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« L’homme de média, comme inventeur de génie » :
un impensé Vernien contemporain
Jules Vernes,
écrivain précurseur des « mythographiques médiatiques » actuelles
Ou l’écriture de la figure d’un dirigeant médiatique dans La journée d’un journaliste américain en
2889, comme modèle de préfiguration de l’inventeur de média numérique
(les cas de Jack Dorsey et de Sergeï Brin, parmi les fondateurs de Twitter et de Google)
(Médiatisations des Voyages… et de la figure de Jules Vernes)
Colloque « Jules Verne et la culture médiatique, de 1864 à nos jours »
Université Laval, Québec, 28 et 29 avril 2016
Valérie Jeanne-Perrier ([email protected])
Professeur, CELSA, Université de Paris Sorbonne
Mini-biographie :
Responsable de deux cursus en journalisme au CELSA, V. Jeanne-Perrier a tout d'abord
exploré les mutations des médias français s'installant sur le web puis ensuite elle a orienté
ses recherches vers l'analyse les mutations des pratiques professionnelles des journalistes à
l’aune des technologies et des outils issus de la transition numérique.
Dans ce cadre, elle explore également les modalités discursives d’accompagnement de ces
métamorphoses médiatiques, en mobilisant les méthodes et les concepts bâtis en sciences
de l’information et de la communication autour de socles présents en littérature, sociologie et
sémiologie. Pour le colloque portant sur Jules Verne, comme "homme de médias", elle
souhaite montrer que la construction d'une figure d'inventeur de médias, telle qu'elle
présente dans la nouvelle La journée d'un journaliste américain en 2889 et rédigée à
plusieurs mains entre les Verne père et fils est encore circulante dans les médias de ce
début de XXIème siècle : Jack Dorsey, Mark Zuckerberg ou encore Sergueï Brin sont
présentés sous les mêmes traits et dispositions vis-à-vis du monde et de la communication
que le héros de fiction Francis Benett, descendant de James Gordon Benett, fondateur du
New York Herald. Les imaginaires médiatiques n'auraient-ils donc pas changé entre la fin du
19ème siècle et aujourd’hui ? Les médias actuels seraient donc aussi les "descendants"
d'une vision sociale héritée de cette même période ? L'analyse comparée de la nouvelle et
des portraits des fondateurs dans le mensuel français Enjeux Les Echos pourrait
éventuellement le laisser à penser...
Introduction, positionnement méthodologique et précautions oratoires
Les figures des patrons créateurs de médias émergents qui sont présentées dans les
médias contemporains, comme ceux des plateformes dites de « réseaux sociaux »
relèvent selon nous d’un impensé de la persistance d’un imaginaire vernien qui
continuerait d’alimenter les discours d’escorte en matière d’innovations médiatiques et
de structuration d’un paysage journalistique.
Slide 1
C’est cette hypothèse que nous aimerions commencer à creuser en nous appuyant sur
une double lecture littéraire et communicationnelle de la nouvelle écrite par Jules
Verne et portant très explicitement sur l’invention d’un monde des médias de masse et
de l’instantanéité La journée d’un journaliste américain en 2889, dont nous avons
lecture par son édition parue en 1993 dans la petite collection promotionnelle de la
marque de films Kodak Couleurs du Monde.
(Montrer le livre)
Nous voudrions d’entrée de jeu dire toute notre sentiment d’illégitimité quant à la
connaissance de l’œuvre de Jules Verne, qui outre le nom renvoyant à l’école fréquentée
pendant nos classes primaires, nous évoque simplement et immédiatement, dans le
paysage littéraire français, un auteur de science-fiction et de romans d’anticipation.
Pourtant, ce qui nous a étonnée dans la nouvelle étudiée, c’est que ces dimensions
partout soulignées et souvent également aussitôt écartées comme étant insuffisantes
pour décrire le travail titanesque de Verne pour documenter son époque, s’effacent et
ne font pas correspondre l’image traditionnelle du Jules Vernes des « voyages ». Il ne
s’agit pas là d’évoquer de grandes aventures, ni de très grandes inventions, mais
d’accompagner un patron de média dans son double quotidien, celui de l’intimité de la
personne et de la conduite de son entreprise.
Le ton y est très fortement moqueur, très distant avec une analyse proposée de la
société qui advient alors (et je reprends là les éléments soulignés dans l’introduction
rédigée par Daniel Compère qui préface un ouvrage du même nom en 1978 aux
éditions du Gué, la date donnée dans le titre de la nouvelle correspondrait selon lui à la
date de l’année de publication de la nouvelle).
Le court texte est emmaillé de la description de nombreuses inventions non pas
dédiées uniquement au voyage des individus, mais dédiées à des innovations en
matière de « nouvelles » et des manières de les formuler, de les formater, ce qui nous a
retenue pour le travail présenté aujourd’hui.
Elles ont dès lors frappé la re-lectrice béotienne de Verne que nous sommes, plutôt
davantage versée en analyses des appropriations des technologies par les journalistes.
Nous avons repris la nouvelle par cet aspect, en constatant en effet que ce qui remonte
avant tout de sa lecture, c’est celle d’un portrait d’un patron de média, ce qui la
rapproche de nos objets habituels de recherche, autour des nouvelles technologies et
des discours d’escorte qui les accompagnent.
Méthodologie : ébauches, slide 2
Commençons donc dès à présent notre analyse de la nouvelle, en nous attaquant
notamment « aux structures profondes du récit », ainsi que nous invitent Jean-Yves
Duyck et Jean-Dominique Riondet à explorer « les structures sémio-narratives » dans
leur travail portant sur La Corderie royale de Rochefort, travail paru dans la revue
Management et Avenir ; ces structures narratives vont, selon leur reprise des analyses
de sémiologie structurale, des structures de surface, en passant par les structures
discursives, elles-mêmes dépendantes des structures sémio-narratives, composantes
d’un « parcours génératif de la signification ».
Parmi ces structures sémio-narratives, l’on trouve principalement dans la nouvelle de
Vernes la conception de la société par l’individu, qui porte des valeurs personnelles, et
une vision qui permettront à cette société d’advenir.
Il faut aussi souligner qu’une « nouvelle » est une forme contrainte, qui dès lors
engendre des « bénéfices » en termes de récit, grâce à des effets de structure : des
débuts et des fins fortes, une concentration de l’histoire, des ellipses vertueuses, autant
de règles et normes qui prédisposent à faciliter des effets de sens, ainsi que le résume
parfaitement le manuel de Jean-Pierre Aubrit intitulé « Le conte et la nouvelle », paru
chez Armand Colin, dans la collection Cursus.
De ce point de vue, il est certain que les « dossiers » contemporains des magazines
mensuels « miment » d’assez près les logiques des contes et nouvelles telles que posées
au XIXème siècle, en ce qu’ils posent au cœur du projet éditorial le visage d’un patron,
décrit ensuite à travers le récit des étapes d’une invention, puis de la structuration de la
réussite d’une entreprise vue d’un point de vue individuel : il y a donc une double
conjonction de ressemblance entre la nouvelle des Verne (Père et fils), avec d’abord
une conjonction formelle et ensuite une conjonction thématique, amenant à souligner
cette idée d’un impensé vernien dans la narration des inventions médiatiques actuelles.
Prenons ainsi d’entrée de jeu pour exemple les quelques lignes de l’éditorial du dossier
de décembre 2013, signé de Laurent Guez, directeur de la rédaction des Echos, qui
parlant des patrons milliardaires écrit dans cet édito titré « décrocher la lune » :
« quarante ans plus tard et malgré la crise qui n’en finit pas d’émousser les ardeurs, la
folie créatrice reste vivace parmi les terriens. Il leur reste bien des défis à relever. La seule
différence, c’est que les Etats n’ont plus les moyens de les financer. Les projets moonshot,
aujourd’hui ? Ils sont désormais portés par des milliardaires, des entrepreneurs qui
consacrent une partie de leur fortune à réaliser leurs rêves et à repousser les limites de la
science. Prenez Larry Page et Sergueï Brin, les créateurs de Google. Ils ont développé les
Google Glass (des lunettes qui transforment votre champ de vision en ordi doté d’une
caméra), la Google Car ou encore des ballons gonflables Loon (capables de connecter une
zone désertique à Internet). Ces innovations décoiffantes sont déjà en passe d’être
commercialisées. Trop facile ! » (Les Echos, page 3, décembre janvier 2013 2014).
Un tel éditorial nous a donc mis sur la piste de liens potentiels entre le Jules Verne de la
journée et le récit des transformations médiatiques actuelles, qui sont aussi largement
abordées dans des quotidiens français comme Le Monde, qui a propos de la conquête
de l’espace, dans un éditorial récent de François Bougon, a aussi dressé le portrait d’un
entrepreneur millionnaire, prêt à investir sa fortune personnelle dans la conquête
spatiale. (Les nouveaux explorateurs de l’espace sont les patrons de l’internet 22/04).
Slide 4 – Des similitudes
Et en effet, dans cette nouvelle condensée, Jules Verne y semble brosser en premier lieu
le portrait d’un dirigeant de média tout au long d’une journée de travail de manager :
inventeur, patron, journaliste, manager, curieux des sciences, mari et époux
attentionné, toutes les facettes du personnage de Francis Benett sont explorées. Petit-
fils du fondateur du New York Herald devenu le Earth Herald, ce personnage vernien
incarne l’idéal narratif d’un génial innovateur esseulé qui par sa vision de ce qu’une
invention peut changer aux modalités de la communication, transforme les échanges
humains et invente une idéologie de la communication globale, sans frontières et
immédiate par le biais d’une sorte de… téléphone à distance et à écran.
Nous ne sommes pas loin de nos « mobiles et smart phones » contemporains, qui nous
permettent ces conversations à distance et sans médiations apparentes, c’est le temps
des faces, sans les interfaces… Cette invention décrite dans la nouvelle est l’une parmi
de nombreux dispositifs qui permettent la transmission des nouvelles et proposent des
situations de communication aujourd’hui advenues et attribuées à des inventeurs
contemporains, des « patrons milliardaires » qui sont présentés comme de grands
visionnaires, et dont les discours d’escorte actuels oublient pourtant qu’ils sont d’abord
les héritiers d’une longue culture du capitalisme industriel qui va trouver dans le
monde des médias un débouché particulier, soit en terme de structuration de la chaîne
de valeur, soit en terme de vision de ce que la communication peut faire faire à
l’humanité, pour la transformer, en tant qu’outil politique.
Les descriptions journalistiques d’aujourd’hui sont alors des formes d’actualisation des
fictions rédigées par Verne, hier. Et cette littérature peut donc alors nous aider à penser
les médias d’aujourd’hui et les récits qui les accompagnent.
Transposition et inversion des thèmes verniens : le voyage… immobile, le journal
société
Dans cette série de premières petites remarques préliminaires, il faut alors ajouter que,
dans « la journée » (pas loin du terme anglo-saxon « journey »), Verne dessine et
propose selon nous une transposition de ses thèmes favoris : s’il s’agit bien de parler de
voyage, ce voyage ne s’y effectue pas en mobilité, mais en immobilité. Ainsi, le
personnage de Francis Benett circule dans son journal et dans son appartement et ne
« voyage » principalement que par le leurre du médium, du moyen communication, du
dispositif encadrant les échanges. Le « journey » devient alors une journée, et l’on sait
bien en vieux patois normand que la fin d’un mot en (EY) est la marque linguistique
restant des origines françaises d’un mot anglais !
Le récit s’appuie sur une proximité entre le narrateur et le héros, Francis Benett, qui se
réveille de mauvaise humeur, va appeler sa femme restée à Paris, puis va vaquer à ses
occupations de « chef d’entreprise », un journal, qui dans ses murs, réuni des
troupeaux de « reporters », qui sont des « romanciers-feuilletonistes » ou bien des
« littérateurs » racontant des romans à des publics enfiévrés : la distinction
journalistes/écrivains y est donc nulle et non avenue, puisque l’ensemble de ces
métiers sont réunis au sein d’une seule et même entreprise, dirigée par un seul homme
qui prodigue à tous des « ordres » précis, pour mener à bien les activités qui y sont
rattachées : transmettre de l’information, et derrière ce mot, se trouvent donc tout un
ensemble de « contenus »…
Voilà donc l’entreprise de média actuelle parfaitement décrite et son rôle posé comme
central… A noter, la technique pour faciliter l’écriture est « l’hypnose », que le patron
préconise à l’un de ses journalistes, John Last, pas assez précis dans son travail
documentaire… Ensuite, Francis Benett entre dans une autre salle, celle du reportage,
dans laquelle est décrite une organisation qui n’est pas sans rappeler la salle des
nouvelles d’un Huffington Post d’aujourd’hui, dans lequel les journalistes sont postés
face à leur « tweetdeck » ou autre CMS pour fournir des informations à des internautes
hyperconnectés… Verne décrit en effet dans sa nouvelle des journalistes téléphonant
des nouvelles à des abonnés, et postés face à des séries d’écrans pour recevoir des
dépêches de toutes les galaxies et planètes (voir extraits photocopiés, jusqu’à la page
19).
Jules Verne organise et décrit alors d’ores et déjà la banalisation du déplacement, qui
n’est plus si extraordinaire que cela, puisque il y met en scène le paradoxe de la co-
présence médiée qui permet la rencontre, sans les transbahutements des corps et de
leurs mises à l’épreuve par les moyens de locomotion, mais tout en en conservant les
émotions : ainsi, tentant d’appeler son épouse par le biais du phono-téléphote, Francis
Benett est ému de saisir sa femme dans le désordre de sa toilette matinale ! L’homme
de média est dans cette nouvelle l’homme de toutes les situations, qui porte l’avenir, les
savants, les politiques se pressent chez lui, lui demandent audience, il peut par ses
choix faire des fortunes, tracer l’avenir des individus et des collectifs.
Alors que le « journal » semble être un has been en tant qu’entreprise capable d’offrir
une vision et un laboratoire pour la société (voir slide 5)…
Du coup, que nous présentent les deux dossiers récents des Echos, qui nous permettent
cette tentative de comparaison entre la littérature médiatique de Verne et les
productions journalistiques qui sont contenues dans les dossiers ? (Slides 6, 7, 8 et 9)
Dans les inventions actuelles, c’est aussi ce qui est « vendu » au travers du récit des
innovations médiatiques de J. Dorsey et consorts : le voyage à distance, le repos des
corps, sinon des cœurs et des smileys mais la puissance de l’émotion du direct et de la
saisie sur le vif du « moment » décisif d’une situation qui peut potentiellement devenir
un « événement », qui semble donc constituer l’exacte réplique de la transposition des
thèmes verniens contenus dans la nouvelle. (Slide 10)
D’ailleurs, dans sa dernière acquisition technologique, l’entreprise Twitter a acheté
l’entreprise Periscope, une petite structure technologique qui vend de la connexion en
direct par une application dédiée au microstreaming par téléphone : l’on peut à partir
de son téléphone faire une diffusion à une audience inscrite à son compte de ce que l’on
aperçoit à un instant T pour partager un événement auquel on participe, l’on peut
retrouver l’ensemble de ces diffusions à partir d’une mappemonde servant de guide des
« streams » actifs, comme un programme télévisé revisité. (Slide 11)
Lorsqu’il est venu à Paris présenter cette application en mars dernier, son jeune patron
a expliqué que Periscope était conçu comme une plateforme « for thruth and
empathy », une plateforme sociale pour la vérité et l’empathie : on retrouve dans les
discours à la fois des marques, des médias qui les accompagnent vers leur diffusion
grand public, toute une idéologie sociale et une vision « utopique » qui fait des outils de
communication des objets transformant la société, et partant, dans le cadre de
Periscope, par la capacité de tous les citoyens à mobiliser correctement l’outil, à aller
vers une société plus ouverte et démocratique. Dans la nouvelle de Verne, cette
dimension de participation collective n’est pas évoquée, les journalistes sont soumis à
la vision du patron, qui leur prodigue des ordres précis pour élaborer les nouvelles,
mais dans la structure profonde du récit, la vision d’un « patron » qui porte un discours
et l’incarne, le fait vivre par ses instructions, ses mots d’ordre, se retrouve.
Le récit posé par Vernes agit alors comme un schéma fort installé dès le 19 ème pour
établir toute histoire de communication et d’innovation médiatique, nous y reviendrons
(slide 12).
Autre remarque : la nouvelle est très courte, elle commence comme un conte, dès le
titre qui évoque une date lointaine ; on est déjà alors dans le « il était une fois », qui
permet la suspension de la crédulité et permet la projection dans un récit. Cette
technique narrative, et cette logique du voyage immobile, de l’échange permis par la
logique ubiquitaire, nous la retrouvons dans les dossiers contemporains des
« inventeurs de médias » ; ainsi le dossier sur Jack Dorsey est intitulé « il était une fois
Twitter » et d’entrée de jeu dans ce dossier, il est souligné que Jack Dorsey avait comme
motivation première à créer ce qui allait préfigurer Twitter était de permettre aux gens
de partager ce qu’il se passe autour d’eux, pour être acteurs-témoins ; cette figure du
témoin-voyeur et non plus voyageur, on la trouve grandeur nature et fictionnalisée
chez Vernes et dans la journée d’un journaliste, à travers le personnage de Francis
Benett : c’est la vapeur et l’électricité qui lui permettent ces voyages de la vision.
Aujourd’hui, le « numérique » oublie d’ailleurs qu’il n’est que le fils de cette électricité
industrielle, en prétendant être lui-même un secteur à part entière, sans « fils »
électriques ni câbles apparents ! Le patron du média New York Herald, Francis Benett
« voyage » en rentrant en contact avec son épouse, directement, dans sa salle de bains
par le procédé du phono-téléphote. Le journal apparaît alors comme le lieu de
l’exploitation pleine et première des inventions, comme un lieu fort et moteur de la
transformation possible de la société, ce qui ne semble plus être le cas aujourd’hui, si
l’on s’en réfère à nouveau à la notice retrouvée tout récemment dans l’ascenseur d’un
hôtel fréquenté pour les besoins d’un colloque (photo montrée un peu plus tôt).
Le « rêve du progrès » (pour paraphraser le titre du petit livre retraçant la vie de Verne
dans la collection des découvertes Flammarion) ne vient plus d’une structure
médiatique affichée comme telle et qui s’attacher à une forme particulière (des pages
imprimées, distribuées auprès d’une audience), mais à des structures plus globales, qui
envisageraient la société dans son ensemble : c’est ainsi que le dossier des Echos
s’échine à décrire par le détail les objectifs des « patrons milliardaires », qui sont
presque comme des savants dangereux, puisque leurs « projets sont fous », ainsi que le
précise le titre du dossier (photo).
Slide 13
L’on passe alors de la nouvelle de Verne avec une vision positive du patron de média à
une vision en demi-teinte, dans la période actuelle, dans laquelle les patrons
milliardaires, bien qu’également visionnaires, menacent également la société de leur
domination.
L’on retrouve alors dans la période actuelle, une autre transposition des thèmes
verniens, et c’est dans ce sens que nous avons voulu dans notre titre apporter l’idée
d’un « impensé vernien » dans la construction d’un discours sur les inventions
médiatiques : cet autre thème vernien commun est l’intérêt pour la société et son
organisation.
En effet, dans la nouvelle, une focalisation s’opère sur la figure d’un héros capable de
conduire l’organisation de la société, celle du « patron de médias » qui par son allure,
son attitude, sa vision (et n’oublions pas que Sergueï Brin porte sur le dossier des Echos
une paire de GoogleGlasses) peut conduire le changement. Non seulement le héros
Vernien va conduire son entreprise (d’une poigne de fer, il donne des ordres à des
journalistes qui n’ont d’autres choix qu’obéir à ses diktats éditoriaux), mais son
entreprise préfigure la société toute entière : c’est la fameuse « civilisation du journal »
qu’il s’agit d’entraîner à devenir elle-même, et ici, bien sûr, vous aurez reconnu dans
cette analyse la paraphrase du titre de la somme rédigée par Marie-Eve Thérenty et
Alain Vaillant. Mais ce passage ne peut s’opérer que par la mise en récit, le truchement
d’un patron vaillant et fort, une sorte de démiurge qui par l’impulsion qu’il donne à son
« média » permet de faire advenir la société nouvelle.
Un individu créateur démiurge, une technique narrative qui fait fructifier un
récit, aujourd’hui en « journalisme », comme hier en littérature : le ressort du
héros fascinant
Le temps est venu de vous présenter pourquoi il nous semble intéressant d’étoffer un
peu plus avant l’analyse de la figure du patron innovateur.
Cette approche narrative permet de focaliser l’attention sur un individu, alors que
souvent les innovations médiatiques ne sont jamais des œuvres solitaires, cela permet
de créer un personnage fascinant, autour de récits « savoureux », qui montrent aussi
par quelles étapes passent les inventions pour arriver à exister au sein des sociétés,
portées par les efforts de quelques-uns, ainsi que le montre le travail récent de Walter
Isaacson, autour de son travail « Les innovateurs – comment un groupe de génies
hackers et geeks a fait la révolution numérique », aux éditions Lattès.
Dans la nouvelle, comme dans les dossiers, on retrouve cette logique narrative, qui
nous laisse à penser plusieurs éléments importants et convergents : les techniques du
récit journalistique sont encore largement motivées par les ressorts narratifs des
nouvelles courtes de la fin du 19ème siècle, puis que les processus réels d’inventions
médiatiques historiques sont toujours autant escamotés dans leurs différentes étapes
constitutives, ceci pour ne pas nuire à la naissance de leur potentielle médiagénie, ainsi
que Philippe Marion définit ainsi le potentiel de devenir industriel d’un support.
L’analyse proposée atteint alors bien son objectif de mettre en évidence les fils de
résonnance pouvant être tissés entre ce portrait fictionnel de F. Benett et ceux des
patrons de médias mis en avant par des supports médiatiques contemporains, à travers
des portraits journalistiques actuels : nous pensons donc au dossier concernant Jack
Dorsey, membre fondateur de Twitter, mais également au dossier concernant « les
projets fous des patrons milliardaires », illustré d’une photo de Sergueï Brin, patron de
Google, chaussant les lunettes de la marque, les Google Glass, dont la légende est
« première étape vers l’homme augmenté ».
Nous pouvons dès lors continuer de mettre en évidence dans une dernière partie les
ressorts narratifs mobilisés pour faire apparaître ces jeunes patrons comme de
nouveaux Francis Benett « réalisés », permettant alors en quelque sorte d’acter la
vision littéraire de Jules Vernes d’un monde de médias globaux, entraînant un monde
dominé par la communication immédiate et interpersonnelle d’une information
produite par des journalistes aux fonctions taylorisées.
Pour travailler, nous nous appuyons sur une grille de lecture de la nouvelle comme
portrait d’un personnage, structure narrative que nous mobiliserons dans l’analyse du
contenu des portraits consacrés à Jack Dorsey et à Sergueï Brin dans le journal français
Les Echos, parus au cours des années 2013 à 2014. Cette structure se retrouve
également autour de la publication plus récente d’une photographie de Mark
Zuckerberg lors de la présentation d’un « masque de réalité virtuelle » dédié au
visionnage de vidéos 360°, format dédié à la plateforme Facebook pour regarder des
images animées. Le fil rouge narratif est celui d’un patron, innovateur, qui sont des
révolutionnaires du « numérique » et qui proposent de nouvelles visions du monde et
de la société, grâce à la mise en place d’interfaces médiatiques supposées renouvelées
dans leurs promesses d’échanges entre les individus et en ce qu’elle
reconditionneraient les modèles économiques des entreprises médiatiques, au cœur de
la société. Surtout, ces patrons actuels donnent de leur personne « privée » pour
donner à voir les efforts qu’ils produisent pour faire vivre leurs visions. Et cette logique,
on la trouve d’ores et déjà dans la nouvelle de Verne : l’analyse de la nouvelle qui
accorde une place majeure donnée à la logique communicationnelle et à la figure du
patron nous permet d’affirmer son rôle de préfiguration dans la construction des récits
contemporains portant sur les patrons de médias.
Il faut alors le souligner, cette méthode d’analyse d’essence discursive, s’appuie
principalement sur la logique de la notion de discours d’escorte, forgée par le
chercheur Philippe Breton dans son ouvrage « le culte d’internet » et sur l’analyse
sémiologique des images qui accompagnent ces discours présents essentiels dans les
médias qui tentent ainsi d’atteindre une posture haute, celle d’analyseurs des autres
médias, pour s’en détacher et ainsi peut-être aussi mieux se positionner.
Cette logique du média au dessus, c’est aussi celle que l’on trouve d’emblée dans la
nouvelle « La journée d’un journaliste ». Le narrateur nous montre à la fois ce patron
décideur et ses journalistes à l’œuvre, qui agissent sous contrainte économique et
technique pour produire l’information, le journalisme est donc une activité dominée et
taylorisée, qui s’éloigne nettement d’une activité créative et littéraire, les mots et les
phrases ont des visées, la logique du patron est communicationnelle ; ainsi, grâce à la
vision du successeur, l’entreprise va prospérer car il va (et nous citons ici un passage de
la nouvelle) « inaugurer le journalisme téléphonique : on connaît ce système, rendu
pratique par l’incroyable diffusion du téléphone. Chaque matin, au lieu d’être imprimé,
comme dans les temps antiques, le Earth Herald est parlé : c’est dans une rapide
conversation avec un reporter, un homme politique ou un savant, que les abonnés
apprennent ce qui peut les intéresser. Quand aux acheteurs au numéro, on le sait, pour
quelques cents, ils prennent connaissance de l’exemplaire du jour dans d’innombrables
cabinets phonographiques »…
Dans Périscope, on retrouve cette tentative de montrer le journal aux abonnés du
compte Périscope du titre… La matière informationnelle se doit de trouver toujours un
bon support, qui lui permet de se communiquer : toujours le média doit penser son
véhicule, et la nouvelle de Verne permet de mettre en évidence cette question de la
médiation méta-communicationnelle du média, ce discours de la forme primordiale.
Conclusion : un Verne anthropologue et penseur des médias ?
Dès lors, en conclusion, nous aimerions souligner qu’en préparant, à partir de son
présent, sa vision du futur, à partir d’une lecture communicationnelle fictionnalisée du
rôle des médias, Jules Verne nous semble se poser en anthropologue, ainsi que Georges
Balandier en a défini le rôle, dans un texte intitulé « De tous temps, de tous lieux,
l’information et la communication », paru dans la revue L’homme, dans un dossier
« l’anthropologue et le contemporain, autour de Marc Augé », en 2008.
Balandier explique sa vision de l’anthropologue : « il faut constater que la science de
l’information et de la communication désigne un point où la connaissance des sociétés
d’avant, ou d’ailleurs, et la connaissance des sociétés de la sur-modernité semblent se
recouper (…) L’anthropologie a reconnu la communication dans sa fonction constituante,
dans ses formes premières et dans la diversité des configurations où la dynamique du
social l’emporte (…). Il poursuit : « dans les sociétés de la modernité, la communication se
technicise : ses instruments contribuent à une expansion conquérante, ils se subordonnent
le réel, ils conditionnent les systèmes d’action. Ils donnent leurs formes continûment
changeantes, ou inédites, aux expériences du monde qui cherchent leur sens, et les mots
pour le dire, sous la loi de l’empire communicationnel. La communication s’impose en
tout, partout. Les dispositifs qui l’effectuent se multiplient en universalisant les réseaux
qui les connectent et opèrent avec une intensité croissante. Elle allie dans une relation
inédite le matériel et l’immatériel, le réel et le virtuel. Ses techniques et leurs applications
métissent le monde contemporain, et en font la matrice où s’engendre l’homme actuel »…
Slide 14
Et avec la nouvelle de Verne, qui distingue ces mouvements naissants de l’empire
communicationnel à partir de 1880, qui se pose en fin observateur des mutations
sociales d’alors en les projetant dans notre aujourd’hui, l’on peut alors sentir à quel
point il est toujours nécessaire d’aborder la communication « d’ailleurs », en la situant,
ainsi que Balandier appelle à le faire, dans la perspective de notre passé, de notre
héritage.
Et la littérature, traitant de la communication et du journalisme, avec Verne, semble dès
lors nous permettre de « désembrouiller » les récits portant sur les médias par les
médias, rendant alors caduque la distinction journaliste/écrivain, ainsi que le pose
Jean-Paul Kauffman dans Outre-terre, son tout récent roman, paru à la toute fin de mars
dernier. Lire la citation.