Weber Ethique Protestante

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  • Max WEBER

    (1904-1905)

    Lthique protestanteet lesprit du

    CAPITALISME

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    Table des matires

    Avant-propos

    CHAPITRE PREMIER. - Le problme

    1 Confession et stratification sociale.2 L' esprit du capitalisme.3 La notion de Beruf chez Luther. Objectifs de la recherche.

    CHAPITRE DEUXIME. - L'thique de la besogne dans le protestantisme asctique1 Les fondements religieux de l'asctisme sculier.

    A. Le calvinismeB. Le pitismeC. Le mthodismeD. Les sectes baptistes

    2 Asctisme et esprit capitaliste.

    OUVRAGES CITS

    Le mm texte est disponibleen format image (converti en format pdf)

    sur le site de la Bibliothque nationale de France :

    http://gallica.bnf.fr

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    AVANT-PROPOS

    (retour la table des matires)

    [1] Tous ceux qui, levs dans la civilisation europenne d'aujourd'hui, tudient lesproblmes de l'histoire universelle, sont tt ou tard amens se poser, et avec raison, laquestion suivante : quel enchanement de circonstances doit-on imputer l'apparition, dans lacivilisation occidentale et uniquement dans celle-ci, de phnomnes culturels qui - du moinsnous aimons le penser - ont revtu une signification et une valeur universelle?

    Ce n'est qu'en Occident qu'existe une science dont nous reconnaissons aujourd'hui ledveloppement comme valable . Certes, des connaissances empiriques, des rflexions surl'univers et la vie, des sagesses profondes, philosophiques ou thologiques, ont aussi vu lejour ailleurs - bien que le dveloppement complet d'une thologie systmatique, par exemple,appartienne en propre au christianisme, influenc par l'hellnisme (seuls l'Islam et quelquessectes de l'Inde en ont montr des amorces). Bref, nous constatons ailleurs le tmoignage deconnaissances et d'observations d'une extraordinaire subtilit, surtout dans l'Inde, en Chine, Babylone, en gypte. Mais ce qui manquait l'astronomie, Babylone comme ailleurs -l'essor de la science des astres Babylone n'en est que plus surprenant -, ce sont lesfondements mathmatiques que seuls les Grecs ont su lui donner. Dans l'Inde, la gomtriene connaissait pas la dmonstration rationnelle, labore elle aussi par l'esprit grec aumme titre que la physique et la mcanique; de leur ct, les sciences naturelles indiennes, siriches en observations, ignoraient la mthode exprimentale qui est - hormis quelquestentatives dans l'Antiquit - un produit de la Renaissance, tout comme le laboratoiremoderne. En consquence la mdecine, d'une technique empirique trs dveloppe,notamment dans l'Inde, y tait dpourvue de fondement biologique et surtout biochimique.Hormis l'Occident, aucune civilisation [2] ne possde une chimie rationnelle.

    La mthode de Thucydide manque la haute rudition des historiens chinois. Certes,Machiavel trouve des prcurseurs dans l'Inde, mais toutes les politiques asiatiques sont

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    dpourvues d'une mthode systmatique comparable celle d'Aristote, et surtout leur fontdfaut les concepts rationnels. Les formes de pense strictement systmatiques indispensa-bles toute doctrine juridique rationnelle, propres au droit romain et son rejeton, le droitoccidental, ne se rencontrent nulle part ailleurs. Et cela malgr des dbuts rels dans l'Inde,avec l'cole Mmms, malgr de vastes codifications, comme en Asie antrieure, et en dpitde tous les livres de lois indiens ou autres. En outre seul l'Occident connat un difice tel quele droit canon.

    De mme pour l'art. D'autres peuples ont eu probablement une oreille musicale plusdveloppe que la ntre; coup sr, ils ne l'avaient pas moins dlicate. Diverses sortes depolyphonies ont t largement rpandues dans le monde. On trouve ailleurs que chez nous ledchant, le jeu simultan de plusieurs instruments. D'autres ont connu et calcul nosintervalles rationnels musicaux. Mais la musique rationnellement harmonique - contrepointet harmonie -; la formation du matriel sonore partir des accords parfaits; notre chromatis-me et notre enharmonie, non pas rapports un systme de distances [distanzmBig], mais,depuis la Renaissance, interprts en termes d'harmonie rationnelle; notre orchestre groupautour du quatuor cordes, avec son ensemble organis d'instruments vent et sa bassecontinue; notre systme de notation, qui a rendu possibles la composition et l'excution de lamusique moderne et en assure l'existence durable; nos sonates, symphonies, opras - bienqu'il y et dans les arts musicaux les plus divers musique programme, altrations tonales etchromatisme - et le moyen de les excuter, c'est--dire nos instruments fondamentaux :orgue, piano, violon, etc. -, voil qui n'existe qu'en Occident.

    Durant l'Antiquit et en Asie, l'ogive a t employe comme lment dcoratif; onprtend mme que l'Orient n'a pas ignor la croise d'ogives. Mais l'utilisation rationnelle dela vote gothique pour rpartir les pousses, pour couvrir des espaces de toutes formes etsurtout en tant que principe de construction de vastes monuments, base d'un style englobantsculpture et peinture, tel que le cra le Moyen Age, tout cela est inconnu [3] ailleurs que cheznous. Il en va de mme de la solution du problme de la coupole, dont le principe technique apourtant t emprunt lOrient, et de la rationalisation devenue pour nous classique del'art dans son ensemble - en peinture par l'utilisation rationnelle de la perspective linaire etarienne - que nous a value la Renaissance. L'imprimerie existait en Chine, mais en Occidentseulement est ne une littrature imprime, uniquement conue en vue de l'impression et luidevant son existence, tels la presse et les priodiques . On trouve en Chine, dansl'Islam, toutes sortes d'instituts d'enseignement suprieur dont certains ne sont pas sansanalogies superficielles avec nos universits, du moins avec nos grandes coles. Mais unerecherche scientifique rationnelle, systmatique et spcialise, un corps de spcialistesexercs, n'ont exist nulle part ailleurs un degr approchant l'importance prdominantequ'ils revtent dans notre culture. C'est vrai avant tout du bureaucrate spcialis, pierreangulaire de l'tat et de l'conomie modernes en Occident. Voil un personnage dont on aconnu des prcurseurs, mais qui jamais et nulle part n'avait encore t partie intgrante del'ordre social. Le bureaucrate, le bureaucrate spcialis lui-mme, est sans doute unphnomne fort ancien dans maintes socits, et des plus diffrentes. Mais aucune autrepoque, ni dans aucune autre contre, on aura prouv ce point combien l'existence socialetout entire, sous ses aspects politiques, techniques, conomiques, dpend invitablement,totalement, d'une organisation de bureaucrates spcialiss et comptents. Les tches majeuresde la vie quotidienne sont entre les mains de bureaucrates qualifis sur le plan technique etcommercial, et surtout de fonctionnaires de l'tat qualifis sur le plan juridique.

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    L'organisation de la socit en corps ou tats [Stand] a t largement rpandue. Mais lamonarchie fonde sur les tats [Stndestaat], le rex et regnum au sens occidental, n'a tconnue que de notre civilisation. De plus, Parlements constitus par des reprsentants dupeuple lus priodiquement, gouvernements de dmagogues, chefs de partis, ministres responsables devant le Parlement, tout cela appartient en propre l'Occident, bien quenaturellement les partis politiques, au sens d'organisations cherchant influencer et conqurir le pouvoir, aient exist partout. D'une faon gnrale, l'tat , dfini comme uneinstitution politique ayant une constitution crite, un droit rationnellement tabli et uneadministration oriente par des [4] rgles rationnelles ou lois , des fonctionnairescomptents, n'est attest qu'en Occident avec cet ensemble de caractristiques, et ce, en dpitde tous les rapprochements possibles.

    Tout cela est galement vrai de la puissance la plus dcisive de notre vie moderne : lecapitalisme.

    La soif d'acqurir , la recherche du profit , de l'argent, de la plus grande quantitd'argent possible, n'ont en eux-mmes rien voir avec le capitalisme. Garons de cafs,mdecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vnaux, soldats, voleurs, croiss, piliersde tripots, mendiants, tous peuvent tre possds de cette mme soif - comme ont pu l'tre oul'ont t des gens de conditions varies toutes les poques et en tous lieux, partout oexistent ou ont exist d'une faon quelconque les conditions objectives de cet tat de choses.Dans les manuels d'histoire de la civilisation l'usage des classes enfantines on devraitenseigner renoncer cette image nave. L'avidit d'un gain sans limite n'implique en rien lecapitalisme, bien moins encore son esprit . Le capitalisme s'identifierait plutt avec ladomination [Bndigung], tout le moins avec la modration rationnelle de cette impulsionirrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique la recherche du profit, d'unprofit toujours renouvel, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste - il estrecherche de la rentabilit. Il y est oblig. L o toute l'conomie est soumise l'ordrecapitaliste, une entreprise capitaliste individuelle qui ne serait pas anime [orientiert] par larecherche de la rentabilit serait condamne disparatre.

    Dfinissons prsent nos termes d'une faon plus prcise qu'on ne le fait d'ordinaire.Nous appellerons action conomique capitaliste celle qui repose sur l'espoir d'un profitpar l'exploitation des possibilits d'change, c'est--dire sur des chances (formellement)pacifiques de profit. L'acquisition par la force (formelle et relle) suit ses propres lois et iln'est pas opportun (mais comment l'interdire quiconque?) de la placer dans la mmecatgorie que l'action oriente (en dernire analyse) vers le profit provenant de l'change 1. Sil'acquisition capitaliste [5] est recherche rationnellement, l'action correspondante s'analysera

    1 Je me spare ici, comme en plusieurs autres points, de notre respect matre Lujo Brentano (dans sonouvrage cit plus loin). Principalement en ce qui concerne la terminologie, mais aussi sur des questions defait. Placer dans une mme catgorie des choses aussi htrognes que le butin et le profit de l'industriel neme parait pas adquat; et moins encore de soutenir - par opposition d'autres formes d'acquisition - quetoute tendance acqurir de l'argent rvle l' esprit du capitalisme. Dans ce dernier cas, on renonceraitalors toute prcision du concept, et, clans le premier, la possibilit de faire ressortir la diffrencespcifique entre le capitalisme occidental et d'autres formes qui en diffrent. De mme, dans la Philosophiedes Geldes, Simmel Pousse trop loin l'identification, au dtriment de son analyse concrte, de l'conomiemontaire [Geldwirtschaft] avec le capitalisme. Chez Sombart, surtout dans la seconde dition de sonoeuvre principale, Der moderne Kapitalismus, ce qui fait le caractre spcifique du capitalisme - du moinsde mon point de vue -, savoir l'organisation rationnelle du travail, passe au second plan, ce qui tend attribuer une importance exagre des facteurs de dveloppement qui ont agi partout dans le monde.

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    en un calcul effectu en termes de capital. Ce qui signifie que si l'action utilisemthodiquement des matires ou des services personnels comme moyen d'acquisition, lebilan de l'entreprise chiffr en argent la fin d'une priode d'activit (ou la valeur de l'actifvalu priodiquement dans le cas d'une entreprise continue) devra excder le capital, c'est--dire la valeur des moyens matriels de production mis en uvre pour l'acquisition par voied'change. Peu importe qu'il s'agisse de marchandises in natura donnes in commenda unmarchand itinrant, dont le profit final peut consister en d'autres marchandises in naturaacquises dans le commerce; ou bien qu'il s'agisse d'une usine dont l'actif, reprsent par desbtiments, des machines, de l'argent liquide, des matires premires, des produits finis ousemi-finis, des crances, est compens par des engagements. Ce qui compte, c'est qu'uneestimation du capital soit faite en argent; peu importe que ce soit par les mthodes de lacomptabilit moderne ou de toute autre manire, si primitive et rudimentaire soi-telle. Toutse fait par bilans. Au dbut de l'entreprise : bilan initial; avant chaque affaire : estimation duprofit probable; la fin : bilan dfinitif visant tablir le montant du profit. Par exemple, lebilan initial d'une commenda devra dterminer la valeur en argent, reconnue exacte par lesassocis, des marchandises confies (dans la mesure o elles n'ont pas dj forme montaireau dpart); et un bilan final permettra de rpartir les profits et les pertes. Chaque oprationdes associs reposera sur le calcul dans la mesure o les transactions seront rationnelles. Ilarrive, mme de nos jours, qu'on ne fasse ni calcul ni [6] estimation prcise, qu'on s'en tiennesoit une approximation, soit un procd simplement traditionnel ou conventionnel,lorsque les circonstances n'imposent pas de calcul prcis. Mais cela ne touche qu'au degr derationalit de l'acquisition capitaliste.

    L'important pour notre concept, ce qui dtermine ici l'action conomique de faondcisive, c'est la tendance [Orientierung] effective a comparer un rsultat exprim en argentavec un investissement valu en argent [Geldschtzungseinsatz], si primitive soit cettecomparaison. Dans la mesure o les documents conomiques nous permettent de juger, il y aeu en ce sens, dans tous les pays civiliss, un capitalisme et des entreprises capitalistesreposant sur une rationalisation passable des valuations en capital [Kapitalrechnung]. EnChine, dans l'Inde, Babylone, en gypte, dans l'Antiquit mditerranenne, au Moyen Ageaussi bien que de nos jours. Il ne s'agissait pas seulement d'oprations individuelles[Einzelunternehmungen] isoles, mais d'entreprises conomiques entirement fondes sur lerenouvellement d'oprations capitalistes isoles, voire des exploitations permanentes. Pen-dant longtemps cependant, le commerce n'a pas revtu comme le ntre aujourd'hui uncaractre permanent; il consistait essentiellement en une srie d'oprations isoles. Ce n'estque graduellement que l'activit des gros ngociants a gagn une cohrence interne (notam-ment avec l'tablissement de succursales). En tout cas, entreprise capitaliste et entrepreneurcapitaliste sont rpandus travers le monde depuis des temps trs anciens, non seulement envue d'affaires isoles, mais encore pour une activit permanente.

    Toutefois, c'est en Occident que le capitalisme a trouv sa plus grande extension et connudes types, des formes, des tendances qui n'ont jamais vu le jour ailleurs. Dans le mondeentier il y a eu des marchands : grossistes ou dtaillants, commerant sur place ou au loin.Toutes sortes de prts ont exist; des banques se sont livres aux oprations les plus varies,pour le moins comparables celles de notre XVIe sicle. Les prts maritimes, les commenda,les associations et socits en commandite ont t largement rpandus et ont mme parfoisrevtu une forme permanente. Partout o ont exist des crdits de fonctionnement pour lesinstitutions publiques, les prteurs sont apparus : Babylone, en Grce, dans l'Inde, en

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    Chine, Rome. Ils ont financ des guerres, la piraterie, des marchs de fournitures, desoprations immobilires [7] de toutes sortes.

    Dans la politique d'outre-mer, ils ont jou le rle d'entrepreneurs coloniaux, de planteurspossesseurs d'esclaves, utilisant le travail forc. Ils ont pris ferme domaines et charges,avec une prfrence pour le recouvrement des impts. Ils ont financ les chefs de partis enpriode d'lections et les condottieri en temps de guerres civiles. En fin de compte, ils ont tdes spculateurs la recherche de toutes les occasions de raliser un gain pcuniaire. Cettevarit d'entrepreneurs, les aventuriers capitalistes, a exist partout. l'exception ducommerce ou des oprations de crdit et de banque, leurs activits ont revtu un caractreirrationnel et spculatif, ou bien elles se sont orientes vers l'acquisition par la violence,avant tout par des prlvements de butin : soit directement, par la guerre, soit indirectement,sous la forme permanente du butin fiscal, c'est--dire par l'exploitation des sujets. Autant decaractristiques que l'on retrouve souvent encore dans le capitalisme de l'Occident moderne :capitalisme des flibustiers de la finance, des grands spculateurs, des pourchasseurs deconcessions coloniales, des grands financiers. Et surtout dans celui qui fait son affaire del'exploitation des guerres, auquel se trouve lie, aujourd'hui comme toujours, une partie, maisune partie seulement, du grand commerce international.

    Mais, dans les temps modernes, l'Occident a connu en propre une autre forme de capita-lisme : l'organisation rationnelle capitaliste du travail (formellement) libre, dont on ne ren-contre ailleurs que de vagues bauches. Dans l'Antiquit, l'organisation du travail servile n'aatteint un certain niveau de rationalisation que dans les plantations et, un moindre degr,dans les ergasteria. Au dbut des temps modernes, la rationalisation a encore t plus res-treinte dans les fermes et les ateliers seigneuriaux, ainsi que dans les industries domestiquesdes domaines seigneuriaux utilisant le travail servile. De vritables industries domestiques,recourant au travail libre, n'ont exist hors de l'Occident - le fait est avr - qu' l'tat isol.L'emploi pourtant trs rpandu de journaliers n'a conduit qu'exceptionnellement la mise surpied de manufactures - et cela sous des formes trs diffrentes de l'organisation industriellemoderne (monopoles d'tat) -, jamais en tout cas une organisation de l'apprentissage dumtier la manire de notre Moyen Age.

    Mais l'organisation rationnelle de l'entreprise, lie aux prvisions d'un march rgulier etnon aux occasions irrationnelles ou politiques de spculer, n'est pas la [8] seule particularitdu capitalisme occidental. Elle n'aurait pas t possible sans deux autres facteurs importants :la sparation du mnage [Haushalt] et de l'entreprise [Betrieb], qui domine toute la vieconomique moderne; la comptabilit rationnelle, qui lui est intimement lie. Nous trouvonsailleurs galement la sparation dans l'espace du logis et de l'atelier (ou de la boutique) -exemples : le bazar oriental et les ergasteria de certaines civilisations. De mme, au Levant,en Extrme-Orient, dans l'Antiquit, des associations capitalistes ont leur comptabilitindpendante. Mais par rapport l'indpendance moderne des entreprises ce ne sont l que demodestes tentatives. Avant tout, parce que les conditions indispensables de cette indpen-dance, savoir notre comptabilit rationnelle et notre sparation lgale de la proprit desentreprises et de la proprit personnelle, font totalement dfaut, ou bien n'en sont qu' leursdbuts 1. Partout ailleurs, les entreprises recherchant le profit ont eu tendance se dvelopper

    1 Il est vident qu'il ne faut pas prendre cette opposition au pied de la lettre. Dans l'Antiquit mditerra-nenne dj, probablement aussi dans l'Inde, en Chine, le capitalisme orient vers la politique (tout

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    partir d'une grande conomie familiale, qu'elle soit princire ou domaniale (I'oikos); ellesprsentent, comme l'a bien vu Rodbertus, ct de parents superficielles avec l'conomiemoderne, un dveloppement divergent, voire oppos.

    Cependant, en dernire analyse, toutes ces particularits du capitalisme occidental n'ontreu leur signification moderne que par leur association avec l'organisation capitaliste dutravail. [9] Ce qu'en gnral on appelle la commercialisation , le dveloppement des titresngociables, et la Bourse qui est la rationalisation de la spculation, lui sont galement lis,Sans l'organisation rationnelle du travail capitaliste, tous ces faits - en admettant qu'ilsdemeurent possibles - seraient loin d'avoir la mme signification, surtout en ce qui concernela structure sociale et tous les problmes propres l'Occident moderne qui lui sont connexes.Le calcul exact, fondement de tout le reste, n'est possible que sur la base du travail libre.

    Et comme, ou plutt parce que, en dehors de l'Occident on ne trouve pas trace d'uneorganisation rationnelle du travail on ne trouve pas davantage trace d'un socialisme rationnel.Sans doute le reste du monde a-t-il connu l'conomie urbaine, les politiques de ravitaillementurbain, les thories princires du mercantilisme et de la prosprit, le rationnement, largulation de l'conomie, le protectionnisme et les thories du laisser-faire (en Chine). Il aconnu aussi des conomies communistes et socialistes de types divers : communismefamilial, religieux ou militaire, socialisme d'tat (en gypte), cartels monopolistes etorganismes de consommateurs. Bien qu'il y ait eu partout des privilges de marchs pour lescits, des corporations, des guildes et toutes sortes de diffrences lgales entre la ville et lacampagne, le concept de bourgeois et celui de bourgeoisie ont t pourtant ignorsailleurs qu'en Occident. De mme, le proltariat , en tant que classe, ne pouvait exister enl'absence de toute entreprise organisant le travail libre. Sous diverses formes, on rencontrepartout des luttes de classes : entre cranciers et dbiteurs, entre propritaires fonciers etpaysans sans terres, ou serfs, ou fermiers, entre commerants et consommateurs ou propri-taires fonciers. Ailleurs qu'en Europe, cependant, on ne trouve que sous une formeembryonnaire les luttes entre commanditaires et commandits de notre Moyen Ageoccidental. L'antagonisme moderne entre grand entrepreneur industriel et ouvrier salari libretait totalement inconnu. D'o l'absence de problmes semblables ceux que connat lesocialisme moderne.

    [10] Par consquent, dans une histoire universelle de la civilisation, le problme central -mme d'un point de vue purement conomique - ne sera pas pour nous, en dernire analyse,le dveloppement de l'activit capitaliste en tant que telle, diffrente de forme suivant les

    particulirement la ferme des impts) avait donn naissance des entreprises permanentes qui ont dprobablement possder une comptabilit rationnelle , laquelle ne nous est malheureusement connue quesous une forme trop fragmentaire. En outre le capitalisme, politiquement orient, des aventuriers et lecapitalisme rationnel des bourgeois se sont trouvs troitement associs dans le dveloppement des banquesmodernes - y compris la Banque d'Angleterre. L'origine de la plupart d'entre elles est due des oprationscommerciales intimement lies la politique et la guerre. Trs caractristique cet gard est l'opposition,par exemple, entre un homme comme Paterson [fondateur de la Banque d'Angleterre] - type mme du,,promoteur - et les membres du directoire de la Banque d'Angleterre qui dcidrent de la politiquepermanente de celle-ci et qui, de trs bonne heure, furent surnomms les usuriers puritains de Grocer'sHall . Non moins rvlatrices, les bvues de la plus solide des banques lors des affaires vreuses ouchimriques des Mers du Sud. En fait, cette opposition doit donc tre trs nuance. Les grands promoteurset les grands financiers - ceci dit en gnral, il y a des exceptions - n'ont pas plus que les juifs - ces autresreprsentants typiques du capitalisme politique et financier - cr l'organisation rationnelle du travail. Bienau contraire, ce fut l'uvre d'une tout autre sorte de gens.

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    civilisations : ici aventurire, ailleurs mercantile, ou oriente vers la guerre, la politique,l'administration; mais bien plutt le dveloppement du capitalisme d'entreprise bourgeois,avec son organisation rationnelle du travail libre. Ou, pour nous exprimer en termesd'histoire des civilisations, notre problme sera celui de la naissance de la classe bourgeoiseoccidentale avec ses traits distinctifs. Problme coup sr en rapport troit avec l'origine del'organisation du travail libre capitaliste, mais qui ne lui est pas simplement identique. Car labourgeoisie, en tant qu'tat, a exist avant le dveloppement de la forme spcifiquementmoderne du capitalisme - cela, il est vrai, en Occident seulement.

    Il est notoire que la forme proprement moderne du capitalisme occidental a t dtermi-ne, dans une grande mesure, par le dveloppement des possibilits techniques. Aujourd'hui,sa rationalit dpend essentiellement de la possibilit d'valuer les facteurs techniques lesplus importants. Ce qui signifie qu'elle dpend de traits particuliers de la science moderne,tout spcialement des sciences de la nature, fondes sur les mathmatiques et l'exprimenta-tion rationnelle. D'autre part, le dveloppement de ces sciences, et des techniques qui en sontdrives, a reu et reoit de son ct une impulsion dcisive des intrts capitalistes qui atta-chent des rcompenses [Prmien] leurs applications pratiques. A vrai dire, l'origine de lascience occidentale n'a pas t dtermine par de tels intrts. Les Indiens ont une numro-tion de position qui quivaut un calcul algbrique, ils ont invent le systme dcimal sanspourtant parvenir ni au calcul ni la comptabilit modernes. Il revenait au capital occidental,en se dveloppant, de l'utiliser. Les intrts capitalistes n'ont pas dtermin la naissance desmathmatiques, ou de la mcanique, mais l'utilisation technique du savoir scientifique, siimportante pour les conditions de vie de la masse de la population, a certainement tstimule en Occident par les avantages [Prmien] conomiques qui y taient prcismentattachs. Or ces avantages dcoulaient de la structure sociale spcifique de l'Occident. Nousvoici amen nous demander de [11] quels lments de cette structure sociale l'utilisationtechnique de la science dcoule-t-elle, tant admis que tous les lments ne sauraient avoir euune gale importance.

    La structure rationnelle du droit et de l'administration est sans aucun doute importante.En effet, le capitalisme d'entreprise rationnel ncessite la prvision calcule, non seulementen matire de techniques de production, mais aussi de droit, et galement une administrationaux rgles formelles. Sans ces lments les capitalismes aventurier, spculatif, commercial,sont certes possibles, de mme que toutes les sortes de capitalisme politiquement dtermin,mais non pas l'entreprise rationnelle conduite par l'initiative individuelle avec un capital fixeet des prvisions sres. Seul l'Occident a dispos pour son activit conomique d'un systmejuridique et d'une administration atteignant un tel degr de perfection lgale et formelle. Maisd'o vient ce droit, demandera-t-on? La recherche montre qu' ct d'autres circonstances lesintrts capitalistes ont indubitablement contribu pour leur part - non pas la seule, ni mmela principale - frayer la voie l'autorit d'une classe de juristes rompus l'exercice du droitet de l'administration. Mais ces intrts n'ont pas cr le droit. De tout autres forces encore yont contribu. Pourquoi les intrts capitalistes en Chine ou dans l'Inde n'ont-ils donc pasdirig le dveloppement scientifique, artistique, politique, conomique sur la voie de larationalisation qui est le propre de l'Occident?

    Car, dans tous les cas rapports ci-dessus, il s'agit bien d'une forme de rationalisme spcifique, particulier la civilisation occidentale. Or ce mot peut dsigner des chosesextrmement diverses - nous serons amen le rpter dans la discussion qui va suivre. Il ya, par exemple, des rationalisations de la contemplation mystique - c'est--dire d'uneattitude qui, considre a partir d'autres domaines de la vie, est tenue pour spcifiquement

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    irrationnelle -de la mme faon qu'il y a des rationalisations de la vie conomique, de latechnique, de la recherche scientifique, de l'ducation, de la formation militaire, du droit, del'administration. En outre, chacun de ces domaines peut tre rationalis en fonction de fins,de buts extrmement divers, et ce qui est rationnel d'un de ces points de vue peut devenir irrationnel sous un autre angle. De l des varits considrables de rationalisation [12]dans les divers domaines de la vie et selon les civilisations.

    Pour en caractriser les diffrences, du point de vue de l'histoire des civilisations, il estncessaire de dterminer quels sont les domaines rationaliss et dans quelle direction ils lesont. Il s'agira donc, tout d'abord, de reconnatre les traits distinctifs du rationalismeoccidental et, l'intrieur de celui-ci, de reconnatre les formes du rationalisme moderne,puis d'en expliquer l'origine. Toute tentative d'explication de cet ordre devra admettrel'importance fondamentale de l'conomie et tenir compte, avant tout, des conditions cono-miques. Mais, en mme temps, la corrlation inverse devra tre prise en considration. Car sile dveloppement du rationalisme conomique dpend, d'une faon gnrale, de la techniqueet du droit rationnels, il dpend aussi de la facult et des dispositions qu'a l'homme d'adoptercertains types de conduite rationnels pratiques. Lorsque ces derniers ont but contre desobstacles spirituels, le dveloppement du comportement conomique rationnel s'est heurt,lui aussi, de graves rsistances intrieures. Dans le pass, les forces magiques etreligieuses, ainsi que les ides d'obligation morale qui reposent sur elles, ont toujours comptparmi les plus importants des lments formateurs de la conduite. C'est ce dont nousparlerons dans les tudes rassembles ici.

    Nous avons plac au dbut deux tudes assez anciennes. On y tente d'aborder le problmepar un aspect important qui est en gnral l'un des plus difficiles saisir : de quelle faoncertaines croyances religieuses dterminent-elles l'apparition d'une mentalit cono-mique , autrement dit l' thos d'une forme d'conomie? Nous avons pris pour exempleles relations de l'esprit de la vie conomique moderne avec l'thique rationnelle du protestan-tisme asctique. Nous ne nous occuperons donc que d'un seul aspect de l'enchanementcausal. Les tudes qui suivent, sur L'thique conomique des grandes religions du monde,visent tablir les relations des religions les plus importantes avec l'conomie et la stratifi-cation sociale. Elles s'efforcent de poursuivre ces deux relations causales aussi loin qu'il serancessaire afin de trouver les points de comparaison avec le dveloppement occidental qui,en outre, sera lui-mme analyser. C'est la seule faon, en effet, de rechercher avec quelqueespoir une imputation causale [13] au regard de ces lments de l'thique conomique de lareligion occidentale par lesquels elle s'oppose aux autres. Toutefois, ces tudes -sicondenses soient-elles - ne prtendent nullement constituer des analyses compltes. Aucontraire, c'est de propos dlibr qu'elles mettent l'accent sur les lments par lesquelschaque civilisation tudie tait et demeure en opposition avec le dveloppement de lacivilisation occidentale. Elles sont donc tout entires orientes vers les problmes qui, de cepoint de vue, paraissent importants pour comprendre la civilisation occidentale. tant donnle but que nous nous sommes fix, aucun autre procd ne saurait tre retenu. Mais, afind'viter tout malentendu, nous soulignerons ici expressment les limites de notre propos.

    D'autre part, il convient de mettre en garde le profane contre une surestimation desprsentes tudes. De toute vidence, le sinologue, l'indianiste, le smitologue, l'gyptologue,n'y trouveront point de faits nouveaux. Souhaitons du moins qu'ils n'y dcouvrent riend'essentiel qui soit faux. L'auteur ignore dans quelle mesure il est parvenu, bien que nonspcialiste, approcher de pareil idal. Celui qui doit s'en remettre des traductions et doiten outre utiliser les sources littraires, les tmoins archologiques, les documents d'archives,

  • Max Weber, Lthique protestante et lesprit du capitalisme (1904-1905) 11

    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    est bien oblig de se fier aux spcialistes, tout en tant incapable de juger de la valeur exactede travaux qui sont souvent eux-mmes trs controverss. Un tel auteur a toutes les raisonsde se montrer modeste. D'autant qu'au regard de tous les documents qui existent, et ils sontabondants, le nombre de traductions des sources vritables (inscriptions et documents) dontnous disposons (pour la Chine en particulier) est encore des plus restreint. De l - surtout ence qui concerne l'Asie - le caractre trs provisoire de nos essais 1. Au spcialiste de juger endernier ressort. Ces tudes n'ont d'ailleurs t entreprises qu'en raison de l'absence ce jour[1920] de travaux de spcialistes qui rpondent au but que nous nous sommes propos. Ellessont destines [14], dans une large mesure, tre bientt dpasses , ce qui est finalementle sort de tous les travaux scientifiques. Mais, pour critiquable que cela soit, il est difficile,dans des travaux comparatifs, de se garder de tout empitement sur le terrain d'autresspcialistes. Rsignons-nous donc, ds le dpart, une russite incomplte.

    Soit que la mode, soit que leur propre ardeur les y induise, les hommes de lettres croientaujourd'hui pouvoir se passer du spcialiste, ou bien le ravaler au rle de collaborateursubalterne du voyant [Schauender]. Presque toutes les sciences sont redevables auxdilettantes d'aperus souvent intressants, prcieux mme. Mais si le dilettantisme tait leprincipe de la science, il en serait aussi la fin. Que celui qui dsire voir aille au cinma.D'ailleurs, ne lui offre-t-on pas aujourd'hui, sous une forme littraire, une masse de chosesqui appartiennent au champ de nos investigations 2 ? Rien n'est plus loign d'tudessrieuses et strictement empiriques que semblable attitude. Et j'ajouterai : que celui qui veutentendre un sermon aille dans un conventicule. Nous ne dirons pas ici le moindre mot dela valeur relative des civilisations que nous comparons. Il est vrai que le destin de l'humanitne peut qu'pouvanter celui qui en contemple une priode. Mais il est bon de garder pour soises petits commentaires personnels, comme on le fait la vue de la mer ou de la hautemontagne, moins qu'on ne se sente la vocation et le don de les exprimer sous formed'uvre d'art ou de prophtie. Dans la plupart des autres cas, la prolixit des discours intuitifs masque seulement le fait que l'on est incapable de prendre ses distances par rapport l'objet, incapacit qui mrite d'tre juge de la mme faon que lorsque ce manque deperspective s'applique aux hommes.

    Que nous n'ayons pas eu recours aux matriaux fournis par l'ethnographie ncessite unejustification. L'tat o cette science est aujourd'hui parvenue [15] devrait videmment rendreson emploi indispensable dans toute tude approfondie - surtout en ce qui concerne lesreligions de l'Asie. Si nous nous sommes ainsi limit, ce n'est pas uniquement d au fait quela capacit de travail d'un homme est limite. Cette omission nous a paru permise avant toutparce que nous devions obligatoirement traiter ici de l'thique religieuse des couches socialesqui, dans leurs pays respectifs, jouaient le rle de porteurs de la civilisation, parce quenous nous occupions de l'influence exerce par leur comportement. Or il est trs vrai que leurcaractre propre ne peut tre connu et compris que par confrontation avec les faits ethno-graphiques. Nous devons donc admettre sans ambages, et mme souligner, qu'il s'agit icid'une lacune de nature susciter des objections justifies de la part de l'ethnographe. Cettelacune, nous pouvions esprer la combler par une tude systmatique de la sociologie de la

    1 Ce qui me reste de connaissances en hbreu est galement trs insuffisant.2 Je n'ai pas besoin de faire remarquer que cela ne s'applique pas des tentatives telles que celles de

    JASPERS (dans la Psychologie der Weltanschauungen, 1919) ou de KLAGES (dans sa Charakterologie),ni des tudes du mme genre qui diffrent de mes recherches par leur point de dpart. La place memanque pour les discuter.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    religion, mais une telle entreprise aurait outrepass le propos limit de la prsente tude. Enconsquence force nous tait de nous contenter d'essayer de mettre au jour, le mieuxpossible, les points de comparaison avec nos religions de civilisation [Kulturreligionen] del'Occident.

    Pensons enfin au ct anthropologique du problme. Rencontrant sans cesse en Occident,et l seulement, certains types bien dtermins de rationalisation - jusque dans des domainesdu comportement qui (apparemment) se sont dvelopps indpendamment les uns des autres- on est naturellement conduit y voir le rsultat dcisif de qualits hrditaires.

    L'auteur confesse qu'il incline - ce qui est tout personnel et subjectif - attribuer unegrande importance l'hrdit biologique. Mais, en dpit des rsultats considrables aux-quels est parvenue l'anthropologie, je ne vois pas, jusqu' prsent, comment nous pourrionsvaluer, ne ft-ce qu'approximativement, dans quelle mesure et surtout sous quelle formel'hrdit -intervient dans le dveloppement de ce processus de rationalisation. Une destches assigner aux recherches sociologiques et historiques devrait donc consister dcouvrir d'abord toutes ces influences et tous ces enchanements de causes qui peuvent treexpliqus de faon satisfaisante comme des ractions au destin et au milieu. Ensuite, et dansle cas seulement o la neurologie et la psychologie des races auraient progress au-del desrsultats [16] actuels - prometteurs bien des gards -, nous serions peut-tre en droitd'esprer des solutions satisfaisantes ce problme 1. En attendant, ces conditions semblentfaire dfaut, et en appeler l'hrdit serait renoncer prmaturment des connaissances quisont peut-tre ds maintenant notre porte; ce serait faire dvier le problme vers desfacteurs (aujourd'hui) encore inconnus.

    1 Un psychiatre a exprim la mme opinion devant moi il y a quelques annes.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    L'THIQUEPROTESTANTE

    ET L'ESPRITDU CAPITALISME

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    [17] Cette tude a t d'abord publie dans l'Archiv fr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik deJaff (J. C. B. Mohr, Tbingen), tomes XX el XXI (1904-1905). De la volumineuse littrature qu'elle asuscite, je ne mentionnerai que les critiques les plus circonstancies.

    D'abord F. Rachfahl, Kalvinismus und Kapitalismus , Internationale Wochenschrift frWissenschaft, Kunst und Technik (1909), nos 39-43. En rponse, mon article: Antikritisches zum'Geist' des Kapitalismus , Archiv fr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, XXX (1910). Puis larplique de Rachfahl, Nochmals Kalvinismus und Kapitalismus , Internationale Wochenschrift(1910), nos 22-25. Enfin, mon Antikritisches SchluBwort , Archiv, XXXI (1910). (Brentano, dansla critique que nous mentionnons ci-dessous, n'a vraisemblablement pas eu connaissance de cettedernire phase de la discussion, car il n'en fait pas tat.) Dans la prsente dition, je n'ai rien introduitde la polmique, invitablement assez strile, avec Rachfahl. C'est un savant que j'estime beaucoupd'ailleurs, mais il s'tait aventur sur un terrain qu'il connaissait insuffisamment. J'ai simplement ajoutau texte quelques rfrences supplmentaires, tires de mon Antihritik , et j'ai tent, dans quelquespassages nouveaux ou dans des notes en bas de page, d'exclure tout futur malentendu.

    Ensuite, W. Sombart, dans son livre Der Bourgeois (Mnchen et Leipzig, 1913), sur lequel jereviendrai ci-dessous dans des notes.

    Pour finir, Lujo Brentano, dans la IIe partie de l'appendice son discours de Munich ( l'Acadmiedes Sciences, t9r3) sur Die Anfnge des modernen Kapitalismus, publi en 1916. [Depuis la mort deMax Weber, Brentano a quelque peu augment ces essais et les a incorpors son livre Derwirtschaftende Mensch in der Geschichte. - D. ]

    Je reviendrai sur ces critiques en temps opportun, dans des notes spciales. J'invite ceux que celaintresserait se [18] convaincre par la comparaison que, dans la rvision du texte, je n'ai ni supprim,ni modifi le sens, ni affaibli la moindre phrase concernant un point essentiel, pas plus que je n'aiajout d'affirmations matriellement diffrentes. )le n'avais aucune raison de le faire, et ledveloppement de mon expos convaincra qui pourrait en douter. Les deux derniers auteursmentionns sont engags entre eux dans une discussion plus vive encore qu'avec moi. La critique quefait Brentano de l'ouvrage de W. Sombart, Die Juden und das Wirtschaftsleben, fonde en bien despoints, est souvent aussi trs injuste, mme sans tenir compte du fait que Brentano ne semble pascomprendre la nature relle du problme des juifs (problme que j'ai cart ds l'abord, mais sur lequelje reviendrai ailleurs [dans une section ultrieure de la Religionssoziologie].

    A l'occasion de cette tude, des thologiens m'ont fait de fort prcieuses suggestions. Ils m'ont luavec bienveillance et objectivit, en dpit de dsaccords sur des points de dtail. Cela m'est d'autantplus agrable que je n'aurais pas t surpris de quelque antipathie pour la manire dont le sujet taitncessairement trait ici. Ce qui, pour un thologien, fait tout le prix de sa religion, ne pouvait jouer ungrand rle dans cette tude. Nous nous occupons ici de ce qui, aux yeux d'un croyant, constitue souventles aspects superficiels et grossiers de la vie religieuse, mais qui, justement parce que superficiel etgrossier, a le plus profondment influenc les comportements extrieurs.

    Un autre livre, au contenu riche et vari, confirme opportunment et complte le ntre, dans la mesureo il traite du mme problme. Il s'agit de l'important ouvrage de E. Troeltsch, Die Soziallehren derchristlichen Kirchen und Gruppen (Tbingen, 1912), tude d'ensemble, d'un point de vue original, del'histoire de l'thique du christianisme occidental. J'y renvoie le lecteur, plutt que d'en donner descitations rptes sur des points particuliers. L'auteur s'occupe surtout des doctrines religieuses, alorsque je m'intresse davantage leur mise en pratique.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    CHAPITRE PREMIER

    LE PROBLME

    I. Confessionet stratification sociale.

    (retour la table des matires)

    [17] Si l'on consulte les statistiques professionnelles d'un pays o coexistent plusieursconfessions religieuses, on constate avec une frquence digne de remarque 1 un fait qui aprovoqu plusieurs reprises de vives discussions dans la presse, la littrature 2 et lescongrs catholiques en Allemagne [18] : que les chefs d'entreprise et les dtenteurs decapitaux, aussi bien que les reprsentants des couches suprieures qualifies de la main-d'uvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement duqu desentreprises modernes, sont en grande majorit protestants 3. [19] Cela sans doute est vrai lo la diffrence de religion concide avec une nationalit diffrente, donc avec une diffrence

    1 Les exception s'expliquent - non pas toujours, mais frquemment - en ceci que la religion pratique parmila main-duvre d'une industrie donne dpend au premier chef des caractristiques religieuses de la rgiono cette industrie est implante, ou bien de celle o ladite main-d'uvre est recrute. premire vue, cefait modifie souvent l'impression laisse par les statistiques des appartenances religieuses, par exemple enRhnanie. En outre, les chiffres ne sont concluants que si les spcialisations individuelles sont soigneuse-ment distingues. Sinon les ares artisans risquent d'tre rangs mai avec les grands industriels dans lacatgorie des propritaires d'entreprises . Surtout, le capitalisme avanc s'est de nos jours affranchi del'influence que la religion a pu avoir dans le pass, notamment parmi les couches infrieures, nonspcialises, de la main-d'uvre. Cf, infra.

    2 Cf. par exemple SCHELL, Der Katholizismus als Prinzip des Fortschrittes (Wrzburg 1897), P- 31, et V.HERTLING, Das Prinzip des Katholizismus und die Wissenschaft (Freiburg 1899), p. 58.

    3 Un de mes lves a tudi fond les donnes statistiques les plus dtailles que nous possdionsaujourd'hui sur ce sujet : la statistique confessionnelle du pays de Bade. Cf. Martin OFFENBACHER,Konfession und soziale Schichtung. Eine Studie ber wirtschaffliche Lage der Katholiken und Protestantenin Baden (Tbingen et Leipzig 1901), tome IV, fasc. 5 des Volkswirtschaftliche Abhandlungen derbadischen Hochschulen. Les faits et les chiffres utiliss ci-dessous comme exemples sont tous extraits decette tude.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    de niveau culturel, comme c'est le cas dans l'est de l'Allemagne entre Allemands et Polonais;mais le mme phnomne apparat dans les chiffres des statistiques confessionnelles, presquepartout o le capitalisme a eu, l'poque de son panouissement, les mains libres pourmodifier suivant ses besoins la stratification de la population et en dterminer la structureprofessionnelle. Et le fait est d'autant plus net que le capitalisme a t plus libre. Il est vraiqu'on peut en partie expliquer par des circonstances historiques 1 cette participationrelativement plus forte des protestants la possession du capital 2, la direction et auxemplois suprieurs dans les grandes entreprises industrielles et commerciales modernes 3.Ces circonstances remontent loin dans le pass et font apparatre l'appartenance confession-nelle non comme la cause premire des conditions conomiques, mais plutt, dans unecertaine mesure, comme leur consquence. Participer ces fonctions conomiques prsup-pose d'une part la possession de capitaux, d'autre part une ducation coteuse, en gnral lesdeux la fois - ce qui est li, de nos jours encore, un certain bien-tre matriel. Un grandnombre de rgions du Reich, les plus riches et les plus dveloppes conomiquement, lesplus favorises par leur situation ou leurs ressources naturelles, en particulier la majorit desvilles riches, taient passes au protestantisme ds le XVIe sicle. Fait qui a des rpercus-sions aujourd'hui encore et favorise les protestants dans la lutte pour l'existence conomique.Se pose alors la question historique : pourquoi [20] les rgions conomiquement les plusavances se montraient-elles en mme temps particulirement favorables une rvolutiondans l'glise? La rponse est beaucoup moins simple qu'on pourrait le penser.

    Sans conteste, l'mancipation l'gard du traditionalisme conomique apparat commel'un des facteurs qui devaient fortifier la tendance douter aussi de la tradition religieuse et se soulever contre les autorits traditionnelles. Mais il importe de souligner galement un faittrop oubli : la Rforme ne signifiait certes pas l'limination de la domination de l'glisedans la vie de tous les jours, elle constituait plutt la substitution d'une nouvelle forme dedomination l'ancienne. Elle signifiait le remplacement d'une autorit extrmement relche,pratiquement inexistante l'poque, par une autre qui pntrait tous les domaines de la viepublique ou prive, imposant une rglementation de la conduite infiniment pesante et svre.L'autorit de l'glise catholique, punissant l'hrtique mais indulgente au pcheur - etcela tait vrai autrefois plus encore qu'aujourd'hui - est tolre de nos jours par des peuplesayant une physionomie conomique profondment moderne. De mme, elle tait supporte la fin du XVe sicle par les rgions de la terre les plus riches, les plus dveloppes conomi-quement parlant. L'autorit du calvinisme, telle qu'elle svit au XVIe sicle Genve et encosse, la fin du XVIe et au dbut du XVIIe sicle dans la plus grande partie des Pays-Bas,au XVIIe sicle en Nouvelle-Angleterre et, pour un temps, en Angleterre, reprsenterait pournous la forme la plus absolument insupportable de contrle ecclsiastique sur l'individu.C'est d'ailleurs ce que ressentaient de larges couches de l'ancien patriciat, Genve commeen Hollande et en Angleterre. Et ce dont les rformateurs se plaignaient dans ces paysconomiquement les plus volus, ce n'tait pas que la domination religieuse sur l'individuft trop forte, mais au contraire qu'elle ft trop faible. Or, comment se fait-il que les pays l'conomie la

    1 Sur ce point, les deux premiers chapitres d'Offenbacher donnent un expos dtaill.2 Par exemple, Bade, en 1895, pour 1 000 protestants le capital assujetti l'impt sur le revenu tait de 954

    060 marks; pour 1 000 catholiques, 589 000 marks. Il est vrai que les juifs venaient largement en tte avec4 000 000 de marks pour 1 000 (dtails dans OFFENBACHER, Op. cit. p. 21).

    3 Voir sur ce point la discussion complte dans l'tude d'Offenbacher.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    34 LE PROBLMEplus dveloppe et, dans ces pays, les classes moyennes en plein essor aient alors non

    seulement support avec patience la tyrannie, jusque-l inconnue, du puritanisme, maisl'aient mme dfendue avec hrosme? Un hrosme dont les classes bourgeoises en tant que[21] telles n'ont fait que rarement preuve auparavant, et jamais depuis. Ce fut the last of ourheroisms, comme Carlyle l'a dit non sans raison.

    En outre - et il faut le souligner - si dans la vie conomique moderne les protestantsdtiennent une part plus grande du capital et sont plus nombreux aux postes de direction, ilest possible, nous l'avons dit, que ce soit la consquence, en partie du moins, d'une plusgrande richesse transmise par hritage. Mais il existe certains autres phnomnes qui nepeuvent tre expliqus de la mme faon. Nous n'en retiendrons que quelquesuns. Toutd'abord, les parents catholiques diffrent grandement des protestants dans le choix du genred'enseignement secondaire qu'ils font donner leurs enfants - diffrence qu'on dcle trsgnralement dans le pays de Bade, en Bavire ou en Hongrie. Il faut, sans aucun doute,mettre pour une trs grande part au compte de diffrences dans l'importance de la fortunehrite le fait que le pourcentage des tudiants catholiques dans les tablissementssecondaires est considrablement infrieur la proportion des catholiques par rapport lapopulation totale.

    La population du pays de Bade comprenait en 1895 : 37 % de protestants, 61,3 % decatholiques et 1,5 % de juifs. Les lves poursuivant des tudes aprs les annes d'enseigne-ment obligatoire se rpartissaient comme suit pour la priode 1885-1894 (OFFENBACHER,Op. cit. p. 16) :

    Protestants%

    Catholiques%

    Juifs%

    Gymnasien 43 46 9,5Realgymnasien 60 31 9Oberrealschulen 52 41 7Realschulen 49 40 11Hhere Brgerschulen 51 37 12

    Moyenne 48 42 10

    Le mme phnomne se retrouve en Prusse, en Bavire, dans le Wrtemberg, en Alsace-Lorraine et en Hongrie (voir les chiffres dans OFFENBACHER, P. 18).

    [Le Gymnasium dispense l'enseignement classique. Au Realgymnasium, le grec estsupprim et le latin rduit, au profit des langues vivantes, des mathmatiques, des sciences.Les Realschulen et Oberrealschulen sont semblables au Realgymnasinm, sauf que le latin yest remplac par les langues vivantes.]

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    Mais on ne saurait expliquer de la mme faon pourquoi les bacheliers catholiques quisortent de Realgymnasien, de Realschulen, de hheren Brgerschulen et autres tablisse-ments qui prparent aux tudes techniques et aux professions industrielles et commercialesne reprsentent qu'un pourcentage nettement infrieur celui des protestants 1, tandis que[22] les humanits ont toutes leurs prfrences. En revanche, on peut de cette faon rendrecompte de la faible participation des catholiques aux profits tirs du capital.

    Autre observation, plus frappante encore, et qui permet de comprendre la part minime quirevient aux catholiques dans la main-d'uvre qualifie de la grande industrie moderne. Il estbien connu que l'usine prlve dans une large mesure sa main-d'uvre qualifie parmi lesjeunes gnrations de l'artisanat, qu'elle soustrait celui-ci aprs lui avoir laiss la charge deles former. Mais cela est beaucoup plus vrai des compagnons protestants que des compa-gnons catholiques. En d'autres termes, les compagnons catholiques manifestent une tendanceprononce demeurer dans l'artisanat, pour y devenir assez souvent matres ouvriers, alorsque, dans une mesure relativement plus large, les protestants sont attirs par les usines, o ilsconstitueront les cadres suprieurs de la main-d'uvre qualifie et assumeront les emploisadministratifs 2. Indubitablement, le choix des occupations et, par l mme, la carrireprofessionnelle, ont t dtermins par des particularits mentales que conditionne le milieu,c'est--dire, ici, par le type d'ducation qu'aura inculque l'atmosphre religieuse de lacommunaut ou du milieu familial.

    Or, dans l'Allemagne moderne, la participation assez minime des catholiques la vie desaffaires [Erwerbsleben] est d'autant plus frappante qu'elle contredit une tendance observe detout temps 3, et aujourd'hui encore. Les minorits nationales ou religieuses qui se trouventdans la situation de domins par rapport un groupe dominant sont, d'ordinaire,vivement attires par l'activit conomique du fait mme de leur exclusion. volontaire ouinvolontaire, des positions politiques influentes. Leurs membres les plus dous cherchentainsi satisfaire une ambition qui ne trouve pas s'employer au service de l'tat. [23] C'estce qui s'est pass avec les Polonais en Russie et en PrusseOrientale, o ils taient en progrsconomique rapide - au contraire de ce qu'on voyait en Galicie o ils taient les matres. Il enallait de mme un peu plus tt dans la France de Louis XIV avec les huguenots, avec les non-conformistes et les quakers en Angleterre et enfin - last but not least - avec les juifs depuisdeux mille ans. Mais en Allemagne nous ne constatons pas le mme phnomne chez lescatholiques; du moins rien n'est moins vident. Et mme dans le pass, une poque o ilstaient perscuts, ou seulement tolrs, en Hollande et en Angleterre, les catholiques - l'inverse des protestants - n'offrent point le spectacle d'un dveloppement conomiquenotable. Bien plus, c'est un fait que les protestants (et parmi eux plus particulirementcertaines tendances, dont il sera parl plus loin) ont montr une disposition toute spcialepour le rationalisme conomique, qu'ils constituent la couche dominante ou la couchedomine, la majorit ou la minorit; ce qui n'a jamais t observ au mme point chez les

    1 Les chiffres mentionns dans la note prcdente montrent que la frquentation des coles secondaires parles catholiques est infrieure d'un tiers la proportion de ceux-ci dans la population. Ils ne dpassent leurmoyenne, de trs peu d'ailleurs, que dans le cas des lyces classiques (sans doute comme prparation destudes de thologie). Compte tenu des dveloppements qui vont suivre, faisons encore remarquer le faitcaractristique qu'en Hongrie la frquentation des coles secondaires par les rforms prsente unemoyenne encore plus leve (voir OFFENBACHER, op. cit. note p. 19).

    2 Pour les preuves, voir OFFENBACHER, ibid. p. 54, et les tableaux la fin de son tude.3 Particulirement bien illustre dans les passages des oeuvres de Sir William Petty qui sont cits plus loin.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    catholiques, dans l'une ou l'autre de ces situations 1. En consquence, le principe de cesattitudes diffrentes ne doit pas tre recherch uniquement dans des circonstances extrieurestemporaires, historico-politiques, mais dans le caractre intrinsque et permanent descroyances religieuses 2.

    [24] Il importerait donc de savoir quels sont, ou quels ont t, les lments particuliers deces religions qui ont agi et agissent encore en partie dans le sens que nous avons dcrit. Enpartant d'analyses superficielles et de certaines impressions contemporaines, on pourraitessayer d'exprimer cette opposition ainsi : le catholicisme est plus dtach du monde [Weltfremdheit], ses lments asctiques rvlent un idal plus lev, il a d inculquer sesfidles une plus grande indiffrence l'gard des biens de ce monde. Une telle explicationcorrespond en effet au schma usuel du jugement populaire. Les protestants se rfrent cette faon de voir pour critiquer les idaux asctiques (rels ou supposs) de la conduitecatholique; les catholiques rpondent de leur ct en dnonant le matrialisme commeune consquence de la scularisation de tous les domaines de la vie par le protestantisme. Unauteur moderne a cru pouvoir formuler en ces termes l'opposition qui apparat entre les deuxconfessions dans leur relation avec la vie conomique :

    Le catholique est [...] plus tranquille, possd d'une moindre soif de profit; il prfre une vie descurit, ft-ce avec un assez petit revenu, une vie de risque et d'excitation, celle-ci dt-elle luiapporter richesses et honneurs. La sagesse populaire dit plaisamment : soit bien manger, soit biendormir. Dans le cas prsent le protestant prfre bien manger; tandis que le catholique veut dormirtranquille 3.

    En fait, il est possible que ce dsir de bien manger, dans l'Allemagne d'aujourd'hui, serencontre au moins partiellement chez de nombreux protestants qui ne le sont que de nom.Mais les choses taient trs diffrentes dans le pass. Il est bien connu que c'est tout lecontraire de la joie de vivre [Weltfreude] qui caractrisait les puritains anglais, hollandais,

    1 L'exemple de l'Irlande, donn par Petty, s'explique par la raison trs simple que la couche protestante taitdans ce pays constitue par des landlords absentistes. Il serait erron de solliciter davantage cet exemplecomme le montre la situation des Scotch-Irish. En Irlande, les rapports typiques entre capitalisme etprotestantisme sont les mmes qu'ailleurs. Sur les ScotchIrish, voir C. A. HANNA, The ScotchIrish (NewYork, Putnam), 2 vol.

    2 Cela n'exclut pas que ces circonstances n'aient eu des consquences extrmement importantes. Comme je lemontrerai plus loin, le fait que nombre de sectes protestantes taient de petites minorits, donc homognes -comme par exemple les calvinistes de stricte observance en dehors de Genve et de la Nouvelle-Angleterre- mme l o elles dtenaient le pouvoir politique, fut d'une extrme importance pour le dveloppement deleur style de vie, y compris leur faon de participer la vie conomique. Notre problme n'a rien voiravec le phnomne universel que sont les migrations d'exils de toutes les religions de la terre : Indiens,Arabes, Chinois, Syriens, Phniciens, Grecs, Lombards, qui devenaient ainsi les agents de diffusion dusavoir commercial de rgions hautement dveloppes. Brentano, dans l'essai auquel nous nous rfronssouvent : Die Anfnge des modernen [24] Kapitalismus, apporte en tmoignage le cas de sa propre famille.Mais, dans tous les pays et toutes les poques, des banquiers d'origine trangre ont jou le rled'initiateurs dans le domaine commercial. Ils ne constituent nullement un phnomne propre au capitalismemoderne et ont t considrs par les protestants avec une mfiance d'ordre thique (voir infra). Il en vatout autrement des familles protestantes comme les Muralt, les Pestalozzi, etc., qui migrrent de Locarno Zrich o, trs tt, on les identifie avec le dveloppement spcifiquement moderne (industriel) ducapitalisme.

    3 OFFENBACHER, Op. cit. p. 58.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    amricains [25] et, nous le verrons plus loin, c'est l nos yeux l'un de leurs traits les plusimportants. Du reste, le protestantisme franais a conserv trs longtemps, et conserve de nosjours encore dans une certaine mesure, le caractre qui partout a marqu les glisescalvinistes en gnral, en particulier celles sous la croix [unter dem Kreuz] au temps desguerres de religion. Nanmoins - ou peut-tre c'est pourquoi (nous poserons la question plustard) - il est bien connu que le protestantisme a t l'un des agents les plus importants dudveloppement du capitalisme et de l'industrie en France, et il l'est rest dans la mesure o laperscution le lui a permis. Si par dtachement du monde on entend le srieux et laprpondrance des intrts religieux dans la conduite de la vie de tous les jours, alors lescalvinistes franais taient, et demeurent, au moins aussi dtachs du monde que lescatholiques du nord de l'Allemagne par exemple, qui sont certainement plus profondmentattachs au catholicisme qu'aucun autre peuple au monde. Les uns et les autres se distinguentde la mme faon des partis religieux dominants dans leurs pays respectifs. Les catholiquesfranais sont de trs bons vivants dans leurs couches infrieures, alors que dans leurs couchessuprieures ils sont tout simplement hostiles la religion. Tout comme les protestantsallemands d'aujourd'hui sont absorbs par la vie conomique de ce bas monde et, dans lescouches suprieures, en majorit indiffrents l'gard de la religion 1. Ces ides vagues -prtendu dtachement du monde du catholicisme, prtendu joie de vivre matrialiste duprotestantisme - ne mnent nulle part, rien ne le montre plus clairement. Sous cette formegnrale, elles ne concordent que trs partiellement avec les faits en ce qui concerne leprsent et pas du tout quant au pass. Mais si nous voulions les utiliser malgr tout, nousdevrions, en plus des constatations prcdentes, tenir compte d'autres remarques quis'imposent immdiatement et qui suggrent que toute cette opposition entre le dtachementdu monde, l'ascse, la pit religieuse, d'une part, et la participation capitaliste [26] la viedes affaires, d'autre part, pourrait se ramener purement et simplement une parentprofonde.

    Pour commencer, quelques aspects extrieurs : il est certainement remarquable deconstater que nombre de reprsentants des formes les plus intriorises de la pit chrtienne,notamment parmi les adeptes du pitisme, sont issus de milieux commerants. On pourraitdonc penser une sorte de raction de natures trs sensibles, inadaptes la vie commer-ciale, contre le culte de Mammon. C'est dans ce sens que saint Franois d'Assise et de nom-breux pitistes ont interprt subjectivement leur conversion. De mme, ce phnomne sifrappant - attest mme chez un Cecil Rhodes - que les entrepreneurs capitalistes de grandeenvergure sont ns dans des presbytres pourrait tre expliqu par une raction contre leurducation asctique. Cependant, cette interprtation est insuffisante pour expliquer le fait quel'on rencontre dans les mmes groupes un sens extrmement aigu des affaires combin avecune pit qui pntre et domine la vie entire. Ces cas ne sont pas isols; au contraire, ce sontdes traits caractristiques des glises et des sectes les plus importantes de l'histoire duprotestantisme. Le calvinisme en particulier, partout o il est apparu, prsente toujours cettecombinaison 2. Il ne fut nullement li, l'poque de l'expansion de la Rforme, une classedtermine, ce qui rend d'autant plus caractristique le fait qu'en France, dans les gliseshuguenotes, les moines et les industriels (marchands et artisans) furent ds le dbut trs

    1 On trouvera des remarques d'une rare finesse sur les caractres propres des diffrentes religions enAllemagne et en France, et la corrlation de ces diffrences avec les autres lments culturels dans le conflitdes nationalits en Alsace, dans l'excellente tude de W. WITTICH, Deutsche und franzsische Kultur imElsaB, Illustrierte ElsBische Rundschau, 1900 (existe galement en tirage part).

    2 Naturellement, cette proposition n'est vraie que lorsqu'il existe une possibilit de dveloppement capitalistedans la rgion considre.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    nombreux et le sont rests, en dpit des perscutions 1. [27] Les Espagnols, eux aussi,savaient que l' hrsie (c'est--dire le calvinisme des Pays-Bas) stimulait l'esprit desaffaires , ce qui correspond parfaitement l'opinion exprime par sir William Petty dans sadiscussion des raisons de l'essor du capitalisme aux Pays-Bas. Gothein 2 dfinit avec raisonla diaspora calviniste comme la ppinire de l'conomie capitaliste 3. La supriorit de lasituation conomique de la France et de la Hollande, points de dpart de cette diaspora, ouencore le rle considrable exerc par l'exil et le fait d'tre arrach ses liens traditionnels 4pourraient mme, dans ce cas, tre considrs comme dcisifs. Mais la situation tait lamme en France [28] au XVIIe sicle, ainsi qu'en tmoignent les efforts dploys parColbert. L'Autriche elle-mme - pour ne citer que cet exemple - accueillit occasionnellementdes fabricants protestants.

    Pourtant, toutes les sectes protestantes ne semblent pas avoir pes dans cette directionavec une force gale. C'est le calvinisme qui parait avoir exerc une des actions les plusfortes, mme en Allemagne : plus que d'autres, plus que le luthranisme par exemple, la

    1 Sur ce point, voir par exemple DUPIN DE SAINT-ANDR, L'ancienne glise rforme de Tours. Lesmembres de l'glise, Bulletin de la socit de l'histoire du protestantisme, tome IV, p. 10. Ici encore, onpourrait trouver comme motif prpondrant - en particulier du point de vue catholique - le dsir des'affranchir du contrle monacal ou ecclsiastique. Non seulement le jugement d'adversaires contemporains(y compris Rabelais) s'y oppose, mais aussi, par exemple, les scrupules de conscience qui se firent jour [27]au premier synode national des huguenots (par ex. 1er synode, C. partie., qu. 10, in AYMON, Synodesnationaux de l'glise rforme de France, p. 10) : un banquier pouvait-il devenir l'ancien d'une glise? Et,en dpit de la position sans quivoque de Calvin, les discussions toujours renaissantes dans les mmesassembles pour savoir si le prt intrt est permis. Cela s'expliquait en partie par le grand nombre depersonnes que cette question intressait directement, mais le dsir de pratiquer l'usuraria pravitas sans qu'ilft ncessaire de se confesser ne peut pas avoir t seul dcisif. Ceci est galement vrai pour la Hollande(voir ci-dessus). - Disons-le expressment : l'interdiction canonique du prt intrt ne joue aucun rledans la prsente tude.

    2 GOTHEIN, Wirtschaftsgeschichte des Schwarzwaldes, 1, p. 67.3 En relation avec tout ceci, voir les brves remarques de SOMBART dans Der moderne Kapitalismus, lre

    d., p. 380. Plus tard, dans les parties mon avis les plus faibles de Der Bourgeois (Mnchen 1913), cetauteur a, sous l'influence d'une tude de Keller, dfendu une thse insoutenable, sur laquelle je reviendrai lemoment venu. En dpit de nombreuses observations excellentes (mais qui ne sont pas nouvelles sous cerapport), l'tude de F. KELLER (Unternehmung und Mehrwert, Publications de la Grres-Gesellschaft,XII) tombe au-dessous du niveau moyen des travaux rcents de l'apologtique catholique.

    4 Il a t tabli sans conteste que le simple fait de changer de rsidence est un moyen efficace d'intensifier lerendement du travail (voir note 13 ci-dessus). La mme jeune fille polonaise qui, dans son pays, ne s'estjamais trouve dans des circonstances qui lui permettent de gagner sa vie et la tirent de sa paressetraditionnelle, semble changer de nature et devient capable d'efforts sans limites lorsqu'elle travaille l'tranger en qualit d'ouvrire saisonnire. Ceci vaut galement pour les ouvriers migrants italiens. Il nes'agit pas uniquement ici de l'influence ducative d'un milieu nouveau plus stimulant - qui joue un rlevidemment, mais n'est pas dcisif - car ce phnomne se produit aussi bien lorsque les tches sontexactement les mmes qu'au pays natal (dans l'agriculture, par exemple). De plus, l'hbergement dans descasernements pour travailleurs saisonniers, etc., entrane souvent un abaissement temporaire du niveau devie qui ne serait pas tolr dans le pays d'origine. Le simple fait de travailler dans un environnementdiffrent de celui qui est habituel brise la tradition, et c'est l le fait ducatif . Le dveloppementconomique de l'Amrique est le rsultat de tels facteurs, est-il ncessaire de le souligner? Dans l'Antiquit,l'exil des juifs Babylone revt une signification analogue; la mme chose est galement vraie pour lesparsis. Mais, en ce qui concerne les protestants, l'influence des croyances religieuses constitue videmmentun facteur indpendant. On peut le constater par les diffrences indniables qui opposent, dans leurcomportement conomique, les puritains des colonies de la Nouvelle-Angleterre aux catholiques duMaryland, aux piscopaliens du Sud et au Rhode Island rnulticonfessionnel. Il en va peu prs de mmedans l'Inde avec les jans.

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    confession rforme 1 aurait favoris le dveloppement de l'esprit capitaliste, dans leWuppertal et ailleurs. C'est ce que tendrait prouver l'tude compare de ces deux confes-sions dans leur ensemble et sur des points particuliers, spcialement dans le Wuppertal 2. Encosse Buckle et, parmi les potes anglais, Keats ont mis l'accent sur ces mmes relations 3.Il y a plus frappant encore, il suffit de le rappeler: des sectes dont le dtachement de cemonde est devenu aussi proverbial que la richesse, comme les quakers et les mennonites,unissent une vie rgle par la religion un sens trs aigu des affaires. Les premiers ont jouen Amrique le rle qui fut celui des seconds en Allemagne et aux Pays-Bas. Qu'en Prusse-Orientale Frdric-Guillaume 1er lui-mme ait considr les mennonites, en dpit de leurrefus absolu du service militaire, comme indispensables l'industrie, est un fait qui, tantdonn le caractre de ce roi, illustre de faon premptoire ces faits nombreux et bien tablis.Enfin, il est connu que la combinaison d'une pit intense avec [29] un profond sens desaffaires est un des caractres du pitisme 4.

    Il suffit de se souvenir de la Rhnanie et de Calw. Inutile d'accumuler les exemples danscet expos prliminaire; ceux que nous venons de prsenter, en bien petit nombre, soulignentdj combien l' esprit de travail , de progrs (ou quelle que soit la faon de ledsigner), dont on tend attribuer l'veil au protestantisme, ne doit pas tre compris comme joie de vivre , ou dans un sens en relation avec la philosophie des Lumires, comme onn'a que trop tendance le faire de nos jours. Le vieux protestantisme des Luther, des Calvin,des Knox, des Voet n'avait franchement rien voir avec ce qu'aujourd'hui l'on appelle progrs . Il tait l'ennemi dclar de toutes sortes d'aspects du mode de vie dont le sectairele plus extrmiste ne pourrait aujourd'hui se passer. S'il fallait trouver une parent entrecertaines expressions du vieil esprit protestant et de la civilisation capitaliste moderne, forceserait, bon gr, mal gr, de la chercher dans leurs traits purement religieux et non dans cetteprtendue joie de vivre , plus ou moins matrialiste ou hostile l'asctisme. Dans L'Espritdes lois (XX, VII), Montesquieu dit des Anglais : C'est le peuple du monde qui a le mieuxsu se prvaloir la fois de ces trois grandes choses : la religion, le commerce et la libert. Leur supriorit commerciale et - ce qui lui est li sous un autre rapport -l'adoption d'institu-tions politiques libres ne dpendraient-elles pas de [cette prminence dans la religion], de cerecord de pit que Montesquieu leur attribue?

    Une fois la question pose de cette faon, un grand nombre de rapports possibles,vaguement entrevus, nous viennent l'esprit. Notre tche consistera ds lors formuler aussi

    1 On sait qu'elle est, dans la plupart de ses formes, un calvinisme ou un zwinglianisme plus ou moinstempr.

    2 A Hambourg, ville presque entirement luthrienne, l'unique fortune qui remonte au XVIIe sicle est celled'une famille rforme bien connue. (Cette information m'a t aimablement communique par leprofesseur A. Wahl.)

    3 Affirmer ici cette relation ne constitue pas une nouveaut. Laveleye, Matthew Arnold et d'autres en ont djtrait. Ce qui est nouveau au contraire, c'est sa mise en doute, laquelle est totalement injustifie. Nousaurons l'expliquer.

    4 Cela n'exclut pas que le pitisme officiel - comme d'autres tendances religieuses -s'opposera plus tard, d'unpoint de vue patriarcal, certaines formes progressives du capitalisme, par exemple le passage de l'industriedomestique au systme de la manufacture [Fabriksystem]. Il faut distinguer exactement l'idal religieuxqu'une tendance religieuse s'efforce d'atteindre de l'influence relle qu'elle exerce sur le comportement desfidles; c'est ce que nous verrons souvent encore dans la suite de la discussion. J'ai donn quelquesexemples, observs dans une usine de Westphalie, de l'adaptation spcifique des pitistes au travailindustriel dans mon article Zut Psychophysik der gewerblichen Arbeit , Archiv fr Sozialwissenschaftund Sozialpolitik, p. 263, ainsi qu'ailleurs.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    clairement que possible ce que nous n'apercevons encore que confusment devant l'inpui-sable diversit [30] des phnomnes historiques. Il sera alors ncessaire d'abandonner ledomaine des reprsentations vagues et gnrales pour tenter de pntrer les traits particulierset les diffrences de ces univers religieux que constituent historiquement les diversesexpressions du christianisme.

    Auparavant quelques remarques s'avrent indispensables : d'abord, sur le caractre propredu phnomne dont nous cherchons l'explication historique; ensuite, sur le sens dans lequelune telle explication est possible dans les limites de nos recherches.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    2. L' esprit du capitalisme.

    (retour la table des matires)

    [30] Pour titre de cette tude nous avons choisi l'expression, quelque peu prtentieuse, d' esprit du capitalisme . Que faut-il entendre par l? En essayant d'en donner quelque chosecomme une dfinition, on se heurte certaines difficults qui appartiennent la nature de cegenre de recherches.

    Si tant est qu'il existe un objet auquel cette expression puisse s'appliquer de faon sense,il ne s'agira que d'un individu historique , c'est--dire d'un complexe de relations prsentesdans la ralit historique, que nous runissons, en vertu de leur signification culturelle, en untout conceptuel. [Wenn berhaupt ein Objekt auffindbar ist, fr welches der Verwendungjener Bezeichnung irgendein Sinn zukommen kann, so kann es nur ein historischesIndividuum sein, d. h. ein Komplex von Zusammenhngen in der geschichtlichenWirklichkeit, die wir unter dem Gesichtspunkte ihrer Kulturbedeutung begrifflich zu einemGanzen zusammenschlieBen.]

    Or un tel concept historique ne peut tre dfini suivant la formule genus proximum,diffrentia specifica, puisqu'il se rapporte un phnomne significatif pris dans son caractreindividuel propre; mais il doit tre compos graduellement, partir de ses lmentssinguliers qui sont extraire un un de la ralit historique. On ne peut donc trouver leconcept dfinitif au dbut mais la fin de la recherche. En d'autres termes, c'est seulement aucours de la discussion que se rvlera le rsultat essentiel de celle-ci, savoir la meilleurefaon de formuler ce que nous entendons par esprit du capitalisme; la meilleure, c'est--dire la faon la plus approprie selon les points de vue qui nous intressent ici. En outre, cespoints de vue (dont nous aurons reparler), partir desquels les phnomnes historiques quenous tudions peuvent tre analyss, ne sont en aucune manire les seuls [31] possibles.Ainsi qu'il en va pour chaque phnomne historique, d'autres points de vue nous feraientapparatre d'autres traits comme essentiels . Il s'ensuit, sans plus, que sous le concept d' esprit du capitalisme il n'est nullement ncessaire de comprendre seulement ce qui seprsente nous en tant qu'essentiel pour l'objet de nos recherches. Cela dcoule de la naturemme de la conceptualisation des phnomnes historiques [historische Begriffsbildung],laquelle n'enchsse pas, toutes fins mthodologiques, la ralit dans des catgoriesabstraites, mais s'efforce de l'articuler dans des relations gntiques concrtes qui revtentinvitablement un caractre individuel propre.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    Ainsi donc, si nous russissons dterminer l'objet que nous essayons d'analyser etd'expliquer historiquement, il ne s'agira pas d'une dfinition conceptuelle mais, au dbut toutau moins, d'un signalement [Veranschaulichung] provisoire de ce que nous entendons paresprit du capitalisme. En effet un tel signalement est indispensable pour nous entendreclairement sur l'objet de notre tude. C'est pourquoi nous allons nous rfrer un documentde cet esprit , dans sa puret presque classique, qui contient ce que nous cherchons ici. Iloffre en mme temps l'avantage d'tre dpourvu de toute relation directe avec la religion,donc, en ce qui concerne notre thme, dpourvu d'ides prconues :

    Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour entravaillant, se promne ou reste dans sa chambre paresser la moiti du temps, bien que ses plaisirs,que sa paresse, ne lui cotent que six pence, celui-l ne doit pas se borner compter cette seuledpense. Il a dpens en outre, jet plutt, cinq autres shillings.Souviens-toi que le crdit, c'est de l'argent. Si quelqu'un laisse son argent entre mes mains alors qu'illui est d, il me fait prsent de l'intrt ou encore de tout ce que je puis faire de son argent pendant cetemps. Ce qui peut s'lever un montant considrable si je jouis de beaucoup de crdit et que j'en fassebon usage.

    Souviens-toi que l'argent est, par nature, gnrateur et prolifique. L'argent engendre l'argent, sesrejetons peuvent en engendrer davantage, et ainsi de suite. Cinq shillings qui travaillent en font six,puis se transforment en sept shillings trois pence, etc., jusqu' devenir cent livres sterling. Plus il y a deshillings, plus grand est le produit chaque fois, si bien que le profit crot de plus en plus vite. Celui quitue une truie, en anantit la descendance jusqu' la millime gnration. Celui qui assassine (sic) unepice de cinq shillings, dtruit tout ce qu'elle aurait pu produire : des monceaux de livres sterling.

    [32] Souviens-toi du dicton : le bon payeur est le matre de la bourse d'autrui. Celui qui est connu pourpayer ponctuellement et exactement la date promise, peut tout moment et en toutes circonstances seprocurer l'argent que ses amis ont pargn. Ce qui est parfois d'une grande utilit. Aprs l'assiduit autravail et la frugalit, rien ne contribue autant la progression d'un jeune homme dans le monde que laponctualit et l'quit dans ses affaires. Par consquent, il ne faut pas conserver de l'argent empruntune heure de plus que le temps convenu; la moindre dception, la bourse de ton ami te sera fermepour toujours.Il faut prendre garde que les actions les plus insignifiantes peuvent influer sur le crdit d'une personne.Le bruit de ton marteau 5 heures du matin ou 8 heures du soir, s'il parvient ses oreilles, rendra toncrancier accommodant six mois de plus; mais s'il te voit jouer au billard, ou bien s'il entend ta voixdans une taverne alors que tu devrais tre au travail, cela l'incitera te rclamer son argent ds lelendemain; il l'exigera d'un coup, avant mme que tu l'aies ta disposition pour le lui rendre.

    Cela prouvera, en outre, que tu te souviens de tes dettes; tu apparatras comme un homme scrupuleuxet honnte, ce qui augmentera encore ton crdit.

    Garde-toi de penser que tout ce que tu possdes t'appartient et de vivre selon cette pense. C'est uneerreur o tombent beaucoup de gens qui ont du crdit. Pour t'en prserver tiens un compte exact de tesdpenses et de tes revenus. Si tu te donnes la peine de tout noter en dtail, cela aura un bon rsultat : tudcouvriras combien des dpenses merveilleusement petites et insignifiantes s'enflent jusqu' faire degrosses sommes, tu t'apercevras alors de ce qui aurait pu tre pargn, de ce qui pourra l'tre sans grandinconvnient l'avenir [...].

    Pour six livres sterling par an, tu pourras avoir l'usage de cent livres, pourvu que tu sois un hommedont la sagesse et l'honntet sont connues.

    Celui qui dpense inutilement chaque jour une pice de quatre pence, dpense inutilement plus de sixlivres sterling par an, soit le prix auquel revient l'utilisation de cent livres.

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    Celui qui gaspille inutilement chaque jour la valeur de quatre pence de son temps, gaspille jour aprsjour le privilge d'utiliser cent livres sterling.Celui qui perd inutilement pour cinq shillings de son temps, perd cinq shillings; il pourrait tout aussibien jeter cinq shillings dans la mer.Celui qui perd cinq shillings, perd non seulement cette somme, mais aussi tout ce qu'il aurait pu gagneren l'utilisant dans les affaires, ce qui constituera une somme d'argent considrable, au fur et mesureque l'homme jeune prendra de l'ge.

    C'est Benjamin Franklin 1 qui nous fait ce sermon - avec les paroles mmes queFerdinand Krnberger dans son image de la civilisation amricaine 2, dbordante d'espritet de fiel, raille en tant que [33] profession de foi suppose du Yankee. Qui doutera que c'estl' esprit du capitalisme qui parle ici de faon si caractristique, mais qui osera prtendreque tout ce qu'on peut comprendre sous ce concept y soit contenu? Arrtons-nous encore uninstant sur ce texte dont Krnberger rsume ainsi la philosophie : Ils font du suif avec lebtail, de l'argent avec les hommes. Le propre de cette philosophie de l'avarice semble trel'idal de l'homme d'honneur dont le crdit est reconnu et, par-dessus tout, l'ide que ledevoir de chacun est d'augmenter son capital, ceci tant suppos une fin en soi. En fait, cen'est pas simplement une manire de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prche,mais une thique particulire. En violer les rgles est non seulement insens, mais doit tretrait comme une sorte d'oubli du devoir. L rside l'essence de la chose. Ce qui est enseignici, ce n'est pas simplement le sens des affaires - de semblables prceptes sont fortrpandus - c'est un thos. Voil le point qui prcisment nous intresse.

    Lorsqu'un de ses associs, s'tant retir des affaires, proposa Jacob Fugger d'en faireautant - il avait gagn assez d'argent et devait dsormais en laisser gagner aux autres -, celui-ci, aprs avoir tax le premier de pusillanimit, lui rtorqua qu' il tait d'un tout autre aviset qu'il voulait gagner de l'argent aussi longtemps qu'il le pourrait 3. De toute vidence,l'esprit de cette dclaration est fort loign de celui de Franklin. Ce qui, dans le cas deFugger, exprime l'audace commerciale et certaine disposition personnelle moralementindiffrente 4 revt chez Franklin le caractre d'une maxime thique pour se bien conduire

    1 La dernire citation est extraite de Necessary Hints to Those That Would Be Rich (crit en 1736) [uvres,d. Sparks, II, p. 80], le reste provient de l'Advice to a Young Tradesman (crit en 1748) [d. Sparks, 11,pp. 87 et suivantes. Les italiques figurent dans le texte de Franklin].

    2 Comme on sait, Der Amerikamde (Frankfurt, 1855) est une paraphrase des impressions de Lenau surl'Amrique. En tant qu'oeuvre d'art, ce livre serait peu apprci de nos jours, mais c'est un document(aujourd'hui bien pli) sur l'opposition des faons de sentir des Allemands et de, Amricains; et mme,pourrait-on dire, sur l'opposition entre, d'une part, la vie spirituelle qui, depuis les mystique> allemands duMoyen Age, est reste commune aux catholiques et aux protestants et, d'autre part, l'activit puritano-capitaliste.

    3 SOMBART a mis cette citation en pigraphe de la section sur la gense du capital, dans Der moderneKapitalismus, Ire d., 1, p. 193. Voir aussi p. 390.

    4 Ce qui, videmment, ne signifie nullement que Jacob Fugger ait t un homme indiffrent la morale ouirrligieux, ni que l'thique de Benjamin Franklin se rduise entirement ces prceptes. Les citations deBRENTANO (Die Anfnge des modernen Kapitalismus, Mnchen, 1916, pp. 150 sq.) n'taient pasindispensables pour dfendre le clbre philanthrope des incomprhensions que Brentano semblem'attribuer. Le problme est exactement inverse : comment un tel philanthrope pouvait-il, prcisment,crire ces prceptes la manire d'un moraliste? (Brentano a nglig d'en reproduire la forme siparticulire.)

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    Texte prpar par Jean-Marie Tremblay, sociologue, 17 mai 2002, 12:05

    dans la vie. C'est dans ce sens spcifique [34] que le concept d' esprit du capitalisme 1 estemploy ici - l'esprit du capitalisme moderne s'entend. tant donn la manire dont nousavons pos le problme, il va de soi que nous ne nous occuperons ici que du capitalisme del'Europe occidentale et de l'Amrique. Car si le capitalisme a exist en Chine, aux Indes, Babylone, dans l'Antiquit et au Moyen Age, comme nous le verrons, c'est prcisment cetthos qui lui faisait dfaut.

    Toutes les admonitions morales de Franklin sont teintes d'utilitarisme. L'honntet estutile puisqu'elle nous assure le crdit. De mme, la ponctualit, l'application au travail, lafrugalit; c'est pourquoi ce sont l des vertus. On pourrait en dduire logiquement que, parexemple, l'apparence de l'honntet peut rendre le mme service; que cette apparencesuffirait et qu'un surplus inutile de cette vertu apparatrait aux yeux de Franklin comme tantune prodigalit improductive. En effet, son autobiographie confirme cette impression, parexemple le rcit de sa conversion ces vertus 2 ou la discussion de l'utilit du strictmaintien de l'apparence de la modestie, l'application abaisser son propre mrite afind'obtenir l'approbation de tous 3. [35] D'aprs Franklin, ces vertus, comme toutes les autres,ne seraient des vertus que dans la Mesure O elles seraient rellement utiles l'individu; etla simple apparence suffirait si elle pouvait assurer le mme service. Cette conclusion estinvitable pour le strict utilitarisme. L'impression qu'ont les Allemands que les vertus, tellesqu'elles sont professes en Amrique, ne sont qu' hypocrisie semble ici confirme defaon flagrante. Mais, en vrit, les choses ne sont pas si simples. Ce soupon est dmentipar le caractre de Benjamin Franklin tel qu'il nous apparat dans son autobiographie, d'unesi rare franchise. Le fait que l'utilit des vertus lui ait t rvle par Dieu, qui voulait ainsi levouer au bien, montre clairement qu'il existe ici tout autre chose que des maximesgocentriques agrmentes de morale.

    1 Voil en quoi nous divergeons de Sombart dans la faon de poser le problme. La signification pratique,qui est considrable, en apparatra clairement plus loin. Il importe d'ailleurs de faire remarquer que Sombartn'a nullement nglig cet aspect thique de l'entrepreneur capitaliste. Mais chez Sombart il semble tre uneconsquence du capitalisme, tandis que j'ai d prendre l'inverse pour hypothse. Une position dfinitive nepourra tre prise qu' la fin de nos investigations. Pour la pens