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« L’homme de média, comme inventeur de génie »: un impensé Vernien contemporain Jules Vernes, écrivain précurseur des « mythographiques médiatiques » actuelles Ou l’écriture de la figure d’un dirigeant médiatique dans La journée d’un journaliste américain en 2889, comme modèle de préfiguration de l’inventeur de média numérique (les cas de Jack Dorsey et de Sergeï Brin, parmi les fondateurs de Twitter et de Google) (Médiatisations des Voyages… et de la figure de Jules Vernes) Colloque « Jules Verne et la culture médiatique, de 1864 à nos jours » Université Laval, Québec, 28 et 29 avril 2016 Valérie Jeanne-Perrier ([email protected] ) Professeur, CELSA, Université de Paris Sorbonne Mini-biographie : Responsable de deux cursus en journalisme au CELSA, V. Jeanne- Perrier a tout d'abord exploré les mutations des médias français s'installant sur le web puis ensuite elle a orienté ses recherches vers l'analyse les mutations des pratiques professionnelles des journalistes à l’aune des technologies et des outils issus de la transition numérique. Dans ce cadre, elle explore également les modalités discursives d’accompagnement de ces métamorphoses médiatiques, en mobilisant les méthodes et les concepts bâtis en sciences de l’information et de la communication autour de socles présents en littérature, sociologie et sémiologie. Pour le colloque portant sur Jules Verne, comme "homme de médias", elle souhaite montrer que la construction d'une figure d'inventeur de médias, telle qu'elle présente dans la

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« L’homme de média, comme inventeur de génie » :

un impensé Vernien contemporain

Jules Vernes,

écrivain précurseur des « mythographiques médiatiques » actuelles

Ou l’écriture de la figure d’un dirigeant médiatique dans La journée d’un journaliste américain en

2889, comme modèle de préfiguration de l’inventeur de média numérique

(les cas de Jack Dorsey et de Sergeï Brin, parmi les fondateurs de Twitter et de Google)

(Médiatisations des Voyages… et de la figure de Jules Vernes)

Colloque « Jules Verne et la culture médiatique, de 1864 à nos jours »

Université Laval, Québec, 28 et 29 avril 2016

Valérie Jeanne-Perrier ([email protected])

Professeur, CELSA, Université de Paris Sorbonne

Mini-biographie   :

Responsable de deux cursus en journalisme au CELSA, V. Jeanne-Perrier a tout d'abord

exploré les mutations des médias français s'installant sur le web puis ensuite elle a orienté

ses recherches vers l'analyse les mutations des pratiques professionnelles des journalistes à

l’aune des technologies et des outils issus de la transition numérique. 

Dans ce cadre, elle explore également les modalités discursives d’accompagnement de ces

métamorphoses médiatiques, en mobilisant les méthodes et les concepts bâtis en sciences

de l’information et de la communication autour de socles présents en littérature, sociologie et

sémiologie. Pour le colloque portant sur Jules Verne, comme "homme de médias", elle

souhaite montrer que la construction d'une figure d'inventeur de médias, telle qu'elle

présente dans la nouvelle La journée d'un journaliste américain en 2889 et rédigée à

plusieurs mains entre les Verne père et fils est encore circulante dans les médias de ce

début de XXIème siècle : Jack Dorsey, Mark Zuckerberg ou encore Sergueï Brin sont

présentés sous les mêmes traits et dispositions vis-à-vis du monde et de la communication

que le héros de fiction Francis Benett, descendant de James Gordon Benett, fondateur du

New York Herald. Les imaginaires médiatiques n'auraient-ils donc pas changé entre la fin du

19ème siècle et aujourd’hui ? Les médias actuels seraient donc aussi les "descendants"

d'une vision sociale héritée de cette même période ? L'analyse comparée de la nouvelle et

des portraits des fondateurs dans le mensuel français Enjeux Les Echos pourrait

éventuellement le laisser à penser...

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Introduction, positionnement méthodologique et précautions oratoires

Les figures des patrons créateurs de médias émergents qui sont présentées dans les

médias contemporains, comme ceux des plateformes dites de « réseaux sociaux »

relèvent selon nous d’un impensé de la persistance d’un imaginaire vernien qui

continuerait d’alimenter les discours d’escorte en matière d’innovations médiatiques et

de structuration d’un paysage journalistique.

Slide 1

C’est cette hypothèse que nous aimerions commencer à creuser en nous appuyant sur

une double lecture littéraire et communicationnelle de la nouvelle écrite par Jules

Verne et portant très explicitement sur l’invention d’un monde des médias de masse et

de l’instantanéité La journée d’un journaliste américain  en 2889, dont nous avons

lecture par son édition parue en 1993 dans la petite collection promotionnelle de la

marque de films Kodak Couleurs du Monde.

(Montrer le livre)

Nous voudrions d’entrée de jeu dire toute notre sentiment d’illégitimité quant à la

connaissance de l’œuvre de Jules Verne, qui outre le nom renvoyant à l’école fréquentée

pendant nos classes primaires, nous évoque simplement et immédiatement, dans le

paysage littéraire français, un auteur de science-fiction et de romans d’anticipation.

Pourtant, ce qui nous a étonnée dans la nouvelle étudiée, c’est que ces dimensions

partout soulignées et souvent également aussitôt écartées comme étant insuffisantes

pour décrire le travail titanesque de Verne pour documenter son époque, s’effacent et

ne font pas correspondre l’image traditionnelle du Jules Vernes des « voyages ». Il ne

s’agit pas là d’évoquer de grandes aventures, ni de très grandes inventions, mais

d’accompagner un patron de média dans son double quotidien, celui de l’intimité de la

personne et de la conduite de son entreprise.

Le ton y est très fortement moqueur, très distant avec une analyse proposée de la

société qui advient alors (et je reprends là les éléments soulignés dans l’introduction

rédigée par Daniel Compère qui préface un ouvrage du même nom en 1978 aux

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éditions du Gué, la date donnée dans le titre de la nouvelle correspondrait selon lui à la

date de l’année de publication de la nouvelle).

Le court texte est emmaillé de la description de nombreuses inventions non pas

dédiées uniquement au voyage des individus, mais dédiées à des innovations en

matière de « nouvelles » et des manières de les formuler, de les formater, ce qui nous a

retenue pour le travail présenté aujourd’hui.

Elles ont dès lors frappé la re-lectrice béotienne de Verne que nous sommes, plutôt

davantage versée en analyses des appropriations des technologies par les journalistes.

Nous avons repris la nouvelle par cet aspect, en constatant en effet que ce qui remonte

avant tout de sa lecture, c’est celle d’un portrait d’un patron de média, ce qui la

rapproche de nos objets habituels de recherche, autour des nouvelles technologies et

des discours d’escorte qui les accompagnent.

Méthodologie : ébauches, slide 2

Commençons donc dès à présent notre analyse de la nouvelle, en nous attaquant

notamment « aux structures profondes du récit », ainsi que nous invitent Jean-Yves

Duyck et Jean-Dominique Riondet à explorer « les structures sémio-narratives » dans

leur travail portant sur La Corderie royale de Rochefort, travail paru dans la revue

Management et Avenir ; ces structures narratives vont, selon leur reprise des analyses

de sémiologie structurale, des structures de surface, en passant par les structures

discursives, elles-mêmes dépendantes des structures sémio-narratives, composantes

d’un « parcours génératif de la signification ».

Parmi ces structures sémio-narratives, l’on trouve principalement dans la nouvelle de

Vernes la conception de la société par l’individu, qui porte des valeurs personnelles, et

une vision qui permettront à cette société d’advenir.

Il faut aussi souligner qu’une « nouvelle » est une forme contrainte, qui dès lors

engendre des « bénéfices » en termes de récit, grâce à des effets de structure : des

débuts et des fins fortes, une concentration de l’histoire, des ellipses vertueuses, autant

de règles et normes qui prédisposent à faciliter des effets de sens, ainsi que le résume

parfaitement le manuel de Jean-Pierre Aubrit intitulé « Le conte et la nouvelle », paru

chez Armand Colin, dans la collection Cursus.

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De ce point de vue, il est certain que les « dossiers » contemporains des magazines

mensuels « miment » d’assez près les logiques des contes et nouvelles telles que posées

au XIXème siècle, en ce qu’ils posent au cœur du projet éditorial le visage d’un patron,

décrit ensuite à travers le récit des étapes d’une invention, puis de la structuration de la

réussite d’une entreprise vue d’un point de vue individuel : il y a donc une double

conjonction de ressemblance entre la nouvelle des Verne (Père et fils), avec d’abord

une conjonction formelle et ensuite une conjonction thématique, amenant à souligner

cette idée d’un impensé vernien dans la narration des inventions médiatiques actuelles.

Prenons ainsi d’entrée de jeu pour exemple les quelques lignes de l’éditorial du dossier

de décembre 2013, signé de Laurent Guez, directeur de la rédaction des Echos, qui

parlant des patrons milliardaires écrit dans cet édito titré « décrocher la lune » :

« quarante ans plus tard et malgré la crise qui n’en finit pas d’émousser les ardeurs, la

folie créatrice reste vivace parmi les terriens. Il leur reste bien des défis à relever. La seule

différence, c’est que les Etats n’ont plus les moyens de les financer. Les projets moonshot,

aujourd’hui ? Ils sont désormais portés par des milliardaires, des entrepreneurs qui

consacrent une partie de leur fortune à réaliser leurs rêves et à repousser les limites de la

science. Prenez Larry Page et Sergueï Brin, les créateurs de Google. Ils ont développé les

Google Glass (des lunettes qui transforment votre champ de vision en ordi doté d’une

caméra), la Google Car ou encore des ballons gonflables Loon (capables de connecter une

zone désertique à Internet). Ces innovations décoiffantes sont déjà en passe d’être

commercialisées. Trop facile ! » (Les Echos, page 3, décembre janvier 2013 2014).

Un tel éditorial nous a donc mis sur la piste de liens potentiels entre le Jules Verne de la

journée et le récit des transformations médiatiques actuelles, qui sont aussi largement

abordées dans des quotidiens français comme Le Monde, qui a propos de la conquête

de l’espace, dans un éditorial récent de François Bougon, a aussi dressé le portrait d’un

entrepreneur millionnaire, prêt à investir sa fortune personnelle dans la conquête

spatiale. (Les nouveaux explorateurs de l’espace sont les patrons de l’internet 22/04).

Slide 4 – Des similitudes

Et en effet, dans cette nouvelle condensée, Jules Verne y semble brosser en premier lieu

le portrait d’un dirigeant de média tout au long d’une journée de travail de manager :

inventeur, patron, journaliste, manager, curieux des sciences, mari et époux

attentionné, toutes les facettes du personnage de Francis Benett sont explorées. Petit-

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fils du fondateur du New York Herald devenu le Earth Herald, ce personnage vernien

incarne l’idéal narratif d’un génial innovateur esseulé qui par sa vision de ce qu’une

invention peut changer aux modalités de la communication, transforme les échanges

humains et invente une idéologie de la communication globale, sans frontières et

immédiate par le biais d’une sorte de… téléphone à distance et à écran.

Nous ne sommes pas loin de nos « mobiles et smart phones » contemporains, qui nous

permettent ces conversations à distance et sans médiations apparentes, c’est le temps

des faces, sans les interfaces… Cette invention décrite dans la nouvelle est l’une parmi

de nombreux dispositifs qui permettent la transmission des nouvelles et proposent des

situations de communication aujourd’hui advenues et attribuées à des inventeurs

contemporains, des « patrons milliardaires » qui sont présentés comme de grands

visionnaires, et dont les discours d’escorte actuels oublient pourtant qu’ils sont d’abord

les héritiers d’une longue culture du capitalisme industriel qui va trouver dans le

monde des médias un débouché particulier, soit en terme de structuration de la chaîne

de valeur, soit en terme de vision de ce que la communication peut faire faire à

l’humanité, pour la transformer, en tant qu’outil politique.

Les descriptions journalistiques d’aujourd’hui sont alors des formes d’actualisation des

fictions rédigées par Verne, hier. Et cette littérature peut donc alors nous aider à penser

les médias d’aujourd’hui et les récits qui les accompagnent.

Transposition et inversion des thèmes verniens : le voyage… immobile, le journal

société

Dans cette série de premières petites remarques préliminaires, il faut alors ajouter que,

dans « la journée » (pas loin du terme anglo-saxon « journey »), Verne dessine et

propose selon nous une transposition de ses thèmes favoris : s’il s’agit bien de parler de

voyage, ce voyage ne s’y effectue pas en mobilité, mais en immobilité. Ainsi, le

personnage de Francis Benett circule dans son journal et dans son appartement et ne

« voyage » principalement que par le leurre du médium, du moyen communication, du

dispositif encadrant les échanges. Le « journey » devient alors une journée, et l’on sait

bien en vieux patois normand que la fin d’un mot en (EY) est la marque linguistique

restant des origines françaises d’un mot anglais !

Le récit s’appuie sur une proximité entre le narrateur et le héros, Francis Benett, qui se

réveille de mauvaise humeur, va appeler sa femme restée à Paris, puis va vaquer à ses

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occupations de « chef d’entreprise », un journal, qui dans ses murs, réuni des

troupeaux de « reporters », qui sont des « romanciers-feuilletonistes » ou bien des

« littérateurs » racontant des romans à des publics enfiévrés : la distinction

journalistes/écrivains y est donc nulle et non avenue, puisque l’ensemble de ces

métiers sont réunis au sein d’une seule et même entreprise, dirigée par un seul homme

qui prodigue à tous des « ordres » précis, pour mener à bien les activités qui y sont

rattachées : transmettre de l’information, et derrière ce mot, se trouvent donc tout un

ensemble de « contenus »…

Voilà donc l’entreprise de média actuelle parfaitement décrite et son rôle posé comme

central… A noter, la technique pour faciliter l’écriture est « l’hypnose », que le patron

préconise à l’un de ses journalistes, John Last, pas assez précis dans son travail

documentaire… Ensuite, Francis Benett entre dans une autre salle, celle du reportage,

dans laquelle est décrite une organisation qui n’est pas sans rappeler la salle des

nouvelles d’un Huffington Post d’aujourd’hui, dans lequel les journalistes sont postés

face à leur « tweetdeck » ou autre CMS pour fournir des informations à des internautes

hyperconnectés… Verne décrit en effet dans sa nouvelle des journalistes téléphonant

des nouvelles à des abonnés, et postés face à des séries d’écrans pour recevoir des

dépêches de toutes les galaxies et planètes (voir extraits photocopiés, jusqu’à la page

19).

Jules Verne organise et décrit alors d’ores et déjà la banalisation du déplacement, qui

n’est plus si extraordinaire que cela, puisque il y met en scène le paradoxe de la co-

présence médiée qui permet la rencontre, sans les transbahutements des corps et de

leurs mises à l’épreuve par les moyens de locomotion, mais tout en en conservant les

émotions : ainsi, tentant d’appeler son épouse par le biais du phono-téléphote, Francis

Benett est ému de saisir sa femme dans le désordre de sa toilette matinale ! L’homme

de média est dans cette nouvelle l’homme de toutes les situations, qui porte l’avenir, les

savants, les politiques se pressent chez lui, lui demandent audience, il peut par ses

choix faire des fortunes, tracer l’avenir des individus et des collectifs.

Alors que le « journal » semble être un has been en tant qu’entreprise capable d’offrir

une vision et un laboratoire pour la société (voir slide 5)…

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Du coup, que nous présentent les deux dossiers récents des Echos, qui nous permettent

cette tentative de comparaison entre la littérature médiatique de Verne et les

productions journalistiques qui sont contenues dans les dossiers ? (Slides 6, 7, 8 et 9)

Dans les inventions actuelles, c’est aussi ce qui est « vendu » au travers du récit des

innovations médiatiques de J. Dorsey et consorts : le voyage à distance, le repos des

corps, sinon des cœurs et des smileys mais la puissance de l’émotion du direct et de la

saisie sur le vif du « moment » décisif d’une situation qui peut potentiellement devenir

un « événement », qui semble donc constituer l’exacte réplique de la transposition des

thèmes verniens contenus dans la nouvelle. (Slide 10)

D’ailleurs, dans sa dernière acquisition technologique, l’entreprise Twitter a acheté

l’entreprise Periscope, une petite structure technologique qui vend de la connexion en

direct par une application dédiée au microstreaming par téléphone : l’on peut à partir

de son téléphone faire une diffusion à une audience inscrite à son compte de ce que l’on

aperçoit à un instant T pour partager un événement auquel on participe, l’on peut

retrouver l’ensemble de ces diffusions à partir d’une mappemonde servant de guide des

« streams » actifs, comme un programme télévisé revisité. (Slide 11)

Lorsqu’il est venu à Paris présenter cette application en mars dernier, son jeune patron

a expliqué que Periscope était conçu comme une plateforme « for thruth and

empathy », une plateforme sociale pour la vérité et l’empathie : on retrouve dans les

discours à la fois des marques, des médias qui les accompagnent vers leur diffusion

grand public, toute une idéologie sociale et une vision « utopique » qui fait des outils de

communication des objets transformant la société, et partant, dans le cadre de

Periscope, par la capacité de tous les citoyens à mobiliser correctement l’outil, à aller

vers une société plus ouverte et démocratique. Dans la nouvelle de Verne, cette

dimension de participation collective n’est pas évoquée, les journalistes sont soumis à

la vision du patron, qui leur prodigue des ordres précis pour élaborer les nouvelles,

mais dans la structure profonde du récit, la vision d’un « patron » qui porte un discours

et l’incarne, le fait vivre par ses instructions, ses mots d’ordre, se retrouve.

Le récit posé par Vernes agit alors comme un schéma fort installé dès le 19 ème pour

établir toute histoire de communication et d’innovation médiatique, nous y reviendrons

(slide 12).

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Autre remarque : la nouvelle est très courte, elle commence comme un conte, dès le

titre qui évoque une date lointaine ; on est déjà alors dans le « il était une fois », qui

permet la suspension de la crédulité et permet la projection dans un récit. Cette

technique narrative, et cette logique du voyage immobile, de l’échange permis par la

logique ubiquitaire, nous la retrouvons dans les dossiers contemporains des

« inventeurs de médias » ; ainsi le dossier sur Jack Dorsey est intitulé « il était une fois

Twitter » et d’entrée de jeu dans ce dossier, il est souligné que Jack Dorsey avait comme

motivation première à créer ce qui allait préfigurer Twitter était de permettre aux gens

de partager ce qu’il se passe autour d’eux, pour être acteurs-témoins ; cette figure du

témoin-voyeur et non plus voyageur, on la trouve grandeur nature et fictionnalisée

chez Vernes et dans la journée d’un journaliste, à travers le personnage de Francis

Benett  : c’est la vapeur et l’électricité qui lui permettent ces voyages de la vision.

Aujourd’hui, le « numérique » oublie d’ailleurs qu’il n’est que le fils de cette électricité

industrielle, en prétendant être lui-même un secteur à part entière, sans « fils »

électriques ni câbles apparents ! Le patron du média New York Herald, Francis Benett

« voyage » en rentrant en contact avec son épouse, directement, dans sa salle de bains

par le procédé du phono-téléphote. Le journal apparaît alors comme le lieu de

l’exploitation pleine et première des inventions, comme un lieu fort et moteur de la

transformation possible de la société, ce qui ne semble plus être le cas aujourd’hui, si

l’on s’en réfère à nouveau à la notice retrouvée tout récemment dans l’ascenseur d’un

hôtel fréquenté pour les besoins d’un colloque (photo montrée un peu plus tôt).

Le « rêve du progrès » (pour paraphraser le titre du petit livre retraçant la vie de Verne

dans la collection des découvertes Flammarion) ne vient plus d’une structure

médiatique affichée comme telle et qui s’attacher à une forme particulière (des pages

imprimées, distribuées auprès d’une audience), mais à des structures plus globales, qui

envisageraient la société dans son ensemble : c’est ainsi que le dossier des Echos

s’échine à décrire par le détail les objectifs des « patrons milliardaires », qui sont

presque comme des savants dangereux, puisque leurs « projets sont fous », ainsi que le

précise le titre du dossier (photo).

Slide 13

L’on passe alors de la nouvelle de Verne avec une vision positive du patron de média à

une vision en demi-teinte, dans la période actuelle, dans laquelle les patrons

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milliardaires, bien qu’également visionnaires, menacent également la société de leur

domination.

L’on retrouve alors dans la période actuelle, une autre transposition des thèmes

verniens, et c’est dans ce sens que nous avons voulu dans notre titre apporter l’idée

d’un « impensé vernien » dans la construction d’un discours sur les inventions

médiatiques : cet autre thème vernien commun est l’intérêt pour la société et son

organisation.

En effet, dans la nouvelle, une focalisation s’opère sur la figure d’un héros capable de

conduire l’organisation de la société, celle du « patron de médias » qui par son allure,

son attitude, sa vision (et n’oublions pas que Sergueï Brin porte sur le dossier des Echos

une paire de GoogleGlasses) peut conduire le changement. Non seulement le héros

Vernien va conduire son entreprise (d’une poigne de fer, il donne des ordres à des

journalistes qui n’ont d’autres choix qu’obéir à ses diktats éditoriaux), mais son

entreprise préfigure la société toute entière : c’est la fameuse « civilisation du journal »

qu’il s’agit d’entraîner à devenir elle-même, et ici, bien sûr, vous aurez reconnu dans

cette analyse la paraphrase du titre de la somme rédigée par Marie-Eve Thérenty et

Alain Vaillant. Mais ce passage ne peut s’opérer que par la mise en récit, le truchement

d’un patron vaillant et fort, une sorte de démiurge qui par l’impulsion qu’il donne à son

« média » permet de faire advenir la société nouvelle.

Un individu créateur démiurge, une technique narrative qui fait fructifier un

récit, aujourd’hui en « journalisme », comme hier en littérature : le ressort du

héros fascinant

Le temps est venu de vous présenter pourquoi il nous semble intéressant d’étoffer un

peu plus avant l’analyse de la figure du patron innovateur.

Cette approche narrative permet de focaliser l’attention sur un individu, alors que

souvent les innovations médiatiques ne sont jamais des œuvres solitaires, cela permet

de créer un personnage fascinant, autour de récits « savoureux », qui montrent aussi

par quelles étapes passent les inventions pour arriver à exister au sein des sociétés,

portées par les efforts de quelques-uns, ainsi que le montre le travail récent de Walter

Isaacson, autour de son travail « Les innovateurs – comment un groupe de génies

hackers et geeks a fait la révolution numérique », aux éditions Lattès.

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Dans la nouvelle, comme dans les dossiers, on retrouve cette logique narrative, qui

nous laisse à penser plusieurs éléments importants et convergents : les techniques du

récit journalistique sont encore largement motivées par les ressorts narratifs des

nouvelles courtes de la fin du 19ème siècle, puis que les processus réels d’inventions

médiatiques historiques sont toujours autant escamotés dans leurs différentes étapes

constitutives, ceci pour ne pas nuire à la naissance de leur potentielle médiagénie, ainsi

que Philippe Marion définit ainsi le potentiel de devenir industriel d’un support.

L’analyse proposée atteint alors bien son objectif de mettre en évidence les fils de

résonnance pouvant être tissés entre ce portrait fictionnel de F. Benett et ceux des

patrons de médias mis en avant par des supports médiatiques contemporains, à travers

des portraits journalistiques actuels : nous pensons donc au dossier concernant Jack

Dorsey, membre fondateur de Twitter, mais également au dossier concernant « les

projets fous des patrons milliardaires », illustré d’une photo de Sergueï Brin, patron de

Google, chaussant les lunettes de la marque, les Google Glass, dont la légende est

« première étape vers l’homme augmenté ».

Nous pouvons dès lors continuer de mettre en évidence dans une dernière partie les

ressorts narratifs mobilisés pour faire apparaître ces jeunes patrons comme de

nouveaux Francis Benett « réalisés », permettant alors en quelque sorte d’acter la

vision littéraire de Jules Vernes d’un monde de médias globaux, entraînant un monde

dominé par la communication immédiate et interpersonnelle d’une information

produite par des journalistes aux fonctions taylorisées.

Pour travailler, nous nous appuyons sur une grille de lecture de la nouvelle comme

portrait d’un personnage, structure narrative que nous mobiliserons dans l’analyse du

contenu des portraits consacrés à Jack Dorsey et à Sergueï Brin dans le journal français

Les Echos, parus au cours des années 2013 à 2014. Cette structure se retrouve

également autour de la publication plus récente d’une photographie de Mark

Zuckerberg lors de la présentation d’un « masque de réalité virtuelle » dédié au

visionnage de vidéos 360°, format dédié à la plateforme Facebook pour regarder des

images animées. Le fil rouge narratif est celui d’un patron, innovateur, qui sont des

révolutionnaires du « numérique » et qui proposent de nouvelles visions du monde et

de la société, grâce à la mise en place d’interfaces médiatiques supposées renouvelées

dans leurs promesses d’échanges entre les individus et en ce qu’elle

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reconditionneraient les modèles économiques des entreprises médiatiques, au cœur de

la société. Surtout, ces patrons actuels donnent de leur personne « privée » pour

donner à voir les efforts qu’ils produisent pour faire vivre leurs visions. Et cette logique,

on la trouve d’ores et déjà dans la nouvelle de Verne : l’analyse de la nouvelle qui

accorde une place majeure donnée à la logique communicationnelle et à la figure du

patron nous permet d’affirmer son rôle de préfiguration dans la construction des récits

contemporains portant sur les patrons de médias.

Il faut alors le souligner, cette méthode d’analyse d’essence discursive, s’appuie

principalement sur la logique de la notion de discours d’escorte, forgée par le

chercheur Philippe Breton dans son ouvrage « le culte d’internet » et sur l’analyse

sémiologique des images qui accompagnent ces discours présents essentiels dans les

médias qui tentent ainsi d’atteindre une posture haute, celle d’analyseurs des autres

médias, pour s’en détacher et ainsi peut-être aussi mieux se positionner.

Cette logique du média au dessus, c’est aussi celle que l’on trouve d’emblée dans la

nouvelle « La journée d’un journaliste ». Le narrateur nous montre à la fois ce patron

décideur et ses journalistes à l’œuvre, qui agissent sous contrainte économique et

technique pour produire l’information, le journalisme est donc une activité dominée et

taylorisée, qui s’éloigne nettement d’une activité créative et littéraire, les mots et les

phrases ont des visées, la logique du patron est communicationnelle ; ainsi, grâce à la

vision du successeur, l’entreprise va prospérer car il va (et nous citons ici un passage de

la nouvelle) « inaugurer le journalisme téléphonique : on connaît ce système, rendu

pratique par l’incroyable diffusion du téléphone. Chaque matin, au lieu d’être imprimé,

comme dans les temps antiques, le Earth Herald est parlé : c’est dans une rapide

conversation avec un reporter, un homme politique ou un savant, que les abonnés

apprennent ce qui peut les intéresser. Quand aux acheteurs au numéro, on le sait, pour

quelques cents, ils prennent connaissance de l’exemplaire du jour dans d’innombrables

cabinets phonographiques »…

Dans Périscope, on retrouve cette tentative de montrer le journal aux abonnés du

compte Périscope du titre… La matière informationnelle se doit de trouver toujours un

bon support, qui lui permet de se communiquer : toujours le média doit penser son

véhicule, et la nouvelle de Verne permet de mettre en évidence cette question de la

médiation méta-communicationnelle du média, ce discours de la forme primordiale.

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Conclusion : un Verne anthropologue et penseur des médias ?

Dès lors, en conclusion, nous aimerions souligner qu’en préparant, à partir de son

présent, sa vision du futur, à partir d’une lecture communicationnelle fictionnalisée du

rôle des médias, Jules Verne nous semble se poser en anthropologue, ainsi que Georges

Balandier en a défini le rôle, dans un texte intitulé « De tous temps, de tous lieux,

l’information et la communication », paru dans la revue L’homme, dans un dossier

« l’anthropologue et le contemporain, autour de Marc Augé », en 2008.

Balandier explique sa vision de l’anthropologue : « il faut constater que la science de

l’information et de la communication désigne un point où la connaissance des sociétés

d’avant, ou d’ailleurs, et la connaissance des sociétés de la sur-modernité semblent se

recouper (…) L’anthropologie a reconnu la communication dans sa fonction constituante,

dans ses formes premières et dans la diversité des configurations où la dynamique du

social l’emporte (…). Il poursuit : « dans les sociétés de la modernité, la communication se

technicise : ses instruments contribuent à une expansion conquérante, ils se subordonnent

le réel, ils conditionnent les systèmes d’action. Ils donnent leurs formes continûment

changeantes, ou inédites, aux expériences du monde qui cherchent leur sens, et les mots

pour le dire, sous la loi de l’empire communicationnel. La communication s’impose en

tout, partout. Les dispositifs qui l’effectuent se multiplient en universalisant les réseaux

qui les connectent et opèrent avec une intensité croissante. Elle allie dans une relation

inédite le matériel et l’immatériel, le réel et le virtuel. Ses techniques et leurs applications

métissent le monde contemporain, et en font la matrice où s’engendre l’homme actuel »…

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Et avec la nouvelle de Verne, qui distingue ces mouvements naissants de l’empire

communicationnel à partir de 1880, qui se pose en fin observateur des mutations

sociales d’alors en les projetant dans notre aujourd’hui, l’on peut alors sentir à quel

point il est toujours nécessaire d’aborder la communication « d’ailleurs », en la situant,

ainsi que Balandier appelle à le faire, dans la perspective de notre passé, de notre

héritage.

Et la littérature, traitant de la communication et du journalisme, avec Verne, semble dès

lors nous permettre de « désembrouiller » les récits portant sur les médias par les

médias, rendant alors caduque la distinction journaliste/écrivain, ainsi que le pose

Jean-Paul Kauffman dans Outre-terre, son tout récent roman, paru à la toute fin de mars

dernier. Lire la citation.