLIETTAet Andr ORLEAN, La violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982 ; ID., La

    monnaie, entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Michel AGLIETTA

    et AndrORLEAN (dir.), La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998 ; Bruno THERET (dir.), Lamonnaie dvoile par ses crises, Paris, ditions de lEHESS, 2008.

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    redploys dans les domaines les plus divers en fait dans tous les domaines dela croyance/confiance : politique, montaire, on la vu, mais aussi financier.Quest ce quune bulle financire, sinon une certaine polarisation daffects ?Quest-ce quun krach, sinon la polarisation inverse ? Cela vaut encore pour le

    domaine moral : llan de charit post-tsunami nest-il pas le produit dun affectcommun quasi-plantaire ? Ou dans le domaine religieux (retour Durkheim) nest-ce pas dailleurs par la religion quil aurait fallu commencer cettenumration, tant Spinoza a eu loccasion de lui consacrer directement unerflexion particulirement riche, qui fait le cur du Trait thologico-politique43,et dans laquelle on pourrait trouver la matrice de tous les faits de lordresymbolique ?

    Il semblerait donc particulirement intressant de solliciter le haut degrdabstraction auquel Spinoza lve ses dfinitions des affects pour rapprocherces divers phnomnes de croyance, si trangers les uns aux autres en apparence(comme ceux qui structurent le fait religieux et ceux qui traversent lesvaluations financires et boursires), et pourtant si semblables du point de vuedes mcanismes fondamentaux quils mettent en uvre. Ces deux formesd irrationalits explicables rationnellement au sens o elles relvent des passions , mais de passions que le spinozisme sefforce de rduire desexplications causalistes rigoureuses et mme gomtrisables ( savoir : scientifiques ) paraissent entretenir de nombreux liens plus ou moinssouterrains, de solidarit et de complmentarit quil serait crucial de parvenir mieux mettre en lumire.

    e) Lanalyse du rle et de la nature des mcanismes relevant delinterprtation dans nos socits de communication.

    Linsistance sur la production et la productivit sociales des affects conduitgalement mettre laccent sur la dimension interprtative des faits sociaux. Or,par sa nature intgralement relationnelle, lapproche spinoziste des phnomneshumains a spontanment tendance traiter en termes de mises en rapports et decommunication ce que dautres approches mettent au compte de lindividusubstantifi. Parce quelle valorise ainsi lentre-deux, elle est mieux place que

    toute autre pour rendre compte des mcanismes dinterprtation qui filtrent etspcifient les rapports nous entre les individus. Or, ce sont de plus en plus surde telles questions dinterprtation que portent leur regard bon nombre desciences sociales : comment llecteur traite-t-il les informations que lui donnela tlvision dans les mois qui prcdent une lection ? Comment le

    43Voir par exemple, parmi une bibliographie extrmement abondante, Manfred WALTHER,Metaphysik als Anti-Theologie: Die Philosophie Spinozas im Zusammenhang derreligionsphilosophischen Problematik, Hamburg, Meiner, 1971 ; Henri LAUX,Imagination et

    religion chez Spinoza. La potentia dans lhistoire, Paris, Vrin, 2002 ; et

    Jacqueline

    LAGREE

    ,Spinoza et le dbat religieux. Lectures du Trait thologico-politique, Presses Universitairesde Rennes, 2004.

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    consommateur (adulte ou enfant) ragit-il aux messages publicitaires dont il estbombard ? Sur quels types de services sociaux ou de structures politiquesrepose notre capacit re-concatner nos affections selon les enchanementsde la raison, plutt que selon les emportements des passions processus qui

    peuvent tous deux tre considrs comme relevant de linterprtation ? ChristianLazzeri, qui livre dans cet ouvrage une contribution consacre aux questions delintrt et de lamour de soi, a par ailleurs longuement dvelopp lesthmatiques de la reconnaissance dans lesquelles ces dimensions interprtativeset communicationnelles sont videmment prsentes. Quil tudie les mdias oules interactions entre la police et les jeunes des milieux dfavoriss, le chercheuren sciences sociales pourra donc trouver dans la thorisation spinoziste desphnomnes dinterprtation un cadre propre apporter une lumire nouvellesur ses objets dinvestigation44.

    f) Une thorie des institutions sociales et du changement institutionnel.Le conatuscomme force motrice fondamentale, les affects comme principe

    de ses orientations concrtes, lconomie gnrale des affects commeperspective sur leur formation et leur opration sociales, lapotentia multitudiniscomme lun des rgimes de cette conomie des affects : ce parcours delindividuel au collectif appelle son complment sous la forme dune thorie desinstitutions. Car le monde social nest pas quun rseau auto-organis decerveaux : il est structur, et les institutions sont une contribution visible cettestructuration. Les phnomnes de transcendance immanente ont dj laiss

    entrevoir la prsence du vertical ou dun quasi-vertical dans lorganisation du monde social, mais il faudrait sintresser en fait auvertical extrmement ramifi de larchitectonique institutionnelle. Inversement,on peut aussi reprendre la question des institutions par le bout des individus.Quest ce qui dtermine les conduites, les orientations concrtes des conatussinon les (innombrables) rapports institutionnels dans lesquels les individus sontpris en permanence ? Les institutions sont donc dterminantes et normalisantes,et en un sens qui fait irrsistiblement cho la pense de Michel Foucault,auquel Aurlie Pfauwadel et Pascal Svrac consacrent leur contribution. Les

    institutions chez Foucault ne sauraient tre vues comme de pures instances derpression. Il en va de mme dun point de vue spinoziste, puisque lesinstitutions forment ce milieu dans lequel la force gnrique et intransitive duconatustrouve le complment positifde dtermination qui la fait se mouvoir etdsirer spcifiquement et cette dtermination positive est du mme coup

    44 Voir sur ce point Warren MONTAG, Bodies, Masses, Power. Spinoza and HisContemporaries, New York, Verso, 1999; Paolo VIRNO, Grammaire de la multitude. Pourune analyse des formes de vie contemporaines, Paris, ditions de lclat, 2002 ; Lorenzo

    VINCIGUERRA

    ,Spinoza et le signe, op. cit.; Adrien K

    LAJNMAN

    ,Mthode et art de penser chezSpinoza, Paris, Kim, 2006 ;ainsi que Yves CITTON, Lire, interprter, actualiser. Pourquoiles tudes littraires ?, Paris, ditions Amsterdam, 2007.

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    normalisation. Que font les institutions aux individus ? est la premire desquestions leur poser ; comment se forment-elles et se transforment-elles ? est celle qui vient immdiatement derrire.

    Or, les exemples de la force constituante de la potentia multitudinis en

    matire dinstitutions politiques, ou en matire de monnaie une autreinstitution sociale de premire grandeur sil en est indiquent dj dans quelledirection regarder : les institutions sont des dispositifs affectifs collectifs, ellessont affectantes et affectivement constitues. Il est donc possible de voir dans leTrait politique, et notamment dans la relecture quen donne AlexandreMatheron, un modle gnral pour une thorie des institutions sociales. leurchelle, pour la part des conduites quil leur revient de dterminer/normaliser,les institutions sont souveraines : on peut dire delles quelles rgnent sur lesindividus proportion, bien sr, de ceux de leurs comportements qui setrouvent concerns. voquer leur pouvoir daffecter et donc de dterminer des individus nombreux, cest demble, une fois encore, indiquer la piste de la

    potentia multitudinis. Ainsi les institutions sociales, quelles quelles soient, dslors quelles sont comprises comme dispositifs normaliser les conduites et affecter les individus de certains affects homognes, tombent toutes sous le coupdu modle de la puissance de la multitude que le Trait politique a dgag propos des seules institutions politiques, mais qui vaut en fait bien pluslargement45.

    g) Une conomie politique spinoziste.

    Certains courants de lconomie politique sont trs susceptibles de trouverdans ce socio-spinozisme dutiles instruments thoriques. Redisonscependant que tous nen sont pas justiciables. En premier lieu, pareille rencontresuppose que lconomie politique en question sintresse aux institutions etquelle sy intresse autrement que la thorie noclassique qui en fait lesproduits densemble de contrats optimaux passs par des agents supposs duneparfaite rationalit calculatrice intertemporelle Elle suppose ensuite que cetteconomie politique ait une vue de laction individuelle qui ne reproduise pas laposition dominante du moment en sciences sociales, savoir de considrer un

    acteur formellement libre, autonome, auteur et responsable de ses actes, etc.La thorie de la Rgulation46 chappe tous ces travers et se trouve

    maints gards qualifie pour cette rencontre. Dune part, elle met la

    45Sur cette extension du Trait politiqueaux institutions sociales, voir par exemple, FrdricLORDON, La lgitimit nexiste pas. lments pour une thorie des institutions , Cahiersdconomie Politique, paratre, 2008 ; Derrire lidologie de la lgitimit, la puissance dela multitude. Le Trait politiquecomme thorie gnrale des institutions sociales , art. cit.46 Pour une prsentation de la thorie de la Rgulation, voir Robert BOYER, Thorie de la

    Rgulation. Une analyse critique, Paris, coll. Agalma , La Dcouverte, 1986 ; RobertBOYER et Yves SAILLARD (dir.), Thorie de la Rgulation. Ltat des savoirs, Paris, coll. Recherches , La Dcouverte, 2medition, 2002.

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    problmatique des institutions au cur de sa rflexion sur les transformations ducapitalisme. Dautre part, elle porte sur ces institutions un regardfondamentalement politique. Enfin, ses inspirations althussriennes la rendentsensibles une certaine lecture de la philosophie de Spinoza, en tout cas la part

    de cette philosophie qui rompt avec le subjectivisme de lacteur et cherche enpermanence les dterminations des individus par les structures. Or, aprs avoirlongtemps envisag leffet des grandes formes institutionnelles sur laconformation des dynamiques daccumulation du capital, et cela dun point devue macroconomique, la thorie de la Rgulation sintresse dsormais, sur unechelle plus fine, aux constructions institutionnelles pour elles-mmes, leurseffets microconomiques et aux processus de leurs transformations. Maiscomment penser ces dynamiques de crise et de changement institutionnels sansdisposer dune thorie de laction, et surtout comment procder ds lors que,comme la thorie de la Rgulation, on a demble rcus les thories classiquesde lacteur ? Cest prcisment en ce point de tension que lapprochespinoziste peut rendre les plus grands services, elle qui propose, partir ducouple conatus-affect, une thorie non subjectiviste de laction individue47.

    h) Lanalyse des diffrents niveaux dintgration auxquels soprelindividuation sociale, et de lefficience propre chacun de ces niveaux.

    Passer par une macroconomie, telle que celle propose par la thorie de laRgulation, cest indiquer quune science sociale spinoziste a vocation pouserune perspective macroscopique et se saisir des entits sociales les plus

    volumineuses . lheure o il tient du clich (parfois trompeur) de dire queltat national se voit progressivement dpossd de ses prrogativessouveraines au profit dentits supra-nationales (lUnion europenne) ou infra-nationales (les rgions, les communes), la totale disponibilit du spinozisme considrer lindividuation comme un processus de composition universel, depuisla molcule jusqu lensemble du systme solaire, permet daborder dunregard frais, et nettoy de la plupart des prjugs individualistes, familialistes,ethnicistes ou nationalistes, la question des niveaux de composition selonlesquels se dploient les socits humaines. Quil sagisse, pour les conomistes,

    de mieux comprendre les phnomnes dexternalits positives ou, pour lesthoriciens de la communication, de saisir plus prcisment ce dont il estquestion lorsquon voque les rseaux producteurs dintelligence collective, denombreux programmes de recherche sattachent dj rendre compte de laproduction du commun dont se nourrit notre vie sociale quotidienne, et la

    47Voir ce propos Frdric LORDON, Revenir Spinoza dans la conjoncture intellectuelleprsente , art. cit.

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    rfrence spinoziste apporte dj souvent ce type danalyse un cadre thoriqueremarquablement clairant48.

    Slever ainsi dans lchelle des corps sociaux considrs est aussi unmoyen de mettre en connexion les deux bouts de la chane : lhumain et

    lhumanit soit de poser les questions simultanes de lanthropogense et desconsquences de lanthropotechnie. Dans la mesure o lapproche spinozisteconsidre lhumain comme un mode , rsultant de conditionnementsproducteurs (et non comme une substance dote dune identit transcendante),elle est particulirement bien place pour aider comprendre les implicationsdes multiples formes danthropotechnies dont on sinquite aujourdhui quellesviennent altrer (plus ou moins dangereusement) la nature humaine. Lesspinozistes du XVIIIe sicle traduisaient souvent le latin modus par le mot de modification et aimaient rpter que lhomme est un tre modifiable .Quelles peuvent tre les consquences sociales rsultant de lexposition desindividus des niveaux de stress toujours plus levs ? ou quatre heures detlvision journalire ? ou une plasticit toujours accrue de leur corpsbiologique, obtenue par les progrs de la chirurgie esthtique aujourdhui, et parles interventions gntiques demain ?

    En refusant de faire de lhomme un empire dans un empire , en postulantque tout ce qui existe est par dfinition naturel , en faisant de toute questionun problme relevant en dernire analyse dune bonne cologie , Spinozaposait un cadre de pense qui nous permet aujourdhui de mesurer les profits etles dommages sociaux apports par les dveloppements anthropo-

    technologiques, sans succomber aux mystifications parallles entre elles nides nostalgiques dune nature perdue (quun ternel rousseauisme porte certains imaginer comme originellement bienveillante notre gard), ni desquitistes croyant aveuglment lauto-rgulation spontane des systmesvivants ( qui leur providentialisme fait oublier cette ralit parfaitementnaturelle, mais nanmoins subjectivement dplaisante, quest la mort de toutcorps, y compris des corps sociaux et civilisationnels)49.

    48Voir par exemple les travaux de Philippe ZARIFIAN,L'mergence d'un Peuple Monde, Paris,PUF, 1999 et L'chelle du monde, Paris, La Dispute, 2004, ainsi que Yann MOULIERBOUTANG,Le Capitalisme cognitif, Paris, ditions Amsterdam, 2007.49 Pour des (toutes) premires pistes de rflexion spinozistes sur la gestion sociale desquestions cologiques, pistes quil sagirait de mener beaucoup plus loin, voir Eccy DEJONGE, Spinoza and Deep Ecology. Challenging Traditional Approaches to

    Environmentalism, Ashgate, Hants, 2004; sur la question plus gnrale de lanthropogensespinoziste, voir Laurent BOVE, Ontologie politique et anthropogense, Paris, coll. Caute ! ,ditions Amsterdam( paratre).

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    IV.DANS CE VOLUME

    Dans louvrage que le lecteur tient en main, au lieu de multiplier lescontributions montrant la varit des objets qui pourraient profiter dun clairage

    spinoziste, et plutt que de nous cantonner au type de saupoudrage en survolauquel se sont livrs les paragraphes prcdents, nous avons prfr nous donnerle temps de traiter plus en profondeur certaines problmatiques potentiellementfdratives, ou certaines questions dont linvestigation prcise et fouille donneune meilleure ide des rsultats esprer dun tel recadrage. Il ne pouvait detoutes faons tre question dexhaustivit, et nous avons dlibrment fait lechoix de prfrer tablir quelques points dancrages aussi solides que possible,plutt que de faire miroiter des richesses laisses ltat purement virtuel cequi explique la taille gnralement imposante des contributions inclues dans ce

    volume.Une premire partie, intitule ESQUISSE DUNE ECONOMIE POLITIQUE DES

    AFFECTSet propose par Yves Citton, est ddie la mise en place patiente desbases sur lesquelles pourrait se dvelopper une approche de lconomie desaffects qui pourrait jouer un rle fdrateur pour une large srie de travaux ensciences sociales. Ces bases sont poses travers une lecture croise de lathorie spinozienne des affects et des principales thses avances par lesociologue Gabriel Tarde dans la Psychologie conomique quil publie vers lafin de sa vie en 1902. Cest loccasion, en ouverture de ce volume, de prsenter,de faon aussi didactique que possible, la fois quelques-uns des termes-cls dela rflexion spinoziste qui seront sans cesse voqus par les contributionsultrieures (conatus, affect, individuation, etc.) et de revisiter la contributionimportante au dveloppement des sciences sociales quapporte la sociologietardienne, malheureusement occulte pendant prs dun sicle alors quelle taitconsidre ( juste titre), au moment de son mergence, comme aussiprometteuse que celle de son rival Durkheim.

    Cest ce travail de prsentation parallle des convergences entre les deuxpenses que se livre le premier chapitre intitul Entre lconomie psychique de

    Spinoza et linter-psychologie conomique de Tarde . On y observe comment,mme sil se rfre explicitement Leibniz plutt qu Spinoza, Tarde proposela construction dune inter-psychologie qui se trouve tre en remarquableconformit avec les implications des principes poss dans les trois partiescentrales de lthique: il sagit dans les deux cas de comprendre lescomportements humains sur des bases purement relationnelles dentre-impressions affectant les individus, ici considrs du point de vue de leur esprit (ou de leur psychologie , savoir de la mens spinozienne). Cestloccasion de mesurer demble quel point un tel projet subvertit quelques-uns

    des principes fondateurs sur lesquels sest construite la discipline conomique

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    (orthodoxe), dont Gabriel Tarde opre une critique qui na (malheureusement)pas pris une ride.

    Un deuxime chapitre intitul Les lois de limitation des affects entreprend de lire, dans le dtail, les diverses dfinitions que Spinoza donne des

    affects dans thiqueIII, et den tirer une quinzaine de principes danalyse aussiprcis ( gomtriques ) que possible dont on veut imaginer quils puissenttre investis dune valeur heuristique immdiate par des enqutes de terrain desociologues, danthropologues, de thoriciens de la communication ou dumarketing. La rgle (psychologique) fondamentale de limitation des affects formule par Spinoza est alors complte par les analyses (sociologiques) deTarde, qui consacre son ouvrage le plus clbre thoriser Les Lois delimitation. La commune rfrence de ces deux auteurs aux phnomnes desomnambulisme permet de situer les comportements mimtiques (aussi bienquanti-mimtiques) dans le cadre plus gnral dune conomie de lacommunication, dont le philosophe hollandais et le sociologue franaispourraient avoir t les deux grands prcurseurs.

    Un troisime chapitre intitul Tlologie rgnante et politiques demodes prend du recul lgard de lanalyse concrte des mcanismes affectifset imitatifs, afin de mieux voir comment Spinoza et Tarde nous invitentensemble en mesurer les consquences thiques et politiques.