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discussions 8 (2013)
LaureHélène Gouffran
»Yau vos regracii vostra amor«Amitiés marchandes en Provence à la fin du XIVe siècle
Résumé:
Le monde marchand de la fin du Moyen Âge est producteur d'écrits particuliers (correspondances, livres de comptes, actes privés…) dont les données complètent les définitions théoriques de l'amitié par des informations qui se rapportent aux relations vécues au jour le jour. Les marchands provençaux homonymes Bertrand Rocafort d'Hyères († 1427) et Bertrand Rocafort de Mimet († 1428), qui font l'objet de mes recherches de doctorat, évoluent au cœur d'un réseau de clientèle dont la maîtrise contribue à l'élaboration de leur identité sociale. À travers les documents les concernant, la question de l'amitié comme lien social se pose pleinement. J'ai étudié dans un premier temps le vocabulaire utilisé dans les documents en ma possession, en particulier celui des correspondances, afin de mettre en lumière le lexique de la sociabilité dans ce contexte particulier. Sous des dehors formels, l'amitié s'exprime notamment au cœur des pratiques sociales comme outil d'entretien d'un réseau indispensable au monde des marchands, lesquels partagent de nombreux intérêts communs. Garant de la fama, l'ami est aussi le témoin essentiel à la préservation de l'honneur mais trouve également sa place dans les moments difficiles de la vie.
Abstract:
Die Handelswelt des späten Mittelalters hat private Schreiben hervorgebracht (Briefwechsel, Rechnungsbücher, Privatakten…), die ergänzende Angaben zu den theoretischen Definitionen von Freundschaft liefern, indem sie Informationen über die alltäglichen Beziehungen enthalten. Die provenzalischen homonymen Händler Bertrand Rocafort d'Hyères († 1427) und Bertrand Rocafort de Mimet († 1428), die im Mittelpunkt meiner Forschungen stehen, bewegen sich in einem Netz von Klienten – die Beherrschung dieses Netzes trägt zur Bildung ihrer sozialen Identität bei. Über die Dokumente zu diesen beiden Händlern stellt sich die Frage nach der Freundschaft als sozialem Bindeglied in vollem Umfang. In einem ersten Schritt wird das Vokabular aus den vorhandenen Dokumenten, insbesondere aus dem Briefwechsel, analysiert, um das Vokabular von Geselligkeit/Soziabilität in diesem besonderen Kontext herauszuarbeiten. Auf den ersten Blick recht formalisiert, drückt sich Freundschaft unter anderem in den sozialen Praktiken aus, als Instrument zur Pflege eines unverzichtbaren Netzwerks für die Händler, die zahlreiche gemeinsame Interessen miteinander teilen. Als Garant für den guten Ruf ist der Freund auch ein wichtiger Zeuge für die Erhaltung der Ehre, findet seinen Platz jedoch auch in den schwierigen Momenten des Lebens.
Les recherches en histoire médiévale ont, au cours de ces dernières années et à l'échelle
européenne, consacré une place de choix à l'étude des réseaux sociaux, de la parenté ainsi qu'à la
question des émotions, plaçant, de manière significative, l'amitié sur le devant de la scène1. S'il est
1 Voir en particulier David Bates, Véronique Gazeau, Frédérique Lachaud et al. (dir.), Liens personnels, réseaux, solidarités en France et dans les îles Britanniques (XIe–XXe siècle). Actes de la table ronde organisée par le GDR 2136 et l'université de Glasgow (10–11 mai 2002), Paris 2006; Martin Aurell (dir.), Le médiéviste et la
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vrai que les fondements théoriques de la réflexion médiévale s'ancrent dans les textes scripturaires et
les écrits de Cicéron, Sénèque et Aristote, ils vont audelà de la pensée antique dans des productions
originales développées dans le monde monastique2. On parle alors »d'une relation réciproque«,
»d'une alliance de prédilection fondée en grande partie sur l'entraide et la bienveillance«3. Pourtant,
parallèlement à ces discours théoriques et eu égard au contenu discursif des sources, les mentalités
médiévales sur ce sujet sont mal connues. Il est vrai que cette relation, en tant qu'objet de constitution
de l'organisation sociale, a longtemps été délaissée. Longtemps considérée comme appartenant au
champ des émotions et, donc, à l'infrasocial4, elle semblait difficilement historicisable. De fait, le
paradoxe de l'amitié »apparaît au point de transition entre la naissance d'un sentiment de sympathie
et son expression par l'acte, entre le domaine du soi et celui des contacts avec l'autre, entre la
psychologie et la sociologie«, pour reprendre les mots de Julian PittRivers5. Vouloir décrire la pratique
de l'amitié chez les marchands du Moyen Âge se heurte à l'impossibilité d'accéder au vaste champ de
l'émotion.
En revanche, une riche documentation éclaire les pratiques des acteurs du milieu marchand
marseillais de la fin du XIVe siècle. Parmi les nombreux commerçants qui peuplent la rive
septentrionale du port de Marseille existent deux marchands portant le nom de Bertrand Rocafort. Les
deux hommes sont actifs au cœur d'un réseau de clientèle dont la maîtrise contribue à élaborer leur
identité sociale. Celui auquel nous nous intéresserons principalement est originaire d'Hyères et
s'installe dans la cité phocéenne aux alentours de 1400. Il y décède en juillet 1427 tandis que son
homonyme, drapier et coseigneur de Mimet, meurt quelques mois après lui, dans le courant de
l'année 1428. Un fonds éponyme, concernant le marchand d'Hyères et contenant notamment des
monographie familiale: sources, méthodes et problématiques. Actes du colloque de Poitiers (20–22 novembre 2003), Turnhout 2004 (Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge, 1); JeanClaude Schmitt, Otto Gerhard Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l'histoire médiévale en France et en Allemagne, Paris 2002; Damien Boquet, Nagy Piroska (dir.), Le sujet des émotions au Moyen Âge, Paris 2009; Bénédicte Sère, Penser l'amitié au Moyen Âge. Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX de l'Éthique à Nicomaque (XIIIe–XVe siècle), Turnhout 2007 (Bibliothèque d'histoire culturelle du Moyen Âge, 4); Damien Boquet, Faire l'amitié au Moyen Âge, in: Critique. Émotions médiévales 716–717 (2007), p. 102–113; le site du programme de recherches EMMA – Les émotions au Moyen Âge, http://emma.hypotheses.org/ (3/12/2012); et les travaux du groupe de recherches »Les écrits du for privé en France de la fin du Moyen Âge à 1914«, http://www.ecritsduforprive.fr (3/12/2012).
2 Citons notamment le traité sur l'amitié spirituelle d'Aelred de Rievaulx (v. 1110–1167) ou les réflexions de saint Thomas d'Aquin dans la deuxième moitié du XIIIe siècle (Secunda Secundae de la Somme théologique).
3 Olivier Mattéoni, Ami, in: Claude Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, 2e éd., Paris 2004, p. 51–52.
4 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris 1990 (1ère éd. en 1895).
5 Julian PittRivers, Le paradoxe de l'amitié, in: Georges RavisGiordani (dir.), Amitiés. Anthropologie et histoire, AixenProvence 1999, p. 17–27.
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correspondances, constitue la principale source de mon propos6. Cette correspondance et, dans une
moindre mesure, celle de son homonyme Bertrand Rocafort de Mimet, permettent d'explorer les
différentes formes du lien amical, leurs développements dans la durée, leur importance au sein de
rapports sociaux plus étendus, et même, plus largement, d'éclairer certains aspects de la sociabilité
médiévale7. Nous étudierons tour à tour son vocabulaire, qui est celui de l'affection, le réseau qu'elle
tisse dans le monde des marchands marseillais et enfin son rôle dans la défense d'intérêts communs.
Les liens sociaux à travers le vocabulaire
Il n'existe pas de règles d'écriture particulières dans les correspondances concernées par notre étude.
À titre d'exemple, on peut signaler que l'adresse des lettres change constamment: l'épithète donnée
au correspondant reste à la volonté de l'auteur8. Le corpus de textes ne présente pas non plus une
ordonnance figée: le correspondant se recommande en général à son lecteur ou aux membres de la
famille de ce dernier, puis il effectue sa demande ou bien transmet une information. Il se recommande
quelquefois à nouveau avant d'apposer son nom au bas de la missive, parfois accompagné d'une
formule qui, elle aussi, varie beaucoup. À première vue, donc, aucune règle stricte ne vient imposer
une ordonnance au corps de la lettre, de même qu'aucun vocabulaire spécifique n'est employé9.
Toutes les missives reçues par Bertrand Rocafort d'Hyères sont différentes, les unes écrites en
provençal, les autres en latin; elles paraissent être le reflet de la relation et du degré d'intimité avec
ses correspondants. De la même manière, les registres comptables de Rocafort ne présentent pas de
vocabulaire standardisé. Les documents concernant Bertrand Rocafort d'Hyères permettent, par leur
variété, de mettre en lumière la richesse du lexique de la sociabilité. Les mots désignant le mode de
relation entre individus, dont il est nécessaire de préciser le sens dans ce contexte précis, témoignent 6 Ce fonds est conservé aux archives municipales de Marseille (AMM) sous la côte 7 ii 1–28. Les papiers de Bertrand Rocafort d'Hyères constituent une partie importante du corpus de ma thèse de doctorat intitulée: »Commerce, échanges et réseaux sociaux en Méditerranée à la fin du XIVe siècle d'après les papiers du marchand Bertrand de Rocafort«. Dans le cadre du présent article, je me fonderai en particulier sur un échange de correspondance entre celuici et Luquet Rodelhat, ainsi que sur plusieurs lettres et billets. J'aurai également recours à d'autres documents conservés aux archives départementales des BouchesduRhône (AD BdR).
7 Pour le terme »sociabilité«, j'ai retenu la définition de Pierre Mercklé: »Ensemble des relations qu'un individu entretient avec les autres, et des formes que prennent ces relations« (Sociologie des réseaux sociaux, Paris 2011, p. 36).
8 P.ex.: »Honorabile et discreto viro magistro Bertrando Rocaforti mercatori arearum« (AMM, 7 ii 4); »Al tras que car sen Bertran Rocafort« (AMM, 7 ii 6); »A son tras que e ben amic maystre Bertran Rocafort a Hieras sia dada« (AMM, 7 ii 15).
9 Ce type de source n'a pas fait l'objet de beaucoup d'études formelles et les manuels de diplomatique n'apportent que peu de secours à ce sujet. Voir Giles Constable, Letters and LetterCollections, Turnhout 1976 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 17); Sylvie Lefèvre (dir.), La Lettre dans la littérature romane du Moyen Âge, Orléans 2008. Voir également le compte rendu de Laure Depretto, Territoires épistolaires au Moyen Âge, in: Acta Fabula, [4/11/2008], http://www.fabula.org/revue/document4638.php (3/12/2012).
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de la multiplicité des formes du lien interpersonnel comme de la place particulière de l'amitié.
Le terme »coumpanhon«, relevé à de nombreuses reprises, semble devoir être pris dans le sens de
»celui qui accompagne«, acception signalée d'ailleurs par SimonJude Honnorat, dans son
»Dictionnaire provençalfrançais«10. Rocafort l'emploie volontiers lorsque, syndic de la ville d'Hyères, il
est chargé d'enregistrer les sommes prélevées par les receveurs de la taille, qu'il appelle des
compagnons. Le terme est appliqué indifféremment à l'un ou à l'autre des receveurs. Le mot
»coumpanhon« est également présent dans les correspondances. Rocafort écrit: »Je vous ai envoyé
Bertran Blayn, mon compagnon, porteur de cellesci [ses lettres], auquel rien de cette affaire ne peut
être caché, par lequel je pourrais être informé totalement de votre intention«. Dans cette citation, le
»coumpanhon« ne fait pas qu'accompagner. Il est chargé de porter une missive, de rapporter des
informations et d'en transmettre d'autres »de bouche« de la part de Rocafort, à propos d'une épineuse
affaire sur laquelle nous reviendrons. Son rôle implique confiance et loyauté.
Le terme »coumpans«, en revanche, n'apparaît que dans le registre des comptes de la ville
d'Hyères11. SimonJude Honnorat, dans son dictionnaire, en donne la définition suivante: »Titre que se
donnent les marguilliers d'un même autel, lors même qu'ils ne sont plus sous leur direction,
compagnon, camarade«12. Il existe au moins un cas où le mot »coumpans« est synonyme de
»coumpanhon«. En ce qui concerne Rocafort: »Nous avons reçu de mon compans Me Anthoni
Fomeras de la monnaie recueillie par lui, pour les étrangers détenant des possessions dans notre
territoire«. Anthoni Fomeras partage alors la charge de syndic de la ville avec Rocafort. Le terme
suggère alors peutêtre une certaine égalité de fonction: celui qui occupe un poste similaire13.
La récurrence du terme »compayre« dans la documentation n'est pas étonnante car elle va de pair,
dans la Provence de la fin du XIVe siècle, avec la multiplication de ce type de parenté spirituelle.
10 »Compagnon, celui qui accompagne une autre personne soit dans un voyage, soit dans un travail, soit dans une autre action ou circonstance« (SimonJude Honnorat, Dictionnaire provençalfrançais ou dictionnaire de la langue d'oc ancienne et moderne, suivi d'un vocabulaire françaisprovençal, t. 1, Digne 1847, p. 566).
11 AMM, 7 ii 19. Ce document a fait l'objet d'une publication partielle: Paul Roux, Bertrand Roquefort et les comptes trésoraires de la ville d'Hyères en 1397–1398, in: Recueil des mémoires et travaux publiés par la société d'histoire du droit, université de Montpellier 1979, p. 107–140.
12 Honnorat, Dictionnaire provençalfrançais (voir n. 10), t. 1, p. 567.
13 Notons que le vocabulaire du partage, de fonctions ou de responsabilités, se diffuse également assez tardivement au niveau seigneurial: le terme »condominus«, p.ex., se diffuse à partir de la fin du XIIIe siècle. Voir Germain Butaud, Remarques introductives. Autour de la définition et de la typologie de la coseigneurie, in: Mélanges de l'École française de Rome. Moyen Âge 122/1 (2010), Rome, 2011, p. 5–12, ici p. 6 et 8.
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Rocafort d'Hyères possède au moins huit compères et deux commères. Dans ses livres de comptes, il
ne manque jamais de signaler sa parenté avec une personne14. La question du compérage fait l'objet
d'un intérêt certes récent, mais qui a donné lieu, ces dernières années, à de riches études15. Son lien
avec l'amitié a été bien mis en lumière. La particularité du compérage, selon Alain Testart, réside en
ce qu'il relève d'un lien volontaire mais qu'il ressemble à un système de parenté. L'amitié, au contraire,
et à la différence de la parenté, ne fait pas système: elle n'implique pas une classification et des
fonctions intrinsèques. C'est ainsi que l'amitié peut se développer en réseau mais non en système. En
cela, l'amitié et le compérage sont dissemblables; toutefois, dans le cas de Rocafort, comme de bien
d'autres, on observe l'existence d'une relation privilégiée entre le père et le parrain qui peuvent ainsi
s'appeler »amis«. De fait, le compérage constitue un »lien rituel capable de créer des liens d'amitié«16.
Le terme »amic«, enfin, apparaît à six reprises dans les papiers de Rocafort et exclusivement dans les
correspondances. La rareté des occurrences de ce terme ainsi que la précision qui semble entourer
l'utilisation des autres qualificatifs relationnels paraissent être l'indice d'une terminologie précise,
confirmée, par ailleurs, par l'utilisation standardisée du langage émotionnel dans les procédures
judiciaires. À la fin d'un court billet concernant une affaire commerciale, Guillaume Forbin se
recommande »a la dona vostra et a tos nostres amins«17 tandis que Luquet Rodelhat mentionne dans
une lettre un certain Guilhem Conilh, »amic nostre de Tholon«18 . Un certain Peyre Dalps envoie son
billet à »son tras que e ben amic maystre Bertran Rocafort«19. Bien que la majorité des qualificatifs
relevés dans les documents privés restent ceux qui font référence à des liens familiaux, naturels ou
électifs20 , le terme d'ami apparaît bien dans les correspondances de Rocafort. Les lettres démontrent
14 AMM, 7 ii 16, fol. 5v, fol. 19v.
15 Pour une histoire du compérage, voir notamment les travaux d'Agnès Fine – en particulier Compères et commères: l'amitié rituelle dans l'Europe chrétienne, in: RavisGiordani (dir.), Amitiés. Anthropologie et histoire (voir n. 5), p. 256–272 – et de Christiane KlapischZuber – entre autres: Parrains et filleuls. Étude comparative, in: Ead., La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l'Italie de la Renaissance, Paris 1990, p. 109–122.
16 Alain Testart, Qu'estce que l'amitié?, in: RavisGiordani (dir.), Amitiés. Anthropologie et histoire (voir n. 5), p 29–60; Fine, Compères et commères (voir n. 15), p 260.
17 AMM, 7 ii 3.
18 AMM, 7 ii 5.
19 Billets conservés dans l'un des livres de comptes de Bertrand Rocafort, voir AMM, 7 ii 15, et les notes Castinel conservées aux archives départementales du Var sous la cote 4J4.
20 Un des correspondants de Rocafort signe même »votre presque fils«. On retrouve cette notion de parenté élective dans le lien vassalique, notamment à travers l'analyse donnée par Pierre Bonnassie. Plus généralement, les structures et les sociabilités familiales ont fait l'objet d'un riche renouveau historiographique: voir Didier Lett, Famille et parenté dans l'Occident médiéval, Ve–XVe siècle, Paris 2000; Christiane KlapischZuber (dir.), Liens de famille. Vivre et choisir sa parenté, in: Médiévales 19 (1990); Ead., Parrains et compères: À propos d'un »bon« rapport social (note critique), in: Annales. Histoire, sciences sociales 3 (Mai–Juin 1999), p 739–745; et les travaux plus anciens d'Anita GuerreauJalabert sur les structures de parenté, notamment: La parenté dans l'Europe médiévale et moderne: à propos d'une synthèse récente, in: Homme: revue française d'anthropologie 110 (1989),
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néanmoins que la relation amicale n'est pas exclusive et que plusieurs qualificatifs et plusieurs liens
peuvent coexister. Ainsi, Honorat de Gardanne écrit à son »compayre maystre« Bertrand Rocafort et
signe »amic vostre«.
Audelà de ces qualificatifs relationnels, il existe, dans les lettres, un riche vocabulaire qui appartient
au champ lexical de l'affection, voire à celui de l'amour. L'exemple le plus frappant provient d'un
échange de lettres entre Bertrand Rocafort d'Hyères et un certain Luquet Rodelhat, dont le marchand
voulait épouser la fille, Alaseta. Dans la première lettre, Rodelhat résume la situation des derniers
mois et reproche à Rocafort d'avoir souhaité rompre l'arrangement par divers moyens, recourant
finalement à l'accusation d'adultère. Il déclare alors: »Quand la décision a été prise de vous marier,
vous avez dit pour l'amour de moi et non pour l'amour d'Alaseta. Je vous remercie de votre amour,
mais vous ne deviez pas le faire sinon pour l'amour d'Alaseta«. À titre de comparaison, dans un
passage de son ouvrage sur Francesco di Marco Datini, Iris Origo cite une lettre où Ser Lapo Mazzei
s'adresse au marchand de Prato en ces termes: »Si je ne craignais pas de passer pour un flatteur, je
dirais qu'il m'a ensorcelé, car depuis que j'ai atteint l'âge de raison, je n'ai ressenti pour aucun homme
au monde un attachement plus fervent et plus chaud, et je le considère comme mon second père.
Dieu nous accorde d'aller ensemble jusqu'au bout de notre vie et de retourner ensemble à la demeure
d'où nous venons«21. De la même façon, l'expression »Lo tot vostre«, relevée à plusieurs reprises
dans des lettres où les correspondants de Rocafort lui demandent d'intervenir en leur faveur ou bien
de régler litige est également riche de sens22. Sans doute simple formule de politesse, tout comme le
sont les épithètes employées dans les adresses (»très cher«, »honorable seigneur«, »discret«,
»honnête«), elle n'en demeure pas moins, dans la forme, très affectueuse23.
L'emploi d'un vocabulaire affectif bouscule les codes actuels d'expression de l'amitié, particulièrement
de l'amitié masculine. Pour comprendre l'attitude des marchands à cet égard, il faut sans doute se
tourner vers les comportements du milieu chevaleresque qui, dans le geste et la parole, transposent
les codes amoureux à la relation amicale24. La société chevaleresque forge en grande partie ses
p. 69–93; Ead., Spiritus et caritas: le baptême dans la société médiévale, in: Françoise Héritier, Élisabeth CopetRougier (dir.), Parenté spirituelle, Paris 1995.
21 Iris Origo, Le marchand de Prato, trad. de l'anglais par Jane Fillion, Paris 1989, p. 203.
22 »Car si je suis tout à toi« est aussi employé par Ser Lapo Mazzei pour signifier sa fidélité à Datini (ibid., p. 205).
23 Sur la question des épithètes d'honneur en Provence, voir Claire Dolan, Le notaire, la famille et la ville (AixenProvence à la fin du XVIe siècle), Toulouse 1998.
24 Sur les serments, voir Laurent Macé, Les comtes de Toulouse et leur entourage (XIIe–XIIIe siècles). Rivalités, alliances et jeux de pouvoir, Toulouse 2000; Id., Amour et fidélité: le comte de Toulouse et ses hommes (XIIe–XIIIe
siècles), in: Hélène Débax (dir.), Les sociétés méridionales à l'âge féodal: Espagne, Italie et sud de la France, Xe–XIIIe siècle. Mélanges offerts à Pierre Bonnassie, Toulouse, 1999, p. 299–304; Fredric L. Cheyette, Ermengarde
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valeurs sur l'amitié masculine, laquelle emprunte beaucoup au visage de l'amour. Voici ce qu'écrit
Huguette Legros de la relation entre Galehaut et Lancelot: »Le propos de l'auteur, si l'on s'en tient au
texte, est de nous faire sentir le caractère exceptionnel de ce sentiment dans son intensité et dans sa
signification. Ne disposant plus d'un vocabulaire propre à l'amitié, il est obligé, pour suggérer la force
de cet attachement, d'employer des termes devenus spécifiques à l'amour«25. De même, Daniel L.
Smail a bien montré qu'il existait, dans les documents judiciaires et chez les magistrats marseillais, un
vocabulaire de l'émotion standardisé avec, par exemple, une graphie davantage fixée que celle des
noms propres. Ce langage émotionnel montre l'importance des affects qui interviennent dans les
procédures judiciaires. Qu'il existe ou non un vocabulaire spécifique à l'amitié ou que le recours à
celui de l'amour résulte d'un choix délibéré, force est de constater que la démonstration de l'affection
dans la correspondance semble constituer une pratique courante pour les marchands provençaux.
Utiliser un vocabulaire affectif met en avant la proximité avec son correspondant et permet sans doute
de valoriser une relation interpersonnelle au cœur du réseau commercial et social plus vaste.
L'amitié au cœur des pratiques sociales
L'emploi d'un vocabulaire affectif, s'il affirme et officialise les relations entre deux correspondants, est
d'abord la manifestation d'une affection formelle. Il sert, avant tout, à placer deux individus sur un
imaginaire et convenu pied d'égalité. D'ailleurs, les protagonistes ne sont pas dupes, et lorsque Johan
Boton termine sa missive au marchand d'Hyères en signant »votre ami, s'il vous plaît«, il est facile d'y
voir l'expression d'une dépendance consentie. La question de l'égalité apparaît au centre de la
problématique. Dans son acception actuelle, l'amitié est volontiers considérée comme une relation
égalitaire fondée sur une homophilie: »qui se ressemble s'assemble«. Au Moyen Âge, en revanche,
cette conception ne correspond pas à une norme, comme le montre la documentation, même si elle
est lacunaire. La situation entre deux amis est souvent déséquilibrée. Ainsi, Johan Boton, lorsqu'il
s'adresse en 1425 à son cher et bon ami Bertrand Rocafort pour lui demander d'intervenir pour lui
auprès de ses compagnons, achève sa requête en se plaçant clairement en position de dépendance,
donnant à Rocafort l'assurance suivante: si »en aucune chose je peux vous servir, prenezmoi comme
votre serviteur«26. Dans ce contexte particulier où Boton se trouve dans une situation difficile car l'un
des compagnons de Rocafort est courroucé contre son père, la formule dépasse certainement la
de Narbonne et le monde des troubadours, trad. par Aude Carlier, Paris 2006.
25 Huguette Legros, Le vocabulaire de l'amitié, son évolution sémantique au cours du XIIe iècle, in: Cahiers de civilisation médiévale 23 (1980), p. 131–139.
26 AMM , 7 ii 8. Cette expression est également à rapprocher des formes de la supplique et de son instrumentalisation. À ce sujet, voir Gerd Althoff, De l'importance de la communication symbolique pour la compréhension du Moyen Âge, in: Trivium [23/10/2008], http://trivium.revues.org/992, (1/5/2012).
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simple marque de politesse. Si elle se présente sous des dehors affectifs, l'amitié est marquée du
sceau de l'utilité sociale. »Il est bon d'avoir des amis à condition qu'ils vous soient utiles. Et les
meilleurs sont ceux qui sont à la fois bons, capables et riches«, écrit un toscan anonyme dans son
manuel à l'attention des marchands27. En effet, l'amitié marchande médiévale se développe au sein
d'une société de solidarités et trouve en son efficience sa qualité première. Elle échappe à ce rite
d'engagement responsabilisant qu'impliquent, par exemple, le compérage ou les relations entre
seigneurs et vassaux, et ne possède pas de procédure formelle, même si elle lie les hommes dans
leurs pratiques sociales.
À la fin du XIVe siècle, le milieu marchand marseillais tire sa particularité de son hétérogénéité. À côté
des grandes familles, enrichies par le trafic maritime aux XIIe et XIIIe siècles (les Jérusalem, les
Montolieu, les Bonvin, les Vivaud…), apparaît une nouvelle génération de marchands à la tête
desquels les drapiers et épiciers relancent progressivement le commerce marseillais. Dans le même
temps, ce milieu marchand s'implante fermement sur la scène politique d'une ville en partie délaissée
par les comtes angevins. Les partenaires commerciaux sont à la fois des partenaires politiques au
sein du conseil de ville, mais sont également liés par des réseaux caritatifs développés autour des
hôpitaux28. C'est le cas, par exemple, du marchand drapier Bernard Élie, membre du conseil en 1403
et recteur de l'hôpital du SaintEsprit en 1408 aux côtés de Bertrand Rocafort de Mimet29. De même, la
relation qu'entretient ce Rocafort avec un certain Guilhem Lurdi dépasse leur association dans la
grande boutique de draperie qu'ils possèdent30. Non seulement, la fille de Rocafort a épousé Guilhem
Lurdi31, mais Rocafort demande également, dans son testament, à être inhumé »dans l'église
conventuelle des frères prêcheurs de cette ville, c'estàdire dans le lieu ou la sépulture dans lequel ou
laquelle sont inhumés les enfants de Guilhem Lurdi, mon associé«32. Ces deux hommes partagent
également des fonctions au conseil. Rocafort d'Hyères, quant à lui, entretient une relation privilégiée,
sembletil, avec son compère Antoine Malet, savetier de Marseille. L'épouse de ce dernier, Béatrice,
est aussi la commère de Rocafort. Le couple, que Rocafort qualifie de »vous très chers«, est un des
rares bénéficiaires du testament33.
27 Cité par Origo, Le marchand de Prato (voir n. 21), p. 204.
28 Le cas de l'hôpital du SaintEsprit est particulièrement intéressant. Fondé par la confrérie du même nom au début du XIIIe siècle, il survit à la dissolution de cette dernière. Au XIVe siècle, sous l'égide du conseil de ville, de nombreux marchands occupent tour à tour le poste de recteur et sont à l'origine des legs et des dons qui enrichissent sensiblement le patrimoine de l'institution.
29 AMM, BB 32, fol. 139, et AD BdR, 1 HD E 27.
30 AD BdR, 3 B 158, fol. 108, 140v et 146v.
31 AD BdR, 351 E 248.
32 ADR BdR, 2 G 338.
33 Bertrand Rocafort d'Hyères fait de l'hôpital du SaintEsprit son héritier universel. Seuls quelques biens sont
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Les correspondants de Rocafort d'Hyères se recommandent fréquemment à ce dernier, à son épouse
et aussi aux amis communs. D'Hyères à Marseille, les marchands agissent au cœur d'un réseau de
partenaires dans lequel ils affirment peu à peu une identité sociale marquée par la recherche de la
probité et la défense du bien commun. Ces liens entre les familles marseillaises, et plus généralement
provençales, se perpétuent et se transmettent: à la mort de son père, le fils de Rocafort de Mimet
reprend les affaires aux côtés des associés de ce dernier. Rocafort d'Hyères, qui entretenait une
relation commerciale et épistolaire avec Guillaume Forbin, a son fils pour témoin lors de la rédaction
de son testament. Il effectue d'ailleurs plusieurs legs pour Béatrice Forbin, fille de ce dernier34. Alain
Testart donne trois dimensions à l'amitié: l'économique, illustrée par l'échange matériel, la
psychologique et une dimension qu'il qualifie de morale, matérialisée par l'engagement35. Mais si le
sociologue met l'individu au centre de cet engagement, affirmant que »c'est à l'ami que l'on est fidèle«,
il convient de se demander si ce modèle est applicable à la sociabilité marchande médiévale. À
l'inverse du milieu chevaleresque dans lequel il puise ses arguments, et qui met en scène une
hiérarchie d'homme à homme, le milieu marchand relève davantage d'un système de clientèle dans
lequel l'amitié constitue peutêtre davantage une pratique à laquelle on se doit d'être fidèle qu'une
forme de lien interpersonnel. Et l'amitié, comme le compérage, lorsqu'il est pratiqué de manière
extensive, constitue également une stratégie pour étendre ses relations sociales hors de la parenté et
hors de sa génération36.
Les marchands sont réputés pour leur méfiance et pour leur prudence en affaire. Selon Luquet
Rodelhat, »le meilleur ami que l'on ait est soimême«37. La loyauté est sans doute la principale qualité
que l'on attend d'un ami. Sans aller jusqu'à »l'érotisation de l'idéologie de la fidélité et de la loyauté«
dont parle Fredric Cheyette au sujet des proches d'Ermengarde de Narbonne, il existe sans doute une
terminologie, englobant le champ lexical de l'affection, dont l'utilisation soustend, de manière plus ou
moins implicite, la notion de loyauté38. En 1432, Anthoine Vinhe, marchand et habitant d'Aix, nomme
comme garant et exécuteur de son testament »les sages hommes Guillaume Calvayron, Bérenger
distribués parmi ses proches: de petites sommes d'argent et des vêtements (AD BdR, 1 HD b 62).
34 AD BdR, 1 HD b 62.
35 Cf. Testart, Qu'estce que l'amitié? (voir n. 16), p. 33, ainsi que PittRivers, Le paradoxe de l'amitié (voir n. 5), p. 17–27.
36 Il existe également, au sein de la noblesse à la fin du Moyen Âge, des formes contractuelles de relations qui impliquent aussi cette stratégie de clientélisme et de fidélité. Olivier Mattéoni étudie notamment la question des offices, dont l'octroi repose sur un lien de fidélité qui peut emprunter au vocabulaire de l'amitié. Voir Olivier Mattéoni, Institutions et pouvoirs en France, XIVe–XVe siècles, Paris 2010.
37 AMM, 7 ii 5.
38 Cheyette, Ermengarde de Narbonne (voir n. 24).
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Thoard, savetiers de ladite cité d'Aix, mes amis très chers et très appréciés« et il s'en remet »à leur
extrême loyauté«39. L'importance accordée à cette notion de confiance est particulièrement visible
dans le monde marchand où elle constitue un instrument économique au service du commerce. Le
récent travail de Dale Kent sur la Florence du XVe siècle a ouvert la voie à une étude du monde
marchand prenant en compte les relations d'amitié, d'amour et de confiance40. Les compagnies, des
plus grandes aux plus modestes, se constituent sur un modèle familial, qui s'élargit ensuite à d'autres
personnes dont on est assuré de la loyauté41. D'autre part, dans les transactions quotidiennes prévaut
une règle: sans confiance, point de crédit. Ce fait prend tout son sens dans un contexte où peu de
marchandises sont payées comptant et où les dettes donnent lieu à des opérations parfois
complexes. À titre d'exemple, Peyre Robin écrit à son »très cher seigneur« Bertrand Rocafort
d'Hyères pour le prier de confier au porteur de la lettre une robe qu'il a achetée. En échange, il lui
envoie une partie de la somme. Un certain Peyre Corachin devra répondre du reste, et si ce dernier
ne le veut pas, Robin rassemblera la somme auprès des corailleurs d'Hyères lors de la fête de Saint
Alary. De fait, les livres de comptes de Rocafort ne contiennent presque que des opérations
effectuées à crédit. Des plus grandes compagnies italiennes au marchand intermédiaire qu'est
Bertrand Rocafort d'Hyères, la confiance constitue la base d'un système commercial dynamique,
permettant l'application du crédit et des transactions commerciales42.
L'ami dans les temps difficiles
Dans la société provençale de la fin du XIVe siècle, l'ami possède également le rôle d'allié, de témoin,
de garant de la moralité et de la bona fama. La réciprocité de l'amitié apparaît comme un devoir
social. Il faut donc des manifestations publiques qui affichent et renforcent ce lien. Durant la
négociation du mariage de Bertrand Rocafort d'Hyères, on constate l'implication des proches du
marchand dans les dissensions qui se sont manifestées avec Luquet Rodelhat. Le rôle de Loys
Gautier43 est particulièrement intéressant, car celuici accomplit pour Rocafort des missions
39 Testaments provençaux du Moyen Âge. Documents paléographiques, édités par Jean Broc, Jean Fabre, Léon Martin, le P. Bernard Montagne, O. P., sous la direction d'Arnaud Ramière de Fortanier, Marseille 1979, p. 107.
40 Dale V. Kent, Friendship, Love and Trust in Renaissance Florence, Londres 2009.
41 Notons à ce propos les racines communes entre les termes de confiance et de fidélité.
42 Ce point a fait l'objet d'un récent renouvellement historiographique en Italie. Voir en particulier: Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine: de la pauvreté volontaire à la société de marché, Lagrasse 2008; Paolo Prodi, La fiducia secondo i linguaggi del potere, Bologne 2008.
43 Loys Gautier de Crest, également marchand, est mentionné à plusieurs reprises dans les papiers de Rocafort AMM, 7 ii 16, fol. 7v°, AMM 7 ii 10 et AMM 7 ii 5.
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d'ambassade44, transmettant, comme Bertrand Blayn, missives et messages oraux. Il est aussi l'un
des premiers à qui Rocafort annonce son souhait d'annuler le mariage, rendant par ce biais la
situation publique. Dans cette affaire, les correspondances circulent par le truchement des proches,
en particulier d'un dénommé Guilhem Conilh de Toulon, son »ami«, et de son épouse. L'implication de
l'entourage va encore plus loin puisque, à la fin de sa missive, Rodelhat conseille à Rocafort de
prendre un clerc ou bien des amis afin de régler une situation qui semble désormais bloquée45.
L'implication de l'ami dans les procédures judiciaires porte néanmoins en elle une ambivalence. Celui
ci s'exprime au nom des parties en présence et cherche à conclure un arrangement. En effet, les amis
constituent de bons intermédiaires dans les négociations et sont garants de l'application des
décisions. Ainsi, le 26 mai 1436, Dragon Forbin et Foulque de L'Arbre, détenant prisonnier Jean
Brunelli de Narbonne en vertu du droit de marque46, autorisent l'ami de celuici, Hugues Peyroreti, de
Béziers, à venir et à demeurer librement à Marseille pendant trois mois pour ses affaires et pour traiter
de la libération de Brunelli, moyennant finances47. Le 27 mars 1425, Johan Boton48 appelle »son cher
et bon ami« Rocafort à l'aide afin qu'il règle un problème se rapportant à son père. Il prie Rocafort
d'intervenir auprès de ses compagnons, notamment auprès d'un certain maître Raymon49. De fait, le
constat de Claude Gauvard, qui souligne que la peine de mort est surtout réservée à ceux qui n'ont
pas d'amis pour les défendre ou aucun bien pour payer l'amende, se vérifie pleinement50. D'autre part,
la plupart des différends commerciaux trouvent une issue, à l'amiable et grâce à un arbitrage, ce qui
permet rapidité et efficacité. Les parties nomment, devant notaire, un ou plusieurs arbitres parmi les
grandes familles marchandes de la ville: les Austria, les Remezan, les Forbin, mais aussi les Rocafort
44 Le terme provençal utilisé est »embayssada«, que l'on traduit par ambassade. Voir Honnorat, Dictionnaire provençalfrançais (voir n. 10), t. 2, p. 19.
45 »Si voles pendre un clier per vostra partida, yau empenray un autre per la miena o amixs et faray far a ma filha tot cant si devra far de drech de razon e de justicia, o si voles amys« (AMM, 7 ii 5).
46 »Le droit de marque (ou de représailles) est le droit concédé à un particulier, par l'autorité souveraine dont il est le sujet, de reprendre, même par la force, son bien ou l'équivalent de son bien, sur un étranger ou les concitoyens de cet étranger, lorsqu'il n'a pu obtenir justice par les voies judiciaires du pays de son adversaire«. Voir René MasLatrie, Du droit de marque ou du droit de représailles au Moyen Âge, in: Bibliothèque de l'École des chartes 27 (1866), p. 529–577.
47 Acte cité par Joseph Hyacinthe Albanès, Inventaire analytique des titres de la maison de Forbin. Recueillis au château de SaintMarcel par M. le marquis de Forbin d'Oppède et d'autres titres provenant de diverses archives. Avec une introduction de M. Louis Blancard, Marseille 1900.
48 On trouve la trace de ce personnage dans les fonds des archives départementales des BouchesduRhône. Il est mentionné à plusieurs reprises comme patron de navire dans Édouard Baratier, Félix Reynaud, Histoire du commerce de Marseille, t. 2: De 1291 à 1480, Paris 1951.
49 AMM, 7 ii 8.
50 Le règlement des conflits au Moyen Âge. XXXIe Congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public (Angers, juin 2000), Paris 2001, p. 390.
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de Mimet51. Néanmoins, le recours à un ami en tant que témoin peut être à l'origine de réclamations
de la part de la partie adverse: celleci peut notamment donner lieu à une procédure d'exception52. Afin
d'attester de la validité de leur témoignage, les témoins des causes civiles tenues à Marseille entre
1323 et 1423 devaient fournir des informations quant à leur statut social et leurs relations avec le
plaignant, sans lesquelles la procédure inquisitoire n'était pas valide: ontils agi par amour ou amitié?
Lui sontils apparentés? Si oui, à quel degré? Il est clair que le processus par lequel peu à peu
certains »consommateurs de la loi« – pour reprendre l'expression de Smail –, investissent
financièrement et émotionnellement l'appareil judiciaire, fait la part belle aux questions d'amitié53. Les
vrais consommateurs de la justice ont introduit, comme variable, l'état affectif et les liens sociaux au
sein d'une procédure judiciaire théoriquement fondée sur l'exposition des faits comme preuves.
Le proche est également un soutien financier. Ainsi, lors de l'exercice de sa charge de syndic, la seule
fois où Rocafort d'Hyères puise dans sa propre bourse afin de régler une dette contractée auprès de
la ville, il le fait pour son compayre Loys Pelgros54. À Marseille, dans l'affaire étudiée par Smail et qui
porte sur le meurtre d'un certain Guilhem Thomas en 1365, Dousa, l'un des témoins, affirme qu'une
certaine Uga avait prêté 10 livres à Guilhem et que, par conséquent, c'était une amie pour lui.
La fin de vie est aussi le moment où s'exacerbe la solidarité entre les personnes. Danièle Alexandre
Bidon a bien souligné le poids de l'amitié dans la sociabilité médiévale à travers les »dîners des amis«
lors des funérailles55. En ces temps troublés de la fin du XIVe siècle, l'ami demeure souvent la seule
famille, le seul recours contre la solitude. L'entourage prend alors le relais de la famille lors des
derniers instants et pour assurer les soins à la dépouille. Ainsi, Rocafort d'Hyères termine ses jours
dans la maison de son compère Antoine Malet et de sa commère, dont il fait les premiers de ses
légataires »en récompense de leur assistance durant sa maladie«. Il leur transmet un peu d'argent et
surtout des vêtements, dont le rôle symbolique n'est plus à prouver56. Rocafort de Mimet, pour sa part,
51 Baratier, Reynaud, Histoire du commerce de Marseille (voir n. 48), p. 895.
52 Sur ces questions, voir les travaux de Smail: Daniel Lord Smail, The Consumption of Justice: Emotions, Publicity and Legal Culture in Marseille, 1264–1423, Ithaca 2003, p. 95–100; Id., Témoins et témoignages dans les causes civiles à Marseille du XIIe au XVe siècle, in: Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard, Andrea Zorzi (dir.), Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l'Occident à la fin du Moyen Âge, Rome 2007 (Collection de l'École française de Rome, 385), p. 423–437.
53 Smail, The Consumption of Justice (voir n. 52).
54 AMM, 7 ii 19, fol. 62v.
55 Danièle AlexandreBidon, La mort au Moyen Âge XIIIe–XVIe siècle, Paris 2008, p. 115.
56 Jacques Chiffoleau, La comptabilité de l'audelà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d'Avignon à la fin du Moyen Âge (vers 1320–vers 1480), Rome 1980 (Collection de l'École française de Rome, 47), p. 180–189.
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expose sa volonté d'être inhumé dans le tombeau des enfants de son associé Guilhem Lurdi57.
Néanmoins, en ce qui concerne le choix du lieu de sépulture, les chiffres dont on dispose pour la
région d'Avignon indiquent que l'on privilégie généralement le retour auprès de sa parentèle dans la
majorité des cas. Pourtant, comme l'écrit Jacques Chiffoleau pour Avignon, de par l'accélération des
mouvements migratoires, les marchands s'installant, à l'instar des Rocafort, dans la cité marseillaise
sont des déracinés, seuls dans la vie comme dans la mort. Il n'est pas rare de voir ces immigrés se
constituer une véritable famille d'adoption si la famille naturelle est trop lointaine ou s'est éteinte58.
Ainsi, les deux Rocafort évoluent au cœur d'un réseau de personnes qui entretiennent, avec eux et
plus généralement entre elles, des liens de nature différente et possèdent des intérêts communs. On
trouve autour de Rocafort de Mimet plusieurs membres de sa famille qui investissent dès le début du
XVe siècle dans la cité phocéenne et participent au marché des cens urbains. L'autre Rocafort a
développé son réseau commercial et social à Hyères avant de l'étendre à Marseille. Cependant, très
attaché à son lieu d'origine, il lègue des biens matériels à certains Hyérois avec lesquels il conserve
des liens de parenté spirituelle et sans doute aussi des liens d'amitié. De fait, l'entourage des
marchands apparaît comme une toile d'araignée dans laquelle les liens entre les personnes sont
parfois doubles ou triples et se tissent en vue de réaliser des intérêts communs, commerciaux ou
politiques. Dans ce contexte, la question de l'amitié apparaît comme secondaire car, institutionnalisée,
elle s'exprime de manière notoire dans la sphère publique comme dans les écrits. L'amitié peut, tout
d'abord, s'envisager en tant que ciment lexical du réseau des marchands. Néanmoins, elle joue un
rôle tangible dans les négociations commerciales, l'entretien de la bona fama, la recherche de soutien
dans une période où la Provence est marquée par de nombreuses crises et par la constitution des
réseaux marchands. À l'heure des réseaux sociaux en ligne, force est de constater qu'il n'existe pas
au Moyen Âge d'espace personnel de présentation de soi, mais, à cette époque comme aujourd'hui,
les liens tissés avec les autres membres du réseau deviennent une partie à part entière du »profil«
social de chacun. On les expose, les entretient, et cela contribue à la définition de soi.
Auteur:
LaureHélène Gouffran
Doctorante – membre de l’UMR Telemme, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme
(UMR 7303)
Université AixMarseille
57 AD BdR, 2 G 338.
58 Chiffoleau, La comptabilité de l'audelà (voir n. 56), p. 180–189.
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