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1 Marsile Ficin et la polyphonie : l’image sonore comme miroir de l’invisible 28 pages – 10 exemples musicaux - grec Brenno Boccadoro Création et connaissance n’ont pas toujours fait bon ménage dans l’histoire de la pensée occidentale. Dans le Néoplatonisme, l’Hermétisme, l’Occultisme et chez les mystiques, leur mariage a été imaginé comme un voyage de l’âme quittant le corps dans le rêve et l’extase, ou encore, dans les Noces de Philologie et Mercure et le Songe de Scipion, comme un parcours à travers les orbites astrales habitées par les sept arts libéraux. Toutes ces mises en scène poursuivent le même but : placer la Vérité à des années-lumière de l’entendement humain pour confier son accès à l’altération de ses pouvoirs cognitifs durant l’enthousiasme divinatoire. Cela a été d’autant plus vrai pour l’art. Image opaque de la clarté des Idées, la valeur épistémologique de l’œuvre a requis comme condition essentielle une prise de position sur le pouvoir transitif des signes de transmettre une signification. Lorsque ce pouvoir a été entravé, l’action solidaire de l’art et de la connaissance s’est soldée par un divorce. Il en va ainsi des récits divinatoires. Ce sont bien les « arts » qui conduisent l’esprit au ciel, suivant une conviction parmi les plus tenaces depuis la plus haute Antiquité, mais l’« art » dont il s’agit, on le sait, n’a rien en commun avec ce que nous entendons de nos jours par ce mot. Jusqu’à la Renaissance, où sa signification a été détournée dans le sens d’une « pratique artistique », le mot « art », faut-il le rappeler, a renvoyé à l’une des sept disciplines libérales ; dans le cas de la musique, à une réflexion sur des formes mathématiques « séparées », inaccessible aux facultés de l’âme sensitive engagées dans la création artistique. Cette situation a perduré autant que les partis pris philosophiques sur les limites cognitives prêtées

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Marsile Ficin et la polyphonie : l’image sonore comme miroir de l’invisible

28 pages – 10 exemples musicaux - grec

Brenno Boccadoro

Création et connaissance n’ont pas toujours fait bon ménage dans l’histoire de la pensée occidentale. Dans le Néoplatonisme, l’Hermétisme, l’Occultisme et chez les mystiques, leur mariage a été imaginé comme un voyage de l’âme quittant le corps dans le rêve et l’extase, ou encore, dans les Noces de Philologie et Mercure et le Songe de Scipion, comme un parcours à travers les orbites astrales habitées par les sept arts libéraux. Toutes ces mises en scène poursuivent le même but : placer la Vérité à des années-lumière de l’entendement humain pour confier son accès à l’altération de ses pouvoirs cognitifs durant l’enthousiasme divinatoire. Cela a été d’autant plus vrai pour l’art. Image opaque de la clarté des Idées, la valeur épistémologique de l’œuvre a requis comme condition essentielle une prise de position sur le pouvoir transitif des signes de transmettre une signification. Lorsque ce pouvoir a été entravé, l’action solidaire de l’art et de la connaissance s’est soldée par un divorce. Il en va ainsi des récits divinatoires. Ce sont bien les « arts » qui conduisent l’esprit au ciel, suivant une conviction parmi les plus tenaces depuis la plus haute Antiquité, mais l’« art » dont il s’agit, on le sait, n’a rien en commun avec ce que nous entendons de nos jours par ce mot. Jusqu’à la Renaissance, où sa signification a été détournée dans le sens d’une « pratique artistique », le mot « art », faut-il le rappeler, a renvoyé à l’une des sept disciplines libérales ; dans le cas de la musique, à une réflexion sur des formes mathématiques « séparées », inaccessible aux facultés de l’âme sensitive engagées dans la création artistique. Cette situation a perduré autant que les partis pris philosophiques sur les limites cognitives prêtées aux opérations de ces facultés, issus de la dichotomie raison-sensation. Interrogez un clerc inscrit dans la faculté des arts dans une université médiévale sur le sens du mot « connaissance » en musique : il vous répondra que celle-ci rime avec la contemplation rationnelle de l’Harmonie intelligible employée par Dieu le Père dans sa Création, réfléchie dans le miroir des proportions mathématiques révélées par les corps sonores. Mais il éprouvera quelque difficulté à admettre que l’expérience des psaumes entendus durant la messe représente une forme de connaissance, et encore moins que celle de son oreille puisse imposer des conditions à la théorie harmonique. A votre tentative de le contredire il répondra que l’application de l’art est une nébuleuse de sens sujette à la continuité des quantités géométriques, divisibles à l’infini par dichotomie, comme les fantasmes de l’imagination, et que l’incommensurable issu des quantités continues échappe à la connaissance. Instruit par Boèce, il diviserait la boîte crânienne en deux compartiments étanches. Convaincu que « ratio » rime avec « fractio », il placera les quantités discrètes dans la raison, seule voie vers la certitude, et les quantités continues dans l’espace indéterminé de l’imagination. Il citera à l’appui la « myopie » de l’oreille sous prétexte qu’elle ne voit que du feu dans l’enchantement produit par un instrument aux intervalles faussés par le tempérament. Non content de renvoyer à Boèce, autorité tutélaire de la discipline, il citera à l’appui le chapitre consacré à

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l’éducation musicale dans le huitième livre de la Politique d’Aristote, où l’activité spéculative de l’âme rationnelle est à la pratique musicale ce que le « maitre est à l’esclave ». Car qui dit raison, dit liberté de pensée. Alors que l’âme sensitive réduit la pensée en esclavage, la raison est libre de s’abstraire du corps pour le juger. D’où le qualificatif latin d’« artes liberales », réservées, en vertu de leur gratuité, à des hommes libres, dans leur condition comme dans leur jugement. Si les disciplines libérales enferment leur perfection en elles-mêmes, les techniques poursuivent une finalité productive extérieure, victimes des contingences. A commencer par la prostitution de la science au nom du profit. La tradition loue le divin Pythagore d’avoir su élever les mathématiques au-dessus des besoins des marchands, car l’œil du maître « engraisse le cheval » et c’est pourquoi « l'apprentissage de la vertu est incompatible avec une vie d'artisan et de manœuvre1 ». D’où une terrible hiérarchie des âmes et des métiers, différenciés en fonction de la répartition inégale des facultés. La Politique d’Aristote proclame que seule une partie des hommes aurait reçu l’intellect en partage, au détriment de l’autre, qui aurait développé les facultés inférieures et les muscles. C’est pourquoi la nature a voulu que les premiers naissent libres, à l’image de leur pensée, et que les autres soient leurs sujets, enchaînés à leurs facultés inférieures, à l’image de l’âme sensitive par rapport à l’intellect. D’où la dichotomie entre la connaissance spéculative de la musique comme discipline libérale et son application, l’exaltation de la première et le dédain à l’égard des virtuoses, prêts à se prostituer dans les théâtres pour satisfaire la recherche d’émotions fortes des âmes ayant « dévié de leur état naturel » moyennant des difformités pathétiques à la mesure de leur déviance2. Enfin, on savait qu’entre la composition et la science de l’harmonie il y avait une marge. La théorie harmonique définit les éléments de la composition, les intervalles, les modes, les tons, et même quelques principes concernant leur compatibilité. Mais Aristoxène a été parmi les premiers à enseigner que la théorie harmonique est à la création ce que l’alphabet est au discours, que la mise en relation des éléments de la composition dans la mélodie est infinie et que son caractère ne saurait être prévu à l’avance.

Les grandes autorités médiévales de la musique ne feront que creuser un abîme encore plus profond entre raison et sensation. Dans le célèbre passage des Confessions de Saint Augustin, la mélodie des psaumes reproduit la hiérarchie des facultés comme dans un miroir : le texte chanté dit la raison, le son qui l’enrobe, l’âme sensitive. Cela n’avait rien de nouveau, à part un « détail » auquel personne, parmi les Grecs, n’avait encore songé : l’idée que l’abandon de la volonté au plaisir des sens puisse entraîner « un péché méritant pénitence3 ».

Ainsi bon nombre de théologiens médiévaux fermeront toutes les portes de leurs âmes au plaisir des sens, tels les marins d’Ulysse terrifiés par les Sirènes, dans les lieux de prière comme au théâtre, de la poétique des passions à la musique de danse, le lieu par excellence pour l’expression du langage non verbal du corps. Et aux compositeurs de musique sacrée il ne restera plus d’autre issue que de reléguer l’affect dans les mathématiques en guise de frein inhibiteur.

Ficin

1 ARISTOTE, Politique, II, 3, 1278 a.2 ARISTOTE, Politique, VIII, 6 1341 b 15; VIII, 7, 1342 a 20.3 « D'ailleurs, quand il m'arrive d'être plus ému du chant que des paroles chantées, j'avoue que mon péché mérite pénitence, et alors je préférerais ne pas entendre de chants » (Confessions, Livre X, ch. XXXIII).

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L’éventualité que l’approche sensible de l’art, qu’une forme sonore puisse passer du rang inférieur de la technè à celui de l’épistémè, n’obtiendra du crédit que dans de rares exceptions. La plus remarquable, au seuil de la Modernité, a été l’œuvre de Ficin. Confronté au devenir indéterminé de la matière, théâtre de sa décomposition, son Néoplatonisme aspergé d’eau bénite place tous ses espoirs dans un autre monde doté d’une âme incorruptible et d’un corps, reliés par un vaste réseau de résonances spirituelles parcourant tous ses membres. Ce dispositif ne représenterait aucun intérêt pour l’histoire musicale si Ficin n’avait pas réussi à intégrer l’activité créatrice dans la République de l’Harmonie par un décloisonnement généralisé du savoir. Au moins deux domaines, dans l’activité des compositeurs, offraient un réceptacle pour rapatrier les compétences du Néoplatonisme au sein de leur activité : le symbolisme et les mathématiques pythagoriciennes.

La conviction qu’une forme symbolique engagée dans le corps de la polyphonie puisse piéger les résonances de l’harmonie mathématique employée par Dieu dans l’orchestration de l’univers a occupé le quotidien des compositeurs de musique sacrée depuis la naissance de la polyphonie, au IXe siècle. Depuis la seconde moitié du XVe siècle ce ressort appartient à tout un éventail de procédés symboliques, dont une forme mathématique dissimulée dans le corps de la polyphonie, et l’exégèse ad litteram des textes liturgiques à travers la conception d’images sonores tournées en tropes, conformément à la technique consacrée de l’expressio textus, « Wortmalerei », « Word painting », « Figuralisme ».

Ces pratiques présentaient plus d’un point commun avec les soucis de l’Académie, notamment à propos des discussions sur l’épiphanie de l’invisible dans les formes. L’image sonore élevée sur les textes liturgiques par les polyphonistes franco-flamands et ensuite dans le madrigal, est à la musique ce que les devises sont aux arts visuels, mais contrairement à son corrélatif spatial, soutenu par un riche appareil philosophique, cette pratique ne laisse d’autres traces que des partitions, souvent aussi peu prolixes que leurs symboles. Or, le Néoplatonisme florentin a joué un rôle déterminant dans la philosophie des devises et il est peu probable qu’il n’ait pas exercé une influence analogue dans le domaine sonore. D’ailleurs Ficin en personne a frayé le chemin. A son ami Canigiani qui l’interroge sur les raisons de mêler si souvent musique et médecine il répond qu’il y a dans l’âme une consonance incorporelle qui s’exprime dans le corps et dans tout ce qu’il fait ; harmonie qu’imitent les peintres, les orateurs, les architectes et les musiciens.

L’œuvre naît dans l’espace « topique » de l’imagination, qui enrobe l’Idée d’un corps subtil pour l’engager ensuite dans la matière sonore. Et il en va de la création artistique comme de l’expérience vécue par cette mère, décrite dans un fragment d’Empédocle, qui accoucha d’un enfant présentant tous les traits de la statue dont elle était tombée amoureuse. À l’instar de cette mère le compositeur conçoit une forme dans son imagination pour l’incarner ensuite dans son œuvre moyennant un choix particulier des éléments de l’écriture. Ainsi ogni pittore dipinge sé  ; son tempérament « parle » : il s’exprime dans le corps, déterminant les traits somatiques, la couleur des cheveux, la couleur de la peau, le ton de la voix, la démarche de l’individu. Et rien n’était plus naturel d’imaginer que comme l’harmonie de l’âme s’incarne dans le corps, elle s’exprime dans les éléments de la grammaire musicale mêlés dans le corps de la composition : registres, sons, intervalles, modes de déviations modales, formules mélodiques.

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Le rapport ainsi crée entre l’Idée et son expression sensible est alors à la musique ce que l’âme est au corps et la question de son épiphanie dans l’opacité de la matière sonore a été aussi complexe que les discours sur la relation de l’âme et du corps, du signe et de ses ascendants célestes. Le rôle de dénominateur commun entre la polyphonie et ses archétypes est du ressort de l’Harmonie mathématique, qui relie le visible à l’invisible sous le couvert de la Magie, du Spiritus mundi et de l’Amour. Mais quelle est la transparence du signe ? Dans quelle mesure le vêtement sonore de la polyphonie est-il porteur de l’Idée ? Au temps de Ficin les compositions polyphoniques dont la forme mathématique ne se révèle qu’à l’analyse de la partition sont encore à l’ordre du jours. Mais quel est le but de cette pratique ? S’agit-il de s’adresser à l’intellect des anges ou d’engager une forme dans le son en vue d’altérer les affects de l’auditeur ?

La philosophie de Ficin sur les intermédiaires, l’imagination comme nœud entre l’âme et le corps, sa conception du contrepoint permettent des correspondances parfois étonnantes avec la poétique musicale de son temps, auxquels on pourrait ajouter la valeur cognitive de la création dans son rapport aux sciences « exactes ». Que cette philosophie ait pu entrainer des conséquences sur l’écriture musicale est une hypothèse probable mais qui n’a toujours pas été démontrée. Compte tenu du nombre d’inconnues, une investigation dans ce domaine ne franchira que difficilement le cadre de la conjecture, mais une méthode pour tenter une réponse consiste à interroger les textes sur l’épiphanie de l’invisible dans les formes mathématiques et symboliques, et ensuite à adresser les mêmes questions à quelques œuvres qui ont su formuler cette même problématique dans le domaine sonore.

Ficin et la musique

Le rôle cognitif accordé à l’art dans les œuvres de Ficin ne nécessite plus aucune démonstration après le livre d’André Chastel4. Ce dernier connaissait assez son sujet pour savoir qu’art et musique déclinent un même archétype harmonique présent dans l’esprit du Créateur. Mais en vertu d’une limitation parfaitement légitime, sous sa plume le mot art n’a quitté que rarement son acception spatiale. Il en va de même de bon nombre d’études qui ont suivi, où Ficin a été surtout la proie de savants préoccupés avant tout par les arts figuratifs. D. P. Walker a ouvert la route à la musicographie, ut heremita solus, par les articles fondateurs bien connus sur la doctrine du spiritus, sa musique astrologique ou l’orphisme, en se gardant bien toutefois – par prudence, peut-être – de s’interroger sur les répercussions de ces idées sur l’écriture musicale de leur temps5. L’impair est encore plus prononcé en ce qui concerne la mélancolie, terrain de conquête des trois auteurs de Saturn and Mélancholy6. Le passage plus crucial du De Vita condense l’extremitas bipolaire du tempérament mélancolique dans une formule empruntée à la théorie mathématique de la dissonance comme générateur protéiforme d’altérité. L’accès au pays de Poésie est encore interdit aux graveurs et même, aux instrumentistes égarés dans le flux de la matière, qualifiés dans la lettre sur la divine fureur,

4 André CHASTEL, Marsile Ficin et l’art, Genève, Librairie E. Droz (1954), ii° 1975, p. 66.5 En dépit du titre, on chercherait en vain une approche technique de la matière, dans laquelle d’ailleurs Ficin est curieusement absent, dans l’article de Giovanni ZANOVELLO, « Les humanistes florentins et la polyphonie liturgique ». Poétiques de la Renaissance […] P. GALLAND-HALLYN et F. HALLYN, Genève, Droz, 2011, p. 625 -673. Publiée également par Ph. VENDRIX, ed., Music and the Renaissance : Renaissance, Reformation and Counter-Reformation, London, New York, Routledge, 2016, p. 667-773.6 Raymond KLIBANSKY, Erwin PANOFSKY, Fritz SAXL, Saturn and Melancholy - Studies in the History of Natural Philosophy, Religion and Art, Londres, Nelson, 1964. – En réalité, il n’a pas toujours été aussi catégorique dans tous les lieux de son imposant in folio.

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de « légers et presque vulgaires ». Mais les portes du ciel sont grandes ouvertes à la musique poétique des musiciens et des poètes soulevés par la fureur7.

Enfin, – n’en déplaise à nos collègues historiens de l’art – dans le Commentaire au Timée, lors d’une citation non avouée du huitième livre de la Politique d’Aristote sur le pouvoir psychique de la musique, Ficin n’a pas hésité à proclamer que les objets des sens autres que ceux de l’ouïe n’agissent que de manière très faible sur les affects8.

Certes il n’a pas été toujours aussi catégorique, parfois il place le sens de la vue et de l’ouïe sur le même plan ; et sa conception de l’art est synesthétique. Dans une lettre ostensible intitulée De Musica, adressée à l’ami Canigiani, qui l’avait interrogé sur les raisons de mêler 7 « Est autem hec apud homines imitatio duplex : alii namque vocum numeris variorumque sonis instrumentorum celestem musicam imitantur, quos certe leves ac pene vulgares musicos appellamus; nonnulli vero graviori quodam firmiorique iudicio divinam ac celestem harmoniam imitantes intime rationis sensum notionesque in versuumpedes ac numeros digerunt. Hi vero sunt qui divino afflati spiritu gravissima quedam ac preclarissima carmina ore, ut aiunt, rotundo prorsus effundunt. Hanc Plato graviorem musicam poesimque nominat efficacissimamharmonie celestis imitatricem. Nam levior illa de qua paulo ante mentionem fecimus, vocum duntaxat suavitate permulcet; poesis autem, quod divine quoque harmonie proprium est, vocum ac motuum numeris gravissimos quosdam et, ut poeta diceret, Delphicos sensus ardentius exprimit. Quo fit ut non solum auribus blandiatur, verum etiam suavissimum et ambrosie celestis similimum menti pabulum afferat, ideoque ad divinitatem propius accedere videatur». Marsile FICIN, Epistolarum familiarum liber I, Sebastiano GENTILE ed., Florence, Leo. S. Olschki, 1990, I, 6, p. 25. « Il y a auprès des hommes une double imitation : quelques-uns imitent l’harmonie céleste par les nombres des notes et les sons de différents instruments, musiciens que nous appelons superficiels et presque vulgaires; d’autres au contraire, conduits par un jugement plus profond et plus sûr, imitant l’harmonie céleste et divine ordonnent en vers, pieds et nombres le sens et les notions de la raison intime. Ce sont ceux qui, inspirés par l’esprit divin déversent, ore rotundo, comme on dit, les chants plus solennels et les plus glorieux. Platon nomme cette poésie musicale noble et rigoureuse l’imitation la plus efficace de l’harmonie céleste. En effet la musique plus superficielle, dont nous avons fait peu avant mention, ne fait que délecter par la douceur des notes, mais la poésie, - ce qui est propre à l’harmonie divine - exprime avec ardeur les significations les plus profondes par les nombres des notes et des mouvements, et comme le dirait le poète, la signification [oraculaire] des sens delphiques. Il s’en suit que non seulement elle caresse les oreilles, mais elle apporte à l’esprit une nourriture extrêmement suave, très semblable à l’ambroisie céleste, et elle parait approcher la divinité de très près». James HEGELSON (Harmonie divine et subjectivité poétique chez Maurice Scève, Genève Droz, p. 30) traduit « vox » par « voix » alors que la valeur technique de ce terme dans le vocabulaire de la théorie musicale désigne les notes ; commencer par les voces ut re mi fa sol la de l’hexacorde chez Guido d’Arezzo. Il en va de même de « vocum ac motuum numeris gravissimos », rendu par : « dans les nombres de la voix et du mouvement » qui doit être rendu par « par les nombres des notes et des mouvements ». Nombre et mouvement recouvrent une importance cruciale dans la musique céleste du De Vita constituée de configurations mathématiques et de nombres en mouvement. Par ailleurs, Hegelson a parfaitement raison en affirmant (p. 30) que « Pour Ficin, comme pour Deschamps, la poésie est une sorte de musique ». 8 « Qui plus est, le son musical, plus que n'importe quoi d'autre perçu par les sens, transmet, comme s'il était animé, les émotions et les pensées de l'âme du chanteur ou du musicien aux âmes des auditeurs ; ainsi elle correspond en priorité avec l'âme. En outre, pour ce qui est de la vue, bien que les impressions visuelles soient, en un sens, pures, il leur manque pourtant l'efficacité du mouvement, et elles sont perçues uniquement comme une image, sans réalité ; normalement, donc, elles n'émeuvent l'âme que très légèrement. L'odorat, le goût et le toucher sont entièrement matériels et excitent les organes sensoriels plutôt qu'ils ne pénètrent les profondeurs de l'âme. Mais le son de la musique émeut le corps grâce au mouvement de l'air:  par l'air purifié il éveille l'esprit aérien qui est le lien du corps et de l'âme, par l'émotion il affecte les sens et l'âme en même temps ; par la signification il œuvre sur l'intellect ; enfin, par le mouvement même de l'air subtil, il pénètre profondément, par sa contempération il s'écoule lentement ; par la conformité de sa qualité il nous inonde d'un plaisir merveilleux ; par sa nature à la fois spirituelle et matérielle, il saisit et revendique comme sien l'homme dans son intégralité. Comme la consonance musicale est presque dotée de vie, rationnelle, et presque semblable à l’âme elle s’approprie de l’homme tout entier ».  [Adde quod concentus potissimum inter illa quae sentiuntur quasi animatus, affectuum sensuumque cogitationem animae, sive canentis, sive sonantis perfert in animos audientes. Ideoque in primis cum animo congruit. Preterea quae ad visum quidem spectant, et si pura quodammodosunt, tamen absque motionis efficacia et per imaginem solam absque rei natura saepius apprehenduntur: ideo parum movere animos solent. Quae vero ad olfactum, gustum, tactum, quasi valde materialia, potius instrumenta

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avec autant d’application l’étude de la médecine à celle de la musique, il proclame qu’il y a dans l’âme une harmonie qui s’exprime dans tous le membres du corps et dans tout ce qu’il fait. Si tous les arts sont admis, ils ne déclinent pas moins le même archétype musico-mathématique.

En outre Ficin connaît assez ses classiques pour savoir que si l’art est une imitation des mouvements de l’âme, il doit se dérouler dans le Temps, enfant des Muses et de la Mémoire. Car l’expression artistique dont rêvent la plupart des anciens, à l’Odéon comme au théâtre, est l’imitation d’un caractère (ethos) qui se met en scène, et celui-ci, loin de constituer une manière d’être, est une « manière de prendre parti » parmi des dispositions contraires de l’âme9. Sa représentation scénique supposera une forme en évolution dans la durée, des points critiques en équilibre instable, tiraillés parmi des forces antagonistes sur lesquels l’action « tourne » dans le sens contraire à ce qui est attendu, bref des artifices inatteignables dans la pesanteur inerte de la matière des arts figuratifs. C’est pourquoi les Muses déploient leurs occupations journalières dans toutes les disciplines, de l’astronomie à l’histoire, à l’exception des arts plastiques. A l’instar de bon nombre d’éminents amateurs de son temps, dont Léonard, Ficin improvise à la viola da braccio et il se prétend musicien. Il maîtrise les mathématiques musicales avec autant d’aisance que son instrument, jamais oublié durant les réunions académiques à Careggi. Tous ses lecteurs musiciens savaient pertinemment qu’ils avaient affaire à un éminent savant pour lequel les questions les plus urgentes de leur programme n’avaient aucun secret. A preuve l’exemplaire de son imposant in folio platonicien ayant appartenu à Franchino Gaffurio, conservé dans une bibliothèque d’Outre-Atlantique avec les annotations marginales de sa main10. Gaffurio, le plus en vue parmi les théoriciens du contrepoint de son temps, puisant ses arguments dans l’Opera Omnia de Ficin : on chercherait en vain un témoignage plus éloquent de l’impact exercé par le Néoplatonisme florentin sur l’écriture musicale de son temps. Seule une analyse attentive de ces annotations permettrait de cerner avec précision la source de l’intérêt de Gaffurio. Mais le souci qui l’habite est le même que celui de tous les musiciens de son temps : restituer le pouvoir psychotrope de la musique antique, tant exalté par les meilleurs auteurs. Or, cette démarche a passé par l’expressio textus et s’est concrétisée dans une philosophie des images symboliques.

*******sensum titillant, quam animi intzima penetrent. Concentus autem per aeream naturam in motu positam movet corpus: per purificatum aerem concitat spiritum aereum animae corporisque notum [nodum]: per affectum, afficit sensum simul et animum: per significationem agit in mentem: denique per ipsum subtilis aeris motum, penetrat vehementer: per contemperationem lambit suaviter: per conformem qualitatem mira quadam voluptate perfundit: per naturam, tam spiritalem, quam materialem, totum simul rapit et sibi vendicat hominem. (…) Cum igitur consonantia musica quasi viva sit, et rationalis, et efficax, item utpote quam similima [sic], animo quam gratissima, rursus totum sibi hominem vendicet ».] Marsile FICIN, « In Timaeum Commentarium », Opera Omnia, xxviii, p. 1453.

9 ARISTOTE, Poétique, 10 On ne serait pas étonné d’apprendre que Léonard, qui emprunte ses livres à Milan, ait pu le voir. L’intérêt commun pour la musique a noué des liens d’amitié profonds entre ces deux hommes à Milan. Au dire de Vasari, Léonard s’attaqua encore tout jeune à la dimension théorique de la musique comme discipline libérale « mais immédiatement il décida d’apprendre à jouer de la lira da braccio, doté par la Nature d’un esprit très élevé et investi par la grâce au point de chanter divinement en improvisant ». Léonard ne manqua pas d’appliquer son imagination à la facture d’étonnants instruments nouveaux. En 1482 Laurent le Magnifique l’envoya à Milan accompagné de son élève en musique Atalante Migliorotti, pour faire don à Ludovico il Moro d’une lira da braccio taillée dans une caisse en argent en forme de crâne de cheval, « chose bizarre et nouvelle réalisée en vue d’amplifier l’harmonie et la voix de cet instrument […] grâce auquel il dépassa tous les musiciens qui s’étaient réunis pour jouer ». 

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Pythagorisme et symbolisme, qui posent de la même manière la question de la rencontre de l’invisible et du visible dans le corps des signes, eurent partie liée dans l’imagination des compositeurs. Et d’ailleurs, ce fut en vertu de leurs interférences dans la longue histoire de la théologie occidentale que le pythagorisme rationaliste de la Renaissance diffusé par la culture des ateliers (Alberti) a pu se prolonger dans la seconde moitié du XVIe

dans un symbolisme magique et supra-rationnel. L’idée pythagoricienne d’harmonie comme conciliation d’éléments contraires ne pouvait trouver un réceptacle plus accueillant que le concept même de symbole, dont l’origine, faut-il le rappeler, désignait une pièce d’identité constituée des deux morceaux d'un objet brisé, à assembler lors de la rencontre des détenteurs comme preuve de leur unité. Alors que le symbole relie, son antonyme dia-ballo divise. Ces deux phénomènes d’attraction et de répulsion reproduisaient deux principes à l’ordre du jour dans l’étude des mathématiques musicales : celle du Pair et de l’Impair dans la consonance et la dissonance11. Un musicien grandi à l’école dans cette doctrine devait se sentir chez soi en lisant qu’avant la chute d’Adam un accord parfait conjuguait aussi bien son âme et son corps que les signes et les choses qui l’entouraient. On connaît la suite : Satan planta l’arbre de la concupiscence sur le terrain glissant de l’imagination et la pomme de la discorde sépara l’homme de son Créateur. La suie de l’humeur noire obscurcit les esprits et un voile de plomb tomba sur les signes, qui condamna l’humanité à regarder le visage de son père à travers des miroirs opaques reçus en partage comme palliatif pour sa cécité, per specula et in aenigmate, (δι᾽ ἐσόπτρου ἐν αἰνίγματι), St Paul, Corinthiens 13.12). Plusieurs théologiens de l’âge apostolique en vinrent à regarder le ciel et la terre comme les deux extrêmes d’une dissonance et le miroir de St Paul comme leur médiateur. L’un d’entre eux est Denis l’Aréopagite dans la Hiérarchie céleste, un texte farci de métaphores harmoniques empruntées au pythagorisme Néoplatonicien, où l’intellect de Dieu est un rayon unitaire partagé comme par diffraction dans les hiérarchies inférieures et le symbole est son médiateur. Un autre est son commentateur, Hugues de Saint Victor, auteur de la définition la plus connue du symbole comme rencontre de l’invisible dans le visible Collatio formarum visibilium ad invisibilium demonstrationem12.

Ratio et sensus

Il en va de même des mathématiques que les compositeurs dissimulent dans leurs œuvres, qui se déclinent en deux : une arithmosophie fondée sur la signification des nombres en soi et une théorie des proportions. La première a pour but de montrer le caractère sibyllin du nombre et son amphibologie peut toucher à l’arbitraire jusqu’à la nausée. La seconde, issue de la théorie des proportions harmoniques penche plutôt du côté rationnel, bien que celle-ci n’ait pas toujours pu se soustraire aux abus de langage mathématique. Boèce et ses sources ont su conjuguer les deux et Ficin suivit par moments13. L’histoire des ambiguïtés de cette mathématique commence avec son origine même, dans la certitude que l’affect des intervalles suit en parallèle leur mesure mathématique. Tout a commencé le jour où le premier homme place ses doigts sur les parties aliquotes d’une corde pour s’apercevoir que l’impact psychique des intervalles produits est une quantité mesurable, coextensive avec la qualité des proportions établies par leurs rapports mathématiques. Numerus ad sonum relatum, l’intervalle est la traduction sonore plus ou moins fidèle d’une qualité numérique choisie, accrochée on ne sait pas trop comment à son enveloppe aérienne. La consonance est alors un 11 Infra.12 Hugues de SAINT VICTOR, In Hierarchia coelesti, 2 Patrologia Latina, 175.941 B; cp 960 D13 Notamment, quand on additionne les extrêmes des intervalles pour évaluer la qualité de leur rapport.

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modèle réduit de la crase des contraires dans le monde physique. Mais non content de quantifier le monde physique, le pythagorisme académique n’a pas hésité à prolonger l’harmonie dans les trois orthogonales de l’espace sphérique de l’univers, tant dans la dimension horizontale des rapports établis par les corps physiques, que dans la verticalité de leur participation avec l’intelligible14. Ainsi l’harmonie de l’aigu et du grave reproduisait non seulement un cas particulier de la crase des contraires observée dans les corps physiques, mais également un modèle réduit de la relation établie avec son modèle mathématique, du corporel et de l’incorporel. Ficin l’a dit expressément à son ami Canigiani en interprétant la catégorie boéthienne de la musica humana comme consonance « verticale » entre les facultés supérieures de l’âme et celles du corps.

La charte qui a établi les droits des mathématiques en musique a été le parti pris de priver le jugement de l’oreille de ses compétences pour les confier à celles de l’arithmétique qualitative. Il importe, pour bien cerner les difficultés posées par la participation en musique, que dans le pythagorisme orthodoxe diffusé par le quadrivium les consonances n’obtiennent pas leur titre en vertu du plaisir éprouvé par l’oreille, mais en fonction de la manière dont leur forme satisfait à un certain nombre de conditions purement mathématiques. Un rapport est consonant s’il mêle des nombres entiers, si la différence a-b=x est un diviseur commun de l’un et l’autre ; s’il appartient aux genres d’inégalité qualifiés de multiplex n+m/n et de superparticularis, où l’extrême majeur dépasse le mineur d’une unité, (n+1/n) ; si l’extrême majeur est inférieur 4. Le degré de dissonance varie en fonction de la complexité du rapport. L’octave est plus parfaite que la quinte (3 :2) la quinte plus parfaite que la quarte (4 :3), al quarte plus parfaite que la tierce majeure (5 :4). L’imperfection croit lorsque l’extrême majeur dépasse de plus d’une unité le mineur, comme dans le genus superpartiens (5 :3). Et sa turpitude touche à son sommet dans les rapports dépourvus de mesure commune – incommensurables –décrits comme alogoi, rationes absurdae, de ab et de surdus, à la fois « absurdes logiquement » et « inaudibles ». Enfin, comme la proportion du tempérament s’exprime dans les traits somatiques de l’individu, celle du nombre s’exprime dans le caractère variable des intervalles (ethos). De l’octave, le plus parfait, aux micro- intervalles, la charge pathétique des intervalles module du calme olympien au pathos le plus violent, directement proportionnelle à la complexité des rapports.

Musica practica

On n’aurait pas tort de qualifier cette formule – diffusée par l’école – de « libérale » ou « spéculative ». Quelques exemples permettront de comprendre son application dans les siècles précédant l’essor de l’humanisme.

Si l’Eglise médiévale s’en était tenue aux idées de St Augustin, elle aurait pu se contenter du plain-chant, à écouter les oreilles fermées avec toute l’abnégation décrite dans les Confessions. Et en effet il est difficile de citer, avant la Renaissance carolingienne, des exemples de musique sacrée qui débordent le cadre liturgique. L’entrave a été le statut de parole d’évangile accordé au plain-chant et la politique du ne varietur, destinée à traverser la culture médiévale et moderne. Suivant la tradition le chant liturgique puise ses racines dans le ciel. Au dire du musicographe Johannes Tinctoris (1435-1511), le Christ, non content de rétablir l’accord brisé par le péché originel par l’intermédiaire symbolique de sa double nature

14 Voir le Commentaire au Timée où la consonance se déploie par un mouvement sphérique à l’imitation de l’univers : Marsile FICIN, « In Timaeum Commentarium », Opera Omnia, xxviii, p 1453.

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divine et humaine, aurait également diffusé la pratique psalmodique parmi les hommes, doté par Dieu le Père d’une science musicale infuse dès l’instant de sa conception – origine céleste à part, on ne saurait le contredire, car, élevé dans le judaïsme, le Christ fut certainement le premier des chrétiens à psalmodier15. Pour remédier à la prolifération anarchique du chant liturgique, la culture carolingienne confia la seconde épiphanie de la musique à St Grégoire, représenté dès lors avec une colombe dans l’oreille en train de lui dicter l’antiphonaire. Le plain chant est alors à la musique ce que l’auctoritas est aux écritures, une parole d’évangile immuable dans le temps et dans l’espace. Mais comme toute autorité se déploie dans ses commentaires, dès le IXe siècle la culture médiévale conçut la musique sacrée comme une glose greffée sur le socle du plain-chant. D’où les tropes et la polyphonie, les deux innovations de la Renaissance carolingienne. Dans les tropes, la lettre et le commentaire se succèdent dans la même mélodie, dans la polyphonie ils résonnent simultanément, le plain chant dans le ténor (vox principalis) et les commentaires du compositeur dans les autres parties. Celles-ci sont alors à la musique ce que les sens d’interprétation sont aux Ecritures. Hugues de St Victor a frayé le chemin dans un passage du Didascalicon, où l’Ecriture est une cithare dont la caisse de résonance fait entendre trois sens d’interprétation comme autant de sons harmoniques d’une même corde16. La polyphonie sacrée restera l’herméneutique d’un ténor jusqu’à la Renaissance.

Entre le XIIIe et le XVe siècle, le réceptacle de ce genre d’exercice a été le motet polytextuel. Dans sa version « isorythmique » inaugurée par l’ars nova, la technique de composition consiste à imprimer à la matière du plain chant, rangée dans les quantités continues, une cellule rythmique rigide (talea), répétée un nombre entier de fois, pour la 15 Après les « tâtonnements » de la musique grecque et l’accomplissement des temps « Jésus Christ, musicien suprême, fit de toutes choses une seule dans son église et, sous la tutelle de la proportion double, fleurirent des musiciens illustres comme St Grégoire, Ambroise, Augustin, Hilaire, Boèce, Martianus, Guido Johannes de Muris […] ». « At qui postquam plenitudo temporis advenit, quo summus ille musicus Jesus Christus, pax nostra, sub proportione dupla fecit utraque unum in eius ecclesia miri floruere musici, ut Gregorius, Ambrosius, Augustinus, Hilarius, Boethius, Martianus, Guido, Johannes de Muris, quorum alii usum in ipsa salutari ecclesia canendi statuerunt, alii ad hoc hymnos canticaque numerosa convecerunt, alii divinitatem, alii theoricam, alii practicam huius artis, iam vulgo dispersis codicibus posteris reliquerunt.» JOHANNIS TINCTORIS Opera theoretica, ed. Albert SEAY, 3 vols, in 2, Corpus scriptorum de musica, vol. 22, Rome, American Institute of Musicology, 1975-78, p. 10. 16 « De triplici intelligentia Primo omnium sciendum est, quod divina scriptura triplicem habet modum intelligendi, id est, historiam, allegoriam, tropologiam. Sane non omnia quae in divino reperiuntur eloquio ad hanc intorquenda sunt interpretationem, ut singula historiam, allegoriam et tropologiam simul continere credantur. quod etsi in multis congrue assignari possit, ubique tamen observare aut difficile est aut impossibile. Sicut enim in citharis et huiusmodi organis musicis non quidem omnia quae tanguntur canorum aliquid resonant, sed tantum chordae, cetera tamen in toto citharae corpore ideo facta sunt, ut esset ubi connecterentur, et quo tenderentur illa quae ad cantilenae suavitatem modulaturus est artifex, ita in divinis eloquiis quaedam posita sunt, [789D] quae tantum spiritualiter intelligi volunt, quaedam vero morum gravitati deserviunt, quaedam etiam secundum simplicem sensum historiae dicta sunt, nonnulla autem quae et historice, et allegorice, et tropologice convenienter exponi possunt. unde modo mirabili omnis divina scriptura ita per Dei sapientiam convenienter suis partibus aptata est atque disposita, ut quidquid in ea continetur aut vice chordarum spiritualis intelligentiae suavitatem personet, aut per historiae seriem et litterae soliditatem mysteriorum dicta sparsim posita continens, et quasi in unum connectens, ad modum ligni concavi super extensas chordas simul copulet, earumque sonum recipiens in se, dulciorem auribus referat, quem non solum chorda edidit, sed et lignum modulo corporis sui formavit. sic et mel in favo gratius, et quidquid maiori exercitio quaeritur, maiori etiam desiderio invenitur. oportet ergo sic tractare divinam scripturam, ut nec ubique historiam, nec ubique allegoriam, nec ubique quaeramus tropologiam, sed singula in suis locis, prout ratio postulat, competenter assignare. saepe tamen in una eademque littera omnia simul reperiri possunt, sicut historiae veritas et mysticum aliquid per allegoriam insinuet, et quid agendum sit pariter per tropologiam demonstret ». Hugo de SANCTO VICTORE, Didascalicon, cf. Jjacques-Paul MIGNE, Patrologia Latina CLXXVI V,2, p. 789 C-790 C.

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couvrir ensuite de deux ou trois voix « farcies17 » de commentaires différents. Le compositeur peut également répéter le matériel mélodique suivant la figure du color rhetoricus. Lorsque le nombre de notes sélectionnées dans le plain-chant est un multiple des valeurs rythmiques de la talea, leur succession cyclique est isochrone. Mais pour soustraire davantage la forme mathématique à la perception, les compositeurs n’ont pas manqué de les dissocier. Taleae et colores se succèdent alors de manière indépendante, telles les périodes de deux cloches non synchronisées. Tous les rapports établis par le rythme avec les intervalles se recombinent périodiquement. La mélodie retrouvera sa forme rythmique initiale après un nombre de répétitions dicté par le dénominateur commun entre ses notes et celui des valeurs rythmiques de la talea.

On trouve un exemple de ce procédé dans le motet isorythmique de Guillaume de Machaut, Plus que la douce rousée. Le texte chanté met en scène une psychomachie courtoise des facultés de l’âme, déclinée en contrepoint par trois textes différents chantés en même temps dans les trois parties polyphoniques. Les deux voix supérieures énoncent la discordance discordante des émotions qui tiraillent l’âme du poète, partagé entre « Bon Amour » et « Désir ». Bon Amour pontifie dans la voix supérieure : De Bon Espoir, de Tres-Dous Souvenir/Et de Tres-Dous Penser contre Desir M'a bonne Amour maintes fois secouru. Dans la partie intermédiaire, dans la fange du corps, s’agite Désir secondé par le mea culpa du poète enchaîné par une « Ardeur » démesurée : Car en moy s'est engendrée/ Par un amoureus desir,/ Une ardeur démesurée. Pendant ce temps, le plain- chant au ténor, Speravi, prescrit le remède. Vox prius facta reçue des anges par St Grégoire, celui-ci fait l’objet de l’élaboration mathématique la plus sophistiquée. Sa durée globale comporte quatre colores groupés en deux sections, dont la deuxième divise à moitié les valeurs de la première, suivant le rapport consonant de 2 : 1. Chaque section est découpée à son tour par deux colores, rythmés par trois taleae. D’où une dissociation de la mélodie qui récapitule de manière intempestive au milieu de la deuxième talea  : les hauteurs restent les mêmes, mais leur coupe rythmique emprunte celle du milieu de celle-ci, dès la dix-neuvième note :

Exemple 1

Deux répétitions suffisent pour que le ténor retrouve sa forme initiale. Un simple calcul l’a rendu possible. Machaut a isolé 18 notes dans le plain chant. Son double en produit 36, multiple de 6, premier nombre « pairement impair » réductible à un impair après division. Il est alors possible de loger trois taleae de 12 valeurs en deux colores de 18. Le rapport est identique à la mesure d’une quinte 3 :2.

17 En latin : « farsa », « farsura », d’où « intermède », « farce théâtrale ».

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Exemple 2

La signification profonde de ce genre d’exercices est claire : relier le vêtement sonore de la composition à la réalité incorporelle du « nombre », du « poids » et de la « mesure » employée par Dieu dans l’orchestration de l’univers. Au moins deux symboles mathématiques servent ici de dénominateur commun à ce propos : la valeur christologique de 33 brèves parfaites – soit 99 brèves en trois taleae – de la voix supérieure, siège de Bon Amour, ainsi que la proportion à grande échelle qui informe le ténor. Le premier est un nombre symbolique per se qui se passe de tout commentaire. Le second est issu d’un procédé à l’ordre du jour dans la théorie harmonique scolaire : la démonstration de l’harmonie sur le monocorde. La durée temporelle du ténor est imaginée comme une corde symbolique de 36 unités, divisée simultanément en deux (2x18) et en trois parties (3x12). La section médiane 18 produit l’octave ( 36 :18), les deux autres, une quinte (36 :24) et son octave (36 : 12). Enfin, 36 est le carré de 6, nombre qualifié de « nuptial » car issu de la copulation entre le premier nombre féminin 2 et le premier impair 3.

Assez, pour extraire la signification allégorique de l’œuvre : tel l’attelage de l’âme dans le Phèdre de Platon, l’« âme » du motet, tiraillée entre les deux Vénus par Bon Amour et méchant Désir, retrouve la paix grâce l’irruption dans son « corps » d’une mélodie reçue du ciel – le plain-chant Speravi – mesurée par la mathématique transcendante du premier nombre nuptial, symbole de l’Amour.

Un autre moyen d’arracher la signification à l’oreille consistait à confier la forme à la logique spatiale du parchemin, comme dans Garrit Gallus/ In nova fert animus flendo dolorose/Neuma de Philippe de Vitry18, où les valeurs rythmiques de chaque talea se disposent en miroir autour d’un axe de symétrie central, parlant à la vue plutôt qu’à l’oreille.

18 Paris, Bibliothèque Nationale, Fonds français 146 “Roman de Fauvel”, fol 48.

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Exemple 3

Enfin, on pouvait aussi laisser la forme en puissance sans l’écrire, pour laisser sa réalisation au chanteur, moyennant le décryptage d'un avertissement verbal (canon) fourni en exergue avec le texte. Il en va ainsi du rondeau ma fin est mon commencement et mon commencement ma fin de Guillaume de Machaut. Il s’agit d’une pièce à trois voix dont seule la moitié est notée, la voix supérieure (triplum) et la moitié de la voix grave (contratenor). Il s’agit alors de comprendre que l’œuvre n’aura retrouvé sa forme idéale qu’au moment où les palindromes du triplum et du contratenor viendront parfaire le tout en même temps que les indications fournies dans le texte chanté. Ainsi au commencement de l’œuvre répond sa fin, dans l’alpha et l’omega d’un cercle idéal, image abstraite de l’univers et du rondeau.

Exemple 4

Baude Cordier a passé de la métaphore à la lettre dans un autre rondeau célèbre, conservé dans les Manuscrit de Chantilly : Tout par compas je suis composé19.

19 Codex Chantilly, Musée Condé 564. Date de composition : ca 1380-1400.

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Exemple 5

On ne saurait trouver d’exemples d’application plus éloquents de ce pythagorisme, diffusé par l’école, qu’on n’aurait pas tort de qualifier de « spéculatif ». Dans De Bon Espoir, toute tentative de déceler le retour périodique de la mélodie, déformée au milieu de la deuxième talea, – enfouie, qui plus est, sous le couvert des autres textes différents aux voix supérieures – dépasserait les compétences de l’oreille la plus exercée en matière de dictée musicale. Les macrorythmes ont été dilatés au-delà des capacités de la perception dans un tel degré d'abstraction formelle qu'aucun auditeur non prévenu, incapable de saisir simultanément les grandeurs mises en relation, à l'exception des anges et du compositeur, ne pourrait espérer les comprendre sans passer par l'analyse de la partition – opération d’ailleurs impossible durant l'exécution. La signification de l'œuvre se trouve placée dans une Idée musico-mathématique impossible à entendre, comme dans les canons énigmatiques, dont le sens n’existe ni pour la partition, ni pour l’auditeur, ni même pour l’exécutant.

Le problème de la participation

Ces exercices ont été le produit typique de la tendance à placer la forme mathématique au-dessus des sens. Mais en même temps ce rapport était très ambigu. Le pythagorisme académique n’a pas hésité à prolonger l’harmonie dans les trois dimensions de l’espace sphérique de l’univers, tant dans le plan horizontal des rapports établis par les corps physiques que dans la verticalité de leur participation avec l’intelligible20 ; l’harmonie de l’aigu et du grave reproduit non seulement un cas particulier de la crase des contraires observée dans les corps physiques, mais également un modèle réduit de la relation établie avec son modèle idéal, du corporel et de l’incorporel. Ficin l’a dit expressément à son ami Canigiani en interprétant la catégorie boéthienne de la musica humana comme consonance entre les facultés supérieures de l’âme et le corps. Dans le platonisme les êtres mathématiques habitent la région intermédiaire entre la matière et les Idées. Pour représenter l’enracinement progressif des Idées dans le devenir indéterminé de la matière, les premiers commentateurs du Timée ont imaginé une figure en forme de lambda, simple au sommet, ouverte sur l’infini à l’autre extrémité. Habité par toute une série de nombre de plus en plus incorporels, nombres « sonores », « sensati », « judiciales », Idées-Nombre, l’espace intermédiaire est continu et 20 Voir le Commentaire au Timée où la consonance se déploie par un mouvement sphérique à l’imitation de l’univers : Marsile FICIN, « In Timaeum Commentarium », Opera Omnia, xxviii, p. 1453.

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sur leurs incarnations dans l’art, le pythagorisme a été une philosophie à géométrie variable. En simplifiant, on pouvait distinguer trois cas de figure, compris entre deux extrêmes et une position intermédiaire : une beauté intelligible non incarnée, un mariage « psychosomatique » entre raison et sensation, connecté ou non avec le ciel ; et enfin, capitulation, une beauté sensible sans rapport avec les mathématiques. On pouvait invoquer une harmonie intelligible pure qui pouvait ou non se servir des sens comme véhicule ; dédaigner sa manifestation sonore, ou admettre un accord entre l'Idée et le phénomène, à l'instar de ceux qui faisaient coïncider la raison de l'intervalle avec le plaisir de l'oreille. La forme pouvait soit s’adresser à l’oreille « impure » de l’auditeur, soit à l’intellect des anges. Dans les images sonores édifiées sur les textes liturgiques l’osmose entre le signe et son modèle pouvait conduire à une sorte de « cratylisme » musical pour justifier le statut d’une hypotypose chargée de vertus efficaces. Quant aux affects, le nombre et la mesure pouvaient soit imposer un frein inhibiteur à l’émotion, soit exercer une action causale sur la crase des humeurs, soit encore exercer la fonction d’une cause intermédiaire analogue à celle d’un miroir des énergies astrales.

La position de Ficin

Au dire de Robert Klein, Ficin aurait accordé au nombre mathématique la fonction purement fonctionnelle d’un piège pour la grâce21 : 

« Les auteurs magiciens ont généralement, avec une logique qui n’était pas toujours consciente, pris le parti de réduire la beauté mathématique ou autrement « ordonnée » au rang d’une « préparation », d’un piège pour la grâce. Ficin l’a dit dans un passage connu du Convito. Corneille Agrippa explique la supériorité du chant sur la musique instrumentale par celle de l’expression sur le nombre seul, et y reconnaît l’intervention de ce facteur mi- spirituel, mi-corporel qu’est l’imagination22. »

A preuve le passage du De Occulta Philosophia de ce dernier, cité en note :

« le chant est plus efficace que le son produit par les instruments : à travers la concordance harmonique issue du concept de l’intellect, de l’impulsion impérative de la fantaisie et de l’affect du cœur, pénétrant facilement par son mouvement l’esprit aérien de l’auditeur - qui est le nœud de l’âme et du corps, - en même temps que l’air rompu et tempéré, il meut l’affect de l’auditeur à travers l’affect, la fantaisie à travers la fantaisie, l’âme à travers l’âme ; il fait battre le cœur et il entre jusqu’aux régions plus profondes de l’intellect, il s’insinue insensiblement dans les mœurs ; il fait mouvoir et immobilise les membres et les humeurs corporelles»23.

Dès lors la fracture marquée par Ficin entre beauté mathématique et grâce aurait introduit une fissure supplémentaire dans celle du rapport classique entre le sensible et l’Idée, fragilisée par les contradictions internes du pythagorisme « classique » des ateliers, comme celui d’Alberti24. Avec la « crise maniériste » ce système devait s’écrouler. La « dissymétrie des 21 Robert KLEIN, La forme et l’Intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 158. Il s’agit d’un article qui n’a pas fait une seule ride.22 Robert KLEIN, p. 162.23 Robert KLEIN, p. 164 ; Henri-Corneille AGRIPPA, De occulta Philosophia, II, 25 (éd. Lyon, 1555, p. 259 ) « Cantus quam instrumentalis sonus plus potest, quatenus per harmonicum concentum, ex mentis conceptu, ac imperioso phantasieae cordisque affectu proFiciniscens, simulque cum aere fracto ac temperato, aerium audientis spiritum, qui animae atque corporis vinculum est, motu facile penetrans, affectum animumque canentis secum transferens, audientis affectum movet affectu, phantasiam afinit phantasia, animum animo, pulsatque cor, et usque ad penetralia mentis ingreditur, sensim quoque mores infundit; movet praeterea membra atque sistit, corporisque humores ». 24 Robert KLEIN, p. 156. La formule typique du pythagorisme humaniste albertien, « rationaliste », « méthodique », « aristotélicien », « classique », « arithmétique », et « naïf » reposerait sur les postulats suivants : « La proportion consonante, c’est-à-dire une certaine forme de rapports numériques simples, est la condition nécessaire de la vraie beauté – tout autre agrément acoustique ou visuel n’étant que pur ‘plaisir des

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arts n’était pas justifiable » et on tenta de l’abolir, ce qui conduisit, d’un côté, à une tendance à « maintenir le pythagorisme dans les limites du sensible » et, de l’autre, à une surestimation théorique du nombre intelligible.

Avec la fin du XVIe siècle, la crise du pythagorisme aurait rendu caduques les freins mathématiques imposés à l’émotion, ce qui aurait entraîné la dérive de l'esthétique mathématique dans une psychologie différentielle des affects comme communication sympathique. Coïncidant avec la « fin de l’humanisme », « elle consistait à nier la séparation de la forme et du sens et à enlever au sens son caractère purement intellectuel25 ». En conférant au nombre la valeur d’une préparation, la magie sympathique de Ficin aurait « cautionné quelques-unes des thèses nouvelles ».

Le point faible de cette interprétation est la résistance de la matière. Dans le passage du De Occulta Philosophia isolé pour prouver le divorce du nombre et de l’affect, on chercherait en vain non seulement les traces d’une récurrence du mot « nombre », mais aussi celle d’une « supériorité du chant sur la musique instrumentale par celle de l’expression sur le nombre seul26 ». La source d’Agrippa est un passage transcrit ad litteram de l’épître De Musica de Ficin à l’ami Canigiani, dans lequel aucune distinction n’est faite entre le chant et le son (cantus sonusque). En outre le nombre est une partie intégrante de l’aer factus ac temperatus véhiculé par le spiritus, dont Ficin a déclaré qu’il enferme les proportions de la quarte, de la quinte et de l’octave27. Enfin, dans ce passage il est bien question d’une hiérarchie, celle qui subordonne la signification fantastique28 du son, indéterminée du point de vue sémantique, à celle du texte chanté, qui dit la raison. Mais il s’agit de deux registres tributaires d’un même formalisme mathématique29.

sens’. Cette condition n’est cependant pas suffisante car certaines proportions théoriquement irréprochables peuvent ne pas s’avérer bonnes soit en architecture, soit en musique ; et ces deux arts ne sont en outre pas strictement parallèles, mais deux cas particuliers et différents de l’harmonie universelle ; il existe un instinct du beau qui nous signale cette harmonie, sans le détour de l’analyse et sans l’aide des mesures de contrôle  ». Robert KLEIN, p. 154.25 Robert KLEIN, p. 153.26 « Neque mirum id quidem : nam cum cantus sonusque ex cogitatione mentis et impetu phantasie cordisque affectu proiniscatur atque una cum aere fracto et temperato aereum audientis spiritum pulset, qui anime corporisque nodus est, facile phantasiam movet afinitque cor et intima mentis penetralia penetrat, corporis quoque humores et membra sistit et movet ». [Or ce n’est point surprenant ; car, puisque le chant et le son sont issus de la cogitation de l’esprit, l’élan de la fantaisie, et l’émotion du cœur, joint à l’air qu’ils ont rompu et tempéré, frappent l’esprit aérien de l’auditeur qui est la jonction de l’âme et du corps ; ils déplacent facilement la fantaisie, touchent le cœur et pénètrent jusqu’au tréfonds de l’intellect, il fait mouvoir et immobilise les membres et les humeurs corporelles.] Marsile FICIN, « De musica », Opera Omnia, p. 680.27 « Atque ubi proportio rei sensibilis per qualitates gradusque suos proportioni qua sensus ipsius spiritusque complexio constat unidque quadrat et consonat, ibi putant voluptatem mirificam provenire. Ergo ne longius ab instituto digrediamur, Platonici in ipsa auditus complexione unum terre collocant gradum, atque vero unum quoque, sed tertiam insuper partem, ignis preterea unum atque dimidium, aëris denique duos. Hinc ergo vim proportionis sxquitertie, sexquialtere, duple oriri maxime arbitrantur » (Ibid., p. 54). [Les Platoniciens attribuent à l'organe des perceptions auditives un degré pour l'élément terre, à l'élément eau un degré et un tiers, au feu un et demi, à l'air deux. D’où les proportions sesquialtera, [3 :2] sesquitertia [4 :3] et dupla [2 :1] ]. Marsile FICIN, In Timaeum Commentarium, II, xviii, p. 1454. Voir aussi l’Epistula de Rationibus musicae, Paul Oskar KRISTELLER ed., Supplementum Ficinianum, Florence, 1973, p. 53-54.28 Il est question de cette hiérarchie, qui reproduit celle des sens intérieurs, dans la même lettre. Dès la fin du XVe siècle la correspondance établie entre la fantaisie et la musique pure a justifié l’emploi du mot « fantasia » pour la désignation de toutes forme de musique sans paroles, dans les fantaisies instrumentales, dont la signification fantastique reproduit le langage non verbal de la faculté du même nom. 29 James HUTTON, (Some English Poems in Praise of Music, English Miscellany 2,1951 p. 48, in Essays on Renaissance Poetry, ed. RITA GUERLAC, Ithaca and London : Cornell University Press, 1980, p. 17-73) n’a rien trouvé dans ce texte qui puisse prouver la supériorité de l’expression sur le nombre seul.

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Enfin tout se passe comme si l’affect était une « matière » continue incompatible avec sa mesure, disciplinée par les freins inhibiteurs du nombre. Si bien que la dérive « fin de siècle » de l’esthétique dans une « communication sympathique des affects », n’aurait pas eu d’autre choix que de surgir des cendres du pythagorisme. Cependant dans les définitions de la consonance comme numerus ad sonum relatus, l’affect n’est pas moins concerné par la catégorie du son que par celle du nombre. Quant à la prétendue crise du pythagorisme, il en va de la musique spéculative comme de l’âme du divin Pythagore : elle renaîtra opiniâtrement de ses prétendues « cendres » à intervalles réguliers, tel le Phoenix, de Zarlino à Tartini, en passant par les jésuites, qui ont tout essayé pour soumettre le savoir musical au contrôle des arts libéraux.

Quant au Commentaire au Banquet, l’idéalisme platonicien dissocie certes les catégories de l’Amour et de la Proportion, si bien que pour le nombre il n’y aura plus que la fonction d’une simple « préparation ». Le cœur du propos est bien une incitation adressée aux amants à étancher leur soif de Beauté « ailleurs que dans le fleuve de la matière ou dans les ruisseaux de la quantité ». Mais Ficin n’étanche pas moins la sienne dans d’autres sources, qu’il laisse courir en parallèle sans trop se soucier de leur étanchéité. Dans le Commentaire au Banquet l’impureté du fleuve de la quantité n’empêche pas le médecin Eryximaque de proclamer que l’harmonie est l’Amour qu’une note fait à l’autre dans les intervalles consonants :

« On observe la même chose en musique dont les artisans recherchent quels sont les nombres qui aiment plus ou moins tels ou tels nombres. Entre un et deux, entre un et sept, ils trouvent un amour quasi nul. En revanche entre un, trois quatre cinq six, ils trouvent un amour beaucoup plus ardent et le plus ardent entre un et huit30 ».

La tentative de dissimuler la proportion des notes derrière celle de leur valeur ordinale (1,2,3,4,5…) dans l’échelle diatonique n’atteint pas son but car l’amour qu’une note fait à une autre suit au comma près la qualité de leur proportion31, et leur entente conjugale épouse exactement les principes exposés dans les autres textes mathématiques – le De numero Fatali, le Commentaire au Timée, l’Epistula de Rationibus Musicae32.

La position de Ficin

Malgré ces distinctions, dictées par le recul de la physique face à la transcendance de l’Idée, l’enseignement de Ficin sur la transitivité des formes est clair. Que leur vecteur soit l’Amour, le magnétisme, la sympathie, le spiritus mundi ou l’imagination, toute communication est l’œuvre d’un intermédiaire entre deux extrêmes disjoints. Et la communication des extrêmes est du ressort de l’Harmonie, copula mundi. Les étudiants de la faculté des arts étaient les mieux informés. Quant aux laïques, ils pouvaient songer au pillage du langage musical dans la magie : charme, enchantement, consonantia, concinnitas, concordia discors, respondentia, vinculum. Du point de vue historique l’idée que les extrêmes 30 Pierre LAURENS, (ed.), Marsile Ficin, Commentaire sur le banquet de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 2002, III, 3, p. 59 : « Cuius artifices qui numeri, quos numeros aut magis aut minus diligant investigant. Hi inter unum ac duo atque unum et septem minimum amorem inveniunt. Inter unum vero, tria quatuor, quinque sex amorem vehemntiorem repriunt. Inter unum et octo vehementissimum ». 31 La formule « un et deux », « un et sept » renvoie aux dissonances de seconde et de septième. « Un et trois », « un et quatre », « un et cinq », « un et six », désignent respectivement, les consonances de tierce majeure, de quarte, de quinte et de sixte.32 Où la consonance, comme ici, est directement proportionnelle à la simplicité du rapport générateur  : 2 :1 pour l’octave 3 :3 pour la quinte, 4 :3 pour la quarte, 5 :4 pour la tierce, 9 :8 pour la seconde, 15 :8 pour la septième. L’exposé le plus technique à ce sujet figure dans l’Epistula de Rationibus musicae, p. 55.

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communiquent dans la consonance puise ses racines dans les méthodes suivies par les pythagoriciens dans l’analyse de leurs qualités à travers la représentation spatiale des unités (psephoi) moyennant des galets distribués sur le sable (dont le gnomon) – une habitude dont on trouve des traces dans les bouliers, les abaques, et les cordes à nœuds. La première description de cette méthode figure dans la Physique d’Aristote à propos du gnomon, « équerre » ou « cadran solaire de la connaissance33 ». Inaccessible aux grands commentateurs du XXe siècle34, son contenu musical n’avait aucun secret pour Ficin, qui l’a décrite dans tous ses écrits mathématiques à commencer par le De Numero Fatali. Dans ces manipulations l’extension spatiale des unités dans les nombres « oblongs » (n+1/n) désignant les consonances se traduit par deux ensembles hétérogènes, pair et impair, à l’image des contraires en conflit dans les corps physiques. Cependant leur conflit n’est pas moins apparent que la cause de leur cohésion dans les rapports consonants. En effet on peut prouver que dans

33 ARISTOTE, Physique, 203 a 13.34 A commencer par Walter BURKERT, jadis le plus éminent spécialiste du pythagorisme ancien. L’opération fait l’objet d’une note ‘kilométrique’ (Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1972, p. 21, n. 27), dans laquelle on chercherait en vain une trace de sa signification, non seulement musicale mais également mathématique, pourtant répertoriée dans tous les traités de théorie harmonique successifs, de Nicomaque à Boèce, en passant par Aristote dans les Catégories. Il en va ainsi de Kirk, Raven Schofield, auteurs de l’historique les plus en vue sur les Présocratiques « This illustration certainly succeds in forging a connexion of sorts between odd an limited (via uniformity) and even an unlimited (via inifinte variability). But it does not explain why even accounts for the unlimitedness of things, nor what is meant by its being taken in and limited by the odd. Probably no precise explanation of the Pythagoreans thought processes is possible, despite the unpersuasive efforts of ancient commentators to supply one [Simpl., in Phys., 455, 20-456, 15]. The Presocratic philosophers : a critical history with a Selection of texts by Geoffrey S. KIRK, John E. RAVEN, Malcom SCHOFIELD (dir.), Cambridge, London, Cambridge University Press, 1982, p. 337. En réalité, une explication est possible, mais elle suppose la connaissance de la théorie harmonique. Celle-ci prouve que la série des nombres oblongs – incluse par Aristote dans la table des contraires parmi les instances du devenir (ARISTOTE, Métaphysique 986 b) – reproduit dans ses côtés les extrêmes des rapports hétéromèques (n+1/n) produits par les intervalles musicaux.

Exemple 6Alors que la série des nombres carrés, issue de l’addition des nombres impairs, évolue sans altération, celle des nombres oblongs module à l’infini le rapport des côtés. L’extrême majeur de l’octave 2 dépasse d’une unité l’extrême mineur 1. Celui de la quinte 3 dépasse le mineur 2 de moitié (3 :2 = 1+1/2) ; celui de la quarte d’un tiers (4 :3 = 1+1/3). Au fur et à mesure que la série croît l’excès séparant les extrêmes diminue à l’infini, telle une ligne divisée à l’infini en parties aliquotes : ½, 1/3, ¼… C’est par ce biais, en conclut Boèce, que la « propriété de la quantité continue » s’insinue progressivement dans les quantités discrètes, entraînant la déformation des rapports consonants. Voilà pourquoi “even accounts for the unlimitedness of things”. Superparticularitas autem, quoniam in infintum minorem minuit, proporietatem servat continuae quantitatis. [...] Superparticularitas vero nihil integrum servat, sed vel dimidio superat, vel tertia, vel quarta vel quinta. [Le genus superparticularis, diminuant l'extrême mineur à l'infini, conserve la propriété de la quantité continue. Il ne conserve rien d'intègre, mais il dépasse (le dénominateur) tantôt de moitié, tantôt du tiers, tantôt du quatrième. [2:1= 1+1/1; 3:2=1+ 1/2 ; 4:3= 1+1/3...... ] ». BOETII De institutione musica libri quinque, ed. Godofredus FRIEDLEIN, Leipzig, B. G. Teubner, 1867, i, vi, p. 93 ». Ficin y fait allusion dans le Commentaire au Timée  : « Superparticularis autem ab integritate quidem labitur [...] Superpartiens vero non modo amittit integritatem, sed etiam simplicitatem [...]. [Le genre suprerparticularis en effet s'écarte de l'intégrité. [...] Le superpartiens, au contraire, perd non seulement l' intégrité mais aussi la simplicité »]. In Timaeum, Opera Omnia, II, xxx, p. 1454. Cette opération est également au cœur du traité consacré par Ficin au « nombre fatal » de la République, Michael J.B. ALLEN, (ed.), De Numero Fatali. Nuptial Arithmetic : Marsilio Ficino’s Commentary on the fatal number in Book VIII of Plato’s Republic, Berkeley, 1994, p. 193. A part Aristote, Simplicius, Nicomaque de Gérase, Iamblique et Boèce, Ficin a pu trouver des traces de cette doctrine dans le manuel de mathématiques platoniciennes de Théon de Smyrne.

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la quinte ut sol, l’extrême grave 3 épouse l’aigu 2 en vertu de la présence d’un module unificateur commun – l’unité 1:

Exemple 7

Cette analyse n’est banale qu’en apparence, car la géométrie connaît des rapports « incommensurables » dépourvus de mesure commune, parfaitement dissonants – à l’image de la haine35. Ficin ne l’a pas perdu de vue :

« Il faut se souvenir que l’ouïe est toujours délectée par l’unité, alors qu’elle est blessée par la dualité, comme s’il s’agissait d’une division. C’est pourquoi lorsqu’elle elle distingue deux sons come deux entités séparées elle est blessée à l’extrême. Là où elle les distingue le moins, mineure est l’offense. […] Et cela arrive lorsqu’un son absorbe l’autre en soi ou conjugue l’autre avec soi, chose qu’ils ne peuvent réaliser si ce n’est à par la proportion dont nous avons parlé36. »

Il s’agit d’un point d’importance capitale qui résume à lui seul l’extraordinaire universalité de l’Harmonie. Synonyme de « communication », « transitivité », l’action médiatrice exercée par l’unité sur les extrêmes des rapports musicaux offrait un modèle réduit de tous les phénomènes d’action à distance traversant la machine du monde. Tout ce qui pouvait être interprété en termes de relation s’est trouvé ramené à un problème de consonance et de dissonance : de la vibration sympathique des cordes, aux enchantements de la magie, en passant par l’homéopathie, l’allopathie, l’Amour, le magnétisme des aimants, l’astrologie, la musique de l’âme et du corps, la crase des quatre humeurs, les voyages du spiritus phantasticus dans les régions de l’anima mundi, l’irradiation prophétique, l’inspiration et les vertus efficaces de la musique.

Mais ce fut par les métaphores « biologiques » convoquées par Ficin pour rendre compte du métabolisme de l’âme du monde que la transitivité des formes atteint son sommet d’intensité. Là aussi le chemin a déjà été frayé par le pythagorisme antique. Pour transformer le système harmonique du monde en un être doté de vie il suffisait de songer à ce qu’Aristote avait dit du double rôle assigné au nombre dans le vieux pythagorisme, à la fois cause matérielle et cause efficiente de toutes ses transformations37. Il n’y avait qu’un seul domaine où cette synergie était à l’œuvre : le vivant. Dans le dessein de réduire le monde à un système harmonique, les pythagoriciens substituent les corps physiques à des nombres, les éléments 35 Les mathématiciens de l’harmonie enseignent également que le mariage des extrêmes se solde par un divorce sanglant dans les rapports incommensurables (comme √2 :1) dont la fraction pulvérise à l’infini l’unité arithmétique 1 mesurant l’un et l’autre extrême – des relations connues sous le nom de rationes absurdae, à la fois « inconcevables » et « sourdes, inaudibles ». C’est pourquoi les compétences de la théorie harmonique s’arrêtent là où les quantités discrètes considérées par l’arithmétique touchent à la géométrie, discipline consacrée à la considération des quantités continues ouvertes à la division à l’infini de l’espace.36 « Omnino autem meminisse oportet auditum in unitate quidam ubique mulceri, dualitate vero quasi divisione quadam semper offendi. Quamobrem quotiens voces duas maxime discernit ut duas, offenditur maxime. Ubi vero discernit minus, minor ibi offensio provenit. Ubi denique minime minima. Appetit quidem auditus unum, quoniam et ipse unus est atque ab uno, sed unum cupit ex multis perfecte conflatum atque ea proportione compositum, qua et ipse unum quiddam naturaliter contemperatur ex multis. Denique quoniam auditus ipse multitudine quadam naturalium partium constat in unain formant penitus conspirantium, ideo numerum vocum libenter adsciscit in vocem unam atque concentum perfecte redactum. Id autem ibi precipue accidit, ubi vox altera quodammodo vel absorbet ipsa sibi vel secum continue alteram, quod quidem sola illarum quas dicebamus proportionum virtute efinere possunt. » Marsile FICIN, Epistula de Rationibus musicae, p. 53.37 ARISTOTE, Métaphysique, A, v.  986 a.

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physiques aux « éléments du nombre ». Ils confondent la mesure avec le mesuré, la forme avec la matière, avec pour résultat de fantastiques images entraînées par la nécessité de prêter toutes les propriétés des corps physiques au nombre « mathématique ». A commencer par le sexe. Désigne le membre viril, l’unité logée au milieu des deux extrêmes du premier nombre impair, tandis que le « vide du milieu » séparant les deux unités du premier nombre pair renvoie à la matrice, image du chaos primordial (du grec « bailler »), réceptacle béant de la dichotomie à l’infini de l’espace géométrique. C’est ainsi que l’Impair s’accoupla au Pair dans l’embryon primordial Pair-Impair 38 qui donna naissance au monde par génération harmonique. L’Amour-Harmonie accoupla ensuite les deux sexes dans les nombres nuptiaux, issus de l’union de deux nombres consécutifs – dont 6 = 3x2 –, avant qu’ils recommencent leur multiplication dans les générations suivantes. Des hommes et des nombres. Ficin savait parfaitement que cette mathématique sexuée avait inspiré les doctrines du Banquet de Platon sur l’Amour, et il en avait tiré parti amplement dans son commentaire sur le « Nombre fatal » du Huitième livre de la République 546 A ss.

Les Pères de l’Eglise connaissaient assez le paganisme des mystères pour savoir que la communication des formes avec l’au-delà par le truchement de l’harmonie universelle avait encouragé la prolifération des pratiques diaboliques. Pour l’éviter, ils avaient mis tous leurs soins à débrancher les « câbles » qui auraient pu rétablir ces redoutables connections. Medicus mediceus, Ficin adopta la position d’un médecin à l’égard d’un vaste système cardiovasculaire :

38 Sur le nombre 5 comme modèle de l’amour voir PLUTARQUE De E Apud Delphos/ Sur l'E de Delphes, Robert FLACELIÈRE ed., Paris, Les Belles Lettres, 1941, 388 a-c. La sexualité des nombres est à l’honneur dans le De Numero fatali, p 193 : « Re autem vera Pythagorici duitatem indeterminatum aliquid esse volunt, nullius figurae principium ». Appartiennent à la catégorie des nombres nuptiaux les nombres composés de facteurs pairs et impairs consécutifs comme 2x3, 3x4 etc. Les facteurs non consécutifs tels que 2x9 ou 3x6 n’entrent pas dans cette catégorie. Un autre texte, encore plus proche du pythagorisme présocratique figure dans un fragment du Traité d’Aristote sur le pythagorisme ancien, conservé dans le De Musica du Pseudo-Plutarque, à propos de la qualité des nombres reçus dans l’harmonie dorienne 12 : 9 ; 8 : 6, qualifiée de « corps » de l’harmonie. PLUTARQUE, De la Musique, François LASSERRE, ed. Olten/Lausanne, U. Graf, 1954. (Bibliotheca Helvetica Romana 1), ch. 23, p. 1139 b-1140 b [=Arist. fr. 47 Rose].C’est pourquoi les pythagoriciens ont qualifié de « marital » le nombre 6, car dans son concept le mâle s’accouple à la femelle, à savoir l’impair avec le pair, comme deux fois 3. Six est en effet le premier des nombres maritaux ; le second est 12, dont le concept mêle 3 avec 4, 3x4=12. Au contraire, là où des moyennes introduisent un écart parmi le pair et l’impair, ils ne concourent pas ensemble ». [« Praeterea Pythagorici 6 sponsalem numerum vocaverunt, quoniam in eius conceptu mas cum femina coit, scilicet impar cum pari—bis 3. Sex est autem sponsalium primus, secundus vero 12 (in cuius conceptu 3 cum 4 se commiscet-ter 4 = 12). Ubi vero par et impar per media distant, congredi non videntur. Marsile FICIN. De Numero Fatali, Michael J.B. ALLEN ed., Nuptial arithmetic, p.187.] Cf. p. 212 : « Item numeros[3] impares esse in ordine boni vocandosque masculos et sponsos atque patres, praesertim propter robur quod in nodo sui medio, scilicet uno, possident; pares autem in genere mali, si cum imparibus comparentur, nuncupandosque [4] feminas et sponsas atque matres, videlicet si cum imparibus conferantur. Nam etiam in utroque [10] genere sponsi quidam vel sponsae quodammodo nominari possunt». Cf. p. 195 [vii]: Simpliciter autem impares numeri praestant paribus. Pares enim rebus corporeis atque dividuis, impares autem incorporeis individuisque [75] similes esse videntur. Item par primus, scilicet duitas, est divisio diversitasque prima casusque primus ab uno. Primus autem impar, id est ternarius, est quasi reditus ad unum atque principium; atque ultra parem abundat uno, ob quam plane copiam masculus appellatur. Par autem ob inopiam, partitionem, casum quasi femininus [80] apparet ».

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« Nous sommes donc reliés comme par trois câbles, à toute la machine, l’intellect à l’intellect, la nature à la nature, les idoles aux idoles, tout comme dans la matrice l’embryon est attaché par des ligaments à tout le corps maternel, et par suite perçoit par l’intermédiaire de son âme, de son corps et de son esprit, les passions de l’âme, du corps et de l’esprit de la mère39. »

L’univers est alors un immense animal pensant, gouverné par la communication de tous ses membres40. Toutes ses parties résonnent par sympathie comme les organes d’un même corps reliés par le spiritus, mi-pensée/mi-vapeur, dans lequel Ficin n’a pas manqué de trouver les puissances « de la quinte, de la quarte et de l’octave41. »

Et il en va de même de l’esprit reliant l’imagination du musicien à son œuvre à travers son corps. Il existe une musique dans l’âme – écrit-il à l’ami Canigiani –, qui

« prolonge ses trames dans tous les membres du corps, musique que les orateurs, les poètes, les peintres, les sculpteurs, les architectes, imitent dans leurs œuvres42. »

Elle s’exprime dans le corps et dans tout ce qu’il fait à commencer par la composition musicale. Et le modèle est encore biologique. Il en va de la création comme de cette mère trouvée dans les fragments d’Empédocle, dont l’imagination accoucha d’un enfant reproduisant les traits de la statue dont elle était tombée amoureuse.

De là à décrire la polyphonie comme un animal aérien, doté de toutes les facultés de l’âme et du corps, il n’y avait qu’un pas que Ficin n’a pas hésité à franchir :

39 « Ergo iis quasi tribus rudentibus toti machinae colligamur, mente mentibus, idolo idolis, natura naturis, non aliter ac foetus in alvo toti torpori materno per continuata ligamenta connectitur ; onde et animae maternae et corporis et spiritus materni ipse quoque per animam suam, corpus et spiritum percipit passiones  ». Théologie platonicienne, XIII, ii, p. 209. 40 « Sed cur magum putamus amorem? Quia tota vis magice in amore consistit. Magice opus est attractio rei unius ab alia ex quadam cognatione nature. Mundi autem huius partes ceu animalis unius membra, omnes ab uno auctore pendentes, unius nature communione invicem copulantur. Ideo sicut in nobis cerebrum, pulmones, cor, iecur et reliqua membra a se invicem trahunt aliquid seque mutuo iuvant et uno illorum aliquo patiente compatiuntur, ita ingentis huius animalis membra, id est, omnia mundi corpora connexa similiter, mutuant invicem naturas et mutuantur. Ex communi cognatione communis innascitur amor, ex amore, communis attractio. Hec autem vera magica est ». [ « Mais pourquoi pensons-nous qu’Amour est magicien ? Parce que toute la puissance et la magie consiste dans l’amour. L’opération de la magie est l’attraction d’une chose par une autre en vertu d’une affinité naturelle. Or les parties de ce monde, comme les membres d’un seul et même être vivant, dépendent toutes d’un même créateur, sont liées entre elles par la communauté d’une unique nature. Aussi, de même qu’en nous le cerveau, les poumons, le cœur, le foie et les autres membres tirent tous quelque chose les uns des autres, s’aident mutuellement et compatissent à la souffrance de l’un d’eux, de même les membres de ce gigantesque animal, je veux dire tous les corps du monde unis entre eux, pareillement se prêtent et s’empruntent mutuellement leurs natures ».] Marsile FICIN, Commentaire Sur le Banquet, VI, 10, p. 166. 41 « Platonici in ipsa auditus complexione unum terre collocant gradum, aquae vero unum quoque, sed tertiam insuper partem, ignis preterea unum atque dimidium, aëris denique duos. Hinc ergo vim proportionis sxquitertie, sexquialtere, duple oriri maxime arbitrantur » Marsile FICIN, Epistula de Rationibus musicae, p. 54).« Les Platoniciens attribuent à l'organe des perceptions auditives un degré pour la terre, un degré et un tiers pour l’eau, un et demi pour le feu, et deux pour l'air. D’où la proportion sesquialtera [sc.la quinte 3 :2], sequitertia [la quarte 4 :3] et dupla [l’octave 2 :1]. »42 Marsile FICIN, De Musica, Epistulae, Opera Omnia, p. 651.

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« D'autre part la matière du chant est beaucoup plus pure et plus analogue au ciel que la matière dont il est question en médecine : il s'agit, ici, d'un air chaud ou tiède, qui respire encore, en un certain sens doté de vie, composé à partir d'articulations et de membres appropriés, comme un animal vivant ; un être porteur de mouvement qui non seulement véhicule un affect, mais également une signification, tel un intellect ; si bien que le chant peut être défini une espèce d'animal aérien et rationnel43. »

Ficin connaît assez la langue d’Homère pour savoir que le mot mélos désignait aussi bien la mélodie que les membres anatomiques des animaux. Et il ne maîtrise pas moins la théorie harmonique antique pour ramener ces métaphores au pied de la lettre. La polyphonie44 (concentus) combine une forme mathématique à une matière de quatre éléments. Du grave à l’aigu, la basse répond à la terre et à la mélancolie ; l’alto à l’eau et au flegme, le ténor à l’air et au sang, le soprano au feu et à la colère45. « Materia » renvoie au mouvement sonore de l’air. Chez Ficin la catégorie du « mouvement » peut renvoyer tout à tour à la vitesse vibratoire des sons, à celle de leur propagation dans l’espace, au mouvement des nombres harmoniques dans les figures célestes (De Vita) ; et enfin, comme chez Aristoxène, à la tension et au relâchement produit par l’oscillation d’un degré de tension (tonos) dans le mouvement topique de la voix. A l’état brut, ce dernier est une quantité continue extensible à l’infini, semblable au glissando d’un instrument à cordes. Tel le Chaos avant la création, cette matière informe atteint le statut d’un langage lorsque le nombre partage sa continuité géométrique en intervalles discrets, que Ficin nomme aer fractus ac temperatus. « Artus » désigne les membres du système harmonique. C’est ici que la mémoire court au Canon de 43 « Iam vero materia ipsa concentus purior est admodum coeloque similior quam materia medicinae : est enim aer etiam hic quidem calens, sive tepens, spirans adhuc et quodammodo vivens, suis quibusdam articulis artubusque compositus, sicut animal, nec solum motus ferens affectum praeferens, verum etiam significatum afferens quasi mentem, ut animal quoddam aerium et rationale quodammodo dici possit. [« D'autre part la matière du chant est beaucoup plus pure et plus analogue au ciel que la matière dont il est question en médecine : il s'agit, ici, d'un air chaud ou tiède, qui respire encore et qui, en un certain sens, est doté de vie, étant composé à partir d'articulations et de membres appropriés, comme un être animé, qui, non seulement est porteur d'un mouvement qui véhicule un affect, mais aussi qui comporte une signification, comme un esprit  ; de sorte que le chant peut être défini une espèce d'animal aérien et rationnel ». ] Marsile FICIN, Commentaire sur le Banquet « De Vita Coelitus Comparanda », Opera Omnia, III, 21, p. 563.44 Nous traduisons ainsi ce terme, tout en sachant qu’il pourrait désigner une mélodie unique. La seule différence est la présence simultanée de plusieurs mélodies dans la polyphonie, mais dans un cas comme dans l’autre concentus renvoie à l’harmonie au sens antique du terme, comme mixtion (krasis) d’éléments antagonistes. Aussi bien la mélodie que la polyphonie ne font que prolonger dans la durée l’harmonie des cordes essentielles articulées dans les modes, comme le prouve la définition de Zarlino de la mélodie comme « harmonia successiva ». En outre, dans le Commentaire au Timée, (« In Timaeum Commentarium », Opera Omnia, II, xxxi, p. 1455 ; voir le texte ci-dessous) Ficin a associé les quatre registres du concentus aux quatre éléments et au quatre humeurs. Au vu des frontières mouvantes séparant les tessitures vocales dans la monodie, il est vraisemblable qu’il ait songé à la polyphonie, dont la pratique combine des parties vocales séparées, concevables en termes d’éléments. Le langage technique d’alors ne connaît pas d’autres termes que concentus pour la polyphonie.45 « Quemadmodum medici peritissimi certos invicem succos certa quadam ratione commiscent per quam in unam novamque formam plures atque diversae materiae coeant, et ultra vim elementalem virtutem quoque coelestem miriine nanciscantur, quod in Mithridatis confectione et Andromachi Theriaca est manifestum: similter artiiniosissimi Musici gravissimas voces quasi materias frigidas, voces item acutissimas quasi calidas, rursus mediocriter graves ut humidas mediocriter, et acutas ut siccas, tanta ratione contemperant, ut unam quaedam forma fiat ex pluribus, quae ultra vocalem virtutem consequatur insuper et coelestem  ». [« Comme les médecins très expérimentés entremêlent certains liquides selon une juste proportion, dans laquelle plusieurs matières différentes se réunissent en une seule et nouvelle forme [...], les musiciens très savants tempèrent des notes graves [sc. la basse] comme des matières froides, des notes suraiguës [sc. le soprano] comme des matières chaudes, des notes modérément graves [sc. le ténor] comme des matières humides et des notes moyennement aigues [sc. l'alto] comme des matières sèches  [cela] avec tant de proportion qu'une seule forme se crée à partir de plusieurs, qui, en plus de sa vertu vocale, obtient aussi une vertu céleste ». ] Marsile FICIN, « In Timaeum Commentarium  », Opera Omnia, 1576, II, xxxi, p. 1455.

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Polyclète, et à la racine du mot melos  : comme l’ongle mesure les membres du corps, deux sons s’articulent dans les intervalles, les intervalles dans les modes, les modes dans les systèmes, les systèmes dans les tonalités, les tonalités dans la mélodie46. « Système de systèmes » (Théon de Smyrne47), l’ossature de la mélodie comprend des membres qui en contiennent d’autres, plus menus. D’où le mot articulis, qui peut décrire les quartes et les quintes articulées dans les octaves modales. Leurs points d’articulation marquent les lieux des cadences régulières à travers lesquelles le compositeur traduit la ponctuation et l’affect en fonction de la simplicité de leur rapport mathématique. La note est à l’intervalle ce que le nombre est au rapport, et comme les langues antiques comptent moyennant des lettres, il en va de la musique comme d’un discours.

St Augustin avait déjà enseigné que le texte chanté est comme l’âme rationnelle des psaumes et que son vêtement sonore est son âme sensitive. Les néoplatoniciens ont fait un pas de plus. Chez Plutarque les Idées se transforment en images dans « l’espace » de l’imagination. Et Ficin en déduit que l’imagination entoure l’Idée d’un corps subtil, comme la musique d’un motet revêt les texte chanté d’un corps sonore. D’où une analogie étroite avec la physiognomonie et la poétique des passions, d’importance capitale pour les partisans de la musique de l’avenir : comme la fantaisie altère le visage sous l’emprise des émotions, il est légitime que le vêtement harmonique du madrigal se déforme en fonction du texte chanté, en vue de transformer à son tour l’imagination de l’auditeur. La boucle est bouclée lorsque les pouvoirs cognitifs de l’âme communiquent avec le ciel par l’intermédiaire des raisons séminales en puissance dans les éléments.

On trouve quelques détails dans un passage de la Théologie Platonicienne sur la mécanique du vaticinium. Depuis les « idoles » des âmes célestes, la raison séminale de la pluie qui tombera demain passe dans les orbites des cieux ; celles-ci humidifient l'air, l'air humecté met en mouvement la pituite. Après quoi, de bas en haut, l’information franchit porte après porte les sens intérieurs. La pituite agit sur les germes des éléments aqueux enfermés en puissance dans l'« esprit ». Amplifiée en une image par l’imagination, l’information éveille enfin les images errantes intéressant la pituite présentes dans la fantaisie et la raison à l'état de vacance. D’où une succession fantastique de toutes les images relatives à l’eau, coordonnées par parataxe : « cours d'eau, pluies, hydres, anguilles, poissons48. »

Ficin ne l’a pas affirmé mais il n’est pas interdit de penser que les mots et les éléments de la grammaire musicale mêlés dans le contrepoint exercent un rôle identique dans la perception musicale. C’est pourquoi une déploration funèbre pour quatre basses, conjuguée à un texte de même nature, libère dans la fantaisie toutes les images relatives à la mélancolie. La puissance ignée des sons « pointus » du registre aigu éveille les lieux de la colère.

46 “Termini vero intervallorum consonantiae quae his excessibus conficiuntur, quarum species numeravimus. Compositiones vero intervallorum sunt tetracorda, vel pentacorda, vel octachorda et similes chordarum ordines sese invicem per intervalla quae diximus excedentium ". Marsile FICIN, Michael J.B. ALLEN, ed., Marsilio Ficino  : The Philebus Commentary, Berkeley Los Angeles, Londres, 1975, p. 261.47 THEONIS SMYRNAEI philosophi platonici Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium, Eduard HILLER ed., Leipzig, 1878, p. 82. Pour une traduction française : THÉON de SMYRNE, Des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, Jean DUPUIS ed., Paris, 1892, p. 117 ; cf. Andrew BARKER ed., Greek Musical Writings, Cambridge, 1984-1989, vol. II, 9,2 p. 214. 48 Marsile FICIN, Théologie Platonicienne, Paris, Les Belles-Lettres,1958, II, xiii, p. 212.

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Ficin s’est exprimé expressément sur ce point dans son De Vita, à propos du pouvoir des « images » – « imago », « figura », « numerus49 ». C’est ici que l’harmonie retrouve toute son hégémonie, dont elle a été spoliée par l’Amour-Magie50 : en vertu de leur affinité avec les « figures et les nombres célestes » – in coelo lumina et numeri – les qualités moins dépendantes des éléments – lumière, couleur, nombre et figure – sont les plus aptes à recevoir les dons du ciel. On connaît l’application de ce principe dans la pharmacopée musicale du De Vita Triplici. L’image sonore opère comme un miroir des influences astrales chargé de vertus efficaces. Des caractères bien précis avaient été attribués à la mise en relation des sons dans les modes mais personne, avant Ficin, n’avait jamais écrit que la matière d’une note en soi véhiculait un affect bien précis avant même d’entrer dans une trame de relations logiques. Ainsi la voix rauque de la planète Mars renvoie à la colère, la gravitas de la basse, la noirceur d’un tableau appellent l’influence de Saturne. Et la tarentelle qui fait transpirer le tarentulé durant la danse dévie sur son corps la puissance calorifique du soleil.

Ficin et la Polyphonie

Ficin a certes accordé aux images la valeur purement instrumentale d’un miroir du ciel, mais il n’a jamais dit que la cloison entre l’art et l’invisible était étanche : il a enseigné que l’épiphanie des vertus célestes dans les symboles passait par un médiateur continu. Suivre la diffusion de ces doctrines dans les milieux musicaux comporterait l’activité d’une vie. Mais il est certain qu’elles venaient à s’inscrire dans le mouvement général des idées sur la convergence des pouvoirs cognitifs de l’âme dans l’art et la pensée. Les catégories que la culture médiévale avait séparées, art libéraux et arts appliqués, théorie et pratique, raison et sensation, finirent par converger dans l’activité d’une seule personne. Ficin l’a souligné dès l’exorde même de son Epistula de Rationibus musicae :

49 « Concentus igitur spiritu sensuque plenus, si forte tum secundum eius significata, tum secundum eius articulos atque formam ex articulis resultantem, tum etiam secundum imaginationis affectum huic sideri respondeat aut illi, non minorem inde virtutem quam quaelibet alia compositio traiicit in cantantem, atque ex hoc in proximum auditorem, quousque cantus vigorem servat spiritumque canentis, praesertim si cantor ipse sit natura Phoebeus, vehementemque habeat vitalem cordis spiritum atque insuper animalem. Sicut enim virtus ac spiritus naturalis ubi potentissimus est, mollit statim liquefacitque alimenta durissima atque ex austeris mox dulcia reddit, generat quoque extra se seminalis spiritus productione propaginem, sic vitalis animalisque virtus ubi efinacissima fuerit, ibi intentissima quadam sui spiritus per cantum tum conceptione agitationeque in corpus proprium potenter agit, tum effusione movet subinde propinquum; afinitque cum suum tum alienum siderea quadam proprietate, quam tum ex ipsa sui forma, tum ex electa temporis opportunitate concepit. Hac utique ratione Orientales Meridionalesque multi, praecipue Indi, admirandam feruntur in verbis habere potentiam, utpote qui magna ex parte Solares sunt. Vimque non naturalem dico, sed vitalem et animalem habent ferme omnium potentissimam; et quicunque in regionibus aliis maxime sunt Phoebei. Cantus autem hac virtute, opportunitate, intentione conceptus ferme nihil aliud est quam spiritus alter nuper penes spiritum tuum in te conceptus factusque Solaris et agens tum in te, tum in proximum potestate solari ».50 « Quoniam vero coelum est harmonica ratione compositum moveturque harmonice, et harmonicis motibus atque sonis efinit omnia, merito per harmoniam solam non solum homines, sed inferiora haec omnia pro viribus ad capienda coelestia praeparantur. Harmoniam vero capacem superiorum per septem rerum gradus in superioribus distribuimus: per imagines videlicet (ut putant) harmonice constitutas, per medicinas sua quadam consonantia temperatas, per vapores odoresque simili concinnitate confectos, per cantus musicos atque sonos, ad quorum ordinem vimque referri gestus corporis saltusque et tripudia volumus; per imaginationis conceptus motusque concinnos, per congruas rationis discursiones, per tranquillas mentis contemplationes ». Marsile FICIN, De Vita, III, 22, Opera Omnia, p. 555. Albano Biondi et Giuliano Pisani, ed., Pordenone, Biblioteca dell'Immagine, 1991, III, 21, p. 376-386.

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« Platon considère que la vraie musique ne soit autre que la consonance de l’âme […] et que l’image de celle-ci soit la musique qui module les notes et les sons pour la délectation des oreilles. Et il estime que la première soit placée sous la tutelle de la Muse Uranie, et la seconde à celle de Polhymnie. Mercure Trismégiste dit que l’une et l’autre nous ont été données en cadeau par Dieu afin qu’avec la première nous puissions l’imiter dans nos pensées et nos affects et avec l’autre nous puissions célébrer fréquemment son nom dans les hymnes et les sons. Pythagore avait l’habitude de nommer musicien parfait celui qui avait réussi à obtenir l’une et l’autre […]51. »

Après dix siècles durant lesquels le musicien pratique (cantor) avait été rabaissé au rang d’un « animal52 » avec la bénédiction de Pythagore, on chercherait en vain la source de cette définition du musicien parfait au sein du pythagorisme. En réalité il s’agit là d’une coquetterie de Ficin à mettre sur le compte de son idéal d’universalité, très novateur. Son émergence en ce moment précis en dit long sur le processus de réhabilitation des arts appliqués en cours dans ces années. Et ce changement n’a pas manqué de se répercuter sur le rapport du sens et de la signification dans les formes symboliques. Entre le XIVe siècle et le XVIe la trajectoire des mathématiques musicales aura été un passage de l'abstrait au concret ; à commencer par leur statut épistémologique. Chez Zarlino le nombre est « inséparable de la consonance ». L’évaluation de celle-ci emprunte à la théorie des proportions les conclusions utiles à montrer « les passions des nombres sonores » – « per mostrare le passioni dei numeri sonori secondo il proposito ». Mais la musique ne saurait être parfaite ni en vertu de sa participation au « nombre seul » ni en vertu de son application à la physique des corps sonores sans le secours du nombre, mais uniquement lors de l’action solidaire de sa forme et de sa matière53.

Les théoriciens médiévaux avaient rejeté les tierces (81 :64) et les sixtes (27 :16) parmi les dissonances à cause de leur difformité mathématique. Mais au cours du XVe, elles trouvèrent une nouvelle dignité parmi les consonances, sous une forme mathématique nouvelle (5 :4 et 5 :3), grâce à l’intercession du jugement de l’oreille. Pour synchroniser la dimension arithmétique de l’intervalle avec sa qualité acoustique, Zarlino s’empressa de pousser la limite de la consonance du quatrième au sixième terme de la série arithmétique.

Dans le célèbre motet isorythmique écrit par Guillaume Dufay pour l’inauguration du Dôme de Florence (Nuper Rosarum Flores 1436) l’Harmonie numérique à grande échelle établie par les augmentations proportionnelles du ténor (6 :4 :2 :3) organise encore l’arrière-51 « Veram Plato (cf. Sympos. 187 a ss.) musicam nihil esse aliud quam animi consonantiam arbitratur tum naturalem qua vires animi viribus tum / acquisitam. qua motus eiusdem motibus consonant. Huius autem imaginem eam esse musicam, quae voces et sonos ad mulcendas aures modulatur. Illi quidem musice Uraniam Musam huic vero Polimniam preesse quasi ducem existimat. Mercurius Trismegistus utramque inquit a Deo nobis esse tributam, ut per illam quidem Deum ipsum cogitationibus affectibusque semper imitaremur, per hanc vero Dei nomen hymnis sonisque frequenter celebraremus. Pythagoras eum dumtaxat absolutum musicum qui utramque consecutus esset appellare solebat, idque tum ipse tum sui et verbis et opera comprobarunt. Salve igitur Dominice absolutissime musice, atque quod a nobis de nonnullis musice rationibus iam diu postulas, etsi ipse re vera possides tamen quoniam ita vis nostris quoque litteris breviter accipe ».52 Voici l’appréciation de Guido d’Arezzo, pourtant légendaire inventeur du solfège : « Très grande est la distance qui sépare les chanteurs des musiciens ; ceux-ci prétendent dire de quoi se compose la musique, les autres le savent. Car celui qui fait ce qu’il ne sait pas peut être qualifié d’animal. D’ailleurs, si quelqu’un louait les voix par rapport au volume d’un son tonitruant, le braiement d’une ânesse dépasserait celle d’un rossignol [«Musicorum et cantorum magna est distantia:Isti dicunt, illi sciunt, quae componit musica. Nam qui facit, quod non sapit, diffinitur bestia.Ceterum tonantis vocis si laudent acumina,Superabit philomela vel vocalis asina, Quare eis esse suum tollit dialectica. Hac de causa rusticorum multitudo plurima, Donec frustra vivit, mira laborat insania, Dum sine magistro nulla discitur antiphona ». Guidonis ARETINI, Regulae rhythmicae, ed. Joseph SMITS VAN WAESBERGHE et Eduard VETTER, Divitiae musicae artis, A/IV (Buren : Knuf, 1985), p. 96.53 Gioseffo ZARLINO, Istitutioni harmoniche, Venise, 1558, I, ch. 20, p. 38.

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plan intelligible de la forme, comme dans les motets de Machaut. Cependant le contrepoint qui l’enrobe a été purifié des duretés harmoniques des motets du siècle précédent au profit des nouvelles consonances reçues au nom de leur charme. Vers la fin du siècle l’harmonie à grande échelle des motets isorythmiques du XIVe siècle disparut progressivement, comme le souvenir d’un passé révolu. En lieu et place, la Renaissance ne conservera que le rationnel perçu par l’oreille, à savoir l’ossature des nombres « sonores » engagés dans la matière de ce grand animal vivant, décrit par Ficin comme un corps articulaire. Les théoriciens demanderont aux mathématiques de mesurer la valeur affective des intervalles, d’articuler les cordes essentielles des modes dans le parallélisme le plus étroit avec la proportion des humeurs, et, enfin, de mesurer le conflit de tous ces éléments dans la mélodie en vue du pathétique. Zarlino l’a écrit dans un chapitre des Istitutioni Harmoniche où l’affetto des modes est tout simplement coextensif avec l’ossature mathématique de leurs cordes essentielles, comme Ficin l’avait annoncé dans le chapitre III, 21 du De Vita Triplici. Les formes symboliques auront migré des espaces éthérés des Idées platoniciennes dans l’anatomie d’un « animal » sonore, vivant et chargé d’affect, sujet à toutes les émotions, du lyrisme amoureux au pathos violent et désarticulé des madrigaux « fin de siècle », en passant par la colère, la fureur et toutes les nuances de l’humeur noir.

Un exemple éloquent d’application de ces principes figure dans un passage remarquable des Psaumes pénitentiels de Roland de Lassus. En guise de corrélatif musical du procédé de l’inventio, les polyphonistes du XVIe siècle avaient développé la technique du « soggetto cavato », consistant à « extraire » le sujet du texte chanté à partir de l’assonance de ses voyelles avec celle des notes de l’hexacorde (ut ré mi fa sol la). Appliquée aux quatre syllabes de l’incipit « laboravi » - « j’ai souffert » – du premier Psaume (1, 14), cette technique produit la formule mélodique la-sol-fa-mi, à savoir le tétracorde phrygien descendant la sol fa mi, universellement reconnu comme la signature musicale de la mélancolie. On imagine la stupeur de Lassus face à ce prodige herméneutique, qui aurait certainement fait le bonheur d’Hugues de St Victor. Il confirmait en effet sa description de l’Ecriture comme une caisse de résonance aux harmoniques insoupçonnables. Comme par miracle, un procédé combinatoire on ne peut plus arbitraire avait fini par révéler une formule musicale dont l’ethos à l’encre noire confirmait la signification exprimée dans le texte. Ficin, qui a décrit la « noix comme la signature du cerveau », aurait certainement reconnu dans ce prodigieux symbole une preuve de plus de la connexion de deux déclinaisons physiques d’un même archétype dans l’anima mundi.

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Exemple 8

Exemple 9

Un aspect important distingue cette image sonore de la plupart des autres symboles, dont la signification est souvent laissée en l’état d’un simple sous-entendu : sa charge émotionnelle. L’exorde condense en effet dans un espace restreint une véritable hypertrophie des figures du pathétique. Traduit une douleur sans fin, la répétition litanique de l’incipit « j’ai souffert » dans sept énoncés du mot laboravi sur le même tétracorde phrygien descendant. De nombreuses hypothèses ont été évoquées à propos de l’origine de l’image mortifère dont cette formule a été entourée dans le corpus polyphonique de son temps54. Suivant l’une d’entre

54 En 1979, dans son article « The descending tetrachord: an emblem of lament», The Musical Quarterly, Vol. 65, No. 3 (Jul., 1979), p. 346-359. Ellen ROSAND, évitait dès l’exorde de leave aside the complicated issue of the origins of the pattern itself and his relation with the terms passacaglia and ciaccona. Des progrès ont été accomplis par la suite. Sur ses premières recurrences dans la littérature musicale, F.W. STERNFELD, The Birth of Opera, 1995 Oxford University Press, p. 148. Sur l’ethos mortifère du tétracorde, voir William KIMMEL, « The Phrygian Inflection and the Appearances of Death in Music». College Music Symposium, Vol. 20, No. 2 (Fall, 1980), p. 42-76. Cf. également Laurence DREYFUS, « The Hermeneutics of Lament : A Neglected Paradigm in a Mozartian 'Trauermusik ». Music Analysis, Vol. 10, No. 3 (Oct., 1991), p. 329-343.

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elles, elle aurait été diffusée par sa récurrence, en signe de deuil, dans le canon initial, issu du Pie Jesu du Dies irae, de la déploration funèbre Proh Dolor sur la mort de Maximilien d’Autriche. Mais il s’agit d’un exemple isolé qui ne saurait être crédité de la profusion de cette figure. Le seul point certain est sa valeur modale, issue des deux modes du groupe hypophrygien [mi-ut-mi et si-mi-la-si], très souvent regardés comme les plus lugubres parmi les tons ecclésiastiques55. Répertoriée sous le nom de « clausula in mi », la formule cadentielle de ce mode se distingue des autres par la tension psychologique accrue établie parmi ses parties extrêmes par le retard de septième majeure 7-6 regardé comme très dissonant par les contemporains.

Exemple 10

Cette tension atteint un sommet d’intensité lorsque cette formule est harmonisée à quatre voix, par trois semi-tons descendants conduisant les parties à leur terme [de l’aigu au grave do-si, la-sol#, et fa-mi]. Si bien que même des auteurs aussi peu enclins que Vincenzo Galilei à réduire l’affect à un système de notes ont qualifié cette formule de « triste » (« mollis »). Ce dernier n’a pas été le seul. L’expérience de la musique polyphonique de ces années peut prouver que très souvent, rien qu’une citation isolée de cette cadence a suffi à traduire un mot de douleur. Dans l’exorde de cet exemple, la répétition en ostinato de laboravi condense dans l’espace restreint des sept premières mesures de l’incipit quatre formations cadentielles de ce genre, chargées de multiplier les retards de septième (marquées par des barres obliques dans l’exemple ci-dessus). Après quoi l’imitation fuguée atteint sa conclusion sur le premier temps de la huitième mesure, marquée par la cadence régulière du mode phrygien mi. Immédiatement après, le soprano tacet pour laisser apparaître un groupement pesant des quatre voix dans la partie grave du registre. C’est dans ce lieu que la tessiture, entrainée par l’imitation de la locution « in gemitu meo », tombe littéralement dans les profondeurs de la région de l’ombre que Ficin avait décrite comme l’humeur noire du contrepoint. Cependant le conflit qui s’en suit intéresse aussi bien le registre que l’ossature modale de la composition. Il faut en effet examiner le corps de la composition pour s’apercevoir que le mode du motet, le fundamentum relationis de tous ses rapports mathématiques, n’est pas la note mi du groupe phrygien, mais la finalis re du premier mode [dorien pseudo-classique] ecclésiastique. Assez pour comprendre que l’exorde a commencé par un corps étranger, dans une région de la voix extra ordinem reliée au corps du motet par le rapport discordant de 9 :8. Répertorié par le vocabulaire technique de la branche sous le nom de commixtio modi, la déviation modale qui s’en suit constitue un des artifices plus efficaces du pathétique. Ancêtre de la modulation tonale, elle est à la musique ce que la péripétie est à

55 Le premier mode est coiffé ainsi dans la tradition ecclésiastique (dont Aus tiefer Not de Luther). Le second pouvait invoquer l’autorité de différents théoriciens, dont Zarlino : « Il quarto modo [mi plagal] si accomoda maravigliosamente a parole o materie lamentevoli, che contengono tristezza, overo lamentatione supplichevole. Questo è alquanto più mesto del suo principale, massimamente quando procede per movimenti contrari, cioè dall'acuto al grave con movimenti tardi. Geoseffo ZARLINO, Istitutioni Harmoniche », IV, 21, p. 324.

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l’intrigue théâtrale, le lieu de la décharge des tensions dramatiques accumulées durant l’action. Pour rendre encore plus violente la transition, Lassus a fait en sorte de placer le revirement de l’harmonie sur une nouvelle cadence phrygienne, tout aussi mortifère que les premières, annoncée à présent par le sib (mes 9) de la basse sur la première syllabe de ge-mitus. Chargée de dire le gémissement exprimé dans le texte, cette note établit une relation de triton entre les deux mi du quintus et de l’alto de la cadence précédente (45 :32), à savoir la plus violente parmi les dissonances du système diatonique. L’auteur des Problèmes d’Aristote avait déclaré que le pathétique suppose l’anomalie, mais il n’y avait pas de meilleur exemple que ce passage pour le faire entendre. Si la polyphonie est un corps, ce motet est une chimère souffrante aux traits convulsés, issue de la greffe d’un visage aux traits convulsés par la douleur sur un corps étranger. Et si ce corps est un double du tempérament doté de quatre humeurs, cette excroissance est à la musique ce que l’excès de l’humeur noire est à l’équilibre harmonieux des autres qualités, une excroissance pathétique et désarticulée.

Le chemin parcourus par l’herméneutique musicale des textes sacrés depuis le XIVe

siècle ne pourrait pas trouver un exemple plus parlant. Une différence macroscopique sépare les images sonores de ce motet de ses antécédents isorythmiques du XIVe siècle. La signification symbolique de l’œuvre n’a plus rien en commun avec la transcendance d’un macrorythme mathématique impassible, placé au-delà de la sphère de l’audible dans la suspension d’un temps métaphysique inatteignable par les sens. Dans une communication « psychosomatique », quasi « organique » avec l’invisible, sa « raison séminale » transperce ici toutes les cloisons de l’être pour se manifester hic et nunc, non seulement dans la chair et le sang d’une image sonore chargée d’affect, mais également dans un double psychique de l’âme et du corps du compositeur, à l’enseigne d’une perspective vitaliste très proche de l’optique diffusée par Ficin. On pourrait multiplier les exemples.