Winnetou, Karl May

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Winnetou in French, en francais

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    CHARLES MAY

    WINNETOU lhomme de la

    prairie

    FLAMMARION, DITEUR 26, rue Racine, Paris

    AmigaSite

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    DANS LA MME COLLECTION

    DU MME AUTEUR

    1. WINNETOU, LHOMME DE LA PRAIRIE.

    2. LA MAIN QUI FRAPPE ET WINNETOU.

    3. LE TRSOR DU LAC DARGENT.

    4. MAIN-SURE LINFAILLIBLE.

    5. LE SECRET DE OLD SUREHAND.

    Ldition originale de cet ouvrage a t publie par KARL MAY VERLAG Bamberg (Allemagne).

    Pour la traduction franaise Droits de reproduction et dadaptation rservs pour tous les pays.

    Flammarion 1962. Printed in France.

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    Sommaire

    Winnetou 1

    LE GREENHORN .5

    KLEKIH-PETRA 15

    WINNETOU ENCHAINE ...42

    UN DUEL AU COUTEAU .....69

    UNE JOURNEE DE PRINTEMPS .....77

    DANS LA CIT ROUGE ........99

    LA LIBRATION DE SAM .135

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    LE GREENHORN

    Cher lecteur, connais-tu le sens exact du mot greenhorn ? Cest une pithte fort irrespectueuse et mme vexatoire.

    Green veut dire vert, et horn cornes descargot. Un greenhorn est donc un homme vert dans le sens quon donne ce mot en parlant des fruits insuffisamment mrs, autrement dit un homme frachement dbarqu dans le pays, un novice qui doit tendre prudemment ses antennes sil ne tient pas courir le risque de se rendre ridicule.

    Un greenhorn est un homme qui ne parle pas du tout anglais, ou qui, au contraire, sexprime dans un anglais par trop chti et fleuri. Langlais yankee ou largot du Wild West blessent atrocement ses oreilles. Un greenhorn fume des cigarettes et abhorre le monsieur qui chique. Un greenhorn, lorsquil a reu une gifle dun paddy 1, court porter plainte devant le juge de paix, au lieu dabattre son agresseur sur-le-champ, comme le ferait un vritable yankee. Un greenhorn nose pas poser ses bottes boueuses sur les genoux de son compagnon de voyage, ni savourer sa soupe en claquant de la langue avec le bruit dun buffle agonisant. Le greenhorn, soucieux dhygine, emporte dans la Prairie une ponge grosse comme une citrouille, dix livres de savon fin et sencombre par surcrot dune boussole qui, ds le troisime jour, indique toutes les directions possibles, sauf celle du Nord. Un greenhorn note un tas dexpressions indiennes et quand, pour la premire fois, il se trouve en face dun Peau-Rouge, il saperoit quil a envoy ses prcieuses notes sa famille au lieu de la lettre quil garde dans sa poche.

    Un greenhorn a mis dix ans sinitier lastronomie, mais il lui faut mettre un temps aussi long avant de tcher, sans succs dailleurs, de lire lheure quil est dans le ciel toil. Un greenhorn, dans le Wild West, allume un norme feu de camp dont les flammes montent dans lair aussi haut quun arbre et stonne ensuite, quand il est dcouvert et enlev par les Indiens, que ceux-ci aient pu trouver sa trace. Bref, un greenhorn est un greenhorn... et jen tais un lpoque dont je parle.

    Nallez pas croire cependant que je me sois dout le moins du monde que cette pithte pjorative pt sappliquer ma personne. Pas le moins du monde, dis-je, car cest encore une particularit dominante du greenhorn que dattribuer ce caractre tous, sauf lui-mme.

    Bien au contraire, je me croyais un homme extraordinairement malin et instruit par lexprience ; javais fait ce quon appelle des tudes et je navais jamais eu peur avant les examens. Dans ma navet, je ne voyais pas que cest la vie qui constitue la vritable haute cole qui soumet continuellement ses lves de nouvelles preuves. Les difficults que jprouvais dans ma patrie, jointes au got inn des aventures, me poussrent traverser lOcan pour gagner ces tats-Unis o un jeune homme ardent et ambitieux avait alors bien plus de chances quaujourdhui de russir.

    Certes, jaurais pu trouver une bonne place dans les tats-Unis de lEst, mais lOuest mattirait. Aprs une courte priode o je ttai tour tour de divers mtiers, je pus enfin partir pour Saint-Louis, quip de pied en cap, plein de courage et denthousiasme. Le sort me conduisit chez des compatriotes o lon moffrit une place de prcepteur. Cest l que je fis connaissance de Mr. Henry, un habitu de la maison. Ctait un original, un armurier qui exerait son mtier avec le dilettantisme dun artiste et qui se faisait appeler Mr. Henry, the Gunsmith.

    Mr. Henry tait un excellent homme, en dpit des apparences, mais, hormis la famille en question, il ne frquentait personne et se montrait rude et brusque avec ses clients, que seule lexcellence de ses armes attirait dans sa boutique. Il avait perdu sa femme et ses enfants dans un triste accident dont il ne parlait jamais. Je pus nanmoins conclure de certaines allusions quils avaient trouv la mort au cours dune agression. Cest la suite de cet vnement que Mr. Henry tait devenu misanthrope. Il ne se rendait dailleurs pas compte de la rudesse de son caractre. Mais il avait un cur dor, et plus dune fois je surpris une larme brillant dans ses yeux quand je lui parlais de ma famille, laquelle jtais et suis encore profondment attach.

    1 Irlandais

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    La raison pour laquelle il mhonorait, moi, tranger, dune aussi grande amiti, mchappa compltement jusquau jour o il me la dvoila lui-mme. Ds mon arrive, ses visites staient faites plus frquentes dans la maison o je vivais. Il aimait assister aux leons que je donnais et, une fois celles-ci termines, il maccaparait pour ainsi dire. Enfin, un jour, il me pria de venir le lendemain chez lui. Une invitation tait une chose si exceptionnelle de sa part que je craignis de limportuner en acceptant et mabstins de cette visite. Ma rserve ne fut pas du tout de son got, et je revois encore aujourdhui le visage courrouc quil me montra lorsque enfin je me dcidai aller le voir, et le ton dont il me parla sans mme rpondre mon good evening.

    O tiez-vous fourr hier, Sir ? Jtais la maison. Et avant-hier ? galement la maison. Vous vous payez ma tte. Je vous dis la vrit mme, Mr. Henry. Pshaw ! Les jeunes oiseaux de votre espce naiment pas rester au nid ; ils fourrent leur

    bec partout, sauf l o cest leur place. Et o est ma place, sil vous plat ? Ici, chez moi, compris ? Il y a longtemps que je voulais vous demander quelque chose. Pourquoi alors ne lavez-vous pas fait ? Parce que je ne voulais pas, vous entendez ? Et quand le voudrez-vous ? Aujourdhui, peut-tre. Allez-y carrment alors, dis-je en masseyant sur le tour o il travaillait. Carrment ! On dirait, ma parole, que je pourrais me gner pour parler un greenhorn de

    votre espce ! Un greenhorn ? mcriai-je en fronant les sourcils, car je me sentais profondment

    bless. Je veux bien croire que ce mot vous a chapp par mgarde. Ne vous faites pas dillusions l-dessus, Sir. Cest bon escient que jai prononc ce mot.

    Vous tes un greenhorn, et quel greenhorn ! Vous avez la tte bourre de lectures, on ne peut vous le contester. Cest inou ce que vous avez d bcher l-bas. Ce blanc-bec sait exactement la distance qui spare les toiles, ce que le roi Nabuchodonosor a crit sur des briques, ce que pse lair, bref toutes sortes de fariboles. Et parce quil sait tout a, il se croit trs malin. Mais essayez un peu de fourrer le nez dans la vie, hein ! pendant une petite cinquantaine dannes par exemple ; alors vous saurez peut-tre, mais seulement peut-tre, en quoi consiste la vraie sagesse. Ce que vous avez appris jusquici, ce nest rien. Et ce que vous savez aujourdhui, cest encore moins. Vous ne savez mme pas tirer.

    Il avait dit cela dun ton on ne peut plus mprisant et avec la conviction de quelquun qui est absolument sr de son fait.

    Je ne sais pas tirer ? Hum ! rpondis-je en riant. Est-ce l une question laquelle vous dsiriez une rponse ?

    Si vous voulez. Eh bien ! rpondez ! Donnez-moi une arme. Ce nest quainsi que je serai en mesure de vous donner cette

    rponse. Il carta le canon de fusil quil tait en train de visser, se leva, fit un pas dans ma direction,

    ses yeux tonns fixs sur moi et scria : Vous voulez une arme ? Je me garderai bien de vous en donner une. Je ne remets mes

    fusils qu des mains qui en sont dignes. Alors, vous pouvez les confier aux miennes, ripostai-je. Il me dvisagea nouveau, dabord de face, puis de profil, enfin il se rassit et reprit son

    canon tout en marmonnant : Quel greenhorn ! Et quel toupet ! Cest vous en faire perdre patience. Je le laissai faire, car je le connaissais bien. Puis jallumai un cigare. Un quart dheure passa

    sans que nous ayons chang une parole. Enfin, il ny tint plus. Il leva son canon contre le jour, le contempla et dit :

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    Cest quil est beaucoup plus difficile de tirer que de regarder les toiles ou de lire les briques de Nabuchodonosor. Avez-vous jamais tenu une arme feu dans vos mains ?

    Je pense bien. Quand ? Plus dune fois, vous pouvez men croire. Et vous avez dj vis et tir ? Bien sr. Et atteint votre but ? Naturellement. Il dlaissa nouveau son canon et me regarda dans les yeux. Allons, allons ! Avec vous on ne peut pas parler srieusement. Je suis persuad que votre

    balle passerait ct dun mur de quinze mtres de haut et de quarante de large. Je ne suis pas un gosse et vous ntes pas mon professeur, mettez-vous bien a dans la tte. Vous ntes quun greenhorn, quun cancre. Et a prtend savoir tirer ! Dcrochez-moi un jour cette vieille arme-l et essayez seulement de viser. Cest le meilleur tueur dours que jai jamais vu.

    Je me dirigeai vers lendroit dsign, pris le fusil et lpaulai. Fichtre ! sexclama-t-il en bondissant sur ses pieds. Quest-ce que cest que a ? Vous

    vous promenez avec ce fusil comme avec une canne ; pourtant cest la pice la plus lourde que je connaisse. tes-vous si fort que cela ?

    Pour toute rponse, je le saisis de ma main droite par son veston boutonn et par sa ceinture et le soulevai bout de bras.

    Nom dun chien ! scria-t-il. Laissez-moi donc ! Vous tes plus fort que mon Bill ! Votre Bill ? Qui est-ce ? Ctait mon fils. Il... mais laissons cela. Il est mort avec les autres. Il promettait beaucoup.

    Vous lui ressemblez un peu par la taille. Vous avez aussi les mmes yeux et la mme bouche. Cest pourquoi je vous... mais cela ne vous regarde pas.

    Une profonde tristesse se rpandit sur ses traits. Il passa sa main sur son visage et poursuivit dun ton plus calme :

    Sir, avec de tels muscles, cest vraiment dommage de gaspiller son temps dvorer des livres. Vous devriez faire aussi de la culture physique.

    Cest ce que je fais. Vraiment ? Puisque je vous le dis. Vous faites de la boxe ? On nen fait pas beaucoup chez nous. Mais je suis assez fort en gymnastique et la lutte. Vous montez cheval ? Oui. Vous faites de lescrime ? Jai mme donn des leons. Dites donc, vous me montez un bateau ? Voulez-vous faire un petit essai ? Non. a me suffit. Du reste, il faut que je travaille. Asseyez-vous donc. Il prit place devant son tabli et je suivis son exemple. Il semblait absorb par de graves

    penses. Tout coup, il leva les yeux de sur son travail et me demanda : Avez-vous fait des mathmatiques ? Ctait mon tude favorite. Larithmtique, la gomtrie ? Naturellement. Et vous comprenez quelque chose larpentage ? Je my entends assez bien. Il mest souvent arriv de flner un thodolite la main. Vous savez vraiment arpenter ? Mais oui. Pourquoi cette question ? Pour rien. Ne soyez pas trop curieux, vous le saurez un jour. Avant tout, il faudrait que

    jaie la certitude, oui, la certitude que vous savez tirer.

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    Je suis prt subir lpreuve. Jy pense, soyez tranquille. A quelle heure commencez-vous demain vos cours ? A huit heures. Alors venez me voir six heures, mon tir. Pourquoi si tt ? Parce que je ne veux pas attendre plus longtemps. Je brle dimpatience de vous prouver

    que vous ntes quun greenhorn. Mais cest assez pour aujourdhui. Jai autre chose faire, et des choses autrement importantes.

    Il semblait en avoir termin avec son canon et sortit dune caisse un morceau de fer en forme de polygone, dont il se mit limer les coins.

    Il tait si absorb par son travail quil semblait en avoir oubli ma prsence. Ses yeux brillaient et lorsquil contemplait, de temps en temps, son uvre, je croyais lire dans ses yeux une vritable passion. Ce morceau de fer devait avoir ses yeux une importance particulire. Intrigu, je ne pus mempcher de le questionner.

    Est-ce une pice darme feu ? Oui, dit-il en se rappelant seulement alors ma prsence. Pourtant je ne connais aucun systme darme feu qui possde une pice de ce genre. Je crois bien. Mais vous le connatrez un jour. Ce sera le systme Henry. Tiens ! Cest donc une invention. Yes ! Je mexcuse alors de vous avoir questionn. Naturellement, cest un secret. Il regarda un moment dans les trous, tourna la pice dans tous les sens, lappliqua

    lextrmit postrieure du canon, et dit enfin : Oui, cest un secret. Mais jai confiance en vous parce que je vous crois discret, bien que

    vous ne soyez quun affreux green Horn. Aussi vous dirai-je ce que je compte en faire. Ce sera une carabine rptition avec un magasin vingt-cinq cartouches.

    Pas possible ! Motus ! Me prenez-vous pour un imbcile qui sattaque limpossible ? Alors, votre magasin devra possder suffisamment de chambres pour recevoir les

    cartouches. Cela va de soi. Mais le magasin sera norme, lourd, et larme impossible manier. Pas du tout, parce quil ny aura quune chambre. Larme ne sera ni lourde, ni

    encombrante. Voici dailleurs cette chambre, dit-il en dsignant le morceau de fer. Hum ! Il faut croire que je ne comprends rien votre mtier. Et quadviendra-t-il quand le

    canon sera chauff ? Il ne le sera pas. La matire de ce canon et sa fabrication sont mon secret. Ce morceau de

    fer suivra un mouvement excentrique. Les vingt-cinq orifices quil comprendra recevront autant de balles. A chaque dcharge, la plaque savance et la cartouche suivante vient se placer en face du canon. a fait bien longtemps que cette ide me travaille. Dabord, a ne marchait pas, mais, maintenant, il me semble que a colle. Je passe dj pour un assez bon armurier, mais, quand jaurai mis au point ce petit truc, je serai clbre et je gagnerai beaucoup dargent.

    Et des remords par-dessus le march. Il me fixa un instant, dun air tonn, puis demanda : Des remords ? Pourquoi a ? Cest bien simple, dis-je, si vous mettez au point une arme feu capable de tirer vingt-

    cinq coups daffile et qui pourra tomber entre les mains de nimporte quel voyou, les forts vierges et les gorges des montagnes de la Prairie ne tarderont pas devenir le thtre des pires carnages. On abattra les Indiens comme des mouches, si bien que, dans quelques annes, il ne restera plus un seul indigne. Voulez-vous assumer une telle responsabilit ?

    Il me regardait fixement sans rpondre. De plus, poursuivis-je, le jour o nimporte qui pourra se procurer, moyennant argent, cet

    engin meurtrier, vous ne tarderez pas ramasser une fortune, mais, dautre part, on aura vite fini dexterminer les mustangs et les buffles, en mme temps que tout le gibier dont la chair sert de

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    nourriture aux Indiens. Des centaines et des centaines de chasseurs de records se muniront de votre carabine et afflueront dans lOuest. Le sang humain et animal coulera flots et, en peu d temps, en de et au-del des Montagnes Rocheuses, les terres seront dvastes et dpeuples.

    Sacrebleu ! sexclama-t-il. Est-ce vrai que vous dbarquez seulement dEurope ? Oui. Et vous ntes jamais all dans le Wild West ? Jamais. Eh bien ! vous tes un parfait greenhorn. Et ce morveux de greenhorn en prend si bien

    son aise quon le croirait le protecteur de tous les Indiens et depuis au moins un sicle tabli dans le pays. Ce nest pas un blanc-bec comme vous qui mimpressionnera par ses bobards. Et mme si tout ce que vous dites l tait vrai, a naurait aucune importance parce que je nai jamais eu lintention de monter une usine de fusils. Je suis un solitaire et je tiens le rester. a ne me dit rien davoir affaire des centaines douvriers.

    Mais vous pourriez, pour gagner de largent, faire breveter votre invention et vendre le brevet au prix fort ?

    Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles ! Jusquici je nai jamais connu la misre et il ny a aucune raison pour que a change lavenir, mme si je ne vends pas mon brevet. Je nai aucune envie dentendre plus longtemps ppier un oiseau comme vous qui doit dabord prendre sa vole avant dessayer de siffler et de chanter.

    Je ne lui tins pas rigueur de ses paroles peu affables ; je le connaissais trop bien pour mal les interprter. Il mavait pris en amiti et jtais certain quil ne me voulait que du bien. Avant de prendre cong de lui, je lui tendis la main, quil serra longuement en la secouant.

    Je ne me doutais pas, alors, de limportance que cette conversation devait avoir pour moi par la suite et encore moins du rle que le tueur dours et la future carabine Henry joueraient dans ma vie.

    Le lendemain, six heures prcises, je me prsentai devant mon trange vieil ami. Il me serra la main, tandis quun sourire ironique clairait ses traits durs.

    Welcome, Sir ! Quel air de conqurant. Croyez-vous donc atteindre ce mur dont je parlais hier ?

    Je lespre. Well , on verra bien. Moi, jemporte une arme plus lgre, vous, vous prendrez le tueur

    dours ; je me garderais bien de trimbaler une machine aussi lourde. Il mit en bandoulire un lger rifle deux canons. Quant moi, je memparai du tueur

    dours , quil se refusait porter. Arriv au champ de tir, il commena par tirer lui-mme deux coups de feu. Vint alors mon tour et celui du tueur dours . Je ne connaissais pas du tout cette arme, et ma premire balle natteignit que le bord du disque noir de la cible. Le second coup fut meilleur ; la troisime balle alla se loger exactement au centre du disque noir, et toutes celles qui suivirent traversrent le trou perc par elle. La stupfaction de Henry augmentait mesure que je tirais. Il me demanda de recommencer lessai avec son rifle et, lorsque jeus obtenu les mmes rsultats, il scria :

    Ou bien vous avez vendu votre me au diable, ou bien vous tes n homme du Wild West ! Je peux vous assurer que je nai pas vendu mon me au diable. Cette transaction ne me

    dirait rien, rtorquai-je, en riant. Dans ce cas, vous avez le devoir et mme lobligation de vous faire chasseur du Wild

    West. Cela non plus ne vous dit rien ? Pourquoi pas ? Well, on verra bien ce quon pourra faire de vous. Savez-vous monter cheval ? A la rigueur. A la rigueur ? Cest--dire que vous tes en quitation moins habile quau tir. La belle affaire ! Quest-ce aprs tout que lquitation ? Le plus difficile, cest de monter,

    ensuite le cheval vous porte tout seul. Vous croyez a ? Et quil vous tiendra aussi en selle ? Voil lerreur ! Vous lavez dit : le

    plus difficile, cest de monter, car il faut le faire tout seul. La descente est bien plus facile : cest la rosse qui sen charge.

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    Pas en ce qui me concerne. Vraiment ? Que diriez-vous dun petit essai ? Je veux bien. Venez alors. Il nest que sept heures et vous avez encore une heure devant vous. Nous

    irons chez Jim Komer, le maquignon. Il a un cheval rouan qui se chargera bien de vous dsaronner.

    Nous rentrmes dans la ville et allmes trouver le maquignon, qui possdait un mange tout entour dcuries. Korner vint en personne notre rencontre-nous demander ce que nous dsirions.

    Ce jeune homme prtend quaucun cheval ne pourra le mettre hors de selle, dclara Henry. Quen pensez-vous, Mr. Korner ? Le laisserez-vous enfourcher votre cheval rouan ?

    Le maquignon mexamina, puis, lair satisfait de son examen, dclara : Lossature ma lair trs lastique. Dailleurs, les jeunes gens ne se cassent pas aussi

    facilement le cou que les vieux. Si ce gentleman veut essayer la bte, je ny vois pas dinconvnient.

    Il donna des ordres, et, un instant aprs, deux palefreniers amenrent un cheval sell, qui manifestait une vive inquitude et piaffait nerveusement. Le vieil Henry prit peur pour moi. Il essaya, le premier, de me dissuader de mes projets, mais je ne regrettais nullement ma parole et, dailleurs, je voyais dj l une affaire dhonneur. Je pris le fouet et me laissai chausser les perons ; puis, aprs quelques tentatives infructueuses, je sautai en selle. Les deux palefreniers scartrent prcipitamment et le cheval rua des quatre fers, puis tourna de ct. Je parvins pourtant me maintenir en selle, bien que je ne fusse pas encore ferme sur mes triers. A peine avais-je russi consolider ma position que ma monture se cabra. Comme cela ne donnait aucun rsultat, elle se rua vers le mur pour me dsaronner plus facilement. Mais un coup de fouet eut vite fait de la faire revenir en arrire. Une lutte farouche sengagea entre cavalier et monture, une lutte non exempte de danger pour moi. Je dployai toute ladresse que je possdais alors et toute la force de mes fmurs, si bien que je sortis vainqueur de laventure. En mettant pied terre, mes jambes tremblaient encore de leffort fourni ; quant au cheval, il haletait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur sa robe. Mais je lavais mat !

    Le maquignon tait dj inquiet pour sa bte. Il la fit aussitt envelopper dans une couverture et promener lentement pour lui permettre de se dtendre les muscles. Puis il se tourna vers moi :

    Je naurais jamais cru cela possible, jeune homme ; jtais persuad que, ds la premire ruade, vous rouleriez par terre. Naturellement, vous ne me devez pas un cent ; au contraire, je vous serais trs oblig de venir ici de temps en temps pour dresser cette sale bte.

    Si cela peut vous rendre service, je ne demande pas mieux. Pendant toute la sance, Henry stait tu. Il me regardait en hochant la tte. Il frappa des

    mains et sexclama : Pour un greenhorn, cest vraiment un greenhorn bien extraordinaire. Il aurait serr cette

    rosse mort plutt que de vider les arons. Qui vous a appris a, mon garon ? Le hasard, qui ma mis un jour entre les jambes un talon hongrois de la puszta, qui ne se

    laissait monter par personne. Jai russi le dompter au risque de ma vie. Au diable de telles rosses ! Jaime autant mon fauteuil, qui ne voit pas dinconvnient ce

    que je massoie dedans. Allons-nous-en maintenant. Jen ai le Vertige. Vous naurez pas regretter de mavoir montr ce dont vous tes capable.

    Nous nous sparmes. Les deux jours qui suivirent je ne revis pas Henry, mais, le surlendemain, sachant que javais mon aprs-midi libre, il vint me trouver.

    Voulez-vous faire un tour avec moi ? me demanda-t-il. O voulez-vous aller ? Chez un gentleman qui serait heureux de faire votre connaissance. Tiens ! Et quest-ce qui me vaut cet honneur ? Vous ne devinez pas ? Il na encore jamais vu un greenhorn de prs. Eh bien ! je vous accompagne, Mr. Henry. Puisquil tient nous connatre... Henry avait un petit air malin, plein de rticences, et jen conclus quil me rservait une

    surprise. Il me conduisit un bureau de plain-pied avec la rue, mais il my avait fait entrer si prcipitamment que je navais pas eu le temps de lire linscription de la porte vitre.

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    Je croyais toutefois avoir distingu deux mots : office et surveying. Je ne tardai pas me rendre compte que javais vu juste.

    Dans le bureau se trouvaient trois hommes qui accueillirent Henry trs cordialement et me parlrent avec une politesse mle dune curiosit mal dissimule. Les tables taient jonches de cartes, de plans et de toute sorte dinstruments de prcision. Nous nous trouvions dans un bureau darpentage.

    Henry engagea avec les trois hommes et moi une conversation trs amicale qui ne tarda pas sanimer. Elle roulait surtout sur les affaires du bureau, ce qui ne me dplaisait pas, car jtais bien plus au courant des choses darpentage que de la situation politique intrieure des tats-Unis.

    Henry tmoignait beaucoup dintrt cette science. Il voulait tout savoir et je rpondais volontiers ses questions lui expliquant lemploi de chaque instrument, la faon de dresser des plans et des cartes. Il faut bien croire que jtais un vritable greenhorn, car la raison de cet interrogatoire mchappait encore. Ce nest que lorsque jeus surpris les regards entendus que les trois hommes changeaient avec Henry que je me levai et dclarai que je devais men aller. Henry ne protesta pas et nous prmes cong des trois gentlemen, qui nous serrrent vigoureusement la main.

    Une fois dehors, Henry me posa la main sur lpaule, sarrta et me dit avec une profonde satisfaction :

    Jeune homme et cher greenhorn, vous mavez fait un grand plaisir. Je suis fier de vous. Et pourquoi donc ? Parce que vous avez dpass mes esprances et lattente de ces messieurs. Esprances ? Attente ? Je ne comprends pas. a na aucune importance. Lautre jour, vous avez prtendu que vous aviez quelques

    notions de godsie. Je vous ai amen chez ces messieurs pour voir si ce ntait pas du bluff. Du bluff ? Si vous me croyez capable de bluffer, Mr. Henry, je ferais mieux dinterrompre

    mes visites chez vous. Ne soyez pas ridicule. Vous nallez tout de mme pas priver un vieil homme comme moi

    du plaisir de vous voir chez lui. Dautant plus que vous ressemblez mon fils. tes-vous retourn au mange ?

    Jy passe tous les matins. Et vous montez votre cheval rouan ? Bien sr. Vous pensez en faire une bonne monture ? Je lespre. Mais je ne pense pas que le client qui lachtera fasse une trs bonne affaire.

    La bte sest habitue moi et ne tolre aucun autre cavalier. Vous men voyez ravi. Ainsi donc, votre bte ne supporte que des greenhorns. Suivez-moi

    dans cette petite rue. Je connais ici un excellent restaurant o lon mange fort bien et o lon boit encore mieux. Nous allons fter lexamen dont vous venez de vous tirer avec tant de succs.

    Je ne reconnaissais plus mon vieil Henry. Lui, toujours si renferm, si sauvage, il voulait maintenant faire un repas en ville ! Sa voix, elle-mme, avait des intonations plus joyeuses et plus insouciantes.

    A partir de ce jour-l, il vint me voir quotidiennement et me parlait comme un ami dont on redoute la perte imminente. Mais, comme pour contrebalancer ses panchements, il me traitait de temps en temps de greenhorn.

    En mme temps, ma situation dans la famille o je travaillais stait modifie. Les parents se montraient plus attentionns mon gard et les enfants plus dociles. Il marrivait de surprendre chez eux des regards attendris que je ne comprenais pas.

    Environ trois semaines aprs mon trange visite au bureau darpentage, la matresse de maison minvita dner en famille, bien que ce ft mon soir de sortie. Elle expliqua cette invitation insolite par les visites quelle attendait, celle de Mr. Henry et de deux autres gentlemen, dont l'un sappelait Sam Hawkens et tait un clbre chasseur du Wild West. En ma qualit de greenhorn, je navais pas encore entendu ce nom, toutefois jtais heureux de faire la connaissance dun vritable homme de lOuest.

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    Faisant partie de la maison, je pus, sans enfreindre les rgles de la convenance, pntrer dans la salle manger sans attendre le coup de gong. Je constatai alors que la table tait dresse comme pour une grande fte. La petite Emmy, ge de cinq ans, tait seule dans la pice, occupe fourrer ses doigts dans un pot de confiture. En me voyant entrer, elle les essuya prcipitamment sur sa toison blonde. Je levai mon doigt dun geste menaant ; elle accourut alors vers moi et me chuchota quelques mots loreille. Pour mamadouer, elle me confia le secret qui pesait sur son petit cur. Je crus lavoir mal comprise ; mais, ma demande, elle rpta : Your farewell feast.

    Mon repas dadieux ! Ctait impossible. La petite avait d mal interprter une conversation entendue. Je souris. Au mme moment, des bruits se firent entendre dans le salon ; les invits venaient darriver et je me htai leur rencontre. Ils taient venus tous les trois ensembles, conformment leur convention, ainsi que je devais lapprendre par la suite, Henry me prsenta Mr. Black, un jeune homme un peu raide et gauche, et Mr. Sam Hawkens, lhomme du Wild West !

    Javoue que je devais faire une singulire figure fixer ce dernier dun air baubi. Ctait la premire fois que je me trouvais en face dun homme de cette espce. Plus tard, je devais en connatre dautres. Si lhomme lui-mme offrait un spectacle peu commun, cette impression se trouvait encore renforce par le fait quil se tenait dans le salon comme au milieu dune fort, tte couverte et fusil en main.

    Il portait un chapeau de feutre larges bords, dge, de couleur et de forme indfinissables. Au milieu de la broussaille de poils qui recouvrait son visage, mergeait un nez de dimensions respectables, digne de servir daiguille un cadran solaire. La barbe tait tel point touffue quelle ne laissait apercevoir que deux yeux vifs qui fixaient sur moi un regard malicieux. Mr. Sam Hawkens me contemplait avec une curiosit gale celle que je lui tmoignais.

    Cette tte trange reposait sur un corps vtu dune veste en peau de chvre qui, visiblement, ntait pas faite sa mesure ; cet accoutrement lui donnait laspect dun enfant qui aurait mis par jeu la robe de chambre de son grand-pre. Sous cet ample vtement, on voyait deux jambes en forme de faux, grles comme des tuyaux de pipe, enroules dans des leggings effrangs, et termines par une paire de bottes indiennes si volumineuses quau besoin leur propritaire aurait pu sy cacher tout entier.

    Ce clbre chasseur tenait la main un vieux fusil qui paraissait tenir plutt dun gourdin que dune arme feu. Bref, il met t difficile dimaginer un spcimen plus typique de chasseur du Wild West.

    Aprs mavoir tois de la tte aux pieds, Sam Hawkens se tourna vers mon ami Henry et demanda dune voix fluette, presque enfantine :

    Cest bien le jeune greenhorn dont vous mavez entretenu ? Lautre acquiesa de la tte. Well ! Il ne me dplat pas. Jespre que Sam Hawkens lui plat aussi. Hihihi ! Et, avec ce petit rire curieux que je devais entendre si souvent par la suite, il se tourna vers la

    porte qui venait de souvrir devant les matres de cans. Ceux-ci changrent avec le chasseur un salut cordial qui ne laissa pas de me surprendre lgrement, car jignorais quils fussent en relations.

    On nous pria de passer dans la salle manger. Je remarquai avec stupfaction que Sam Hawkens ne stait pas spar de son arme. Ce nest que lorsquon nous dsigna notre place table quil dposa son fusil sa porte, en disant :

    Un vrai chasseur du Wild West ne doit jamais quitter son arme. Si vous me le permettez, jaccrocherai donc ma Liddy la poigne de la fentre.

    Jappris par la suite que, selon un usage courant, les chasseurs du Wild West considraient leurs armes comme des tres vivants et leur donnaient des noms humains.

    Une fois Liddy installe, Sam enleva son innarrable chapeau. Je vis alors, avec effroi, que ses cheveux taient rests dans le fond du chapeau. Son crne dgarni et couleur de sang offrait un spectacle terrifiant. La matresse de maison poussa un petit cri et les enfants se mirent hurler tue-tte. Hawkens se tourna vers nous et dit dune voix rassurante :

    Nayez crainte, madame et messieurs. Ce nest rien de grave. Jai port longtemps ma chevelure naturelle sans que personne trouvt y redire jusquau jour o jai t attaqu par une douzaine de pawnies qui mont corch le crne. Ctait une sensation plutt dsagrable, mais

  • 13

    laquelle on peut survivre, comme vous voyez, hihihi ! Aprs cet accident, je men suis retourn Tekama et me suis pay un nouveau scalpe. Cela sappelle perruque, si je ne mabuse. Cette bagatelle ma cot trois douzaines de peaux de castor. Peu importe, dailleurs, car mon nouveau scalpe est bien plus pratique que lancien, surtout en t. Quand jai trop chaud, je nai qu lenlever. Hihihi !

    Ce disant, il accrocha son chapeau et remit sa perruque. Ensuite, il se dbarrassa de sa veste et nous pmes voir deux pistolets et un couteau fixs sa ceinture. En prenant place table, il porta son regard sur la matresse de la maison, puis sur moi et dit :

    Je vous serais trs oblig, Milady, de bien vouloir mettre ce jeune greenhorn au courant de la situation. Il est prfrable de le faire avant de commencer le repas, si je ne mabuse.

    Ctait l une expression favorite de Sam Hawkens. Lhtesse acquiesa de la tte et, se tournant vers moi :

    Vous ignorez sans doute, dit-elle, que M. Black que voici est votre successeur. Mon successeur ? rptai-je, bahi. Certainement. Puisque vous nous quittez, il nous a bien fallu vous chercher un remplaant. Moi, je vous quitte ?... Hlas ! Vous nous quittez, Sir, affirma la matresse de cans, un sourire bienveillant aux

    lvres. Certes, rgulirement, vous auriez d nous prvenir plus tt, mais, comme nous navons tous que de lamiti pour vous, nous navons voulu aucun prix faire obstacle votre carrire. Nous regrettons vivement votre dpart, mais, puisquil est dj dcid pour demain, il ne nous reste qu vous souhaiter bon voyage.

    Bon voyage ?... Demain ?... Mais o ?... balbutiai-je. Sam Hawkens me donna une tape sur lpaule. Vous voulez savoir o ? Mais au Wild West, parbleu ! Vous avez brillamment pass votre

    examen. Les autres prospecteurs partent demain et vous ne voudriez pas quils ajournent leur dpart cause de vous. Dick Stone, Will Parker et moi-mme, nous sommes engags, en mme temps que vous, en qualit de guides de lexpdition, qui se propose de longer la Canadienne 2 jusqu'au Nouveau-Mexique. Jespre que vous ne dsirez pas rester greenhorn toute votre vie.

    Ctait comme si une taie se dtachait de mes yeux. On avait donc ourdi autour de moi un vritable complot. A mon insu, on avait fait de moi un prospecteur dune nouvelle compagnie de chemins de fer qui entreprenait dimportants travaux darpentage.

    Quelle perspective magnifique ! Mon vieil ami Henry vint moi, me serra la main et dit : Vous tes ici chez de braves gens, mais une place de prcepteur ne convient pas un

    garon comme vous. Votre avenir est dans lOuest. Jai fait une dmarche auprs de l'Atlantic et Pacific Company et vous avez pass un examen, sans vous en douter. Vous vous en tes tir merveille, et voici votre contrat.

    Il me tendit un papier. Jy jetai un coup dil. En apercevant le montant de mes appointements, jen crus peine mes yeux. Mais Henry continua :

    Vous voyagerez cheval et vous aurez besoin dune bonne monture. Jai achet le cheval rouan. Il est vous. Il vous faut aussi une arme et je vous fais cadeau du tueur dours , que vous maniez avec tant dadresse. Quen dites-vous, mon garon ?

    Lorsque jeus retrouv lusage de ma voix trangle par lmotion, jessayai de protester, mais sans rsultat. La matresse de maison se mit table, et nous dmes suivre son exemple. Le repas commena et les affaires furent remises plus tard.

    Ce nest quaprs le dner que je reus de plus amples renseignements. La nouvelle voie ferroviaire devait partir de Saint-Louis, traverser le Missouri, lOklahoma, le Nouveau-Mexique, lArizona et sacheminer par la Californie jusqu la cte du Pacifique.

    Ctaient ces immenses territoires qui devaient faire lobjet des travaux darpentage. Le territoire qui incombait notre expdition, compose, en dehors de moi, de trois autres prospecteurs et dun ingnieur en chef, tait circonscrit entre la source du Rio-Pecos et la basse Canadienne. Les trois guides et de nombreux chasseurs compltaient notre expdition. Mes amis, qui avaient tenu me faire la surprise de mon engagement, staient occups de mon quipement.

    2 Rivire des tats-Unis, affluent de l'Arkansas.

  • 14

    Il ne me restait qu rejoindre mes futurs compagnons, qui mattendaient chez lingnieur en chef. Ils me firent tous un excellent accueil.

    Le lendemain matin, aprs avoir pris cong de la famille o javais t employ, jallai trouver Henry. Je tenais le remercier de sa bont, mais il me serra chaleureusement la main et coupa court mes effusions.

    Taisez-vous, mon garon. Si je vous envoie dans lOuest, cest parce que je veux empcher mon vieux fusil de se rouiller. Allez-vous-en maintenant et, quand vous serez de retour, noubliez pas de venir me voir pour me raconter vos aventures. Jespre qualors vous ne serez plus le greenhorn que vous tes aujourdhui, quoi que vous en disiez.

    Puis il me poussa vers la sortie, mais, avant quil et pu fermer la porte, javais aperu deux larmes briller dans ses yeux.

  • 15

    KLEKIH-PETRA

    L t indien tirait dj sa fin, mais, bien que nous fussions la tche depuis dj trois mois, nous ntions pas encore au bout de notre travail. Cela tenait deux raisons.

    Tout dabord, il nous fallait travailler sur un terrain particulirement ingrat et encore trs peu explor. Par ailleurs, la rgion tait fort dangereuse, cause du passage frquent des tribus des Kiowas, des Comanches et des Apaches, qui, comme on peut le penser, se montraient trs hostiles la construction dune ligne ferroviaire sur leurs rserves.

    Les prcautions qui simposaient ntaient gure de nature faciliter notre travail. Il nous fallait, par exemple, renoncer la chasse, de crainte dattirer sur nous lattention des Peaux-Rouges. Nous dmes souvent nous contenter des vivres quon nous expdiait de Santa-F, dans des chariots trans par des bufs. Malheureusement, la rgularit de ce mode de ravitaillement laissait dsirer, de sorte que, plus dune fois, il nous fallut attendre de longs jours nos approvisionnements.

    Lautre raison de la lenteur de nos travaux rsidait dans la composition de notre quipe. Laccueil amical que mavaient rserv lingnieur en chef et les trois prospecteurs mavait fait esprer une collaboration agrable. Malheureusement, il nen fut rien. Mes collgues taient de vritables yankees, qui sobstinaient ne voir en moi quun greenhorn, un tranger maladroit et inexpriment. Dailleurs, ils ne songeaient qu une seule chose : gagner de largent, et le travail en lui-mme ne les intressait que mdiocrement. Comme ils navaient pas tard se rendre compte que je ne partageais pas leur faon de voir, je perdis bientt leur sympathie. Peu peu, je me rendis compte que leurs connaissances taient des plus superficielles ; ils se dchargeaient sur moi des travaux les plus difficiles et, de leur ct, se contentaient de bcler leur besogne.

    De tous mes collgues, ctait sans doute Mr. Bancroft, lingnieur en chef, qui avait linstruction la plus solide ; malheureusement, je maperus quil aimait leau-de-vie un peu plus que de raison. Nous en avions reu quelques tonnelets de Santa-F, et, partir de ce jour, Mr. Bancroft consacra bien plus de temps au brandy qu ses instruments de prcision. Il lui arrivait de passer des heures entires tendu par terre, dans un tat dbrit complte. Comme mes collgues, Riggs, Marcy et Wheeler, et moi-mme, devions participer parts gales lachat de lalcool, les trois prospecteurs, pour ne pas perdre dans laffaire, se saoulaient qui mieux mieux. Jtais le seul ne pas boire, et aussi le seul travailler.

    Les douze chasseurs chargs dassurer la scurit de notre expdition men imposrent dabord normment par leur connaissance du Wild West, mais je ne tardai pas me rendre compte que javais affaire des gens dune moralit douteuse. Par bonheur, au cours des trois premiers mois, ils neurent pas loccasion de mettre leur vaillance lpreuve. En tout cas, il suffisait de les voir au travail pour avoir la certitude que ctaient les douze plus grands fainants des tats-Unis.

    Aux termes de notre engagement, Bancroft tait le chef de lexpdition. Nanmoins, ses instructions ntaient jamais excutes. Lorsque, la colre le gagnant, il lanait des ordres, on lui riait au nez.

    Javais donc bien des raisons pour memparer du commandement et je ne manquai pas de le faire, trs discrtement dailleurs, pour que les autres ne sen aperussent pas. Ces hommes endurcis nauraient jamais consenti obir au jeune homme inexpriment que jtais. Il ne me restait donc qu adopter la tactique de ces femmes intelligentes qui, sans en avoir lair, mnent par le bout du nez un mari obstin. Ces sauvages me traitaient dix fois par jour de greenhorn et se soumettaient pourtant ma volont, car je russissais leur faire croire quils agissaient librement en ne suivant que leur propre impulsion.

    Dans mon travail, jtais admirablement second par Sam Hawkens, Dick Stone et Will Parker. Tous trois taient des gens foncirement honntes et de plus chasseurs mrites, dont le nom tait clbre dans la rgion. Nous nous tenions autant que possible ensemble, en cherchant cependant ne pas froisser les susceptibilits des autres. Malgr ses manires bouffonnes, Sam Hawkens savait se faire respecter par cette trange socit.

  • 16

    De curieux rapports stablirent entre nous deux quon ne pourrait mieux comparer qu ceux dun suzerain et de son vassal. Il mentourait de sa protection et, toutes les fois que loccasion sen prsentait, il minitiait la science du Wild West. Ctait un professeur si dvou quil me confectionna de ses propres mains un lasso et mautorisa apprendre le maniement de cette arme redoutable sur sa propre personne, et sur celle de son cheval. Lorsque jarrivai une telle perfection que je ne ratai plus mon but, il scria, rayonnant de joie :

    Bravo, jeune homme ! Cest parfait. Mais il ne faut pas que mes loges vous tournent la tte. Le matre dcole, sil veut obtenir des rsultats, doit parfois flatter mme les lves les plus borns. Jai dj enseign le maniement du lasso plus dun jeune homme et aucun ny a mis autant de temps que vous. Mais si vous continuez vous entraner, dans six ou huit ans on ne pourra plus vous qualifier de greenhorn. Dici l, consolez-vous en vous disant que parfois les sots arrivent plus facilement que les malins, si je ne mabuse...

    Malgr toutes les difficults dont jai parl plus haut, nous nous trouvmes enfin moins dune semaine du secteur voisin. Afin davertir celui-ci, il fallait envoyer un messager. Mr. Bancroft dclara quil sen chargerait lui-mme et se ferait accompagner dun guide.

    Le dpart tait fix pour le dimanche matin, mais, la veille, Bancroft organisa un petit banquet dadieux. Je fus le seul ne pas y tre convi. Quant Hawkens, Stone et Parker, ils dclinrent linvitation.

    Les libations ne prirent fin que lorsque Bancroft fut ivre mort. Ses amis lui avaient bravement tenu compagnie et, au sortir du festin, ils taient compltement saouls. Il ne pouvait naturellement plus tre question du dpart projet. Les copains firent la seule chose dont ils fussent capables, ils saffalrent dans un buisson et sabandonnrent au sommeil.

    Que faire ? Le message ne pouvait tre ajourn et, dautre part, il ne fallait pas esprer que les hommes se rveillassent avant le soir. Le mieux et t que je partisse moi-mme, mais pouvais-je my rsoudre ? Il tait hors de doute que quatre journes dabsence seraient autant de journes perdues pour le travail. Je fis part de mes hsitations Hawkens. Celui-ci me dsigna alors de la main la direction de lOuest et me dit :

    Il est inutile que vous partiez, Sir. Vous pourrez transmettre le message par les deux hommes que vous voyez l.

    En levant le regard vers la direction indique, japerus, en effet, deux cavaliers qui semblaient sapprocher de notre campement. Ctaient des blancs et je pus reconnatre dans lun deux un vieil claireur qui tait dj venu nous apporter des nouvelles du secteur voisin. Il tait accompagn dun homme plus jeune qui ntait pas vtu la manire des courriers du Wild West et que je navais jamais vu auparavant. Jallai au-devant deux et, lorsque je les rejoignis, ils arrtrent leurs chevaux. Linconnu me demanda qui jtais ; je me nommai, sur quoi lhomme me fixa dun regard la fois scrutateur et bienveillant.

    Cest donc vous ce jeune tranger qui tes seul travailler dans cette bande de fainants ? Vous me comprendrez mieux quand je vous aurai dit mon nom : je suis White.

    White tait le nom du chef du secteur voisin, auquel nous devions transmettre le message. Il devait avoir une raison srieuse pour tre venu en personne jusqu notre campement. Il descendit de son cheval, me serra la main et chercha du regard autour de lui. Ayant aperu les dormeurs dans le fourr, il eut un sourire loquent, mais rien moins que bienveillant.

    Ils sont ivres ? demanda-t-il. Jacquiesai de la tte. Tous ? Oui. Mr. Bancroft se proposait de se rendre chez vous et, avant son dpart, il a donn une

    petite fte. Je vais le rveiller et... Nen faites rien, minterrompit-il. Laissez-les dormir. Je suis content de pouvoir vous

    parler sans tmoins. Quels sont ces trois hommes qui se tiennent l-bas ? Ce sont Sam Hawkens, Will Parker et Dick. Stone, nos guides, tous hommes dignes de

    confiance. Ah ! Hawkens, le petit chasseur, si curieux ! Cest un type de valeur ; je le connais de

    rputation. Appelez-les. Je mexcutai, puis, madressant White :

  • 17

    Une affaire importante vous amne sans doute chez nous ? Rien de particulier. Je voulais simplement voir ce qui se passe ici et vous parler. Moi, jai

    dj termin mon travail. Ce nest pas votre cas, parat-il ? tant donn la nature particulirement ingrate du terrain, ainsi que... Je sais, je sais ! dit-il en minterrompant nouveau. Malheureusement, je suis au courant

    de tout. Si vous nabattiez pas vous seul la besogne de trois hommes, Bancroft en serait encore son point de dpart.

    Cest fort inexact, Mr. White. Je suis tonn de vous voir si mal renseign. Je ne fais que mon devoir, et...

    Taisez-vous ! Les messagers qui font la navette entre nos campements mont fourni toutes les informations ncessaires. Cest fort bien de votre part de vouloir prendre la dfense de ces ivrognes, mais je tiens connatre toute la vrit. Et, comme je vois que vous avez beaucoup trop de dlicatesse pour my aider, jinterrogerai plutt Sam Hawkens. Asseyons-nous un peu.

    Nous nous trouvions prs de notre tente. Mr. White sassit sur lherbe et fit signe aux autres dimiter son exemple. Ceci fait, il se mit poser des questions Sam Hawkens, Stone et Parker. Ils ne lui dissimulrent rien de la vrit. De temps en temps, jajoutais une explication pour adoucir une expression trop violente et justifier mes camarades. Je narrivai cependant pas produire sur White leffet dsir. Il me pria mme de me dispenser de tout commentaire, en massurant que mes efforts seraient vains.

    Ensuite, quand il se fut mis au courant, il me demanda de lui montrer nos dessins et notre journal. Jaurais pu le lui refuser, mais rien dans ses manires ne mautorisait cette impolitesse. Il examina attentivement tous ces documents, puis, comme il continuait minterroger, je ne pus lui dissimuler que tous les plans taient faits de ma main, car mes camarades ne prenaient pas la peine de tracer une ligne.

    Jai ici la preuve incontestable que vous poussez trop loin votre conception de la camaraderie.

    Hawkens prit alors un air rus : Fouillez donc dans la poche intrieure de sa veste, dit-il White. Vous y trouverez une

    vieille bote sardines. Au lieu de sardines, elle contient des feuilles de papier. a doit tre son journal intime, si je ne mabuse. Ce que vous pourrez y lire ne ressemblera srement pas son rapport officiel, o il cherche protger ses collgues.

    Sam savait que je gardais mes notes dans une bote de conserves vide. Sa rvlation me fut trs dsagrable. White minvita lui montrer galement ces notes. Que pouvais-je faire ? Je ne voulais pas nuire mes collgues et, d'autre part, Je craignais de froisser White. Enfin, je lui donnai mon journal, la condition que son contenu ne ft pas divulgu. Il le parcourut, puis me le rendit avec ces mots :

    A vrai dire, je devrais communiquer ce document qui de droit. Vos collgues sont des propres rien qui ne mritent pas de recevoir un dollar ; par contre, il serait juste de tripler vos appointements. Mais je ferai comme vous voudrez. Toutefois, je crois que vous feriez bien de continuer prendre rgulirement ces notes. Elles pourront vous rendre grand service un de ces jours. Et, maintenant, allons rveiller ces gentlemen.

    Il se leva et commena faire du bruit. Les gentlemen , lil vague et lair ahuri, surgirent de sous les buissons. Bancroft, furieux davoir t tir de son sommeil, tait sur le point dclater, mais, lorsquon lui eut annonc la visite de Mr. White, son indignation fit place une politesse exquise. Les deux hommes ne se connaissaient pas. Comme entre en matire, Bancroft offrit au visiteur un verre de brandy. Mais il tombait mal. Mr. White saisit loccasion pour faire son collgue un sermon comme celui-ci nen avait peut-tre jamais entendu. Stupfait, Bancroft lcouta, puis soudain le prit par le bras en hurlant :

    Mais dites donc, qui tes-vous au juste ? Je suis White. Je me suis prsent, je crois. Et quel poste occupez-vous ? Je suis lingnieur en chef du secteur voisin. Eh bien ! je mappelle Bancroft et je suis le chef de ce secteur. Personne na le droit de me

    donner des ordres ici, pas plus vous, Mr. White, que nimporte qui.

  • 18

    Il est exact que nous occupons le mme rang, rpondit White dun ton calme. Aucun de nous na donc le droit de donner dordres lautre. Mais, si lun de nous saperoit que lactivit de lautre est prjudiciable aux intrts de notre compagnie, il a le devoir de lui en faire lobservation. En arrivant ici, il y a deux heures, jai vu seize hommes ivres morts, vautrs sur le sol, qui...

    Il y a dj deux heures que vous tes l ? interrompit Bancroft. Parfaitement. Jai eu le temps dexaminer vos plans et dapprendre quel en est lauteur. Un

    seul homme travaille ici pendant que tous les autres se la coulent douce. Et, pour comble, cet homme-l, cest prcisment le plus jeune de lquipe.

    Bancroft se tourna vers moi : Cest vous que je dois remercier de toute cette histoire, siffla-t-il. Vous mavez calomni.

    Vous tes un ignoble individu, un faux frre ! Vous faites erreur, rpondit White. Votre jeune collgue sest conduit en gentleman. Il a

    mme plaid votre cause, et vous feriez bien de lui prsenter vos excuses. Moi, des excuses ? Je men garderai bien, ricana Bancroft. Ce greenhorn est incapable de

    distinguer un triangle dun carr, et, au lieu de se dcrasser, il ne cherche qu nous nuire... Il ne put achever sa phrase. Depuis des mois, je faisais preuve de patience, me souciant peu

    de ce que les autres pouvaient penser de moi. Mais le moment tait venu de les dtromper. Je saisis Bancroft par le bras et le serrai si vigoureusement que la douleur lui coupa la parole.

    Mr. Bancroft, dis-je, vous avez bu un peu plus que de raison et le sommeil ne vous a pas encore fait passer leffet de lalcool. Je suppose que vous tes ivre. Cest pourquoi je ne vous tiens pas pour responsable de vos paroles.

    Moi, ivre ? Cest trop fort ! gronda-t-il. Parfaitement, vous tes ivre. Si je pouvais penser le contraire, je nattendrais pas un

    moment de plus pour vous abattre comme un chien. Jespre que vous mavez compris. Bancroft ntait pas un lche, pourtant une lueur de crainte passa dans ses yeux. Il ne voulait

    pas avouer son ivresse, mais, dautre part, nosait pas rpter ses accusations. Dans son embarras, il se tourna vers le chef des douze claireurs de notre quipe.

    Pouvez-vous tolrer, Mr. Rattler, que cet homme lve la main sur moi ? Ntes-vous pas ici pour nous dfendre ?

    Linterpell, un vritable colosse, gaillard brutal et mal dgrossi, tait le meilleur compagnon de beuverie de Bancroft. Je lui inspirais une profonde antipathie, et il nattendait que loccasion de me manifester sa haine. Il vint moi, me saisit par le bras et, se tournant vers Bancroft :

    Non, je ne le tolrerai pas, Mr. Bancroft, dit-il. Ce morveux, qui ne sait mme pas se moucher tout seul, voudrait tout coup donner des leons ses ans ! A bas les pattes, jeune homme, si tu ne tiens pas ce que je te montre comment on sy prend avec un greenhorn.

    Ctait l une provocation, mais qui ntait pas pour me dplaire. Rattler tait bien plus vigoureux que Bancroft, et, si je russissais le tenir en respect, je produirais beaucoup plus deffet sur sa bande quen triomphant de lingnieur. Je me dgageai de son treinte.

    Moi, un greenhorn ? criai-je. Vous allez retirer vos paroles, Mr. Rattler, sans quoi je vous crase comme une punaise !

    Tiens ! tiens ! ricana-t-il. Pour un greenhorn, vous avez du toupet, mais... Il ne put continuer, car, dun coup de poing la tempe, je le terrassai. Il roula terre, sans

    connaissance. Un silence profond se fit, puis lun de ses camarades scria : Crnom ! Allons-nous regarder, les bras croiss, comment un greenhorn maltraite un des

    ntres ? Allons-y, les gars ! Il se rua sur moi. Je lui envoyai un coup de pied lestomac. Cest un excellent moyen pour

    mettre lagresseur hors de combat, il condition de conserver son propre quilibre. Le gaillard seffondra. Le moment daprs, je lui mettais le genou sur la poitrine et, comme il essayait de se relever, je len empchai dun autre coup de poing. Puis, sautant sur pieds, je saisis les deux pistolets pendus ma ceinture et les braquai sur la bande de Bancroft.

    Je suis vous, messieurs. Les amis de Rattler allaient se jeter sur moi, pour venger la dfaite de leur camarade, quand

    Sam Hawkens sinterposa :

  • 19

    Je tiens vous informer, messieurs, que ce jeune greenhorn est dsormais sous ma protection. Celui qui fera tomber un cheveu de sa tte aura affaire moi. Et je ne suis pas homme faire de vaines menaces, si je ne mabuse.

    Comme Dick Stone et Will Parker se rangrent de notre ct, nos adversaires semblrent perdre de leur assurance. Ils se dtournrent, en marmonnant des jurons, et entourrent leurs camarades vanouis, essayant de les ranimer.

    White se mit me contempler en hochant la tte ; il tait visiblement tonn. Cest prodigieux ! dit-il. Franchement, je ne voudrais pas me mesurer avec vous. Vous

    mriteriez de vous appeler Shatterhand, La Main-qui-frappe. Abattre dun seul coup de poing des hommes robustes comme ces deux gaillards-l, ce nest pas une mince affaire.

    Ces paroles transportrent Sam. Il eut un petit rire satisfait : Shatterhand ! Ce nest pas mal. Voil notre greenhorn nanti dun nom de guerre. Et quel

    nom de guerre ! Shatterhand ! Old Shatterhand ! Tout comme Old Firehand, le plus fort des chasseurs de lOuest ! Quen dites-vous, Will, et vous, Dick ? Il ne me fut pas donn dentendre leur rponse, car White m'avait pris par le bras et mentranait lcart.

    Vous me plaisez beaucoup, jeune homme. Nauriez-vous pas envie de venir avec moi ? Jen aurais peut-tre bien envie, mais je nen ai pas le droit. Pourquoi ? Mon devoir est de rester ici. Pshaw ! Jassume toutes les responsabilits. Je regrette vraiment, mais mon devoir est de mener ma tche bonne fin, et je ne puis

    men aller avant de lavoir termine. Bancroft et ses trois inspecteurs se dbrouilleront bien sans vous. Peut-tre, mais a nirait pas tout seul. Il faut que je reste ici. Vous ne voyez donc pas le danger que vous courez ? Pas du tout. Pourtant, ces hommes ont certainement jur votre perte. Cest possible, mais je nai pas peur. Dailleurs, je peux compter, en toutes circonstances, sur

    Hawkens, Stone et Parker. Bref, je prfre rester. Comme il vous plaira. Je vous souhaite de ne pas avoir le regretter. Jespre que vous

    voudrez bien au moins maccompagner un bout de chemin. Vous partez dj, Mr. White ? Oui Ce que j'ai vu ne mengage pas rester plus longtemps. Vous allez cependant prendre cong de Mr. Bancroft ? Je ny tiens pas. Pourtant vous tiez venu pour parler affaires avec lui. Certainement, mais je peux tout aussi bien le faire avec vous. Tout dabord, je voulais

    vous mettre en garde contre les Indiens. Vous en avez rencontr par ici ? Je nai trouv que les traces de leur passage. En cette saison, ils ont lhabitude de quitter

    leurs villages pour suivre les troupeaux de buffles et de mustangs qui migrent vers le Sud. Nous navons pas redouter les Kiowas, avec lesquels nous avons conclu un arrangement au sujet de la construction du chemin de fer. Par contre, les Comanches et les Apaches nont pas t mis au courant de cet accord, et nous avons tout intrt les maintenir pour le moment dans lignorance. En ce qui concerne mon groupe, dans quelques jours nous serons cent lieues dici, et, si vous voulez un bon conseil, pressez-vous de partir aussi vite que possible. La rgion devient de plus en plus dangereuse. Pour linstant, occupez-vous de seller votre cheval et demandez Sam Hawkens sil veut bien nous accompagner.

    A vrai dire, javais lintention de travailler, mais, comme ctait dimanche, je me laissai sduire. Sam ne demanda pas mieux que de se joindre nous. Jallai trouver Bancroft et lui annonai que je ne comptais plus travailler ce jour-l et que jallais accompagner Mr. White, avec Sam Hawkens.

    Que le diable vous emporte ! grogna-t-il. Allez-vous casser le cou, si cela vous plat.

  • 20

    Je ne me doutais pas alors quil ne sen faudrait que dun cheveu que ses souhaits bienveillants ne se ralisassent.

    Nous avancions, joyeux, par cette superbe matine dautomne, en conversant de la gigantesque ligne ferroviaire dont nous tions en train de prparer la construction. White nous donna quelques instructions sur la faon de rejoindre le plus facilement son quipe, et, comme midi approchait, nous fmes halte prs dune rivire pour nous restaurer. Aprs ce repas frugal, White partit en compagnie de son claireur, tandis que, Sam et moi, nous restions encore quelques instants deviser de choses et dautres.

    Avant de reprendre la route, je me penchai sur le ruisseau pour me dsaltrer. Tout coup, japerus une trace qui semblait tre lempreinte dun pied humain. Je fis aussitt part de ma dcouverte Sam. Mon ami examina attentivement la trace, puis dclara :

    Mr. White avait raison en nous mettant en garde contre les Indiens. Vous croyez, Sam, que cest la trace dun Peau-Rouge ? Certainement. Elle provient dun mocassin dIndien. a ne vous fait aucun effet

    dentendre a ? Aucun. Allons donc, je parie que vous avez la frousse. Je vous assure que non. Cest que vous ne connaissez pas les Indiens. Jespre faire leur connaissance dans un trs proche avenir. Mais, comme je nai aucune

    intention de les traiter en ennemis, je ne vois pas la raison pour laquelle je devrais les redouter. Dcidment, vous tes un incorrigible greenhorn. Dans ce cas, plus que jamais, lhomme

    propose, Dieu dispose... Cette trace est-elle ancienne ? Elle date de deux jours environ. Si elle tait plus frache, on pourrait galement relever des

    foules sur lherbe. Mais les brins ont eu le temps de se redresser. L'Indien est sans doute pass par ici en reconnaissance. Oui, la recherche des troupeaux de buffles, selon toute probabilit. Les tribus qui

    habitent cette rgion entretiennent actuellement de bons rapports de voisinage entre elles, et lIndien qui a laiss cette trace ne marchait pas sur un sentier de guerre. Dailleurs, il a fait preuve dune grande imprudence ; ctait sans doute un jeune homme.

    Je ne vous comprends pas. Un guerrier averti naurait pas mis le pied un endroit o leau est peu profonde et o les

    traces se conservent pendant longtemps. Seul un. greenhorn de votre espce, qui ne diffre de vous que par la couleur de la peau, a pu commettre une telle bvue, hihihi !

    Il savoura longuement sa plaisanterie. Cest par de tels compliments que le brave homme manifestait l'affection quil me portait.

    Nous aurions pu rentrer par le mme chemin que nous avions emprunt laller, mais, en ma qualit de prospecteur, je tenais ne manquer aucune occasion dexplorer le terrain. Cest pourquoi nous fmes un petit dtour et nous nous engagemes dans un chemin parallle au premier.

    Nous ne tardmes pas dboucher dans une valle assez large et tapisse dherbe tendre ; les flancs des montagnes qui lencerclaient taient recouverts darbustes et, dans les hauteurs, dune fort dense. A peine avions-nous fait quelques pas dans la valle que Sam arrta son cheval et scruta lhorizon.

    Tiens ! Tiens ! sexclama-t-il. Les voil ! Qui donc ? demandai-je. Japerus au loin une vingtaine de points noirs qui se dplaaient avec lenteur. En voil une question ! sindigna Sam en sagitant sur sa selle. Vous devriez avoir honte

    de poser des questions aussi stupides. Ouvrez donc un peu mieux vos yeux et devinez ce que cest. Ce que cest ? Je dirais que ce sont des chevreuils si je ne savais pas que leurs troupeaux

    ne dpassent jamais une douzaine. Des chevreuils ? Hihihi ! dit Sam en se tenant les ctes. Des chevreuils prs de la source

    de la Canadienne ! Pas mal, ma foi. Ce seraient donc des buffles ? risquai-je.

  • 21

    Je pense bien que ce sont des buffles ! Et mme des bisons. Ce sont les premiers que je vois cette anne. En effet, Mr. White avait raison : nous verrons des bisons et des Indiens. Pour les Indiens, nous navons vu jusquici quune empreinte de pas, mais, quant aux bisons, les voici dans toute leur majest. Quen dites-vous ?

    Il faut y aller. Naturellement. Pour les observer. Pour les observer ? Sans blague ? a vous tonne ? Je nai encore jamais vu de bisons. Le zoologiste sveillait en moi, mais Sam tait ferm cette sorte de curiosit. Il joignit les

    mains et scria : Il veut observer les bisons ! Ce cher greenhorn ! Il en a de bonnes ! Pour ma part, je me

    soucie peu de les observer, je prfre les chasser. Heureusement, le vent souffle de notre ct. Si nous restons dans lombre, les btes ne nous apercevront pas plus tt quil ne le faut.

    Sam examina attentivement sa Liddy , et alla se poster un endroit plong dans lombre. Je suivis son exemple et vrifiai mon tour mon tueur dours . Ce que voyant, Sam me demanda tonn :

    Vous voulez donc, vous aussi, en tuer ? Naturellement. Renoncez-y, si vous ne tenez pas tre aplati comme une crpe dici dix minutes. Un

    bison nest pas un canari qui vient se percher sur votre doigt pour gazouiller gentiment. Vous avez encore beaucoup apprendre avant de vous amuser affronter des btes aussi redoutables.

    Pourtant... Taisez-vous donc et faites ce que je vous dis, trancha-t-il dun ton premptoire. Je ne veux

    pas avoir votre mort sur la conscience. Dhabitude, je vous laisse agir votre tte, mais cette fois-ci jentends tre obi.

    Si je navais eu affaire un si bon ami, je naurais pas manqu de rpondre vertement. Mais je prfrai me taire et continuer avancer doucement le long de la lisire ombreuse de la fort, tandis que Sam poursuivait ses explications, dun ton plus affable.

    Ils sont une vingtaine. Ce nest quune toute petite troupe. Il faudrait que vous voyiez un jour un de ces troupeaux monstres, composs de milliers de btes, dvalant la savane au galop. Autrefois, il marrivait de rencontrer des troupeaux de dix mille ttes et mme davantage. Les Peaux-Rouges les mnageaient et nen tuaient que le strict ncessaire. Il nen est pas de mme des Blancs, qui sont froces et avides de sang, et tuent pour le seul plaisir de tuer. Bientt il ny aura plus de buffles, et puis ce sera le tour des Indiens. Je ne parle mme pas des mustangs qui, il y a peu de temps encore, pullulaient dans la Prairie et qui se font maintenant de plus en plus rares.

    Nous tions parvenus environ quatre cents pas des animaux sans veiller leur attention. Ils avaient leur tte un vieux mle dont les proportions me remplirent dadmiration. Il mesurait au moins deux mtres de haut et trois mtres de long et jestime, aujourdhui, son poids environ trente quintaux. Ctait un spcimen vraiment prodigieux. Il venait de trouver une flaque deau et sy vautrait avec dlices.

    Cest le chef de la troupe, me dit Sam, le plus redoutable de tous. Celui quil charge na gure le temps de faire son testament. Je prfre tirer sur cette jeune femelle qui marche en arrire. Regardez bien comment je my prends. Je lui enverrai une balle de biais sous lomoplate, pour atteindre le cur. Cest le seul coup mortel, avec le coup dans lil. Mais quel est le chasseur qui aurait la tmrit dattaquer un bison de face ? Restez l, et gare vous si vous bougez d'ici avant que je vous appelle.

    Il attendit que je me fusse post entre deux buissons, puis il sapprocha doucement du troupeau. Jprouvais une sensation trange. Javais lu beaucoup de descriptions de chasse au buffle, mais laffaire se prsentait tout autrement pour moi maintenant. Ctait la premire fois que je me trouvais en face de ce puissant bovid, et un dsir irrsistible de prendre ma part de la chasse s'empara de moi. Sam s'apprtait mettre en joue une jeune femelle, mais ce gibier ne men imposait gure. Je pensai quun homme courageux devait sattaquer un adversaire digne de lui.

  • 22

    Mon cheval donnait des signes dinquitude, piaffait dimpatience et javais de la peine le tenir. Il avait visiblement peur des bisons et voulait se sauver. Je me demandais justement si je devais mattaquer au grand mle, lorsque soudain le sort mpargna le soin de me dcider.

    Sam ntait plus spar du troupeau que par une distance de trois cents pas. Tout coup, il peronna son cheval et passa rapidement prs du buffle pour sapprocher de la femelle quil avait choisie. Je le vis viser et tirer en pleine course. La bte chancela, tte basse.

    Au mme instant, lnorme mle bondit et fona sur Sam. Ctait une bte extraordinairement puissante, lincarnation parfaite de la force animale !

    Je lanai mon cheval dans la direction du buffle. Celui-ci, entendant le galop, se tourna dans ma direction. A ma vue, il baissa la tte, sapprtant me transpercer de ses cornes. J'entendis Sam crier de toutes ses forces, mais je navais pas le temps de m'occuper de lui. Je ne pus tirer tout de suite, d'abord en raison de ma position dfavorable, ensuite parce que mon cheval me refusait toute obissance. Pris de panique, il fonait tout droit vers les cornes menaantes de la bte. Jeus le plus grand mal modifier lgrement la direction de sa course. Dun bond, il slana par-dessus l'arrire-train de la bte, dont les cornes frlrent presque mes cuisses. Nous tions maintenant dans la flaque de vase, o le buffle stait vautr tout lheure. Instinctivement je dgageai mes pieds de ltrier. Cela me sauva la vie, car mon cheval glissa dans la vase et tomba en mentranant dans sa chute. Je serais incapable de dire ce qui se passa exactement, toujours est-il que, le moment d'aprs, je me trouvais au bord de la mare, le fusil en main. Je vis le buffle slancer vers ma monture et me prsenter le flanc. Je visai : une seconde de plus et mon cheval tait perdu. J'appuyai sur la gchette... la bte s'arrta dans sa course, sous l'effet de ltonnement ou de ma balle, je ne sais. Je rptai le coup. Le buffle leva lentement la tte, poussa un cri rauque qui me glaa le sang dans les veines, chancela et saffaissa !

    Si je navais eu mieux faire, jaurais sans doute pouss des cris de joie, tant mon triomphe me remplissait dorgueil. Mais je venais de mapercevoir que Sam tait charg par une bte qui galait presque la mienne en corpulence. Afin dchapper son adversaire, il faisait excuter son cheval des zigzags invraisemblables et puisants. Le buffle tait capable de soutenir cette course bien plus longtemps que sa monture. Il fallait agir sans tarder. Je rechargeai en un tour de main mon tueur dours et me prcipitai la rescousse. Sam commit alors une erreur grossire : il dirigea sa monture de mon ct, livrant ainsi le flanc du cheval au buffle. Dun bond, celui-ci se trouva prs de lui et, d'un coup de cornes, prcipita par terre cavalier et monture. Sam appelait au secours en criant tue-tte. Jtais loign denviron cent cinquante mtres, mais il fallait agir sans retard. Sans doute, mon tir et-il t plus sr de prs, mais chaque seconde dattente pouvait tre fatale mon ami.

    Je marrtai, mis le buffle en joue, en ayant soin de viser l'omoplate gauche du bovid, et tirai.

    La bte leva lentement la tte et se dtourna du ct d'o la balle tait partie. Elle venait de mapercevoir et se mit galoper dans ma direction. Cependant, sa cadence allait en ralentissant. Le retard qui en rsulta me permit de recharger mon arme. Cette opration termine, je mesurai dun regard la distance qui me sparait de la bte : trente mtres environ. Le buffle chargeait, la tte basse et les yeux injects de sang. Ctait limage mme du destin implacable. Je magenouillai et paulai. Mon geste incita le bison lever la tte pour mieux mobserver. Jenvoyai une balle dabord dans son il gauche, puis dans lil droit. Un frisson parcourut le corps de lanimal, qui, linstant daprs, seffondrait raide mort.

    Je bondis sur mes pieds et me prcipitai au secours de Sam, mais ma hte tait superflue, car celui-ci venait dj au-devant de moi.

    Hello ! criai-je. Vous tes bien en vie ? Pas de blessures ? Rien du tout, cria Sam. Tout juste un petit bobo la hanche droite ou gauche, je nen sais rien que je me suis fait en tombant. Par contre, mon

    cheval est fichu. Il souffle encore, mais le buffle lui a ouvert le ventre. Ce nest pas la peine de le laisser souffrir. Il vaut mieux lachever.

    Nous trouvmes la pauvre bte dans un tat pitoyable. ventre et les boyaux mis nu, elle haletait encore. Sam se saisit de son fusil et lui tira le coup de grce.

    Puis, enlevant du cadavre la selle et ltrier, il dit :

  • 23

    Maintenant, il ne me reste plus qu me transformer en cheval et mettre la selle sur mon dos. Voil les inconvnients dune rencontre avec les taureaux.

    Tout a, cest trs beau, mais je voudrais bien savoir comment vous, comptez remplacer votre cheval.

    Cest le cadet de mes soucis. Jen attraperai un autre, si je ne mabuse. Un autre ? Mais oui. Puisque les bisons sont l, les mustangs ne doivent pas tre bien loin. Jen fais

    mon affaire. Pour le moment, allons voir si le vieux taureau est bel et bien mort. Ces colosses ont gnralement une vitalit extraordinaire.

    Nous nous approchmes de la bte. Elle tait dj rigide. Gisant nos pieds, elle nous apparut dans toute sa grandeur. Aprs lavoir examine, Sam fit la moue, hocha la tte et dit :

    Cest vraiment incomprhensible. Savez-vous o vous lavez atteint ? Eh bien ! o ? Juste l o il fallait. Cest un taureau puissant et jaurais rflchi dix fois avant de me

    dcider le tirer. Savez-vous ce que vous tes ? Non. Lhomme le plus imprudent du monde. Je vous avais bien dit de rester lcart dans les

    buissons. Pourquoi ne mavez-vous pas obi ? Je nen sais trop rien. a, cest un peu fort ! On attire votre attention sur le danger et vous, au lieu de vous tenir

    tranquille, vous vous lancez corps perdu au milieu du pril ! Ce nest pas pour viter les dangers que je suis venu dans lOuest. Bien rpondu. Mais vous tes un greenhorn et vous pourriez faire un peu plus attention

    votre peau. Et pourquoi, diable, avez-vous choisi prcisment le taureau ? Parce quil est plus chevaleresque dattaquer un ennemi denvergure et aussi parce que

    cest une bte bien plus riche en chair que les autres. Sam clata de rire ; il se tenait les ctes. Plus chevaleresque ! railla-t-il. Un vritable chasseur de lOuest sen moque pas mal ; il ne

    regarde que le ct pratique. Pour ce qui est de lautre argument, celui de la viande, il ne prouve que votre ignorance. Cette bte a au moins dix-huit ou vingt ans, et sa chair est dure comme une semelle.

    Il me gratifia plusieurs fois de lpithte de greenhorn et me traita dignorant et de tte brle, ce qui, pour tre franc, me causa un certain dpit. Malgr toute ma modestie, je mattendais de sa part ne ft-ce qu un mot dapprobation.

    Il nen fit rien et, sans tmoigner autrement son enthousiasme, menvoya chercher mon cheval. Quant lui, il resta prs de son buffle femelle et se mit dcouper une cuisse avec beaucoup de dextrit.

    Nous aurons un excellent rti, dit-il. Par nous, jentends vous, Will et Dick. Si les autres en ont envie, ils pourront venir chercher leur part sur place.

    A moins que les vautours et les fauves ne les devancent. Jadmire votre intelligence, Sir. Eh bien ! nous allons couvrir la charogne de branchages et

    de grosses pierres. Seul un ours ou une bte de proie trs forte pourront avoir raison de ces obstacles.

    Ainsi fut fait. Nous chargemes notre butin sur mon cheval et nous nous dirigemes pied vers le camp. Nous ne mmes mme pas une demi-heure pour latteindre. Notre arrive causa une vive sensation. On assaillit Sam de questions : on voulait savoir ce qutait devenu son cheval. Le vieux chasseur conta laventure en quelques mots, sans oublier cependant de dire que je lui avais sauv la vie.

    Il ta sauv la vie ? Comment a ? demandait-on. Tout le monde tait curieux de prcisions, mais Sam luda leurs questions. Je ne suis pas dhumeur faire des discours ! rpondit-il. Si vous tenez absolument

    connatre les dtails, demandez-lui de vous les raconter, si toutefois vous ne tenez pas pour plus intelligent daller chercher votre viande avant la tombe de la nuit.

  • 24

    Sa remarque tait fort judicieuse. Le soleil tait dj trs bas et le jour tirait sa fin. Comme je ne manifestais pas non plus la moindre envie de faire le rcit dtaill de notre aventure, tous montrent leurs chevaux et partirent. Je dis tous, car aucun ne voulait rester. Ils se mfiaient les uns des autres. Pourtant, chez de vrais chasseurs, le gibier abattu par un membre du groupe est un bien commun. Mais le sens loyal de la communaut tait absent de notre quipe.

    Ds que les hommes furent partis, jenlevai de mon cheval la cuisse du buffle et la selle de Sam, le dessellai et voulus lui donner sa provende. Cependant, Sam sentretenait avec Parker et Stone. Ils se trouvaient de lautre ct de la tente, de sorte quils ne purent me voir lorsque je mapprochai deux. Je saisis alors quelques paroles de Sam :

    Croyez-moi si vous voulez, mais cest comme je vous le dis. Il sest choisi le plus gros et le plus fort taureau de la troupe et a tir sur lui comme si de sa vie il navait fait que chasser le buffle. Exprs, je lui ai dit quil agissait comme un fou et je lai grond svrement ; mais, entre nous, cest un garon inou !

    Cest tout fait mon avis. Il fera un chasseur de premier ordre, ajouta Stone. Et sous peu, renchrit Parker. Yes, confirma Hawkens. Il est n chasseur, oui, je dis bien, il est n pour tre chasseur. Et

    il a une force ! Moi, je vous le dis, ce sera quelquun. Mais surtout promettez-moi de ne pas lui faire voir ce que nous pensons de lui. a pourrait lui tourner la tte.

    Quelle ide ! Las-tu au moins remerci de tavoir sauv la vie ? Je men garderai bien. Comment ? Il doit avoir une drle dopinion de toi. Je me moque de lopinion quil a de moi, si je ne mabuse. Il est mme certain quil me

    prend pour un goujat, mais cela na aucune espce dimportance. Lessentiel, cest quil ne tourne pas mal. Si je ncoutais que mon impulsion, je le prendrais dans mes bras et je lembrasserais.

    Tu lui ferais un bien mdiocre plaisir, scria Stone. Passe encore pour ltreinte, mais le baiser ne lenchanterait certainement pas.

    Tu crois ? Et pourquoi a ? demanda Sam. Pourquoi ? Tu ne tes donc jamais regard dans la glace ? Avec ta bobine et surtout avec

    ta barbe et ton grand nez, ou na pas la prtention de rcompenser les gens en les embrassant. Non mais !

    Tiens ! Tiens ! Tiens ! Mais cest charmant ce que tu dis l. Je suis un monstre. Et toi, alors ? Tu te crois donc un beau gosse ? Dtrompe-toi. Je peux te certifier que, si lon organisait entre nous deux un concours de beaut, cest encore moi qui aurais le premier prix, hihihi ! Mais a na rien voir ici. Nous parlions de notre greenhorn. Non, je ne lai pas remerci et je ne le ferai pas. Mais quand notre rti de buffle sera prt, cest lui qui aura le meilleur morceau. Et pour demain je lui rserve une surprise : je lui demanderai de maider capturer un mustang.

    Tu as besoin dun mustang ? Naturellement. Je ne peux tout de mme pas rester sans monture. Tu me prteras la tienne

    pour la chasse. Je naurai qu' pousser un peu plus loin dans la Prairie pour trouver un troupeau de chevaux sauvages.

    Je ne voulais plus couter leur conversation. Je mloignai donc et allai les rejoindre par un autre chemin pour ne pas leur laisser deviner que javais entendu des paroles qui ntaient pas destines mes oreilles.

    On alluma un feu de chaque ct duquel on ficha dans la terre deux rameaux fourchus destins supporter la broche quon improvisa avec une branche plus solide. Les trois hommes mirent alors la cuisse la broche et Sam commena la tourner au-dessus du feu avec art. Lair solennel avec lequel il effectuait cette opration me donnait envie de rire.

    Bientt les autres imitrent notre exemple. Toutefois, des querelles ne manqurent pas dclater cette occasion, car chacun voulait faire cuire lui-mme son morceau et la place manquait. En fin de compte, ils dvorrent la viande moiti crue.

    Je reus effectivement le meilleur morceau, qui pesait environ trois livres, et labsorbai avec apptit. Pourtant je ne faisais pas leffet dun goinfre ; au contraire, je mangeais moins que mes compagnons. Mais il faut savoir que les chasseurs du Wild West peuvent et mme doivent consommer des quantits incroyables de viande pour compenser lnergie quils dpensent.

  • 25

    Tout en mangeant, les hommes sentretenaient de notre chasse aux buffles. La vue des cadavres des deux btes que javais descendues les avait fait revenir sur lopinion quils avaient de moi.

    Le lendemain matin, tandis que je mapprtais me mettre au travail, Sam vint me trouver : Laissez donc vos instruments, mon garon. Vous aurez mieux faire. Vous me proposez une promenade ? Et mon travail ? Pshaw ! Vous vous esquintez trop. Dailleurs, je crois que nous serons de retour midi, et

    vous pourrez ensuite arpenter et calculer tout votre saoul. Je mabstins de toute autre objection et nous partmes ensemble. Bientt, nous nous trouvmes dans une valle large de deux milles et longue de quatre,

    encercle de montagnes boises. Elle tait traverse par un cours deau, grce auquel le sol, suffisamment humide, tait tapiss dun pais gazon ; nous nous dirigions vers le nord en remontant le ruisseau, lorsque soudain Sam poussa un cri, arrta brusquement son cheval, franchit dun bond le ruisseau et se prcipita vers un endroit o lherbe semblait tre foule. Il inspecta les lieux, revint son cheval, sauta en selle et continua sa course, non plus vers le Nord, mais droite, de sorte quau bout de quelques minutes nous atteignmes la limite ouest de la valle. Il descendit nouveau de son cheval, quil laissa pturer aprs avoir eu soin de lattacher un arbre. Depuis quil avait examin les empreintes, il navait pas souffl mot, mais je pus lire sur son visage poilu une expression de satisfaction qui lclairait comme le soleil claire une fort. Enfin il rompit le silence :

    Descendez donc et attachez fortement votre cheval. Nous attendrons ici. Pourquoi dites-vous de lattacher fortement, demandai-je, comme si je ne le savais pas

    moi-mme. Pour ne pas le perdre. On perd souvent des chevaux dans de telles circonstances. Quelles circonstances ? Vous ne vous doutez de rien ? Cest--dire... Tchez de deviner. Vous voulez capturer un mustang. Comment le savez-vous ? demanda-t-il en me lanant un regard surpris. Jai lu quelque part que les chevaux, quand ils ne sont pas bien attachs, se joignent

    volontiers aux troupeaux de mustangs. Que le diable vous emporte ! Vous avez tout lu et il ny a pas moyen de vous tonner. Ils sont

    passs par ici pas plus tard quhier. Ce ntait dailleurs, pour ainsi dire, quune reconnaissance, pousse par leur avant-garde. Il faut vous dire que le mustang est une bte extrmement intelligente. Les troupeaux se font toujours prcder de petits groupes dclaireurs qui explorent dans tous les sens. Ils ont leurs officiers et leur chef est toujours un talon fort, courageux et trs averti par lexprience. Que le troupeau paisse ou soit en marche, lavant et l'arrire-garde sont toujours formes par des talons. Au milieu sont les juments, et, tout fait au centre, les poulains. Cest un vritable systme de dfense. Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit sur la faon de prendre un mustang au lasso ?

    Bien sr. Et auriez-vous envie de vous y essayer ? Oui. Alors, vous ne tarderez pas en avoir loccasion. Merci, mais, cette occasion, je ne la saisirai pas. Vraiment ? Et pourquoi, a ? par tous les diables ! Parce que je nai pas besoin de cheval. Voyons ! Un chasseur du Wild West ne se demande jamais sil a, oui ou non, besoin dun

    cheval. Dans ce cas, il ne correspond pas lide que je me fais dun vritable chasseur. Et quelle est cette ide, mon garon ?

  • 26

    Vous avez parl hier de ces chasseurs de records qui massacrent les buffles mme quand ils nont pas besoin de viande. Je crois que cest la fois dloyal envers ls animaux et envers les Indiens qui ont besoin de leur chair pour subsister. Vous tes sans doute de mon avis ?

    Naturellement. Il en est de mme pour les chevaux. Je ne tiens aucunement priver de libert un de ces

    superbes mustangs sans pouvoir justifier mon acte. Voil ce qui sappelle parler. Mais qui vous a parl de priver le mustang de sa libert ? Ce

    ne serait pour vous quun exercice au maniement du lasso. Une sorte dpreuve finale. Comprenez-vous ?

    Comme cela, je veux bien. Parfait. Pour vous, ce ne sera quun exercice et pour moi une capture en bonne et due

    forme. Jai besoin dun cheval et il faut que je men procure un. Un dernier conseil : tenez-vous bien droit en selle et serrez votre cheval au moment o le lasso se raidit et o la secousse se produit. Si vous ngligez cette prcaution, vous risquez de lcher prise et de laisser le mustang emporter votre monture avec le lasso. Alors vous navez plus de cheval et vous ntes plus quun vulgaire piton.

    Tout coup, il se tut et me dsigna lentre nord de la valle. Un cheval solitaire venait de franchir le passage. Il avanait au trot, sans brouter lherbe, tournant la tte droite et gauche, les narines dilates.

    Voyez-vous, me dit Sam en baissant la voix, bien que le cheval ft encore assez loin. Cest leur claireur qui vient en reconnaissance. Regardez comme il scrute les lieux et flaire avec intensit. Il ne peut prendre notre vent, car nous sommes bien placs. Cest pour cela dailleurs que jai choisi cette partie de la valle.

    Le mustang passa du trot au galop, courut un peu, tout droit devant lui, puis tourna droite, ensuite gauche, enfin fit volte-face et disparut par o il tait venu.

    Vous avez vu ? demanda Sam. Cest une bte remarquablement intelligente. Elle met profit le moindre buisson pour se dissimuler. Un claireur indien ne ferait pas mieux.

    Cest vraiment admirable. Maintenant, il rentre pour faire un rapport son gnral quadrupde. II lui dira que tout va

    bien, mais il se trompe, si je ne mabuse. Parions que dans dix minutes nous aurons ici tout le troupeau. Savez-vous comment nous allons nous y prendre ?

    Eh bien ? Allez-vous poster lautre extrmit de la valle. Quant moi, je me cacherai dans la

    fort du ct oppos. Ds que le troupeau sera arriv, je me mettrai sa poursuite. Les btes traques se dirigeront de votre ct. Vous leur couperez alors la retraite, en les obligeant rebrousser chemin. Nous rpterons le mange jusqua ce que nous ayons fix notre choix sur les deux meilleures btes ; alors nous les prendrons. De ces deux-l, je choisirai encore la meilleure, et on rendra la libert l'autre. tes-vous daccord ?

    Parfaitement. Nous montmes sur nos btes. Sam se dirigea vers le nord, moi vers le sud. Je pris la garde

    la lisire de la fort et attachai le bout du lasso ma selle, puis jattendis. Un quart dheure stait peine coul que soudain japerus des points noirs venant dans ma

    direction et qui grossissaient vue dil. Bientt je pus distinguer une troupe de mustangs qui se ruait vers moi fond de train.

    Quel spectacle magnifique que celui de ces btes majestueuses lances dans un galop effrn ! Leurs crinires et leurs longues queues flottaient au vent. Ils ntaient que trois cents environ, mais le sol tremblait sous leurs sabots. A leur tte, s'avanait un talon gris clair, une bte magnifique qui me faisait grande envie, mais je me dis quun vritable chasseur de Prairie ne monterait jamais un cheval dont la robe grise pourrait le trahir de loin.

    Il tait temps de sortir de ma cachette. Je quittai le fourr et dirigeai mon cheval au galop au-devant du troupeau. Leffet fut immdiat : ltalon chef sarrta net comme sil venait dtre frapp dune balle, et le troupeau tout entier imita son exemple. Linstant daprs, les mustangs, toujours la suite de leur chef, retournaient sur leurs pas.

  • 27

    Je les suivis lentement. Je ne cherchais pas me presser, sachant que Sam Hawkens allait chasser de nouveau les btes dans ma direction.

    En observant les btes, une chose mavait frapp. Lune delles, qui venait immdiatement aprs ltalon, avait plutt laspect dun mulet que dun cheval. Ainsi donc les chevaux avaient non seulement accueilli un mulet comme un des leurs, mais encore lui avaient accord une place importante parmi eux.

    Au bout de quelques moments, le troupeau tourna sur lui-mme, mais ma vue rebroussa chemin une fois de plus. Je pus alors confirmer ma premire impression : ctait bel et bien un mulet bai, au dos ray de noir, magnifique spcimen, malgr sa tte un peu grande et ses oreilles trop longues.

    Les mulets sont plus modestes que les chevaux ; leur pas est plus ferme et le prcipice ne leur donne pas le vertige. Ce sont l des avantages qui ne sont pas ddaigner. Il est vrai que ce sont des animaux trs ttus. Jai dj vu des mulets qui auraient prfr se laisser abattre plutt que de faire un pas en avant, alors mme quils ntaient pas chargs et que la route tait excellente. Nanmoins, je dcidai de capturer ce mulet, qui semblait une bte en tous points remarquable.

    Une fois de plus, Sam renvoya le troupeau dans ma direction. La distance qui nous sparait maintenant tait si rduite que je pouvais le voir nettement. Trouvant le passage barr en avant et en arrire, les mustangs essayaient maintenant dchapper par le ct. Le troupeau se scinda, mais le mulet resta auprs du chef.

    Cernons-les maintenant, me cria Sam. Vous de droite, moi de gauche. Nous donnmes un coup dperons nos chevaux et russmes rattraper les mustangs avant

    quils naient gagn la lisire de la fort. Ils ne voulaient dailleurs pas pntrer dans la broussaille et se retournrent, cherchant glisser entre nous. Pour les en empcher, nous nous lanmes lun vers lautre. A ce moment, la troupe se disloqua, tels les htes dun poulailler menac par un pervier. Nous nous lanmes la poursuite de ltalon gris et du mulet.

    Durant la course, Sam, qui brandissait son lasso, scria : Sacr greenhorn que vous tes ! Pourquoi a ? Parce que cest au gris que vous vous attaquez. Seul un greenhorn peut avoir une ide

    pareille. Hihihi ! Jessayai de protester, mais Sam ne voulut rien entendre, et continua rire aux clats. Je lui

    abandonnai le mulet et me tournai vers un autre groupe de mustangs qui galopait en dsordre en hennissant anxieusement. Entre-temps, Sam arriva proximit du mulet et lana son lasso. Le nud se serra autour du cou de lanimal. Ctait le moment de sarrter, ainsi quil me lavait conseill, et de serrer son cheval pour mieux supporter la secousse qui allait se produire au moment o la corde allait se tendre.

    Il ne manqua pas de le faire, mais avec un retard dun dixime de seconde qui lui fit manquer son coup. Il alla rouler terre en excutant dans lair une magnifique culbute. Le mulet partit dun train denfer, entranant dans sa course le cheval de Sam auquel il tait li par le lasso, fix la selle.

    Je courus vers mon ami pour voir sil ntait pas bless. Il se redressa en scriant : Nom dun chien ! Le cheval de Dick Stone qui fiche le camp avec ce maudit mulet !

    Vous tes bless ? Mais non ! Descendez vite de votre cheval. Jen ai besoin tout de suite. Pour quoi faire ? Pour rattraper le fuyard. Allons, terre ! Pensez-vous ! Encore une culbute comme celle-ci et cen serait fait de nos deux btes. Je lanai ma monture la poursuite du mulet. La bte avait dj une avance considrable,

    mais, par bonheur pour moi, elle entra en conflit avec le cheval : elle tirait gauche, alors que son prisonnier lentranait droite. Quelques minutes me suffirent pour en trouver auprs du mulet. Je memparai de la corde qui unissait les deux btes et lenroulai plusieurs fois autour de ma main. Ds lors, jtais certain de venir bout de la rsistance. Une minute encore, je laissai aux deux btes leur libert de mouvements, en les suivant dans leurs courses, puis commenai tirer peu peu sur la corde, ce qui resserra le nud autour du cou du mulet. Ainsi, en lui donnant lillusion de

  • 28

    la libert, je parvins dominer