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CARNETS D’UNE APOCALYPSE Encyclopaedia Universalis, Vol. 2 APOCALYPTIQUE (LITTÉRATURE) Pour un esprit moderne, le terme « apocalypse » évoque une catastrophe à l’échelle mondiale. En réalité, c’est la transcription de , mot grec qui signifie simplement « mise à nu », « dévoilement ». Peu usité dans le grec profane, il apparaît assez fréquemment dans la traduction biblique des Septante, où il désigne la « mise à nu » au sens matériel, mais surtout, au sens figuré, la « révélation » des secrets humains ou divins.

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CARNETS D’UNE APOCALYPSE

Encyclopaedia Universalis, Vol. 2APOCALYPTIQUE(LITTÉRATURE)Pour un esprit moderne, le terme « apocalypse » évoque une catastrophe à l’échelle mondiale. En réalité, c’est la transcription de , mot grec qui signifie simplement « mise à nu », « dévoilement ». Peu usité dans le grec profane, il apparaît assez fréquemment dans la traduction biblique des Septante, où il désigne la « mise à nu » au sens matériel, mais surtout, au sens figuré, la « révélation » des secrets humains ou divins.

Satprem

Carnetsd’une

Apocalypsetome 2

1978-1982

INTRODUCTION

  Le 22 mars 1978, Sujata et moi quittions définitivement Pondichéry : « enfin libres ! » pour nous réfugier dans les montagnes des Nilgiris au Sud de l’Inde. Mais c’est seulement en juillet 1981 que je terminerai la matérialisation des treize volumes français de l’Agenda de Mère.  La bataille de l’Agenda continue.  Le yoga des cellules se précise.  Je ne croyais pas encore avoir commencé cet « impossible » chemin du Corps Nouveau, mais j’étais en plein dedans ! et je n’avais pas cessé d’être dedans depuis le 18 novembre 1973 du départ de Mère, sans m’en apercevoir, seulement je recevais les coups et je tâchais de les supporter et de les traverser un par un. Mais il a fallu qu’ils touchent directement et mortellement mon corps pour m’apercevoir que, après tout, c’était « comme Mère ». Car l’Expérience ne consiste pas à s’en aller dans les merveilles — bien qu’elles soient là toujours comme soutenant toutes choses invisiblement —, mais au contraire à traverser des abîmes et à se heurter à toutes les Négations possibles, tous les Murs dont notre Matière est faite, pour dé-couvrir la Merveille qui change tout. Et il n’y a rien de mieux que des attaques cardiaques (et autres) pour découvrir comment notre système fonctionne et sous quelle emprise ces pauvres cellules mira-culeuses et merveilleuses se trouvent, et attraper là la clef de vie-ou-mort, et par-delà, de l’autre côté de tout ça.

*  Sujata et moi croyions avoir trouvé, enfin, dans ces montagnes, le refuge parfait, hors d’atteinte des forces cruelles et du poison hideux que nous absorbions jour après jour à Pondichéry... Il s’en faut ! La bataille de l’Agenda a pris des dimensions plus cruelles encore qui embrassaient l’Inde entière et démasquaient davantage le jeu des Forces. C’est seulement en 1982 que Navajata perdra définitivement son procès auprès de la Cour suprême de l’Inde où il voulait faire reconnaître que « Sri Aurobindo est une nouvelle religion ».  Cette fois-ci (mais sans doute avant même que nous nous en apercevions), des Forces, que l’on pourrait appeler monstrueuses, tantriques, de la plus basse magie noire, sont venues attaquer directement ce corps. Heureusement, les visions de la « Nouvelle Conscience » me montraienttrès concrètement et avec une précision impensable d’où venaient les coups et de quoi il s’agissait.  Tout de même, Sujata et moi avons déposé notre testament auprès d’un notaire de Ooty. C’était en mars 1981.  Ces coups étaient devenus si meurtriers, et j’étais devenu une cible si exactement visée, que nous avons pensé à quitter l’Inde. Une première fois, puis une deuxième, nous avons tenté de nous isoler de tout et de partir incognito, d’abord à Ceylan et au Kérala, puis dans le Pacifique, sur une île

aussi déserte que possible, pour pouvoir continuer le travail « à l’abri » — quelle illusion ! Mais il fallait aussi traverser cette illusion-là... Comme si l’on pouvait se séparer du tout terrestre ! En vérité, il faut tout traverser jusqu’au dernier grain ou « jusqu’au dernier atome » de ce que nous appelons « l’humain », ou plutôt l’animal humain — car l’Homme n’est pas encore, il est à découvrir et à devenir dans ces cellules mêmes, mises à nu, dépouillées de tout leur fatras génétique et atavique et médical.  « Devenez l’être humain » disaient les Rishis védiques il y a quelque dix mille ans déjà.  C’est cela, l’« apocalypse ».

Satprem  18 juin 1999

1978

1er avril 1978

(Lettre de Satprem à sa mère)

Harwood  Ma petite mère aimée,  Nous avons couru et parcouru l’Inde du Sud en quête d’un lieu de paix, et quand nous désespérions de trouver l’endroit vrai, nous avons subitement, dans les montagnes des Nilgiris, découvert une merveille. Un village tout bâti, et il est aussi laid que toutes les cabanes de ciment qui prolifèrent dans l’Inde avec les bébés, et nous pensions partir plus loin, lorsque nous avons pris une petite route... un chemin qui serpente à travers les plantations de thé, puis une forêt, une merveilleuse poche de forêt primitive, des mimosas gigantesques, des eucalyptus, puis une petite -clairière, et c’était la maison, à flanc de montagne, toute embrassée par la forêt et le silence — une prairie autour et des quantités d’oiseaux. Une forêt pleine d’oiseaux et de papillons, des biches aussi, des faisans, des singes qui volent les baies sauvages en grinçant des dents. Un merveilleux silence pur et si doux, comme si cette maison au milieu de la clairière était bercée par la Nature. Pas de vibrations humaines. Et pourtant c’est seulement à trois kilomètres de ce village. C’était l’endroit. Cela s’appelle « Harwood ». Nous sommes tous charmés. Nos amis de Delhi ont donc acheté la maison pour nous. Puis nous sommes retournés une dernière fois à Pondichéry faire notre déménagement clandestinement, dans la nuit, avec l’aide de nos amis d’Auroville, et ouf ! oh ! ouf et ouf ! quel soulagement de ne plus respirer cet air méchant et empoisonné, j’en étais malade de toute cette haine autour de moi. Sujata et moi, nous sommes comme des écoliers en vacances après ces quatre années de misère depuis le départ de Mère. Nous allons bâtir un lieu où Mère pourra être vraiment, dans la joie du travail — ah ! fini de toutes ces Églises et spiritualistes aux longues griffes : de l’air pur, simple. On ne fait pas d’histoires — on travaille pour Mère, c’est tout. Comme j’aimerais que tu viennes voir notre nouvel endroit ! C’est à 2 000 mètres d’altitude, mais comme c’est près des tropiques, la température est relativement douce, quoique froide la nuit : nous faisons du feu le soir. L’hiver est très froid, mais pas autant qu’en Occident. J’ai sauvé mes pigeons blancs du naufrage de Pondichéry : ils volent dans la prairie autour. Il y a aussi des pêchers. Nous allons planter des pommiers, des poiriers. C’est si joli : la grande clairière est à flanc de montagne avec des « jardins » en terrasse qui descendent vers la forêt et sont cernés par la forêt — pour l’instant, ce ne sont pas des « jardins », c’est de l’herbe à vache. Mais nous allons en faire un paradis. Même notre Lakshmi nous a suivis ici avec sa vache et son chien et son veau ! Et puis, déjà nous avons formé l’embryon d’une équipe d’amis-travailleurs : nous allons publier l’Agenda en anglais, en français, en allemand, en italien. Harwood va devenir le nouveau lieu d’où Mère pourra rayonner sans dogmes et sans business spirituel. Nous serons donc un premier noyau avec Sujata, la douce toujours souriante qui retrouve ses chansons et une nouvelle jeunesse. Nous allons tous les jours explorer la forêt, découvrir de nouveaux endroits, il y a des petits ruisseaux qui coulent sous des arbres de toutes les couleurs de feuillage, des fougères hautes, et si on monte le flanc de la

montagne, au-dessus de la maison, ce ne sont rien que des bois de mimosas et d’eucalyptus, on respire si allègrement !  On est en train de s’organiser mais c’est un peu le camping, il faut aller chercher les provisions à trois kilomètres : nous avons un gardien qui s’appelle Victor, figure-toi, et qui fait nos courses avec les petits travaux de la maison. Mais c’est une maison très moderne (  ! ) il y a même un téléphone tout installé, deux étages, même les meubles sont là, mais il faut tout réparer, arranger, les toits sont à refaire, les salles de bains sont à refaire — on s’amuse ! Et alors, figure-toi qu’à deux cent mètres de ce paradis, il y a un deuxième paradis, là, au bout du petit chemin à flanc de montagne, après Harwood, on débouche subitement sur une grande allée jonchée de fleurs violettes, et puis une colonne blanche qui soutient un bout de toit, et c’est le ciel, partout le ciel, une maison immense tout en véranda à petites fenêtres, comme un bateau en plein ciel — c’est le bout de la montagne, le bout de la forêt, on dévale brusquement deux mille mètres plus bas sur les plaines tamoules. Une vue comme une mouette. C’est le « bout du monde », c’est ainsi que Sujata a appelé cet endroit. Du vent, beaucoup de vent. Des plantations de thé plus bas, de grands eucalyptus centenaires au-dessus, et cette cabine de navire posée au bord de l’espace. C’est « Land’s End », le « bout du monde ».  Nous comptons donc habiter là finalement, lorsque le propriétaire aura fait baisser un peu ses prix. C’est l’Institut de Delhi, peut-être, qui achètera le terrain. Ainsi, notre équipe de travailleurs aura plus d’espace à Harwood, et Sujata et moi, nous habiterons notre vaisseau dans l’espace. C’est là que nous installerons notre superbe imprimerie. Et c’est de là que Mère va rayonner sur l’Inde et sur le monde. Beaucoup de travail, beaucoup de joie, et une équipe de travailleurs heureux qui fabriquent l’Avenir, ce si bel avenir que Mère voyait et voulait et que nous pouvons bâtir si seulement nous consentons à la joie au lieu de consentir à la misère et à la souffrance. Voilà. C’est tout un programme pour la Terre !  ..........  Nos amis de Paris vont bientôt venir nous rejoindre ici. J’ai besoin de vêtements chauds que nos amis vont nous apporter, mais j’ai pensé à quelque chose qui serait très utile et que j’aimerais beaucoup avoir : peux-tu me faire fabriquer une bonne cape bretonne comme la tienne exactement, avec cette espèce de veste dedans qui tient si chaud. Ce serait épatant ici. Veux-tu arranger cela pour moi dès que possible. Exactement le même modèle que ta cape. Alors j’aurais l’impression de marcher avec toi dans ce pays qui n’est pas la lande mais qui est la beauté de notre cœur large et libre.  Je suis si heureux, je retrouve ma jeunesse, comme si je secouais des années de misère. Sujata et moi nous t’embrassons très tendrement.  À bientôt ?  Nous sommes ensemble de toute façon,    nous marchons pour toujours        dans un grand royaume de paix            où le cœur est libre et content

Satprem  

2 avril 1978

(Lettre à Nicole, à Auroville)

  L’air est meilleur ici. Cela devenait un peu suffoquant là-bas. Enfin, je crois bientôt pouvoir me remettre à mon vrai travail, dès que notre camping ici sera mieux organisé. Ici ? où ? C’est le secret de notre paix — j’espère qu’il durera ( ! ) Et je crois que mon départ avait aussi sa nécessité pour Auroville : il est bon que chacun trouve son contact direct avec Mère, sans intermédiaires. Les intermédiaires, c’est la vieille peste des religions. Sri Aurobindo et Mère sont venus justement pour mettre le Divin directement dans la Matière, ou plutôt pour user la couche dure qui voilait cette Présence immédiate à nos yeux. Maintenant il faut ouvrir les yeux (et les oreilles). Chacun doit chercher à écouter et à voir. Rien n’empêche le contact et l’inspiration juste, sauf l’ego et la complication mentale.  Et puis, où que je sois, tu sais bien et vous savez tous, que je ne vous quitte pas. Je continue le travail, le même, le vôtre, le nôtre, celui de la Terre nouvelle. Auroville est un de ces lieux : il faut faire pousser beaucoup d’Aurovilles et ouvrir beaucoup de cœurs à la simplicité de la Merveille. C’est cela, mon rôle. Mais entre tous, vous êtes chers à mon cœur. J’ai mesuré votre cœur, votre dévouement, je vous serre dans mes bras, on continue.  La Victoire, elle est dans chaque petit geste pur.      Avec tendresse à tous          mes frères et sœurs

Satprem    J’ai encore avec moi l’Amour divin* que tu m’as donné au départ... je reviendrai.

4 avril 1978

  Lettre recommandée d’André Morisset à l’Institut. Notre pigeon blanc poursuivi par les corbeaux et noyé dans la fosse septique.  Étrange comme les choses communiquent à notre insu.

7 avril 1978

  Un camion débarque à Land’s End : trois arbres coupés.  La nuit de grêle, on transporte les lits dans la véranda.  Les grêlons sur les lits.  Même le « haut » nous attaque ?

8 avril 1978

  Les marchands de bois viennent couper les arbres de Land’s End (pour faire monter les prix). Pourparlers avec le propriétaire. La femme hideuse. Télégramme à Micheline*.

9 avril 1978

  On dirait que c’est la guerre. Pas d’eau. La boue partout. La malle de Mère et mes papiers inondés. Cette nuit, la tempête de pluie, les lits comme un naufrage. Pas de bois sec. Comme si l’on voulait nous chasser d’ici.

10 avril 1978

  Accord pour achat Land’s End signé à Ooty.*

(Lettre à Micheline)

Harwood  Chère Micheline,  Ces derniers jours étaient comme une furie dans les mondes « subtils » — en fait depuis le 30 ou 31 mars, avec un « sommet » le 4 avril lorsque l’un de nos pigeons blancs est mort, attaqué par les corbeaux, poursuivi et... noyé dans la fosse septique. C’est la signature nauséabonde de M. & Co. Je ne veux pas entrer dans les détails. Et l’autre nuit, une tempête de pluie et de grêle, avec des grêlons jusque sur le lit de Sujata par les toits troués — on répare. Mais la force qui attaquait cette maison, et continue de l’attaquer depuis une dizaine de jours, est étrangement « braquée », comme un rayon maléfique. Oui, « ils » doivent bien comprendre l’importance de cet endroit et que si l’on arrive à établir ici une base solide, c’est leur fin. D’où la furie. Chacun ici le ressent ou le « voit ». Mais c’est presque charmant à côté de Pondichéry : on a de l’air libre à respirer, le corps est léger, sans cette chape de plomb sur les épaules et cette espèce d’étouffement physique que je sentais.  Ainsi, bien entendu, l’attaque s’est simultanément déclenchée sur Land’s End (je la sentais depuis plusieurs jours et j’avais comme une inquiétude pour cet endroit). « Par hasard », vendredi soir, le 7, comme nous rentrions de notre promenade à travers la forêt et les plantations de thé sous Land’s End, nous avons entendu un camion arriver dans Land’s End : ils ont chargé d’énormes tronçons de bois. J’ai fait parler le chauffeur : trois arbres coupés. À ce stade, je pensais encore que c’était limité et que le propriétaire voulait gagner quelques milliers de roupies pour ses dépenses courantes, mais... d’abord tu imagines le mal de cœur que cela peut faire, ces gens devraient être fouettés en place publique, c’est vraiment le règne des « Shoudras* » pour qui seul l’argent compte, et ils dévastent la terre, -partout. Mais le lendemain matin, « par hasard », nous avons vu une demi-

douzaine d’abatteurs sortir de la forêt et traverser la prairie devant Harwood — pourquoi passaient-ils par là, sous nos yeux  ? Vraiment la Grâce veille à tout. J’interroge ces ouvriers : ils vont couper tous les arbres de Land’s End ! le bois de Land’s End a été vendu à un affairiste pour 8 500 roupies. Nous sautons avec Roger à Land’s End pour constater les dégâts : trois grands arbres avaient déjà été coupés plus sept moyens. Des arbres de plus de soixante ans, des eucalyptus géants... Oh ! Si tu avais vu ce trou dans le petit bois de Land’s End, ces moignons déchirés... Alors j’ai sauté à la gorge de l’affairiste, je lui ai offert « cash » 13 000 roupies. Pour le bois qu’il avait entièrement acheté pour la somme de 8 500 — et plus un arbre coupé. On a renvoyé les bûcherons. Il restait seulement le cadavre de deux arbres qu’ils n’avaient pas pu embarquer dans le camion la veille. Puis on s’est attaqué à ce salaud de propriétaire (entre-temps je t’ai télégraphié avec Sujata) : c’était évident, du chantage pour nous obliger à acheter sa propriété pour une lakh* de roupies, ce qui est fabuleux, il y a 50 000 roupies de réparations — la maison ne vaut pas plus de 60 000 roupies. Mais la maison dévastée de sa forêt, c’est inachetable et je ne voudrais pas rentrer dans cette dévastation. Des arbres vivants, si beaux, qui ont mis tant de temps et d’amour pour pousser, et puis crac, pour 8 500 roupies. Je te passe l’affreuse discussion avec ce bonhomme, et surtout sa sorcière de bonne femme : deux jours de discussion — la rapacité, le cœur de pierre. Sujata était là comme Kâlî. (...)  Sans Land’s End, c’était la ruine de nos projets. Il fallait ces deux maisons pour loger notre équipe, plus la machine et les installations. Harwood ne servait à rien sans Land’s End et alors il fallait quitter l’Inde. Si cela ne marchait pas, c’était le signe pour moi qu’il n’y avait plus qu’à quitter l’Inde et faire notre centre ailleurs. (...) Enfin voilà, il y a une grâce qui s’appelle Micheline. J’avais téléphoné entre-temps à Delhi, mais c’était difficile pour eux d’acheter coup sur coup deux maisons. J’avais honte de frapper ainsi aux portes et c’est avec tristesse que Sujata te télégraphiait. Jamais de notre vie nous n’avons demandé de l’argent. Oh ! parmi les attaques de ces derniers quinze jours, il y avait toute ma vieille formation de Sannyasin qui revenait : moi qui rêve de vivre à demi nu dans une cabane solitaire et sans voir personne, j’étais devant cette folle maison (Harwood) en pleines réparations, avec mille problèmes domestiques, et j’allais acheter une deuxième folle maison, encore plus folle. Si vraiment je n’avais pas la certitude que Mère me conduisait et qu’Elle avait un plan ici, tout cela serait fou et archi-fou pour n’importe quelle personne sensée. Depuis quatre ans je n’arrête pas de prendre de folles décisions sans savoir pourquoi ni où je vais ni si j’ai raison ou si je me trompe. C’est ainsi. Alors le Sannyasin là-dedans est mis à une rude épreuve. Tu sais, on claque les portes et on part dans la forêt, si légèrement — mais il y a l’Œuvre de Mère, je ne peux pas laisser tout là. Donc je continue. Donc il y a Micheline et j’ai télégraphié à Micheline. Tout de même, je t’embrasse, ainsi que Sujata, avec gratitude — sans toi, une fois de plus, l’Œuvre était compromise ou en panne.  ... Je compte me mettre aussitôt à mon vrai travail, ce tome II de l’Agenda. J’oubliais de te dire que j’ai reçu une lettre si enthousiaste de C.P.N. Singh* au sujet de la merveilleuse machine. Il n’y aura aucune difficulté pour le -permis d’importation. Le plus difficile, c’est l’exemption de douanes : Kireet et C.P.N. remuent ciel et terre, mais le climat politique ici est très incertain, pour ne pas dire chaotique. C.P.N. est sous surveillance du C.B.I. (la police -

secrète indienne), ce qui ne facilite pas les choses. On s’attend à l’arrestation prochaine d’Indira — ce sera le signal d’un vaste bouleversement, si cela arrive. Mais je crois que Mère calcule tous ses pas et que rien n’arrivera avant que toutes les pièces du puzzle ne soient exactement en place, y compris notre centre.  Une dernière chose me tracasse. À la suite de la lettre recommandée d’André Morisset, X m’a dit en toute franchise que cela avait semé une sorte d’inquiétude, sinon plus, parmi tous nos amis de Paris : des réactions de confusion et presque de panique. Il faut comprendre une fois pour toutes que l’action de ces gens est doublée d’une action occulte très reconnaissable pour tous ceux qui savent un peu, ou sont un peu sensitifs : leurs lettres, leurs actes sont invariablement accompagnés d’une vibration de peur. C’est le pouvoir de ces gens. C’est comme cela qu’ils règnent sur l’Ashram. Il y a autour de tous leurs actes comme une sourde menace gluante et insidieuse qui n’a pas une origine humaine et qui fait toute sa force « occulte ». L’instrument de l’Asoura, c’est la peur, la menace, le chantage. Depuis quatre ans je n’arrête pas de voir cette vibration jouer de tous les côtés et faire ses dégâts. Quand Barun + Counouma ont écrit à Laffont, cela a littéralement créé une panique et une confusion dans toute la maison : on a arrêté l’impression du tome I de l’Agenda puis repris l’impression, puis arrêté de nouveau, comme si ces gens ne savaient plus ce qu’ils faisaient. Les tantriques manient parfaitement cette sale petite vibration très efficace. Son effet immédiat, c’est la confusion et la peur. Quand ils écrivent des lettres, leurs lettres relayent cette vibration-là. Alors vraiment, il ne faut pas tomber dans ce piège à la première occasion. Il faut regarder les choses avec sang-froid et appeler Mère. C’est exactement le pouvoir des fantômes. Ce sont des fantômes, comme dans les maisons hantées, et ils vous font froid dans le dos... s’ils peuvent, et puis on ne sait plus où on en est. Il ne faut pas accepter cela. Il faut jeter ça dehors à grand coups de pieds dans le derrière. C’est très collant et insidieux, mais diable ! Mère est plus forte que toutes leurs sales manigances — sinon je serais mort depuis longtemps ! Alors courage et clarté — et CALME. Calme et CLARTÉ. Et ça se dissout comme des miasmes de marécages.  ... Bon courage. Nous arrivons au bout — le bout est toujours difficile. L’Asoura se débat comme un moribond, il essaye tout ce qu’il peut avant de mourir. Mais il ne réussira pas.      Avec toi                    très profondément              et le cœur plein de gratitude

Satprem      Mère nous met le nez dans la Matière impitoyablement et dans tous les détails. Probablement c’est là que la partie se joue !

15 avril 1978

(Lettre du Dr Hubert Mourot)

À Venisele jour de l’ascension, 1978

  Le ciel et l’eau célèbrent ici un mariage étrangement beau.  Dites seulement à Satprem que ces vers écrits quand j’avais dix-huit ans me hantent et me font vivre :        Au sommet de chaque sommet,        Il y a toujours        Un trait qui court        Vers la liberté.  Les questions se posent et se reposent :  Quels sommets ? Quel trait ?  Et quelle liberté ?      Je vous embrasse.

Hubert Mourot  *

(Réponse de Satprem)

  Oui, Hubert, à chaque minute le sommet est à dépasser. Il n’y a pas de sommet, il y a seulement une flèche qui court vers son but, et son seul but est de TENDRE VERS...  Je ne connais rien des grandes réalisations, je sais seulement ce feu qui brûle dedans, cette chose qui tend comme une plante vers le soleil, et parfois je crois m’apercevoir que ce besoin de soleil, c’est le soleil même en moi, ce besoin de douceur, c’est la Douceur même qui aime en moi, et que le But est là à chaque instant — c’était Lui qui me portait à Lui. Alors tout est si léger, et doux, et profond comme l’infini, et libre, parce que plus jamais, rien ni personne, ni mort ni vie, ne peut altérer cet inaltérable soleil. Et c’est plein d’amour à chaque instant, parce que c’est la seule chose qui EST.

7 mai 1978

Vision

  Je descends au centre de la Terre : « le sentier du monde ».

8 mai 1978

  Prise de possession de Land’s End.  Il y a vingt ans, jour pour jour, je devenais Sannyasin.  Quelquefois, je comprends bien pourquoi.

11 mai 1978

  Début des travaux à Land’s End.

19 mai 1978

(À Micheline)

Delhi  Chère Micheline, je suis ici pour la première réunion d’« Auromitra* » avec Tata et les autres « trustees » d’Auromitra, dont Bijoy Nahar, l’oncle de Sujata. Dorénavant Auroville pourra recevoir de l’argent sans que ce soit -détourné par ces faussaires de la S.A.S.  Tu es beaucoup dans ma pensée. Je sais que ton tournant est un vrai tournant, difficile, parfois douloureux, mais réellement que veut Mère  ? Elle veut que ses enfants soient purs, droits, donnés, et Elle les met à l’épreuve divine pour les délivrer du vieux monde qu’ils portent en eux. C’est l’heure que nous avons attendue depuis tant de vies, nous avons beaucoup prié pour servir à cette Heure-là. Alors il faut avoir le courage de passer au-dessus de beaucoup de choses et de larguer beaucoup de vieux poids — Mère nous veut légers, son nouveau monde est léger et sans mémoire.  ... Mais toi, au moins, Micheline, quelle que soit la douleur de l’épreuve, aie le courage de l’offrir et d’aller droit ton chemin. C’est le Moment, entre tous, où il faut tout offrir. Alors l’épreuve se change en un élargissement de conscience, en une légèreté plus grande, une transparence plus grande. Et toi, Micheline, tu as cette chance, ou cette grâce, de servir de plus près cette Œuvre terrestre. Alors on peut bien tout jeter dans cette grande Œuvre-là et Mère prendra soin de nous. C’est la meilleure façon d’aider les circonstances personnelles et générales. J’ai confiance en toi. Ouvre les mains, donne tout à Mère et fonce dans le Nouveau Monde.  ..........  Mais je voulais te parler de Bibi Heyman. J’ai eu le sentiment qu’elle avait un rôle à jouer dans notre travail. Elle est pure, simple, vraie. Je ne sais pas quelles sont ses qualités et capacités pratiques, mais je connais sa qualité d’âme. Il faudrait que toutes nos activités de l’Institut jaillissent spontanément de cette qualité d’âme. C’est ce qu’il y a de plus efficace. Ce ne sont pas des « rôles » à déterminer, mais des vibrations qui doivent être mises ensemble et qui, spontanément, automatiquement, créeront des circonstances et des arrangements inattendus. Je voudrais que ce que représente Bibi soit là, au milieu de vous, et voyons ce qui sortira de cet ensemble de vibrations. Quels que soient les désaccords ou les difficultés qu’il a pu y avoir dans le passé, tout cela doit fondre dans le nouveau creuset. Laissons les ego et les petites personnes, et voyons ce qui sortira de quelques vibrations pures. Pratiquement, je ne sais pas comment les choses peuvent se passer, mais tu pourrais simplement l’accueillir sur le champ de travail, la mettre au courant de ce que nous faisons, et peu à peu, spontanément, naturellement, elle verra comment elle peut collaborer pratiquement...

*24.5.78

  Excuse cette lettre un peu décousue, commencée à Delhi et que je termine aujourd’hui à Harwood. Je suis débordé de travail. Nous préparons

les lieux ici — quelque quarante ouvriers sont sur le chantier de Land’s End. D’ici trois semaines, je crois que le plus gros des travaux sera terminé et que nous pourrons nous abriter dans un coin. Je tâche tant bien que mal de terminer le tome II de l’Agenda... J’ai confiance que tout ira bien. Les lettres de menaces et chantages des trustees ne m’impressionnent pas — Mère va son chemin irrésistiblement. Il faut, oh ! il faut que nous soyons une poignée d’êtres sans ego, sans réaction personnelle, donnés à Ça — cette poignée-là peut faire des miracles. Je compte sur toi et sur B. pour être le cœur et l’âme de notre Travail là-bas. Courage et confiance

        Toute ma tendresseSatprem  

24 mai 1978

(Lettre à Nicole, à Auroville)

    C’était très bon de sentir ton amour et ta joie. La présence vivante d’Auroville brille dans la nuit autour. C’est très émouvant de sentir cela. Mère est contente. Il faudrait tellement comprendre que nous sommes au moment du grand Possible : pas faire un petit monde ni même un meilleur monde, mais un autre monde. Comment on devient l’autre être après l’homme ? Si l’on se posait la question avec assez d’intensité et de constance, peut-être le Passage s’ouvrirait-il... Quelle aventure ! C’est cela, Auroville. Tu comprends, c’est l’intensité de la question qui est importante. Il faudrait que chacun soit comme une question si intense et en même temps si tranquille, ferme.  J’ai confiance en vous. En vérité, je vous aime. Vous êtes mes frères, mes sœurs. Nous allons ensemble, ici ou là, vers le grand Pays de Mère, vers la Terre vraie enfin.  Avec beaucoup d’amour à tous, comme j’aurais voulu vous embrasser chacun !

Satprem  

29 mai 1978

  L’avalanche de boue. Le pamphlet de la S.A.S. contre moi.

31 mai 1978

  I have been digging*...  C’est cela, ma vision de l’autre jour : la descente au centre de la terre, « le sentier du monde ».

18 juin 1978

    Sur la terre apaisée

    il ne restait plus    qu’un chant de grillons.

24 juin 1978

  Le puits de Harwood s’écroule. Envoi de l’Agenda II à Paris.

3 juillet 1978

(Lettre de Satprem à sa mère)Harwood

  Ma petite mère aimée,  ... Tu as une solide famille. Mais ma tendresse va surtout vers toi, dont je me sens si proche à travers tous les temps et toutes les tribulations. On chemine ensemble, on a toujours cheminé ensemble et on continuera. Plus on va, plus on se sent éternel, tu sais comme la baie quand elle est toute lisse et moirée.  Mes Nilgiris sont pour l’instant comme un chantier, des milliers de travaux, des puits qui s’écroulent, un gouffre d’argent. Mais nous arriverons au bout. Il y a ce vaste espace devant moi, à 2 000 mètres, et la plaine tamoule, presque rose, tout en bas. Je ne me sens bien que dans le vaste, comme dans mon petit Bagheera. Oh ! tout a si peu changé depuis quarante ans, on se retrouve simplement comme l’enfant du départ, la même graine un peu sauvage et folle.  Je t’embrasse très tendrement

Satprem  

7 juillet 1978

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  ... Je n’ai pas écrit plus tôt parce que je suis submergé de travail et préoccupé de toutes nos tâches. De plus, je suis en train de préparer toutes les cassettes des deux premiers tomes de l’Agenda, qui seront mises en vente en France au moment de la sortie du tome II.  Notre puits demeure effondré, rempli de terre et de pierre. J’essaie toujours qu’on vienne de Coimbatore forer un puits, mais ces gens repoussent de semaine en semaine, et nous devons puiser un peu d’eau boueuse de la forêt à côté. Aussi, la somme d’argent envoyée par nos amis de Paris il y a un mois est toujours bloquée quelque part. (...)  Mais nous avançons irrésistiblement dans l’œuvre de Mère. La matérialisation de l’Agenda avance de plus en plus vite, avec ses conséquences mondiales inévitables. Quand la machine sera ici, nous nous mettrons à la partie anglaise du travail. Nous avons du pain sur la planche. (...)  En dépit de tous ces problèmes matériels, nous travaillons dur à la vraie chose. Il est étrange de voir comme nos difficultés matérielles surgissent au fur et à mesure que nous avançons avec l’Agenda. D’un côté j’ai les

épreuves de l’Agenda à relire, et de l’autre je suis plongé dans des puits effondrés, des fosses septiques lézardées et que sais-je. Cela me rappelle Sri Aurobindo : « J’ai creusé, creusé longtemps, profond... »  Le pays tout entier est en train de creuser aussi dans la boue, la Boue du monde — jusqu’à ce qu’on arrive à la « rivière d’or ».  Vous êtes constamment dans mon cœur. C’est une grâce que vous soyez là avec nous.  Avec ma profonde gratitude et mon amour,

Satprem  

8 juillet 1978  L’évanouissement de ma douce. J’ai cru qu’elle ne reviendrait pas.

19 juillet 1978  Fin du forage du puits à Harwood = un filet d’eau.  Quel est le sens ?

20 juillet 1978  Deuxième visite à la Police de Ooty. Le noir du noir.

*  L’initiation de ma douce. Elle dit (avec une autre voix) :

  « Un être d’une grande Beauté  qui veut s’incarner,  c’est la seule solution.  Toi seul tu peux.  Il est temps de prendre la vraie position.  Une grande Beauté  qui se déverse sur le monde,  c’est la seule solution.  La violence est partout,  pas seulement dans l’Inde,  dans le monde.  Nous ne voyons pas encore l’intensité. »

23 juillet 1978  Pas d’eau à Land’s End. Deux puits forés, secs, le granit noir. La méditation sous la foreuse mécanique. L’énorme illusion spirituelle.

31 juillet 1978

  Les Nilgiris = ASSEZ.

4 août 1978

  Départ de L. ; Alain A. [un travailleur d’Auroville] malade. Seul.

5 août 1978

  Départ d’Alain. Le générateur en panne.

9 août 1978(Lettre personnelle)

  Mercredi soir  ... Je m’accroche pour t’écrire. Il est 7 h du soir passé, je ne vais plus me promener depuis ton départ. Je viens d’essayer de faire monter de l’eau (à Harwood), il n’y a pas assez de courant. On a de l’eau de temps en temps, quand il n’y a pas de bulle d’air dans les tuyauteries. Le débit a l’air minuscule. En tout cas pas assez d’eau pour monter jusqu’à notre chambre. Et puis le super-interrupteur installé par Arul se met de travers — encore un super-bricolage. Il faudrait un générateur pour faire marcher la pompe d’Harwood... Enfin celui de Land’s End est tombé définitivement en panne ! comme cela on n’a pas de soucis de le faire marcher. J’ai fait un appel urgent à Madras (lundi) pour que l’on nous envoie un mécanicien. Ils ont répondu « naâliki » [demain, c’est-à-dire après le déluge]. J’ai retéléphoné -d’urgence aujourd’hui, ils m’ont répondu « naâliki ». Et puis j’ai eu la mauvaise idée de demander à Arul de changer de côté l’arrivée du gaz sur le nouveau fourneau que nous avons acheté ensemble. Il a tout démonté, c’était pénible à voir. À 2 h moins le quart il a réussi à peu près à remettre les pièces en place dans la même position, renonçant à trouver le truc pour changer de côté — il fallait le voir avec le tuyau sur ma chaise et un pied sur le tuyau en guise d’étau... Enfin, il faudra aller à Ooty ou Coonoor faire réparer — encore un objet hors d’état. Oui, et puis ils ont « réparé » la chaudière de Land’s End après avoir démoli le socle, transporté à Pandyan Industry, ramené le truc cabossé et remonté un peu de travers, mais ça semble marcher à 3 h cette après-midi, à part une valve qui manque. Ton superbe chauffe-eau électrique est toujours sur le flanc, dans le débarras, sans valve ni rien — mais c’est reposant de le voir ainsi. Alors les ouvriers s’en vont après-demain, vendredi. J’ai passé mon temps à courir derrière les peintres, les coolies, matin et soir à Land’s End. Le résultat est un peu plus fructueux qu’avec les machines, mais il faut beaucoup pousser. Surtout, il y a eu deux jours passés à tenter de défaire le chaos d’Alain, vider les débarras, le garage — un effrayant gaspillage, pillage, désordre. Les puces sont charmantes, après tout. Je comprends pourquoi on a dépensé une fortune et pourquoi Alain était malade — je suis heureux qu’il soit parti, c’était si honteux de traiter les objets matériels comme il l’a fait. Il est charmant, je l’aime beaucoup, mais voilà. Oh ! ce gâchis... Nos deux chambres sont prêtes aujourd’hui et des salles de bains superbes pour le jour où l’eau voudra venir. Nous sommes crevés. Les lettres s’empilent, je

n’ai même pas lu le courrier apporté par Micheline. De ce côté-là c’est un effrayant chaos aussi. Le vrai travail, je n’ai pas eu trois minutes à lui consacrer. On a posé le symbole de Mère sur le fronton, tout à l’heure — symbole ? de quoi ? Demain on posera la porte de la salle des machines. Je suis hébété. L’argent file, file, je ne sais même plus tenir les comptes. Enfin vendredi, ils seront tous partis. Ce sera le silence. On attendra le mécanicien du générateur. Kafka est charmant. Mais tout de même, s’il faut dépendre d’un générateur pour monter quelques seaux d’eau à Land’s End, c’est bizarre. Je ne sais plus rien. Je ne sais même plus prier, appeler. Je marche, un pas après l’autre, comme une bête dans le brouillard. Satprem, ça n’existe plus. Il y a un espèce de corps qui en a sa claque, c’est tout, et qui sera soulagé quand ça s’arrêtera. Je n’ai même plus l’idée de quitter ce lieu, je n’ai plus d’idée du tout, et puis partir, c’est encore un autre monde à remuer, bousculer. Je suis dans l’enfer jusqu’au cou, sans pouvoir bouger d’un côté ni de l’autre. Ça s’arrêtera bien un jour, c’est tout ce que je sais. Mais ce qui est étonnant, c’est que tout a disparu : Mère, Sri Aurobindo comme un souvenir lointain. Au fond c’est comme dans les camps — une espèce de ravage intérieur, plus rien ne reste debout, sauf mes deux pattes (d’ailleurs j’ai une jambe qui ne s’améliore pas). La nuit dernière, j’ai fait un drôle de rêve (était-ce un « rêve » ou autre chose ?). Il fallait m’opérer d’un œil (je sais que mon œil gauche n’est pas bien, mais c’était le bon qu’on opérait, le droit), alors on découpait tout un trou au ciseau, mais je ne sentais rien, je sentais seulement qu’on découpait (il paraît que j’avais un début de cancer, c’est pourquoi il fallait couper). Je me laissais faire absolument. À la fin ils ont pris une pince pour arracher le globe oculaire. C’était fini. Alors je me suis retrouvé avec un œil devant un poteau de fer, il n’y avait plus qu’un poteau de fer devant moi, c’est tout ce que je voyais. Et c’était si triste et si sordide que je me suis mis à pleurer devant mon poteau de fer. C’était tout.  Ah ! j’oubliais, il y a une « bonne nouvelle » paraît-il, j’ai reçu hier mon extension de séjour, d’un an, en Inde. Je crois que j’aurais été soulagé si l’on m’avait dit de plier bagages dans les huit jours, comme j’ai été soulagé quand les trustees de l’Ashram m’ont expulsé et rappelé de l’Himalaya. Mais non, je reste en Inde. Voilà.  Je t’embrasse. Tout va bien. Ça finira bien un jour.

Satprem  

10 août 1978

  Land’s End = l’enfer maléfique.  Deuxième coup de gong.  La seule issue, c’est que je quitte ce corps.

11 août 1978

  Fin du chantier de Land’s End, départ des ouvriers.  « L’horrible chose », comme disait Mère.  Brisé, cassé, nul.

13 août 1978

(Lettre personnelle)

  L’homme du générateur est donc arrivé de Madras hier... Donc toute l’installation « aérienne » de Arul [l’électricien] est un bricolage absolu. En outre, Arul s’était absenté pour un « travail » qu’il avait ailleurs... Il est arrivé ce matin dimanche à midi, la bouche en cœur (après la messe de 11 h). Je n’ai pas voulu le voir sinon je l’aurais giflé. Les autres nous volent brutalement, celui-ci nous vole avec un sourire, c’est toute la différence. Nous avons donc hier passé de 3 h de l’après-midi à 8 h 30 du soir, avec Sujata et le mécanicien de Madras à nous débattre en tamoul pour comprendre exactement le problème électrique, à courir de la maison au Shola* et du Shola au générateur puis du générateur au Shola. J’avais le cœur comme une vieille casserole. Nous avons pris note des tests du mécanicien, payé (cher), puis il était 8 h du soir, pas de taxi, j’ai raccompagné à pied dans la nuit ce pauvre homme. C’est donc toute l’installation d’Arul qui est à réviser ou à refaire... À propos, il m’a apporté sa facture (sans mentionner les avances que tu lui avais faites) et demandait [une somme extravagante]... Il a fait la grimace lorsque j’ai mentionné tes avances, mais il a quand même emporté la pompe que tu lui avais laissée généreusement et embarqué tout le matériel électrique qui restait à Land’s End, disant que c’était à lui. Le même scénario s’est répété avec le peintre et avec le fournisseur... Bref, les derniers jours du chantier de Land’s End, où je restais pourtant six à sept heures par jour, ont été le grand pillage de tous les côtés. Il reste deux pots de peinture, quelques marteaux et ciseaux, et toutes les vieilles ferrailles inutilisables — les outils embarqués joyeusement par les ouvriers d’Auroville, avec tous les pots, couvertures... ils n’ont rien laissé, pas une planche de bois utilisable, à peine quelques ampoules. Un pillage total. Et naturellement la facture des deux ouvriers d’Auroville ne mentionnait aucune des avances reçues. Je n’ai pas discuté, j’ai payé taxi, transport par camion de « leur caisse à outils », bus, bonus, etc., comme un maharaja impuissant et idiot... Au total, il ne reste plus rien de tout l’argent laissé par Micheline. Un gouffre. Je te passe les détails. Et ce matin Bobby nous quitte : il volait le lait, l’achetait chez ses copains au lieu d’aller à la coopérative et rajoutait de l’eau... Enfin le chantier de Land’s End est définitivement fermé, c’est un soulagement. Reste à trouver un électricien capable. Nous sommes le 13 août, voilà cinq mois moins neuf jours que ça dure. Sujata se débrouille pour chercher de l’eau potable au village et acheter l’indispensable. Nous continuons à prendre notre bain avec de l’eau boueuse mélangée à l’huile de machine. On peut faire marcher trois fois par jour la pompe : une fois huit minutes, une fois cinq, une fois cinq, pour avoir à peu près un demi réservoir, ce qui suffit pour nous deux, notre linge et notre vaisselle. Et on chronomètre pour éviter les désamorçages et bulles d’air désastreux. C’est une vie de fou complète, tu n’imagines pas, tu n’as vu que la « crème » de la situation. Maintenant c’est nu et brutal — absurde. Crevant aussi. Enfin le troupeau de loups s’est retiré, repu. Reste notre carcasse. Les dernières factures sont payées. Il vente dehors, comme en novembre. Mais où est l’« Inde » ? Et

Satprem ? Il est tellement martelé qu’il ne sait plus rien. C’est peut-être cela que Mère appelait « l’horrible chose ». On ne sait pas combien notre aspiration est nourrie par une certaine pensée, un « idéal », un but, un espoir de l’avenir — mais quand il n’y a pas d’avenir — c’est aujourd’hui, c’est sans idée, sans espoir, ça vit comme un corps fatigué, rien qu’un corps sans une pensée dedans. Tout le reste, Mère, Sri Aurobindo, l’espèce nouvelle, comme un souvenir égaré de quelque chose qui existait, mais qu’est-ce qui existe maintenant, dans ce jour, sinon cette fatigue, ce monde fou, ces voleurs à affronter, ces milliers de sordidités dénuées de sens ? Qu’est-ce qui RESTE ? Le « Divin », c’est encore une idée. Dans les camps de concentration, il y avait l’espoir d’en sortir — mais comment sortir de ça  ? il n’y a pas de sortie, sauf la mort ou je ne sais quel étrange miracle. C’est un ravage si total. Il n’y a plus de Satprem. Il y a un corps éreinté qui ne se remettra jamais très bien de cette dévastation. Avec quoi je vais me raccrocher ? avec quel passé ? — c’est du passé justement, c’est fini, ça n’existe plus. Je suis dans le Maintenant noir et nu. Les « souvenirs », ça ne vaut rien, c’est le maintenant qui devrait être, et ça n’est pas, ça n’est rien du tout, ça cogne et peine et grince. Ce n’est même plus une question qui se pose, cette « question » qui faisait un feu dedans — c’est quelque chose qui regarde un écroulement et regarde et regarde sans comprendre. C’est écroulé. Il n’y a rien debout, sauf mes deux jambes pas très solides. Et puis encore la fatigue de dire tout cela. On a envie de rester assis et muet devant ce rien : oui, le mur. Un Mur. Rien à dire. Je n’attends même pas la sortie de ça — où est la sortie ? Quelle sortie ? Comment on sort de ce corps autrement que pour mourir ? Mourir, c’est le vieux rêve qui continue. Je m’arrête ici. Excuse ce bafouillement. Je t’aimais bien quand j’étais encore en état d’aimer.

S.  

15 août 1978

  Depuis trois jours tempête de vent glacé.  Plus d’électricité, plus d’eau.

16 août 1978

(Lettre personnelle)

  ... Je crois que j’ai viré mon cap d’enfer. C’était hier soir, quelque chose a basculé dans la conscience, je ne sais pas pourquoi, il n’y avait rien de plus ni de moins. En fait, à l’extérieur, c’est plutôt « moins » : tempête de vent glacé depuis quatre jours, les poteaux électriques et téléphoniques arrachés, des arbres renversés en quantité, plus d’eau, plus d’électricité — et le vent qui fait pleuvoir sur nos lits et partout dans la chambre une pluie de saletés, de plâtras. C’est affreux. Mais quelque chose a basculé dedans — je ne sais où, parce que tout est pareil ou pire que le pareil. Comme une Assurance, c’est devenu acceptable tout d’un coup. Mais quelle horreur...

  Enfin je t’envoie le paquet d’épreuves que j’ai pu arracher à cette situation. Le reste (la fin) suivra assez rapidement, à moins d’autre catastrophe — mais il n’y a rien de plus catastrophique que ce que nous avons vécu. J’ai décidé d’emménager à Land’s End le 18 août — il n’y a ni eau ni électricité, comme à Harwood, mais ce sera moins sale. On fera transporter l’eau du Shola. J’attends que l’on m’indique un bon électricien pour faire refaire toute la ligne entre la maison et la pompe. Mais si on regarde bien, tout cela est très désespéré. Cependant quelque chose en moi n’est plus désespéré. Peut-être le reste du Breton pur de Dieu. Mais...

Satprem  

20 août 1978

  Arrivée de Anne-Robert.*

(Lettre de Sujata à Micheline)

  Chère Micheline,  Le courant est parti. J’en profite pour être un peu avec vous.  Vous savez, Micheline, la cour derrière est belle comme tout, le cerisier croulant de fleurs, comme une masse rose pâle, et les mimosas éclatant d’or. Et le parfum que le vent fait circuler. Puis la joie des oiseaux. Les petits, les tout petits oiseaux, voltigent de branche en branche, oscillent, font tomber des fleurs sur la pelouse vert émeraude.  Malheureusement, dehors c’est l’homme destructeur qui règne. Les arbres, jeunes ou vieux, sont abattus tous les jours. Des coups et des coups qu’on entend. Des femmes et des femmes qu’on voit. Et côté ouest et côté sud. Vingtaine, trentaine de chaque côté. Jour après jour. Et plusieurs fois par jour. Là où on ne voyait pas de chemin, on peut voir des collines en face ou des villages.  Vous vous rappelez la montagne que nous avions grimpée  ? Eh bien, la face est toute brûlée. C’est si triste, Micheline. Ils ont tout rasé. Ils ont arraché les racines pour en faire du charbon de bois. Les mimosas en pleine floraison, comme une coulée d’or, tout-tout brûlé.  ..........  Satprem avance dans son conte. Plongé et absorbé. Il a grande difficulté de prêter attention à autre chose.  Voilà, Micheline, je vous embrasse très tendrement,

Sujata    

23 août 1978

  Ma jambe abîmée. Hématome, phlébite.

25 août 1978

(Lettre personnelle)

  Hier, j’ai fini les épreuves du tome II et l’eau arrivait à Land’s End. Le jour où nous sommes entrés à Land’s End, le 18, l’électricité est revenue après huit jours de communication interrompue. Bons signes  ? Mais je n’en suis plus aux signes. La vraie bonne nouvelle est l’arrivée d’Anne et de Robert, comme si le tournant était définitivement pris vers... quoi  ? Harwood a tout de suite été rebaptisé : Happywood, par Anne. Nous nous apprêtions à acheter une nouvelle ligne de cuivre, lorsque Robert a eu l’idée de tenter de souder tous les joints de la vieille ligne — résultat, le moteur marche, quoique avec une chute de tension (il marche avec le générateur naturellement, pas la ligne municipale). Donc on vide le puits, nettoie, vide les tuyaux rouillés, mais la partie est gagnée — elle ne sera vraiment gagnée que lorsque nous aurons un puits à Land’s End et une pompe à main. J’ai écrit au sourcier de Coimbatore de venir le vendredi 1er

septembre. Nous verrons aussi les possibilités de puits à Happywood. Anne remue toute la maison, déménage et redéménage tous les meubles d’une pièce à l’autre, brique le parquet, les murs — elle exulte. (...) Micheline merveilleuse de patience financière va nous aider à boucher tous ces « trous » de Happywood et à terminer les travaux de Land’s End. (...) Il faudrait que d’ici une dizaine de jours nous affrontions la dernière partie de cette bataille de l’établissement — quelle bataille ! Mais les choses ont étrangement viré du jour où j’ai décidé d’entrer à Land’s End coûte que coûte (c’était le 15 août au soir, en pleine tempête, je te l’ai écrit). Et je ne sais pourquoi, je sentais que nous devions être seuls, Sujata et moi, pour affronter la dernière épreuve — il fallait que tu partes. Enfin le cap est viré — avec quelques dégâts. Oui, ma jambe me lâche. Je crois bien que c’est une phlébite. C’est curieux, avant même de prendre la décision d’entrer à Land’s End, quand tu étais encore là, la pensée m’avait traversé la tête, ou la suggestion : si tu entres à Land’s End c’est dans ton corps qu’« ils » taperont. C’est le dernier degré, c’est descendu progressivement tous les degrés de l’enfer jusqu’au plus matériel, le corps. Ça me rappelle Mère : « c’est le tour des centres d’en bas », mais sans être du tout sûr que tout cela ait un sens yoguique — en fait, les choses n’ont guère plus de sens : elles sont, l’une après l’autre. Il n’y a qu’à traverser. En tout cas j’aurai marché tant que j’ai pu. C’est probablement un excès de gymnastique entre le Shola et le générateur. Tout cela est étonnamment symbolique, mais je me le « dis », c’est tout ; cela ne correspond à aucune réalité transformatrice — à moins qu’on ne me transforme malgré moi (après tout, c’est peut-être bien ce qui est en train d’arriver au monde entier). Bref, cinq jours après l’entrée à Land’s End, ma jambe a claqué tout d’un coup, une douleur aiguë, et puis (oui, elle a claqué, je me souviens maintenant, c’était exactement au moment où je désignais l’endroit du trou aux ordures pour Land’s End : j’ai sauté sur le petit chemin, et puis clac !). Si je me force à marcher, au bout de dix minutes, ça devient supportable et je peux continuer, mais c’est le changement de position (ou de pression dans les veines) qui est... difficile. Alors me voilà à demi infirme. Je pense à mon copain Rimbaud. On a beaucoup marché. (...) Depuis 73, j’ai beaucoup

couru, et ces dernières semaines c’était le pentathlon (c’était tout à fait fou). De temps en temps, il m’arrivait d’avoir des crampes à la jambe, à cause de la mauvaise irrigation, mais c’était contrôlé — et à vrai dire, je n’y croyais pas (je ne sais pas très bien à quoi je crois, d’ailleurs, ni à la vie ni à la mort, ni à dieu ni à diable, peut-être à je ne sais quoi qu’on appelle autre chose et qui fait tout de même un feu dedans  ; ça c’est à peu près sûr, sans ça je tomberais raide hors du cauchemar.)  J’ai donc terminé les épreuves du tome II hier soir. Ces années 1961-62 me semblent si pleines de sens actuel, et pourtant je n’y vois que du noir dans la situation extérieure. On n’a pas l’impression que quoi que ce soit se transforme, on a plutôt l’impression que tout se déglingue, dedans et -dehors depuis les dents jusqu’au cœur, et puis la tête si assommée. Enfin je me réconcilie avec Land’s End... En tout cas, je suis cloué dans le piège, il faudra bien en sortir d’un côté ou de l’autre. Je vais me mettre tout de suite au tome III.   ... Quel drôle de chemin, tout de même ! Ça a l’air d’une histoire de fous. Il y a bien des moments où je me suis dit que si je n’avais pas ce solide réalisme breton, j’aurais basculé dans la révolte définitive et nue. C’est nu de toutes façons mais c’est accepté.  Ma cabine de bateau est enveloppée de nuages. Tout est silencieux en ce bout du monde. Sujata partie au village avec Anne, à travers la forêt (Anne avec son rucksack inséparable). Le cerisier du Japon est tout en fleurs derrière la maison et les mimosas croulent en cascades. C’est bien joli, tout de même. Surtout ma chambre : ça a l’air d’un paquet solide de silence enrobé de lumière. Il n’y a que « moi » là-dedans qui fais encore une sorte de tache incompréhensible. Mais il suffit d’aller jusqu’à demain.

Satprem    Sujata dans sa grande chambre a l’air d’une petite image d’ailleurs, toute petite, très blanche et presque sacrée. Le soir, quand elle allume sa petite lampe dans la niche et que la lumière blanche tombe sur ce lit, on dirait que ça sort de je ne sais quelle scène antique et qu’elle est là comme entre deux mondes... Nous sommes peut-être bien entre deux mondes et il y a bien quelqu’un qui doit faire le pont  ?

28 août 1978

  Dernier voyage à Pondichéry pour affaires consulaires. Ma deuxième jambe abîmée (genou) sur le quai de la gare de Madras. Un supplice. Oh ! ne plus jamais revenir là-bas.

30 août 1978

  Retour Land’s End.  Une page tournée.

1er septembre 1978

(Lettre personnelle)

  ... Pour la première fois depuis des mois, ou des années, les choses ont une apparence d’ordre et d’harmonie. On dirait que nous sommes passés sur l’autre versant. Il était temps. Le prix, c’est cette infirmité. Je ne vois guère qu’une grâce supramentale qui puisse défaire ou réparer cette démo-lition de ma jambe. Il a bien failli y en avoir deux : sur le quai de la gare de Madras, l’autre jambe a claqué. Je sautillais sur une jambe, c’était long, et puis il a dû y avoir un faux mouvement, le genou de la jambe gauche s’est mal placé, le nerf de l’articulation s’est coincé, une douleur affreuse. J’ai eu deux jours de supplice à marcher sur aucune jambe dans les bureaux de Pondy, à Jipmer, puis à l’Immigration office de Madras. J’ai souffert, surtout le dernier jour, c’était constant. Mais cette horreur de Pondichéry... Vraiment j’aime mieux ma jambe démolie que ce bain de poison. Une nausée... J’avais envie de vomir dans la voiture lorsque je suis reparti. Oh ! ne plus entendre parler de ces gens-là — « entendre parler », cela veut dire le contact immédiat et on les avale « comme si » ils étaient là. J’aime mieux l’enfer physique que j’ai traversé — au moins il est sain, si j’ose dire. Enfin ma deuxième jambe s’est remise en arrivant à Land’s End. Mais l’autre... je t’écris sur une chaise longue (excuse mon écriture), mais malgré tout il y a mille pas à faire pour chercher un objet ou un autre, mettre une bûche dans la cheminée... On ne peut pas être toujours à appeler à l’aide. Je crois bien que ça va être une longue condition — un autre genre de bataille. Mais ce poison de là-bas... maintenant je me demande comment j’ai pu traverser ça sans en mourir. Au fond, j’ai une foi formidable quelque part dans le corps, sinon je n’aurais jamais tenu. Et puis, depuis ce 15 août au soir où quelque chose a basculé dans ma conscience, je vis dans un état d’abandon total (au fond, même ma jambe ne me préoccupe pas, sauf qu’elle m’embête !) On dirait que tout a foutu le camp de tous les côtés, le naufrage complet, on est tranquille, il n’y a plus rien à « sauver ». Si je mourais dans trois minutes, ce serait très bien ; si je continue cinquante ans, c’est tout pareil — de n’importe quel côté c’est le même truc infernal tant que ça n’aura pas changé totalement, matériellement — tant qu’on ne sera pas dans l’autre espèce. Et je comprends bien ceci : rien ne changera vraiment, ni les cieux ni les enfers, tant que la Matière ne sera pas changée. C’est là que ça se passe, c’est la clef de tous les paradis et tous les enfers, aussi faux l’un que l’autre, c’est le lieu où la Chose se passe, où, peut-être, le vrai paradis s’élabore, sans extase nulle et sans phlébite idiote. Passer de l’autre côté ne change rien, voilà des milliers de milliards d’années que ça dure. Tu comprends, ce poison-là, celui que j’ai avalé pendant près de cinq ans à Pondichéry, c’est ça l’horreur du monde à abolir. Tant que la racine de cette horreur-là ne sera pas extirpée, rien ne sera jamais guéri ni parfait, dans aucun ciel et dans aucun univers. C’est clair pour moi maintenant. Je veux dire que je comprends matériellement, avec mes sens si je puis dire...  ... Oh ! je ne voudrais jamais revivre ces cinq années d’enfer depuis 73 — Mauthausen et Buchenwald, c’est charmant à côté. Je comprends maintenant pourquoi je suis passé par là. Que ça n’existe plus sur la terre.  Mais alors, c’est une drôle de période... J’ai passé toute une nuit — sept

heures, c’est long — dans un état qui n’était pas du tout du sommeil parce que j’avais exactement l’impression d’une nuit blanche, sans une seconde de sommeil ni de repos, et qui, pourtant, n’était pas un état éveillé puisque j’étais incapable de sortir de la situation — un sommeil qui n’était pas du sommeil du tout, et une veille qui ne ressemblait pas à l’état éveillé. Et la situation qui a duré sept heures continues, d’où j’étais incapable de sortir, était celle-ci : j’étais dans une pièce qui semblait être ma chambre  ? assez nue, grande, propre, avec un sol jaune, et il y avait un individu, qui ressemblait au grand boutiquier du village, qui faisait entrer dans ma chambre un certain nombres d’objets indescriptibles (c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas de sens dans ma conscience extérieure de veille, c’était comme des chaises ou des tables retournées dont je voyais surtout les pieds), enfin des objets dont je ne voulais pas dans ma chambre. Alors je les sortais de ma chambre, il les re-rentrait, je les re-sortais, il les re-re-rentrait — et ainsi de suite pendant sept heures ! !... À devenir fou. Et je ne dormais pas ! Et je n’arrivais pas à sortir de là !  On dirait que c’est le mental physique. Mais quelle gymnastique de fou ! Et pourquoi je fais tout ça, ou pourquoi je vis tout ça  ? On dirait que je ne traverse qu’une affreuse négativité, sans jamais voir le positif de ces divers cauchemars — et tout est un cauchemar, sous une forme ou une autre. Voilà la situation. Alors ces gens qui ont des « illuminations » ou des « expériences spirituelles », je commence à les regarder avec des yeux de hibou éberlué — je ne comprends plus rien à deux mille cinq cents ans de spiritualité. Et je ne comprends rien à l’autre chose. Entre les deux, je déménage et redéménage des objets insensés de ma chambre. Et je n’arrive pas à me dire honnêtement que je suis en transit vers une autre espèce parce que je ne vois rien, pas le moindre petit poil de la bête suivante, sauf que celle-ci se dégrade et donne toutes les apparences d’un formidable échec — mais retentissant, tu sais, et détaillé... Eh bien imagine nos amis Aigueperse* ou même n’importe quel de nos amis lisant ça, ils diront : Satprem est foutu. Et en effet, ça a tout l’air comme ça. Mais je me fous d’être foutu, alors...  Ma chambre maintenant est comme une grande cabine entourée de brume lumineuse. Je ne sais pas où ça voyage...  Demain je me mets au « Sommaire » du tome II et j’entre dans une nouvelle période mystérieuse... Moi, je suis tout nul mais tout est accepté, n’importe quoi. Je suis tranquille, comme après le naufrage.

Satprem  

9 septembre 1978

  Fin du Sommaire du tome II.  Un si léger frémissement de joie timide  ? ? Comme si tout était en ordre enfin.

11 septembre 1978

(Lettre personnelle)

  ... J’ai un peu honte de t’envoyer un Sommaire si long, je ne sais pas pourquoi je m’obstine à faire cela, ou je ne peux pas m’empêcher de faire comme cela. On pourrait condenser, donner l’essence, mais il y a quelque chose qui veutfaire de cette manière. Tant pis... Depuis le temps que je fais des choses insensées — ça ne s’améliore pas ! On dirait que j’ai perdu tout contrôle, de tout. Il y a même quelque chose qui est en train de me susurrer à l’oreille que je devrais rajouter dans le Sommaire, à leur place chronologique, les événements mondiaux que j’ai mis en bloc au début du livre ; comme cela on verrait mieux la corrélation. C’est comme un livre dans le livre ! Bon, re-tant pis.  Je voudrais tellement que cet Agenda soit merveilleusement au point pour tous les siècles. Ce Sommaire me tracasse. Il faudrait que je perde l’habitude de me tracasser.  Excuse encore mon écriture, je t’écris sur ma chaise longue. Mais la jambe va beaucoup mieux, je peux me déplacer sans avoir cette sensation que la jambe va éclater. La « colonne » du Shola-Satprem est moins lourde — ça doit être quelque chose dans le « overhead line » [ligne aérienne] de Satprem qui a des fuites de voltage. Je ne sais plus où est mon overhead, ni mon head tout court — ça a l’air de se passer de plus en plus en bas, sans que j’y puisse rien. Tout a l’air de se passer comme dans le schéma de Mère, sans que rien n’indique la moindre transformation, au contraire ! Plus on va, plus on devient le contraire de tout ce qu’on attendait, c’est curieux. Quelquefois c’est même douloureux. Enfin... pas d’opération de ma jambe, non, je n’y crois pas. Mon frère avait fait exactement le même tableau qu’Aigueperse en 1972, avant son suicide, et il y avait même ajouté l’agrément d’une embolie possible avec formation de caillots de sang. Je n’ai pas encore attrapé d’embolie. J’ai même beaucoup couru depuis 1972. Peut-être que je courrai encore ? Une opération « bénigne », oui, c’est exactement ce qu’il disait, mais il y a tout ce qui est autour — rien que de respirer l’hôpital est déjà mortel en soi (à Vellore, je respirais la mort et j’ai dû lutter pour m’arracher de leurs « soins »). Mère avait dit « pas d’opération ». Je ne me vois plus sur aucune table, c’est fini tous leurs trucs — je n’ai même pas ou surtout pas envie de vivre avec les bénédictions médicales, c’est une autre bénédiction qu’il faut, sans quoi ça ne vaut pas la peine de vivre. Qu’est-ce que ça peut faire, une douzaine d’embolies, et puis marcher... je voudrais voler (est-ce qu’ils ont un truc pour faire des jambes volantes ?). C’est étrange comme je vois, ou plutôt je sens Rimbaud comme si je sentais tout ce qu’il avait senti dans son hôpital de Marseille — j’ai dû vivre ça. Alors l’opération est déjà faite, je ne vais pas recommencer.  Quelquefois, il y a une douceur ici et comme un frémissement de joie timide. C’est très joli, cette chambre. Il y a des années et des années que je ne m’étais pas arrêté. Peut-être que Mère a fait exprès de me coller sur une chaise-longue ?... Mère a peut-être une idée derrière la tête, finalement  ? En tout cas, je suis réconcilié avec mon destin ici. Maintenant tout m’a glissé des doigts... Dans le grand patio derrière, le cerisier du Japon est comme une cataracte rose.  ..........

Satprem  

15 septembre 1978

  Début de l’Agenda tome III.

21 septembre 1978

  Le tome II chez Laffont.*

(Lettre à Micheline)

  Chère Micheline,  Je sens ta pensée. Il y a longtemps que je voulais te faire signe, mais le travail m’engloutit, et puis le corps a dû se débattre avec diverses difficultés. Une espèce d’assaut depuis que j’ai décidé d’entrer à Land’s End — mais c’est bon signe, ça veut dire qu’on avance et qu’« ils » ne sont pas contents. (...) Il ne manque plus que la confirmation de l’arrivée de la Machine pour que le puzzle soit complet — la conscience physique est tout à fait comme saint Thomas, elle a besoin de preuves. Depuis cinq ans j’ai passé mon temps à prendre des décisions aveugles tandis que ma conscience physique n’arrêtait pas de me harceler avec ses exigences de preuves matérielles, qui naturellement n’arrivaient que longtemps après. Une drôle de marche — tout à fait la forêt vierge. Quand on est au bout, on sait, c’est clair, mais en attendant c’est un arbre plus un arbre plus un arbre dans rien du tout qui est une immensité de forêt sans chemin. On fait le -chemin en marchant. C’est très bien après. Sur le moment c’est un peu essoufflant !  Enfin, la merveille finalement, c’est qu’il y a des amis et des frères assez confiants pour suivre ces zigzags nocturnes — on n’a pas les yeux qu’il faut pour voir dans cette « nuit-là », qui est seulement la nuit de nos yeux physiques actuels. Si c’était clair, ce serait probablement la vieille routine dans les sentiers battus du vieux monde. À l’Ashram, tout est parfaitement « clair » ! tu penses, ils ont attrapé la Mère éternelle avec leurs pinces à linge — eh bien, la Mère éternelle, Elle me fait marcher sans que je voie le bout de son petit doigt — probablement c’est Elle qui me tient au bout de ses pinces à linge ! Excuse mon langage, mais je ne sais plus parler du tout, ça aussi ça ne fonctionne plus littérairement ni spirituellement, c’est tout chaotique. Enfin on marche, même sans jambe — c’est tout à fait cela. Mais vraiment Elle nous fait faire des choses assez impossibles. Et Elle doit rire par-dessus le marché. Je suis sûr qu’Elle se moque de moi. Si seulement je la tenais...  Je suis en plein dans le tome III. Pas une minute à perdre. C’est comme cela. Je veux ou voudrais sortir trois tomes en 1979 — tu vois le programme ! Plus le tome I anglais de l’Agenda plus l’Espèce nouvelle et la Mutation de la Mort en anglais. Il y aura l’italien aussi...  ... Land’s End est en train de tailler un sacré chemin inconnu dans la forêt vierge de Demain. L’avenir dira. Peut-être que Mère a envie que nous riions un peu au lieu de tout prendre si au sérieux... En fait, j’ai tout le truc sur les

épaules apparemment et si la conscience physique pouvait être persuadée que ce n’est pas son truc ni sa responsabilité, mais celle de la grande Mère, ce serait plus simple et joyeusement facile... Alors on va cahin-caha jusqu’à ce que l’ego physique disparaisse et laisse apparaître ce qui était toujours là.  Voilà, le bilan.  Et puis je voulais te dire que j’ai trouvé notre rencontre très bonne. Il y avait quelque chose de tout nouveau en toi, qui n’était pas là ou pas apparemment là (ou pas encore là) lorsque je t’ai vue à Paris. Je ne sais pas, quelque chose de l’âme, simple, direct et doux — droit, très droit. Un vrai moment, non ? Comme si tu avais fait le bond en avant, et advienne que pourra — c’est comme cela que Mère peut nous attraper par la main, probablement. Tant qu’on s’appuie sur les vieilles choses comment pourrait-Elle nous prendre la main  ? Alors garde ces yeux dans l’avenir et jette tout là-dedans.

  Avec tendresseSatprem  

23 septembre 1978

(Lettre à Carole Weisweiller)

  Bien chère Carole,  Tes lettres sont très pures, je les aime beaucoup — c’est-à-dire que nous t’aimons beaucoup ! Je sens bien le difficile passage que tu traverses. Ne pas pouvoir aider ceux qu’on aime, c’est douloureux. Mais je crois que c’est une apparence : les choses suivent une loi profonde, et dans une chambre toute seule, on peut faire rayonner le mouvement de son cœur, ça agit — seulement les effets sont lents à voir matériellement. Mais on ne peut pas avoir une vibration sans qu’elle aille à son but, c’est inévitable. Surtout quand c’est une vibration non égoïste. Il faudrait avoir la foi que tout, dans les moindres détails, suit le mouvement d’une Sagesse minutieuse qui connaît la raison et la nécessité des détours et qui, toujours, veut le MEILLEUR. Toutes nos pensées d’amour aident inévitablement. Les gens ne comprennent que quand ils reçoivent un coup de massue ou une bombe sur la tête, alors c’est visible, mais la force d’âme est infiniment plus puissante, plus longue de vue, plus radicale qu’aucune bombe ou aucun coup — tu ne peux pas savoir, par exemple, comme votre amour à tous m’a merveilleusement aidé dans le silence, à travers toutes les difficultés. Ça m’a porté. Et si nous sommes seulement quelques-uns à vouloir silencieusement, purement, vraiment, le changement du monde et le règne de Beauté, ça doit se produire — tu ne peux pas savoir l’extraordinaire efficacité divine de quelques êtres comme Carmen, Micheline..., enfin ce petit noyau que nous sommes. Regarde seulement les montagnes que nous avons soulevées, sans en avoir l’air, depuis le jour où le 1er tome de Mère était imprimé clandestinement chez Macmillan à Madras. Nous avons eu tout contre nous, on a même essayé de me tuer, et nous avons tout traversé. On fait beaucoup de chemin. La force d’âme, l’amour simple, ça compte. C’est même la chose qui dure plus que tout le reste avec ses grands fracas et ses épates qui passent comme un feu de paille. Et je crois

que quelques-uns, dans un coin silencieux des montagnes bleues ou rue Greffulhe ou Place des États-Unis et à Rome et à Irun, sont en train de matérialiser le nouveau monde, oui, ce conte de fées de Mère et de Sri Aurobindo.  Il y a un passage de ta lettre qui m’a beaucoup touché, où tu dis que ta vie ne « sert à rien » — non, non ! Carole, ce n’est pas vrai du tout. Ce que tu es, le fait que tu existes, a sa pleine valeur. Je crois en toi, et d’abord je t’aime, c’est-à-dire que Mère doit bien t’aimer, non  ? Nous sommes tous « en préparation » de quelque chose — c’est long, c’est lent, c’est très aveugle, rien n’a l’air de bouger, mais ça bouge formidablement et nous avec. Est-ce possible que Mère ne nous emmène pas VERS quelque chose ? Peu importe ce qui se passe ou semble ne pas se passer en ce moment, le fait de notre foi en l’avenir contient tout cet avenir — tu es cette foi. Ta présence est formidablement utile au travail.  Et puis tu dis encore : « C’est très dur de se lever le matin sans avoir quelque chose qui vous excite à faire... » Cela m’a beaucoup touché aussi. Écoute, pourquoi ne ferais-tu pas, gratuitement, pour rien et pour personne, « comme ça », par amour, pour la joie d’aimer, ce script sur le film de Mère ? Avec les trois volumes, tu as tous les matériaux voulus. Et j’ai l’impression que si tu arrives à matérialiser ça, toute seule, dans ta chambre, ça trouvera automatiquement son chemin de réalisation — ça obligera les circonstances à se modeler sur ce que tu as fait.  Tu pourrais faire un merveilleux film de Mère, si tu la présentes non comme sainte, mais comme ce qu’Elle était, et est vraiment : la plus grande Aventurière du monde. Tu te souviens de l’histoire de Mère petite fille qui faisait un bond sur une pointe à travers le grand salon, une grande voltige légère par-dessus le vieux monde tapissé et tout doré — je vois le film s’ouvrir comme cela, ce grand bond — Mère, c’est celle qui bondit à travers toutes les apparences pour saisir la merveilleuse Réalité. Et cette danse des atomes qui faisait une révolution dans sa tête, les arbres qui communient, les bêtes qui communient, les temps passés qui défilent et ceux de l’avenir, cette quête inlassable pour trouver le Secret, dépister tous les vieux trucs, et Tlemcen, et la grande Note bleue qui éclate, le monde qui éclate comme les tableaux impressionnistes. Et Théon, Richard, toutes ces menaces qu’Elle traverse avec un rire, tous ces fantômes qu’Elle transperce pour arriver à la Réalité de la terre. Puis Sri Aurobindo comme une minute d’éternité : seule devant ce cercueil — Satyavane qu’Elle va chercher dans la mort. Alors il y a ce double monde vertigineux où les images de Mère défilent : assaillie par tous ces petits Judas, ces gens qui la croient vieille, gâteuse, une sorte de sainte à adorer, tandis qu’elle taille dans l’avenir et qu’Elle est si jeune, plus jeune qu’eux tous — tous ces gens qui croient en la mort, veulent la mort, l’obligent à la mort, et Elle qui tire-tire la Merveille sur la terre, le grand bateau supramental, le conte de fées vivant, l’espace renversé, le temps renversé, la mort renversée — il y aurait des découpages merveilleux à faire dans Ses paroles prophétiques et si pleines d’espoir pour la terre — la TERRE, son grand amour. Il faudrait reprendre ses expériences, les projeter en images, tandis qu’autour d’Elle il y a tout ce petit peuple d’adorateurs obscurs qui la poussent dans la mort, qui ne veulent pas de son rire, sa joie, son humour qui renverse toutes leurs petites notions. Deux mondes superposés. La lutte contre la vieille espèce. La voix du Pranab : No, I don’t want — la terre qui dit non. Oh ! Carole, un

film terrible et merveilleux. Et puis cette « mort » de Mère : ces gens voilés de noir ou de blanc qui ne veulent pas voir la Merveille, qui ne voient pas qu’Elle est vivante, plus vivante qu’eux tous ! Alors ce corps dans le silence de la tombe, qui émet ses radiations, dont toutes les cellules vibrent-vibrent et qui font trembler le vieux monde — cette petite fille légère qui bondit à travers le vieux mur de la mort, tandis que les grands-prêtres et prêtresses officient sur sa tombe couverte de fleurs : il y a même un « tronc » accroché au Samâdhi pour les oboles de la nouvelle Église — et Elle rit-rit : quoi ? vous voulez encore une Église ? L’Église des vieux chimpanzés. J’imagine même qu’on pourrait faire une sorte de personnage mythique, qui ne serait pas Satprem mais un représentant humain près d’elle, à qui elle ferait voir en les disant, ses expériences, à qui Elle ferait vivre son conte de fées, à qui Elle se montrerait jeune et pleine de rires, et qui la verrait jeune, légère, merveilleuse, qui croirait au conte de fées — et puis tout d’un coup on la descend « morte » sous ses yeux stupéfiés dans ce grand hall décoré : Elle lui sourit, Elle est là : « Tu leur diras ». Et puis encore le couvercle de ce cercueil qu’on pose sur sa tête avec un dernier rayon de soleil, et lui, tout petit, tout blanc qui regarde et regarde l’affreuse mascarade. Et on le chasse finalement parce qu’il croit en la Merveille, parce qu’il la voit vivante. Oh ! Carole, il faudrait faire un film terriblement et merveilleusement véridique : les deux, terrible et merveilleux. Une formidable Aventure de l’espèce nouvelle, de la vision nouvelle. Prendre des acteurs réels, pas un montage de photos de Mère, non : reconstituer avec des personnages vivants qui incarnent. Faire un film sans se soucier des impossibilités ou des possibilités — tu pars n’importe où et Mère te prendra par la main et Elle t’emmènera dans sa Forêt merveilleuse. Un conte de fées, terrible et merveilleux. Chaque matin tu te lèves avec ça, tu vis avec ça : tu plonges vertigineusement dans Mère. Tu fais un film comme on n’en a jamais fait, même Jean Cocteau* n’avait pas rêvé de ça ! Il faut beaucoup d’audace, il faut avoir tous les courages — les impossibilités sont un défi pour établir le merveilleux possible. Mère te donnera toutes les inspirations, vas-y, jette-toi dans cette aventure sans te soucier des producteurs et des réalisateurs — ta propre réalisation obligera tout le reste à suivre. Et puis ne demande conseil à personne — vas-y de toute ton âme. Il faut avoir le courage de synthétiser les données, de les changer en mythe — un grand mythe qui devient vrai. Tout est symbolique, les personnages sont symboliques. Il faut revivre tout ça, le faire revivre comme si c’était 2 000 ans en arrière, sans souci des petits personnages actuels, sans souci de ce qu’on en dira, pensera — l’arracher de sa réalité présente minuscule pour en faire un grand Symbole de la transformation de la Terre. Oui, il y a Théon, Richard, Pranab, les grandes ombres de la Mort, tout ce qui résiste et ne veut pas ou veut seulement la vieille manière, toute la vieille espèce qui se débat. Non, ce n’est pas une sainte, c’est une grande Aventurière et une formidable aventure. Celle qui voulait conquérir la mort. Orphée, et la mort n’est pas dans les petits souterrains, mais tout autour, dans la vie quotidienne et les personnages quotidiens. Nous sommes dans la mort et c’est Elle qui essaye de nous tirer, nous les hommes, de notre mort quotidienne. Nous croyons en des lois qui n’existent pas et Elle crie à la Terre : réveille-toi !  Vas-y pas à pas, Carole. Chaque pas te conduira au pas suivant. Simplement tu commences et tu verras bien où tu aboutiras. Décolle-toi du

présent et des soi-disant « faits », et transforme tout ça en un grand Mythe. Ce n’est pas la « vie de Mère » qu’il faut faire : c’est la Légende du Nouveau Monde.  Voilà, je t’embrasse très tendrement. Pardonne mes phrases décousues, c’est l’élan qu’il faut attraper, le mouvement merveilleux de Mère, cette grande Ballerine qui traverse les apparences mensongères de notre prison intellectuelle. Et par ton film, tu aideras le Nouveau Monde à être.

Avec toi  très tendrement

Satprem  P.S. Sais-tu que c’est Sujata qui t’a vue faire le film de Mère et c’est Sujata qui a vu comme première image du film cette petite fille qui fait un grand bond à travers les salons du vieux monde. C’est ça, le film : un bond dans l’Avenir.

27 septembre 1978

(Lettre personnelle)

  Il y a un raz-de-marée de nuages qui a englouti toute la plaine dans une écume bouillonnante, nous flottons, tout bleus au-dessus de ce cataclysme blanc. Land’s End est un drôle d’endroit.  ..........  Qu’est-ce que veut dire tout ça ? Depuis hier ou avant-hier, j’ai une sorte de sensation que Land’s End veut dire quelque chose — les idées, je n’en ai plus beaucoup et elles sont toutes contradictoires, mais dans la peau il y a une sorte d’acquiescement et de reconnaissance à la fois. Bref, je me réconcilie avec ce foutu endroit, qui est bien joli tout de même. Et j’attends — je suis une espèce d’attente.  ... À quand la cassure ? C’est ça que j’attends — oh ! pas spécialement à Pondy : la cassure radicale. Alors une grande mousse de neige déferlera sur le monde et il faudra être léger. Si le vrai monde arrivait vraiment — sacrée surprise pour la fanfare ashramite. Moi, je ne sais pas, j’attends un certain jour où je rigolerai énormément. En attendant, au travail. C’est très important, cette matérialisation de Mère, ici. Et puis ces quelques êtres qui vivent pour ça. Un lieu où il n’y ait que cette vibration-là. C’est peut-être ça qui précipitera le raz-de-marée du nouveau monde. Je sens que ce travail silencieux ici, à quelques-uns, a un sens. J’ai même l’impression depuis deux jours que Mère et Sri Aurobindo ont parfaitement arrangé ça.  ..........  Nous allons être les TÉMOINS. C’est ça que je sens. Land’s End, une sacrée première loge. Je crois qu’on va avoir beaucoup de surprises. On va découvrir pas à pas que tout ce qu’ils ont dit, c’était VRAI.

Satprem  

4 octobre 1978

(Lettre personnelle)

  Ta longue lettre en dépit des mille occupations... D’abord ta vision est parfaitement exacte : je n’ai plus de toit sur la tête, on a rasé ma « maison », je vis en camping dans rien du tout (les steppes), mais tout de même, les cerises sont bonnes (ça me rassure !). Quant à ces tigres menaçants = des fantômes. On rit et ça s’évapore. Je crois que Mère veut qu’on apprenne à rire. J’ai l’impression d’une toute nouvelle phase qui s’élabore dans le silence, comme après une longue maladie. C’est très curieux, je pourrais marcher, j’ai passé ma vie à marcher, et puis je peux rester des heures sans bouger, dans ma chaise — je n’ai même plus envie de bouger ! c’est drôle. J’ai envie de me laisser porter dans l’Infini, sans rien, nul et plein. Je crois bien que j’ai des années de poison à éliminer et toute une habitude de bataille — même la bataille faisait partie de la vieille maison rasée. Il y a surtout un besoin : plus de vibrations. Aucune vibration. Toutes les vibrations sont perçues, senties comme un Mensonge. Alors Land’s End se révèle comme un merveilleux endroit plongeant dans le ciel, sans rien qui bouge. Même ma question — la question — fond là-dedans. Je regarde (ou évite de regarder) toute la vie derrière moi comme un enfer où il y a eu seulement la petite plage de Mère (une sacrée plage, faut dire). Qu’est-ce que vous avez fait ? — rien. Qu’est-ce que vous êtes devenu  ? — rien. J’ai seulement épuisé du trop. Et puis maintenant il y a seulement... oui, comme tu dis, une petite tente dans une grande steppe lumineuse, ouatée presque. Et qu’est-ce que vous attendez  ? — le Miracle. Rien de moins. Et je ne l’attends même pas pour « moi » — je ne sais plus très bien où il est, celui-là — mais pour le monde. Une grande cataracte qui balaiera toute cette organisation de fantômes. Alors, une mouette, oui, je veux bien, ou même un petit lézard — mais plus un homme, jamais, jamais un homme, fini ce métier-là. Et Sujata, à côté, comme un oiseau léger, qui frotte son parquet avec une petite chanson parfois, cristalline, comme dans l’éternité. Ça fait deux drôles d’oiseaux perchés sur le cataclysme des mondes — un cataclysme délicieux. À part ça, je « travaille », oui, mais c’est encore une manière de faire un trou dans le mur (du vieux monde) jusqu’au moment où... wooof ! ça giclera superbement, la cataracte, oh ! quelle rigolade alors. Et si je suis fou, c’est pas mal d’être fou par les temps qui courent. Autant être parmi les fous légers que parmi les fous lourds qui couleront avec tout leur barda de désirs. Est-ce que tu viendras te joindre à notre camping léger ? Ou est-ce qu’il se trouvera trop dépeuplé sans travail « sérieux » ? ! D’ailleurs on attend la Machine, on a tout un programme très sérieux. Qui sait ? Même des paniers de cerises pour les écoliers buissonniers.  Alors Monsieur Thierry de Scytivaux*... (soyons sérieux) qui a interviewé des chefs d’État — je ne sais pas si l’État sera encore sur la carte — mais enfin ce ne sont pas des manières. Donc j’attrape ma corde à chèvre mentale pour me tirer de toute force dans ce pétrin-là. A priori je ne vois rien qui va faire crouler les étoiles. A posteriori... il pourrait aller interviewer Monsieur Hua et lui glisser dans l’oreille que Madame I. est en train de préparer un sale coup pour la fanfare, et que les Xylophons chinois pourraient agrémenter le concert des forces démocratiques de quelques

pétards bien placés qui feraient une sacrée panique — ce serait intéressant à voir. Et lui demander 12 000 yens. (...)  Je n’ai rien de sérieux à dire      si — porte-toi bien          et viens faire du camping.

Satprem  

5 octobre 1978

(Lettre à deux Auroviliens)

  Vous vous méprenez tout à fait sur le sens de ma dernière lettre. Je n’ai jamais pensé que le sens d’Auroville consistait à vivre comme des sardines individuelles dans une boîte collective ni que l’unité d’Auroville consistait à vivre tous sur le même modèle, au même endroit en faisant sa génuflexion à la même heure — même les paradis égalitaires de Marx ne rêvaient pas d’un communisme ou communitarisme si intransigeant. Et si ça doit être cela, le Supramental et l’idéal d’une communauté gnostique, alors filons au Kamtchatka avec les petits ours polaires. Je suis moi-même le plus individualiste des individualistes et fais soigneusement « bande à part », et pourtant (semble-t-il) je travaille parfaitement pour la communauté d’Auroville et celle du monde en essayant de communiquer par mes moyens le sens et la force de l’œuvre de Mère et de Sri Aurobindo. L’unité, oui, dans une diversité infinie. Et chacun par ses moyens particuliers. Sri Aurobindo lui-même disait que le plus haut état pour la communauté humaine à son apogée serait « l’anarchisme divin », et non, ouf ! le caporalisme mental. MAIS cet anarchisme supérieur ou ce suprême individualisme ne pouvait exister que sur une seule base : la disparition du petit individu égoïste dans la Personne divine qui est au centre — et qui est la Personne de tout le monde. Là on est parfaitement UN, et c’est le seul lieu où l’on soit UN, il n’y en a pas d’autre et aucun autre « truc » ne remplacera cette opération primordiale et chirurgicale. C’est le seul gouvernement possible et la seule communauté possible parce que c’est la seule chose qui communie et qui SAIT. Il ne s’agit donc pas d’être à Aspiration ou à Snarga ou à Pantin, mais dans ce lieu unique du dedans où tout se rencontre, et de faire fondre là-dedans les petits et les gros ego. Je ne doute pas que B. donne ses vaches, son lait et que sais-je au restant de la Communauté, mais ce n’est pas la question. Je ne doute pas que B. et C. soient différents des X Y Z qui vivent à Aspiration ou à Pantin, et tant mieux ! Si tout le monde se ressemblait, ce serait une grande barbe ! Ce n’est pas la question. Ce que j’ai senti dans votre coin (à part ses qualités et sa beauté et toutes les choses extérieures), c’est probablement un « je » individuel un peu plus fort que les autres, quelque chose qui se délimite fortement — et c’est une qualité aussi indispensable parce que, ce que le Divin demande, ce ne sont pas des petits moutons sages et bien adorants, mais des êtres forts, riches, doués de qualités actives. Pour ceux-là, ces individus forts et bien constitués, il est plus difficile que pour d’autres de se donner au Divin et de faire fondre les limites. C’est plus difficile mais le résultat est plus riche. Sri Aurobindo disait même qu’il faut avoir en soi « un peu du titan » — afin de mieux donner son titan et de n’en garder que le

dynamisme purifié. Alors voilà, B. et C. se heurtent à cette partie forte d’eux-mêmes et bien constituée, ce « monument individuel » un peu violent et tempétueux, mais riche, qui doit fondre dans Autre chose. Les difficultés rencontrées avec les frères sont seulement là pour nous aider à mettre le doigt sur ce qui blesse — il n’y a jamais « de la faute » de personne : il y a un progrès à faire, c’est tout.  Mais appeler Kâlî, comme le fait C. c’est encore la violence égoïste qui appelle une autre violence plus forte. Il faut que tout cela FONDE DANS LA DOUCEUR.  Cette Douceur, c’est Mère. Elle ne casse rien : elle fait fondre.  Et quand tout est bien fondu dedans, alors il n’y a plus d’opposition nulle part et tout se rencontre harmonieusement. Les oppositions du dehors sont toujours l’image de notre propre opposition. Quand c’est doux dedans, tout est très doux.  Je vous embrasse tous deux

Satprem  

10 octobre 1978

(Lettre personnelle à propos dela Société des Gens de Lettres)

  L’homme de lettres te salue. Je suppose que c’est inévitable. Ça me rappelle François*, au cours d’une promenade dans la Vallée de la Loire, remplissant ma fiche à l’hôtel — quand je me suis vu « homme de lettres », j’ai eu un petit choc et j’ai regardé cette drôle de bête, comme si j’étais tout d’un coup pris dans leur boîte d’entomologiste avec ma petite étiquette. On est tout mort, proprement. « Mais c’est ça que tu es ! » s’acharnait François ! Hélas, je ne suis pas encore. Une espèce de rien projeté vers l’avenir, une flèche vers quelque but. Enfin... j’avais reçu une lettre de la Société des Gens de Lettres au Seuil, quand l’Orpailleur est sorti, je n’avais jamais répondu. Je t’écris, mais je voudrais me taire — me taire absolument, comme si toute parole était mensongère. Étrange comme tout paraît Mensonger.  ... Passé la matinée d’hier à Coonoor (dentiste), les dents aussi s’en vont, plus rien ne tient à moi. La jambe paraissait mieux mais à la première marche ça recommence à faire des veines tortillantes — je n’ai plus envie de marcher. La dermatose du dos, presque guérie, s’est redéclenchée furieusement après un jour à Pondichéry ! étrange. Le produit de Paris ne vaut rien, ce n’est pas le genre d’infection qui fait partie de leur catalogue, probablement. Quand je suis dans le silence, tout va merveilleusement bien. Impression d’être comme une plante qui absorbe-absorbe du silence. C’est tout.

Satprem  *

(Lettre de Sujata aux amis)

  Vous êtes épatants... ou, au cas où vous protesteriez, disons que Mère est épatante à travers vous. Elle adore jouer avec les éléments les plus

disparates possible ! et les rendre un tout homogène. Sans fin de merveilles, notre petite Mère. Qu’est-ce qu’Elle garde encore « up her sleeve » [dans son sac] ?  ... Donc bon travail à vous tous.

Sujata    Le climat vire vers l’hiver, ici. Frais au coucher du soleil. Mais aussi quelle splendeur ! Que ce serait beau de pouvoir prendre des morceaux de ciel pour le mur, le sol, de nos chambres !

13 octobre 1978

  Oh ! cesser d’être humain ! ! OM.

25 octobre 1978

(Lettre aux amis de Paris)

  ... On est bien uni, tous, dans cette drôle d’aventure pas toujours drôle, mais enfin ses négativités même finissent par faire une sorte de positivité inéluctable. Il n’y a pas de doute que si quelques êtres sont comme cela, si totalement penchés sur Autre chose, Mère doit bien finir par se servir de ce bouillon de culture pour y faire pousser quelque chose. C’est le sens, la direction ou le côté de cette poussée nouvelle qui nous échappe. Mais il y a une différence : avant, je me posais beaucoup le problème de cette autre espèce comme un « problème », comme si tout d’un coup il y aurait l’intuition formidable. Mais maintenant, on dirait que c’est la sensation qui commence à regarder ça. Je n’ose pas dire le corps mais à fleur de peau quelque chose qui vraiment commence à pousser des antennes ou des je-ne-sais-quoi, mais ça regarde et ça tend et ça se demande. Ce n’est plus une intuition attendue, mais une sensation attendue comme si, tout d’un coup, quelque chose changerait de densité et on y verrait clair. Je sens beaucoup le besoin de baigner et baigner dans cet Agenda, cette vibration-là, avec l’impression que ça fait tout le travail secrètement et qu’« au bout » (un bout n’importe où), il se produira quelque chose. Après tout, Mère a besoin d’un support humain pour faire son opération et pourquoi ne choisirait-elle pas ceux qui ne demandent que cela ! Le tout est de ne demander que cela. Il faut être très hors-la-loi, pendu dans rien et extraordinairement attentif. Je suis prêt à quitter cette peau dans trois secondes, mais pourquoi, gratuitement, ce superflu de vie qui n’a envie de rien de cette vie, ne serait-il pas utilisé ? Au fond, c’est cela : la « tente », c’est à fleur de peau, toute la maison est partie. Bon. Alors je vois un Robert léger et parfaitement gratuit qui grimpe sur les toits pour y mettre du coaltar, visse les conduites de salle de bains et se livre à toutes sortes de besognes improbables en jouant, et puis une Anne parfaitement farfelue avec toutes sortes de petites fées et lutins improbables qui lui grimpent dans les cheveux — tout ça ensemble, ça doit bien faire quelque chose, non ? Mère, qui a toujours envie de rire, devrait trouver là un Terrain de Jeu moins barbant que celui de Pondichéry, non  ? J’ai de plus en plus la sensation que ce foutu Land’s End n’est pas si foutu, après tout. Mais qu’il

faut un long-long bain de silence pour laisser tomber complètement le vieux manteau. Parfois, ici, tout est extraordinairement entre deux mondes avec une mer de nuages qui laisse à peine quelques crêtes bleues, et le grand plombier qui sort des brumes comme un dieu riant de l’avenir. Pourquoi pas ?  C’est ce pourquoi pas qui grandit.  Alors nous sommes tous pendus au téléphone de Delhi — viendra, viendra pas. Cette sacrée Machine doit passer par tous les départements de l’Inde. Après la police, c’est maintenant le département d’électronique mais comme il y a de l’optique là-dedans aussi, sait-on s’il faudra passer encore par le département des binocles et points de vue divers. Enfin... Kireet veut m’amener ici la fille du président de Bulgarie vers le 15 novembre... Reste la Machine et le « deus ex machina ». Je crois qu’« on » attend que la machine soit là pour commencer le « soir rouge de l’Occident » et la « nuit noire de l’Orient » (c’est moi qui ajoute), d’où sortira l’aube dorée de Mère. Le temps du grand balayage est proche. Ce n’est pas possible, pas possible que ça continue sur les vieilles roulettes. J’ai eu la sensation répétée ces temps derniers que Mère nous avait mis ici à l’abri pour qu’on continue le travail. Tout cela est minutieusement combiné, à la minute, je le sens. Et cette Machine reste pour moi le Signe. En fait, ma protestation contre ce lieu devient maintenant presque un signe divin à l’envers ! — on s’est beaucoup acharné pour que je prenne mes cliques et mes claques. Mais Mère nous a collés ici dans un but. Après m’avoir parlé pendant, je ne sais pas, dix-huit ans, Elle n’allait pas laisser la deuxième manche au petit hasard et aux caprices bretons de son fils mal embouché. D’abord, si j’avais été bien embouché et bien policé, je serais tombé en plein dans le piège des bien-pensants de l’Ashram. Elle m’a fait mule juste à la bonne dose.  Ma tirade est terminée. (...)  J’arrête cette interminable lettre. Je suis encore en plein chantier, la moitié du sol de ma chambre est démoli. Les maçons sont en train désespérément de mélanger de la peinture rouge au ciment jaune citron pour que les deux moitiés de la chambre se ressemblent ! On a couru à Coonoor, Coimbatore pour trouver la même poudre orange, mais il n’y a que du jaune citron ! Et puis on se débat avec des courts-circuits partout : Arul a rabouté des bouts de fil dans les tuyaux, et comme on a finalement mis tous les tuyaux dans les murs, il faut casser les murs, ou (ce que va faire Robert), abandonner les tuyaux noyés dans le ciment, et faire une autre installation à l’extérieur... c’est charmant jusqu’au bout. Une malhonnêteté générale et impudente.  ... Je vous quitte, je suis fatigué. J’ai couru entre cette lettre et les seaux de peinture des maçons... J’aspire à une vie si totalement autre où on n’aura plus besoin de super ceci et super cela — où on sera naturellement beau, avec une maison à la couleur de son âme, sans pots de peinture.

Satprem  

30 octobre 1978

  Cinquante-cinq ans de misère.

6 novembre 1978

  Une fatigue écrasante dans le dos.

*(Lettre personnelle de Sujata,

traduite de l’anglais)

  Bonjour ! Voici les dernières nouvelles : nous sommes tous en train de nager (enfin presque !). Cela fait des jours qu’il pleut et pleut et pleut. Et, à l’abondante bonté d’Indra, dieu de la pluie, Pavan, le dieu du vent, a ajouté son espièglerie (excusez mon langage, mais je suis aussi pleine d’imagination et de fantaisie que tout le reste).  Aux difficultés de Robert vient de s’ajouter l’effondrement de la muraille de Chine — oui, notre muraille de Chine, derrière Happywood, celle bâtie par le gentil Mani. Boum-bam-ghrr... et voilà les pierres qui s’écroulent sur le puits foré, démolissant quelques tuyauteries en chemin et ensevelissant les deux puits sous des tonnes de boue. Alors maintenant il faut tout recommencer. Si seulement nous avions la Lampe d’Aladin, ou même simplement sa bague, pour donner des ordres à un géant, ce serait tellement plus pratique, ne croyez-vous pas ?

8 novembre 1978

  Indira remporte les élections [législatives] à Chikmagalour.

11 novembre 1978

(Lettre personnelle suite à la visite cyclonique d’une amie parisienne)

  Le deuxième cyclone a chassé le premier. Comment peut-on vivre dans un état vibratoire pareil ? Pendant deux jours, je sentais toute ma colonne vertébrale qui continuait à vibrer-vibrer... Mais quel coup de massue, quoi, délivrera les humains de cet état de vibration constante  ? — je crois bien qu’il faudra un traumatisme mondial et physiologique. Je n’arrive pas à comprendre comment, collectivement, on passera à l’autre espèce... à moins d’une catastrophe très physiologique. L’autre état est silencieux comme un pigeon ou un tigre, ou n’importe quelle bête — rien ne bouge, sauf quand c’est nécessaire. Et alors on respire, on sent, on voit clair. (...) Le chantier de Land’s End est dans ses derniers jours. Puis Roger nous est tombé dessus à l’improviste (il était à Delhi) envoyé d’urgence par C.P.N. qui s’inquiétait des nouvelles désastreuses que les journaux donnaient des Nilgiris — en fait, Land’s End, si découvert apparemment et projetant dans le vide, est extraordinairement protégé, beaucoup plus que Happywood, et beaucoup plus chaud. Et puis silencieux, malgré tous les ouvriers possibles

— étrangement silencieux. On dirait qu’il y a quelque chose là, qu’un ancien yogi ou rishi y a fait une longue tapasyâ [discipline] et ça reste comme imprégné de silence. Nandanam, je l’ai « fait », j’y ai déversé des tonnes de vibrations de Mère. Ici, c’est comme tout fait. On ne peut pas passer dans une autre espèce, c’est évident, sans cet état absolument sans vibration. Toute vibration est un mensonge, c’est comme quand on se brûle les doigts en déplaçant une bûche*. C’est pénible. Et alors les sentimentalités, les -« bonnes » vibrations sont aussi pénibles que les autres. C’est un même monde à l’endroit ou à l’envers. Bon.  ..........  Z [un travailleur de l’Institut qui se plaint]  ? Oui... C’est la « faute des forces adverses », c’est commode. Alors l’Agenda le martèlera jusqu’à ce qu’il comprenne que les forces adverses c’est le Seigneur qui veut nous faire progresser et casser nos petits murs — ou notre pied si l’on ne veut pas marcher droit. Et toutes ces histoires de « magie » aussi, c’est le Seigneur qui nous forge et nous en donne juste ce qu’il faut pour acquérir la conscience du Seigneur. Si l’on était parfaitement pur, ÇA, on serait sans blessure et immortel. Il faut être comme un courant d’air... divin. Non, pas de « chef de groupe » de l’Institut. Chacun a son rôle, sa place, c’est tout, et tout marche ensemble — ils n’ont donc pas entendu Mère : « Je ne suis pas chef de groupe, c’est dégoûtant ! » Est-ce que tu me vois « chef de groupe » ? Que chacun fonctionne suivant sa compétence, et puis flûte, Mère s’occupera du reste...  Désolé que Carole n’ait pas reçu ma dernière lettre, importante je crois. Quelque chose m’était venu si clairement pour qu’elle fasse le scénario du film de Mère — et je ne voyais pas un film fidèlement « biographique » et respectueux des contingences et des bonshommes actuels : je voyais « le début de la Légende ». La légende du nouveau monde. S’extirper des données étroites, projeter ça dans mille ans, et faire un film formidable, légendaire, qui prend cette Aventurière de la nouvelle espèce en lutte contre tous les loups du vieux monde. Tu comprends : pas la Sainte Mère de Pondichéry. Et ne pas craindre de mettre tous les petits Judas et Barabas — même Satprem, pourquoi pas. Une épopée. On se fout des petits personnages actuels, de ce qu’ils en penseront ou non, et on fait un grand film de l’espèce nouvelle. Un symbole. Pas une exactitude historique, mais une exactitude féerique — Elle voulait un conte de fées, Il voulait un conte de fées, ils essayaient de fabriquer le conte de fées, envers et contre tout les vieux singes.  ..........  Indira victorieuse comme prévu, mais elle ne reviendra pas dans les conditions d’avant, il faut que l’Inde soit purgée. Je crois que ça va précipiter le chaos nécessaire. Je vois de moins en moins comment les choses vont se passer, mais elles vont se passer. Les Américains (et les Français) font tant de sottises avec les Chinois — ils arment la Chine, c’est insensé ! Alors, n’est-ce pas, si leur terrible petit jeu se développe selon leurs souhaits cela voudrait dire la Russie acculée à quelque sottise, matraquée, éliminée, puis les Américains « victorieux » avec leurs alliés chinois « victorieux ». Le monde partagé entre la Chine et les États-Unis. Ils sont fous. Ils ne savent pas ce que veut dire la Chine — c’est-à-dire l’Occident et toute l’Asie avalés. Je n’arrive pas à voir comment Mère va démêler cette pelote pour en faire surgir une espèce nouvelle. Je n’arrive

pas à croire à la longue-lente solution, si douloureuse en vies d’hommes. Tout de même « le premier signe du mouvement de transformation » (Mère dixit) c’était la Chine (1906). Qu’est-ce que ça veut dire  ? Et moi, je persiste à dire que le premier signe de la réalisation de la transformation, c’est le chaos dans l’Inde et la purge de l’Inde. C’est le premier endroit à purger. Alors comment résous-tu cette équation terrible ? à moins du « miracle » de Mère — mais le miracle, il faut que les hommes en veuillent, non ? Ils l’ont foutue dans la tombe.  Mais si tout d’un coup, une vibration légère, affolante, venait saisir les hommes, comme une peste à l’envers, et ils ne s’y retrouvent plus du tout, ils en perdent leur tête d’homme. Ça...  ? !  De toutes façons, on y EST. On va voir. Et pourquoi je me lance dans tous ces discours inutiles, mais c’est une obsession chez moi, ce demain de la terre. (...)  Voilà. Je crois bien que même la « tente » s’en va, il vaut mieux ne rien dire de moi. Toutes les vibrations font mal.

  TibiSatprem  

15 novembre 1978

  Mort de mon dernier pigeon blanc de Nandanam.  Importation de Mohini* accordée.

Trente-cinquième anniversaire de mon arrestation.  Le Renversement des forces obscures commence.

18-19-20 novembre 1978

Visite de Ludmila Zivkova** à Land’s End.Le 19 (et 20 novembre), pendant qu’elle buvait son thé au

« Wellington Club », elle voit les yeux grands ouverts : une pelouse vert émeraude qui s’ouvre ou s’enfonce dans un ciel bleu intense, et à la place exacte de la maison de Land’s End, couvrant tout l’endroit, une pagode ayant la forme du Bouddha en or. Aussitôt Ludmila pense ou voit ou entend : « le lieu où doit se faire une œuvre divine ».

4 décembre 1978

(Lettre à Kireet Joshi)

  Cher Kireet,  Je ne sais pas (la lettre de Frederick que vous m’avez soumise)... S’ils disaient qu’ils veulent acheter quatre hectares pour cultiver des patates je comprendrais ! parce que c’est un peu créateur, ou du moins nourrissant (  ! ) Mais quatre hectares pour faire des buildings pour un « Centre » abstrait,

cela me paraît... oui, pas très productif. Mais enfin je n’ai pas à juger vraiment de ces choses, ils doivent être assez grands pour savoir ce qu’il faut. N’est-ce pas, on manque de lait, on manque des nécessités les plus élémentaires à Auroville — alors il vaudrait mieux appliquer son esprit à créer des activités productrices qu’à faire des bureaux  ? Non ?  Excusez-moi, ne prenez pas cela pour un « avis ». Notre ami Tata et Bijoy Singh jugeront beaucoup mieux que moi.  Nous attendons Mohini...      Avec beaucoup d’affection.

Satprem  

8 décembre 1978

(Lettre de Satprem à sa mère)  

  Ma petite mère aimée,  Te voici dans ce sombre Paris, j’aime mieux te savoir à Saint-Pierre, ça me rassure. Voici bientôt le 15 décembre [anniversaire de ma mère, quatre-vingt-trois ans] , je voudrais t’entourer de beaucoup d’amour et de gratitude. J’ai tout à fait l’impression que nous appartenons à un même monde, indestructible. Nous disons la « Baie », mais c’est une traduction matérielle très vraie de ce monde-là : vaste et doux et lumineux. J’ai l’impression d’y être tout à fait avec toi, ici même dans ces montagnes si différentes. Mais c’est vaste et lumineux, sans vibration d’agitation humaine — on plonge là, on peut regarder indéfiniment, et c’est comme si l’âme n’avait plus de bornes ni d’âge. C’est cela que j’aimais dans mon Bagheera. C’est notre pays de toujours. Comme je plains les pauvres humains qui n’ont pas ça. Mais mon cœur serait heureux si, une fois, tu pouvais venir voir mon nouvel endroit ? Est-ce impossible ? Mais je sais bien que ce n’est pas essentiel et que nous nous sommes retrouvés sans frontières.  Ici l’hiver a commencé. J’avais oublié le froid, bien que ce ne soit pas comme l’Europe. Tous les soirs, je fais un grand feu de cheminée — Sujata est près de moi et c’est bon et apaisant de regarder le feu, comme la mer. Je me promène avec ta cape, elle est bien chaude. Tu sais, cet endroit, c’est comme un promontoire entouré de gazon et de fleurs, qui semble au bout du monde, au bout des chemins, et qui plonge sur une immense vallée cernée de montages bleues. Il y a encore beaucoup de fleurs : des azalées en quantité, de toutes les couleurs — certains sont grands comme des arbres, et puis toutes sortes de fleurs que je ne saurais te nommer, mais beaucoup de géraniums dont j’aime le rouge solide, des roses trémières charmantes : certaines sont toutes blanches avec juste une teinte de rose et une odeur si fraîche, si pure. À la saison, nous avons un immense cerisier du Japon aux fleurs roses. Et puis, derrière la maison, la surplombant, tout un bois de grands eucalyptus et de mimosas. En fait, tout l’endroit est une immense forêt de mimosas et d’eucalyptus. C’est si tranquille, ça sent si bon. Ici, je peux travailler dans la paix — quel soulagement de ne plus vivre dans les haines de Pondichéry. Jamais plus je ne retournerai dans cet endroit. Et puis, ici, nous avons des biches, des sangliers, des coqs de bruyère — toutes sortes d’oiseaux. En bas, sous la maison, il y a des plantations de thé, toutes vertes comme une haute pelouse bien peignée, et

puis la forêt avec une petite rivière qui cascade. Cet endroit est très gracieux vraiment, et il est miraculeux au milieu de ces montagnes dévastées par les hommes — tous les Nilgiris et tous les Himalayas ont été dévastés de leurs arbres par la marée humaine : on plante des patates. Alors cet endroit est un miracle — pour combien de temps, je ne sais pas, avec cette prolifération humaine dévastatrice. Mais j’ai l’impression que Mère et Sri Aurobindo ont choisi cet endroit pour nous afin que nous soyons protégés dans notre travail. Ils n’abandonnent pas ceux qui les aiment. En fait, après tous ces cyclones de ma vie, je suis en paix et comme dans l’éternité. Notre petite équipe travaille... On dirait une arche de Noé perchée sur les montagnes, si protégée de tous les désordres du mondes. Il faudra encore beaucoup plus de désordres et de démolitions avant que nous n’émergions dans une nouvelle ère. C’est la grande purification du monde et comme un immense partage qui se dessine de plus en plus entre ceux qui aspirent, qui sont vraiment vivants, et tous les vieux racornis obscurs, si obscurs. On voit presque à l’œil nu la différence entre les obscurs et les vivants. C’est cette différence-là qui semble s’accentuer de plus en plus et visiblement. Bref, on est paré pour le tournant du monde — il vient. On y œuvre. Et ta famille est bien vivante. Que ton phare reste longtemps avec nous, il est très doux et très bon. Je t’entoure de tout mon amour.

              Satprem  

11 décembre 1978

Vision

  Mère : « Nous allons passer le bac ensemble. » Mère nue. « The stark Mother ». [« Bac » au sens d’examen.]

15 décembre 1978

(Lettre à Micheline)

  Enfin la douane a été passée hier à Delhi — Mohini est libre. La résistance a été dure — comme prévu. Et c’est comme une course de vitesse avec les événements, ils ont décidé d’arrêter Indira ; le 18 aura lieu le « jugement » (quelle mascarade !) et alors... alors nous verrons. Mère attend seulement que tout soit en place. Quand le Puzzle sera bien en ordre, nous verrons le tableau... C’est le même Mouvement, n’est-ce pas. Mais Mère protège ses soldats. En fait, Elle nous a merveilleusement guidés depuis son « départ », seulement chaque pas avait l’air d’être aveugle, d’où l’angoisse des « sujets ». Le sens de Land’s End se dévoile peu à peu. Elle nous tient la main. Je l’ai vue il y a quelque jours : Elle était complètement nue. Mère sans voiles — est-ce que le monde peut supporter ça ? The stark Mother. Et Elle m’a dit : « Nous allons passer les épreuves / examens ensemble. » C’était un futur... Mais cet « ensemble » m’a réchauffé le cœur. Nous allons... Enfin, dans tous les cas, on y va. L’Île de Mère est proche. Tu es avec nous, nous sommes tous ensemble, ici ou là.

  ... La maison s’habille peu à peu, simple mais belle. Tiens, je ne t’ai pas dit une chose très intéressante : j’ai reçu pendant trois jours de suite la fille du Président de Bulgarie, qui est ministre de la Culture à Sofia. Il y avait une grande nécessité d’établir un relais de Mère derrière le rideau de fer, c’est fait. Nous aurons là aussi un Institut sous une forme spéciale. C’étaient trois jours de bon travail. Elle = très réceptive, lisant le tome I de Mère en anglais. Et elle a un assez remarquable don de vision depuis un accident de voiture qui lui a défoncé le crâne et a complètement bouleversé sa vie (c’est drôle comme nous avons besoin d’être accidentés pour passer sur le vrai chemin...). Enfin bref, elle a été tout ahurie un matin au Wellington Club où elle logeait, de voir les yeux grands ouverts un étrange spectacle : à la place de Land’s End, là où était la maison, elle a vu une gigantesque pagode en or qui avait non pas la forme d’une pagode mais la forme du Bouddha : un Bouddha en or, au milieu d’un ciel bleu intense, avec de l’herbe verte partout par terre, comme de l’émeraude de la Nature. Il recouvrait tout le lieu actuel de Land’s End.  Mais j’avais toujours remarqué que cet endroit avait une qualité de paix solide très surprenante, qui n’existait pas à Happywood, comme si c’étaient deux mondes différents, et cette solidité de paix lumineuse était là même quand il y avait quarante ouvriers. Ça me frappait beaucoup, je m’étais dit que, peut-être, quelque yogi ou rishi avait fait sa tapasyâ ici. Et puis voilà. Intéressant.  ..........

Satprem  

17 décembre 1978

  Mohini [la photocomposeuse] rentre dans sa chambre à Land’s End.  « Les États-Unis décident d’établir des relations diplomatiques à part entière avec la Chine. »

19 décembre 1978

  Arrestation d’Indira (décision du Parlement).  Le commencement de la grande Purge de l’Inde.

29 décembre 1978

  Enfin ma chambre est terminée.

1979

1er janvier 1979

  Deux huttes sous Land’s End.  L’attaque.

2 janvier 1979

  Deux cents « rapatriés » de Ceylan attendus sous Land’s End.

8 janvier 1979

  Le camion de poteaux pour les huttes — trente-cinq familles attendues avec chèvres, chiens, transistors, excréments — et le ravage de la forêt.  Mohini à peine là depuis vingt jours.

*(Lettre à une Aurovilienne. Note en marge :

« Pas envoyé, sauf au Diable ! »)

  Le jeu de l’Asoura est toujours le même, à travers toute l’histoire spirituelle humaine : il attrape un morceau de la Vérité, et avec la force même de la Vérité qu’il a avalée, il développe son Mensonge. Le danger du Mensonge, ce n’est pas le Mensonge, si j’ose dire, c’est la portion de Vérité qui a été avalée et qui sert à fortifier le Mensonge. Le vrai Asoura, ce n’est pas le « diable », dont on sait bien qu’il est noir et méchant, c’est le petit saint qui se sert de la Vérité et prononce les paroles de la Vérité à des fins égoïstes. Au nom de l’Amour du Christ, on a emprisonné et torturé et brûlé plus d’un « hérétique ». Au nom de la « non-violence », on a trahi la vraie Shakti de l’Inde et encouragé une masse de veaux spirituels qui font des méditations assises sur la pourriture du pays. Les plus grands crimes et les plus grandes trahisons ont toujours été commis au nom de la Vérité, c’est bien entendu. Au nom de Mère et de Sri Aurobindo et de l’« Idéal de l’Unité Humaine », on emprisonne des frères Auroviliens et on loue des avocats véreux. Au nom de cette fameuse « Unité », on expulse Satprem de l’Ashram, on retire le visa des dissidents ou des réfractaires, et en même temps on dit : embrassons Navajata, embrassons Shyamsundar — embrassons-nous tous, nous sommes tous « Un », n’est-ce pas. Non, petite, je ne sais pas si c’est la « Vérité » mais c’est de la pourriture mentale. Les raisonnements « spirituels » de la personne dont tu parles sentent mauvais — c’est un cadavre de Vérité en décomposition. Il faut choisir, il faut savoir ce qu’on veut et de quel côté on met ses pieds. C’est ce courage-là qu’il faut. Nous avons aussi entendu, pendant la guerre, au nom de l’« Unité de la France », plus d’un traître proclamer la collaboration avec les troupes de la Gestapo.  L’Unité, c’est très bien, mais il faut d’abord la mériter : on ne fait pas l’unité en mettant une vipère dans sa poche, sinon elle mordra, et c’est tant mieux si on est assez bête pour mettre une vipère dans sa poche.  La Vérité, ce n’est pas quelque chose qui existe comme un œuf sur le plat : c’est quelque chose qui se devient et se conquiert. L’Unité, ce n’est

pas quelque chose qui existe comme une paire de pantoufles spirituelles : c’est quelque chose qui se devient et se conquiert à chaque instant contre un millier d’ennemis.  Alors devenons et conquérons comme le proclamait le Rishi Agastya :

« Allons, goûtons toutes les forces contestantes,conquérons ici-même, en vérité,livrons cette course et cette bataille aux cent têtes. »

(Rig-Véda, I.179)      Voilà.

Satprem  

9 janvier 1979

(De Sujata à ladite Aurovilienne)

  Vous savez tout le travail que Satprem a. Il m’a passé votre lettre.  Savez-vous qu’il y a trois catégories de gens  ? a) Ceux qui apprennent par observation, b) ceux qui apprennent par explications et, c) ceux qui apprennent par expérience. C’est donc à chacun de choisir son propre moyen d’apprendre.  a) Je dois dire que Mère vous a donné, à vous tous en Auroville, maintes démonstrations des faits pour que vous puissiez apprendre par observation (je parle, bien entendu, de ceux qui n’ont pas fait l’expérience eux-mêmes).  b) Satprem vous a écrit et ré-écrit à tous et à chacun, expliquant la façon des forces, comment elles agissent. Il a fait ce boulot ingrat avec beaucoup de patience, beaucoup de tendresse pour ses frères et sœurs d’Auroville. Maintenant il doit passer ailleurs. Je dis : tant pis pour ceux qui n’ont pas su en profiter.  c) Reste donc la troisième catégorie. Eh bien, qu’ils y aillent ! Et bon voyage. S’il est encore nécessaire d’expliquer aux gens qu’« un scorpion ou une vipère mordent, leur morsure est bien empoisonnante, vous savez ! » Ce n’est pas la peine. Qu’ils fassent leur expérience d’être mordu. Alors peut-être, ils comprendront ? Qui sait ? Tout est possible.  Non, la seule solution est de sortir de cette bouillie mentale. Si la flamme pure brûle au-dedans, tout est clairement perçu. Ce n’est ni par discussion mentale ni par l’effervescence vitale qu’on arrive près de Mère. C’est par la sincérité d’âme.  En souhaitant qu’Auroville sorte de son mental et entre une fois pour toutes dans son cœur, je vous envoie mes pensées très affectueuses.

Sujata    Satprem vous embrasse.

18 janvier 1979

(Lettre à Micheline)

  Hier, un mois jour pour jour après l’arrivée de Mohini, notre équipe s’est agrandie d’une personne : Keya (mon ancienne secrétaire canadienne, qui, par métier, connaît le fonctionnement des composeuses électroniques). Déjà nous faisions trois shifts [périodes] de travail, de 7 h du matin à 7 h du

soir, maintenant nous allons galoper. D’ici quelque temps je pourrai te dire exactement, mais il est probable que le tome III Agenda français sera prêt en avril, ainsi que le tome I Agenda anglais, et que nous sortirons les six volumes prévus pour cette année. Dans ce monde en décomposition, c’est rafraîchissant de travailler à quelque chose de positif, peut-être la seule chose positive ! C’est une grâce d’être ici — une grâce tout de suite menacée (et c’est là où l’on voit bien le jeu des forces), car vingt jours après l’arrivée de Mohini, le gouvernement local s’apprêtait à installer quelque trois ou quatre cent réfugiés de Ceylan, juste sous Land’s End, avec enfants, chèvres, transistors ; et l’unique source qui alimente à peine Land’s End — c’est-à-dire la dévastation de la forêt et tout l’endroit converti en un immense bidonville odorant. Une calamité. Ces forces savent très bien ce qu’elles font et ce qu’elles veulent et où frapper. Télégramme à Delhi, on a mis tout en œuvre, Kireet a secoué la sonnette de toutes les autorités possibles — on attend les résultats... Je crois que si Mère nous a mis ici, Elle saura bien déjouer aussi cet assaut-là. C’est une bataille pas à pas depuis 1973 — on peut mesurer là l’importance de l’Œuvre. J’ai confiance comme toujours — à la dernière minute, Mère écarte les fantômes (comme à la douane de Delhi), mais c’est vraiment une « dernière minute ». Alors on comprend que l’on fait vraiment quelque chose de Positif — on comprend même comment la matérialisation de cet Agenda précipite les événements de la Terre et les forces, même si l’Agenda n’était jamais distribué. C’est le germe de destruction de ces forces, elles le savent, et elles se ruent. Il y a là le pouvoir de changer le monde. Et on regarde avec une sorte d’étonnement, comme devant un mystère, cette petite équipe d’êtres, ici et là, rares, qui portent dans leurs bras une Œuvre si formidable. Mère m’a (nous a) délivré de tant d’embûches depuis son départ, qu’Elle continuera bien ! Et je me souviens de Sri Aurobindo : « I’ll help him (Satprem) all through » [« je l’aiderai jusqu’au bout »]. Ça a un sens très complet maintenant. Enfin voilà. Je crois que c’est la simplicité de notre cœur qui permet d’affronter pareille tâche — plus on est impuissant, comme un enfant, plus on est fort ! Je n’y peux si totalement rien qu’il faut bien qu’ils puissent pour moi.  Maintenant, deuxième partie du programme. Il faut bien visualiser un peu en avant. Dans deux ou trois mois nous aurons donc l’Agenda français + anglais prêts à imprimer. L’Inde, c’est un terrain n°1 du champ de bataille (les États-Unis : n°2). Nous allons donc être menacés de recommencer l’impossible course que nous avons connue chez Macmillan à Madras lorsque nous imprimions clandestinement les trois volumes de « Mère ». La pieuvre ashramite est toujours là, avec des ramifications dans tous les coins (spécialement chez les imprimeurs et libraires). Ma première pensée autrefois, et récemment encore, était d’avoir notre « imprimerie de Mère » à Auroville. J’ai abandonné cette idée (avec regret). C’est aller se jeter dans la gueule du loup : ils créeront tous les traquenards juridiques, économiques et autres possibles, joyeusement soutenus par les « forces qui savent bien ». C’est facile de mettre le feu, facile de créer des troubles ouvriers. C’est un Non catégorique qui est venu. Même les Auroviliens sont une quantité incertaine. Je ne doute pas d’eux, j’ai foi en l’avenir, je crois que leurs difficultés les forgent et les obligent à devenir, mais... il y a trop de mais. Je ne peux pas risquer de voir l’œuvre mise sous clef juridiquement, ou détruite d’un bidon de pétrole. Auroville, c’est un tout petit point du

travail sur la terre — Mère s’occupe d’eux, mais clairement Elle ne veut pas que Son œuvre entre dans ce tourbillon douteux. Je suis le premier à le regretter, car c’était mon idée première dès 1974, mais c’est ainsi. La terre passe avant Auroville. Pour la même raison, il avait été envisagé de faire cette « imprimerie de Mère » à Delhi, mais et Sir C.P.N. et moi-même avons rejeté cette suggestion : il faut que matériellement, physiquement, l’Œuvre soit ramassée et enveloppée dans un seul lieu, qui est comme le Bastion de Mère, sans possibilité de jeu des forces qui interviendront tout de suite s’il y a une distance physique entre la composition des livres et leur impression. Ces forces justement savent très bien jouer de tous les petits phénomènes physiques et créer sur le parcours de la poste ou des camions toutes sortes d’incidents « inattendus » qui viennent bloquer l’Œuvre avec un « rien ». Il faut que tout soit physiquement réuni ici, jusqu’au stade de la distribution — après, les oiseaux s’envolent et advienne que pourra, ce n’est plus notre affaire. C’est vraiment le Bastion de Mère, si nous sommes touchés, alors tout est touché. Il est évident que si j’avais choisi le Kamtchatka ou le fond de l’Himalaya au lieu des montagnes bleues, j’aurais été attaqué là et visé par les forces là, tout pareil, mais si Land’s End est le lieu choisi, la défense sera là. Ce n’est pas un acte contre Auroville (  ! ) ni un désespoir d’Auroville, mais un acte de sécurité simple et occulte.  J’ai donc écrit à Tata pour m’enquérir des possibilités d’achat d’une offset press d’occasion (type Heidelberg) en Inde. Les importations sont décidément très longues et aléatoires. J’attends les renseignements... Il est essentiel que nous précipitions et matérialisions Mère dans l’atmosphère de l’Inde — c’est même plus urgent que la France. Nous avons déjà organisé un horaire de travail « rotatif » de 7 h du matin à 10 h du soir sans arrêt — tu vois que nous allons tourner ! Il n’y a pas de temps à perdre...  Notre équipe très gracieuse t’embrasse — c’est vraiment un petit monde heureux et un « Terrain de Jeu » qui sourira à Mère après la prison de Pondichéry.

TendrementSatprem  

  P.S. Non, je ne désespère ni ne doute d’Auroville en dépit de ses querelles enfantines et de ses balançoires — mais ils ont besoin d’une sérieuse leçon, et je crois que Mère est en train de leur donner cette leçon. Le désastreux, ou le regrettable, n’est pas vraiment leurs enfantines querelles et mésen-tentes, mais le triste fait que depuis tant d’années quelque deux cents cerveaux aient été là sur ce coin de terre, quelque deux cent jeunes hommes sur deux pattes, et qu’ils n’aient pas encore trouvé le moyen d’assurer leur propre subsistance d’une façon indépendante — quelle crasse ou quelle paresse ? S’il n’y a pas de bras prêts à travailler, il n’y a pas de cœur ni rien ni de flamme, sauf des mots creux. Les Auroviliens ont besoin, d’abord, d’apprendre à travailler, à créer. Après tant d’années, faut-il encore que ces « hommes » et ces femmes aillent tendre leur bol à aumônes à papa et maman ? C’est ça, la leçon de leur pénurie. Il ne sert à rien d’engouffrer des millions de roupies ou de dollars, parce qu’ils seront réellement engouffrés — il faut que ces hommes trouvent leurs propres moyens et qu’ils trouvent d’abord leur propre qualité d’homme avant de songer aux surhommes. Au lieu de cultiver des patates, ils cultivent des meetings. C’est la triste vérité simple. Si cette situation persiste, ils vont à la destruction. La mort de l’Ashram, c’est qu’il est bourré de paresseux.

Voilà.S.  

22 janvier 1979

Vision

  Vision de sainte Geneviève ( ! ! )  (Elle protégeait Paris contre l’invasion des Huns au Ve siècle.) Pourquoi la vois-je ?

18 février 1979

Vision

  On ouvre des petites « poches d’air » dans mon corps ( ! )

  P.S. 19 février. « Mon » corps (ou celui de la Terre ?) comme une peau morte partout, dans laquelle il y avait comme découpé très régulièrement, presque systématiquement, des quantités de petites déchirures ou ouvertures de forme semi-circulaire () comme une petite lune, laissant voir sous la peau morte comme une autre couche de peau, rouge, ou comme un corps rouge (rouge assez foncé).  Ça éclate partout ( ?).

22 février 1979

(Lettre à Micheline)

  Ton superbe papier apporté par Yolande... J’ai un peu honte de me servir de si belles choses. J’ai l’habitude de griffonner n’importe quoi comme je peux. Et je ne « peux » pas beaucoup depuis des semaines. Il faut se battre pour avancer de quelques pages l’Agenda, je n’arrive plus à répondre aux lettres — d’ailleurs quelque chose en moi ne veut plus répondre. C’est inutile de me transmettre des lettres de Paris, sauf s’il y a des points précis (à mon nom ou non, ouvrez et triez). La situation du monde m’absorbe. Ce n’est plus que le monde qui m’intéresse (enfin je suis dedans — c’est suffocant, de plus en plus), le reste...  C’est Tata Press à Bombay qui imprimera nos livres jusqu’à ce que nous les imprimions nous-mêmes. Impossible d’importer des machines... Je ne veux pas intervenir parce que ce n’est pas mon affaire, vraiment, et je ne peux pas m’occuper de tout — j’ai dit à C.P.N. que je ne voulais pas être membre du nouveau trust projeté pour l’Imprimerie de Mère. Je ne veux pas être mêlé au côté commercial. Je suis ici pour projeter l’Œuvre de Mère, la matérialiser, et baigner d’une certaine façon dans le monde — le reste... Mon « vrai travail », disait Sri Aurobindo, je comprends bien. Je crois que

tout va vers le chaos à pas précipités et que Land’s End sera finalement l’endroit « sauf » pour poursuivre l’Œuvre un peu « en dehors » des perturbations. Je respire une violence et une cruauté oppressantes dans le monde. Ce sera de plus en plus comme cela, jusqu’à ce que ça vire.  ..........  Excuse ces matérialités un peu hachées et incomplètes. On travaille. On est ensemble. Dans ce monde insensé et suffocant, on frappe aux portes de l’avenir

  Avec tendresseSatprem  

7 mars 1979

(Lettre à Micheline)

  Quelques mots pour te dire seulement mon affection. Beaucoup de travail. La bataille des réfugiés de Ceylan continue (nous devons avoir la visite du Collector [ préfet] de Ooty, qui décidera de la situation... dans deux semaines).  Carole a laissé de ta part quelque 1 200 Rs. pour Land’s End, Happywood — oui, « Happy End » n’est pas mal ! Enfin j’ai écrit une lettre au Président de la Société des Gens de Lettres, avec toutes les fioritures voulues — comme tout cela est vieux-vieux. Voilà en bref les nouvelles. Je suis dans le tome IV de l’Agenda (en juillet).  ... Comme tout est simple avec toi. Mais il fallait bien un échantillon généreux, absolument, totalement, simplement, dans l’espèce humaine — un échantillon. Ça représente quelque chose de très important dans le Jeu. On te tiendra au courant. C’est une Grâce si merveilleuse de voir chaque élément à sa place si inévitable. C’est un signe Divin vraiment (si on en avait besoin).  ..........  Ce Land’s End, après avoir tant résisté, est une merveille de beauté et de paix — vraiment, c’est le lieu de Mère. Sujata remarquait que cette grande pelouse ronde au bord d’un abîme de ciel ouvert, ressemblait étrangement à sa vision de l’« Île de Mère » où nous avons débarqué après le naufrage du grand paquebot... En tout cas, on matérialise à tour de bras — nous sommes UN avec vous.    Tendrement à tous

Satprem  

3 avril 1979

(À « ladite » Aurovilienne)

  Juste quelques mots pour te dire ma tendresse profonde. Ne te tourmente pas. Tu prends trop les difficultés sur toi au lieu de les passer à Mère. Il faut apprendre à lui donner les problèmes : c’est à Toi. Toute cette folie humaine, cette confusion humaine, tu Lui donnes : c’est à Toi.  Ce n’est pas à toi de résoudre les problèmes ou de te donner mal à la tête

et à l’estomac : c’est à Elle. Toi, tu répètes et répètes : à Toi, à Toi, pour Toi, C’est Toi. Tu lui passes les difficultés.  Après tout, c’est Son affaire, n’est-ce pas ! Ton affaire à toi, c’est seulement de répéter le mantra et de dire « à Toi, à Toi » au milieu du désordre général.

et c’est la meilleure façon d’aider.Avec ma tendresse

Satprem  

4 avril 1979

  Ils pendent Bhutto*. Le début de quelque chose.

7 avril 1979

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher Compagnon,  Je suis très soulagé, mais non surpris, de voir que nous partageons la même perception. Il est tout à fait évident maintenant que si nous avions persisté dans notre projet d’imprimer l’Agenda ici en Inde, nous aurions été pris au piège. Je sens de plus en plus douloureusement, jusque dans mon corps, toute l’atmosphère du continent — c’est suffocant. Tout le pâtâla [les mondes souterrains ou enfers] a pris possession de la plupart des êtres soi-disant humains. Des petits Pranab règnent ici et là avec un mental qui ressemble à des cantines de soldats, et sans cœur. Quand il n’y a pas de cruauté, c’est la bassesse et la petitesse qui prennent la place — ou bien il n’y a pas de Shakti et ça s’affale dans l’obscurité et le tamas, ou bien il y a une Shakti cruelle et tordue. Cette condition ne peut pas durer très longtemps ; elle ne peut qu’aboutir à la destruction. Je me demande comment Mère va résoudre cet enchevêtrement de demi-vérité et de mensonge sans détruire l’espèce tout entière. La guerre n’apporte jamais de solution au vrai problème. Je crois davantage au chaos économique, qui touchera les gens au ventre même, et il se peut qu’un jour le voile se déchirera, et l’impact sera si formidable que tous ceux qui vivent en dessous d’un certain niveau de fréquence ou vibration de vérité tomberont morts, tout simplement. Tout cela a l’air assez apocalyptique, mais nous sommes en plein dedans. Vous savez tout cela. Je le sens de plus en plus douloureusement dans le corps.  ... En attendant, nous devons nous préparer en Inde, et il faut des traductions dans les diverses langues indiennes. Cela prendra beaucoup de temps — sûrement un travail d’un an par Agenda. Avons-nous les gens qu’il faut pour le bengali, le hindi, le goujérati, etc.  ? Il faut établir une équipe indienne, et notre Mother’s Institute of Research doit obtenir un peu d’argent non seulement pour subvenir à tous les traducteurs, mais aussi pour lancer notre campagne en Inde l’an prochain, lorsque l’Agenda arrivera de l’Occident. (...)  Je dois vous quitter, cher Compagnon, j’ai beaucoup de travail qui m’attend. Vous êtes constamment avec moi et avec Sujata. Y a-t-il quelque

espoir pour votre venue ici ? Portez-vous bien, nous avons tant besoin de vous.  Avec mon profond amour,

Satprem  

5 mai 1979

  Davide, TV italienne. « La fin des pygmées. »

5-6 mai 1979

Vision

  Mère nue, une blessure encore.  Nous glissons par terre ( ?)

21 mai 1979

  La seule solution : Manifeste-Toi.

31 mai 1979

(Lettre à Micheline)

  J’écris peu, mais toi et chacun de vous là-bas êtes dans mon affection et ma pensée. Mère met merveilleusement chacun à son indispensable place. (...)  J’avance pas à pas, obstinément dans ces Agenda, comme dans une autre sorte de forêt typographique... La Présence est là, si puissante. Nous sommes conduits. Il faut bien le trouver, ce chemin du nouveau monde — CE CHEMIN. Il faut bien que quelques-uns parmi les hommes trouvent le moyen. Il faut trouver le moyen.  Que Mère garde notre main bien serrée

Satprem  *

(De Sujata à Micheline)

  Quelle joie hier ! J’ai vu le tome III dans la forêt, près de la petite source, où Robert est arrivé de la poste.  Et hier matin il y a eu la cérémonie pour la finition du Potala [notre guest-house]. Nous nous étions tous réunis pour voir l’ingénieur faire le pouja.  Puis hier après-midi, comme la bénédiction du ciel, une légère pluie.  Et votre mot avec le narcisse. J’en suis si sensible. Comblée.  Vous embrasse, chère chère Micheline, très tendrement,

Sujata  

Juin 1979

En réponse à une lettre de Micheline, qui écrivait notamment : « Il ne se passe guère de semaine sans qu’un visiteur de l’association nous demande si nous connaissons le Gourou X, la Mère Y ou la Mère Z (soi-disant réincarnations de Mère ou continuatrices de l’œuvre de Sri Aurobindo), ce que nous en pensons

et si nous les reconnaissons comme telles. »

  J’ai lu la lettre de X au sujet de « Mère-Meera ». Il y en aura d’autres. Voici ce que j’ai à dire :  Chacun est libre de croire ce qu’il veut. Mais « croire », n’est-ce pas, c’est tellement commode, ça vous dispense de devenir vous-même. Les hommes ont passé leur temps, depuis quelques Christs et autres, à mettre sur le dos d’un Avatar, puis d’un autre, le soin de faire le progrès pour eux. On « croit », et ça vous dispense du reste. Et quand l’Avatar est là, tout vivant, on le crucifie ou on le fourre dans la tombe parce qu’il est vraiment un peu gênant avec sa Lumière exacte. L’histoire continue — et les hommes -restent pareils à leur crasse.  La « réincarnation » de Mère ?... Elle est encore à cicatriser les plaies que lui ont infligées les hommes. Peut-être qu’Elle en a un peu soupé des Pondichériens, non ? Va-t-Elle de nouveau s’enfermer dans un donjon jaune sous la supervision de quelque petit Pranab  ? S’entourer d’adorateurs qui ne comprendront pas plus Mère n°2 que Mère n°1 ou Mère n°10 000 — on tourne en rond, on tourne en rond, mais qui veut devenir l’autre espèce en chair et en os, celle qui a perdu toutes ses illusions humaines  ?  La « réincarnation » de Mère, oui : dans chaque cœur sincère, dans chaque effort juste, dans chaque geste conscient — partout où il y a un effort VERS.  Et quand nous sortirons tous de notre stupidité de petits adorateurs, alors peut-être nous LA verrons, mais il faut avoir des yeux pour voir la Vérité, même des yeux dans le corps. Ce n’est pas Elle qui a besoin de se réincarner, c’est nous qui avons besoin de sortir de notre incarnation idiote.  Alors il faut sourire de tout cela. Les hommes ont besoin d’une certaine dose d’illusions et de « trucs » pour faire leur petit pas de progrès — si on les mettait directement dans la Vérité toute crue, ils éclateraient. Que chacun aille son chemin et attrape son petit truc ou son grand truc — le principal, c’est qu’on aille jusqu’au bout, là où il n’y a plus de truc. Mais nous, je veux dire l’Institut, n’a rien à voir avec tout ce guignol « spirituel » — nous sommes là pour publier l’Œuvre de Mère, dans son intégralité, c’est tout. Mais jamais 13 ni 230 volumes n’ôteront les écailles des yeux de ceux qui, vraiment, avec une angoisse, avec une intensité presque douloureuse, avec une question si poignante, ne se regardent pas eux-mêmes en se disant : qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce que c’est, où ça va  ? qu’est-ce que ça peut donc ? Ou qui ne regardent pas cette Terre, cette pauvre Terre douloureuse et maléfique et cruelle et si petite, oh ! si petite, en se demandant, encore, avec cette douleur, cette poignance : mais une Terre, cette Terre, où va-t-elle avec son fardeau de mensonge et de cruautés et d’inconscience — est-ce que ça va changer  ? Ou est-ce qu’on va tous éclater

encore une fois sans en sortir vraiment ? Ah ! qui veut, qui veut vraiment que ça change et d’abord se changer lui-même  ? C’est là l’incarnation de Mère, dans l’intensité brûlante de cette question qu’Elle est en train de poser à la Terre entière et dans chaque cœur. Mère brûle là, Mère EST là, dans cette brûlure.  Tout le reste, c’est du cirque.  Et puis, finalement, ils expulsent cette pauvre « Meera » (je veux dire l’Ashram de Pondichéry) comme si c’était une « concurrente » de Mère — tout cela est si ridicule, si ridicule dans les deux sens. Sri Aurobindo n’expulse personne, et Mère sourit : mais oui, devenez tous Moi... alors la Terre marchera un peu mieux.  Mais bon Dieu ! DEVENEZ.  Alors, bonne route à Meera, bonne route à quiconque, mais nous, nous voulons devenir, c’est tout.  Et pas d’histoire.

Satprem  

15 juin 1979

  La police vient s’enquérir à Land’s End, envoyée sur une requête de Pondichéry (Nava).

16 juin 1979

(Lettre à J.R.D. Tata)

  Bien cher ami,  Je voulais tellement vous écrire, à la fois pour vous remercier de toute la peine que vous avez prise pour nous obtenir cette Presse, et pour m’excuser d’avoir changé tous nos plans. J’ai un peu honte. La vérité est simple : devant toutes ces difficultés et ces délais qui semblaient assaillir notre entreprise, je me suis demandé : pourquoi ? Alors j’ai clairement compris, comme si Mère me le disait : « Il ne faut pas imprimer dans l’Inde parce que, instantanément, ces gens de l’Ashram, Nava, etc., te feront un procès et s’arrangeront pour bloquer la diffusion de l’Agenda. » Or, l’anglais, c’est la clef de la diffusion dans le monde. J’ai donc décidé d’imprimer l’anglais à Paris, et de là nous enverrons les livres aux États-Unis où nous essaierons de trouver un bon distributeur, sinon un éditeur. Et par conséquent, l’argent qui était prévu pour l’Inde a dû repartir à Paris. Telle est la situation. Ces gens malfaisants ne peuvent pas me faire de procès à Paris ni aux États-Unis, mais ici, ils peuvent — tout est corrompu. Vous en savez quelque chose...  D’ailleurs, je commence à être attaqué ici-même. La police est venue hier chez moi, envoyée par le Foreigners’ Registration Office [bureau des Étrangers] de Pondichéry (comment savaient-ils mon adresse  ?) pour faire une enquête sur deux membres ex-Auroviliens de mon équipe de travail ici, Roger Toll, un Américain qui traduit l’Agenda en anglais, et Nicole, une Française qui travaille pour moi. Résultat : tous deux sont obligés de partir.

Mon travail est désorganisé. Ils ont été évidemment dénoncés à la police par Nava et l’Ashram. C’est un monde sordide et abominable. Je pense qu’ils sont en train de préparer quelque chose directement contre moi, peut-être pour obtenir mon expulsion de l’Inde. Tout est possible. Vous savez très bien que dans l’Inde aujourd’hui, tout ce qui représente un peu d’honnêteté et de vérité, est poursuivi comme un malfaiteur.  Mais j’aime l’Inde VRAIE, et je veux rester dans l’Inde, et je me battrai jusqu’au bout, parce que c’est dans l’Inde qu’est la bataille du monde. Et cet Agenda, même si les gens n’en savent rien et ne comprennent pas, représente et incarne le Pouvoir qui ouvrira les portes d’un monde plus vrai. C’est pour cela que l’Ennemi est si acharné contre ce travail. Il sait que ces livres contiennent sa perte. Les forces obscures qui tiennent cette pauvre Inde dans leurs griffes ont l’air de triompher, mais en fait elles sont désespérées. Toutes les vieilles valeurs s’écroulent, tous nos vieux sages moralisants, tel Gandhi, sont une caricature de la vérité  ; tous nos moyens philanthropiques et sociaux sont une caricature du vrai remède ; toutes nos richesses sont volées et pillées — le « harijan* » avide et grossier règne ; même la Terre, la pauvre Terre de l’Inde, est ravagée de ses forêts et de ses richesses. MAIS parce que le meilleur remède que nous connaissions, la meilleure intelligence que nous connaissions, le meilleur pouvoir que nous connaissions, la meilleure morale que nous connaissions, sont seulement l’envers d’un même Mal, le côté doré d’une même impuissance et d’une même pourriture qui assaillent et constituent presque la vie de l’homme mental. C’est tout qui est à changer : le meilleur comme le pire. C’est AUTRE CHOSE qui doit jaillir de cette évolution malheureuse — et c’est Autre Chose qui est en train de jaillir de ce Néant obscur. Il fallait arriver au point Zéro pour que cette Autre Chose puisse jaillir. Chaque espèce, dans l’évolution, a pu jaillir d’une impossibilité qui menaçait d’engloutir la vieille espèce. Quand tout devient impossible, c’est qu’un autre Possible s’apprête à surgir. Tant que l’on croit qu’on peut, qu’on sait, il n’y a rien à faire : on tourne en rond dans les possibilités de la vieille espèce. L’Espèce nouvelle, c’est l’impossibilité de la vieille espèce. Nous en sommes là. Et il y a une clef, il y a un Pouvoir, il y a un espoir. Le Néant obscur que nous vivons n’est pas désespérant, il est, au contraire, plein d’un espoir vrai qu’enfin nous allons sortir de nos vieux remèdes qui sont seulement l’envers de notre Maladie. Nous sommes au bout de tout : comme le têtard, un jour, est au bout de son bocal — et il ne sait pas qu’il deviendra grenouille, il ne sait même pas ce qu’est une grenouille. Notre bocal terrestre craque. Notre Occident merveilleux et honnête a su seulement inventer des monstres qui ne peuvent vivre qu’en devenant de plus en plus monstrueux. Nous sommes à la fin d’un cycle évolutif, et la Force est avec ceux qui saisiront le secret du Passage à l’autre espèce, l’espèce vraiment humaine, car nous ne sommes encore que des gnomes intelligents et malfaisants. Nous ne sommes pas HOMMES encore. La prochaine espèce n’est pas une supériorité des vieux gnomes, elle ne viendra pas d’une super-qualité des vieilles qualités de -gnomes — c’est Autre Chose. Le Pouvoir et l’Espoir sont avec ceux qui découvriront quelle est la qualité de la prochaine espèce, quelle est la chose, dans la vieille espèce, qui contient le germe et le levier de la prochaine espèce. Il y a un levier, il y a une semence de Pouvoir — chaque espèce contient l’annonce et la possibilité de la prochaine espèce —, il faut trouver cette Semence, ce Levier, ce Pouvoir enfin. Telle est la seule

entreprise « raisonnable » dans cette ère de décomposition générale. Tel est le but de l’Agenda. Tel est le Pouvoir qu’il contient. La clef est là.  Non, ce n’est pas une affaire de généticiens et de biologistes qui connaissent seulement la science de la vieille espèce et le mécanisme de la vieille espèce — que peuvent-ils connaître d’autre, sinon les lois de leur bocal de têtard ? Il y a une autre loi, il y a une merveille à l’air libre, en dehors de ce bocal, et toutes nos lois physiques s’évanouiront comme s’évanouissent les lois du poisson pour le mammifère qui respire à l’air libre. Il y a un autre air pour les Hommes. Il faut trouver la nouvelle loi — sinon c’est sans espoir, sinon c’est le triomphe de la vieille nature obscure du têtard-harijan ou du têtard-savant, les deux pôles d’une même asphyxie.  Ce que je dis là n’est pas une affaire de « foi », c’est l’affaire la plus raisonnable qui soit. Il n’y a rien de plus raisonnable que l’Évolution — et rien de plus inévitable.  Alors, cher ami que j’aime beaucoup, je voulais vous dire cet espoir, je voulais vous dire que le travail est en train de se faire en dépit de tous les obstacles et toutes les apparences obscures. Ce n’est pas une affaire de millions d’années que nous n’avons plus les moyens d’attendre. Ce n’est pas une affaire de « mystique » qui s’est cassée la figure avec autant de fracas que notre « science » est en train de se casser la figure. Ce n’est pas une affaire « orientale » ni occidentale — c’est une affaire totale, de la Terre. Et il faut que quelques-uns, sur cette Terre, comprennent et aspirent. Cette aspiration est le Passage même, c’est le Pouvoir même de l’autre espèce — en vérité, c’est l’autre espèce même qui aspire dans la vieille. Sans ce besoin de sortir du Bocal, il n’y a pas de grenouille. Il faut que quelques-uns incarnent ce besoin de sortir de notre bocal humain mental. Les moyens de l’avenir n’existent pas — c’est notre besoin de l’avenir qui fait jaillir l’Avenir. Et si quelques-uns, sur cette terre, comprennent et sentent dans leur cœur la formidable Aventure que nous sommes, ceux-là ouvriront la porte pour les autres. Il suffit de quelques-uns. Il faut que nous soyons quelques-uns à comprendre et à aspirer.  Et dans mon cœur, je sens profondément que vous êtes avec nous, que vous appartenez à cet Avenir, que nous marchons ensemble.  Il y a un grand espoir, en vérité.  Quand on a tout perdu, il reste Ça.  Soyons assez de cœurs ensemble pour incarner le besoin de la Terre.

Avec ma profonde affectionSatprem  

  Savez-vous une chose : la Terre présente est comme enveloppée d’un voile. Mais un voile, ça se déchire. Un jour, le voile tombe, et tout est AUTREMENT.  Et la terre sera autrement.

17 juin 1979

Vision

  L’attaque tantrique.

  Ma tête décapée et couverte d’une poudre de vert-de-gris.  Les petites formations de toutes les couleurs.  Maintenant je m’explique mes maux de tête « comme un bandeau douloureux ».

20 juin 1979

  Départ du tome IV (Agenda) avec Nicole.

*(À Micheline)

  ... Notre affaire de huttes et de « Harijans » semble s’être réglée aimablement, les habitants acceptent de se déplacer plus loin — leur « terrain » et tout le terrain sous Land’s End sera converti en zone forestière et nul ne pourra y bâtir. Il était temps : de quelque dix huttes l’année dernière, ils en sont à vingt-deux. Tu vois la progression. Reste la mise en œuvre pratique... En fait, c’est une attaque concertée et sur tous les fronts et à tous les niveaux, depuis ces Harijans et cinghalais rapatriés, jusqu’au reste... L’ennemi n’est pas content du tout — c’est bon signe. Mes maux de tête depuis tant de mois, comme un bandeau douloureux, semblent se dissiper. Ces gens sont dégoûtants d’utiliser des moyens si indignes, mais Mère en avait vu d’autres et Elle absorbait tout ce poison. J’en ai absorbé pas mal depuis son départ. Mais ce côté négatif des choses s’efface devant le merveilleux positif — en fait, c’est une histoire miraculeuse depuis le départ de Mère, d’aide à chaque instant, de protection détaillée, d’organisation minutieuse. Dans tous les détails des êtres et des circonstances, c’est un pur miracle. Tu es l’un de ces miracles...

Satprem  

3 juillet 1979

(Lettre à Micheline)

    Si je ne savais pas profondément que le Divin se sert de tout, même de nos erreurs, pour aller vers son But, je serais très troublé et inquiet de ce ratage au départ du tome III, l’émission de Jaigu [directeur de France-Culture] manquée par conséquent, et la bande du tome III égarée, la sortie du tome IV retardée par suite, et celle du V renvoyée à l’année prochaine... Il faut regarder les problèmes en face. Quand une Force est lancée, si on lui coupe les jarrets au départ, ça ne se colmate pas, ça ne « s’arrange » pas : c’est gâté. Il y a un temps pour les choses ; si on manque le Temps, c’est manqué. Il y a un aspect occulte, ou disons simplement intérieur, du jeu des forces, qui devrait être compris. On parle de « bataille de Mère », mais où est-elle, la bataille ? Il ne suffit pas de dire : « M. Anceau [des services techniques de Robert Laffont] fera ceci et M. Machinchouette fera cela et chacun sa responsabilité » — non. La responsabilité c’est une certaine présence intérieure suffisamment éveillée pour être tirée là où il y a une

faille et pour boucher les mille petits traquenards que l’Adversaire ne manque pas de susciter partout et à tous les échelons. Il ne suffit pas de « donner le paquet » de films à M. Anceau : il y a une certaine manière d’être avec ces films et une certaine manière de volonté qui agit et qui reste dans l’atmosphère comme une petite sonnerie électrique, et qui pousse les choses et vous prévient. Ce n’est pas la question de sentir son incapacité et son manque de ceci et de cela, c’est simplement une question de vigilance et de conscience — nous sommes entourés d’adversaires qui ne ratent pas une occasion. Si l’on a en soi la petite étincelle de Mère présente, ces choses doivent être annulées et dissoutes automatiquement. (...)  Il faudrait que tous autour de toi comprennent et sentent ce que je dis là. Il n’y a pas à se consoler ou à faire l’autruche en disant : bon, ça sortira un peu plus tard et on va rafistoler l’émission de Jaigu — il y a un temps manqué. Ce tome III, et chaque mouvement, fait partie d’un immense échiquier dont vous-nous ne voyons qu’un microscopique coin mal éclairé, mais il y a un immense tout qui se tient par des fils invisibles et le faux mouvement ici décale ou fausse une quantité de choses là et là et là. Depuis fin 1973, j’ai vécu à l’heure près, et quelquefois c’était à la minute, comme si tout dépendait de l’exactitude de chaque tâche, et en effet c’est une immense chaîne et il fallait être à l’heure à chaque pas. Et une conscience super-éveillée. C’est ça, la « bataille ».  Et encore une fois, ce n’est pas une question de super-capacités yoguiques — les capacités yoguiques, elles foirent comme tout le reste. Ce qui ne foire pas, c’est ça dedans, cette petite aspiration à faire la tâche exactement. Et pour cela, il ne faut pas perdre de vue la hiérarchie des choses, si je puis dire, pas s’embrouiller dans une centaine ou un milliers de problèmes de détail — bien que chaque détail soit important. But first comes first. Quand on lâche un bébé dans la rue, on ouvre l’œil aux camions et aux motocyclettes — il y a un instinct de mère, non  ? et elle ne lâche pas de l’œil son marmot. C’est un peu comme cela au-dedans. Cela n’empêche pas qu’on puisse aussi penser à la course chez l’épicier, mais il y a quelque chose qui domine dans la conscience.  Excuse ce long discours. Il faut au moins que nous profitions de notre accident. Voilà, offre ça à Mère, avec tous les autres qui travaillent, offrez ça pour qu’Elle mette de l’ordre dans vos consciences... C’est la leçon à tirer. Tout est une leçon. L’Institut n’est pas une administration, c’est un lieu de bataille. Chaque petite tâche exactement comme il faut, à son heure juste.  Voilà, j’arrête mon sermon, mais vraiment l’heure est assez sérieuse dans le monde. C’est un jeu très serré.

Satprem  

8 juillet 1979

  Deuxième visite de la police : nous sommes « à proximité d’un camp militaire » ! (Wellington).

9 juillet 1979

(Lettre à J.R.D. Tata)

  Bien cher ami,  Les choses prennent un tour sérieux. Je ne sais pas ce qui peut être fait pratiquement puisque le système tout entier est corrompu  ; il est très douteux que ce qui pourrait être fait au sommet traverse intact et atteigne les niveaux inférieurs. Vous comprendrez.  Hier, le 8, nous avons eu une deuxième visite de la police. Cette fois, ils voulaient des renseignements sur le Mother’s Institute of Research. Ils sont venus sur ordre du Foreigners’ Registration Office de Pondichéry, le Bureau des Étrangers, et comme la dernière fois, le principal prétexte à leur -enquête ou leur cible « officielle » était Roger Toll, qui traduit l’Agenda en anglais — la cible réelle étant moi-même (et notre Institut, et Sir C.P.N. Singh). Les gens de Pondichéry (Ashram + Nava) veulent détruire mon travail et me faire expulser de l’Inde.  Après une rude discussion avec le policier, nous avons obtenu de pouvoir lire la note officielle du Bureau des Étrangers de Pondy à celui de Ooty. Cette note était ainsi :

« Roger Toll est un étranger qui voyage beaucoup en Inde (...). Étant donné la proximité du camp militaire [de Wellington], son cas demande considération. Pouvez-vous donc obtenir tous les renseignements néces-saires sur le “Mother’s Institute of Research”. »

  Vous voyez...  La police a insisté pour savoir si nous avions d’autres « Instituts » en Inde — sous-entendu, un réseau d’espionnage. Navajata a répété partout que Roger Toll est un agent de la C.I.A. Roger est sur sa liste noire — mais la cible est en réalité le travail de l’Agenda, et Satprem, dont le visa d’un an est d’ailleurs arrivé à terme en mai dernier. J’ai fait une demande pour un an et j’attends. (...)  Je vous aime beaucoup

Satprem  

11 juillet 1979

(Lettre de Satprem à sa mère)

  Ma petite mère aimée,  Tes lettres sont douces et lumineuses comme la baie. Je ne peux m’empêcher de regretter que nous ne marchions pas ensemble physiquement dans la forêt et à travers les champs de thé. Comme toi, je sens à la fois cette distance d’avec les êtres et cette proximité immédiate, comme si l’on vivait dans un lieu du monde très doux, très large et comme au cœur de chaque chose, mais en même temps comme à des années-lumière et pour toujours dans l’Éternel. La vie n’est plus enfermée dans un corps et dans un nombre d’années. Nous avons marché ensemble au bord du Nil ou de la Baie et regardé un même miroitement du ciel sur les eaux,

et nous regarderons encore d’autres fleuves, mais un même ciel toujours. J’ai revu François plusieurs fois ces temps derniers — il faisait du bateau. C’était comme une coque qu’il avait lui-même charpentée. Tu vois, on navigue toujours, ici et là — les vieilles peines nous quittent, il reste cette douceur. Je crois que dans l’évolution qui vient, cette frontière entre notre monde et les autres va s’amincir et disparaître  ; la conscience naviguera dans n’importe quel monde et partout sans oublier, alors la mort sera comme une vieille histoire des temps primitifs, et les religions s’évanouiront parce qu’il y aura cette Douceur vivante partout. Au fond, nous sommes des « bébés hommes », pas des hommes complets encore. Nous vivons maintenant la fin du Cycle obscur, les vieux mensonges se débattent, mais déjà une lumière nouvelle filtre à travers l’éclatement du vieux monde — nous sommes avec cet Avenir, nous aidons à le fabriquer. C’est pour cela que tu m’as mis sur la terre. Comme toi, il y a quelque chose d’indompté et de rebelle dans mon sang, quelque chose qui dépasse tous les petits cadres de leur vieux monde — nous préparons une nouvelle navigation du monde, un autre mode d’être libre et vaste, et pourtant si semblable à celui que je connaissais, enfant, dans Bagheera, ou toi sur la côte. Oui, je suis ton « petit » de toujours, et pour toujours.

Ma tendresse ne te quitte pasnous n’avons pas fini

  ensemble            Satprem  

  Maman,  Je vous embrasse très fort. Vous êtes très présente.

Sujata  

12-13 juillet 1979

Vision

  Le déraillement.  Le dernier wagon qui entraîne tous les autres dans le précipice.

15 juillet 1979

  Chute de Morarji*.

18 juillet 1979

(Lettre à Micheline)

  Tout le monde est un peu essoufflé ici, sauf Mohini, merveilleuse, qui a travaillé 23 heures sur 24... Enfin voilà terminé et façonné l’outil de notre prochaine conquête. Tu sais l’importance que Mère attachait aux États-Unis. Il va falloir protéger comme un Cerbère la sortie de ce 1er tome anglais — c’est-à-dire que personne, même les meilleurs amis, même les membres de l’Institut, ne doit avoir entre les mains un seul exemplaire de ce livre avant

qu’il soit pris par un éditeur américain ou solidement accepté par un distributeur américain. Sinon, tu sais comment c’est, le livre ira directement dans les mains de Pondichéry, et ceux-ci feront comme avec Laffont : lettres de menaces à l’éditeur américain, spectre de procès, etc. qui décourageront tout éditeur américain. Nous ne trouverons pas partout un homme comme Laffont qui saura résister aux chantages. (...)  Mêmes consignes pour le Matérialisme Divin anglais qui va suivre incessamment.  ..........    Voilà. Nous sourions et nous avançons pas à pas. Des petits livres qui vont changer le monde.

Avec confianceet beaucoup d’amour

Satprem  

20 juillet 1979

  Fin Agenda V.

23 juillet 1979

(Lettre à Gloria, une Aurovilienne, dont le mari vient d’être grièvement blessé lors d’une

mystérieuse attaque nocturne.)

  Je suis très triste de ce qui vous arrive personnellement et à Auroville. Mais en même temps, j’ai eu l’impression que c’était un grand et bon tournant. Tu vois, les choses mauvaises ne sont jamais totalement mauvaises, parce que c’est le Divin qui conduit le monde, non le diable. Et s’il nous envoie le diable, c’est pour apprendre, nous-mêmes, à être plus divins — jusqu’au jour où l’on sera vraiment purs, alors le diable s’évanouira parce qu’il n’aura plus d’utilité. N’est-ce pas, nous sommes au moment critique où il n’y aura plus de compromis : on doit choisir totalement et absolument. Depuis des années, on a laissé tout le temps qu’il faut à Auroville pour ouvrir les yeux et voir clair. Maintenant, il faut être CLAIR, sans ambiguïté. Notre seul salut, c’est la totale CONFIANCE en Mère et en Sri Aurobindo. Auroville a ouvert les portes à tous les mensonges et toutes les illusions, s’imaginant être assez malin et assez fort pour absorber tout et faire un mariage de tous les contraires.  On a accepté les Nava, les X Y Z, les forces d’argent, les forces tantriques — et Auroville est comme une mouche dans une toile d’araignée, se débattant avec des forces plus considérables que prévu. Vous êtes tous très enfantins, vous croyez qu’on peut faire l’« unité spirituelle » avec tout, jouer avec tout, vous vous gargarisez de grands vocabulaires, mais derrière il y a des forces plus malines que vous, qui se servent de votre sottise et de votre ambiguïté pour se glisser dans la maison et vous pourrir du dedans, vous diviser et vous aveugler — surtout AVEUGLER.

  Il est temps qu’Auroville comprenne qu’il n’y a pas de compromis, qu’il n’y a qu’un seul espoir et qu’une seule solution, c’est d’être PUR et de nettoyer la maison de toutes ces toiles d’araignées, et de comprendre qu’il n’y a qu’un seul pouvoir, une seule protection, une seule issue : c’est Mère, Sri Aurobindo, et seulement Eux. Vous croyez que l’on peut impunément jouer aux petits tantriques, mais vous ne savez pas quelles forces vous invitez — vous vous faites rouler comme des mouches dans la toile. Vous croyez qu’on peut s’entendre avec les X Y, et ils vous enroulent dans leur crasse mielleuse jusqu’à ce que vous soyez tous bien divisés et n’y comprenant plus rien. Voilà des années que je répète la même chose. Quand j’ai dénoncé la première fois Nava et la S.A.S., quatre-vingt pour cent des Auroviliens ont poussé des cris d’indignation — peu à peu la vérité se révèle. Mais maintenant il est temps de jeter dehors tous ces faussaires, sinon c’est vous qui serez mangés. Et on vous tapera sur la tête jusqu’à ce que vous ayez compris. C’est vous-mêmes qui ouvrez la porte à l’Ennemi au nom de l’unité spirituelle ou au nom du sacro-saint money-power ou au nom du Tantra et de tous les textes sacrés de l’Inde — mais Mère pure, Mère simple, Sri Aurobindo pur, qui en veut ?  Quelle force voulez-vous, quelle protection voulez-vous  ? Celle de Mère, le Mantra de Mère, ou les petits mantras tantriques pour avoir des petits pouvoirs et jouer les charlatans sur la place publique  ? — Vous ne comprenez donc pas à quoi vous ouvrez la porte ?  Deux fois on a essayé de me tuer. Une fois, dans les canyons. Ils étaient trois, et j’étais comme un enfant devant eux, il y avait seulement le Mantra de Mère qui battait dans mon cœur. Et ils n’ont pas pu me toucher.  Une deuxième fois, on a voulu me tuer... [Ici, plusieurs lignes barrées au feutre violet.]  Maintenant, vous comprenez ?  Est-ce que vous allez continuer à jouer avec tout ça, ou nettoyer votre maison de tout ce mensonge ?  Il est temps.  Il est grand temps.  Je t’embrasse petite et j’ai confiance en vous.  Nous sommes ensemble dans la lutte contre le Mensonge.

Satprem  

1er août 1979

  Début de Gringo*.

20 août 1979

  L’attaque tantrique continue.

27 août 1979

(Lettre de Satprem à sa mère)

  Ma petite mère aimée,  J’ai laissé passer ce 15 août puis cette Saint-Bernard sans t’écrire mais je suis si présent près de toi et figure-toi, je suis plongé dans une nouvelle création — un conte pour les enfants, cette fois-ci ! Ou plutôt une légende. Je suis tellement absorbé là-dedans, avec, en plus, la publication des Agenda de Mère, que je ne sais pas très bien où donner de la tête et je ne sais plus dans quel monde je suis — un monde de beauté en tout cas, mais c’est difficile de tirer la Beauté sur la terre. Si j’arrive au bout de mon entreprise, tu seras certainement la première à me lire là-bas. Peut-être terminerai-je vers la fin d’octobre, pour mon anniversaire, si tout va bien.  Mes Nilgiris sont paisibles et beaux. Tous les mimosas sont en fleurs, on se promène dans une forêt de mimosas  ; le chemin qui mène à la maison est comme une grande arche de bouquets jaunes et parfumés. Et puis c’est la saison où mon grand cerisier du Japon est croulant de fleurs comme une cataracte rose avec des centaines de petits oiseaux-mouches qui viennent s’enivrer du suc des fleurs. Quelle grâce d’être dans ce coin de beauté au milieu de la marée obscure qui grandit. Je travaille, je suis en paix, j’essaye d’amener un peu de beauté pour réjouir le cœur des hommes. Tu es si proche.

Avec mon amour        Satprem  

  P.S. J’oubliais de te dire quelque chose d’assez curieuxà propos de ce « rêve » de François qui me disait : « Je reviens », avec une telle joie... Dans mon rêve, que j’ai noté, François m’a dit (ou une voix derrière François, je ne sais pas) un mot, un nom que je n’ai pas compris et qui était comme son nouveau nom. Ce mot que j’ai noté était « CORENT ». Cela ne veut rien dire, j’ai pensé tout de suite à Corentin. Et puis ta dernière lettre me parle d’un petit Laurent ! Est-ce que ce n’est pas cela, que j’ai mal entendu ? ! Dans mon carnet, à la date du 17-18 octobre (nuit) j’ai noté : François : « Je reviens ». Corent. Curieux... Tu m’écris que Laurent est né le 18 septembre, donc un mois plus tôt. Mais il est très fréquent que l’âme attende pour rentrer dans le corps jusqu’à ce que l’état physique du bébé soit tout à fait sûr et établi. Enfin je n’en sais rien, mais très bientôt il te sera facile de comprendre, de sentir s’il y a quelque chose là qui correspond à François. Ça peut se sentir, le cœur comprend à tâtons. La vie est une chose pleine de mystères et tout est merveilleux — on découvre la merveille peu à peu.

19 septembre 1979

  Fin de Gringo.

29 septembre 1979

  Abcès dentaire.  Le tantrique musulman.

30 septembre 1979

(À Micheline)

  J’ai terminé hier seulement la révision de mon « conte » et je t’écris sans perdre de temps. C’était une avalanche de travail (je suis aussi dans les dernières pages de l’Agenda V) et puis un vilain abcès dentaire qui a duré dix jours et s’est terminé hier par des extractions — or, la nuit d’hier, j’ai vu un musulman tantrique qui répétait avec acharnement des mantras. « Ils » ont donc loué une fois de plus les services de ces vilaines gens. Ça donne de mauvais jours mais ils doivent se sentir perdus. Après tout, c’est bon signe que les forces soient si acharnées contre notre travail ! (...)  Affaire Meera* au Canada... De quel droit cette Association canadienne se sert-elle du nom d’Auroville pour ramasser des fonds à des fins qui ne concernent pas Auroville — c’est un détournement de fonds, pur et simple. Nous n’entrons pas dans le problème sentimental et véridique : ils sont -libres de faire ce qu’ils veulent et de penser ce qu’ils veulent, mais qu’ils fassent, alors, une « Association de Meera » et que personne ne soit trompé... Sont-ils là pour aider Auroville ou aider Meera ou je ne sais quel hurluberlu réincarné demain de Bouddha, après-demain de Krishna et dans quelques jours de Sri Aurobindo ? L’abîme de sottise humain est insondable, Sri Aurobindo l’a dit plus d’une fois. Enfin...  Rachel a raison. C’est toujours la même chanson partout : ils profitent du nom de Mère, de Sri Aurobindo, d’Auroville ou de l’Agenda pour mener leur petite affaire. Ils sont tous comme cela...  En hâte, je t’embrasse.

Satprem  

7 octobre 1979

(Lettre à une Aurovilienne)

  J’ai lu cette infâme lettre de la S.A.S. mettant P. à la porte au nom de l’« Idéal de l’Unité Humaine » (avec la police par derrière). Y a-t-il donc encore des aveugles à Auroville ?  Mais je veux vous dire une chose : nous arrivons maintenant à la fin du combat ; ce sont les derniers jours ou mois. Ils sont vaincus. Ils sont désespérés et agissent comme des désespérés. Gardez votre foi et votre courage en dépit de toutes les apparences, et bientôt, oui bientôt, Auroville sera libre. Ce qu’il faut absolument, c’est que quelques êtres purs gardent leur flamme, leur foi en Mère.  Ils s’imaginent qu’Elle est morte ! Ils croient que Sri Aurobindo est mort ! Mais bientôt, quand l’ensemble des circonstances seront prêtes dans l’Inde

et dans le monde, Ils nous montreront la Merveilleuse Vérité qu’Ils ont préparée pour la Terre, et tous ces fantômes disparaîtront comme des rats. Les derniers jours du combat sont les plus difficiles, mais il n’y a que notre Flamme, notre amour pour Eux, qui peut nous tirer de l’autre côté — rien d’autre.  Que la confiance, la foi et la Flamme soient avec vous.

tendrementSatprem  

11 octobre 1979

(À mes amis italiens)

  Nous sommes au temps de la Confusion.  Chacun brandit son idée, sa recette, son sentiment irréfutable. Chaque voix contredit l’autre qui contredit l’autre et tout est une énorme Contradiction. L’Argent règne derrière les idéologies, et les spiritualités sont une façade. Les Églises prolifèrent, les Sectes prolifèrent, le Mensonge prolifère dans toutes les langues et sous toutes les étiquettes. Mais l’homme simple, l’homme tout court, qui a seulement un cœur et un besoin de remplir ce cœur — pas avec des mots ni des idées, mais avec un peu d’air léger et clair qui fait qu’on respire mieux, qu’on vit mieux, qu’on aime mieux — qu’est-ce qu’il a pour se nourrir  ? Qu’est-ce qu’il a pour vivre mieux ?  La seule chose qui remplit, c’est l’expérience — pas celle du voisin : la sienne. Le jus de raisin ne se discute pas : il nourrit. Il faut goûter. Tout le reste, ce sont des discours.  Satprem n’a pas de discours à faire : il veut nourrir les gens. C’est son « métier », si je puis dire, depuis qu’il écrit des livres — faire circuler un peu d’air vivant et léger qui gonfle le cœur et la poitrine. Ça ne se discute pas : on goûte et on est nourri... ou on ne l’est pas — et si on ne l’est pas, on s’en va, c’est tout. C’est simple.  Satprem n’a aucun « intérêt » dans la vie, ni d’argent ni de célébrité ni de « gourou » ni de rien — parce que, figurez-vous, il s’est réveillé un matin nu et mort, à l’âge de vingt ans, dans une cour de camp de concentration. Après cela, on n’a plus envie de rien — on est mort une fois pour toutes à un certain monde. Après cela, on n’a plus besoin que d’une chose : une nourriture vraie, ou alors on meurt debout. Et c’est parce qu’il a eu ce besoin d’une nourriture vraie, de quelque chose qui remplisse vraiment, que Satprem existe et continue à vivre — pour rien d’autre. C’est pour cela qu’il a vécu près de Mère — pour rien d’autre.  Alors, de quoi s’agit-il ?  Il s’agit d’apporter à l’Italie un peu d’air vivant et de force vraie. L’Agenda de Mère est cette force, est cet air, est cette nourriture active. Et c’est pour le répandre que nous avons fondé en France cet « Institut ». Peu nous importe les étiquettes : on peut appeler cela Institut ou auberge, ce n’est pas le nom qui compte, c’est la nourriture qu’on y trouve. Nous ne voulons pas un nouveau « Centre » pour faire des discours et des méditations : nous voulons le moyen de distribuer aux gens la Force pure, intégrale, que représentent les 13 volumes de l’Agenda de Mère. Et comment faire ? Pour

cela, il faut qu’un certain nombre d’individus, d’abord s’intéressent à cette nourriture, puis trouvent les moyens de la distribuer sur le marché. C’est simple et évident. Il faut traduire et imprimer. Cet Agenda, il n’y a pas eu de document plus important sur la terre depuis Darwin et De l’Origine des espèces. C’est un document de l’évolution expérimentale : quel est le procédé, le chemin, pour passer à la prochaine espèce terrestre — celle qui est en train de se fabriquer, que nous le voulions ou non, à travers toutes les confusions et toutes les douleurs du vieux monde. C’est l’expérience de Mère, pure, simple, cristalline. Alors comment voulez-vous aider à la publication et à la distribution de cette nourriture-là  ? Est-ce que cela vous intéresse ? C’est la seule question.  Et comment réunir pratiquement ceux qui veulent aider à ce travail  ?  Encore une fois, nous nous moquons tout à fait des « étiquettes », mais il faut un organisme, un point de réunion et d’organisation du travail. Il faut réunir des fonds pour imprimer et distribuer les livres, trouver l’éditeur ou le distributeur, etc. — et d’abord imprimer un livre, un seul. Avec le produit de la vente du premier livre, nous pourrons imprimer le deuxième et ainsi de suite — mais il faut commencer quelque part. Comme en France, cette entreprise n’a aucun but lucratif ni même « spirituel » : nous sommes seulement des dépositaires d’une nourriture précieuse que nous voudrions faire goûter au plus grand nombre de gens possibles. C’est simple et clair. L’« Institut » ou l’organisme, quel qu’il soit, est là simplement pour veiller à ce que les fonds soient utilisés pour le travail, sans bénéfice pour aucun individu, aucune nouvelle « Église », aucune nouvelle association et aucune « petite chapelle ». C’est un organisme de diffusion pratique.  Si cette entreprise vous intéresse, je propose que nos amis d’Italie d’abord écrivent à notre Institut de Paris pour dire que cela les intéresse. Ensuite, que ces dix, vingt ou cinquante personnes intéressées se réunissent en Italie à un endroit que nous fixerons, et là, que ces personnes s’entendent pour former un organisme de travail qui sera chargé de répartir les tâches et de réunir l’argent nécessaire, comme nous l’avons fait en France.  Il ne s’agit pas de voir grand mais de marcher pas à pas, un livre après l’autre, et de donner à l’Italie un peu de cette Force vive et vivante que représente l’expérience de Mère.  Voulez-vous collaborer ?  C’est urgent.  Et avec mon cœur, je dis à mes amis Italiens que je les aime beaucoup.

Satprem  

25 octobre 1979

  Écrit à Giscard [d’Estaing].

9 novembre 1979

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  (...) La chose qui me préoccupe constamment jour après jour, c’est la

condition de l’Inde. Je n’ai aucun doute que si l’on permet aux choses de suivre leur cours naturel, Indiraji remportera une Victoire absolue — mais... Ce n’est pas simplement la question de succéder à cette pourriture, la question est de changer radicalement la pourriture qui a contaminé chaque couche de l’Inde, du haut en bas. Indiraji est-elle prête à un changement si radical ? Mon sentiment est que si nous ne sommes pas prêts à effectuer ce changement radical et total, il nous sera imposé par le pouvoir de « circonstances écrasantes », comme dit Mère. L’Inde doit être purifiée. Si nous n’avons pas le courage de faire cette purification, elle nous sera imposée. Non, il ne s’agit pas de « succéder » à cette Force obscure — il faut qu’il y ait quelque part, dans un cœur, la détermination absolue d’opérer un vaste changement radical. Indiraji est-elle prête à jeter tous ces politiciens et cette prétendue « démocratie » à la poubelle ? Si elle ne l’est pas, la Force Suprême ne lui permettra pas de « succéder » simplement — elle créera d’autres circonstances difficiles pour parvenir à son but, qui est de nettoyer l’Inde et de la faire traverser les portes du Nouveau Monde. Un nouveau monde n’est pas la continuation du vieux monde, ni même une « amélioration » de la même vieille pourriture.

Satprem  

5 décembre 1979

(Lettre personnelle)

  Je te tiens compagnie tandis que tu es chez Laffont et que les puits de pétrole attendent au chaud dans le ventre de la Terre. Gringo regarde, se gratte la tête et se demande si enfin les yeux noirs vont rouler par terre. En somme, il s’agit de balayer toute cette Mocratie du monde sans balayer la Terre en même temps. Que dit Sri Aurobindo, dans son grand fauteuil vert  ? On dirait que la conjonction est bonne, mais... Gringo, c’est aussi une espèce de signe. Il doit être là à l’heure juste, non  ? Et puis il y a eu ce formidable déraillement — c’était assez formidable — juste avant le balayage de Morarji Desaï : le premier wagon dans le précipice. Ça doit suivre, non ? On y est, on y est, ce n’est pas possible autrement. Pourquoi est-ce que je sens ce Gringo comme une sorte de symbole au milieu de tout ça ? Bon, alors tu vas rescaper le chapeau-claque américain, ou quoi  ? Et le chapeau d’Ayatolla et tous les petits chapeaux — non, mais enfin ce serait drôle pour une fois. Sans oublier l’énorme Turban* d’une certaine « prochaine poubelle ». Robert suggérait un virus cérébral qui rendrait gâteux subitement tous les dirigeants du monde — pas mal aussi, si le Divin avait de l’humour. Mais enfin flûte, qu’on en finisse. Il serait temps pour notre Shola qui s’en va à toute allure en petits morceaux empilés à quatre roupies le kilo. Tu vois, rien de nouveau, mais j’attends l’heure du formidable rire, ce jour-là où on se serrera les côtes pour neuf cent siècles d’attente. Et Rani trépignera des pieds. J’avais écrit à Yolande au début de l’année : 79 = l’année de la grande faille. Est-ce que je vais me couper la langue ?  ... Cette « paix concrète », ce changement de niveau que tu as opéré « épineusement ». Quand c’est dans le corps, ça ne bouge plus, c’est un état. Avec ça, tu es armé pour traverser tous les tropiques ou les

antarctiques parisiens ou américains. C’est une température constante. En fait, on est roi. Maintenant il faut apprendre l’utilisation dans la Matière : le mécanisme... Ce qui est très difficile, c’est de perdre conscience de soi, même physiquement. Tant que l’on se voit être ou se sait être, c’est comme subtilement faussé. Dans l’état d’oubli total, ça fonctionne très bien. On apprend à l’usage. C’est évidemment un état où l’on ne « veut » rien, alors ça se passe tout naturellement sans créer la moindre réaction chez quiconque. Dans cette neutralité transparente, on est dans les autres corps aussi, et spontanément on sent, ou le corps sent, ce qu’il doit faire et comment et au moment juste. C’est très spontané et ça communie avec la spontanéité de l’autre (ou ça crée la spontanéité dans l’autre.) Tout cela ne s’explique pas avec des phrases et ne se révèle qu’à l’usage. Mais la clef, c’est vraiment cette transparence nulle qui ne veut rien, ne sait rien, ne peut rien et ouvre de grands yeux comme un enfant — simplement, on est dans sa « paix concrète » et ça se passe tout seul. Tout de même, hein, c’est le temps des cavernes là-bas... C’est étrange, cette espèce d’anthropoïde pourvu de philosophie et de mathématiques, mais tout de même parfaitement anthropoïde. Et tout a l’air faux. On se demande comment ils peuvent fonctionner dans ce nuage d’irréalité. Enfin c’est très bien, tu peux mesurer le chemin parcouru. Moi, je m’enfonce de plus en plus dans le non-chemin. Tout a l’air d’une sorte de divagation douteuse, sauf ce qui se passe dans le corps directement. Enfin, je regarde et je regarde, et j’attends et j’attends.  En fait, l’autre étape, c’est de passer de la « paix concrète » à la « connaissance concrète ».  La dernière étape, ce doit être la « joie concrète », alors là on volera.  Excellent programme.  ..........  La TV ici ? Tu me donnes le frisson. Vraiment je vais souhaiter un bon déluge. Tu vois cette horde à Land’s End  ? Dans ma chambre ? On appuie sur le bouton et je dois débiter des sagesses... photogéniques et prophétiques. Et je n’ose pas dire non, j’ai toujours peur de ne pas faire le -boulot. Enfin, voyons si le déluge sera de mon côté — ou la panne de pétrole. Eh, Marcel, le générateur est en panne ! — Mince, dit Gringo.  ... Ici, nous hésitons toujours entre les nuages, les pluies et parfois un timide rayon de soleil (rarement)... Non, ce qui est affreux, c’est la dévastation sans contrainte du Shola — si quelque chose ne vient pas arrêter ces rats, il ne restera plus que de la terre grattée avec des taudis de Harijans. C’est inéluctable. Il faut, il faut que quelque chose se produise — moi qui crois toujours au miracle... Oui, écrire est une façon de cogner contre le Mur. Je cogne et cogne...

Satprem  

12 décembre 1979

(Lettre personnelle)

  Une bonne nouvelle : la Grèce va s’ouvrir. Ci-joint la lettre de cette « Victoria ». J’ai eu une très bonne impression et j’ai répondu avec toute la force pour que le Mouvement se déclenche là-bas. Pays après pays nous

devons conquérir la Terre pour Mère et Sri Aurobindo. Il suffit d’une graine dans chaque pays. Donc, réservez un accueil chaleureux à cette première messagère de l’Hellade.  Nicole a débarqué ce matin en coup de vent à Land’s End et repart demain matin... Elle est très courageuse. J’apprécie.  Ici, depuis trois mois, nous sommes toujours dans les brumes ! Je suis content d’avoir viré ce mois de novembre si difficile. Je regarde le monde. Sera-ce le chemin long, interminable ? Je n’arrive pas à y croire — ce n’est pas possible ! Je sens d’une manière presque suffocante l’urgence physique du changement. L’autre jour, je suis tombé sur quelques statistiques qui résument parfaitement ma suffocation : il a fallu des milliers d’années pour arriver au premier milliard d’hommes. C’était en 1830. Il a fallu cent ans pour arriver au deuxième milliard d’hommes, en 1930. Il a fallu trente ans pour le troisième milliard : 1960 — et quatorze ans pour le quatrième milliard : 1974*.  On voit ça très concrètement ici. Ils font chacun douze bébés. C’est effrayant. On dit que les rats quittent le navire en détresse, mais quand c’est un océan de rats ? Et en même temps — en même temps — je sens d’une façon si concrète, une croissance concrète de Mère. Moi qui ne vois rien, qui suis bouché comme une bouteille de muscadet, je sens Mère presque comme si Elle était physiquement dans ma chambre (ou n’importe où, d’ailleurs). Il y a des moments où ce n’est pas moins intense, pas moins concret que quand Elle me prenait les mains et s’en allait pendant trois quarts d’heure en m’emportant dans un océan de feu immobile. J’ai l’impression que j’en ai plein la bouche, plein la figure, c’est massif. Alors  ? ? Qu’est-ce qui va se passer ? J’ai l’impression d’être là à regarder le monde comme une sorte de rayon qui balaye la nuit à la recherche de la moindre -crevasse — où est la faille ?  Évidemment, on fore. Il faut forer l’Amérique. Chaque livre fait le forage, mais... Il doit bien y avoir une certaine conjoncture quelque part, inattendue.  Je rabâche. Mais c’est une façon de cogner contre le Mur.  ... Je reste songeur. J’avais bien noté le doute de Laffont : « Est-ce que Gringo touchera ceux qui ne connaissent pas l’histoire de Mère  ? » mais ça me semblait si bizarre que je ne m’y étais pas arrêté outre mesure. Et puis ta lettre m’ouvre les yeux plus brutalement — des « clefs » ? Mais bon sang, qu’est-ce qu’il y a de caché et d’ésotérique là-dedans ? ! J’avais l’impression que n’importe quel Hottentot doué d’alphabet devait pouvoir comprendre, qu’il n’y avait besoin de rien « connaître », sauf de suivre le fil de l’histoire. Pas une minute je n’ai pensé à l’Ashram — je pensais à l’évolution terrestre ! Je voyais un océan, et tout d’un coup on me découpe un petit bocal là-dedans. Je n’avais pas vu ce bocal-là ! Dis-moi, est-ce que Gringo est vraiment pour les Initiés ? — Est-ce que Candide était pour les Initiés de Voltaire ? Je ne sais pas, je vais essayer de faire une introduction explicative mais je n’arrive pas encore à comprendre ce que j’ai à expliquer. Enfin je verrai ce que ma plume voudra dire, demain peut-être, et j’enverrai mon exégèse à Laffont, mais tout de même... Au fond, c’est peut-être moi le seul Hottentot parmi ces électroniciens de l’intelligence. Je me découvre de plus en plus « candide ».  ... D’ailleurs j’ai confiance en TOUT — sauf dans cette marée de rats qui ne me dit rien qui vaille. Dis donc, ça fait beaucoup de rats... Qu’est-ce qu’on

va faire là-dedans ?  Mais please, Mahasaraswati et consorts, épargnez-moi l’équipe de TV.

Satprem  

1980

19 janvier 1980

(Lettre personnelle)

  ... En fait, je suis peut-être en train d’écrire le « livre qu’il faut » pour l’Italie, les États-Unis et même la France. Le Mental des cellules conçu rationnellement et en « pocket book » pour jeter l’essentiel de la découverte à la figure des gens. Seulement tant que le livre ne sera pas terminé, je ne saurai pas si c’est un chat ou un chien ou un petit lapin. Mais c’est une besogne assez épuisante, quoique ce soit charmant à côté des angoisses de la Trilogie où j’allais les yeux fermés. Je crois que je vieillis beaucoup depuis quelque temps. Et puis, le jour même où j’écrivais l’introduction du livre, j’ai reçu un de ces mantra dont parlait Mère, qui projette tout en dehors du corps, et qui aurait pu être mortel. Je me suis littéralement plié en deux sous la violence du choc (centre du nombril) et j’ai entendu un sifflement comme une flèche. Je suis resté un jour sur mon lit, ça s’est passé. Deux jours avant, j’avais « vu » le Turban, et la veille Sujata avait « vu » aussi ce Turban qui m’envoyait des « choses » d’un geste répété des mains (des mains très sales). Peut-être a-t-il l’aimable collaboration de quelque tantrique. Enfin ça passe, tout passe. Mais le corps est fatigué et halète un peu. Ça ne fait rien, on ira jusqu’au bout et le bout ne viendra pas une minute plut tôt que prévu, donc...  ..........  Ce qui te manque, en fait, c’est un contact plus direct et plus vivant avec ton âme. Tu es surtout ou principalement en contact avec ton être supérieur, poussé par la force d’âme par derrière : c’est un contact indirect, ça va de l’âme vers le haut, et tu attrapes le haut pour redescendre dans -l’action — ce n’est pas le contact direct âme-matière, ça fait un circuit là-haut. Je comprends bien. Mais l’exactitude presque infaillible de l’action avec les autres vient quand c’est l’âme directement qui perçoit  ; et elle ne crée jamais d’anti-réaction ou de négations — elle fait fondre l’obstacle sans qu’on s’en aperçoive au lieu de taper dessus, et quand il ne faut pas agir, elle se tait, bouge pas. C’est ce circuit direct qu’il faut développer. C’est aussi beaucoup plus fort et plus sûr. Mais tu as un vieil « atavisme » pharaonique et pharamineux des hauteurs, alors c’est plus difficile à décrocher (j’en sais quelque chose !). Mère me disait autrefois, dans les débuts, qu’Elle devait faire un « looping » par le haut pour pouvoir entrer en moi — alors tu vois, tu es en compagnie. Mais quand tu auras ce contact direct, ta vie s’épanouira beaucoup, comme la fleur au soleil, et se détendra, simplifiera. Cela donne aussi une douceur et une chaleur d’une qualité particulière — tu sais tout cela, mais il faut le vivre.  Je n’ai rien à te dire de la situation mondiale que tu dois connaître. Ces Américains sont de plus en plus fous. (Tu sais ou ne sais pas plutôt, car j’ai voulu garder le secret tant que l’action était en cours : j’ai écrit en octobre à Giscard au sujet de la Chine, et ma lettre lui a été remise juste avant l’affaire d’Afghanistan, il y a quelques jours — je te montrerai cela lorsque nous nous retrouverons.) Le Mensonge se débat à mort. Cette année est cruciale. Je n’ai pas encore le plan d’action de C.P.N. pour l’Inde, mais il doit avoir son plan et l’exécuter one by one (je tâcherai de mettre notre Shola dans l’un des « one »). J’ai reçu un charmant télégramme de Robert Laffont

pour la victoire d’Indira et il ajoute de ne « pas m’inquiéter » pour Gringo, tout va bien — il est charmant, ce Robert.  ..........  En fait, il faudrait ici une équipe de traducteurs... Il y a tant de travail urgent (si les petits Chinois ne nous mangent pas avant).

Satprem    J’attends le cyclone Yolande d’un jour à l’autre — elle voulait me faire venir à Delhi pour rencontrer Giscard — j’ai décliné.

28 janvier 1980

  Le glas a sonné pour moi.  Il faut que j’aie le temps de terminer mon travail*.

15 février 1980

  Fin du Mental des cellules.

16 février 1980

(Lettre personnelle)

  J’ai donc écrit ce livre à brides abattues. Suis crevé. On dirait qu’il y a une course de vitesse avec la mort (du monde). Les choses sont très serrées. Il faut que ce livre sorte très vite, mais...  ... Et puis je voudrais avoir ton sentiment sur l’ensemble de ce livre. Je ne sais pas ce que ça vaut. Parfois, en l’écrivant, j’ai eu l’impression que c’était très important, quelque chose qui aura une force irrésistible sur le mental rationnel. Mais on se fait des illusions. En tout cas, je voulais mettre de côté toute poésie et toute révélation, pour faire un livre concis et convaincant et rationnel. Cela n’apporte rien de plus que la Trilogie — j’ai même eu ainsi l’occasion de voir comme cette Trilogie était bien vue et, d’une certaine façon, assez miraculeuse car j’écrivais tout cela dans le noir, sans connaître le chemin — en le fabriquant sous la plume. Eh bien, je n’ai rien vu de plus en écrivant ce Mental des Cellules — c’est seulement présenté d’une façon plus cohérente. J’ai braqué le rayon. Parfois aussi, j’ai eu le sentiment que ce livre ferait une révolution dans les consciences — un peu comme le livre de Darwin. Enfin je n’ai aucune illusion. J’ai fait mon boulot, c’est tout. Content de l’avoir fini. (...)  Il y a tellement de fatigue dans ma tête et dans mon corps que je ne sais pas très bien que te dire. Et puis des lettres, des lettres, des lettres... Je comprends de mieux en mieux Sri Aurobindo, c’est-à-dire dans mon corps.  En général... Oui, j’ai su, c’était évident, que Indira reviendrait*, mais j’ai senti en même temps que rien ne serait vraiment fait. Bien sûr, on sera mieux protégé, mais c’est tout. Symboliquement, les petits Nava continueront de proliférer et l’Ashram de répandre partout que nous faisons

un faux Agenda et de vendre son vrai Agenda. Et bien sûr, nous ne savons pas le nombre de tous ceux qui écrivent innocemment à la librairie de Pondichéry, ayant lu mes livres, pour demander l’Agenda de Mère. C’est une situation absurde et malfaisante. Mais que faire ? Ma tristesse est que Delhi ne fera rien. Alors cela veut dire... quoi  ? Qu’est-ce qu’il faudra pour secouer cette Inde ? Et cette Amérique ?  Comme je terminais mon livre hier, on brûlait les terres sous Land’s End afin que la colonie de Harijan puisse faire des champs de patates. La horde monte à l’assaut. Le Shola s’en va à toute vitesse. Que dire  ? C’est criant. Mais quand donc le monde criera-t-il ?  Et en même temps le sentiment si oppressant, si physique, que les temps sont proches.  ..........  Je reste avec l’impression que l’élément principal de l’Institut américain n’est pas encore trouvé, que la vraie clef n’est pas encore là. Mais cela ne fait rien, go ahead avec cette matérialisation de l’Institut... Ne te fie pas aux apparences : une Pourna bien tournée peut faire un formidable travail. Tu regardes trop les êtres « par-dessus la tête », il te manque la perception plus directe de l’âme. Cela fait partie des choses que l’on est en train de t’apprendre... un peu péniblement. Et puis, il faut que tu apprennes le secret de cette souplesse qui sait qu’à chaque instant tout change et se remodèle — c’est ce « temps vertical » dont tu n’es pas assez conscient. Alors tu as tendance à continuer sur ton horizontale comme une flèche. Non, c’est la flèche à chaque instant ! Il faut ouvrir un œil neuf à chaque seconde, sans « idée en cours », et tout peut se remodeler, tout se remo-dèle. Notre rigidité de cause à effet, d’idée à exécution, crée un mur et empêche les circonstances de se modeler. Notre schéma tout prêt fait une barrière terrible.  Mais ne crains pas, vas-y. Même nos « erreurs » sont utilisées par Mère : elle nous apprend le métier. N’est-ce pas, la sincérité est une si admirable chose qu’elle rectifie tout et tourne en bien tous les détours. Alors, sois confiant, tâche seulement de ne pas te laisser dévorer et voiler par ce qui t’entoure.

Satprem  

1er mars 1980

(Lettre personnelle)

  ... J’ai l’impression qu’il n’y a pas un jour à perdre — j’ai écrit ce livre [Le Mental des Cellules] en trente et un jours. Les épreuves, juste terminées hier, 29 février. Coïncidence.  Le livre a 195 pages. Chewable ?  ... Je savais bien qu’il y avait une compagne pour toi, je priais même pour cela. Il me semblait que cela t’aiderait beaucoup à sortir de ta géométrie supra-consciente pour trouver le bout d’âme. Mais ne va pas refourrer ta géométrie de Mère au niveau cardiaque — laisse ta compagne trouver elle-même et sentir elle-même. Elle sentira très bien sans commentaires. On ne force pas les choses, sinon, un jour, elles se rebellent. Pardonne-moi mes réflexions semi-humoristiques, mais très affectueuses... Les détours vont

toujours droit au but...  ..........   L’Institut américain ? Je ne sens pas grand-chose de concret, mais cela viendra en son temps. Méfie-toi toujours de l’arbitraire — ce qui est amené par les circonstances est toujours le meilleur signe.  Tout me semble encore dans les limbes. Peut-être ce Mental des Cellules déclenchera-t-il l’action ?  Ici, en Inde... Rien de concret. C.P.N. a accepté d’être gouverneur de l’Uttar Pradesh (à Lucknow) pour dépanner Indira, et je crois que c’est un « marché » aux termes duquel il aura carte blanche pour présenter des décisions radicales à Indira. Mais voilà ! justement on ne sait pas ce qu’on peut faire. Je crois que c’est le grand problème : on ne sait pas par quel bout attraper la pieuvre. Ses tentacules sont immenses, partout. Et « ils » sont très bien défendus par la « loi », même par la Constitution de l’Inde. Il faut trouver un autre moyen — mais lequel  ? À moins que Mère ne leur fasse faire la bêtise qu’il faut... Je n’aime pas du tout ce « poste » de C.P.N. à Lucknow, j’ai un peu l’impression d’un piège. Nous verrons. En définitive, il n’arrive que ce qu’Elle veut.  La chose la plus concrète depuis sept ans, ce sont les livres que nous sortons. Ça, c’est très inexorable. Nous ne comprenons pas à quel point Sri Aurobindo et Mère sont une révolution. Maintenant il faut que je fasse l’Agenda VII en trente jours ! Il faut que ce soit à Paris le 3 avril. J’ai l’impression d’être une sorte de machine très nulle et très usée.

Satprem  

3 mars 1980

(Lettre à J.R.D. Tata)

  Bien cher ami, toujours présent,  J’aurais besoin de votre conseil. Les nouvelles de Delhi sont rares, mais autant que je puisse comprendre, rien encore de décisif n’a été fait pour mettre fin à la situation scandaleuse d’Auroville et de cet Ashram qui, sous couvert de spiritualité, fait ses affaires internationales et me calomnie dans tous les pays. La raison de l’inaction de Delhi, me semble-t-il, est qu’ils ne savent pas quoi faire. Il semblerait que Nava et consorts soient très bien protégés par la loi, et même par la Constitution de l’Inde — d’ailleurs, s’en remettre à la « justice », c’est s’en remettre à la corruption générale. Quels moyens avons-nous donc en dehors des moyens légaux interminables et douteux ? Quelle solution suggérez-vous ? Il est bien évident que l’on a changé la tête du gouvernement, mais pas les innombrables rouages corrompus. Je ne sais même pas si rien viendra changer cela, sauf un bouleversement radical... et divin. Il semblerait que notre ami C.P.N. Singh ait accepté le lourd sacrifice de ce poste de gouverneur en U.P. afin d’avoir une action décisive à Pondichéry — mais encore faut-il pouvoir présenter à -Indira une solution qui ne la mette pas en mauvaise posture... Quelle solution ?  Je me bats pour ce monde de douleur.       Vous êtes dans mon cœur

Satprem  

28 mars 1980

(Lettre à Nicole, en France)

  ... Comme je l’avais bien prévu, le retour d’Indira empêchera peut-être le pire d’arriver, mais ne changera pas grand-chose à la structure pourrie de l’Inde, jusqu’à la moelle et à tous les échelons. Ce sont des millions de petits Nava, tous frères, qui grouillent comme des vers dans le fromage. Je ne sais quelle catastrophe il faudra pour déraciner tout cela. Les Auroviliens croyaient enfantinement que ce serait le miracle immédiatement. Il faut qu’ils apprennent le seul miracle de Mère — il n’y en a pas d’autres. Sinon, la situation est bien noire partout. C’est comme mon pauvre Gringo disparu au fond d’un trou. Ce n’est pas facile d’apporter un peu de beauté à la Terre, elle n’en veut guère.  On continue tout de même. Les années deviennent lourdes...

Satprem  

7 avril 1980

  Un bouton dans l’œil (instantanément sauté à l’œil lorsque Robert m’a mis entre les mains le dossier des « faussaires » — curieux, en trois secondes c’était fait).  Le tome VII est parti à Paris. Je suis dans le VIII. Tout me semble très bouché. J’ai de la peine à vivre mais ça ira autant qu’Ils voudront.  Delhi est toujours dans le silence. Tout semble être enveloppé d’un nuage épais.

10 avril 1980

  Cette angoisse et cette douleur.

13 avril 1980

  On aime son propre rêve de beauté,  on aime son propre rêve d’amour,  on est seul à aimer son rêve.  Mais c’est Dieu en nous qui rêve de son prochain monde,  et le prépare.

19 avril 1980

(À une Aurovilienne)

  Ce qui est important, c’est d’être là.

  Ce n’est pas la question d’éliminer la corruption de l’Inde ni d’être cinq ou cinq cents à construire le Matrimandir, ni d’arriver à tel ou tel résultat — la question est d’être là. Pas à Rome ou à Berlin ou à Paris, mais là. Le fait d’être cette petite flamme persistante, obstinée, au milieu de l’obscurité générale, cela suffit. Être là et brûler là. Et le fait de la présence de cette flamme suffit à élaborer automatiquement ce qui doit être élaboré. Il ne faut pas regarder les résultats : la flamme produira tous les résultats que nous ne pouvons pas comprendre.  Il faut durer et endurer et brûler et brûler.  Un jour, l’aurore viendra.  Je suis avec vous.

Satprem  

22 avril 1980

  Arrivée de la TV allemande, Troller.

25 avril 1980

(Lettre à Micheline et Nicole)

    Je n’ai pas pu t’écrire plus tôt. Je viens de passer trois jours complets de filmage et interview avec la TV allemande — c’est esquintant. Et comme, semble-t-il, Towarnicki n’a pas pu s’entendre avec Troller, il va venir séparément et il faudra recommencer tout le travail. Je les attends ces jours-ci. Enfin, le film de Troller sera ce qu’il sera, je n’en sais rien, mais il dit avoir cinquante millions de téléspectateurs... C’était une invasion à Land’s End, et toute ma vie personnelle, jusqu’à ma chambre, est livrée en pâture au public. C’est peut-être le signe que le temps de la retraite est terminée, ou qu’une forme de vie s’achève. Je ne suis attaché à rien, sauf à Ça.  ..........  Je te signale qu’il y avait une salade épouvantable dans les photocopies de mes manuscrits originaux de l’Agenda 1967. Vraiment, il faudrait veiller à faire les choses plus consciemment. En fait, n’est-ce pas, il faut apprendre à mettre de la conscience dans chaque geste. Alors chaque geste est exact et rien n’est oublié, même vingt ans après. La Matière, elle commence sous nos mains.

  *  Maintenant je réponds à tes questions. « Méditation transcendantale » ? Une fois de plus Mère se sert de tout. « On va au But quelquefois plus vite par un diable que par un dieu », disait-elle ! Je crois que le Mahesh Yogi cherche surtout sa propre transcendance lucrative et qu’il appartient plutôt à la famille des petits Théon. Mais c’est très bien que l’on sème la perturbation de Mère là-dedans.  Dans le cas particulier de ce garçon sincère qui veut suivre Mahesh, la seule chose contre laquelle il faut le mettre en garde, c’est le mélange

occulte des mantras. Qu’il médite tant qu’il veut à la mode transcendantale si cela lui fait du bien, mais un Mantra, c’est une vibration de Forces, c’est un pouvoir. Il ne faut pas mélanger cela n’importe comment, sinon c’est comme en chimie, cela fait des explosions. À lui de choisir sous quelle influence il veut se mettre. Mais tout cela n’est à dire qu’aux gens sincères qui posent vraiment la question. Sinon, laissez-les à leur M. T. et Mère s’infiltrera subrepticement en dépit de toutes leurs transcendances — le principal, c’est qu’Elle passe. N’est-ce pas, les choses se passent en dépit de tout ce que les gens en pensent. Donc inutile de dogmatiser ou d’exclure ou de prêcher — laissons Mère faire son travail à l’insu des gens.

*  Voilà tout. C’est un temps difficile et singulièrement bouché partout. Mais un jour, la résistance cédera. La grande grâce, c’est d’avoir dans un coin du monde un noyau solide et sincère comme celui de la rue Greffulhe [les bureaux de l’Institut]. C’est une grande assurance pour moi et pour l’œuvre. Vous ne mesurez pas à quel point ce petit coin de solidité et de fidélité a une importance pour tout le monde. Mais moi, je mesure et je vous embrasse

Satprem  

26 avril 1980

  Arrivée de Towarnicki (interview : Sept Jours en Inde).

30 avril 1980

(Lettre à Nicole)

  Je pense à toi. Je me pose aussi des questions pour toi... Quoique je sois au milieu d’un tourbillon difficile — c’est tellement pénible de parler de soi devant un micro et d’évoquer le passé, et puis pourquoi toujours ce « Satprem » qui doit se mettre en avant quand il aimerait disparaître avec les nuages et le vent. C’est si affreux d’être pris pour un personnage. Je fais vraiment du duty [devoir] à haute dose et j’ai peine à être dans cette peau. Enfin je vais Towarniquer encore trois ou quatre jours après avoir Trollé et tourné comme une bourrique allemande consciencieuse. Parfois, on a envie de prendre ses cliques et ses claques, ou plutôt pas de cliques et pas de claques et puis pfft ! Plus personne.  Mais voilà...

Satprem  

8 mai 1980

(Lettre personnelle)

  Impossible de t’écrire plus tôt. Je viens de traverser l’épreuve du feu, une fois de plus. Quatre jours de filmage de la TV allemande (jusque dans ma chambre et sous toutes les coutures), puis sept jours d’interview enregistrés par Frédéric de Towarnicki, pour France Culture, d’une part, et pour un grand magazine (je ne sais lequel). Dix heures d’enregistrement. Ouf !... C’est un peu effrayant. Mais le directeur de la TV allemande, ou plutôt le réalisateur (et sa femme) sont passés, eux aussi, par une épreuve inattendue et ne sont pas partis d’ici comme ils étaient venus. (...) Désor-mais j’ai (ou Mère a) des amis sûrs en Allemagne — il y a longtemps que c’était bloqué là-bas. Mais c’est si effrayant de parler de soi quand on aimerait disparaître — toute la « vie de Satprem » y a passé. Et puis, finalement, quand on a « tout » dit, on n’a rien dit du tout. Je ne sais pas pourquoi on me vide coup sur coup de toute substance (avec Gringo et le Mental des Cellules avant), comme s’il fallait que je me dépêche ou que je jette tout par-dessus bord (y compris ma vie privée ici) avant... avant quoi  ? ou pour quoi ? On dirait la fin d’un cycle.  C.P.N. s’est réveillé et vient de m’écrire après trois ou quatre mois de silence. Il dit que Navajata est désormais « checked » [freiné] — tant qu’il ne sera pas mort ou en prison, rien n’est « checked ». Et puis il y a les millions de petits Navajata en Inde. Aucun des deux problèmes fondamentaux ne sera touché par Indira : la population, et la pieuvre bureaucratique et corrompue. Alors... ? Mais cela, je le savais depuis le début. Alors attendons que ça craque.  Et moi : une fatigue de plus en plus profonde.  J’essaye de faire venir des Russes et des Bulgares à Auroville (mais silence s.v.p.). Il faut jouer le jeu et tenter l’impossible jusqu’au bout. Les deux pays bouchés du monde = l’Inde et l’Amérique.  ... S’il y avait un vrai homme d’État là, je tenterais de faire dialoguer les Russes et les Américains via la Bulgarie. Mais où est l’homme  ? Je crois qu’il n’y a plus guère que les circonstances écrasantes pour parler aux hommes.  J’ai l’impression que Kennedy* est plus ouvert et serait plus accessible, mais quelles chances a-t-il ? Et c’est loin. Si je pouvais lui faire toucher Mère, la Force...  Tu vois, tout cela est plein de points de suspension. Je regarde et je regarde — et probablement le Divin fait très bien ce qu’il faut, mais tout de même, on est là pour l’aider un peu. Je ferais bon marché de ce qui me reste de vie si cela pouvait aider.  ..........  Quelle drôle de vie...  La traduction du Mental des Cellules... Je suis content que tu suives cela de près. La question « explosive » des finances est bien triste. Il n’y aura donc pas un Américain pour donner un peu d’argent — c’est formidable ! Pas quelques milliers de dollars sur leurs millions et milliards  ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut que quelques Américains donnent. C’est très important pour eux. Est-ce que C. a donné quelque chose  ? Cela lui ferait tellement de bien — les gens ne savent pas quelles forces invisibles ils mettent en œuvre par un simple petit don simple. Le Monstre a tous les millions de dollars — et quoi pour la petite lumière fragile du nouveau monde ?  Mais la vérité occulte, profonde, c’est que ce n’est pas Micheline, une fois de plus, qui doit financer tout. Il faut, oh ! il faut absolument un peu

d’argent américain, sinon c’est la faillite (la faillite pour eux).  ..........  Et puis méfie-toi toujours de ta tendance à la « retraite » — la vie est un défi. Il faut accepter chaque fois le défi, sous toutes ses apparences. Je t’ai dit cela un jour à la porte de Maître Mercier, tu te souviens  ?

Satprem  

31 mai 1980

(Lettre à Micheline)

  Chère Micheline,  Sujata m’a lu hier soir le début et la fin de ton article sur moi dans les Carnets du Yoga. Cela m’a beaucoup touché, je ne savais pas que l’on pouvait parler de moi avec tant de gentillesse et de cœur. Micheline a un cœur droit, clair et chaud. Au fond, depuis que je t’ai rencontrée, tu as osé être davantage le cœur que tu es. J’ai vu ton erreur (pas grave !) entre Lakshmi et Kâlî — la merveille de la conception indienne est justement que la guerrière sans pitié est celle qui aime aussi. Elle tranche le cou de l’adversaire et elle aime. J’ai toujours eu une affinité particulière avec Kâlî, comme Sri Aurobindo... « Ne me laisse pas être assujetti par tous ces dieux, ô Kâlî ! » (Tu te souviens de cet Aphorisme de Sri Aurobindo.) Ni par les dieux ni par les démons — par rien. Et puis il y a encore un amour plus vaste, tout au bout, comme Mère écrasée de douleur, les mains vides — il n’y a plus rien à trancher. Ça, c’est la Grande Mère.  Mais il y a encore des batailles à livrer.  Ensemble dans la bataille

et dans l’amour  Je t’embrasse

Satprem  

7 juin 1980

(Lettre personnelle)

  Mon silence n’est pas un éloignement... C’est une période un peu désespérante, mais peut-être masque-t-elle un nouveau bond — pour nous et le monde. J’ai beaucoup vieilli depuis ton départ. J’ai porté ou subi beaucoup de choses sans en voir le sens — on m’a beaucoup dit que j’étais fini. Le « fini » ne me trouble pas, je n’attends rien pour moi, mais j’attends tant pour le monde. Les États-Unis s’en vont sur une courbe démente. Je crois qu’il est bon que tu sois là, simplement être là. Dans chaque pays, celui qui fait le travail épouse les difficultés et les résistances du pays — il devient un être symbolique. Tout semble se liguer, rien ne répond, c’est si mesquin et misérable. Mais peut-être le sens est-il simplement de traverser. Traverser, c’est tout. Comme dans la tempête. Depuis sept ans, pour moi, c’est une interminable traversée. Quelquefois, on a l’impression que le yoga, ce n’est pas aller de mieux en mieux, mais de pire en pire. C’est un

pire sans fond, semble-t-il. Il n’y a qu’à aller jusqu’au fond. Et on est si impuissant dans tout cela qu’il n’y a qu’à brûler et brûler, comme une flamme de douleur pour toute cette douleur de la terre.  ..........  La TV allemande ? Mère a fait une conquête. J’aime beaucoup Georges Troller, et sa femme, Kirsten, est assez exceptionnelle. Ils doivent commencer le montage du film assez bientôt. Mais je crois qu’il y aura peu de paroles de moi — c’est pour un public allemand. Par contre, c’est un flot de paroles enregistrées par Towarnicki* ! Quelque deux cents pages ! La vibration est parfois assez intéressante — je me colle la besogne de mettre tout cela en paragraphes et en français imprimable. J’ai tout à fait l’impression de mes mémoires d’outre-tombe. C’est comme cela qu’on vous enterre. L’avenir est un mystère. J’ai l’impression d’être au bout de quelque chose, mais de quoi ?  Laffont = toujours silence. Je dois l’embêter terriblement. Satprem n’arrivera pas à « percer ». S’il savait comme je me fous de Satprem ! Mais pour Elle, je voudrais que cette foutue peau serve à quelque chose.  L’Inde = toujours le même trou noir.

Satprem  

17 juin 1980

(Lettre à Kireet à propos d’Auroville)

  Très cher Kireet,  J’apprécie beaucoup la clarté cristalline de ta lettre au sujet d’Auroville. Elle me fait saisir encore plus fortement l’emprise dégoûtante de la S.A.S. sur Auroville. Le plan de Mère pour Auroville est devenu une parodie entre les mains des forces hostiles, et si tu as lu l’Agenda VII du 21 septembre 1966, tu auras réalisé la portée du plan de Mère pour Auroville en tant que moyen occulte d’éviter une autre guerre mondiale et de détourner les forces de destruction. Alors on comprend l’enjeu là-bas et les forces réelles derrière Navajata & Co. Cette poignée de gens entravent et retardent l’effort de Mère d’éviter une nouvelle guerre mondiale, c’est cela. C’est pour cette raison même que j’ai récemment écrit à Sir C.P.N. Singh que nous devrions tenter de persuader Mme Zivkova d’envoyer à Auroville une équipe d’étudiants ou chercheurs bulgares et russes. Par n’importe quel moyen nous devons essayer de débloquer cette situation et de mettre les choses en mouvement dans la bonne direction, puisque Mère voulait clairement qu’à Auroville des Russes et des Américains se serrent la main et se parlent. Si nous pouvons démarrer ce dialogue quelque part à Auroville, nous démarrerons occultement le déblocage de cette situation périlleuse qui règne en ce moment entre l’Amérique et la Russie. C’est un processus et une action occultes. Il faut démarrer quelque part, aussi modeste et sans prétentions que soit le point de départ. Si nous attendons qu’Auroville soit « en ordre », il sera trop tard — ce que je suggère est la vraie façon de mettre Auroville en ordre. Si Auroville remplit sa mission et peut faire se rencontrer quelques Russes et Américains, cela provoquera automatiquement la destruction et l’effondrement des forces mêmes qui s’opposent à cet acte et qui sont là, à Auroville, pour s’opposer à cet acte.

Démarrons sur une vaste échelle et dans le vrai but, non par bribes et avec des petits détails. Nous ne comprenons pas assez le jeu occulte des forces, nous mettons la charrette avant les bœufs. (...) Il faut comprendre le jeu occulte, il faut comprendre que la Puissante Mère est derrière nous et notre action. Nous sommes des impuissants et nous imaginons que Mère est impuissante et que nous devons faire quelque chose pour l’aider ! Nous avançons comme des ânes sans foi. Nous n’avons pas confiance en la vraie chose. Nous ne savons pas que Mère, la Puissante Mère, est simplement là à attendre que nous nous éveillions un peu à la grandeur du But et condescendions à avoir foi en elle.  En fait, cet Agenda du 21 septembre 1966 était si présent dans mon esprit qu’un soir j’ai senti au-dedans que je devrais aller moi-même à Sofia, parler à Mme Zivkova avec la vraie force, et obtenir d’elle une rencontre à Moscou avec des gens qui comptent — et là aussi, déverser la Force de Mère dans leur tête. Depuis ce soir-là, je n’ai pas senti de mettre en route le processus matériel d’écrire à Mme Zivkova et d’obtenir mon visa — mais la chose est là quelque partau-dessus de ma tête, attendant je ne sais quel « déclic ».  Maintenant tu comprends la vraie perspective. Si nous mettons les choses en mouvement dans la bonne direction, nous changerons complètement la situation à Auroville même, au lieu de jouer le jeu des forces hostiles, qui est de retarder et d’entraver l’action réelle par tous les moyens possibles. Nous ne pouvons pas prévoir ce qui arrivera alors ni à quel point le tableau sera changé et tous nos calculs bouleversés. (...)  Maintenant, essaie de voir tout le problème sous cet angle plus large, d’avoir la foi en le vrai pouvoir de Mère et d’avoir le courage de cette foi.  Avec mon amour fraternel toujours,

Satprem  

5 juillet 1980

  Fin Agenda VIII.

11-12 juillet 1980

Vision

  L’énorme rocher qui se descelle dans la montagne.  (« Nos pères, par leur cri, brisèrent les places fortes et réfractaires », dit le Rig-Véda.)

16 juillet 1980

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher Compagnon,  Parfois des compagnons peuvent ne pas être d’accord. Dans tous les cas,

ils ont le droit de se dire la vérité telle qu’ils la voient.  Certainement, vous et moi comprenons la vérité la plus profonde sans différence, mais la façon d’accomplir et de réaliser est vue différemment, comme le montrent les récents événements, ou plutôt non-événements.  ..........  Il y a un mois, j’écrivais à Kireet : « L’Inde veut ne rien faire. » Il y a bien quelques rares personnes qui essaient de faire quelque chose, mais leur effort est toujours contrecarré et le moyen d’action qu’elles choisissent n’est jamais le bon. Un exemple symbolique de ce fait est l’histoire de notre Shola. Le premier ministre dit, et tout le monde dit : on ne coupe plus d’arbres. J’écris personnellement deux lettres à l’officiel des Forêts, une lettre au Collector et encore une lettre de Sujata au même Collector — rien n’est fait. J’ai écrit aussi à mon Compagnon il y a six mois quand Indiraji est venue au pouvoir, mais mon Compagnon m’a répondu : « Attendez patiemment. » — Les arbres n’attendront pas, ils sont coupés chaque jour, et il ne reste qu’un squelette de forêt. C’est exactement ce qui se passe dans chaque sphère, y compris Navajata. Attendez patiemment jusqu’à ce qu’il ne reste rien. (...)  Ainsi Monsieur Navajata a son règne assuré et il continuera de régner en dépit de toute notre bonne volonté. Notre bonne volonté est bien imbécile.  En attendant nous pourrons créer de grands Instituts, réunir des crores de roupies et élaborer des plans en quatre ou vingt points, mais ce ne seront que des réalisations coûteuses qui ne nous mèneront nulle part parce que nous n’aurons pas empoigné la racine du problème. (...) En vérité, tant que nous ne changerons pas nos moyens d’action, nous resterons des pantins impuissants.  Il est maintenant devenu tout à fait clair que Navajata a derrière lui toute une batterie de forces noires, une richesse immense, et un soutien tantrique. Cela correspond exactement à la description de Mère dans l’Agenda III du 15 mai 1962, lorsqu’elle parle d’une organisation physique autour d’un faux Sri Aurobindo qui tente d’établir une nouvelle Religion cruelle au nom de Sri Aurobindo, avec l’aide de tantriques. C’est exactement ce que Navajata est en train de faire. Il est là pour abîmer et déformer et fausser l’œuvre de Sri Aurobindo et de Mère, et en même temps pour ruiner l’Inde — s’il le peut, il essaiera d’être à la tête de l’Inde.  Cela peut paraître exagéré*, mais le fait est que toute la bureaucratie indienne de haut en bas est là pour aider ses manigances depuis sept ans, et ce en dépit d’Indiraji. Chaque jour le bonhomme devient de plus en plus puissant. Cela fait sept ans que chacune de nos actions a été bloquée. Nous sommes en face d’un grand danger.  Il y a deux façons d’agir. L’une est la façon politique, celle que nous avons adoptée depuis assez longtemps et qui ne nous a menés nulle part — et qui ne nous mènera jamais nulle part. C’est la façon du calcul intelligent : si je fais ceci, j’obtiendrai cela ; si je déplace cet individu, je pourrai déplacer cet autre et ainsi de suite ; et si j’accepte la lourde et pénible charge de gouverneur de l’Uttar Pradesh, je pourrai obtenir ceci et cela.  C’est une illusion. Nous serons toujours arrêtés dans notre action pour une excellente raison ou une autre. Quelque chose surgira toujours pour démolir notre calcul — et en attendant des mois ou des années sont perdus, ce qui est exactement la stratégie de l’Ennemi : gagner du temps.  L’autre façon est la façon divine : pas de calcul, on démarre quelque

chose, n’importe quoi, un premier petit pas quelconque, et on a confiance que le Divin s’emparera de notre petite action et la changera en une tempête et une victoire. C’est exactement ce que nous n’avons pas fait.  Alors, mon Compagnon, Indira est absorbée par son chagrin** — bien qu’elle trouve le temps de reconnaître le Kampuchéa — et dans quelques semaines ou quelques mois un nouvel événement viendra nous mettre en déroute. Nous n’avons pas le courage de nous emparer du Divin et d’avoir confiance en Lui et en Elle ; nous croyons que nos petits calculs sont plus malins qu’Eux. Nous ne sommes pas des guerriers, nous nous conduisons comme des comptables. Mère a suffisamment répété que le temps de la Politique est passé, fini — nous ne La croyons pas. Nous n’avons pas la foi. (...)

Satprem  

20 juillet 1980

(Lettre personnelle)

  Ton avion vient de décoller, je viens te tenir compagnie, je sens ton déchirement — la route continue. Mais cette Présence dedans, chaude, impérieuse, inéluctable, c’est le port, il n’y en a pas d’autre. Tout est noir, on ne voit rien, mais ça, dedans, ça brûle, c’est tellement existant et seul-existant. Toute ma vie et chaque seconde de ma vie, j’ai vécu, depuis mes vingt ans, comme dans cette aube où résonnent des pas dans un couloir : cette seconde où l’on n’est plus qu’une petite chose déchirante d’être. L’avenir, je ne le connais pas  ; le passé m’assombrit — mais ce battement d’être, je connais, c’est mon toujours-toujours et pour toujours. Je ne sais pas s’il y a autre chose à découvrir. Avec ça, on va, et tu vas — les chemins se rencontrent, se séparent, mais on va ensemble dans cet être de douceur et de chaleur, et on continuera d’aller, proches, très proches, quand tous les souvenirs se seront effacés, de Thèbes ou de l’Inde. Que ta compagne et toi appreniez à marcher ensemble dans cette seule douceur d’être où l’éternel se pose comme un oiseau sur les sables. Alors on regarde de loin, de très loin, ce monde de l’existence douloureuse, et quelque chose brûle comme un amour si fort pour toute cette douleur qui va et vient.

Satprem  

25-29 juillet 1980

  Voyage Delhi-Lucknow.

27 juillet 1980

(Lettre personnelle)

  Palais du Gouverneurà Lucknow

  J’ai donc pris la suite dans un appartement impérial réservé au premier ministre avec une énorme chambre dotée de deux salles de bains-piscine et un petit à côté pour mettre mon linge, juste ce qu’il faut pour vêtir deux cent personnes, sans oublier la salle à manger, le salon, le bureau et un appartement spécial pour ma mousmé — ouf ! Et puis ils viennent en file à quatre, enturbannés, m’apporter le breakfast (on peut aussi prendre un bain complet avec les rince-doigts).  Ceci dit, j’ai trouvé une situation aussi sérieuse que possible (quoique le divin Aristophane doit rigoler comme d’habitude). D’abord C.P.N. très affaibli, presque épuisé : toutes les nuits, entre 11 h et minuit, il est « attaqué » — tiraillements au cœur, oppression et l’habituelle suggestion : « Maintenant c’est la crise cardiaque, tu vas y passer, il n’y a pas de doute ». Et c’est tellement dans l’air qu’hier après-midi vers 5 h, sans rien savoir, la « pensée » m’a traversé la tête : « Voyons, est-ce que C.P.N. n’est pas mort dans sa sieste ? » Une atmosphère pourrie, qui évidemment tire beaucoup sur son corps. À Land’s End c’est filtré et ça se traduit par cette espèce d’usure, mais ici, c’est tout cru. J’ai empoigné tout cela avec beaucoup d’énergie — ou plutôt on a empoigné.  Les faits sont ainsi. Ce que je « savais » intérieurement, se révèle, mais alors à une échelle assez impressionnante.  D’abord Nava a été averti à Londres trois heures après que le dossier ait été déposé au ministère de la Défense...   Mais ce n’est pas tout. La femme du ministre de la Défense chez qui était le dossier de N. est aussi une fervente disciple de N... Kireet l’a rencontrée : aveugle ou aveuglée, possédée par la « spiritualité » de N. qui lui a ouvert les « portes de Mère et de Sri Aurobindo », enfin la plus noble cause que l’on puisse défendre, etc. Et des femmes, partout des femmes (naturellement « bien placées ») qui sont toutes sous l’influence de N. — c’est un « truc » tantrique bien connu.  Le reste, nous le savons tous : l’infiltration partout (mais à une échelle un peu effrayante), et un argent fantastique — il recrute même les secrétaires ministériels et les achète avant leur retraite (ou avec leur retraite) et met à profit les rouages et relations de chacun. Demain Kireet remettra le dossier récupéré de N. au ministère de la Justice, mais il y a toute une troupe qui l’attend pour dextrement entortiller les légalités. Voyons.  Reste Indira elle-même (elle a reçu N. il y a deux jours). Et là C.P.N. a employé un mot qui est rarement dans sa bouche : « J’ai peur qu’elle ait changé », non pas à cause de N. (et je ne crois pas une seconde que N. puisse avoir le moindre pouvoir sur une Shakti de ce calibre), mais parce que la mort de Sanjay a complètement ébranlé sa foi en Mère et en Dieu ou les dieux — « Pourquoi Mère n’a-t-elle pas protégé mon fils  ? » Bref, elle a réagi à cette mort comme une mère ordinaire. Personnellement je crois que c’est un phénomène passager et que l’on voulait non seulement mettre hors du chemin ce fils hasardeux, mais que l’on veut obliger Indira à aller plus au fond, au-delà de sa douleur, à la vraie source et au ressort puissant de sa vraie mission... qui n’a pas encore même commencé. Elle n’est pas venue sur terre pour être la mère de M. Sanjay, elle est venue pour autre chose, et Mère la soutient — donc j’ai confiance qu’elle se retrouvera et trouvera sa vraie mission. Mais en attendant... C’est ce temps d’attente qui est dangereux et difficile. N. se débat comme un diable et grandit chaque jour. Le temps presse. Il est évident que N. mène une bataille plus vaste qu’Auroville et qu’il a un œil sur le gouvernement de l’Inde.

  Indira sait. Elle n’est pas aveugle — sauf par son chagrin et cette « perte de la foi ». C.P.N. a décidé d’aller la rencontrer dans quelques jours — il comprendra tout de suite si vraiment elle a « changé ». Jusque là, elle était dans le brouillard du deuil. Et il m’a dit ceci — et dans sa bouche les mots ont un sens : « Si la situation change, nous changerons de méthode. » (...)  Voilà en bref la situation.  À l’instant (dimanche matin) j’apprends que C.P.N. a eu sa première bonne nuit depuis longtemps. Il faudrait casser cette formation, mais je dois partir demain, je ne peux pas m’éterniser en dehors de Land’s End, il y a tant de travail.  ..........

Satprem  

29 juillet 1980

  Retour avec une grippe.  Le faux Agenda anglais à All India Press ?

30 juillet 1980

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher et bien-aimé Compagnon,  Mon cœur a intensément senti notre rencontre, et encore plus lorsque nous nous sommes quittés. Je vous ai vu seul, si seul, sans personne à qui vous puissiez parler. Je vous revois dans votre fauteuil, dans votre chambre, à méditer sur les grands problèmes auxquels il faut faire face de tous côtés. Je ressens votre profond dévouement, votre résolution et volonté inflexible. Mon amour va vers vous, avec mon profond respect. Nous sommes vraiment d’anciens compagnons dans Sa bataille. Notre amour de l’un pour l’autre est inexprimable.  Cette bataille pour Son Message dans le monde a pris une nouvelle dimension, comme vous l’aurez compris par mon télégramme envoyé à mon retour à Land’s End. Il semble qu’All India Press et l’Ashram veuillent publier un faux Agenda en anglais en découpant notre original français. C’est l’atteinte la plus sérieuse depuis le départ de Mère. L’Asoura veut à tout prix déformer le Message de Mère et répandre dans le monde un nouveau Véda mensonger — c’est exactement ce qui s’est passé avec chaque nouvel Avatar et chaque nouvelle religion dans l’histoire du monde. (...) Après avoir tenté d’encercler Indiraji et de corrompre ses ministères pour paralyser et couper son action, et finalement pour s’emparer du pouvoir en Inde, ils essaient maintenant de construire une façade religieuse sur une échelle mondiale, avec un faux Agenda derrière lequel ils puissent cacher leurs fins démoniaques — c’est un danger encore plus grand et plus subtil que le grand plan de Hitler. Le futur d’Indira et la destinée de l’Inde sont en jeu. Le nouveau monde, la nouvelle conscience et la nouvelle Force sont en danger d’être avalés et défigurés. Est-ce qu’Indiraji comprendra sa vraie mission, qui n’est pas de perpétuer le vieux mensonge démocratique

qui est en train de ruiner l’Inde, mais de saisir la Force nouvelle, de découvrir de nouvelles méthodes et d’établir le monde nouveau — un Ordre nouveau. Telle est la vraie question derrière le problème, petit en apparence, d’Auroville et d’un faux Agenda.  Tout cela, vous le comprenez très bien. Mais est-ce qu’Indiraji le comprendra ?  ..........  En guise de consolation, je viens de recevoir de mon éditeur français, M. Laffont, une lettre merveilleuse au sujet du Mental des Cellules — il est enthousiaste, il a découvert et senti l’immensité et la nouveauté de l’expérience de Mère. Il écrit textuellement : « C’est un immense message, un livre qui peut avoir un impact formidable et exceptionnel dans la conscience du public... » Qu’un homme comme M. Laffont ait pareille réaction, cela veut dire que ce livre a brisé une importante barrière. Voyons.  Il semble bien que tout arrive au point critique, sur tous les fronts. Nous devons agir rapidement. J’ai confiance et foi que l’Asoura ne réussira pas — nous sommes là pour ça.  Avec tout mon cœur,

Satprem  

3 août 1980

(Lettre personnelle)

  C’est comme toujours : on marche dans le noir. Voilà sept ans que je marche dans le noir.  ..........  Est-ce qu’une fois de plus le Message sera englouti et tordu  ? N’est-ce pas, ce n’est même pas le fait que l’Agenda sera tronqué, ce n’est même pas cela : c’est le fait que ce Pouvoir, que représente l’Agenda, sera sous l’emprise de ces faussaires qui ramèneront ce Pouvoir à eux et à la Religion qu’ils vont ou veulent bâtir. Tout de même, Mère ne permettra pas ça  ? ! Si Elle nous a conduits jusqu’ici, elle ne nous laissera pas à mi-chemin... As-tu lu Perseus the Deliverer, de Sri Aurobindo ? Sujata me faisait remarquer comme c’est une extraordinaire description de tout ce qui se passe depuis le départ de Mère — Andromède, c’est l’Agenda, c’est l’enfant du nouveau monde. Et la vieille religion cruelle qui veut nous dépecer.  En tout cas, ça bouge, le rocher se descelle. Si c’est négatif, c’est nécessairement positif aussi. (...)

Satprem  

6 août 1980

  Hier soir, C.P.N. a rencontré Indira.  Je crois que les choses vont bouger — elles bougent déjà. Mais bon sang que ce rocher est dur à desceller !

7 août 1980

(Lettre à une Aurovilienne)

    Tu es un peu le cœur d’Auroville. Même sa souffrance, son découragement, son impatience font partie du battement de ce cœur — il faut continuer à battre, c’est tout, quelles que soient les apparences. Le mal d’Auroville, c’est qu’il vit trop dans les apparences — alors aujourd’hui c’est merveilleux et plein d’espoir, demain c’est abominable et désespérant, et encore le kaléidoscope tourne et les consciences tournent comme des petits pantins. Et puis on espère que la S.A.S. va disparaître bientôt et puis on désespère... C’est comme les nuages qui passent sur la mer : tout brille et puis tout s’éteint. En fait, Auroville vit dans son Mental et dans ses désirs — le Mental peut être idéaliste et noble, les désirs peuvent être justes et généreux, mais tout cela, c’est la bouillie humaine, et on n’en sort pas, et ça continuera encore 4677 ans jusqu’à ce que les hommes en aient marre de leurs admirables idées et de leurs précieux sentiments. Les singes aussi tenaient beaucoup à leur précieuse gymnastique dans les arbres.  Mais vraiment, le b-a-ba du nouveau monde, c’est d’apprendre à vivre dans une autre profondeur de l’être où les apparences ne touchent pas plus que les nuages touchent la mer profonde. Sur cette base-là, sur cette solidité profonde et immuable, un autre être peut commencer à se bâtir — -sinon, nous bâtirons toujours du cirque.  C’est entendu, il faut que ces escrocs disparaissent, il faut que le Matrimandir soit construit, il faut qu’Auroville soit libre — mais libre pour quoi ? — pour des tas de petits polichinelles qui continueront leurs discours de polichinelles et leurs sentiments de polichinelles. Qui sera à Auroville ? Qui ira méditer dans le Matrimandir ? — les même vieux bonshommes ?  Auroville n’avancera pas d’un pas tant qu’il ne comprendra pas que c’est son cœur qui doit changer et que tout est un prétexte pour l’obliger à faire ce changement profond. Quel intérêt, une ville de plus  ? un temple de plus ? si ce n’est pas pour y vivre avec une autre façon, une autre conscience.  La bataille d’Auroville est seulement un tout petit symbole de la bataille de l’Inde et de la bataille du monde — allez-vous libérer le monde, purifier l’Inde en quelques jours ? Comprenez-vous seulement que votre propre purification et votre propre transformation et votre propre libération inté-rieures sont l’aide la plus puissante que vous puissiez apporter à l’Inde et au monde ? C’est cette bataille-là qu’il faut livrer en soi-même et chaque jour, au lieu de tourner comme des girouettes avec les moindres apparences.  L’Inde est dans une situation grave, comme le monde entier ; il y a une immense corruption, comme celle de la S.A.S. sous vos yeux — ce n’est pas en quelques jours ni mois qu’Indira Gandhi peut nettoyer l’immense écurie de l’Inde. Mais vous pouvez aider en devenant de plus en plus ce que Auroville doit devenir : un lieu où naîtra une nouvelle conscience et une nouvelle façon d’être sur la Terre. Si vous changez vous-mêmes, le reste changera plus vite — mais si vous restez les mêmes petits humains idiots, comment voulez-vous que les autres humains encore plus idiots changent ?  Est-ce qu’Auroville comprendra qu’il est un laboratoire ? le lieu où se fabrique une autre conscience. La « libération » d’Auroville, c’est d’abord la

libération des petites consciences qui sont contenues dans Auroville. (...)  Il serait temps de sortir de ces petites apparences stupides et obscures pour plonger un peu plus profond dans l’âme, là où l’on comprend réellement ce qui se passe derrière les apparences. Là on comprend les êtres et les circonstances, et ce qu’ils sont réellement. Et de là on peut agir pour changer les choses.  Il faut qu’Auroville plonge dans son âme et sorte des apparences.  Il faut qu’Auroville cesse de tricher avec son but et devienne vraiment ce pour quoi il a été fait.

Satprem  

9 août 1980

(Lettre à J.R.D. Tata)

  Mon éditeur, Robert Laffont, doit sortir en livre les Sept Jours d’entretiens que j’ai eus avec F. de Towarnicki.  Certainement, ces fragments sont l’aboutissement des entretiens précédents et ne vous diront pas sur quoi repose mon « espoir »... que vous contestez très gentiment, mais de plus en plus il m’apparaît que cette « autre conscience » est le seul espoir dans un monde de plus en plus effrayant et sans issue. Je me débats pour faire passer ce Message. Les forces qui assaillent Auroville sont celles-là même qui assaillent l’Inde — elles sont formidablement puissantes. Elles assaillent aussi l’Agenda de Mère — mais bien entendu ! Ce microscopique Auroville et cet Agenda presque inconnu et incompris représentent symboliquement la seule Force qui s’oppose à la formidable pourriture et décomposition. L’Agenda et Auroville sont le champ de bataille symbolique du nouveau Monde. N’est-ce pas, imaginez qu’il y a deux mille ans le Christ soit venu avec un tout autre message et un tout autre pouvoir transformateur, et qu’il y a 2 500 ans le Bouddha soit venu avec un tout autre message et un autre pouvoir de changer les consciences — et puis le Navajata de l’époque et l’Ashram de l’époque sont venus, ont englouti le vrai message et détourné le vrai Pouvoir transformateur pour en faire une Église riche, puissante et politique. Eh bien, c’est ce qui s’est passé, et c’est ce qui est en train de se passer une fois de plus dans l’Histoire — tous les « messages » sont devenus des grands « business » spirituels et des Églises plus ou moins fanatiques, et ce qui aurait pu réellement transformer l’humanité a été soigneusement censuré, défiguré et emprisonné. Nous en sommes là aujourd’hui. Et ce que je n’ai pas réussi à faire comprendre à mon très cher ami Jeh, c’est que Mère et Sri Aurobindo ne représentent pas un « enseignement » de plus ni une « spiritualité » de plus, mais un réel Pouvoir transformateur... Si l’on avait dit à un grand singe d’autrefois que cette petite vibration futile d’une pensée allait produire des Einstein et bouleverser le monde, il n’aurait pas cru en ce Pouvoir transformateur. Eh bien, maintenant, c’est une autre petite vibration, incompréhensible, cellulaire, qui est en train de vouloir changer le monde. Et cet Agenda, c’est la clef pour faire participer l’homme à sa propre transformation, au lieu de laisser le « phénomène » se dérouler inconsciemment, après beaucoup de dégâts, de douleurs et de catastrophes, comme il en fut à chaque transition évolutive. Et Auroville,

c’est le laboratoire de cette nouvelle conscience.  Alors la vraie bataille apparaît dans sa vraie perspective — c’est celle de l’Inde et du monde. La pourriture va-t-elle triompher une fois de plus  ?... Indira Gandhi est encerclée. L’Inde est noyautée. Non, ce n’est pas la bataille entre deux géants, russe et américain, mais la bataille entre de vieux singes corrompus et aveugles, ici et là, et une petite vibration toute nouvelle, toute fraîche, qui peut changer le destin du monde et ouvrir une porte inattendue là où tout est sans issue.

Satprem  

11 août 1980

(Fragment de lettre)

  ... Ici, c’est affreux de mensonge, d’inertie — la vérité, c’est que l’Inde ne veut RIEN faire.  Nous, nous agissons.

14 août 1980

  La boue, la boue...

15 août 1980

(Lettre de Sujata à un vieux disciple qui dirigeait le service de l’électricité à l’Ashram.)

  Bulada,  Nous avons reçu votre lettre qui invite Satprem et moi à revenir à l’Ashram avec les bénédictions de Counouma. Elle m’a coupé le souffle. Vous avez maintenant plus de quatre-vingts ans, alors j’ai hésité à répondre. Mais votre lettre est si pleine d’hypocrisie, et ridicule par-dessus le marché, que j’ai décidé de vous dire quelques faits sans détours.  Vous dites que vous avez consulté Counouma avant d’écrire. Qui est Counouma ? Le managing trustee [le directeur] du Sri Aurobindo Ashram (pauvre Sri Aurobindo !). Et en tant que tel, qu’a fait Counouma  ? — Il a mis Satprem à la porte de sa propre maison* ; il a « expulsé » Satprem de l’Ashram de Sri Aurobindo, dénoncé Satprem à la police. Et vous dites maintenant qu’il sera « très heureux » si Satprem revient, et qu’il tient sa maison prête pour lui ? Pourquoi ce mensonge éhonté ? (...) Il provient sans doute du célèbre courage des ashramites en général et des senior sadhaks [vieux disciples] en particulier.  Il n’y a pas eu un seul devotee de Sri Aurobindo et de la Mère pour protester quand la maison de Sujata a été verrouillée par les trustees de l’Ashram en son absence, et quand elle a dû passer la nuit dehors à son retour. Qui est Sujata ? Une enfant qui, à neuf ans, est venue à Sri

Aurobindo et Mère et a passé sa jeunesse et sa vie adulte à Les servir.  Nolinida, Dyuman, Harikant, tous trustees, connaissent cette Sujata depuis son enfance, elle a travaillé avec eux, mais ils se sont associés avec Counouma pour la mettre à la porte de chez elle. Pourtant ils savaient la place qu’occupait Sujata dans le cœur de Mère, et c’est ainsi qu’ils s’acquit-tent de Sa confiance en eux. Pradyot, un autre trustee, a été admis à l’Ashram bien après Sujata. Et bien entendu, tous les soi-disant senior sadhaks — Amal Kiran [ = K. D. Sethna], Nirodbaran, Tehmi et les senior devotees [les vieux disciples] — sont de tels poltrons qu’aucun d’eux n’a osé ouvrir la bouche pour protester une seule fois. Et pourtant tous ont été prêts à bondir sur Satprem parce qu’il refusait de trahir Mère. Comme une meute de loups, tous ces gens ont été prêts à mettre Satprem en pièces, parce qu’il a eu le courage de dire non à leur tentative de falsifier et déformer les paroles de Mère. Qu’est-ce que ces soi-disant senior sadhaks (ou n’importe quels disciples) savent de ces conversations privées — que Mère appelait Son Agenda — qui ont eu lieu entre Mère et Satprem pendant tant d’années ? Mais ces mêmes senior sadhaks voulaient censurer cet Agenda — dans quels desseins et à quelles fins, eux seuls le savent. (...)  Pour parler franc, l’Ashram est plein à 99% d’imposteurs dont le seul souci est d’avoir leurs repas assurés, un toit sur leur tête, d’échanger des potins et d’afficher un masque de spiritualité pour le public crédule, mais une spiritualité où personne n’a le courage de défendre la Vérité. Et si quelqu’un veut la défendre, comme Satprem, il est « expulsé ».  J’ai dit les choses sans passion, ce sont de simples constatations.  Vous êtes un vieillard maintenant, Bulada, de plus de quatre-vingts ans, alors qu’avez vous à perdre d’un acte de courage ?  Je vous mets au défi de mettre cette lettre au panneau d’affichage pour que tout le monde puisse la lire. Mais comme je connais bien votre lâcheté, je suis à peu près sûre que vous n’en ferez rien, et ne la montrerez à personne.  Bien, inutile d’ajouter quoi que ce soit.

Sujata  

Nuit 24-25 août 1980

Vision

  Un cataclysme : une montagne qui s’écrase sous une formidable pression silencieuse et qui va exploser. Comme les grands plissements. L’explosion fera trembler la Terre*.

25 août 1980

  On marche : un pas et encore un pas.

*(Lettre personnelle)

  Et puis voilà, comme prévu : le dossier de Nava n’était même pas encore sorti du ministère de l’Éducation pour aller au ministère de la Justice que Nava a obtenu une injonction afin de tout arrêter (ci-joint copie du télégramme des avocats de Nava). Mais maintenant, c’est le gouvernement de l’Inde qui est attaqué, alors voyons...  Du coup, j’ai écrit à Kireet, et en écrivant c’est devenu très clair subitement : Auroville est une façade pour Nava, derrière il y a un énorme complot et des visées qui dépassent singulièrement Auroville — c’est l’Inde qui est visée, la prise du pouvoir. Et Nava n’est pas seul.  Cette nuit, dans mon premier sommeil, j’ai eu une étrange vision : un cataclysme. C’était une énorme montagne, devant moi, et sous je ne sais quelle poussée derrière, cette montagne s’écrasait, glissait, allait exploser. Quelque chose comme la vision d’un grand plissement du Tertiaire. Je voyais le phénomène se développer et quand cette montagne broyée exploserait, je savais que ça allait faire un tremblement de terre. En hâte, avec Sujata, je quittais une sorte de bâtiment dans lequel j’étais, m’attendant à ce tremblement de terre. C’était un spectacle assez fantastique dans un silence complet : cette montagne qui glissait, se gonflait, allait exploser. Cela rejoint étrangement ce que j’ai vu quand tu étais encore là : cet énorme rocher qui se descellait d’une montagne — mais là, c’était toute la montagne qui était « descellée ». Qu’est-ce que ça veut dire ?... On verra bien ! Mais sûrement cela veut dire quelque chose qui bouge sur la terre ou dans la terre.  À part cela, Nicole et Michel sont là.

Satprem  

29 août 1980

  Nous ne savons pas quel genre de ouistiti peut pointer le nez dans l’avenir. Espérons que ce sera l’espèce nouvelle !  J’ai l’impression de pousser des murs. Ça finira bien par casser...

30 août 1980

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Cher Compagnon,  Alors même que je vous écris cette lettre, l’Agenda I [en anglais] sort aux États-Unis et s’envole pour Pondichéry et Auroville. C’est un pas crucial sur le plan occulte, qui aura nécessairement des fortes répercussions sur le matériel.  Comme d’habitude, l’Inde dort et s’occupe de non-événements. Une fois encore, il faut que je vous lance un défi. Je comprends bien que les inondations, les émeutes, les troubles religieux [en Uttar Pradesh], ou la visite du secrétaire général de l’UNESCO sont des questions d’importance nationale ou internationale — mais ce sont des non-événements, des pantins qui passent, des rides sur l’océan  ; dans deux cents ans, nous en serons encore à ce genre de chose. En réalité, rien ne s’est passé. Mais je dis que la sortie d’un Agenda est un événement comme il ne s’en passe pas

pendant des milliers d’années et qui laissera une marque indélébile sur cette Terre et changera le cours de l’Histoire. Pour ceux qui ont les yeux ouverts, c’est un fait.  Alors, bon sang, qu’est-ce que nous faisons  ?  Si je vous dis que Mère n’est pas contente de cette situation, c’est peu dire. Elle en a assez de cette léthargie et de cette incompréhension de la vraie priorité.  Il y a un mois, je vous écrivais au sujet de l’impression de l’Agenda en Inde — pas de réponse. Il y a trois mois, Sujata vous écrivait à propos des mille exemplaires de l’Agenda qui attendent à Paris — pas de réponse. On pourrait apporter les choses sur un plateau, Mère Elle-même pourrait venir — mais qui s’en soucie ? Et il y a sept mois, en février je crois, je vous écrivais : « D’ici mai, nous pourrons lancer l’Agenda en Inde » — pas de réponse. Quel gâchis de temps précieux. Vous vous battez contre les émeutes, les troubles et que sais-je, et pendant ce temps le vrai remède et le vrai changement est entre vos mains.  Alors voici mon défi : ou bien vous prenez réellement les choses en main, ou bien c’est moi qui les prends en main, mais ce qui est certain, c’est qu’elles vont bouger. Je ne vais plus faire le japa de Lucknow...  Voici mon programme :  [Suit une série d’étapes pratiques pour l’impression et la diffusion de l’Agenda en Inde.]  Alors, cher Compagnon, pardonnez-moi, mais je suis martelé par le sentiment d’une profonde urgence intérieure. Ce n’est pas un désir personnel ou une impatience qui me pousse. Depuis un mois je sens sur moi une forte pression de Mère, comme si cette publication de l’Agenda en Inde était la chose la plus urgente à faire, la seule qui ait le pouvoir d’apporter une réelle solution à ce pays en dérive. Il y avait profondément le sentiment d’un complot en cours, comme je vous l’ai dit dans ma dernière lettre. Nous devons agir rapidement — nous avons perdu beaucoup de mois. (...)  Vous serez peut-être fâché contre moi, mais je vous aime tout de même et quelles que soient les circonstances.

Satprem  

5 septembre 1980

(Lettre personnelle)

  L’Inde est décidément désespérante. Je pensais que ma lettre à C.P.N. allait le secouer — il y avait une certaine force là-dedans — et regarde sa réponse télégraphique sans aucune réponse sur aucun point, complètement à côté. Pas question d’Agenda... On dirait qu’ici tout est englouti dans un marécage. (...)  J’avais écrit à C.P.N. (une lettre de plus) où je lui disais : « Si Indira refuse d’aller à la racine du problème et ne sert que de façade, nous irons vite vers une anarchie sanglante. » Il n’y a pas de jour ni de coin dans l’Inde sans une émeute et des violences — le règne de Gandhi arrive à son couronnement. Sri Aurobindo n’est pas accepté dans l’Inde. L’Ashram est plein de

faussaires. Indira Gandhi dit qu’elle veut faire quelque chose pour Auroville et puis...  On peut encore remuer des murs, mais remuer un marécage  ?  Je suis las. Je continue.

Satprem  

7 septembre 1980

  En fait je suis la tête de turc « invisible » de toutes les actions déclenchées tant en Inde qu’en Amérique et ailleurs — cela me fait dix mille ans sur les épaules ; le jour où ce poids partira, je rirai comme un dieu... et disparaîtrai en fumée !

14 septembre 1980

(Lettre à Micheline)

  ... C’est très réconfortant de te sentir là — c’est curieux, c’est presque physique, comme s’il y avait des êtres qui étaient un repos pour moi, alors que presque tous sont un problème à résoudre ou un clou à enfoncer ou... Bien, merci que tu sois.  Mais j’irai jusqu’au bout, ma vie peut brûler pour Mère. L’impression d’être dans la dernière course, on est un peu essoufflé.  Prie pour moi. Heureusement Sujata est là.

Satprem  

16 septembre 1980

(Lettre à Kireet)

  Très cher Kireet,  Voici une nouvelle importante à communiquer à Sir C.P.N. Singh :  M. Tata lui-même, accompagné de notre amie Yolande, est aller porter à Tata Press le paquet de films du tome I de l’Agenda et du Divine Materialism, et a demandé à ce qu’on s’en occupe dans les meilleures conditions possibles.  Cela veut dire qu’enfin l’Inde prend l’œuvre de Mère sur ses genoux — c’est M. Tata qui a lui-même porté les films.  ..........  Je suis avec vous, cher Kireet, et cela veut dire que ma conscience et ce que Mère a mis en moi ou avec moi se dirige et se projette vers vous.  Et je vous aime.

Satprem  

25 septembre 1980

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher Compagnon,  ..........  Quant à moi, cela fait des mois que je pousse des murs et des murs dans une concentration constante. J’en suis arrivé au point où mon corps en a assez et où je me demande si mes efforts ne seraient pas plus utiles en dehors de l’Inde, en laissant l’Inde au destin que Mère veut, quel qu’il soit. Mon sentiment intérieur est qu’il me reste peu de temps, comprenez-vous  ? Et j’ai encore un certain nombre de choses à faire. (...)  En préparant l’Agenda IX que je viens de terminer, je suis tombé sur ces paroles de Mère :

« Quand vous voulez plaire aux gens, vous laissez les choses aller telles qu’elles sont, en attendant que la Nature impose son progrès à l’homme. Mais ce n’est pas la vérité de la création. La vraie mission de l’homme est d’imposer son progrès à la Nature. »

  Il y a quelque chose de cela dans mon cœur qui lutte contre le temps et l’inertie, pour une Inde rétive.  Je suis profondément avec vous, et même quand je me bats contre vous, mon cœur est tout autant plein d’amour.  Que Sa Volonté soit faite.      En Elle, chez moi,

Satprem  

26 septembre 1980

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Il faut que j’ajoute ceci à ma lettre précédente. Il y a quelque chose que vous devez comprendre pour que nous puissions travailler ensemble : il y a une différence fondamentale entre la méthode d’action de l’Occident et celle de l’Orient. La première peut être bête, mais elle marche  ; la seconde peut être sage, mais elle ne marche pas. (...) Le principe d’action en Occident est de lancer une force et de la maintenir en mouvement. Il peut y avoir en cours de route des bévues, des contradictions et des changements de décision, mais cela ne fait rien — la force est en mouvement, l’élan est là, et en fin de compte elle parviendra à sa vraie destination. De plus, à travers ces bévues et ces contradictions mêmes, on dégage le chemin d’obstructions insoupçonnées ou on oblige les choses à jaillir et à montrer leur nez. La Force est en mouvement et elle atteindra son but, tout en grandissant par ces erreurs mêmes.  Le principe oriental est de considérer sagement, de délibérer, prévoir, calculer les obstacles possibles, puis d’agir — mais en général, quand on agit il est trop tard, de nouveaux événements ont surgi entre-temps qui changent complètement les sages délibérations. Et en fin de compte rien n’est fait, ou très peu. (...)  Toute la maladie de l’Inde et d’Indiraji est qu’elles ne mettent pas la Force en mouvement, elles ont peur des « erreurs », mais un jour cette espèce de « sagesse » pourrait leur retomber sur le nez de façon sanglante.

  Excusez ma façon brusque et directe de dire les choses. Je vous aime, oui, comme j’aime l’Inde et comme j’aime Indiraji. Mais pour moi, l’un des plus grands péchés est de ne pas se servir de la Force quand elle nous est donnée — l’Inde a une Shakti formidable et elle se comporte comme un nain timoré.

30 septembre 1980

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher Compagnon,  En route vers Madras [pour y rencontrer un avocat], j’ai fait une découverte effrayante — ce n’est pas exactement une « découverte » car je savais le fait d’un ami médecin français, mais quand on est face au fait, on est atterré.  Je vous joins un extrait du discours de Pranab au Terrain de Jeu, quelques jours après le départ de Mère (reproduit dans le magazine Mother India). Dans ce discours il est fait mention d’une drogue qu’ils donnaient sans cesse à Mère. Cette drogue s’appelle SIQUIL.  Je suis donc entré dans une pharmacie, ai demandé du SIQUIL, ai pris la notice, et j’ai lu*...  Je n’ai plus de mots. Je savais. J’ai toujours su qu’ils L’avaient tuée.

Satprem  

10 octobre 1980

(Lettre personnelle)

  J’ai terminé hier l’Agenda IX, jusqu’à la dernière virgule, et je reprends mon souffle pour t’écrire. Dans quelques jours j’aurai cinquante-sept ans — je VEUX que ce soit la dernière année comme celle-là. J’ai l’impression d’être enfermé dans un cauchemar dont je ne sors jamais, ni jour ni nuit. Et surtout depuis la sortie de cet Agenda anglais, on dirait que cela a remué un énorme marécage, et il en sort toutes sortes de choses. Moi qui ai tant aimé l’Inde... Si je n’avais pas toute cette besogne, je ferais mon sac instantanément. Enfin...

Satprem  

20 octobre 1980

  Une île isolée ? Hiva-Oa*.

29 octobre 1980

  Pourquoi ce fond de chagrin ?

*(Lettre personnelle)

  Je te vois arpentant New York la nuit, seul. Je connais bien cette situation. Et tu vois, en cette fin de cinquante-septième année, j’en suis encore, parfois, à regarder des Atlas et à mettre le cap au diable — un atlas, c’est ce qui m’a accompagné partout. Mais évidemment ce n’est pas par là qu’on en sort. Et puis quelquefois, je regarde avec une sorte de stupéfaction toutes ces têtes qu’on a photographiées de moi [Towarnicki & Co.] — je ne me savais pas une pareille tête sur les épaules. Et parfois aussi, l’envie de changer de tête. Je suis un expert aux vies diverses, j’ai des tas de métiers inachevés, j’ai tant de mondes dedans qu’on ne sait pas ce qui pourrait bien arriver — et puis j’aime Mère, alors je ferme ma boîte à singes. Et je continue. La seule façon d’être là-dedans, c’est de brûler — faire du feu avec tout le mal, tout le bien. Alors tu fais un peu de feu brûlant dans la nuit des États-Unis. La seule façon, c’est d’être là, c’est tout.  J’avais bien deviné ou co-senti la vague d’« amis » qui est tombée sur toi. Mais il y a un grain de vérité dans tes « attaquants » ou plutôt ils peuvent t’apprendre aussi quelque chose — on dirait presque que tu veux les convertir ! C’est cela, l’erreur, si je puis dire. Laisse les « disciples » à leur idée commode, tu ne les décrasseras pas. Ce ne sont pas ceux-là qui nous intéressent, mais les autres. Alors pourquoi perdre son énergie à lutter contre ces fantômes-là, laisse-les à leur idée chère — et sers-toi d’eux à l’occasion pour faire passer l’Agenda. Inutile de faire le procès de l’Ashram... En fait, tu donnes de l’importance et une nouvelle énergie à l’Ashram en l’attaquant : laisse-les tomber dans leur propre poussière. Vraiment, ce ne sont pas ceux-là que nous voulons amener à Mère. Ce sont nos propres actes positifs qui importent, et chaque Agenda paru démasque un peu plus ces faussaires... pour ceux qui veulent comprendre. (...) Le combat invisible est finalement celui qui détermine le combat matériel. Par une « coïncidence », le 24 octobre, le jour où j’envoyais mon paquet à Muthanna [notre avocat à Madras], le C.B.I. [Central Bureau of Investigation] venait faire sa descente sur la S.A.S. à Pondichéry. Il y a des colères rentrées et des arguments sans mots qui ont un pouvoir dévastateur — et des prières silencieuses aussi. Le jeu des polichinelles dehors... eh bien, c’est seulement un jeu de polichinelles. Et les polichinelles spirituels ont une double bosse.  En fait, tout grince assez effroyablement depuis le jour où j’ai vu cet énorme rocher qui se descellait — ça grince en moi, ça grince en toi, en Kireet et partout. Mais c’est peut-être bon signe, cela veut dire que l’Adversaire n’est pas content (on a chacun son petit coin d’adversaire... pour progresser). Du côté positif aussi, le gouverneur de Pondichéry, cette fripouille, a été remplacé ces jours-ci, et il y a deux ou trois jours le gouverneur de Madras, cette autre fripouille ami de Nava, a été congédié sans cérémonies. Voyons le reste... Mais je suis sûr que notre Agenda anglais et ma descente à Madras y sont pour quelque chose. Quand ça bougera aux États-Unis, ça ira très vite. Donc ne gaspille pas tes énergies à répondre aux petits « amis ».  J’ai trouvé ta lettre à X très émouvante — mais là aussi, une sorte d’idée de convertir les « disciples »... On ne convertit personne, frère ! ça se

convertit tout seul, ou pas. Et puis on est — ça, c’est l’arme la plus puissante. On est et on reste planté au poste... en dépit des charmantes routes maritimes qui zigzaguent à travers les atlas. Oh ! ce n’est pas la somme du « bon » Satprem qui fait Satprem, mais la somme de tous les autres qui font une brûlure contradictoire — cette brûlure, c’est Satprem. C’est le résidu brûlant.  Rien à dire vraiment.  J’ai une sorte d’impression que la débâcle de Nava va marquer un tournant vers le positif. En 1961, Mère m’avait dit, « comme ça » : « dans vingt ans ». Tu te souviens ?... Mais LE Tournant ? Mère m’avait dit : « Toi, tu iras jusqu’au bout » (je lui avais d’ailleurs répondu : le bout, sans toi, comment veux-tu ! ?). J’aimerais bien changer de tête tout à fait — non, mais c’est effrayant de regarder sa photo. Et puis c’est le fait d’être coincé, là, dans une tête — moi, j’aimerais mieux qu’elle soit de rechange, avec quelques colibris in between et divers pirates, ours et cormorans. Nous vivons dans un foutu monde figé.

Satprem   

30 octobre 1980  Je demande seulement à finir le travail.

Sans date 1980

(Sur des bouts de papier griffonnés à la suite dans les Carnets de 1980, nous avons retrouvé ces lignes à peine lisibles que nous reproduisons telles quelles.)

Un chant au loin, derrièreles plaines de l’Inde.Un enfant là. Je suiscet enfant. Je suis cevieillard. Je suis né detoujours, était-ce hier,à cette minute ? Je suissi vieux, si vieux que cesplaines résonnent en moicomme le premier ressacd’une mer ancienne surun continent oublié.Je me souviens. Je mesouviens, c’était très loincomme ce chant, c’étaittout près, maintenant.C’était toujours. Suis-jece vieillard ? Suis-jecet enfant ? — je suisce qui écoute, écoute. Je suisce qui regarde, regarde,

à me faire éclater l’âme — dans un sourire, dans unepeine ancienne, dans lavieille peine du monde, sonéternel sourire. Vais-jemourir ? Vais-je regarderencore, écouter encore ?Un chant s’éteint là-bas avecle soleil sur la plaine. Demain,demain c’est tout pareil — Je suis là dans ce quine bouge plus. C’était hier,c’était demain. J’écouteun inconnu jamais saisiet qui me fait être encore et encoreJe suis un enfant qui sourit,un vieillard qui sourit.Je suis, je suis. Et cetteseconde qui passe reste àtrembler dans mon cœurcomme le cri d’unemouette jamais saisie — je passe,je passe, je reste, je suistoujours, avec le soleilqui meurt, ce chantqui meurt et ce souriretendre qui reste, sur lesjoues de cet enfant, sur leslèvres de ce vieillard, jene sais.

30 octobre 1980

(Extraits d’une lettre à Carmen)  ..........  Le 27, il y a trois jours, je reçois une lettre de Kireet qui m’explique tous ses démêlés avec le « ministère de la Justice » pour obtenir le « takeover » (disons la nationalisation) de la Sri Aurobindo Society de Nava — voilà des mois que ça traîne, des mois que ledit ministère résiste, trouve des excuses et finalement refuse (en attendant, des lakhs de roupies sont déversées là-dedans par Nava). (...)  Le 24 le C.B.I. avait fait une descente sur la maison de Nava à l’Ashram, sur le bureau de la S.A.S., sur Madanlal (le directeur de All India Press) et enfin sur le Bharat Nivas à Auroville... où ils découvrent, dans les sous-sol, trente-deux sacs de « papiers » que Nava, averti par ses espions, avait eu le temps de cacher. C’était enfin la première victoire et le premier espoir de la libération d’Auroville.  Mais simultanément, comme je l’ai dit, le ministère de la Justice refuse définitivement toute action pour saisir l’administration de la S.A.S... et

propose, au lieu de cela, la saisie (ou takeover ou nationalisation) d’Auroville par le gouvernement de l’Inde !... et Kireet accepte après avoir demandé l’avis de C.P.N. — mais pas le mien. Il m’envoie simplement une lettre, datée du 23, que je reçois le 27. (...)  Alors que veut dire ce « takeover » d’Auroville par le gouvernement de l’Inde ? Je suppose, comme d’habitude, qu’ils vont faire une superbe façade « spirituelle » avec un conseil d’administration d’Auroville, comprenant d’abord un représentant du gouvernement, puis un représentant des héritiers spirituels de Mère et de Sri Aurobindo, c’est-à-dire l’Ashram (qui jusqu’à présent n’avait jamais eu la chance de mettre ses pieds sales à Auroville), puis un représentant d’Auroville, puis quelques représentants couronnés et culturels du genre de Karan Singh et autres pantins « spirituels » ou « culturels », qui naturellement seront les jouets de Nava et de l’Ashram — et là-dedans, Auroville, ni vu ni connu je t’embrouille ! (...)  Et c’est irrémédiable, parce qu’on peut protester et se battre contre Nava, mais on ne peut pas se battre contre le gouvernement de l’Inde.  C’est-à-dire que ça va être le « big business » avec bénédictions du gouvernement et de l’Ashram réunis. B.T. [le « Turban »] est justement à Paris pour faire le grand commerce franco-indien. (...)  Évidemment, je ne connais pas les détails de ce « takeover » — peut-être que je me trompe et qu’il n’y aura pas tous ces « représentants », mais il y aura le gouvernement, et chacun sait que ce gouvernement est corrompu — Nava en fait ce qu’il veut ! même B.T. reçoit des « missions » du ministre du Commerce d’Indira (là aussi, nous avons essayé d’intervenir, mais...) Dans l’Inde c’est toujours « mais ». Peut-être que C.P.N. se décidera à décrocher son téléphone au vu de mon dernier télégramme, mais...  ? ?  Voilà. Un bon anniversaire.  Et pourtant, Tata lui-même avait écrit une longue lettre à Kireet et à C.P.N., il y a des mois déjà, pour les mettre en garde contre une pareille manœuvre...  Je n’arrive pas à croire que Mère ne déjouera pas finalement leurs combines, mais à quel prix ?

Satprem    P.S. 1er novembre.  Je crois qu’Auroville l’a échappé belle ! Mais quelle bataille pour faire entrer les choses dans la tête des gens. Enfin, comme le voulait Mère, Auroville sera une « ville internationale » — du moins je l’espère selon les derniers télégrammes de Kireet. Lis et tu comprendras. Mais tout cela est encore nébuleux, je me méfie des idées saugrenues de dernière minute. Si ça continue, je vais me faire télégraphiste, ce sera plus simple.

loveS.  

9 novembre 1980

(Lettre personnelle)

  ... Il faut voir grand, parce que Mère est grande. Je n’ai pas de doute que tes efforts aboutiront — tu as pris ce pays américain sur tes épaules, mais ses résistances premières cachent une ouverture comme nulle part ailleurs.

C’est pourquoi je ne veux pas (ou je veux très peu) des « amis » et petits cercles de spiritualisants. Mère, je la veux scientifique et universelle — c’est seulement la prochaine science... Non, il faut frayer des voies nouvelles, trouver des portes nouvelles — et en fait j’ai l’impression que ton chemin est tout tracé secrètement. C’est ta foi qui importe, ton effort, ta prière au milieu des refus. Le reste viendra. Moi, je garde l’œil sur Kennedy — je t’en avais déjà parlé. C’est l’avenir de l’Amérique quand elle aura vidé ses fantômes et ses monstres. Je voudrais beaucoup que Kennedy et Zivkova se rencontrent et qu’à travers eux, presque à leur insu, ces deux ennemis fantômes s’aperçoivent de leur propre fantôme, et rient ! Auroville peut être ce prétexte — c’est pour cela qu’il a été fait. Mais il faut que ta foi soit comme une épée claire, sans un vacillement de question : que tu laisses passer Mère directement à travers ta présence — Elle fera le reste.  En attendant, l’Amérique entre dans l’ère du diable. Le meilleur moyen d’en finir avec le diable, c’est de lui donner le pouvoir pour qu’il se pende lui-même — c’est un jeu dangereux. L’âme de Nixon n’avait pas été vraiment exorcisée : elle revient plus obscure que jamais. Kissinger va mener le ballet mortel — c’est le plus vilain diable que j’aie jamais vu depuis Hitler : Hitler était un diable vital. Ça, c’est un diable du mental — il se moque de tout et tous et considère l’humanité comme des pygmées pour son jeu. Un diable libidineux et adipeux. Il est parfaitement répugnant. Et l’Agenda, sourdement là-dedans. Les deux extrêmes... naturellement. Je ne sais pas quelle stratégie divine ou quelle « catharsis » divine va tourner cette obscurité dangereuse en vie nouvelle — Le Divin doit bien avoir un truc inattendu. Et tu es là, dans cette situation-là. Ça a un sens, non  ? Un sacré sens. Il faut que tu voies grand et que tu comprennes grand. Et beaucoup de patience.  Mais les choses sont en train de tourner, c’est évident, même s’il y a quelque dernier sursaut d’obscurité. Peut-être, après tout, ma montagne qui s’écrase et roule a-t-elle un sens. Ça bouge dans la terre. Ici, tu le sais, Auroville sort des griffes de Nava, péniblement mais irréversiblement. Plus symbolique encore, je trouve, est l’histoire de cette jeune fille de l’Ashram Press, nommée Antu, qui envoie une lettre de plusieurs pages à Pranab pour protester contre l’oppression — elle a même fait ronéotyper sa lettre ! Là aussi, ça bouge sourdement. C’est une fille qui fait le premier pas, ce qui ne m’étonne pas. L’autre « fille », à Delhi, est entourée de son énorme maffia, mais il y a une Volonté en elle, c’est perceptible. La pieuvre se sent menacée et est en train de tisser une énorme « formation » pour renverser Indira ou l’étrangler — l’Amérique de Kissinger va déverser ses dollars et ses forces dans les grands medias pour démolir Indira. Le diable va avec le diable, partout. Ils vont armer et pousser le Pakistan pour exacerber les Russes et les pousser à la guerre. L’Inde va être encerclée, avec la subversion au-dedans. Oui, 1981 va être le Tournant. Le Pakistan et le Bangladesh sont ravis de cette victoire. Que va-t-il sortir de tout cela  ? C’est vraiment la dernière épuration du diable. Et de même, notre Agenda, sourdement, s’apprête à sortir à Bombay. Une fois de plus, l’Inde est l’enjeu.  À cet instant même, Anne, farfelue et excitée, m’apporte un télégramme de Kireet : « Crucial things finalized. Final formalities likely to be completed by Monday. There was fierce and shattering opposition when there intervened sheer miracle of Mother’s grace*... »

  Je ne sais quel est ce miracle, mais il y aura un Miracle... pour le monde.  Voilà, frère. Regarde dans la vraie dimension, toujours.

Satprem  

P.S. Il y a une chose que je veux que tu gardes dans ta conscience : c’est le Canada. Il faut que nous ayons là un homme et que nous rattrapions Mère qui a été complètement dévoyée dans ce pays. Ça ne doit pas être difficile.

10 novembre 1980

(Lettre à Indira Gandhi. En fait cette lettre n’a jamais été remise à Indira par celui qui devait le faire.)

  Madame,  Plusieurs choses sont venues à ma compréhension intérieure  ; sans doute en êtes-vous tout aussi consciente. Je vous prie d’excuser mon audace.  Vous le savez, l’« opposition » est en train de construire petit à petit une puissante formation occulte contre votre régime — je dis « occulte » parce qu’il y a d’autres forces derrière. C’est tangible, on peut sentir qu’il y a plus que l’élément humain derrière, ce qui la rend d’autant plus dangereuse. C’est un lent retour à la situation de 1977*. Ces gens ont des moyens puissants financiers et sont aidés par une Bureaucratie profondément corrompue. En réalité, c’est une pieuvre immense. Tout cela, vous le savez.  Or, un plus grand danger est en train d’émerger à l’horizon en la personne de M. Kissinger. Depuis Hitler il n’y a pas eu de plus grand danger. Alors qu’Hitler était un diable du vital, Kissinger est un diable du mental aidé également par des moyens formidables dans le monde des finances. Pour lui, les êtres humains sont de simples pygmées pour son jeu. Il déteste l’Inde, parce qu’il sent sa valeur divine**.  Il est donc évident que cet homme ne se contentera pas d’encercler l’Inde, d’ériger un cercle de feu à l’ouest et à l’est de l’Inde et d’attiser la guerre contre la Russie [en Afghanistan], il commencera par semer la sédition en Inde en se servant de tous les éléments que vous connaissez, et en parti-culier de l’énorme Bureaucratie qui est au fond la négation de votre effort. Lorsque cet homme tiendra les rênes, il sera déjà trop tard pour contrer la formidable propagande hypnotique qu’il déchaînera contre vous*. Je dis « hypnotique » parce que de nos jours les masses sont hypnotisées.  Mais vous avez en vous quelque chose de plus fort que tout leur hypnotisme et leur pouvoir financier — une pureté d’âme avec la force de Mère derrière vous. Si vous choisissez de faire appel à cette vraie force et cette vraie âme de l’Inde, le peuple répondra. MAIS pour cela, il ne faut pas donner à l’Ennemi le temps de tisser un énorme voile entre vous et le peuple — le voile hypnotique de la propagande et des rumeurs et des troubles. Il ne faut pas que vous soyez coupée du peuple par ce voile de mensonge. Il faut agir avant que la sédition déjà là ne se développe en une force incontrôlable attisée et soutenue par M. Kissinger.  La question est : quelle action ?  L’action matérielle ne peut être bâtie que sur l’action spirituelle. La première action spirituelle est de devenir consciente de votre vraie Mission

et de se brancher sur la Force de réalisation — je le répète, Mère est derrière vous, et tout ce qui vous semble impossible, Elle peut le rendre possible. Un Pouvoir nouveau est à l’œuvre dans le monde, et partout nous voyons cette confrontation entre les vielles méthodes et les vielles idées et la nouvelle chose — mais personne ne s’est saisi du vrai levier. Vous le pouvez, si seulement vous rejetez tous les vieux principes politiques et pseudo-démocratiques qui ont échoué et échouent partout. Le seul Principe est la foi en le Divin et en votre Mission — qui est d’établir une Inde nouvelle, et non cette société corrompue et non-agissante. Le peuple vous comprendra si vous parlez le vrai langage et si vous vous branchez sur la vraie Force. Il ne s’agit pas de demi-mesures — en vérité c’est une tâche radicale et draconienne qui attend à votre porte et à laquelle vous devez vous attaquer avant qu’il ne soit trop tard — et croyez moi, Kissinger est votre ruine et la ruine de l’Inde.  Que faire des millions de bureaucrates qui ne sont là que pour paralyser votre travail ? et des millions de politiciens qui ne sont là qu’à leurs fins égoïstes et pour leur trahison toujours prête ? Ils murmurent déjà que vous êtes un dictateur — vous ne les convaincrez pas, vous ne les gagnerez pas à votre camp, parce ce que leur camp est en fait celui de l’Ennemi. La « démocratie » est une façade de leur pourriture et corruption — cette « démocratie » est leur nourriture.  Alors, il faut que vous passiez à autre chose.  Telle est votre mission.  Le peuple est avec vous.  Mère est avec vous.  Un désastre plus grand que celui de 1977 vous surprendra si vous ne vous saisissez pas du court temps qui reste avant que des forces incontrôlables ne s’emparent de l’Inde et du monde.  Je vous prie de pardonner mon audace.  Je crois que l’âme de l’Inde est plus grande et plus forte que toutes les démocraties et toutes les oppositions — mais il faut parler le langage de l’âme et il faut avoir le courage qui ne jaillit que de l’âme.  Osez, et Mère vous aidera.      Dans Son amour,

Satprem  *

(Lettre à Auroville suite à la prise de contrôle par le gouvernement de l’Inde. Cette lettre fut apportée à Auroville par Sujata et lue aux Auroviliens réunis.)

  Mes sœurs et frères d’Auroville,  J’envoie cette lettre par quelqu’un qui est mon propre cœur. C’est vous dire le sérieux et l’importance que je donne à ce qui suit.  Comme vous le savez, Mère a laissé deux héritages : l’Agenda et Auroville.  Depuis sept ans maintenant, nous nous sommes battus pour préserver la pureté de cet héritage. Vous savez un peu — un peu seulement — la féroce bataille pour la défense et l’indépendance de l’Agenda. Vous savez bien davantage la bataille pour la défense et l’indépendance d’Auroville — en fait, cela a été un seul et même combat contre les mêmes forces obscures. Vous avez été courageux et endurants.

  Après la liberté de l’Agenda vient celle d’Auroville. Je me suis battu pour les deux. Si je n’étais pas persuadé que la pureté d’Auroville sera préservée, je ne vous écrirais pas.  Toutes sortes de possibilités se sont présentées, qui toutes étaient des pièges et des traquenards ouvertes à des manipulations de l’extérieur. La réelle nécessité était qu’Auroville puisse se développer librement selon ses propres lignes, et en même temps protégé de ce genre d’intrusions.  La prise de contrôle par le gouvernement était la seule formule qui puisse couper les tentacules de la S.A.S. Mais cela aurait été un piètre gain si Auroville n’avait été protégé de la nouvelle mécanique. Indiraji et quelques autres ont consacré beaucoup de temps et d’attention à ce problème et ont conclu que seul un conseil consultatif international pourrait garantir à Auroville la sécurité voulue contre les ingérences de toutes les mécaniques possibles. Ainsi l’administration gouvernementale fonctionnera sous le regard vigilant d’un organisme international qui veillera à ce qu’Auroville puisse se développer librement selon la Charte et l’idéal d’Auroville.  Cet organisme international est en train d’être constitué et nous veillerons à ce qu’il unisse Orient et Occident sur un champ de paix expérimental, comme Mère le voulait. Auroville est le lieu où la Russie et l’Amérique et tous les pays doivent se serrer la main et tenter de devenir autre chose que des candidats à la destruction. (...)  Le seul danger est votre propre discorde.  Alors, c’est maintenant l’occasion pour Auroville de travailler et de fonctionner comme un seul corps.  Mais c’est encore davantage l’occasion de DEVENIR ce que Mère voulait de vous, de CRÉER un homme réellement nouveau, capable de recevoir la Force nouvelle et de façonner sa vie et lui-même selon cette Force nouvelle et non selon son petit ego mental. C’est le moment où l’âme doit venir en avant, et non la langue. Peut-être ne réalisez-vous pas tout à fait que si une poignée d’hommes sincères essaient, essaient vraiment de se changer, ils peuvent changer le monde. Tel est le vrai sens d’Auroville — pas une cité nouvelle, mais un cœur nouveau. Un lieu pour le changement évolutif de l’humanité.  Dans cet effort, dans cette prière, dans ce besoin qui brûle au-dedans pour un monde vraiment nouveau, je suis avec vous.

Satprem  

15 novembre 1980

  Il y a trente-sept ans.

17 novembre 1980

  Il y a sept ans.

27 novembre 1980

  Je suis étranglé de poison — partir-partir...

29 novembre 1980

  Rijuta* quitte la traduction anglaise de l’Agenda.*

(Lettre personnelle)

  Voici le point de la situation.  ..........  Avant même que le Conseil des ministres se réunisse pour décider de la prise de contrôle d’Auroville, Nava avait déjà mis en mouvement la Cour de Calcutta et obtenu une injonction [contre l’exécution de la prise de contrôle]. (...) Enfin, Kireet s’est bien battu à Calcutta et il a obtenu gain de cause... pas pour longtemps : quatre jours après, Nava mettait en mouvement la Cour suprême et obtenait instantanément un verdict en sa faveur sous prétexte que la S.A.S. est une « organisation religieuse » — la religion, c’est le dernier repaire de l’Asoura. La Cour suprême est aussi le dernier repaire de l’opposition à Indira Gandhi. Nous avons obtenu une révision du jugement, et les Auroviliens ont signé une pétition qui sera défendue par le meilleur avocat fourni gentiment par Tata — mais... En principe, c’est le 21 janvier. J’ai offert d’aller personnellement à la cour témoigner contre Nava. Je crois qu’il sera statué sur le sort d’Auroville... mais.  C’est ce « mais » que je voudrais regarder avec toi.  Nous n’avons pas remué le levier central, la Force vraie derrière : l’Agenda. Si nous n’avons pas réussi là ou pas fait ce qu’il fallait faire là, que va-t-il se passer ? Est-ce que nous pouvons réussir à Auroville si nous n’avons pas réussi là ? Est-ce que l’Inde, tout court, peut réussir à se tirer du piège, si elle ignore son moteur central ?  Depuis des mois, j’ai vu la situation se développer en Inde, c’est-à-dire les millions de petits Nava grouiller ici et là. Lentement, la même situation s’est grossie d’énergie négative, comme en 77 lorsqu’Indira a été renversée. L’agitation est partout, la propagande et les journaux payés par les petits Nava, sont en train de faire une campagne acharnée — mais c’est plus qu’une campagne : c’est une « formation » au sens occulte, que je sens, je palpe dans l’air. Et comme l’économie et tous les produits alimentaires sont entre les mains des businessmen amis et frères de Nava, ils sont en train d’étrangler le pays pour provoquer lentement un « mouvement populaire ». Lorsque M. Reagan et ses acolytes seront là, on peut s’attendre à ce que les millions de dollars se déversent dans l’Inde, comme en 77, pour renverser ce « suppôt de Moscou » qu’est soi-disant Indira.  Alors ?  La subversion est si palpable et le danger si palpable, qu’un matin, sans m’y attendre, j’ai pris cette plume et j’ai écrit à Indira une lettre où j’ai mis

toute la Force pour lui dire ce que je voyais et qu’il fallait agir avant qu’il ne soit trop tard — je ne crois pas que c’était « moi » qui écrivais. C’était le 9 novembre. J’ai envoyé ma lettre à X en lui demandant de remettre cette lettre au secrétaire d’Indira. Et je lui disais : « Nous sommes devant un grand danger », c’est tout.  Il y a quelques jours, j’ai téléphoné à X — ma lettre n’était toujours pas remise. Il était très « occupé » — « Je verrai demain ou après-demain. » Mais c’est comme le « Naaliki » des Tamouls. (...)  Donc, les deux leviers principaux, la double action centrale : l’Agenda et ma lettre à Indira, se sont perdus dans le coton de Delhi. J’ai écrit je ne sais combien de lettres à Delhi comme à Lucknow et j’ai dépensé des « tonnes d’énergie », dirait Mère, mais...  Je ne sais quelle conclusion on peut en tirer et pour Auroville et pour l’Inde. (...)  Personne ne veut comprendre.  Le dernier « test », c’est le procès d’Auroville qui devrait être décidé le 21 janvier — si c’est « l’institution religieuse » de Nava qui gagne, alors... Alors malheur à l’Inde — et peut-être au monde.  J’ai l’impression d’être tout seul à me débattre, et je regarde, lentement, cette « montagne » qui glisse... et qui va écraser... quoi  ?  Pendant des mois et des mois, j’ai poussé des murs avec une énergie farouche, et maintenant c’est comme s’il n’y avait plus de « murs » à pousser, j’ai l’impression de regarder une formidable Masse qui glisse inéluctablement sur elle-même — est-ce le Divin qui bouge, avec ses « trucs » de la dernière minute, ou est-ce le diable  ? Mais c’est aussi noir que possible. J’en suis étranglé. L’Inde est en train de me tuer.

TibiSatprem  

1er décembre 1980

  La Nouvelle Auroville    Rendez-vous à Hiva-Oa.

10 décembre 1980

(Lettre à Micheline)

  Ci-joint le dernier article de l’Indian Express. La chambre haute du parlement indien a donc débattu le décret d’Auroville — et toute l’opposition s’est manifestée. Les masques commencent à tomber. L’ampleur du Complot se révèle. C’est un formidable complot. Je ne sais toujours pas qui est le « boss » [patron] que j’avais vu un jour derrière Navajata, mais il apparaît de plus en plus clairement que c’est toute la Finance contre Indira et la nouvelle religion d’Auroville contre le Monde nouveau de Mère et de Sri Aurobindo.  ... Mais peut-être les desseins divins sont-ils plus complexes — peut-être faut-il aller jusqu’au bout, au « vif » du problème : c’est-à-dire quelques

âmes pures devant l’énorme armée du Mensonge. Peut-être faut-il arriver au point où Auroville sera vraiment vrai, sans rien d’autre.  Alors je ne sais pas si nous allons gagner la bataille légale, mais il se pourrait bien qu’une autre et plus formidable bataille se prépare... où non seulement Auroville mais l’âme même de l’Inde sont en jeu.  Je crois qu’on va voir.

Satprem  *

(Lettre à une Aurovilienne)

  Oui, il n’y a pas eu une seule voix de l’Ashram pour défendre Sri Aurobindo et dire que Sri Aurobindo, ce n’est pas une religion — pas une seule voix.  Alors ce sont les « étrangers » qui se battent pour Sri Aurobindo et pour l’âme de l’Inde endormie.  Il est bien possible qu’Auroville soit le dernier Kouroukshétra*.  Oui, Mère avait bien vu cette religion cruelle et sans merci qui essaierait de s’établir sur le monde au nom de Sri Aurobindo — un faux Agenda et un faux Auroville. L’Ashram et la S.A.S. se tiennent la main comme des voleurs.  L’Inde est pleine de petits Navajata.  C’est le grand complot. C’est le règne des faussaires qui cherche à s’établir. Mais même si nous sommes une poignée d’« étrangers », même si la bataille légale est perdue, nous gagnerons la bataille de l’âme. Car Krishna est avec nous.  Sri Aurobindo triomphera      et l’Inde vraie      par le courage de quelques rebelles      et Auroville sera libre.  Seul le vraiment vrai et le purement pur a le pouvoir en cette Heure.

Avec vousSatprem  

17-18 décembre 1980

Vision

  Vu deux véhicules noirs qui viennent m’écraser l’un après l’autre — le saut dans le vide. Le grondement enragé du diesel. L’armée de fourmis. Mes pieds usés.

18 décembre 1980

  Fin du tome X de l’Agenda. Ouf !

23-24 décembre 1980

Vision

  Les serpents de Nava.  Un abcès dans la bouche.

26 décembre 1980

  Rijuta ne veut pas de mes paroles « fausses » et « trompeuses » dans l’Agenda, ni « participer à une conspiration contre l’Ashram ».  Que Ta Volonté soit faite.  Il n’y a personne à l’Ashram.

*  Visage tuméfié. Pas de dentiste.

*(Lettre personnelle)

  Voilà la dernière « dose » de l’année. Ils sont tous acharnés. Il n’y a rien à « répondre » à Rijuta, elle dégringole au premier coup. Il n’y a donc personne dans cet Ashram ? Enfin, j’aurai fait ce que j’ai pu pour le français, et si c’est le seul pays et la seule langue, ce sera déjà ça. Que faire  ?  Il y a quelques jours, j’ai reçu de très vilains serpents, puis j’ai vu Nava, et le lendemain j’avais un abcès dans la bouche, qui est devenu une espèce de tuméfaction, et puis il n’y a pas de dentiste avec Noël et le jour de l’an.  Télégraphié à Kireet que j’étais prêt à comparaître moi-même devant la Cour suprême, avec ou sans avocat (j’espère que ce sera avec une tête un peu moins défigurée). On ira jusqu’au bout. Mais on sent une telle peine dans le cœur.

Satprem  *

(Lettre à Rijuta)

  Chère Rijuta,  Votre lettre m’attriste beaucoup. Ces forces seraient trop heureuses de vous faire quitter le travail de l’Agenda. Elles vous jetteront à la tête tous leurs arguments irréfutables — dois-je réfuter ces forces  ? Cela fait sept ans que je fais cette besogne. Le fait que je sois encore en vie aujourd’hui est peut-être mon seul argument, car ces forces sont si cruelles que seul l’amour peut supporter ce que j’ai dû supporter depuis sept ans. Et maintenant, Rijuta ? Il y a tant de chagrin dans mon cœur que je n’ai rien à dire. Faites comme vous sentez et voulez — je n’ai rien à dire. Que Ta Volonté soit faite, Seigneur.

Satprem  

*(Extraits d’une lettre de Sujata,

traduite de l’anglais)

  Non, Rijuta, il n’y a pas de « conspiration contre l’Ashram » (je vous cite), il y a seulement une lassitude face à l’aveuglement stupide et sans fin des gens, et une stupéfaction face à leur lâcheté.  ... Satprem aurait été très heureux de vouer son temps et son énergie au travail positif, qui est déjà bien assez considérable. Vous ne vous rendez pas compte à quel point il est épuisant de devoir en même temps combattre ces forces qui tirent en arrière.  Il y a une chose que j’aimerais dire clairement une fois pour toutes : Satprem et une poignée de gens ont consacré tout leur être à rendre à Mère un peu de l’Amour qu’Elle a déversé sur nous sans réserve.  Puisse cette nouvelle année 1981 vous apporter une clarté de compréhension.

Sujata  

29 décembre 1980

(Lettre à Mme Russel, une Américaine,traduite de l’anglais)

  Chère Madame Russel,  Votre nom m’est devenu familier par ma petite sœur Suprabha* — pas exactement votre « nom », mais quelque chose qui vibre dans mon cœur comme un bon compagnon et camarade. Nous ne voulons pas d’embarras, mais la Vérité simple et nue.  Cela a été (et est encore) une vraie bataille pour la liberté depuis que Mère a quitté nos yeux — surtout pour la liberté de l’Agenda. Vous ne pouvez pas imaginer. L’Amérique est très centrale dans la bataille de Mère, car de toutes les nations, les Américains sont ceux qui veulent réaliser et donner un corps concret à ce qu’ils pensent — il faut qu’ils pensent la chose juste, c’est tout.  Alors je suis très touché par votre geste concret de donner un peu d’argent pour l’impression de l’Agenda. Vous êtes la première Américaine à donner. Mère appréciait tellement ceux qui donnent concrètement. Ce n’est pas une question de milliers de dollars, un seul dollar donné avec un cœur pur peut avoir son propre dynamisme décisif et faire pencher la balance dans la bonne direction. J’aimerais pouvoir vous donner un peu de l’amour de Mère, mais je peux vous donner ce qu’il y a de bonté dans mon cœur.

Satprem  

1981

Janvier 1981

  Sortie de Sept Jours en Inde.

6 janvier 1981

  Dernière lettre d’appel à Rijuta.

22 janvier 1981

(Lettre personnelle)

  ... Il y a eu beaucoup de griffes invisibles au moment de la « bataille de Rijuta » et puis, maintenant, c’est comme si tout était retombé : ils ont avalé leur proie. J’avais écrit une dernière lettre à Rijuta pour tenter de la sauver (elle, en tant qu’être, pas par rapport à l’Agenda), mais la « formation » ashramique a été plus forte — c’est une pieuvre. Exactement ce que Mère décrivait quand elle parlait des églises catholiques : la même sensation, du même ordre. Quelquefois, je me demande si, le XIIIe tome sorti, je ne devrais pas lancer un final défi, un « J’accuse » à la Zola, qui détruira à tout jamais leur tentative de religion... Nous verrons.

Satprem  

28 janvier 1981

(Lettre à Kireet)

  ... Le plus tôt nous pourrons tenir cette première réunion du Conseil [consultatif international d’Auroville] et le mieux ce sera. Mme Zivkova est un personnage crucial et central de ce conseil, et elle doit venir physiquement à Auroville.  ..........  Un lieu où quelques jeunes étudiants de l’Orient ou de l’Occident, de derrière le rideau de fer et tous les autres rideaux, essaieront d’abord de comprendre puis d’expérimenter le moyen de produire une espèce nouvelle au milieu de ces Homo sapiens désespérés et autodestructeurs. C’est là un problème réellement international, et tous, quelles que soient leurs croyances ou non-croyances, peuvent se mettre d’accord sur cette nécessité d’une évolution expérimentale — non pas une nouvelle « idée » parmi les milliards d’idées pourrissantes, mais un nouveau dynamisme, une nouvelle expérience d’évolution humaine, un nouvel espoir dans ce monde sinon sans espoir. Comment produit-on le prochain homme ou le prochain être sur la terre ? Alors, tous les « rideaux » tomberont devant le vrai problème.  ..........

  Et permettez-moi de souligner : il ne s’agit pas du tout de millions de dollars ni de millions de roubles — l’argent est une chose pourrissante. Auroville n’a pas besoin d’être riche, au contraire, ce serait une calamité. Ce n’est pas un appel d’argent qu’il faut mais un appel de sang nouveau, prêt à expérimenter sur le terrain. Et juste assez d’argent pour continuer. Qu’Auroville grandisse spontanément et fasse pousser sa propre nécessité autour de ce fait central d’une poignée de jeunes de toutes nationalités qui essaient, qui sont prêts à tenter cette aventure inconnue. Alors Mère se saisira de ces quelques cœurs et de ces bonnes volontés et en tirera des résultats inattendus, sans commune mesure avec notre petit effort. Car c’est l’Heure où, même un petit effort, peut avoir des résultats formidables et foudroyants.  Oui, nous pouvons construire un « Pavillon » pour chaque pays, mais le vrai ciment de ces bâtiments est l’effort commun vers une nouvelle conscience et une nouvelle façon d’être. Les « bâtiments » ne sont qu’un prétexte — en fait, Auroville tout entier n’est qu’un prétexte et une façade pour construire une nouvelle conscience. Une fois Auroville joliment bâti avec toutes ses avenues et ses rues et ses beaux pavillons, nous pourrons aller construire un autre Auroville ailleurs dans le monde — parce que c’est le fait de construire qui est nécessaire, pas la ville. Nous construisons un autre être. (...)  Avec beaucoup d’amour,

Satprem  

19-24 février 1981

  Delhi-Lucknow.  Madame Zivkova.

20 février 1981

(Lettre aux Auroviliens)Delhi

  Mes amis et frères,  Je veux de vous une compréhension plus profonde.  Nous ne sommes pas là pour des petites choses, ni même pour un « grand Auroville », mais pour quelque chose de plus essentiel.  Certainement, le premier but est de prêter notre corps et notre âme à la Force nouvelle pour qu’elle puisse remodeler notre humanité. Mais Auroville a aussi un sens mondial. Cette nouvelle humanité, quelle qu’elle soit, n’est pas un accomplissement personnel, ni même un accomplissement de groupe — cela concerne l’humanité tout entière. Si notre monde éclate en morceaux, alors il n’y a plus d’humanité. Des puissances gigantesques s’affrontent — que pouvons-nous y faire ? Que peut y faire Auroville ?  C’est là où il faut que vous compreniez un peu le sens mondial d’Auroville, au-delà de nos petites affaires.  Et je dis que nous pouvons faire quelque chose. Par une grâce unique, sans précédent dans l’histoire récente, le soi-disant rideau de fer s’ouvre

pour nous. Mme Zivkova se rend à Auroville. Mère avait longtemps prié pour une pareille occasion. Dans son Agenda elle a dit et répété qu’« Auroville est une occasion donnée à l’humanité d’éviter une troisième guerre mondiale ».  Alors, comprenez dans votre cœur et votre corps le sens profond, le sens vaste de cette visite de Mme Zivkova — ne parlez pas de petites choses, ne pensez pas à de petites choses, pensez à la grande chose, la grande occasion. Ayez une vraie Prière dans votre cœur, élargissez votre petit -horizon et montrez-vous à la hauteur.  Vous le savez, nous sommes là pour marcher sur un chemin nouveau dans notre propre conscience corporelle. Nous sommes là pour ouvrir notre petite humanité à une nouvelle expérience. Il ne s’agit pas de croyance ni de dogme ni de philosophie ni de politique ; cela transcende toutes les idéologies, qu’elles soient capitalistes ou socialistes, toutes les religions et les athéismes, toutes les races, blanche ou noire ou jaune. Nous devons survivre, et nous ne pouvons survivre que si nous changeons notre structure humaine. Tous les êtres humains peuvent se mettre d’accord sur ce point, qu’ils soient du bloc communiste ou du bloc capitaliste. Et nous sommes là pour tenter l’expérience dans notre âme et notre cœur. Là, toutes les idéologies peuvent se rejoindre, toutes les croyances ou non-croyances. Et ce point de rencontre, c’est Auroville.  Nous devons inviter Mme Zivkova et d’autre représentants d’Amérique ou d’Afrique, les inviter avec notre cœur le plus profond à partager cette Expérience humaine, cette nouvelle évolution, et à envoyer de leur pays quelques échantillons humains qui se joindront à cette Expérience — nous ne réussirons que si l’expérience est mondiale. Le rideau de fer ou de dollar ou de bambou et tous les rideaux ne peuvent tomber que si nous trouvons le point central où toutes les barrières humaines fondent dans une Nécessité plus profonde.  Nous savons ce qu’est cette Nécessité plus profonde et nous sommes là pour la tenter. Que la nouvelle vague parte d’au moins un point, un recoin du monde. Essayons ensemble l’Être Nouveau. Changeons cette vague catastrophique qui menace d’engouffrer le monde en une nouvelle vague de création et d’espoir. Au lieu de confronter les vieux fantômes internationaux de la terreur et de la guerre, confrontons notre propre Humanité profonde à son propre avenir et à son propre défi.  Là nous pouvons tous nous rejoindre, et là nous pouvons tous essayer.  C’est le vrai sens mondial d’Auroville.

Ma prière brûle avec la vôtre,Satprem  

22 février 1981

(Lettre à Micheline)Lucknow

  Tandis que les haut-parleurs et les shanaï retentissent sous les voûtes du palais pour accueillir Mme Zivkova — que j’ai rencontrée avant-hier à Delhi — j’essaye de rassembler quelques bribes de pensée claire pour vous donner des nouvelles. Quel cirque ! Je repars demain sur Delhi-Bangalore et nos montagnes.

  J’ai fait une importante découverte (pas nouvelle exactement, car je le soupçonnais intérieurement, mais les faits matériels sont très parlants). Je croyais donc que Delhi, nos amis, avaient un certain pouvoir du fait de leur intimité avec Indira, et qu’ils ne se servaient pas de leur pouvoir ou qu’ils avaient peur de s’en servir — d’où ma « rage » et mes coups de poing sur les murs. Et puis je m’aperçois qu’ils n’ont pas de pouvoir ! Et non seulement ils ne peuvent rien, mais Indira elle-même n’a pas de pouvoir ! Ils sont assiégés par un million et des millions de petits Nava qui se sont installés partout et dans les moindres recoins, du haut en bas, durant le précédent régime. Pas une seule décision directe du Premier Ministre n’arrive à exécution sans être immédiatement bloquée, tordue, et quand on a surmonté dix barrières, il y en a dix mille autres qui se dressent — la justice, les finances, le commerce, la police, tout-tout est entre les mains d’une formidable maffia débordante d’argent. Ce n’est pas Indira qui a le pouvoir, c’est Navajata & Co. C’est une Hydre à des milliers de têtes. Il faut qu’Indira mette le poing sur la table (ce qui n’est pas sa nature) et exprime une volonté catégorique et irréductible et répétée, pour qu’une seule décision arrive à exécution — et Indira n’a pas la volonté (quoique, pour la prise de contrôle d’Auroville, elle ait été très catégorique, et combien d’obstacles ont dû être surmontés, et ce n’est pas fini). En fait, ce n’est même pas le problème d’Auroville ou de l’Agenda : c’est le problème de toute l’Inde. Mais je savais très bien que Navajata était précisément le symbole de la pourriture de l’Inde. C’est tout le système qu’il faudrait changer, briser ; or Indira a un atavisme « démocratique » tellement ancré que c’est un peu d’elle-même qu’il faudrait briser pour briser cette Machine. Elle commence à se rendre compte que si elle n’agit pas, elle sera engouffrée ou paralysée par l’Hydre, et elle cherche encore des moyens démocratiques de changer la démocratie, mais alors elle se heurte à ses propres ministres et à ses millions de « fidèles » qui justement sont les bénéficiaires de la pourriture démocratique. Si elle voulait toucher la Sacrée Machine, elle aurait non seulement contre elle tous ses ennemis, mais tous ses amis ! C’est toute l’Inde qui est dans le même sac. La seule solution, c’est un coup d’état militaire — qu’elle n’osera jamais. Mais je crois, mon espoir, mon secret espoir, est que Mère va arranger des circonstances matérielles telles qu’Indira sera obligée d’agir. Si elle n’y est pas forcée, si elle n’a pas le couteau sous la gorge, elle ne fera rien et l’Inde est vouée à la décomposition avec tous les petits Nava et Counouma triomphants.  Je n’ai donc plus de colère contre C.P.N. & Co. — je me suis rendu compte qu’ils faisaient ce qu’ils pouvaient et qu’en fait ils ne pouvaient rien. Ce n’est pas de l’inertie, c’est de l’impuissance. On ne se fâche pas contre un paralytique.  Par contre, si nous ne faisons rien ou ne pouvons rien faire, les autres ne sont pas affligés de la même paralysie. Alors là on est un peu sidéré de leur formidable noyautage partout. Pour donner un exemple récent, je viens d’apprendre à Delhi, par Pratibha [député au Parlement et fille aînée de C.P.N. Singh] que Pourna avait rencontré une série d’hommes politiques et fait toute une campagne bien organisée politiquement, avec des gens d’« influence », pour expliquer en tant que petite fille de Mère que l’Agenda était une escroquerie de Satprem, que Satprem avait illégalement « fait sortir de l’Inde en contrebande » les bandes magnétiques avec la complicité de « certaines personnes » (sous-entendu Tata). Bref, que j’avais volé et

déformé le Message de Mère à des fins lucratives, etc. etc. Pourquoi cette campagne politique ? Qu’est-ce qu’ils préparent ? Il n’était pas très clairement dit, mais j’ai cru comprendre qu’ils annonçaient un « vrai » Agenda pour rectifier l’imposture de Satprem. Et cette campagne était si bien faite, étayée, paraît-il, de « preuves », que non seulement Pratibha mais C.P.N. Singh lui-même pensent en effet que j’ai fait sortir « en contrebande » les bandes magnétiques et que j’ai agi illégalement — bien que, naturellement, ils soient de mon côté, ils se battront de mon côté si nécessaire et sans hésitation.   Ceci est un exemple parmi tant d’autres*. Naturellement, il est bien prévu que ma déclaration à la Cour suprême, dans l’affaire d’Auroville, sera instantanément contestée : le témoignage d’un voleur qui a été expulsé de l’Ashram au surplus, n’a aucune valeur. (...)

26 février  Enfin j’ai terminé ce cirque. Mais je rentre pour me trouver devant 400 pages d’épreuves du tome XI à voir en quelques jours. J’achève donc cette lettre en hâte. (...)  Proposition de C.P.N. : deux cent hectares de terres en U.P. et des fonds pour faire un « vrai Auroville sans ombres » — je n’ai pas bondi parce que je suis devenu plus sage, mais j’ai répondu que « l’Ombre » était précisément la chose à vaincre — si elle n’est pas vaincue là, où sera-t-elle vaincue ?...  Seule chose vraiment positive de ce voyage, ce sont mes trois rencontres avec Mme Z. (une à Delhi, deux à Lucknow). Une femme remarquable décidément, infiniment supérieure à Indira en qualité. En fait, la personne la plus remarquable que j’aie jamais rencontrée : intelligence vaste + vision + énergie indomptable et immédiate. On passe une heure avec elle, et on sort rafraîchi — c’est elle qui donne. Une force claire, pleine de joie. Jamais Mère n’a eu de meilleur instrument. Nous avons parlé de choses que je ne peux pas dire ici... Mais SILENCE. Il ne faut absolument pas que son nom soit prononcé autour de nous — elle courrait un trop grave danger...  Cette rencontre-là, c’est un cadeau de Mère. Si ça existe, il y a de l’espoir pour le monde.  Mais l’Inde ?... J’ai rencontré Pratibha, l’amie d’Indira, qui m’a fait une réponse significative. Je lui ai donc répété le danger grandissant dans lequel se trouvait l’Inde et je lui ai dit : si Indira n’agit pas vite, elle se retrouvera devant une situation incontrôlable. Réponse de Pratibha : « What can we do ? we have to follow the procedures. » [« Que pouvons-nous faire ? Nous devons suivre la procédure. »]  J’ai donc appris une fois pour toutes ma leçon avec Delhi : il n’y a rien à faire. Je me fâchais quand je croyais encore que l’on pouvait faire quelque chose, mais on ne peut rien. Reste donc à se concentrer sur la seule chose que nous pouvons : tâcher d’organiser un Mira Aditi* indépendant à Auroville de façon que l’Agenda ne soit pas à la merci de ces politiciens.  Mais oui, Micheline, je comprends bien ce que tu veux dire et ce que Carole voudrait : une émission « Bernard Pivot » [à la TV] sur le Mental des Cellules. Mais recommencer ce cirque ? Mon corps n’est plus du tout ce qu’il était en 1977... Tu comprends, pour dire les choses simplement, je voudrais terminer aussi vite que possible le XII et le XIII — après, ce sera du « rabiot » et, mon dieu, je serai disponible. Mais il faut que je termine ma tâche première, il faut que j’aille jusqu’au bout de cet Agenda. (...)

Satprem  

4 mars 1981

  Fin du tome XI expédié à Paris.*

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher Compagnon,  Oui, nous sommes inséparables.  C’était bon de vous rencontrer. Nous sommes liés par le Message de Mère — s’il n’y avait pas cette Œuvre et ce Message, la vie serait quelque chose de vraiment misérable. Franchement, s’il n’y avait pas Mère, je partirais. J’ai encore deux tomes à terminer. (...)  J’ai senti votre fatigue à Lucknow, et aussi votre blessure. J’en suis profondément désolé — je n’ai jamais voulu faire de mal à quiconque dans cette vie, j’ai trop souffert moi-même. Mais mon cœur est pur, vous le savez. Ces temps derniers, j’ai été très inquiet de la tournure des choses, et donc très impatient, fâché même — ce qui est une faiblesse. Je sens beaucoup que mon temps est court, peut-être très court. Cela fait huit ans maintenant que je travaille sans relâche, et j’ai traversé bien des angoisses  ; il y a une profonde fatigue, une lassitude. Je suis toujours prêt à me battre, mais cette dernière bataille dans le marécage sordide de ce pays m’a usé.  J’aurais aimé pouvoir vous expliquer les raisons de mes doutes et de mon impatience. Jusqu’à ce voyage à Delhi, je pensais que nous avions le pouvoir, mais que nous ne nous en servions pas ou avions peur de nous en servir — d’où mes coups de poing aux portes. Mais j’ai découvert que nous n’avions aucun pouvoir : ce sont eux qui ont le pouvoir. Il n’y a pas un seul ministère qui ne soit complètement infiltré par nos ennemis, peut-être pas un seul ministre ou secrétaire qui n’ouvre ses portes et ses oreilles à l’Ennemi. Nous sommes paralysés. Lorsque j’ai compris cela, ma colère est partie. Indiraji n’a pas eu le courage de nettoyer les Écuries  ; le seul bien qu’on puisse dire d’elle, c’est que ce serait pire sans elle. Mon seul espoir maintenant est que Mère crée des circonstances intolérables ou même écrasantes qui obligeront Indiraji à agir. Sinon c’est sans espoir. Elle n’a ni le courage ni la volonté. Elle veut « suivre la procédure », comme dit Pratibhadi, mais elle sera détruite par cette « procédure » et ces millions de traîtres qui l’entourent, à moins que Mère ne vienne lui donner un coup de Main, brutal peut-être. Telle est la leçon que j’ai apprise de ce voyage. Alors maintenant je n’essaie plus de demander « pourquoi ne faisons-nous pas ceci ou cela ? » — je sais que nous ne pouvons pas faire. C’est simple et tragique. (...)  Vous sentez certainement comme moi. La seule chose à faire maintenant, c’est de me hâter de terminer mon travail pendant qu’il me reste du temps. Cela demeurera pendant des décennies, le reste passera.  ..........  Je suis toujours avec vous. J’ai appris ma leçon. Il ne reste que l’amour dans mon cœur.  Je vous embrasse, mon Compagnon inséparable.

Satprem  

7 mars 1981

  Attaque cardiaque.  Je refuse de mourir.

10 mars 1981

(Lettre à Alain Bernard, Auroville)

  Tu es souvent dans ma pensée, bien que je n’aie guère le loisir d’écrire. Même aujourd’hui je suis obligé de dicter cette lettre à Sujata parce que je ne suis pas en très bonne santé. Tu es proche de moi, dans mon cœur et dans ma conscience.  Je me soucie beaucoup pour Auroville depuis bien des années mais plus particulièrement ces temps derniers, parce que maintenant ce n’est plus tellement un ennemi extérieur qu’il faut affronter qu’une difficulté intérieure issue des ego humains — et s’il y a l’ego, il y a la graine de la décomposition. Tout le monde semble dire « moi-je » pense, « moi-je » sens, « moi-je » crois etc., ce n’est rien que du vent mental désordonné. Mère a tellement dit : « Il faut se laisser aplatir jusqu’à disparition, il faut abdiquer la petite personne, sinon c’est la vieille ronde qui continue et continue... » Je comprends bien que cet ego mental est nécessaire tant qu’il n’y a rien pour le remplacer mais, au moins à Auroville, un premier effort devrait être fait pour tenter d’écouter l’âme d’abord. Au lieu de se jeter sur la première impulsion venue, on pourrait essayer, chaque fois, à chaque occasion, de faire un peu de silence et d’essayer de comprendre ce que l’âme, elle, dirait. On peut essayer de faire appel à Mère, dans ce silence, et de comprendre ce que, Elle, voudrait. Sinon c’est la vieille histoire sans espoir.  Certainement, le vieux système démocratique et majoritaire est un pis-aller qui doit disparaître dans le nouveau monde. L’idéal serait évidemment un gouvernement de sages : quelques personnes avec une vision silencieuse et sans préférences ni désirs. Nous ne sommes peut-être pas encore arrivés là. Mais il ne faut jamais oublier — je répète, jamais oublier — que c’est le vrai but et le seul salut, sinon c’est la course au pouvoir politique avec des petits ego grouillants et plus ou moins bien intentionnés, mais même les « bonnes intentions » ne valent pas beaucoup mieux que les intentions ignorantes. Dans ses dernières années, Mère disait : « Il faut, oh ! il faut que le règne du Divin arrive, je suis pressée... »  Hier soir j’ai appris les dernières bonnes intentions d’un certain nombre d’Auroviliens pour se débarrasser des indésirables à Auroville. Et c’est vrai, il faudra que ces mauvaises graines s’en aillent avant qu’elles ne contaminent les ignorants. En fait l’ignorance est la seule maladie. Si l’on savait, on comprendrait, on aimerait, et les obstacles fonderaient. Mais l’ignorance ne se dissipe que dans la tranquille douceur de l’âme.  En attendant le gouvernement des sages, il faut qu’il y ait une voix qui puisse parler au nom d’Auroville et c’est notre seul salut pour l’instant,

sinon il y aura cet Auroville-ci et cet Auroville-là et plus personne n’y comprendra plus rien, et finalement ce sont nos ennemis qui en profiteront. Il faudrait tellement, oh ! tellement, que cette voix essaye d’être un peu claire et forte dans son tranquille pouvoir d’âme. (...)  La meilleure manière d’intégrer les esprits c’est toujours de les mélanger à la pâte matérielle, car c’est dans la matière et dans les petites choses de la matière que les consciences peuvent se rejoindre plutôt que dans les rigidités abstraites des petits casiers du mental. Ainsi, les « idéologies » s’useront et se frotteront et s’adouciront au contact tranquille de la matière. Les consciences s’unissent mieux dans la matière que dans les idées — qui sont toutes fausses tant qu’elles ne jaillissent pas de la tranquille nécessité de l’âme. (...)  Il faut, oh ! il faut que le gouvernement de l’âme naisse à Auroville, c’est plus urgent que jamais.  Je vous aime et je peine et je travaille à vos côtés.

Satprem  

11 mars 1981

(Lettre de Sujata à Micheline)

  Êtes-vous mieux ? Plus de grippe, j’espère. Partie, volatilisée ? Mais ne serait-ce pas mieux si on (= vous) pouvait se reposer sans avoir besoin du prétexte d’une maladie ? Mais curieusement, j’ai constaté que la plupart du temps et chez la plupart des gens, ce mental physique n’arrive pas à démordre des soucis ; il a besoin que le corps soit malade pour laisser la paix à l’être. Curieux.  Je constate le même phénomène chez Satprem.  Je vais vous dire.  Le 7 mars, juste midi sonné, il a subi une crise de cœur. Jusqu’à 3 h de l’après-midi, c’était « touch and go », c’est-à-dire la situation très précaire. Son cœur a voulu lâcher. La mort était en face. Mais une profonde volonté en lui pour terminer sa tâche avant de quitter a pris le dessus. Il a su refuser la mort.  À partir de 15 h la partie commençait à être gagnée. Mais c’était lent, imperceptible presque. La nuit du 7-8 était carrément mauvaise. Mais à partir de 4-5 h du matin le 8 j’ai eu un sentiment que ça irait, que le danger était écarté.  Évidemment il est faible comme tout. Le moindre effort le laisse haletant.  Il a quand même accepté de ne plus écrire des lettres lui-même mais de les dicter. Personne ne se rend compte de tout ce qu’il met dans ses lettres quand il écrit — de conscience, d’énergie. Enfin...  Une chose : la nuit du 7-8 il avait très mal au cou*. Est-ce que cela veut dire que le sang n’arrivait pas à monter ou à descendre  ? Quoi exactement ? Évidemment, la circulation était affectée.  Il va mieux. Nous marchons le soir jusqu’en haut de Happywood.  Ci-joint une note de Satprem qu’il m’a dictée ce matin, c’est à propos de la douleur à ses jambes.    ..........

Sujata  

*(Note dictée par Satprem pour Micheline)

  Depuis environ deux ans un certain phénomène se produit très fréquemment et de plus en plus souvent la nuit. C’est comme si tous les nerfs de mes jambes me faisaient mal. Particulièrement depuis le 7. C’est quelquefois une espèce de torture comme si des centaines de nerfs étaient tirés et exaspérés et le corps a envie de se tordre dans tous les sens pour chasser cette douleur. Quelquefois ça dure deux heures, trois heures et m’empêche de dormir. Il y a sûrement une origine subconsciente et un travail à ce niveau là, mais peut-être y a-t-il aussi des moyens physiques et des causes physiques. Si un docteur un peu intelligent comprenait, il pourrait me dire ce qui aiderait un peu le corps et le soulagerait — peut-être que ça manque de vitamines, je n’en sais rien. Je ne veux pas de drogues mais quelque chose de simple et naturel qui remédierait à ces douleurs.  Ce n’est jamais dans la journée que je sens cette douleur, c’est seulement la nuit quand je m’allonge pour dormir*.

15 mars 1981

  Début du tome XII.*

(Lettre dictée à Sujata pour Micheline)

  Veux-tu essayer d’obtenir un conseil médical (peut-être d’Aigueperse, mais je ne voudrais absolument pas que quiconque sache mes difficultés) ? Je ne veux pas voir ni consulter des médecins ni surtout entrer dans l’atmosphère médicale. Je veux seulement quelques conseils simples ou à la rigueur quelques adjuvants pour aider le cœur. En bref, ça se présente comme cela :  Depuis deux ans environ mon cœur tirait beaucoup et je savais qu’il n’était pas bien. Le 7, à la fin de mon travail, à midi, j’ai commencé à sentir comme deux lignes douloureuses qui remontaient de chaque côté postérieur des épaules (dos) vers le cou et l’occiput. C’est devenu comme deux lignes un peu brûlantes*, puis j’ai senti cette douleur dans le cœur comme si les valves ne fonctionnaient pas bien ou que le sang avait difficulté à circuler, puis j’ai senti les deux veines jugulaires (je ne sais pas si c’est exactement ça) mais deux lignes distinctes et comme un peu brûlantes et compactes qui remontaient du cou vers la partie postérieure du cerveau semble-t-il. Bref, le sang avait du mal à monter ou à descendre, je ne sais pas. Les douleurs ont augmenté dans le cœur et alors c’était un halètement constant comme si j’avais beaucoup de difficulté à respirer et comme si ça pouvait s’arrêter à n’importe quelle minute. J’ai haleté toute l’après-midi du 7 et toute la nuit du 7 au 8. Je ne pouvais pas m’allonger parce que les douleurs augmentaient tout de suite, surtout dans le cou où ça faisait comme un carcan. Je ne pouvais pas me tourner à droite ou à gauche parce que le cœur me faisait mal dès que je bougeais. La position

assise semblait la meilleure. Il y avait aussi une sorte de fièvre (la fièvre était intermittente) qui est venue, plus particulièrement dans la tête. On avait l’impression que tout ça pouvait se bloquer à n’importe quelle seconde.  Voilà en bref la description. Maintenant c’est mieux, mais cet halètement a facilement tendance à revenir et je sens mon cœur comme un objet qui n’est pas dans son état normal, il reste fragile.  Ne t’inquiète pas, on ira jusqu’au bout du travail. Quand c’est arrivé, le 7, j’ai commencé par faire ce surrender [soumission], et puis j’ai refusé le surrender, j’ai refusé de mourir : j’ai dit que je voulais terminer mon travail. Donc, si ce moment-là a été traversé, il n’y a pas de raison que je n’aille pas jusqu’au bout. Mais ça reste évidemment très fragile et il faudrait que je puisse consacrer uniquement mes énergies à terminer mon travail sans être trop tiré à droite ou à gauche (en fait, ce n’est ni Paris, ni New York ni le reste de là-bas qui « tire », au contraire, mais c’est surtout Delhi et Auroville qui donnent de la difficulté, enfin l’Inde).  Si l’on regarde du côté positif, je crois que c’était un moyen de purification que Mère m’a donné pour me débarrasser d’un certain nombre d’inutilités et pour m’ouvrir un peu plus dans le sens éternel, en dehors des corps et des circonstances. Donc tout est bien — en fait tout est toujours bien, et rien n’arrive qu’à son heure exacte.  ... Sujata est mon cœur et elle souffre un peu avec mon cœur, mais sa foi tranquille me soutient.  Quand on fait l’addition de tout dans une vie, il reste seulement ce qu’on aime.

Satprem    P.S. Je vais commencer le tome XII ce matin.  

Nuit du 16-17 mars 1981

Vision

  Je marche sur une longue-longue passerelle dont je ne voyais pas le bout, suspendue dans le vide. Il y a à peine de quoi poser un seul pas (12 cm de large peut-être). Je me vois d’au-dessus, tout petit, marchant périlleusement. Puis, tout d’un coup, il y a une barre de fer grise en travers de la passerelle. Simplement une barre. Passer au-dessus est impossible. J’essaye de passer en dessous, mais en me baissant, je commence à avoir le vertige et mon cœur cogne. Ça s’arrête là*.

22 mars 1981

  Perception que ça va devenir de plus en plus difficile à mesure que j’avance dans le XII et le XIII. Ils tenteront tout pour m’empêcher.  Occultement, c’est déjà fait. Mais physiquement, sur mon corps.

24-25 mars 1981

Vision

  On essaye de me tuer. Cette main blanche, cruelle, qui frappe avec acharnement sur mon cou, du tranchant de la main. Toute la force du meurtre et de la cruauté froide et acharnée**.

25 mars 1981

(Lettre de Sujata à Sir C.P.N. Singh)

  Oncle respecté,  Namaskar.  Ceci pour vous raconter quelque chose qui s’est passé la nuit dernière. C’était pendant la première partie du sommeil.  À travers le brouillard de mon sommeil j’ai entendu Satprem qui « hurlait » presque, si je puis dire. J’ai bondi de mon lit et couru à sa chambre. Dans ce laps de temps je l’ai entendu encore trois ou quatre fois, quoique un peu moins fort. Quand je suis arrivée à son lit, il était éveillé.  Voici ce qu’il m’a dit :  « J’ai eu un “cauchemar” qui n’en était pas un. J’ai vu une main, une main blanche qui essayait de frapper mon cou avec une volonté de me tuer.  « J’ai traversé les camps de concentration et tout cela, mais je n’ai jamais senti une cruauté si manifeste que celle qu’exprimait cette main. C’était horrible, horrible. C’était une main blanche, pâle. Mais quelle cruauté, quelle intention meurtrière. Elle frappait mon cou de façon répétée avec le tranchant de la main (comme au karaté). »  De fait, sa première crise cardiaque ce 7 mars avait commencé par des douleurs au cou — elles montaient depuis l’arrière de l’épaule jusqu’à la nuque et plus haut.  Tout cela nous amène à penser que cette crise cardiaque est causée par une magie noire.  Lorsque je suis retournée me coucher, il était 11 h 30.  Bien que Satprem sente encore son cœur, il continue son travail, à un rythme un peu plus lent. C’est le tome XII de l’Agenda, l’année du Bangladesh.  Chaque soir nous sortons marcher un peu. (...)

Sujata  

28 mars 1981

  Ooty — testament.  Retour d’Ooty. La nuée d’enfants qui sortent de l’école — mille millions bientôt. La forêt est vouée à la destruction.

30 mars 1981

  19 h 45. Cette fois ils ont essayé de tuer Sujata.  Deux heures de bataille pour la garder. Comme si sa poitrine se déchirait.  La page est tournée.

2 avril 1981

  (L’arbre coupé.) Chaque fois que tu as de la peine, tu laisses entrer le couteau de l’adversaire dans ton cœur.

*(Lettre à la Coopérative d’Auroville)

  Jean-Marie m’a remis votre grosse enveloppe pour l’Agenda.  Vous ne pouvez pas savoir comme j’ai été touché. Tout de suite, je suis allé mettre cela aux pieds de Sri Aurobindo et je lui ai dit : « Tu vois, ça, c’est Auroville qui donne pour le Travail de Mère. »  Vous avez fait ça avec votre cœur, mais vous ne mesurez pas très bien l’importance du geste que vous avez fait. Il est très important. Il est aussi important que la pose de la première pierre du Matrimandir. Il signifie que votre être matériel a compris un peu ce que signifie la présence de Mère sur la terre. C’est comme un pont direct que vous avez jeté entre votre être physique et la Grâce de l’avenir.  Ce que vous ne savez pas, peut-être, c’est que ces Agenda, ce ne sont pas des livres, ce n’est pas un enseignement, ce ne sont même pas des expériences ; c’est au-delà de tout ça, plus puissant que tout ça : c’est le corps de Mère. C’est sa Force vivante pour transformer le monde. Sans ça, il n’y a pas d’Auroville. Sans ça, il n’y a pas de nouveau monde. Ce n’est pas un livre : c’est un puissant minerai radioactif. Vous pouvez le lire et comprendre, ou ne pas comprendre, ou un peu comprendre ce qu’il y a dedans, mais cela importe peu vraiment  ; ce qui importe, c’est que vous touchiez ce livre, c’est que vous touchiez cette Force, c’est que vous entriez en contact avec la Force qui PEUT transformer. C’est ça, l’Agenda.  Et puis, Mère appréciait tellement le geste matériel de « donner », oui, des billets de banque. L’argent, c’est justement le repaire de l’Adversaire. C’est celui qui va toujours à l’usage égoïste, même si ses apparences sont altruistes. Mais donner pour Mère, c’est un acte concret qui est plus important que toutes les philosophies, les discours ou même les sentiments plus ou moins nuageux dont on enveloppe les choses. Donner, ça veut dire faire participer son corps.  Alors, je suis sûr que votre geste a un sens profond pour l’avenir, et que c’est une promesse et une bénédiction pour Auroville.  Ce que vous ne savez peut-être pas, non plus, c’est que cet Agenda, c’est un peu (ou peut-être beaucoup) le symbole de la bataille du Nouveau Monde. C’est une formidable bataille, dont Auroville est seulement un petit reflet. Que pouvaient comprendre quelques hommes, il y a deux mille ans, autour d’un être qui s’appelait le Christ ? Que savaient-ils, ces quelques

hommes-là, de ce qu’allait devenir la graine jetée par le Christ  ? Que savons-nous, aujourd’hui, du sens de Mère et de Sri Aurobindo  ? Et est-ce que cette graine, une fois de plus, sera pervertie, emprisonnée dans une religion, enfermée dans une puissance politico-spirituelle  ? Ou bien fructifiera-t-elle et rayonnera-t-elle librement et intégralement avec son Pouvoir vivant de changer la terre ?  Cet Agenda, c’est toute la bataille de l’avenir. Vous ne savez pas quelle bataille vraiment...  Aujourd’hui, c’est dans l’Inde que se joue la bataille du monde. Il est capital que l’Agenda se répande dans l’Inde et réveille cette âme endormie. C’est ça qui peut sauver l’Inde et Auroville. Vous ne connaissez pas tous les obstacles matériels et invisibles. Mais votre geste a une grande importance dans cette bataille.  Je veux donc que cet argent aille au travail de l’Agenda en Inde. Si vous voulez continuer votre effort dans l’avenir, je souhaiterais que votre offrande soit faite anonymement, quand vous le voulez, à La Coopérative, dans une enveloppe spéciale réservée à l’Agenda. Ce n’est pas du tout une question de donner deux roupies ou mille roupies. C’est la question de votre éveil matériel au sens de l’Agenda. Ce n’est pas un superflu d’argent que vous donnez, c’est quelque chose d’autre, qui ne se mesure pas numériquement. (...)  Je vous aime, je suis votre frère de toujours et pour toujours.

Satprem  

3 avril 1981

  Électrocardiogramme = pas d’attaque cardiaque !

4 avril 1981

(Lettre à Micheline)

  J’ai une bonne nouvelle à vous donner.  Je suis donc allé, hier, faire l’électrocardiogramme demandé par Yolande. Il n’y a pas de « heart attack » ! pas de trace sur l’électrocardiogramme, par conséquent, pas de trace physique. Mais...  Cette nouvelle m’a laissé perplexe. Je me suis demandé évidemment ce que signifiait tout ça. Parce que, à dire vrai, mon corps ne se sent pas sorti d’affaire tout à fait. Il a été (ou il est) très ébranlé. Mais le cap est passé, c’est sûr.  Je ne sais pas comment expliquer...  J’ai traversé toutes sortes d’épreuves dans ma vie : dans les camps, le typhus, la tuberculose et puis cette péritonite et puis toutes sortes de choses dont on dit : « J’ai failli en mourir. » Mais chaque fois, je n’avais jamais senti que... mon corps n’avait jamais senti qu’il allait mourir ! Il traversait peut-être la mort, mais il n’allait pas mourir. Mais cette fois, il a senti qu’il allait mourir. C’est comme si la mort avait posé son doigt sur le corps. Ça l’a ébranlé beaucoup, et lui a laissé une sorte d’empreinte ou

d’incertitude.  C’est une expérience que je n’ai pas fini de comprendre, alors j’aime mieux ne pas la développer ou la mentaliser. Mais il s’est passé quelque chose de radical dans mon corps, c’est sûr. Quelque chose qui a complètement changé mon équilibre de base — la base sur laquelle on fonctionne d’habitude, qui fait une sorte de confiance habituelle, de confiance en la vie, de confiance... que ça marche. Il y a quelque chose, là, qui a été (comment dirais-je ?) touché ou changé ou ébranlé, je ne sais pas.  Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne sais pas encore.  En tout cas, il est évident qu’il s’agissait d’une... oui, d’une de leurs sales manigances de magie. Ils sont très calés. Sujata vous a envoyé le mot qu’elle a écrit à C.P.N. pour raconter ce qui m’est arrivé il y a quelques jours ou une semaine, je ne sais plus.  C’était une expérience assez terrible. Je n’ai guère envie de répéter ça, mais enfin, il se dégageait de cette main une force de meurtre, mais si cruelle, mais si acharnée.  C’était une expérience.  En fait, depuis des mois (depuis un an surtout, cette terrible année 80), je sentais beaucoup la mort, ou des volontés de mort autour de moi, mais c’était une espèce de lutte constante, invisible, derrière un... comme derrière un rideau : quelque chose qui se passait constamment, jour et nuit. Dans la conscience extérieure je ne savais pas grand-chose, mais ça faisait une sorte de lutte constante et très grinçante, oui, et usante naturellement. Et ce qui s’est passé le 7 mars, c’était le point culminant, je n’en sais rien. -Enfin, s’il n’y avait pas eu la Grâce je ne serais pas resté, c’est sûr. Mais quand c’est venu, il y a eu une volonté, je ne sais pas, une volonté, une prière, ou quoi, j’ai dit : « Je veux finir mon travail. »  Évidemment, c’était une volonté de me détruire. Et j’ai failli prendre ça « bien » comme on dit, c’est-à-dire faire le surrender et dire : « Que Ta Volonté soit faite. » Mais c’était la volonté de l’Asoura.  Il n’y a pas beaucoup de phrases à faire.  Je ne mesure pas encore très bien les choses, mais il y a quelque chose de changé. En tout cas extérieurement, ça m’a fait sentir la nécessité de décrocher de beaucoup de choses, surtout des relations extérieures : des correspondances, etc., pour me consacrer exclusivement à terminer ces deux volumes. Leurs attaques ne sont pas finies, et j’ai senti clairement que, plus j’avancerai (ou plus nous avancerons, ou plus le monde avancera dans ces deux derniers volumes), plus ça deviendra difficile. Mais on gagnera, il n’y a pas de doute. Seulement, il ne faut pas disperser ses -forces.  Mais enfin, la bonne nouvelle dans tout ça, c’est que du jour où leurs manigances cesseront, il n’y aura donc pas de trace physique dans mon corps. Ça, c’est important. Tout d’un coup ça se retirera de moi comme un voile d’ombre, comme une poigne d’ombre ; et puis je serai frais, peut-être.  Donc vous n’avez pas à vous inquiéter, on continue le travail.  Il faut prier.  Et il faut comprendre que les difficultés personnelles, soi-disant, ou qui prennent des allures personnelles, ça n’a rien à voir avec nos faiblesses ou nos qualités soi-disant. Ça a à voir avec la bataille du monde. C’est une grande vague de destruction, et restent debout ceux qui... je ne sais pas, ceux qui aiment, ceux qui s’accrochent, ceux qui veulent « autre chose ». Il

faut surtout ne jamais prendre toutes ces attaques, qu’elles soient psychologiques, physiques ou autres, pour des attaques personnelles : ça fait partie du grand mouvement et de la grande tempête. Si on sait ça, on s’en prend un peu moins à soi-même, on se fait un peu moins de reproches, on comprend que c’est la grande Bataille. Notre seul pouvoir, c’est de durer, endurer, traverser et puis brûler, brûler-brûler tout ce qui est impur, brûler tout ce qui encombre et puis on avance. Et puis on ira au bout.  Pratiquement, je garde précieusement vos remèdes près de moi. Si quelque crise se renouvelle, peut-être que ça aidera. J’ai l’impression que, médicalement, le diagnostic d’Aigueperse est correct et que c’était une sorte de crise d’angor, apparemment. Mais ce sont des symptômes extérieurs. En fait, c’est quelque chose qui devait me tuer. Mais je tiens compte de vos remèdes. Je prends ces glucoses tous les jours, et puis je ne sais plus quoi. Les jambes vont mieux aussi depuis que j’ai découvert que la vitamine B faisait cesser cette espèce de névrite que j’avais dans les jambes. C’était simplement une question de vitamine B. Tout ça aussi dans les apparences extérieures parce que qu’est-ce que ça signifiait derrière, je n’en sais rien non plus.  Mais la grande leçon de tout ça, justement, c’est que ce sont des apparences. C’est que tout, TOUT est une apparence — ce sont des formidables apparences. Il n’y a pas une chose vraie, pas un diagnostic vrai, pas un symptôme vrai, il n’y a même pas une sensation vraie. Il n’y a qu’une Réalité, Divine, derrière tout ça. Tout le reste, c’est un mensonge : un mensonge médical, un mensonge dans son propre corps, un mensonge dans la tête, bien entendu, un mensonge à tous les étages, avec toutes sortes d’apparences effrayantes ou merveilleuses, mais ce ne sont rien que des apparences. Même quand il semble qu’on va laisser tomber son corps, c’est encore une apparence.  Il n’y a qu’une Réalité, Divine.  Et la seule solution, c’est de s’accrocher à cette Réalité, quoi qu’il arrive. Et de ne croire qu’en cette Réalité, quelles que soient les apparences.  Finalement, il n’y a que « Ça » qui existe. Tout le reste ce sont des fantômes sans réalité et qui n’ont de pouvoir que la réalité qu’on leur prête.  Peut-être qu’il faut cesser de croire en la mort.  Enfin on continue. Et il ne faut pas vous inquiéter, ou peut-être qu’il faut vous inquiéter pour le monde entier, mais c’est tout. Et en effet, c’est inquiétant. Mais là aussi, quelles que soient les apparences, c’est vers la victoire que l’on va. Il n’y a pas de doute.  Voilà.  On est ensemble.  On s’aime.  On continue jusqu’au bout.

Satprem  

5 avril 1981

  C’est vraiment la solitude.  Il n’y a que le Suprême.

12 avril 1981

  Des forces cruelles et froides. Combien de temps encore  ? C’est un assaut comme pour me déchiqueter.

13 avril 1981

  L’article infâme et cruel dans le Hindu* contre moi.  Tout le monde ment.

Nuit du 16-17 avril 1981

Vision

  Une nuée asphyxiante, toxique, qui se précipite  et enveloppe une maison dans laquelle je suis.  De gros nuages bouillonnants.

19 avril 1981

  Maux d’yeux, maux de tête, maux de dents depuis des jours.

24-25 avril 1981

  Deuxième attaque.  Seigneur, que j’aille jusqu’au bout.

25 avril 1981

(Lettre de Sujata à Micheline)

  Nous sommes samedi aujourd’hui, le 7 mars en était un autre.  Ma phrase vous aide à deviner ce que je veux dire, n’est-ce pas  ? Oui, Satprem a eu encore une fois cet « angor ».  Cela avait commencé hier soir vers 9 h 30-10 h. Une douleur a envahi son cou (et l’épaule) droite. Ensuite est venue la douleur au cœur. Puis les deux côtés du cou ont été pris. Par moment il ne savait pas ce qui faisait plus mal, le cœur ou le cou.  Toute cette douleur a duré presque sans répit jusqu’à 9 h passé ce matin.  À 4 h il a essayé la Trinitrine, d’abord un comprimé, ensuite un quart d’heure après, un deuxième. Pas de diminution de douleur.  Une chose j’ai constaté cette fois, qu’il n’avait pas eue le 7 mars : des frissons. Ça venait et partait, venait et partait. Je n’ai pas regardé le temps

mais dirais offhand vingt à trente minutes. Après ça, c’est parti. Aussi ses mains étaient moites.  Après 9 h cela commençait à s’apaiser... Maintenant il semble dormir. Mais il se tourne et se retourne.  Satprem m’a appelé seulement à 3 h 20-30 ce matin. J’étais au milieu d’un rêve avec Giscard. Il mangeait de la papaye française. Je lui ai timidement offert une papaye indienne. Il a hésité puis pas voulu tout à fait me refuser, alors il a pris une bouchée avec précaution. Ensuite je l’ai vu poussant sa papaye française à côté, prenant celle offerte par moi et la mangeant avec délice... Je suis sortie du sommeil, puis revenue. Il était toujours assis par terre (dès le début), et il avait un atomiseur dans la main avec lequel tout autour de lui il humidifiait le sol — un sol en ciment non poli ! ! Je lui ai dit que c’était la seule bonne chose française = le parfum français. Mais pendant même que je lui disais cela, quelque chose en moi rectifiait : « non, pas tous les parfums ».  C’est à peu près à ce moment que S. m’a appelé et j’ai accouru. (...)

Sujata  

29 avril 1981

  Arrivée du Mental des cellules — le beau livre.

Nuit du 3 au 4 mai 1981

  Mère veille sur moi.

4 mai 1981

(Lettre dictée par Satprem à Sujata pour Micheline)

  Voici ma propre description « clinique » qui complétera celle que Sujata a fait dans sa lettre qui semble ne pas t’être parvenue.  Ça a commencé à 9 h du soir comme j’allais me coucher. La douleur a commencé dans le dos comme l’autre fois mais plus localisée à la hauteur de l’épaule droite et remontant vers le cou. Puis la douleur s’est répandue dans toute la région du haut du dos, comme si je sentais avec chaque respiration deux lignes ou deux veines ou deux artères, je ne sais pas, douloureuses et un peu coincées, correspondant presque exactement à la hauteur des clavicules mais dans le dos et remontant vers la nuque*. Puis les douleurs dans le cœur ont commencé avec cette grande difficulté à respirer comme si le souffle était très court et entravé. La douleur dans le cœur devenait particulièrement pénible quand j’essayais de tourner à droite ou à gauche. J’ai remarqué une chose que j’avais oublié de te dire. Lors de la première attaque, il y avait de très fortes douleurs constrictives à hauteur du sternum, mais je pensais que c’était ma vieille hernie, inusitée, que j’ai dans l’œsophage depuis des années là où le tube digestif se raccorde à l’estomac. Je pensais que la douleur constrictive venait de là  ; mais en fait

elle venait de plus haut. Or, lors de la deuxième attaque, cette douleur constrictive était beaucoup moins perceptible et sensible.  C’est seulement vers 3 h du matin que j’ai décidé d’appeler Sujata et c’est seulement à ce moment-là que je me suis décidé de prendre de la Trinitrine, une première dose, puis une deuxième, apparemment sans effet — mais peut-être est-ce parce que j’ai attendu trop tard et l’attaque était déjà trop avancée pour être contrecarrée.  À partir de 3 h du matin ça a commencé à devenir très pénible et épuisant. J’ai commencé à être gelé (ce qui ne s’est pas produit lors de la première attaque : tout mon corps était secoué de frissons et j’avais des claquements de dents). À un moment j’ai senti que j’allais m’évanouir et j’ai dit à Sujata : « Je crois que je suis en train de partir. » Alors elle a dit « Non » avec beaucoup de force et l’évanouissement s’est arrêté, puis peu à peu les frissons ont disparu. Je grelottais littéralement. Sujata me dit que mes mains étaient toutes glacées et moites. Il paraît que ces frissons ont duré une vingtaine de minutes. Vers 6-7 h du matin j’ai senti que le cap était viré. Je me suis dit tout de suite que s’il y a une troisième attaque, je ne sais pas comment ça se passera.  Maintenant la confiance est revenue. On apprend le métier.  J’ai oublié de dire que quand j’ai eu ces frissons, Sujata m’a donné du whisky apporté par Yolande et cela a aidé — j’aurai au moins appris à boire du whisky ( ! )  Maintenant je me sens bien, sauf que je me fatigue très vite et suis tout de suite hors d’haleine dès que je fais quelque mouvement. Quand je me fatigue un peu trop, il y a parfois des douleurs autour du cœur.  ... Je fume raisonnablement et incorrigiblement dix cigarettes par jour. Et ne touche plus aux cigares (je suis donc très sage).  Marcher ne me fatigue pas, au contraire, j’ai l’impression que ça me fait du bien pourvu que j’aille doucement.  C’est très difficile de savoir ce qui est la part de leur magie et la part d’une faiblesse ou d’une faille naturelle qui permet à leur magie d’agir.  Je suis confiant.

Satprem  *

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Il est bon de vous sentir là.  Hier, Kireet m’a transmis au téléphone votre offre d’un refuge inconnu de tous. Je comprends bien que la force principale de nos ennemis est qu’ils connaissent ma demeure physique — cela les aide à mieux viser leur attaque.  J’avoue que tout de suite après la dernière attaque du 24-25 avril, j’ai senti fortement que je ne survivrais pas à une autre. Elle était suffisamment violente. (...) Puis j’ai pensé que je devrais quitter l’Inde et terminer mon travail avant qu’ils n’arrivent à m’éliminer.  Tel est ou tel était le tableau. Mon sentiment actuel est un peu différent, peut-être parce que je suis hors de danger immédiat. Quand on est dedans, cela apparaît différemment. Je sais et je sens la menace suspendue au-dessus de ma tête, mais quelque chose me dit : « Ce n’est pas possible que Mère t’abandonne à la merci de ces gens cruels, ce n’est pas possible que

tu t’en ailles avant d’avoir terminé ton travail — c’est un manque de foi. » Il y a aussi une vérité qui naît dans mon corps depuis ces deux attaques  ; il est trop tôt pour en parler, mais c’est une sorte de sensation physique que seul le Divin est vrai, seul le Divin agit et décide, qu’il n’y a aucune « magie noire », il y a seulement la « magie divine ». Tout dépend de la foi physique du corps ; s’il croit en les fantômes, alors il est tué par les fantômes  ; s’il croit seulement en le Divin, alors il n’y a rien d’autre, seulement une expérience pour apprendre au corps la vraie attitude et la vraie vie divine. Alors c’est un mince fil, et on peut être projeté d’un côté ou de l’autre — la vraie vie, ou la mort — selon cette conscience physique. Je ne sais si toutes ces expériences sont voulues par Mère, ou ... quoi  ? Je ne peux pas croire que ces petits magiciens cruels soient les maîtres de ma destinée. En même temps, je sais ce que l’on ressent au milieu de ces frissons glacés.  Pour le moment, il y a en moi un marin breton entêté qui refuse la défaite. J’irai jusqu’au bout de ce tome XIII et ne bougerai pas, même si j’en meurs. S’il y a une Vérité divine, autant mourir avec cette foi plutôt que de m’enfuir et de sauver ma vie avec la foi en le Diable. Mon dieu est tout de même plus grand que ces petits magiciens. Et si le moment est vraiment venu que je quitte ce corps, alors c’est très bien ainsi. Au moins j’aurai essayé de mon mieux.  Je ne peux m’empêcher de sentir que Mère veut m’apprendre quelque chose, non seulement avec Son Agenda, mais par l’expérience directe. (...)  Je termine les dernières pages du tome XII, et vais tout de suite me mettre au XIII. Je ne veux pas perdre un seul jour. Il n’est pas question de ralentir ou de repousser le programme de travail. Je sens que des événements se préparent dans le monde et que je dois être prêt à temps. Et peut-être que mon travail même et le fait de terminer l’Agenda aident à préparer ce qui doit venir. Je sens que l’Inde sombre de plus en plus et que seul un miracle peut la sauver des grossiers méfaits et du malheureux karma qu’elle a empilés sur sa tête. Auroville ne sera pas libéré par un processus légal — toutes les légalités sont aux mains de l’Ennemi. En fait, l’Inde tout entière est aux mains de l’Ennemi — et Indiraji ne fera rien tant qu’elle n’aura pas le couteau sous la gorge.  Dans cette condition, je sens qu’il se passera peut-être quelque chose vers la fin juillet, quand j’aurai mis le point final au tome XIII.  Si les choses en arrivent là, alors j’envisagerai de quitter le pays, car il ne sert à rien de rester au milieu du chaos. D’ici là, je ne bougerai pas de Land’s End, et au diable les magiciens.  Le corps est fragile. Je fais une courte promenade chaque jour. Je m’essouffle facilement. Mais quelque chose en moi a de plus en plus de foi en les façons du Divin. Voyons.  Je vous embrasse, Nous sommes profondément ensemble dans cette bataille. Mère vaincra. Portez-vous bien, nous avons besoin de vous.

Satprem  

5 mai 1981

  Cette note est tout d’un coup tombée sur moi comme une évidence physique irréfutable :

Du jour où on m’a fermé la porte, on LA tuait.

6 mai 1981

  Il y a 36 ans, je sortais des camps. Pour-quoi  ?

9 mai 1981, 9h du soir ( ! )

(Lettre à Auroville, Coopérative)

  Je dicte à Sujata ces quelques lignes.  ... La première chose à faire, il me semble, c’est d’arrêter toutes les infiltrations d’argent à Auroville par les « channels » [filières] non reconnus. C’est la source du noyautage à Auroville.  Tu peux le dire à la Coopérative de ma part, si cela leur semble juste. Je pense particulièrement à ceux qui reçoivent de l’argent de S.S. C’est une source de trahison et de division. Mais il y a sans doute d’autres sources que vous devez connaître mieux que moi. En fait, seule la Coopérative devrait être la source de l’entretien ou de la « prospérité » des Auroviliens.  Il faut profiter du bref répit qui nous est donné pour établir des fondations solides et nettoyer le terrain. Peut-être, le premier acte « législatif » d’Auroville serait-il d’établir en quelques points généralement acceptés une sorte de code matériel déterminant les conditions matérielles et les qualités matérielles qu’il faut remplir ou avoir pour appartenir à la communauté d’Auroville, en dehors des conditions idéales et spirituelles énoncées par Mère. Dans une précédente lettre j’avais tenté de suggérer quelques-uns de ces points. Si ces bases sont généralement acceptées, cela fermera la porte immédiatement à un certain nombre d’éléments douteux ou indésirables. Il serait peut-être même bon d’inviter ces éléments vacillants ou douteux à se prononcer publiquement sur ces quelques points matériels qui devraient former le code pratique d’Auroville. Ces éléments seront ainsi mis au pied du mur et obligés de choisir. Il faut qu’il n’y ait plus le moindre prétexte à la division et que nul ne puisse se cacher derrière un manteau « spirituel » pour continuer ses petites affaires. En somme, ne pas confondre un caméléon avec un pingouin, c’est aussi simple que cela.  Le « spirituel » peut rester vague et cotonneux, mais le matériel est très exact et exigeant et nul ne doit pouvoir se défiler devant quelques points matériels clairement conçus et énoncés. C’est là que l’on peut pincer sur le fait toutes les sources de division.  C’est donc le rôle même et la qualité même de la Coopérative qui est solidement à établir. Il doit y avoir un organe central et centralisateur ayant le pouvoir d’agir suivant les quelques points matériels généralement admis. Ces quelques points devront être également reconnus et admis par les administrateurs d’Auroville.  Il est certain qu’un jour prochain — je l’espère — Auroville n’aura plus besoin de « règles » parce qu’il sera passé au-dessus dans sa conscience. En attendant, il faut se décrasser et savoir ce qu’on veut.  Bon travail et bon courage.

Satprem  

  Permettez à Sujata d’ajouter : du BON SENS surtout.

11 mai 1981

  Fin du tome XII.

15 mai 1981

  Début du XIII.

15 (?) mai 1981

(Notation dans les papiers de Satprem à propos de ces crises cardiaques. J’ai tenté ici de ramasser

les implications et premières conclusions decette expérience capitale.)

  ... Puis quelque chose a répondu — pas sous forme de mots, mais dans les faits. Une expérience, puis une deuxième, saisissante : nous avons failli en mourir. C’est dans la mort qu’on touche le secret de la vie, il n’y a pas d’autre moyen, sinon c’est la vieille vie qui continue. La première expérience, c’était il y a deux mois, la deuxième, il y a vingt jours. Comme si Mère voulait tout de même nous donner une réponse — mais la réponse n’est jamais comme on l’attend, c’est pourquoi on n’y voit pas clair  ; si c’était « clair », nous serions déjà de l’autre côté. L’autre côté n’est pas du tout clair pour celui-ci. Mère nous a donc mis dans la mort, deux fois, avec tous les signes de la « crise cardiaque » ; la deuxième fois, le corps était devenu glacé et nous commencions à filer... je ne sais où. Il n’y avait pas de peur en nous : c’était un « phénomène », et après tout il y avait cet amour dans notre cœur. Puis le « phénomène » s’est tassé — chaque « crise » avait duré une douzaine d’heures, assez pour se rendre compte, assez pour que ce soit « long ». C’était long. Dans ces cas-là, les minutes durent. Nous n’avons pas appelé de médecin, nous ne croyons pas à la médecine — Mère nous avait bien appris la leçon. Et pourtant, il y avait cette « menace de mort » sur notre tête — ça pouvait recommencer une troisième fois, et la troisième... Mourir, ce n’est pas difficile, mais attendre la mort, c’est pesant. Ça pesait. Puis nous nous sommes rendu aux instances des amis : nous avons fait faire un électrocardiogramme — PAS UNE TRACE. Alors, ou nous sommes fou, nous avons été halluciné, deux fois halluciné — mais une hallucination assez réelle pour laisser filer la corde —, ou bien la mort est une hallucination... que l’on prend au sérieux, et alors on meurt pour de bon. Et si toute la vie, tous ses malheurs, ses accidents, ses cancers étaient une hallucination... prise au sérieux, ou pas ? Si l’on y croit, on passe à gauche ; si l’on n’y croit pas, on passe à droite. La médecine et la science, et tout le saint-tremblement de notre civilisation mathématique est pour la gauche. Elle vit de cette gauche-là : c’est son théorème mortel. Et puis, juste un petit fil de rien — qui est la fin, ou je ne sais quoi, ou l’amour, un

certain regard d’ailleurs qui ne prend pas tout cela très au sérieux — et puis... pfft ! on passe à droite. Mais la droite n’a l’air de rien, elle ressemble même tout à fait à la gauche : on a les deux pieds dedans, c’est la vie-de-tous-les-jours ; ce n’est pas miraculeux, ce n’est pas ahurissant  ; on peut même dire le « hasard », la « chance », ou tout simplement une hallucination. Tout de même, on est passé à droite. Et si TOUTE la vie tenait à ce petit fil-là ? Si tout le passage tenait à ce petit rien-là ? Mais alors... mais alors. C’est le « miracle perpétuel » comme disait Mère, c’est la fin des « lois ». Il n’y a plus de lois  ; il n’y a plus que ce petit fil miraculeux qui vous pousse à droite plutôt qu’à gauche, dans la vie perpétuelle et sans ombre — sans fantômes —, ou dans cette mort constante à n’importe quel tournant. C’est comme on veut. C’est si imperceptible que c’est comme rien, et pourtant ça fait une différence... colossale. La porte est là, seulement on ne la voit pas. Le passage, c’est peut-être simplement de s’apercevoir qu’elle est là, et de la pousser et d’entrer dans le monde des non-fantômes. Nous sommes dans le fantôme. Nous sommes dans la vie-fantôme : la vraie vie n’est pas encore née. La vraie vie, c’est de s’apercevoir qu’il n’y a pas de fantômes — une hallucination à l’envers. Une déshallucination du monde. Alors on y est, c’est « comme d’habitude », avec juste une petite différence... qui a l’air imbécile.  Mère est passée « à gauche », selon toutes les apparences. Et pourquoi  ?... Ce dernier Agenda nous le révélera peut-être.  Mais il y a quelque chose à trouver, il n’y a pas de doute.

17 mai 1981

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Cher et précieux Compagnon,  J’ai lu et relu votre dernière longue lettre. Il était bon de sentir votre présence et votre aide concrètes. Je suis tout à fait d’accord avec votre description de la « technique » tantrique. Mon corps se sent mieux, quoique pas très assuré. Je suis votre conseil et me repose de temps en temps. Je ne suis pas surpris de ces attaques sur vous — c’est un moment crucial. Il semble que tout le monde vital ou le pâtâla [les mondes souterrains] se soient emparés de la terre. Nous sommes très peu nombreux à comprendre le vrai enjeu. (...)  De plus en plus l’Inde est isolée et encerclée. Je crois bien que, comme disait Mère, l’un des plus grands mensonges est l’« opinion publique » — c’est l’un des plus grands fantômes à extirper de la conscience d’Indiraji. Aucun de nos ennemis ne sera reconnaissant si nous essayons de les -apaiser et de les calmer. Tout ce que nous faisons de façon « démo-cratique », ils s’en serviront pour gagner du terrain, jusqu’au jour où, avec une aide extérieure, ils se sentiront assez forts pour nous vaincre — ou bien nous vainquons ou nous sommes vaincus, c’est aussi simple que cela. Comme vous dites, l’heure la plus sombre frappe à nos portes — ou bien nous allons plus vite que nos ennemis, ou bien nous sommes fichus. Kâlo gachchati*, exactement.  J’apprécie votre invitation à Nainital et je peux imaginer la beauté de

l’endroit, mais vraiment, si j’allais là-bas, ce serait seulement pour vous voir — le « tourisme » n’a aucun attrait pour moi. (...)  Nous avons besoin de vous, mon précieux Compagnon. Notre tâche n’est pas finie. C’est la partie la plus difficile de la bataille. Je prie pour vous aussi et vous garde dans mon cœur avec tout mon amour. Sujata est auprès de moi comme un roc solide sur lequel je peux me reposer. Nous vous embrassons tous les deux.

Satprem  

18 mai 1981

(Extraits d’une lettre à Micheline)

  ... La phrase de ta dernière lettre me touche beaucoup, où tu dis que ce XIII est seulement une étape et qu’il y a tout le processus... En toute simplicité, Micheline, je n’ai pas la prétention de faire un yoga de la transformation, j’ai un seul, unique désir, c’est de faire ce que Mère veut et le plus purement possible. Certainement, il y a une volonté en moi de « tenir » jusqu’à la fin de ce XIII, et après... Après, ce n’est pas que je n’aie pas la volonté de continuer ou pas continuer — je voudrais faire ce qu’Elle veut, c’est le plus sûr moyen d’être heureux et en paix, pour dire les choses simplement. Je ne sais pas si tous ces « accidents » font partie d’un processus de transformation — Sujata le croit et sa foi si tranquille est un puissant soutien. Il est certain que cela a complètement bouleversé mon équilibre de base et que je tâtonne vers quelque chose d’autre, et que c’est très radical comme moyen d’apprendre — on est bien obligé ! (Tout se déglingue, les dents l’une après l’autre, et les yeux — heureusement il n’y en a que deux !) Mais je ne veux pas mentaliser ces choses, il faut que je les vive ou que j’arrive à les vivre. Il faut que je comprenne. Il faut que j’assimile tout cela et je ne veux me faire aucune « idée ». Je me souviens de Mère : « Je ne sais pas si je vais vers la transformation ou vers la fin. »  En tout cas, un résultat sûr est que Mère et l’expérience de Mère devient très vivante en moi et comme totalement comprise.  Le reste, à-Dieu-vat.

Satprem  

19-20 mai 1981

Vision

  Un être pendu par les pieds, la tête en bas, très blanc, le crâne rasé, nu, sans vie, couleur d’un cadavre.  Je regarde. Une forme obscure lui enfonce méticuleusement des clous dans chaque doigt de pied, entre l’ongle et la chair — l’être blanc n’a aucune réaction. Puis on lui enfonce des clous tout autour de la tête, le front, la nuque, les tempes — je vois l’éclat métallique de la tête des clous, plate, entourer le front comme une couronne. Une atmosphère cruelle et weird, diabolique.  Comme je commence à prendre conscience, je remarque que cet être

blanc, pendu, me ressemble en plus jeune, comme quand j’étais sannyasin. Je ne sens rien dans mon corps : je regarde avec une sorte de stupéfaction et d’horreur. L’être blanc ne bouge absolument pas, il a l’air blanc comme un cadavre.  En rentrant de chez le dentiste, je regarde à nouveau cette scène, et soudain je comprends : une poupée de cire. C’est moi la poupée. On me plante partout des clous dans le corps. Je le dis à Sujata dans la voiture, à 6 h du soir.  C’est monstrueux.

4 juin 1981

  Visite d’Aigueperse (le grand chirurgien du cœur).  Pas de trace physique.

5 juin 1981

(Lettre personnelle)

  Mère m’a fait une démonstration saisissante. Le Dr Aigueperse est donc venu me voir. Il m’a examiné, on a fait un électrocardiogramme, une radio — rien. Pas une trace. Et tous les symptômes étaient là (surtout la deuxième attaque) et pas seulement les symptômes mais la sensation, la douleur, ce frisson mortel. Enfin tout y était. Et puis RIEN. Alors je me trouve tout d’un coup devant un horizon un peu fabuleux et comme sur le seuil de quelque chose. Mère m’avait souvent dit : « aucun signe n’est une preuve », même les désorganisations les plus totales ne veulent rien dire. Elle m’avait dit et répété que toutes les apparences étaient fausses, que toutes nos « sensations » sont « fabriquées » — tout cela, je l’avais « compris ». Mais je me retrouve devant un fait, et c’est le corps qui soudain comprend. Alors c’est assez... étrange. J’ai l’impression d’avoir perdu les vieilles pédales et de me trouver devant un monde de possibilités. Comme si, vraiment, toutes nos lois étaient une fabrication de notre conscience déformée. J’entends encore Mère me dire : « J’ai tous les symptômes, sans la maladie. » C’est-à-dire que, si tu crois une seconde à la « maladie », tu as la maladie pour de bon, ou la mort pour de bon. C’est juste une crête très étroite où l’on passe de la Réalité à la fausseté, du symptôme à la maladie pour de bon. Tout dépend d’une acceptation. On accepte la maladie, on accepte la mort. Et c’est si étroit qu’à un moment donné, j’ai senti que je basculais de l’autre côté, c’est-à-dire que je m’évanouissais et décrochais du corps, et c’est le Non de Sujata qui a arrêté la bascule. Mais vraiment, d’un côté il y a la Vie pour toujours et autant que l’on veut, et de l’autre il y a la vieille habitude de mourir et d’être malade. Alors je remercie ces « magiciens » et tout est merveilleusement organisé ; si on le prend mal, on est fichu ; si on le prend positivement, on fait un bond — on attrape le couteau de l’adversaire pour sauter plus loin.  Le corps reste un peu fragile et flottant comme s’il ne savait plus très bien

sur quel pied danser, mais il y a quelque chose qui danse — plus, je ne veux pas en dire. Il s’agit maintenant d’assimiler et de voir comment ça se déroule. Mais ce sont tout de même de drôles de moments...  Une dernière chose : il n’est pas question du « successeur » de Satprem, pas plus que Satprem n’est le « successeur » de Mère — nous sommes tous les successeurs. Il y a ceux qui comprennent et ceux qui sont embourbés dans le passé, c’est tout. Mais Mère est prête à donner le secret à tous et l’expérience à tous, chacun à sa mesure, selon sa foi et sa réceptivité. Tu comprends, Elle est venue pour donner ça au monde, pour ouvrir la possibilité au monde — pas à un élu ni à quelques élus. C’est à la disposition de tout le monde.

Satprem  

9 juin 1981

(D’une lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  ... Il n’y a rien qui soit la « maladie » ou la « mort » — et tous les corps peuvent entrer dans une autre Loi, une Loi divine, si seulement ils consentent à laisser tomber leurs peurs et leurs fausses croyances héréditaires.  Alors Mère m’a donné une preuve bouleversante et presque fabuleuse de ce qui peut être fait et comment ça peut être fait. (...) Maintenant le chemin est plus clair, et il y a un changement radical dans ma conscience corporelle. Je ne peux pas en dire plus pour le moment  ; voyons comment les choses évoluent.  Je suis plongé dans le tome XIII avec tout son contenu déchirant et parfois horrifiant. Je revis tout cela avec une compréhension nouvelle plus profonde. C’est une expérience terrible. Quelquefois je sens que le monde tout entier traverse ce tome XIII en même temps que moi. Tout semble à la fois inquiétant et chargé d’une merveilleuse Possibilité — c’est une petite, toute petite ligne qu’il faut suivre entre un vieux monde mourant et quelque chose de nouveau et d’encore incompréhensible.  Je suis profondément avec vous, je partage votre lutte, nous sommes coude à coude et nous allons vers le But imprévisible des âges...

Satprem  

10 juin 1981Vision

  En rêve, je dis à Sri Aurobindo : il y a des siècles de chagrin dans le cœur des hommes. Et je pleurais, pleurais...

14 juin 1981

  « Bigorneau* ».

17 juin 1981

  L’Amérique va livrer des avions F16 au Pakistan et cinq milliards de dollars avant octobre 82. Ils sont déments. Et Haig [secrétaire d’État américain] en Chine qui va vendre des armes. Tout cela, c’est le signe de la catastrophe inévitable. Il faut que quelque chose arrive pour que ce ne soit pas inévitable.

18 juin 1981

  Lecture du 7 avril 73, la colère de Pranab. C’est abominable.

20 juin 1981

  Fin de la lecture de l’Agenda.

21 juin 1981

  Dernier texte Agenda : Et nunc.  Solstice.

22 juin 1981

  En écoutant la symphonie héroïque de Beethoven avec Sujata : François là. Pourquoi ? — Une note. Chaque être est une note. Un concert universel.

24 juin 1981

(Lettre personnelle)

  Un bref petit mot pour te « consoler » de ce malheureux « Eastern Philosophy »*. Cela prouve que l’hypnotisme américain fonctionne très bien — apprends à t’en servir sans y succomber ! J’avais déjà bien remarqué à propos de l’un ou l’autre des conseils de celui-ci, des enthousiasmes pour celui-là, des libraires, etc., qu’il y avait un hypnotisme, et que tu tombais facilement dans le panneau. Simplement apprends la leçon et veille. Leurs modes et leurs impératifs passent comme les acteurs de cinéma et la dernière sensation de la TV, et puis... Mère reste. C’est à nous d’imposer ce que nous voyons. Mais j’ai remarqué aussi que finalement tu n’avais pas cédé à leur volonté de raboter l’Agenda pour se conformer à leur standard. Alors, pour te consoler et pour t’amuser un peu, je vais te raconter une petite vision que j’ai eue il y a des mois et des mois, lorsque tu débarquais

en Amérique et commençais ta prospection. C’est la « nouvelle conscience » qui m’a envoyé cela (je n’ai pas voulu te le dire à l’époque, mais tu en comprendras mieux le sel maintenant). Nous étions donc en Amérique dans un restaurant à la mode, américain, lorsque tout d’un coup un serveur s’approche avec un plateau, et sur ce plateau il y avait... une merveille de cerise, énorme, baignant dans la liqueur et enrobée de chocolat — le tout, si proprement emballé dans un petit pot de plastique transparent. Je m’empare de cette merveille succulente, j’enlève soigneusement l’enveloppe de plastique et... ma cerise au chocolat commence à fondre instantanément et à se répandre sur la nappe — elle fond, elle fond, et puis je me retrouve (tiens-toi bien) en train de lécher la nappe, avec ce goût de tissu rêche et cotonneux — mais pas la moindre trace de chocolat, même dans la nappe  ; tout avait fondu, disparu, évaporé. Alors je me suis dit : eh bien, voilà l’illusion américaine. Des apparences splendides, et puis on se retrouve en train de lécher... du papier buvard.  ... Mais si tu savais comme j’ai peu envie de faire le cirque [en Occident]. En fait, j’en ai tout à fait marre. J’aimerais passer dans une autre existence, VIVRE autre chose — tu comprends, VIVRE.  Enfin, ce sera comme Elle voudra.  ..........  Je pense toujours à ma « montagne » qui roule et s’écrase. Il me semble que l’on s’approche de quelque chose mais quoi  ? comment ?  Le XIII approche de la fin... moi aussi, je suis au bout de quelque chose.

Satprem  

25 juin 1981

  Nouvel assaut des Harijans sur Land’s End comme je commence la lecture des épreuves du XIII.

28-29 juin 1981

  Rage de dents  horrible douleur.  Encore une dent.

2 juillet 1981

(Lettre à Micheline)

  ... Oui, certainement, Mère / Satprem, ce n’est pas en « odeur de sainteté » — quelle horreur ! Mais ils appartiennent à l’avenir, et tous ces vieux bonshommes, Herbert & Co.*, s’évanouiront comme de la poussière. Notre champ d’action est la Terre, et la Force divine est avec nous — ça, pas oublier. Et avec gratitude.  ... Et je me désole un peu (enfin « désole » c’est une façon ridicule de dire) que personne ne parle de ce Mental des Cellules — mais personne n’a

jamais parlé de l’Aventure pendant dix ans, alors... Je te dis, l’avenir est avec nous, il y a d’autres forces que les petits pantins plus ou moins compréhensifs du moment — et c’est ça qui RESTE. Nous n’avons l’air de rien, mais nous sommes les guerriers d’une grande bataille et quand toute leur poussière sera tombée, il restera ça.  Parlant de « bataille », figure-toi que j’ai perdu cinq dents depuis le début du XIII ! Ce n’est pas glorieux, c’est plutôt moche et douloureux, mais c’est comme cela que ça se passe. Ces jours-ci j’avais une mandarine dans la bouche ! Et puis tout d’un coup, j’ai vu le Turban passer. Ils doivent s’y mettre de plusieurs côtés, chacun à sa mesure. Mais tout d’un coup, j’ai compris le mécanisme, parce que longtemps avant la première attaque « cardiaque », c’est-à-dire toute l’année dernière, j’ai eu très souvent des douleurs ou des « fatigues » au cœur (et puis, alors, un assaut formidable de suggestions de mort — plus que des « suggestions », tu comprends : c’était là.) Puis, en mars, la vraie attaque est venue — mais alors j’ai réalisé tout d’un coup que ça fonctionne comme la fabrication d’une bombe : on empile de l’énergie jour après jour, et puis tout d’un coup, crac, on met une allumette, alors ça fait la « crise ». L’« allumette », je sais ce que c’est. Mais c’est comme cela que ça fonctionne. Et maintenant, toutes ces douleurs ou fatigues du cœur que j’ai eues toute l’année dernière = disparues ! Tout de même, c’est un drôle de métier. Mais ça m’apprend formidablement, je dirais presque cellulairement, mais en tout cas dans ma peau de breton, que toutes les apparences sont illusoires — il y a quelque chose d’autre qui décide.  Donc je suis dans la fin du XIII.  Mais encore une prière ( ! ), ne dire à personne que je termine ou ai terminé le XIII, parce que tout le monde va me tomber dessus : ah ! maintenant Satprem est « libre », alors... J’aurais un sacré besoin de comprendre mon nouveau cap dans le silence et la tranquillité.  ..........  Il est temps que je m’arrête pour me replonger dans la fin de 72 — c’est assez terrible de revivre tout ça. Mais le monde est tout à fait terrible, et particulièrement cette Amérique, tout à fait folle.

Satprem  

6 juillet 1981

  L. rêve de ma décision de partir.

10 juillet 1981Vision

  Je conduis une Cadillac, à toute vitesse, avec une grande puissance, sur une route complètement défoncée et semée de trous énormes et noirs.

12 juillet 1981

  Ce 12 juillet 1981 j’ai terminé l’Agenda.    ?

14 juillet 1981

  Le XIII s’envole pour New York.  India Book House annule le contrat de distribution de l’Agenda en Inde.

*(Lettre personnelle)

  14 juillet, il y a quatre ans*, et voilà le tome XIII qui s’envole — on a bien bourlingué ensemble. J’ai envie de t’embrasser, c’est tout. Je suis comme un grand point d’interrogation qui regarde l’avenir. Plus envie d’écrire, plus envie de « dire », mais tellement envie d’autre chose. Quelque chose meurt en moi avec la fin de cet Agenda — Mère, c’est un défi, d’abord.  Alors, une fois de plus, dans les ruines fécondes...

Satprem  

15 juillet 1981

(Extraits d’une lettre à Sir C.P.N. Singh,traduite de l’anglais)

  Je me soucie de votre santé — vous le savez, je suis toujours prêt à voler comme l’éclair au moindre appel ou besoin. Les attaques viennent vague après vague. Depuis le début du tome XIII j’ai perdu cinq dents douloureusement, et je sais que ce n’est pas dû à des causes physiques. Mais c’est une autre source d’inquiétude qui me pousse à vous écrire. J’ai besoin de votre conseil.  India Book House vient d’envoyer une lettre du 8 juillet qui annule soudainement le contrat de distribution de l’Agenda en Inde, prétextant que le tome I se vend mal. Or cela fait seulement six mois qu’ils ont commencé. Il est évident que l’Agenda n’est pas un livre « sensationnel » à succès ni un best-seller, et depuis le début ils savaient que les ventes seraient lentes mais sûres. (...)  Ma première réaction a été : c’est mauvais signe pour l’Inde. Voici un trésor offert à l’Inde sur un plateau d’or — et ils le refusent. Comment contrer cette menace sur l’Agenda anglais en Inde ? (...) Je sens qu’il y a d’autres raisons et pressions en jeu que les raisons purement matérielles. Le tome II va arriver à Bombay dans deux semaines. S’il nous faut trouver un nouveau distributeur, alors nous devons agir très rapidement. (...)

20 juillet 1981

  J’aime le Seigneur    À Ton Service.

21 juillet 1981

  Mort de Ludmila Zivkowa.  Probablement dans la nuit du dimanche 19. (Je l’ai vue.)  Ils l’ont liquidée.

23 juillet 1981

  L’air est plein de griffes.*

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Cher Compagnon très proche,  Mon cœur a pleuré quand j’ai lu dans les journaux la nouvelle de la mort de notre amie. Non, ce n’est pas possible — ils l’ont tuée. De ma vie je n’ai jamais rencontré un instrument si beau, une Shakti si pure et divine, si joyeuse et pleine de possibilités pour un travail terrestre. Je ne peux toujours pas accepter cette mort, c’est un crime, une perte pour la Terre. Et c’est un signe de plus que cette « humanité obstinément asourique » doit passer par l’épée et le feu de la purification. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que les trois-quarts de l’humanité ne sont que des rats qui proli fèrent dans une peau d’homme. Comme disait Mère, « les trois-quarts de l’humanité sont périmés ». Comment et quand allons-nous traverser l’épreuve ? Je l’ignore, mais je ne doute pas que le temps soit proche. Comme Mère avait prié pour un Instrument tel que notre amie Ludmila ! et à peine est-il trouvé que le pont est brisé. L’humanité ne veut pas de pont. Ce à quoi j’assiste en Inde est la même imposture horrible que dans tout autre pays du monde, sous un masque différent, un masque d’autant plus repoussant qu’il prend une allure « spirituelle » — mais il n’y a pas de vraie spiritualité en Inde, il n’y a que des rats spirituels qui prolifèrent par millions et qui font des affaires sous couvert de spiritualité. Alors où est l’âme du monde ? Où est l’élément qui rachète le reste ? Je ne désespère pas, je crois fermement que le Nouveau Monde et l’Espèce nouvelle seront, mais certainement pas avant que la Terre ne soit nettoyée de ces rats. Notre tout premier symbole est le soi-disant « ashram de Sri Aurobindo » de Pondichéry. N’ayons aucun doute, ils ont tué Mère, tout comme ils ont tué Kennedy et tué Ludmila — la même force. Mais sur un point au moins, l’Imposture sera démasquée — elle est en train de l’être. Des milliers d’exemplaires de l’Agenda circulent au moins en France, dans un pays de ce monde. Les tomes XII et XIII vont dévoiler dans le détail le crime de tout l’Ashram, et de Pranab en particulier. Les enregistrements seront bientôt diffusés et chacun pourra entendre lui-même.

  En fait, au milieu de tous ces événements horribles, il y a un signe positif : j’ai terminé l’Agenda ; le tome XIII s’est envolé de l’Inde pour New York pour y être imprimé. J’ai pu terminer la tâche. Quoi qu’il se passe dans le monde, le Véda sacré du Kali Youga* est sauf et entier. Maintenant, ils peuvent me détruire, je ris. La tâche est achevée. Et je dois dire que sans vous, je ne sais si je n’aurais pas eu le même sort que Ludmila. Vous êtes mon grand Compagnon et votre présence ne sera jamais oubliée dans le grand Livre du Destin et dans le cœur du Divin.  Maintenant je n’ai plus rien dans les mains et je me sens tout à fait vide. Pendant tant d’années je me suis battu, tendu vers une unique chose, et c’est fini. Il y a vingt-cinq ans, en 1956, Mère me racontait sa première expérience du monde supramental ; depuis vingt-cinq ans je vis chaque minute de la vie dans ce seul But. Et maintenant... je suis plongé dans un rien complet avec un grand point d’interrogation. Ai-je fini ma tâche  ? Il semble que l’heure d’écrire et parler soit passée — maintenant c’est aux faits de parler. Maintenant nous sommes rendus au Fait. Maintenant Mère elle-même doit sortir de cette tombe où ils l’ont enfermée et marcher dans les rues du monde. C’est la seule prière qui reste dans mon cœur — pour le reste, je suis dans la nuit. J’ai maintenant besoin de beaucoup de silence pour comprendre du dedans ce que je dois faire et s’il y a quelque chose à faire.  Pour le moment, il faut encore que je finisse la besogne de la télévision italienne. (...) Cet étalage de moi-même me déplaît profondément, c’est tellement contre ma nature — j’aime la solitude et le travail réel en arrière-plan. Il faut bien que je me plie à cette nécessité moderne. Je sais aussi que mon éditeur français et tous mes amis en France, en Europe et en Amérique voudraient que je vienne faire le cirque — en fait, j’aimerais disparaître sans laisser de trace. Tout mon être se révolte contre cette sorte de cirque, même si c’est utile. Ne croyez-vous pas que ce n’est plus le temps de tous ces discours et ces prestations et ces conférences et même des livres et encore des livres ? Je ne veux pas être un « gourou » ! ! Je ne veux pas être un « écrivain », ni être « célèbre » — je veux un autre monde. Et je prie — priez que je puisse comprendre du dedans quel est le vrai besoin maintenant. (...)  Je prie pour votre santé.

Avec tout mon amour,Satprem  

28 juillet 1981

  Le Zhéroïsme.

31 juillet 1981

(Lettre personnelle)

  J’ai l’impression que nous sommes dans les derniers jours et que nous allons bientôt arriver à la gare Montparnasse vers laquelle nous galopons

depuis huit ans*. Cette course devient déchirante, je ne peux pas dire.  D’abord Ludmila... C’est dans la nuit du dimanche 19 qu’on a dû la tuer. J’ai tellement mal dans le cœur, je ne peux pas dire. Pourtant je veux te dire, je voudrais te crier beaucoup de choses pendant qu’il en est encore temps — c’est pourquoi j’ai pris cette plume en serrant les dents. Je voudrais me taire et me cacher comme une bête blessée. Et je sais en même temps que ce qui est blessé et torturé en moi, c’est le restant de l’humain, mais l’« humain », je ne sais plus très bien où il s’arrête, ça a l’air un peu de toute la terre déchirée en moi. Alors c’est comme si je revivais tout ce que Mère a traversé, c’est fulgurant quelquefois — tous ses sourires, ses silences, ses petits cris, ses gémissements prennent un sens si terrible, si poignant, si physique. Si tu étais là, je te dirais peut-être, mais ce n’est même pas sûr parce que j’ai du mal à parler.  Ludmilla était venue ici trois jours de suite, je la faisais asseoir sur mon lit, elle regardait sans cesse vers la photo de Mère sur la petite table au pied de mon lit — il y avait une telle soif de savoir dans son être, une telle joie, elle était dans la révélation, avec une force si joyeuse, si limpide comme si elle allait enfin entrer dans la Matière et empoigner la Négation pour la changer en cri divin. Elle allait faire. Elle allait donner son sens vrai à Lénine (et comme elle voyait ! elle voyait l’œuvre de Sri Aurobindo à travers Lénine — un Lénine que nous ne connaissons pas, celui qui était un des instruments de la transformation du monde, et il y avait quelque chose de Lénine en elle, c’est sûr, mais un Lénine qui découvre tout d’un coup le « Matérialisme Divin »). Elle allait faire le travail de Mère et de Sri Aurobindo là-bas, sortir le monde bolchevique de son expérience périmée — elle avait la Force, une force si joyeuse, si claire, je n’ai jamais vu ça — même Indira Gandhi est une enfant confuse et à demi obscure à côté de cette Shakti-là. Et puis on la tue. À trente-neuf ans, juste quand elle allait commencer son œuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu comprends, ce n’était pas simplement une femme avec une force considérable : c’était quelque chose de Mère, une émanation de Mère qui était là. Oui, comme dit Sujata, c’était un « attribut » de la Mère suprême qui était là. Et on la tue. On peut la tuer. Qu’est-ce que ça veut dire ?  Ils ont tué Mère, ils ont tué Kennedy, ils ont tué Ludmila. Qu’est-ce que ça veut dire pour la Terre ?  Oui, je crois avoir vu clair — un jour, ça m’a traversé comme un éclair : « elle a pris le coup pour toi ». Mais moi, j’ai fini ! Elle, elle allait commencer. Et puis elle est allée à Auroville, et surtout elle est allée dans ce repaire d’Asouras pour « recevoir les bénédictions de N. & Co. »... Elle a été marquée. Je sais maintenant qu’elle existe, cette « organisation physique » armée d’un pouvoir tantrique pour établir un faux Sri Aurobindo sur la terre — ce que Mère a vu. Il a fallu une Protection suprême, pour que l’on ne me tue pas — et on est en train de me déchiqueter. Mais je m’en fous, le travail est fait. Alors pourquoi elle ? C’était l’instrument n°1 de Mère dans le monde à l’heure actuelle — tu ne peux pas vraiment comprendre, tu n’as pas vu. Mais moi je sais. C’est Ludmila qui tout d’un coup m’a fait toucher, voir ce que Sri Aurobindo avait voulu semer à travers Lénine -(Lénine était là, vivant !) et comme elle venait terminer cette tâche incomplète, déformée, pour refaire le vrai Matérialisme. Tu comprends, j’aurais donné dix fois ma vie pour sauver cette vie-là ! Et je sais, je sais que c’est parce qu’elle est entrée en contact avec moi (enfin « moi », ce

que je représente) qu’elle a pris le coup. Elle est morte sept jours après la fin du XIII. Je ne comprends pas. Et puis elle était si jolie ! Je veux dire que sa forme reflétait une si jolie beauté intérieure, comme Mère pouvait l’être à trente-neuf ans ! À Lucknow, en février, elle m’avait dit (en parlant de moi) : « On est sur une crête très dangereuse, mais on passera » — et c’était si évident qu’elle passerait (moi, je sentais la mort sur mon dos), et c’est elle qui n’a pas passé. J’en ai mal au cœur, je n’arrive pas à accepter ça. Et nous parlions de ce 26 juillet, c’était son anniversaire, et c’était aussi le 26 juillet 1961 que Mère avait dit « dans vingt ans », et elle était si joyeuse de cette « coïncidence ». Elle est morte sept jours avant.  Alors cette Terre, où va-t-elle ?  Je ne désespère pas une seconde de la Victoire finale, mais par où va-t-on passer pour y aller ?  C’est urgent, il faut sortir ce XIII — on galope pour ça depuis huit ans... Plus question d’attendre février prochain. En novembre au plus tard, je veux que ce soit sorti. (...)  Je ne sais pas ce qui va se passer, je ne suis pas devin, hélas. Mais je fonctionne à la minute depuis huit ans. Il va se passer quelque chose, ce n’est pas possible autrement. Symboliquement, le jour où je commençais le XIII il y a eu un nouvel assaut de la colonie de Harijans sous Land’s End pour s’emparer de toutes les terres. Ils étaient six huttes il y a trois ans. Il y a maintenant vingt-deux doubles huttes. Chaque Harijan fait douze petits Harijans — qu’est-ce qui peut arrêter cette marée  ? C’est le même assaut de barbarie partout : là-bas ils ont des cravates et des push-button électroniques, c’est la seule différence. Mais ce sont des rats en peau d’homme. D’homme, il n’y a pas. (...) Le Shola est devenu une clairière ; dans un an, avec cette progression, il ne restera plus rien — qu’est-ce qui va arrêter ça ?  Et ta vision de Reagan assis par terre dans un coin et dont tout le monde se fout, tandis que certains bonshommes communiquent entre eux avec un walkie-talkie, c’est exactement le tableau. C’est cela absolument. Reagan est un pitre, une façade, et derrière il y a les Finances et les Armements qui dirigent les affaires, c’est-à-dire l’Asoura. Je n’ai jamais compris pourquoi ils avaient renvoyé Kissinger (et Nixon) puisque c’est sa politique qu’ils font. Si tu veux que je te dise le fond de ma pensée ou de ma perception : quand je me tourne vers la Russie, je ne sens pas, je n’arrive pas à sentir l’Asoura là (bien qu’il soit partout, à vrai dire, mais il n’est pas actif là). Je sens les Russes comme un peuple « doomed » [condamné] : ils sont pris dans une sorte de fatalité (et encore plus maintenant que Ludmila est partie). Mais par contre, je sens formidablement l’Asoura derrière la politique américaine de maintenant. Ils sont en train de préparer des catastrophes affreuses avec le Pakistan et contre l’Inde. Le « tourbillon des forces » comme disait Mère, est de plus en plus au-dessus de l’Inde. Ah ! si l’on avait eu une Ludmila à la tête de l’Inde... J’ai fait tout ce que j’ai pu pour tirer la sonnette d’Indira, mais rien ne répond. Elle est la fille de Nehru, c’est tout  ; elle n’a pas le courage de sa propre Shakti — elle est comme l’Inde : sans courage, sauf si on lui met le couteau sous la gorge. Quel couteau va-t-il falloir  ?... Et toujours, malgré tout, je crois au « miracle de Mère », je crois qu’elle va trouver un truc auquel personne n’avait pensé et qui va mettre de l’ordre radical dans la maison terrestre, sans que l’on recommence encore avec des bombes inutiles. Mais quoi ? Le temps presse terriblement.

  Moi, je suis déchiqueté, tu ne peux pas savoir. Je traverse des tortures abominables, quelquefois j’ai envie de crier. Je ne peux pas te dire tout cela, ça ne peut pas se dire, mais c’est d’une cruauté abominable. Je sais, je vois clair, c’est toute la vieille humanité en moi qui est atteinte et torturée — si j’étais pur et divin, rien ne me toucherait. C’est comme si, tout d’un coup, j’avais pris sur le dos tout le poids de l’Hostilité que l’on jetait sur Elle. C’est affreux, il n’y a pas de mots. Je comprends tout. Tout. Mais alors, s’il faut qu’un homme fasse la nouvelle espèce — il en faut un, n’est-ce pas, ça ne va pas tomber du ciel tout cuit —, qu’est-ce qui va pouvoir faire ça  ? S’il faut traverser tout ça, s’il faut déraciner toute la vieille humanité dans sa propre peau, s’il faut subir toute la misère, subir, subir tout ça... Il y a des moments où je suis tellement blessé comme si tout mon corps était à vif — est-ce que je deviens fou ? Alors j’ai envie de disparaître, prendre mes cliques et mes claques (ou plutôt rien du tout, ni cliques ni claques) et d’aller me terrer quelque part comme une bête blessée — et puis quoi  ? Je vois froidement qu’il n’y a nulle part. On va prendre des vacances pendant que la terre est en train de crever  ? Ce n’est pas possible, n’est-ce pas. Mais ce n’est possible d’aucun côté. Alors je suis là, figé, à traverser toute cette horreur. Il n’y a qu’une solution, une seule, c’est de devenir l’autre espèce — mais comment ça se fait, une autre espèce ? Tu sais ça, toi ? Ou bien ça se fait quand il ne reste plus rien de la vieille, et il n’y a qu’à se laisser marteler-marteler jusqu’à plus soif.  Et puis, de le dire, cela fait encore du « drame ». Il faudrait se taire. Il faudrait ÊTRE. Je ne sais pas, je mesure seulement tout ce qui n’est pas ça et qui crie désespérément. Tu sais, il faut être un héros, simplement pour ne pas partir. Et alors je comprends Mère tellement, c’est comme si je vivais Mère, je vivais tout ce qu’Elle a traversé — mais quelle est l’issue  ? Je ne sais pas. On voit seulement tout ce qui ne va pas, tout ce qui a mal, tout ce qui crie. Ah ! je comprends pourquoi on m’a préparé par la Gestapo, mais la Gestapo, c’est gentillet à côté de cette boue, cette cruauté froide et perfide. Et c’est comme si je touchais directement tout. Alors quand on me met un papier de ces gens entre les mains, ou quand simplement on me parle d’eux, c’est comme si j’étais tout d’un coup dans la peau de ce « Turban » ou de tous ces gens — c’est insupportable, c’est à crier. C’est comme si on était lacéré. Il faut que je me taise, ça ne sert à rien de dire. Mais ça, c’est le tableau. Alors il y a tous les vieux rêves qui viennent m’assaillir : mais pourquoi ne prends-tu pas une jolie voile, et puis hisse la toile, petit, et du vent devant ! Et puis personne-personne-personne... On est déchiré autant par soi-même que par le reste. Tout-tout est secoué, déchiré, déraciné jusqu’au fond.  Oui, je comprends : « Apocalypse », ça veut dire « mettre à nu ». C’est la mise à nu de la terre — on est mis à nu.C’est-à-dire qu’on est tout écorché vif, et qu’est-ce qui va sortir de là  ? à part des cris et encore de la boue ? Je vis l’apocalypse. Voilà. Il me faut beaucoup d’effort pour te dire tout ça.  Alors ta vision : « La décision de partir est prise. » À moins que ce ne soit décidé là-haut, qu’est-ce que je peux décider  ? Il faudrait des circonstances radicales et évidentes pour que je décide quelque chose. Je ne peux pas fuir la bataille, n’est-ce pas ? Alors il n’y a qu’à durer. Et fuir où  ? Est-ce qu’il y a quelque part où la Barbarie n’est pas  ? (à part un bateau sur la mer, avec sa propre barbarie à bord). Il faudrait CHANGER, c’est ça. (...)

  Alors je n’ai qu’une solution, c’est de prier Mère pour qu’Elle me montre le chemin. Sinon je ne bougerai pas et advienne que pourra ou voudra. Il faut ÊTRE-ÊTRE, il n’y a pas d’autre solution.  ..........

Satprem  

7 août 1981

(Lettre à Patrice, de la Coopérative d’Auroville)

  J’ai lu ces statuts [d’une nouvelle organisation pour Auroville]. L’idée me paraît bonne. Il faut, en effet, établir le « gouvernement d’Auroville », c’est-à-dire que l’on en finisse de ces éléments douteux et subversifs qui disent représenter une « troisième position », ou que sais-je, et qui sous couvert d’être « sans parti pris » et « neutres » font simplement le jeu de l’adversaire. Il faut qu’Auroville ait une seule voix. Dans ce sens, l’idée du trust est très bonne, si elle est réalisable légalement. (...)  Le seul point qui m’ait paru flou ou faible dans la rédaction de ces statuts, et qui pourrait être un peu remanié, c’est le point 6 concernant le travail, « the freedom to work »... Le travail est la base essentielle, matérielle, d’Auroville. C’est par le travail que se développe la nouvelle conscience, non par les méditations. C’est dans le travail que se forge l’unité des consciences. Dès 1910, lorsqu’il envisageait la formation de « communautés divines » (Deva Sangha), Sri Aurobindo insistait sur la nécessité première (pas seconde) que ces communautés deviennent « self-sufficient » [autonomes] par leur travail. Mère a insisté là-dessus d’innombrables fois. On ne peut donc pas laisser ce point 6 dans le vague où il est. À vous de trouver la rédaction satisfaisante, mais je suggère d’incorporer la citation suivante de Mère :

« Le travail, même manuel, est une chose indispensable à la découverte intérieure. Si l’on ne travaille pas, si l’on ne met pas sa conscience dans la matière, celle-ci ne se développera jamais. Laisser la conscience organiser un peu de matière à travers son corps est très bon. Mettre de l’ordre autour de soi aide à mettre de l’ordre en soi. »

Agenda XI, 6 juin 70        Cela éliminera toute une catégorie de paresseux et de bavards « spirituels ».

Satprem  

9 août 1981

  Le grand Plan. L’Île de Mère*.

10 août 1981

  Ramener le Fiat des Suprêmes Transcendances pour que ce Mensonge disparaisse.

13 août 1981

  Mort de Panditji (mon ex-gourou tantrique de Rameswaram) le 5 août.  Le renversement du courant ?

16 août 1981

  Mère me dit : « Je te donnerai ton bateau. Attends que j’arrange les circonstances favorables. »  Ma vie a commencé comme cela et elle finira comme cela.

17 août 1981

  Le seul besoin, c’est Toi.

18 août 1981

  Mère me dit : « Dans la parfaite immobilité du mental, les choses changent, sans le vouloir. »

23-24 août, nuit 1981

Vision

  Un énorme véhicule dont les roues sont plus hautes que moi essaye de m’écraser. Je passe sous la voiture, les pneus me frôlent.  Les forces veulent me détruire.

26 août 1981

  La seule solution, c’est le Divin. Il n’y en a pas d’autre. Changer.  Devenir l’autre chose.  Toutes les solutions sont désastreuses, sauf ce que Tu veux.

4 septembre 1981

  L’outrecuidance de R.  Tout se désagrège.  De tous les côtés, c’est pareil.

10 septembre 1981

(Lettre à une Aurovilienne)

  Ce que tu dis est essentiellement vrai, mais pas très pratiquement vrai si nous en jugeons par les circonstances depuis huit ans — 1973.  Il est vrai que le seul pouvoir de notre sincérité aurait dû obliger les éléments indésirables à s’en aller ou à changer. Et je trouve que, dans une certaine mesure, nous avons réussi, car il y a huit ans, Auroville était une sorte de soupe bourbeuse où barbotaient toutes sortes de gens plus ou moins inconscients et plus ou moins désirables : les mangoustes embrassaient les serpents et se faisaient mordre au nom de l’« unité humaine » — savoir si c’était l’unité du poison ou l’unité de la vérité ? Et puis il y avait un certain nombre de limaceux qui n’étaient ni d’un côté ni de l’autre et laissaient simplement leur traînée de bave collante et spirituelle pour agrémenter la situation et tenter de prendre la place des deux autres — je ne sais pas ce qui est préférable, de la bave ou du venin, et si les trois réunis ne feraient pas une autre soupe ou pot-pourri qui, au bout de quelques générations d’Auroviliens, vers l’an 2000 ou après le Déluge, feraient peut-être un Auroville idéal ?  Moi, je trouve que nos ennemis nous ont beaucoup aidés : depuis huit ans, il y a eu un sacré progrès dans la conscience des Auroviliens — ils ont commencé à ouvrir les yeux, à voir clair, à mettre chaque chose à peu près à sa place : on sait qui est Léon et qui est Caméléon. C’est un énorme progrès. Les indésirables nous ont aidé à voir ce qui était désirable — savoir ce qu’on veut, en somme : de la bouillie de chat à la limace ou quoi  ? Alors maintenant, huit ans après, tu veux recommencer l’expérience de la bouillie de chat pour voir si ça fera de l’unité humaine au bout  ? — « Enlever les crocs du serpent », dis-tu ? Eh bien, essaye donc ! Voilà quelques milliers d’années que divers prophètes et Avatars sont venus pour tenter ladite opération. Mais tout de même, au bout du compte, au bout de la douloureuse histoire, les pauvres humains ont commencé à voir un peu plus clair et à se laisser un peu moins emberlificoter par le diable — c’est-à-dire qu’en l’an 1981, tout est plus ou moins démasqué, mis à nu : on voit les petits diables grouiller publiquement ; ils ont dû laisser tomber en route leurs fausses auréoles spirituelles et leurs fausses moustaches — on sait qui est quoi. C’est cela, le progrès réel de la Terre : ce n’est pas qu’elle ait avalé et transformé les indésirables, c’est qu’elle arrive au point où elle commence à savoir ou à deviner la seule chose Désirable. Apocalypse, , cela ne veut pas dire seulement « révéler », cela veut dire mettre à nu. C’est le temps de la mise à nu. Les vêtements tombent, de serpent, de caméléon ou de babouin et on sait ce qui est là, on est ce qu’on est et rien d’autre. Et si vous n’êtes pas, malheur à vous.  Nous sommes donc dans cette situation, à Auroville, où les masques sont plus ou moins tombés. C’est l’immense progrès d’Auroville. Maintenant, ces démasqués, que vas-tu en faire ? Être « neutre » ? Mais ce n’est pas de la neutralité, c’est de la bouillie de chat à la limace, je te l’ai dit  ! Les chasser ? Mais nous ne sommes pas de la Gestapo ! Alors quoi ?  Alors il me semble que le nettoyage nécessaire, très nécessaire, peut se

faire d’une manière simple : les Auroviliens peuvent se mettre d’accord sur un certain nombre de points matériels (je ne dis pas spirituels, je dis matériels), comme, par exemple, pas de profits personnels, pas d’argent personnel, pas de drogues, pas de « prospérités » à droite et à gauche mais un seul centre coopératif qui répartit les nécessités et reçoit les dons... etc., on peut faire une liste. Alors automatiquement, tu verras un certain nombre de petites limaces et de moyens serpents qui diront non-non-non. Et le tri sera fait. Ceux qui ne veulent pas suivre la loi d’Auroville n’ont qu’à aller ailleurs faire leur propre loi. Le tout est de savoir ce qu’on veut. Il ne s’agit plus de se cacher derrière un manteau spirituel et de grands mots, mais de définir quelques points matériels simples qui formeront le code pratique d’Auroville, voilà tout. Alors on accepte ou on n’accepte pas, mais on ne peut pas en même temps brandir le drapeau de Mère et faire son petit business particulier ou distribuer de l’argent à droite et à gauche pour semer la corruption. Ce que Mère disait de la corruption de l’Inde, est parfaitement applicable à Auroville : « Comme quand on met un fruit pourri à côté d’un bon — l’Angleterre est venue, elle est restée trop longtemps, ça a pourri beaucoup... » (Agenda III du 14 juillet 1962). Il faut savoir si vous voulez vous laisser contaminer et pourrir au nom de la « fraternité humaine », ou si vous voulez mettre de l’ordre chez vous et que la maison soit propre. On ne « chasse » personne : on met chacun devant le choix de la propreté ou de la pourriture.  C’est simple.  C’est clair.  C’est une question d’odeur.

    Avec vous dans l’air pur,Satprem  

  P.S. Il ne faut pas confondre la « douceur de l’âme » et la douceur du chiffon, car Kalki* aussi est armé d’un glaive.    P.S. 2 En fait, l’une des grandes confusions à Auroville (et un peu partout) est d’ordre mental et pseudo-spirituel. Beaucoup de gens semblent oublier qu’il existe différents plans de réalité ou de conscience, et que ce qui est vrai sur un plan, ne l’est pas, ou pas encore, sur un autre plan. Ainsi, il est vrai sur le plan supramental que tout est Divin, mais il n’est pas vrai sur le plan matériel que Sri Aurobindo et Monsieur Guruprasad [un secrétaire de la S.A.S.] soient également divins. Il est vrai aussi, sur le plan supramental, que tout est égal dans le Divin, un grain de sable ou les exploits d’Alexandre, mais il n’est pas vrai sur le plan matériel que le coolie ou Einstein soient d’une égale valeur. Il est vrai sur le plan supramental que tout est UN et fraternel, mais il est tout à fait faux de croire, sur le plan matériel, que l’habileté d’un escroc soit égale à celle d’un ingénieur et que les serpents n’avalent pas les petits oiseaux. Ce sont de simples vérités, que beaucoup semblent ignorer. Ce qui est vrai, c’est que ce plan de vérité, supramental, essaye de s’infiltrer dans le plan matériel en dépit ou à travers les obscurités matérielles, mais son action première lorsqu’une goutte, une petite goutte supramentale descend dans ce bourbier, c’est de montrer à la boue son vrai nez et à la petite aspiration son vrai pouvoir — mais il n’est pas vrai que cette boue et cette aspiration soient pareillement divines, bien que l’étouffement de la boue puisse conduire à l’aspiration à l’air pur.  La vérité, simple, supramentale et matérielle à la fois — là où les deux se

rejoignent — c’est que tout, en ce monde, est fait pour éveiller l’aspiration du Divin dans la Matière au Divin dans la Matière, parce que tout est le Divin qui s’est oublié Lui-même. Mais il ne faut pas confondre ceux qui aspirent et ceux qui vous étranglent pour vous obliger à aspirer — si on est étranglé, il n’y a plus personne pour aspirer et plus personne pour se souvenir.

12 septembre 1981

  La « Cour suprême » de l’Inde retarde jusqu’à la deuxième moitié d’octobre le procès de Nava qui veut faire déclarer : « Sri Aurobindo est une nouvelle Religion. »  Retarder-retarder, c’est l’éternelle tactique de l’Adversaire.

13 septembre 1981

  L’enfer de tous côtés, même ici. Se laisser engloutir dans le Suprême, autrement il n’y a pas moyen.

15 septembre 1981

Vision

  Le « plug » (prise de courant).  le plug, c’est moi.

16 septembre 1981

  Tous les fils avec la vie sont arrachés.

22 septembre 1981

(Lettre à Micheline)

  Oui, cette course pour arriver le 21 chez Interforum*, c’est tout à fait le signe de la Main de Mère : juste à la dernière minute. Et quand on connaîtra la fin de la courbe, on s’apercevra alors que cette exactitude est miraculeuse, car on court depuis huit ans pour être à la minute juste, et pas une de plus.

Avec mon amourSatprem  

*

(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Très cher Compagnon,  Depuis deux mois, depuis que j’ai terminé l’Agenda, je passe la plus grande partie de mon temps dans le silence et la concentration, à essayer de comprendre le chemin et ce qu’on veut de moi. C’est un silence profond, et la pression de la Force est impérative, presque solide — mais il n’y a pas de réponse, bien que la pression même et la puissance de la concentration soit une sorte de réponse. J’ai l’impression qu’il me faut découvrir quelque chose d’encore inconnu à la conscience humaine, une expérience vivante de ce qui est dit dans l’Agenda. Les portes sont encore fermées. C’est vraiment l’inconnu — un inconnu difficile, plein de suggestions et de voix calamiteuses auxquelles il n’y a pas de réponse si ce n’est cette formidable Puissance ou Pression, comme un mur silencieux de force lumineuse. Il n’y a rien à faire, sauf continuer. Il y a aussi une sensation presque physique de changements ou bouleversements imminents et radicaux. Quelquefois, j’ai l’impression d’être une sorte de « prise de courant » ou d’« électrode » du monde divin dans cette obscurité de la Matière. On ne me dit rien, ne me -révèle rien — simplement je suis une « prise ». Je ne parle à presque plus personne et n’écris presque plus de lettres — il n’y a rien à dire, il y a à vivre et à expérimenter, et il faut que je traverse.  Il y a une chose à vous dire. Comme vous le savez, les Agenda XII et XIII sont tous deux prêts. Tout d’un coup j’ai pris la décision de les publier simultanément, sans attendre février prochain pour le tome XIII. Cette stratégie s’est en quelque sorte imposée à moi. Ainsi la sortie des deux -derniers tomes de l’Agenda aura lieu à Paris la semaine prochaine, début octobre. Ils devraient arriver en Inde et à Pondichéry vers le 15 octobre.  ..........  Voyons ce qui va se passer. J’ai fait mon devoir, terminé la besogne — maintenant il ne reste que l’inconnu. (...) C’est l’heure du courage et de la Grâce divine pour les âmes fortes.  Nous sommes profondément ensemble. Nous sommes arrivés au vrai champ de bataille.  Je vous embrasse,

Satprem  

P.S. Je ne mettrai que Kireet au courant de la sortie prochaine des Agenda XII et XIII. C’est un guerrier courageux dans notre Bataille.

23 septembre 1981

(Après la télévision allemande, des amis italiens avaient demandé de faire un film sur Satprem. Celui-ci avait tout d’abord refusé, puis

cédé.)

Land’s End  Frères,  Il ne faut pas m’en vouloir. Ma décision n’a rien de personnel et dépasse les circonstances provisoires. Toujours, dans cette existence humaine,

l’habitude a voulu que les disciples — qu’ils soient de Rembrandt, du Christ ou de Monsieur Jung — prennent le manteau du Maître et fassent leur petite, ou leur grande affaire, de celui qui a jeté la graine nouvelle — heureux s’ils n’en font pas une Église. Le Maître a parlé, et puis on va dévider la même bobine, quelques échelons plus bas, à la dimension populaire, devant les divers micros et caméras du monde. On écrit des livres, on fait des conférences, on vous décerne des prix et on finit dans le dictionnaire Larousse — mais le corps, lui, va au cimetière, comme tous les autres. C’est vrai, Mère m’a appelé Satprem — mais je ne veux pas d’un manteau de Satprem sur les épaules, à perpétuité. Je ne veux pas être enfermé, nulle part, pas même en « moi ». Je vis si je meurs à chaque pas. J’ai été orpailleur, c’est vrai, et j’ai été prospecteur et tantrique et sannyasin et que sais-je, et Satprem. Mais je suis nul et au point zéro, comme il y a quelque cinquante ans lorsque j’écoutais le petit ressac sur la Côte. C’est là que je suis : dans ce rien qui veut naître. Je suis toujours ce rien qui veut naître — à quoi ? je ne sais pas. Quand on le sait, on est déjà emprisonné et bon pour les dictionnaires. Je veux tendre vers ce « quelque chose » sans manteau de Satprem ou de Samaritain sur les épaules — et Satprem, c’est peut-être seulement cette tension-là.  Et puis, vraiment, nous ne sommes plus à ce temps-là. Mère nous a dit qu’il y avait une nouvelle espèce à naître — ça ne se fabrique pas devant la télévision et en répondant aux questions de Monsieur Chancel. Je ne sais pas du tout comment ça se fabrique — je ne sais rien et de moins en moins. Je ne sais même pas si c’est fabricable et je n’ai aucune prétention. Mais ce zéro, cette nullité douloureuse, qui a tant besoin d’être et d’écouter le ressac et tous les petits ressacs du monde jusqu’à ce qu’il éclate d’infini ou de quelque chose — enfin quelque chose, ça, oui, je connais. Qu’est-ce que ça fera au bout ? Un singe, une mouette, un petit phoque, un bigorneau, je ne sais, mais j’ai besoin d’être cette seule pulsation-là. Et au bout du compte, si, par chance, ça faisait une espèce nouvelle, au moins on aurait fait quelque chose. Mais ça ne se dit pas — il faudrait le faire.  J’ai terminé ma besogne de scribe — c’était une grâce fabuleuse, mais elle est terminée. J’ai terminé Satprem. J’ai terminé l’« écrivain », le « disciple ». J’ai terminé tous les métiers. Maintenant, je suis mon propre secret inconnu. Voilà tout. Et si je ne le deviens pas, je meurs.  Vous : Boni, Davide, Micheline et d’autres frères et sœurs, vous n’avez pas terminé votre métier — c’est la grâce fabuleuse qui vous est donnée. Faites-le, avec courage, ténacité et amour. Et au bout, eh bien on verra ce qu’il y a au bout — mais il n’y aura pas de dictionnaire de Mère, ça je puis vous l’assurer : il y aura un FAIT... éclatant. Préparons ce Fait, avec amour et chacun à sa manière.

Votre frèreSatprem ?  

25 septembre 1981

  Poignet foulé.  La violence va venir dans l’Inde (la colonie de Harijans sous Land’s End déplace les bornes et monte à l’assaut). Il vaudrait mieux faire sortir Mohini (et nous).

26 septembre 1981

  Rentrer dans une case vide quelque part ?  Le rien.  Comme à Delhi en 1949, comme à Cayenne, comme à Rio, comme à Dakar, Zinder... comme à Hiva-Oa.

28 septembre 1981

(Lettre à une Aurovilienne)

  Je ne connais rien à l’économie, car toute ma vie j’ai eu un trou permanent dans ma poche. Mère me donnait tout ce dont j’avais besoin, y compris les cigarettes interdites à l’Ashram — elle était assez vaste pour comprendre les limites de chacun et la nécessité des erreurs pour progresser. Si on enferme la Vérité dans une petite boite idéale, attention aux momies. C’est la difficulté de tout « système », aussi merveilleux et « nouveau » soit-il — demain il sera déjà vieux. Alors je n’ai pas de panacée pour le système économique et financier d’Auroville.  La vérité est simple, comme toujours : nous n’avons pas besoin de système mais d’un Homme nouveau — et ces difficultés, ces problèmes sont précisément ce qu’il faut pour façonner cet Homme nouveau, pas pour l’emprisonner dans une formule idéale. Qu’il devienne ce qu’il doit être, alors la « formule » idéale coulera automatiquement à chaque seconde et changera à chaque seconde. Certainement, avant d’en arriver là, il nous faut quelques béquilles, quelques règles et interdictions, mais de mettre au point ces nécessités passagères fait justement partie de l’élaboration de cet Homme nouveau — alors pourquoi m’en mêlerais-je, comme une sorte de Pythie ou de super-professeur... ouf ! J’aime les Auroviliens, et je les aime assez pour ne pas leur prononcer des oracles — je suis un homme simple qui essaie de devenir autre chose, avec un trou dans sa poche. Je suis pour le fait d’essayer.  C’est vrai, sans y penser, « comme ça », j’avais parlé à Mère de ces « coupons de travail* », parce qu’elle regardait le problème, mais aujourd’hui je ne songerais jamais à suggérer quoi que ce soit de ce genre. Sais-tu de quoi je rêverais aujourd’hui  ? Je rêverais d’un « système Père Noël », une douzaine de Pères Noël qui uniraient leur barbe et s’efforceraient de donner à chaque Aurovilien tout ce qu’il demande, bien sûr selon les ressources disponibles, et j’attendrais de chaque Aurovilien qu’il ne demande que ce dont il a réellement besoin, en comprenant parfaitement que le besoin de l’un est tout à fait différent du besoin de l’autre, et que même une futilité peut être nécessaire à certains, même une erreur. Nous sommes complètement abrutis par les systèmes égalitaires et moralitaires — rien n’est égal, pas même deux feuilles sur le même arbre. C’est pourquoi tous les systèmes mécaniques, si utiles soient-ils, échouent à la longue. L’argent — en monnaie ou en pièces ou en « coupons » — fait partie du système mécanique : ceci vaut tant. Mais comment allez-vous comparer dix minutes de méditation silencieuse et « inutile » avec dix

mètres cubes de terre creusés pour un puits ? Le seul « coupon » possible est la SINCÉRITÉ. C’est la seule monnaie d’échange à Auroville. La règle -normale dans ce triste monde, c’est : puisqu’il y a quelques voleurs, mettez tout le monde en prison. Renversons donc ce lamentable état de chose.  En effet, tous les systèmes ont échoué dans notre monde : le communisme, le capitalisme, le socialisme, et même (ou surtout) le gandhisme — et c’est très bien ainsi, une prison sainte n’en est pas moins une prison. Le seul lieu libre est dans le cœur de chaque individu, et tant que ce lieu libre ne devient pas la loi du corps collectif, nous continuerons de trébucher et de tomber. Autrement dit, il nous faut devenir des âmes vivantes, il n’y a pas d’autre « système », pas d’autre solution. En attendant...  Oui, il y a cet « en attendant ». Nous sommes des âmes en croissance, pas toutes également évoluées, mais en chacun de nous il y a, supposons-le, une qualité élémentaire commune et égale qui est la SINCÉRITÉ. Il n’y a pas besoin d’être un Einstein ou un Yogi pour avoir cette qualité. La capacité de corriger ses erreurs et la volonté de voir clairement et de ne pas se leurrer — si cette qualité centrale est là à Auroville, le reste est facile. Et nous savons qu’elle est là, ces huit années ont suffisamment démontré notre sincérité. Alors nous en revenons à notre « système Père Noël » : selon les ressources disponibles, quelques-uns choisis parmi les plus sages ou parmi les plus sincères décideront avec l’accord collectif des projets qui doivent avoir priorité, et tâcheront de donner à chacun tout ce dont il a besoin. Un gouvernement de sages. Mais, nous le savons, ces sages ne sont pas tout à fait sages, et c’est donc l’histoire de la croissance et de l’évolution d’Auroville. Nous avancerons en trébuchant et en tâtonnant et en changeant jusqu’à ce que nous arrivions à cette sagesse du cœur, qui est le seul lieu libre de ce monde.  Et n’oubliez jamais que la Main divine est toujours là pour aider miraculeusement et au-delà de toute imagination, de tout calcul humain : il suffit d’une petite goutte de sincérité. Nous nous trompons si nous croyons que c’est à nous de faire tout le travail.  Avec amour,

Satprem  

30 septembre 1981

  Toute la douleur du monde.  Partir est une illusion douloureuse.  Rester est une autre illusion.

2 octobre 1981

  Sortie du XIIe et du XIIIe à Paris.

4 octobre 1981

  La sortir de là. Réveiller la Belle-au-Bois-Dormant.

5 octobre 1981

  Parfois un homme doit porter le fardeau du monde.

8 octobre 1981

  Une violence terrible dans l’atmosphère terrestre.  Mon corps est épuisé.

11 octobre 1981

(Lettre à Micheline)

  Vraiment pardonne-moi la brutalité de mon mot d’hier, je suis tout à fait impossible — mais vraiment aussi je t’aime beaucoup. Alors, du fond de mon cœur, je t’embrasse et te dis que je suis une bête insupportable, mais avec de l’amour tout de même. En fait, je n’arrête pas de me battre, tu comprends, tout est une bataille depuis huit ans, chaque jour est un fardeau d’une misère ou d’une autre, alors...  Le fait est qu’il y a eu malentendu complet [au sujet de la sortie des tomes XII et XIII de l’Agenda]. (...) Tout cela est symbolique de l’effroyable brouillage de l’atmosphère terrestre. Tu n’as pas idée. Au-dessus de Land’s End c’est un tourbillon de forces enragées qui veulent tout détruire, tout griffer et arracher. Depuis huit jours, je dois me battre (symboliquement) avec cette pauvre Lakshmi (ma domestique, qui est une espèce de médium naturel) pour qu’elle ne devienne pas folle — elle déraillait et divaguait, disant qu’on jetait des mantras sur elle. Enfin c’est la bataille dans l’invisible — en attendant que ça devienne visible sous peu. Tout grince et est terriblement douloureux. Il y a une affreuse violence dans l’atmosphère terrestre. Là-dedans, je reste aussi tranquille que possible — je passe mes journées en silence et concentration (sauf quand je dois écrire). Une concentration qui est comme une Masse de puissance de Sri Aurobindo — il est formidablement là, je n’ai jamais senti une masse pareille. Mais heureusement, car je crois que je serais déchiqueté. Sachant tout cela et ayant prévu tout cela, je ne voulais pas de cette TV italienne qui vienne jeter le trouble dans l’atmosphère et ouvrir des portes — je n’ai pas pu l’empêcher, chacun pense à son affaire et évidemment on aurait dit que j’était très égoïste si j’avais dit non. Enfin, peu importe, je suis persuadé que tout est conduit et que ce sera comme Ils voudront. ... Je te dis, je suis sûr que tout est très bien finalement. Mais en attendant il faut traverser cette tempête. Je n’ai aucun signe que Sujata et moi devions bouger et je ne bougerai pas sans un ordre ou un signe évident — alors on fera son sac dans les dix minutes. Mais j’ai la sensation que nous devons être là jusqu’au bout, quel que soit ce bout. Cette vie terrestre est devenue un tel cauchemar de fusillades, d’assassinats, de pendaisons et de tortures, que, vraiment, ça doit cesser — et si le Pranab est un représentant de ces forces cruelles et orgueilleuses, eh bien qu’il vienne et que la Vérité SOIT.

  Je t’embrasse de tout mon cœur et te prie de me pardonner mes intempérances ou intempéries de langage — on dirait que je suis sur le pont d’un bateau en pleine tempête.

Satprem    P.S. Oh ! Micheline, ton pull marin m’arrive en même temps avec des coquillages dans les poches ! ça me donne une telle émotion, ces coquillages, comme s’ils sortaient d’un conte de fées de mon enfance... c’est si loin-loin-loin. Quand reverrai-je la mer  ? la reverrai-je ?

12 octobre 1981

  C’est totalement accepté : quoi que ce soit.

13 octobre 1981

  Le consul de Pondichéry exige un ticket aller et retour pour le visa de Sujata. On est ligoté de tous les côtés. Une prison.  Une stratégie divine ou une stratégie diabolique  ?  Je voudrais partir loin-loin-loin-loin... Et tout ce monde m’enchaîne. Demain la TV italienne, après-demain L., et puis, et puis, et puis... Oh ! damnation désirable.

17 octobre 1981

  Départ de la TV italienne.

21 octobre 1981

  Toi, Tu sais et Tu conduis.

22 octobre 1981

  Ou bien est-ce toi qui n’as pas le courage de sauter dans le vide  ?

29 octobre 1981

  Troisième attaque cardiaque.

30 octobre 1981

(Lettre de Sujata à Micheline)

  Hier soir Satprem m’a dit que depuis quelques jours son cœur bat irrégulièrement. Puis hier après-midi ça cognait et cognait. La nuit il avait très mal à la nuque et dos. Il respire conscient de chaque respiration. Il paraît essoufflé.  Ceci pour vous tenir au courant et non pour vous inquiéter.  Cela paraît, me dit Satprem, être le même scénario d’il y a quelques mois (7 mars, première attaque)*.

  Sujata  *

  Sujata dans le champ de thé : décision départ.

2 novembre 1981

  Arrivée du XIIe et XIIIe à Pondy et ici.

*(Lettre à Micheline)

  À l’instant arrivent les paquets d’Agenda !  Je ne peux pas t’écrire longuement, mais il faut que je te dise quelques faits importants. Je viens d’être secoué à nouveau par une troisième attaque cardiaque. C’était le 29 octobre au soir, et toute la journée du 29 c’était un assaut martelant : « Tu vas mourir pour ton anniversaire, tu vas mourir... etc. » Charmant. Même scénario que les deux premières fois (douleurs dans le cou, etc.), mais cette fois il semble que le corps ait appris quelque chose car je me suis remis sur pattes en deux jours et hier j’ai escaladé les champs de thé. Mais enfin... Il est donc évident que ce n’était pas Panditji le coupable (du moins dans mon cas particulier), et c’est d’ailleurs ce que l’on m’avait montré : une « main blanche », très blanche, qui n’avait rien à voir avec une main indienne — et puis je ne vois guère les tantriques indiens de cette façon. Bon. Mais Sujata a trouvé que c’était un peu de trop (je te passe l’espèce d’enfer que je vis depuis trois mois — mais tout compte fait, c’est huit ans). Je me demandais aussi un peu ce que je fabriquais ici, dans cet endroit désormais si notoirement public et visé. Bref, nous avons décidé de partir — en principe le 10 novembre au matin. Nous n’avons rien voulu décider de « définitif » — et pour cause : nous ne savons rien, c’est tout noir —, mais « comme cela », Sujata a dit trois mois. Certai-nement, cela aidera un peu mon corps à récupérer. Depuis ton dernier passage, il a beaucoup souffert d’un assaut incessant et surtout cruel — c’est terriblement cruel. Maintenant je comprends si bien Mère... Mais surtout — je l’espère — une atmosphère moins assaillie et plus limpide m’aidera mieux à « comprendre ». J’ai très besoin de comprendre ce que je dois faire — la prochaine étape (s’il y en a une). Et puis Sujata aussi en a vu

de toutes les couleurs, et elle ne se plaint jamais mais son corps est las, c’est évident.  Il est clair que si notre « déplacement » doit servir à quelque chose, il faut qu’il reste secret, c’est-à-dire que tout le monde pense que nous sommes à Land’s End, sinon c’est peine perdue. Tu ne m’en voudras donc pas si je ne te dis pas notre destination. Même si c’est dans la conscience d’une personne, cela a tendance à se répandre invisiblement...  ..........  Nous sommes plutôt comme des Juifs errants.  Je ne sais combien de temps durera cette nouvelle aventure ni où elle conduira ni si elle n’est pas illusoire — je ne sais rien en vérité, tout est comme un écran noir.  Dans ce rien-là, ça brûle fort.  Mais c’est long-long...  Espérons que ça craque enfin à Pondichéry. Ces fantômes cruels ont assez duré. Et que l’avenir soit.

Satprem  *

(Passage d’une lettre à Sir C.P.N. Singh,traduite de l’anglais)

  ... Mes prières sont toujours avec vous.  Dans le silence, je traverse beaucoup de choses qui ressemblent aux expériences de Mère et aux épreuves qu’elle a vécues — maintenant je comprends beaucoup de choses.

6-7 novembre 1981

Vision

  La traversée du cloaque.

8 novembre 1981

  La seconde du condamné à mort.    Un scénario : Odyssée cellule ?

10 novembre 1981

  Départ de Land’s End.  Exploration Ceylan.

23 novembre 1981

  Fin de l’exploration de Ceylan.  Sujata : Kérala ou Pacifique ? décision Kérala.

Nuit 25-26 novembre 1981

  Départ de Colombo et retour en Inde pour le Kérala.*

Vision

  Rencontre avec Indira, très affectueuse, embrasse Satprem.  (Est-ce l’Inde qui m’embrasse ?)

27 novembre 1981

  Trivandrum.  Exploration Kérala.

2 décembre 1981

  Retour Land’s End.  C’est comme cela parce que c’est comme cela.

Nuit 3-4 décembre 1981

Vision

  Je m’extirpe une épine très profonde dans le pouce droit et deux ou trois autres plus petites.

Nuit 4-5 décembre 1981

Vision

  Poursuivi par « Pranab » (symbole de ces Forces).  Une « Mère » me dit d’aller en Amérique du Sud !  Je dois apprendre l’espagnol... ? !

8 décembre 1981

  Rien que des illusions.  Toutes les voix sont fausses.  Rentré ici comme un vieillard qui n’a plus que la mort à attendre.  Pas une seule fois Elle n’est venue me serrer contre son cœur.  Alors ?  Est-ce que je méritais d’être déserté à ce point ?  Ce départ, c’était un sursaut pour tenter de vivre.  Sujata n’a pas voulu quitter l’Inde : ma « protection », disait-elle.  La « Terre de Feu » ? Pitcairn ?

9 décembre 1981

  Où est Satprem là-dedans ?  Où est Bernard ?  J’ai tout perdu.

*  Si Dieu ne veut rien me dire et s’ils m’abandonnent à mon sort, avant le 1er

janvier je déciderai moi-même de mon sort, pour le pire ou le meilleur.*

  Et puis j’aime le Seigneur, dans tous les cas.

12 décembre 1981

  Cinquante-six ans de ma Douce.« Vous ne voyez pas Mère

parce qu’Elle est làen vous...

C’était Elle qui me regardaitavec vos yeux. »

  Oui, ELLE EST LÀ.*

  La jonction est faite.*

  Tentative d’attaque cardiaque.  La douleur, disparue.

14 décembre 1981

  La Nouvelle Auroville  L’île au Trésor  Rimbaud, Jules Verne retrouvés  réunis dans l’Île de Mère.

*(Lettre à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Cher et précieux Compagnon,  ... Pas à pas, je vois comment, matériellement (sans parler du cœur), vous avez rendu possible ma tâche depuis le « départ » de Mère.  « Départ » est un mot très idiot, car il m’est venu une expérience très importante. « Expérience » n’est pas le mot juste, parce que ce n’est pas une chose qui passe en laissant derrière elle une piste lumineuse  ; c’est un changement dans mon être. Il est encore trop tôt et inopportun d’en parler, et c’est relié à notre récent voyage hors de l’Inde. Le fait de quitter cette atmosphère avec son tourbillon habituel de forces hostiles qui me visent, a aidé à clarifier un certain nombre de choses — ce voyage était bénéfique, bien que très fatigant et particulièrement inquiétant en ce qui concerne une certaine Inde « explosive ». Inutile d’entrer dans les détails.  Ce que je peux dire, c’est que cette expérience, ou plutôt ce changement, contient en puissance la graine de tous les espoirs possibles — c’est plein d’un grand Espoir. L’Œuvre de Mère n’est pas perdue ni remise à des siècles lointains. Je ne peux en dire davantage pour le moment. De plus, il ne s’agit pas de « dire », c’est un fait qui doit se développer.  Par ailleurs, ma situation physique à Land’s End n’est pas encore claire à mes yeux. D’une façon, revenir ici, c’est revenir à une certaine ornière ; par exemple, avant-hier, le 12, j’ai eu une autre crise cardiaque, ou plutôt une tentative de crise cardiaque (la quatrième depuis le début de l’année). Cela veut dire que je suis rentré dans le champ du rayon sombre de leurs mauvaises volontés. Cette fois-ci, l’attaque s’est dissoute en quelques heures, et maintenant, avec ce changement nouveau en moi, je sens que rien ne peut m’arriver que ce qu’Ils veulent. Ces fantômes stupides ne peuvent plus me toucher — car ce ne sont que des fantômes. J’appartiens à un autre monde, un nouveau monde.  Alors je continue de me demander si les Montagnes bleues sont ma destination finale, mon lieu final. Pour le moment, je n’ai pas de réponse décisive, mais un doute. Beaucoup dépendra de la situation générale en Inde (et dans le monde). Je ne peux pas croire ou sentir que cette situation va s’améliorer et s’arranger — elle ne peut que se détériorer de plus en plus, jusqu’à ce que l’Inde et l’humanité en général arrivent à un certain stade où chacun devra subir le Changement ou mourir. Cela ne peut plus être loin, si l’on en juge de la condition explosive que j’ai vue récemment en Inde (et ailleurs). C’est là où je sens très tristement comme Indiraji pourrait aider à ce grand Changement si seulement elle comprenait l’enjeu exact et avait le courage de rompre avec le passé. Mais elle a l’esprit trop démocratique pour prendre les mesures nécessaires — je suppose qu’elle fait le mieux possible dans les circonstances actuelles, mais nous aurions

tant besoin de quelqu’un capable de tirer l’Avenir ici, au lieu de perpétuer le Passé moribond ! Il n’y a pas la foi — l’Inde a perdu sa foi.  Alors j’attends que les circonstances extérieures me montrent la direction que je dois prendre physiquement ou géographiquement. (...) Pour le moment, je suis suspendu précairement entre deux mondes, mais avec une foi nouvelle et un grand espoir. (...)

Satprem  

18 décembre 1981

(Lettre à Micheline, frères et sœurs)

  Une longue histoire.  Un grand Plan se dessine.  Enfin, un sens.  Il faut que je remonte en arrière : cinq mois terribles depuis ce 12 juillet où je terminais le manuscrit des treize volumes de l’Agenda, et cette question : quoi ? — quoi ? Vraiment, je n’ai jamais été au fond d’un trou pareil. Tout était remis en question, et moi d’abord. Si je n’avais pas été détruit une fois par la Gestapo, je n’aurais jamais supporté cette deuxième destruction — plus grave, parce que c’était tout qui était détruit. Bien sûr, mon âme n’était pas détruite, mais qu’est-ce qu’elle avait à fabriquer dans le monde  ? Et c’était si cruel, pour moi, d’avoir à affronter la télévision et le reste quand, dedans, c’était cet abîme. Même pas un abîme : un RIEN, brûlant. C’est tout. Et puis tout était faux — tout le monde, toutes les idées, rien que des illusions. Sauf cette chose qui brûle au fond, mais qui voulait dire quoi  ? J’avais fini mon travail, et après ? Continuer à écrire ? à téléviser et radoter ?  J’étais dans cet état lorsqu’est venue la troisième attaque pour mon « anniversaire » — Sujata a décidé que nous devions partir... pour Ceylan. Moi, j’aurais voulu partir loin-loin — au diable si possible. Ne plus être enfermé dans ce vieux filet.  Nous sommes donc arrivés à Ceylan, Colombo, l’Immigration office — des scènes kafkaesques : mes papiers passaient à un premier bureau, deuxième bureau... six bureaux, chacun avec son coup de tampon, et puis on recommençait après le déjeuner : premier bureau, deuxième bureau... Mais ce n’était rien à côté du cauchemar qui nous attendait dehors : des touristes, partout des touristes, des milliers de touristes, des Allemands, des Français, des Américains...On retrouvait tout le Boul’Mich et New York et la grosse mémère avec une feuille de vigne sur le sexe, le ventre pendant et qui distribuait des brioches aux corbeaux tandis que son mari photographiait cet instant éternel, comme à Venise parmi les pigeons. Et puis combien avez-vous de dollars  ? L’avidité partout, le vol organisé, les filles et les garçons qui se vendent aux touristes. Une pollution effrayante. Nous nous sommes enfuis sur la côte Est de Ceylan parce que c’était soi-disant la « morte-saison » (la mousson à l’Est) et sans touristes. Nous avons traversé tout Ceylan pour débarquer à Trincomalé — partout des Français, des Italiens, des Américains, partout-partout, dans le moindre coin, chacun avec son équipement de pêche sous-marine ou de surf. Et les dollars, toujours les dollars : deux bananes = 20 roupies, 1 dollar ! Nous nous sommes enfuis plus loin, vers le Sud :

Batticaloa, et en chemin, un coin : Kalkudah. Un hôtel avec des « cottages » éparpillés sur la plage. Des touristes aussi. Mais nous étions crevés  ; on s’est installé dans la chambre 17. Et puis, j’ai laissé couler. Il y avait la mer tout de même, le bruit du ressac. Je suis resté là à regarder la mer, à regarder et regarder comme si je respirais la vie sans plus rien comprendre à rien. J’ai marché, et puis, tout d’un coup c’étaient les rochers, des mouettes, la mer qui frise à blanc — j’en aurais pleuré. Je n’ai jamais regardé des mouettes comme cela, moi qui suis un vieux de la mer. Ces mouettes en grappes, ce ressac blanc, ça venait de si loin, si loin faire signe à un mourant. Cela a duré quelques jours. J’ai repris un peu vie. Et puis, qu’est-ce qu’on pouvait faire là, dans cette chambre 17, avec tous ces touristes ? Il n’y avait rien à Ceylan, qu’un cauchemar occidental transporté partout. Les dollars filaient. Aller où ? Et puis quoi, quel sens ? C’était si brûlant dans ce rien-là — quelle illusion ! Un monde d’illusions.  Sujata a décidé : « Rentrons en Inde, explorons la côte de Kérala, peut-être que là on trouvera ? » Nous avons pris l’avion pour Trivandrum — moi, j’aurais voulu aller loin-loin, au diable si possible, mais il n’y avait même plus de diable où aller. À Trivandrum, Sujata a pensé : explorons le Sud, descendons jusqu’au Cap Comorin (quelqu’un nous avait parlé en route d’un endroit sur la côte, appelé Muttom). On sort de Trivandrum, mais Trivandrum n’en finit pas, ce n’est qu’une ville d’un bout à l’autre — des kilomètres et des kilomètres de ville-villages sans arrêt. On trouve un petit chemin, peu avant le Cap Comorin, et on débouche sur une côte avec des rochers, de vrais rochers — des falaises ! et puis une usine de ciment au milieu. Mais ça ne fait rien, on pouvait faire abstraction de l’usine, on était tellement assoiffé d’un endroit tranquille — il y avait quelques bungalows isolés qui dominaient la mer. Ça avait l’air blanc, vétuste mais « possible ». On s’enquiert. ... Les bungalows appartenaient à l’Armée du Salut ! Il y avait justement un « office ». Le « Commandant » galonné de l’Armée du Salut nous offre un coin après l’office du lundi — on pouvait rester là jusqu’au prochain office. Tout de même ! l’Armée du Salut en Inde... védique, c’était un peu fort. Ni Sujata ni moi n’avons voulu être logés par l’Armée du Salut. Nous avons repris la route. C’était troublant, cette première rencontre de l’Inde avec l’Armée du Salut — d’ailleurs il y avait un « Ashram international » qui allait s’installer à Muttom et qui avait déjà acheté des terres. Ici, ce n’était plus le tourisme, c’était autre chose. Nous sommes descendus au Cap Comorin — mais où était le Cap Comorin  ? Le lieu le plus sacré de l’Inde après l’Himalaya... Il n’y avait pas de Cap Comorin du tout ! disparu derrière une énorme crotte de béton construite par Birla : le « Gandhi Memorial », et puis des hôtels jusque sur la côte. On s’approche, on découvre enfin des rochers : des milliers de pèlerins sur les rochers, comme les mouettes de Kalkudah à Ceylan, mais pas si jolis. Il était six heures du soir, le jour tombait, Sujata et moi étions un peu las — on a voulu aller s’asseoir un peu sur la plage, à l’écart. Nous n’étions pas assis depuis trois minutes que nous entendons des coups de sifflet et des voix dans la demi-obscurité. On ne bouge pas. J’avais pris un « can » de bière tant j’étais assoiffé (moi qui ai horreur de la bière !) — on n’a pas idée d’aller boire un can de bière au Cap Comorin ! là où Vivékananda allait méditer. Re-coups de sifflet, des flics s’approchent et nous prient de déguerpir : « Don’t stay there, there are robbers and thieves* » — le Cap Comorin !  On remonte la côte en quête d’un dîner et d’une chambre. Rien à dîner,

tous les hôtels sont pleins — sauf une chambre, aux murs et aux matelas crasseux, et trois « chappatis » avec une tasse de thé. Cette fois, j’ai décidé : ça suffit du Cap Comorin, on rentre à Trivandrum — Sujata était soulagée. Elle était aussi peinée et silencieuse comme si elle venait d’assister à une désacration — une affreuse désacration de l’Inde. On roule dans la nuit et on rentre à Trivandrum. Le lendemain, j’ai décidé : on va explorer le Nord du Kérala. On prend la route du Nord... des centaines de kilomètres de villes et de villages ininterrompus, une explosion de population comme je n’en avais jamais vue, des files de voitures sur la route, à touche-touche, et parfois de grandes poches de rizières avec des aigrettes blanches, et puis encore des millions et des millions qui grouillent. Je n’ai pas perdu courage, pas encore, je parle à Sujata des « Bretons explorateurs », et je lui dis que les Bretons ont l’adoration de la Mère divine sans le savoir, puisqu’ils adorent « Marie », et puis il y a sainte Anne, leur patronne... Trois minutes après, on est embouteillé derrière un camion qui porte son nom en grosses lettres : « Anna-Maria » — Anna-Maria sur les routes de l’Inde, au Kérala, trois minutes après que j’aie parlé à Sujata ! Ça, c’est le plus étonnant « miracle » que j’aie rencontré. J’ai commencé à penser à la « trame » de Mère.  Et puis nous avons été ré-engloutis par les millions grouillants, un meeting marxiste à Allepey — pas de mer, que des villages et des villages. J’oubliais : sur les routes, des dizaines et dizaines de camions pleins de gens vociférant des slogans politiques avec les haut-parleurs et les drapeaux du Congrès ou de Karl Marx. Et on continue : Cochin, Calicut... Cette fois, c’était désespérant. Puis Tellicherry, c’était le bout. Là, on nous propose une chambre malpropre et un déjeuner qui ne venait toujours pas. Je suis resté assis près de la mer et j’ai dit adieu à la mer. Puis j’ai dit à Sujata : on rentre à Land’s End.  On a longtemps roulé en silence. C’était assez affreux. On a encore passé par Mercara, toujours en silence, puis les Nilgiris. C’était le 2 décembre. Sujata avait une grande peine dans le cœur, et moi j’étais dans une espèce de néant. Robert et Anne nous ont fait un merveilleux accueil, si chaleureux et débordant de joie — mais derrière, il y avait un terrible silence dans notre cœur. Il a fallu des jours pour digérer ça et tenter de retrouver nos deux pieds sur le sol, mais c’était tout craqué. On était dans un grand craquement. La boucle était bouclée. Pour Sujata, c’était comme un craquement physique de l’Inde ; pour moi, c’était le craquement de tout. Il n’y avait plus rien, il n’y avait pas de réponse — surtout ça : pas de réponse, Mère ne répondait pas.  Alors j’ai eu tellement mal au cœur, je disais à Mère : Mais tu ne me diras rien ? Tu m’as tellement parlé et puis tu m’abandonnes  ? Et tout d’un coup, j’ai eu un tel cri dans mon cœur, je lui ai dit : Depuis huit ans que je peine, tu n’es même pas venue une fois me serrer contre ton cœur !  C’était le plus grand trou noir de ma vie.  Et puis, le lendemain, il s’est produit quelque chose. C’était le 12 décembre, le jour de Sujata. Une réponse.

*19 décembre

  Je continue. Excuse ce roman-fleuve, mais il faut que tu aies le tableau complet, parce que ce qui est arrivé après est très important pour nous

tous.  Ce qui s’est passé ce 12 décembre, je ne le dirai pas, à personne. C’est un secret entre Mère et moi. Mais comme je retrouve l’Agenda pas à pas !... Ce que je puis dire, c’est que cette expérience (ce n’est pas une « expérience » : c’est un fait, radical, ça change tout), ce « fait » contient la semence d’un grand Espoir. Comme si un horizon merveilleux s’ouvrait : TOUT EST POSSIBLE. Tu comprends, ce que Mère et Sri Aurobindo sont venus faire, ce n’est pas « perdu », ce n’est pas remis à des siècles plus tard — c’est là. Il faut seulement s’en apercevoir. Ce 12 décembre, je m’en suis aperçu — et c’est une façon si plate et idiote de dire quelque chose... d’impossible à dire. Et toutes les peines sont consolées — oh ! j’avais une vraie peine, tu sais. Mais il fallait bien faire tout ce tour-là, je le comprends. Donc, ce 12 décembre, c’est la base de tout le reste. Oui, il faut un CRI assez fort dans le cœur, et combien de tours et de détours et de néant brûlant pour arriver à ce cri-là.  J’étais encore en plein dans le « fait » quand Robert est venu me parler de ce « Turban » [Auropress] et de l’Allemagne et du contrat du Sannyasin, lorsque tout d’un coup j’ai eu une douleur aiguë dans le dos, le haut des épaules, comme si on m’enfonçait une aiguille, et puis ça s’est répandu, le cœur à été pris dans cette espèce d’étreinte — enfin le vieux scénario, c’était la 4e attaque. Et du coup j’ai compris avec une sorte d’évidence que ce « Turban » était l’origine de toutes ces attaques. Cette fois, en quelques heures c’était dissous — vraiment, ces gens sont définitivement des fantômes pour moi. Ils n’ont plus de réalité, comme les trois gredins dans les canyons — ça n’existe pas, il y a autre chose qui existe, et si formidable, si simple. Oui, un autre monde. Ça ne touche pas là. Il y a encore beaucoup de chemin à faire, mais c’est là, dans la semence, et ça doit s’épanouir inévitablement.  Et pourquoi c’est venu maintenant seulement ?  Deux jours après, le 14 décembre, il s’est produit autre chose, qui a l’air tout à fait innocent et capital tellement ça s’est produit simplement, comme si c’était la conséquence logique, évidente.  Robert était en train de réparer ma cheminée. J’étais assis là, près de mon lit, et je le regardais un peu distraitement enlever les tuiles, replâtrer, ajuster le système qui refoule la fumée. Et puis, soudain, j’ai commencé à regarder avec beaucoup d’intérêt comme si ce n’était plus moi qui regardais vraiment, mais Mère. Elle était extrêmement intéressée et pleine d’une sorte d’« appréciation » ou d’approbation — ce travail bien fait, cette entente avec la Matière la remplissait d’un contentement. C’était si fort que j’ai failli dire à Robert : « Si je partais, je t’emmènerais avec moi. » Je me suis retenu. Et à la fin, quand tout a été bien mis en place (il était encore accroupi devant la cheminée), je me suis approché et je lui ai dit (je n’ai pas pu m’empêcher), c’était Mère qui disait : « Tu feras partie du nouveau monde. » Robert a souri selon son habitude et il m’a demandé « s’il y aurait des fuites de cheminée dans le nouveau monde  ? » Tout à fait Robert. Je lui ai répondu : « Non, mais il y aura une compréhension de la Matière. »  C’est tout. Il est parti. Je suis allé me promener dans la forêt. Et alors, tout un tableau a défilé ou déferlé devant moi. Je me disais (mais ce n’est pas « se dire », c’était comme un cinéma vivant et vécu), je voyais ces qualités — je voyais Micheline, je voyais Boni et Laura, et quelques autres —, ces qualités matérielles exceptionnelles de quelques êtres qui représentaient ce

que l’humanité a produit de meilleur... et puis on est au bout de l’histoire. Ceylan, le Kérala, c’est comme si l’on m’avait fait toucher, par les deux pôles, ce bout de l’histoire humaine — ça finit, ça explose. C’est vraiment la fin d’un monde. Ça ne peut pas continuer comme cela. Et alors je « me disais » : Pour faire un nouveau monde, il faut une réunion de ces « qualités », une représentation humaine — on ne peut pas faire ça tout seul. Il faut tous les aspects, ou quelques aspects principaux qui font un monde rond. Et je voyais l’urgence. Et puis il y avait cette expérience du 12 décembre qui était comme ma promesse. Je regardais ce Land’s End et je n’arrivais pas à voir douze êtres — disons douze — ici, dans ces montagnes. Et qu’est-ce qu’ils feraient ? La transformation, ça ne se fait pas les jambes croisées en se concentrant sur soi-même — au contraire, c’est un mouvement d’expansion. Il faut une activité à travers laquelle et par laquelle l’« autre chose » peut se glisser subrepticement. Alors je voyais une île, la mer. La mer, c’est actif, c’est un défi, il faut l’empoigner, inventer, créer. La montagne, c’est passif et immobile. Je n’arrivais pas à voir douze êtres ici, à tourner en rond. Puis tout le tableau est venu avec une sorte de joie et de sourire : au lieu d’être ici, les dents serrées, à compter les coups et à être tiré constamment dans ces histoires de fantômes et toutes ces vieilles histoires (même les plus généreuses et les plus « sérieuses »), pourquoi ne serait-on pas quelques-uns en cette fin du cycle humain, réunis dans un effort concentré, accéléré, à appeler l’« autre chose » — comme un dernier cri des hommes sur ce bateau en détresse. Une île... je ne sais où, dans le Pacifique  ? (mais c’est accessoire). C’était l’idée d’Auroville (c’était d’abord l’idée de l’Ashram). Mais pourquoi ne pas faire une « nouvelle Auroville » ! Une Auroville plus concentrée, plus consciente — plus accélérée surtout. Cela n’enlève rien à l’Auroville tel qu’il est : il continuera son chemin, et si la Grâce le veut, il arrivera à l’expérience — mais Mère a mille façons de faire  ; en fait tout est SA façon ! Et pourquoi n’aurait-elle pas une façon souriante, légère — gracieuse enfin — sans tous ces fantômes et ce siège d’une abominable pollution humaine qui envahit tout. Pourquoi pas un lieu ensoleillé, et quelques êtres ensoleillés, mais QUI COMPRENNENT.  Et je voyais toute l’histoire, toutes ces tentatives humaines à travers les temps, toutes ces fables jamais réalisées : il y avait les Cathares et les Chevaliers de la Table Ronde, il y avait Rimbaud et Jules Verne et l’île au Trésor — mille fables de tous les pays et de tous les temps. Et toutes ces peines, ces douleurs, ces portes fermées, ces espoirs déçus, parce que le temps n’était pas venu, et toutes ces morts tragiques. Et c’est comme si, dans cette forêt où je marchais, je voyais ou sentais tous ces regards disparus qui venaient sourire par-dessus mon épaule — comme si j’étais, et nous étions, leur espoir.  Alors, tout d’un coup, c’était comme une formidable responsabilité ou un formidable défi — mais souriant. Et si nous étions LEUR cri au bout de l’Histoire ? Vraiment quelques êtres qui ont compris et qui jettent tout — tout — dans cette dernière aventure humaine. C’était cela que Mère voulait ! C’était cela que Sri Aurobindo voulait !  Je rentre de ma promenade et je raconte tout cela à Sujata, qui m’écoutait silencieuse au coin du feu. Et elle a acquiescé — Sujata, c’est comme un miroir de Mère près de moi (mais c’est mieux que cela !). Et elle m’a dit : dans l’Inde, il y a une croyance ou une connaissance très vieille qui dit que

« chaque action a un lieu ». Il y avait Balicourt qui représentait une action avec Mère ; il y avait Nandanam qui représentait une autre action, et puis il y avait Land’s End pour matérialiser l’Agenda. Et maintenant c’est une autre action — pour chaque action, il y a un lieu choisi. Eh bien, nous avons couru tous les Nilgiris et les montagnes depuis Periyar pour découvrir ce coin miraculeux. Mère nous a conduits. Elle nous conduira bien pour découvrir l’autre lieu.  Alors nous avons commencé à nous pencher sur des cartes, mais cette fois ce n’était plus « l’Île au Trésor », c’était « l’Île de Mère » à trouver — et sans Matrimandir : le lieu où Elle habite, tout simplement.  L’expérience de Ceylan nous avait bien appris que tout est pourri par les touristes — Tahiti, les îles Marquises (Hiva-Oa), tout cela est pollué. Mais il y a beaucoup d’îles, tout de même, en Océanie. Mon doigt se promenait sur la carte et j’avais le sentiment que, peut-être, le secteur autour de la Nouvelle-Calédonie pouvait être moins contaminé, parce que Nouméa est un lieu pour les petits bourgeois coloniaux — affreux. À partir de Nouméa, on pouvait rayonner, tâtonner : il y a les Nouvelles-Hébrides et, plus loin, les îles de Horn, il y a... que sais-je  ? Si l’on avait un bateau, ce serait plus commode pour explorer. Je me disais que Sydney n’est pas loin, et que les Australiens font beaucoup de voiliers — un voilier d’occasion  ? Enfin, je naviguais, et Sujata naviguait avec moi au coin de la cheminée.  Deux jours plus tard, Sujata m’a dit : pourquoi ne pas parler à Robert  ? J’ai parlé. « C’est comme une porte qui s’ouvre avec du soleil », m’a-t-il dit. Et lui aussi sentait bien qu’il commençait à tourner en rond à Happywood. Bien entendu, il m’a dit tout de suite ce que je savais : « Mais si on enlève Boni, Michel... tout leur travail s’écroule. » C’est évident. Mais il faut des pionniers, il faut trouver le lieu — et quand on sera prêt, les circonstances seront prêtes... Je n’arrive pas à voir de guerre, bien que tout semble comme un énorme chaudron prêt à sauter et qu’il suffirait d’un chat qui passe — l’incident le plus futile et le plus bénin — pour faire tout sauter. Mais j’ai une sorte d’impression répétée que cela finira par le chaos économique : la grande paralysie. Tout s’arrête. La grande Machine s’arrête. Et alors un tri formidable par le bas du ventre.  Mais ce sont des spéculations. Quoi qu’il en soit, un jour, peut-être pas très lointain, les circonstances seront prêtes, et il y aura peut-être douze hommes à pousser le cri de la Terre. (...)  Robert sera un Robinson Crusoë digne des meilleures fables. Chacun a son « idée fixe », et avec un peu de potion magique du druide ou de la Grande Druidesse, ça marchera peut-être. Je ne sais pas, il y a comme un Sourire derrière tout cela.  Mais il y a un Espoir.  Il y a une promesse.  Il y a comme des portes qui s’entrebâillent.  Le reste, je ne sais pas, à la grâce de Dieu et de Mère.  J’arrête mon roman-fleuve en t’embrassant avec les frères et sœurs d’un grand espoir et d’une aventure digne d’être vécue.

Satprem  

  P.S. Le jour où je racontais à Sujata mon grand tableau dans la forêt, elle me montre ce texte de Sri Aurobindo, en Bengali, qu’elle vient de dénicher. Voici la traduction française (c’est dans une introduction bengalie à la

Guîtâ) :

« Dans l’évolution du monde, la part du mal qui doit être détruite est celle-là même qui se détruit par sa floraison surabondante dans le Kaliyuga. »

  Écrit en 1909 il y a 72 ans...

Nuit 20-21 décembre 1981

  Kireet : « Le gouvernement commence à se demander ce que vous fabriquez. »

Nuit 22-23 décembre 1981

Vision

  Je roule dans la grande Humber de Mère. Je suis devant. Je ne vois pas qui conduit. C’était très « smooth », sans cahots et rapide — puissant, silencieux, toutes vitres fermées. Je ne voyais pas où j’allais.

23 décembre 1981

(Lettre à Micheline)

  ... Il est vrai qu’un Plan se dessine et que tout va bouger vite maintenant. Le temps de Land’s End est probablement terminé — pour chaque action, il y a un lieu choisi. La transition à l’autre étape est toujours un peu douloureuse, mais le pire est passé — le coin est tourné vers... l’inconnu. Lorsque le Plan sera plus clair, je te le dirai, et certainement, une fois de plus, j’aurai besoin de ton aide.  Maintenant, il faut aller vers une autre concrétisation.  Le silence est nécessaire. Tous les remous dérangent.  Avec Sujata, je t’embrasse très tendrement.  1982 : la porte s’ouvre.

Satprem  

Nuit 28-29 décembre 1981

Vision

  Violemment attaqué et poursuivi par Nirod* (Pranab est là, mais assiste sans attaquer).  Un si profond dégoût, et une lassitude de tout cela.  Chaque fois, on pense que c’est le fond du noir, et chaque fois il y a plus noir.

31 décembre 1981

  Une grande lassitude des êtres — tous les êtres. J’aimerais être seul avec mon âme et les mouettes.

1982

3 janvier 1982

  J’ai payé ma dette à la souffrance.  Comme Shiva Nilakantha*, depuis huit ans, j’ai avalé leur poison — si je m’en vais, il faudra bien qu’ils avalent leur propre poison, et en meurent. Dans quinze jours j’aurai quitté l’Inde (pour où ?).

4 janvier 1982

  L’assaut final.  Keya-Robert.  Il faudra que je m’en aille avant d’être complètement déchiqueté.

6 janvier 1982

  Mariage.

9 janvier 1982

  Cette peine est une intensité de plus pour vouloir changer la douleur de la terre.  Maintenant il faut que je me change.

13 janvier 1982

  J’ai fait tout un voyage... dans ma tête.  J’ai secoué tous les barreaux de la prison... dans ma tête. Il n’y a qu’à s’asseoir au milieu et à tout oublier.  Douze personnes dans une île, c’est onze de trop.  Il n’y a qu’une île... dans ma tête.

20 janvier 1982

(Lettre à Micheline)

  C’était difficile d’écrire, ces temps derniers, et pourtant, à chacun, il y a quelque chose de spécial à dire, et surtout une relation spéciale — on ne peut pas écrire des lettres « collectives ». Et puis il y a cette grande difficulté de parler sans que cela fasse le tour de tout le monde, et ce qui est simple devient une affaire d’État ! Enfin je suis résigné et je sais que tu m’aimes assez pour comprendre. Il semble donc bien que nous allons quitter Land’s End. Ce lieu a bien servi et il est plein d’une force à craquer — Ludmila avait bien vu ce « Bouddha d’or » qui enveloppait l’endroit. Ce n’est pas sans questions que je m’apprête à partir — je suis plein de

questions et c’est mon vieux tourment. Je crois que le « censeur » de Mère était un petit garçon à côté du mien ! D’abord, on peut se demander à quoi sert d’aller courir à l’autre bout du monde  ? S’il s’agit de sortir du bocal, quelle différence y a-t-il entre les Nilgiris et la Terre de Feu  ? Enfin, c’est inutile d’épiloguer : je me suis aperçu que les raisons vraies qui poussent à faire un acte ont peu de rapport avec les raisons apparentes qui vous décident à faire l’acte. D’autres forces meuvent les circonstances et les hommes. Apparemment, donc, il y a ce cercle vicieux des ennemis, et même des amis ( ! ) Tu l’as su, le 30 décembre, j’ai dû encore donner un interview à ce Jean de Beer et en partant, ce brave homme, envoyé par Jaigu [de France-Culture], m’a promis de revenir avec une équipe de la TV française. Tu vois, c’est comme cela, c’est sans fin et répétitif. Déjà j’avais dû faire un effort considérable pour me laisser filmer et interviewer par -David. Cela donne le sentiment « vieillissant » que Mère pouvait éprouver après tous ces « Entretiens » du Terrain de Jeu. On se dit : tout de même... est-ce qu’il n’y a pas mieux à faire ? Et je reste obsédé (au point de visualiser presque concrètement) par cette « Trame » dont parlait Mère : si un point change, tout peut changer ! C’est assez formidable, ça. L’histoire de l’« Anna-Maria » sur la route du Kérala m’a donné presque des frissons, ou des vertiges plutôt*. Et puis il y a le cercle vicieux des « ennemis » (qui, en fait, tirent de l’énergie de votre propre résistance). Les « attaques » continuent ; la nuit dernière encore, je suis sorti d’un cauchemar où l’on voulait me tuer et en me « réveillant » j’avais cette étrange douleur dans le dos et dans le cœur — depuis des jours, cette douleur va et vient, disparaît et reparaît soudainement. On a l’impression de crises cardiaques larvées et qui n’aboutissent pas. C’est-à-dire que leur force est de plus en plus usée, ou que mon corps réagit mieux. Mais enfin, tout cela est répétitif aussi comme une vieille rengaine. Mais fatigant aussi.  Mais je me demande si derrière toutes ces raisons apparentes qui me poussent à partir, il n’y a pas une autre raison, vraie. J’ai une vague impression que l’« on » ne veut plus que je reste dans l’Inde parce qu’il pourrait bien y avoir quelques nettoyages en grand — je pense à cette montagne que j’ai vu bouger, comme écrasée par des forces gigantesques, et il devait y avoir un tremblement de terre au bout, et avec Sujata nous devions quitter le bâtiment où nous étions  ; sur le pas de la porte, Sujata me disait : « il va pleuvoir, il faudrait un imperméable » ; je rentre dans la maison, tâtonne à travers des pièces parcourues d’éclairs ou de courts-circuits, et finis par trouver dans ma salle de bains le parapluie que j’avais acheté en France. Un « parapluie français ». C’était il y a plus d’un an... Est-ce que la montagne va bouger ?  Je n’en sais rien.  ... Mais, comme dit Sri Aurobindo : «  solvitur ambulando ». Ce ne sera pas « ambulando » ni « naviguando », car de nos jours c’est trop cher de marcher ( ! ) ou de naviguer. Nous irons donc à tâtons — si cette aventure est vraie, le lieu existe déjà et nous attend. À nous de le découvrir.  Il y a tellement d’autres « inconnues » matérielles et pratiques que cela donne le vertige — la meilleure façon de secouer le vertige, c’est de se mettre en route, sans plus de manière. Sujata et moi, nous nous sommes mariés (le 6 janvier) pour tenter de passer à travers les barreaux des visas et des consulats. C’était charmant, mais c’est une autre histoire (que j’ai contée à Carmen*). Je ne sais pas si les barreaux céderont, mais on s’y

efforce (si tu savais les gymnastiques que je dois faire avec Bombay pour déjouer Pondichéry...). Tout cela, ce sont des histoires dingues, mais justement nous allons travailler à ce que cette dinguerie générale change. Un petit maillon de la trame... ce serait intéressant.  Voilà où nous en sommes. Sujata n’a pas froid aux yeux, et pourtant ce n’est pas évident pour quelqu’un qui a passé plus de quarante ans de sa vie à l’Ashram de Pondichéry... Moi, je me demande parfois si je ne suis pas dingue aussi, mais étant donné les quatre milliards et demi de sujets, un de plus ou de moins ne fera pas grande différence. Si Sujata trouve encore à grignoter quelques cajous et noisettes, ça ira bien.  Reste un problème — un vrai problème —, celui du secret. Si l’on commence à savoir partout où je suis, il n’y a plus qu’à aller se faire pendre ailleurs (où, ailleurs ? en Alaska avec Anne ! ?). Déjà mon départ à Ceylan a donné lieu à tant de bavardages que c’est décourageant. Et puis cela devient tout de suite une « affaire » grandiloquente là où c’est simple, très simple et sans manières. (...)  Je n’ai pas d’adresse à laisser puisque je ne sais pas où nous allons, mais si la Grâce veut que nous trouvions l’endroit, je te laisserai mes degrés de longitude et de latitude. D’ailleurs, il n’y a plus grand chose à « dire » — mais à FAIRE.  Et puis je voulais t’embrasser, parce que tu as été une telle sœur pendant toutes ces années un peu terribles... D’un côté ou de l’autre de la mappemonde, on se tient la main et on continue.

Satprem  

Nuit 25-26 janvier 1982

  J’ai vu la Mort.

27 janvier 1982

  Mon âme a tellement envie de s’envoler vers un pays de lumière et d’amour — absolus.

31 janvier 1982

Vision

  Nuit : un pigeon blanc est venu se poser sur mon cœur, c’était si doux.

1er février 1982

(Lettre adressée à Georges Troller, de la Télévision allemande, juste avant le départ de Satprem pour... son île illusoire, du moins dans les temps présents.)

  Frère,  Oui, je finirai peut-être oiseau ! Qui sait ? Je me suis toujours demandé pourquoi l’évolution ne s’était pas arrêtée là ! Mais probablement, il faut retrouver l’oiseau d’après...  J’aurais beaucoup de choses à te dire, à toi. Mais j’ai de plus en plus de mal à écrire. Et puis je m’en vais. Oui, bientôt, dans quelques jours peut-être — vers l’inconnu.  À toi j’aimerais dire ce que je vais faire — tu es vraiment un frère pour moi, je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme cela. Au fond, j’ai beaucoup d’amour pour toi, avec une sorte de compréhension profonde de ce que tu es et de qui nous sommes. Comme si cet être-là, nous le partagions, mais très-très profondément. Pas besoin d’expliquer : c’est un fait.  Alors j’en ai assez d’idéaliser... je veux RÉALISER.  J’en ai assez de téléviser et d’interviewer — je veux voir, être, toucher, DEVENIR. Et il faut sortir de la vieille ronde — autant celle des amis que celle des ennemis. Il faut être EN PRÉSENCE de la Chose — nue, brute. Et puis tu passes ou tu ne passes pas dans l’Autre Chose. Si tu ne passes pas, ça ne fait rien, tu n’entraînes que toi  ; mais si tu passes, quelle différence... peut-être formidable, pour le monde. Hein ? si un seul homme faisait le Passage — le faisait vraiment. Il faudra bien que ça commence un jour quelque part dans UN. Ça ne va pas tomber du ciel ni de la télé, ni du dernier bouquin — il faut le FAIRE, cet autre oiseau. Et si c’est une illusion, j’aime mieux mourir de cette illusion-là que d’une autre. Le cancer, c’est à la disposition de tout le monde.  Et j’ai imaginé qu’un jour, nous nous retrouvions tous — ou les quelques-uns pas nombreux — et que nous fassions ENSEMBLE, que nous tentions ensemble cette dernière aventure de l’espèce humaine.  Il faut d’abord trouver le LIEU.  Tu comprends : pas un Auroville avec un « Matrimandir » — non : le lieu où ça se fait. Les quelques-uns de l’espèce humaine mourante qui jettent un dernier cri et font l’ultime tentative. Un coin du monde qui soit comme l’« île de Mère », ou l’île de l’espèce nouvelle — où ça commence à balbutier vraiment dans quelques corps de vieux chimpanzés qui en ont marre d’être des chimpanzés.  Ils attendent tous de moi que je continue des bouquins à perpétuité — flûte !  Rimbaud, je comprends très bien.  Alors, je m’en vais.  Salut à l’avenir.  Tu comprends, TOUT est possible, si seulement quelques hommes sentent que c’est possible. C’est le moment du grand Nouveau. Il y a des sourires de tous les côtés, si on sait sourire avec.  Je ne sais pas comment tout ça va se passer, sinon que je plie bagages dans quelques jours, mais je t’emmène avec moi, dans un coin de mon cœur, et si, un jour, je vois que c’est intéressant, je te ferai savoir où je suis.

  Je t’embrasseSatprem.  

  Je vous embrasse      Sujata

2 février 1982

  Quand une grande vague douce recouvre le monde et qu’il ne reste plus qu’un chant d’oiseau sur les vieilles terreurs.

5 février 1982

  Le cormoran tout seul sur sa balise.

7 février 1982

(Lettre à Micheline)

  ... Michel-Nicole, installés à Land’s End, se mettent au courant. Robert-Anne restent vagues dans leurs projets, mais vont quitter l’Inde — j’ai dit à Robert que notre expérience n’était possible que dans une atmosphère totalement positive (Dieu sait que Mère a souffert de toutes les « impos-sibibités » et négativités qui l’entouraient !) et qu’ils pourraient nous rejoindre au moment voulu si Anne adhérait sans réserve.   Tout est bien mystérieux, Micheline — mais nous allons vers Mère. C’est la seule certitude. Il faut que quelques hommes et femmes fassent le passage. J’entends encore Mère : « Sri Aurobindo a ouvert des portes, et quand nous serons prêts, nous passerons par ces portes »... nous, qui ?

Satprem  

11 février 1982

  Mâ, c’est vers ton île que je vais, autrement tout cela est insensé.*

(D’une lettre de Satprem à Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  ... Comme je me souviens de notre première rencontre à Nandanam — vous aviez tout compris d’un regard. Personne au monde n’a compris aussi profondément que vous. Non, ce n’est pas par paresse que vous ne m’avez pas écrit récemment ; vous avez un tel fardeau à porter, et personne avec qui le partager — je sens cela profondément. Comme j’ai de la chance d’avoir une Sujata auprès de moi.  Il m’est aussi très réconfortant et rassurant de lire dans votre lettre : « Aussi longtemps que je vis, je suis prêt à aider tout ce que vous ferez, où que vous décidiez d’habiter. » Votre confiance en moi est comme du baume pour mon cœur tourmenté — c’était une telle angoisse de prendre cette décision de quitter l’Inde, j’ai été assailli par tant de voix et de doutes. On doit vraiment marcher dans le noir, et ce n’est qu’après qu’on s’aperçoit que c’était le bon chemin. Je vais essayer de vous dire quelque chose de ce que j’ai vu.  J’avais deux possibilités : l’une était de poursuivre dans la même direction,

c’est-à-dire écrire de plus en plus de livres, d’aller en Europe et aux États-Unis pour passer à la télévision et donner de plus en plus d’interviews. Aller au Butler Palace* faisait aussi partie de cette direction. Mais j’avais, de façon croissante, l’impression que le temps des discours et des écrits était passé et même périmé. Je n’étais pas destiné à être un « gourou » ; aujourd’hui, même un Vivékananda serait perdu au milieu du vacarme et des feux de la télévision et des haut-parleurs — ce jeu-là est perdu d’avance : une vague est vite engloutie par la suivante. Tout est un chaos de stars pour aucun Ciel et aucune lumière nulle part. J’ai eu l’impression que le moment était venu de FAIRE, ou d’essayer de faire, et non de parler et d’expliquer. Si seulement un ou quelques êtres humains pouvaient tirer dans leurs cellules quelque chose de la Force nouvelle, cela changerait le monde bien plus que tous les livres et toutes les télévisions. Aussi, je sens de plus en plus que je dois être hors des regards et que le travail doit se faire secrètement. Je sens de plus en plus la nécessité d’une atmosphère totalement positive, à l’abri des assauts des amis comme des ennemis — une atmosphère où le travail puisse se faire librement, sans les vieux fantômes qui harcelaient Mère sans répit. Puis, petit à petit, il m’est venu que si Mère m’a tenu les mains si longtemps, alors quelque chose a bien dû passer — pourquoi ne pas essayer ? Mon travail pour l’Agenda est maintenant fini — il faut que j’essaie de VIVRE l’Agenda. Une idée si présomptueuse ne m’était jamais venue à l’esprit avant, mais petit à petit, elle m’est apparue comme la seule idée sensée et le seul chemin possible, et elle est devenue de plus en plus impérative.  ..........  Le monde nouveau ne peut pas être construit par un seul homme, mais supposons que nous soyons une douzaine qui représentent le meilleur de ce que l’Humanité a produit, une douzaine d’hommes et de femmes qui soient arrivés à la fin de la courbe humaine et qui aient compris totalement qu’il faut aller au-delà de l’humanité et trouver ce que Sri Aurobindo et Mère ont vu — une douzaine d’êtres humains qui seraient comme l’ultime cri de la race humaine, ou sa dernière prière, son dernier appel à l’au-delà... Si l’on pouvait rassembler quelque part ces douze hommes, alors le Miracle serait possible. Mais où, quelque part ? Cela ne peut pas être ici, nous sommes la cible publique de tout le monde ; cela ne pourrait pas être en Inde où des conditions perturbantes se préparent lentement mais inévitablement  ; cela ne pourrait pas être un lieu caché dans les montagnes, parce que les montagnes sont passives et immobiles — et que pourraient faire douze hommes et femmes dans la solitude passive des montagnes ? Alors il m’est venu que cet endroit devrait être près de la mer — une île. (...) Une Île quelque part dans le Pacifique — « l’île de Mère ». Un lieu sans Matrimandir, un lieu où Elle serait là simplement, Sa demeure en dehors du chaos croissant du monde. Un lieu où quelques hommes et femmes feraient la dernière tentative pour trouver le passage à la prochaine espèce.  Alors, très cher Compagnon, Sujata et moi nous mettons en route à la découverte de « l’île de Mère » quelque part dans le Pacifique. Si nous trouvons l’endroit qu’il faut, nous y appellerons quelques jeunes hommes et femmes que nous connaissons, et quelques inconnus nous y rejoindront peut-être. Un fil d’or doit relier ici et là ceux qui sont prêts à cette dernière tentative. Le 13 février, nous partons pour cette aventure dans l’inconnu. Je n’ai pas d’adresse, je ne sais où nous atterrirons — j’ai la foi que Mère nous

tiendra les mains dans les siennes et nous conduira vers son Île de l’Avenir doré.

13 février 1982

  Départ de Land’s End.*

(Satprem s’est donc mis en quêtede sa dernière illusion)

14 février 1982

  MADRAS.  La plage : le ghetto « humain ».  Si l’on veut trouver un sens nouveau, il faut passer dans l’insensé.

15 février 1982

  Madras-Singapour.

19 février 1982

  NOUMÉA. Îles Wallis.  À la poursuite d’une illusion ? ?

25 février 1982

  FUTUNA ... Alofi.

26 février 1982

  TOLOKÉ (îles de Horn)    Les oiseaux savent où ils vont    nous, on ne sait pas.    Peiner, c’est notre chemin.

28 février 1982

  Pointe des pyramides  le faux paradis

1er mars 1982

  J’aurais tellement besoin de savoir que tout cela a un sens.

4 mars 1982

  FUTUNA.  L’attente du « Moana ».  Tout est comme une grande illusion.

5-6 mars 1982

  Départ de FUTUNA à bord du Moana.  Vision : je sors du petit avion jaune (de mes illusions).

*  Soir : Arrivée Nouméa.

7 mars 1982

  NOUMÉA. La fin de l’illusion.

9 mars 1982

  NOUMÉA.  La matinée du point d’interrogation.  Retour vers Colombo et l’Inde, ou la Polynésie ?  Nous choisissons Rurutu (îles australes).  Même si je me trompe, je me serai trompé avec courage.  Et puis Ça seul EST.

11 mars 1982

  PAPEETE.  RURUTU : « Package tour ».  Ils l’ont mangé aussi.  Ils ont mangé la terre.  Ils ont couvert la terre de leur déchets.  Je quitte les rivages de la vie.

12 mars 1982

  PAPEETE.  J’ai fermé la géographie.  Il n’y a pas d’îles dans le Pacifique.

13 mars 1982

  Départ de Papeete vers Colombo.  Refoulés à Nouméa vers Singapour ? ?

16 mars 1982

  SINGAPOUR. COLOMBO.

17 mars 1982

  COLOMBO. Ça ne tient plus qu’à un fil.

*  Savitri s’ouvre tout seul :    « But too often here the careless Mother leaves      Her chosen in the envious hands of Fate*... »

18 mars 1982

  COLOMBO.  Au bout de l’espoir ou de la désespérance.    Je n’ai plus de pays, plus personne.

*  J’aurais tellement voulu faire ce que Vous vouliez.  J’aurais tellement voulu comprendre ce que Vous vouliez.  Et puis...

*  Un chagrin si profond et muet.

20 mars 1982

  COLOMBO. MADRAS.

22 mars 1982

  Retour à Land’s End.  Dévasté.

24 mars 1982

  Ma douce : « Je sens que la recherche n’est pas finie. »

Nuit du 25-26 mars 1982

Vision

  Une baignoire vide, propre, toute blanche.

27 mars 1982

  Tout est cassé, dedans, dehors.  Je ne sais plus où aller ni quoi faire.  Ils me laissent bien tomber  comme un vieil outil dont ils n’ont plus besoin.  Mon cœur est plein de chagrin.  En tout cas j’aurai essayé jusqu’au bout.

*  Il n’y a rien à vouloir, rien à demander, rien à attendre.  Il n’y a rien à reprocher, rien à prier  Tout est comme ça doit être et puis c’est tout.  Il n’y a qu’à être ce qu’on peut dans les circonstances  Une poussière sous les étoiles    et puis c’est tout.  S’ils me disaient quelque chose, je le ferais.  Mais ils ne disent rien — rien, rien, rien.

29 mars 1982

  OOTY. Traité comme un chien par l’immigration officer : « Why don’t you stay out ? » [« Pourquoi ne restez-vous pas en dehors de l’Inde ? »]  — J’ai vécu trente ans dans l’Inde.  Il me montre la photo d’identité d’une missionnaire : « Elle est depuis cinquante ans dans l’Inde, such a nice lady. »

*  Aller m’enterrer à Belle-Île ?

  Pour y trouver les landes défoncées par les routes goudronnées et les charretées de touristes, comme à la Côte Sauvage — que reste-t-il de sauvage, sauf le cœur des hommes ?

*  C’est le bout de l’illusion qui est terrible : les derniers mètres.  Je saigne.  Mais c’est probablement très bien.

*  Sous mon arbre, comme une voix : « Don’t worry, tout cela fait partie du chemin. »

*  Mais c’est terrible.  J’entends encore les dernières paroles de Mère : « Je ne peux rien dire. »  Et son hochement de tête.  Je ne peux rien dire.

Nuit du 30-31 mars 1982

  Vision : ma vieille robe de chambre s’enfonce dans les eaux et disparaît dans un trou de sable, comme aspirée.  Ainsi soit-il.

1er avril 1982

(Lettre personnelle)

  Il faut pourtant que j’essaye de te dire ce voyage... Je prends mon courage à deux mains, il faut au moins que l’expérience serve.  J’ai fait surtout du chemin à l’intérieur — on croit toujours que l’on arrive au bout ou au fond, et puis il y a plus loin que le bout, et le fond reste insondable. Je suis rentré de là bien démoli, encore plus intérieurement qu’extérieurement, mais c’est probablement ce qu’il fallait — quand on est démoli dans le pire, ce n’est pas mal, mais quand c’est le mieux qui s’écroule, c’est plus difficile. Et pourtant, quelquefois je pense que c’est « le mieux » qui est notre plus invisible ennemi. Je n’en sais rien, je ne sais plus où j’en suis. Alors tenons-nous en aux faits extérieurs.  Tout de même, j’ai reçu un sacré choc lorsque Sujata m’a dit, il y a quelques jours, en recevant ton télégramme : « Oui, je crois que la recherche n’est pas terminée. » Moi, je croyais que l’illusion était terminée et que j’avais exploré le bout de mon illusion (ou du moins ce bout-là). Alors ?...  Dans tous les cas, l’illusion du Pacifique est bien réglée une fois pour toutes : c’est un paradis de Truands. Et par-dessus le marché, un faux paradis. Et pourtant, je t’assure, toutes les apparences y sont : vu d’un peu

loin, seulement à deux cents mètres des côtes, c’est paradisiaque — des chapelets d’îles ceinturées de lagons bleu turquoise comme je n’en ai jamais vus ; des coulées d’émeraude frangées d’écume et le grand bleu-violet du Pacifique. Et ces côtes à pic qui s’écroulent dans la mer dans un délire de végétation ; des criques de rêve pour abriter des voiliers de rêve. Il y a d’ailleurs des quantités de navigateurs à la poursuite de leur rêve qui viennent échouer ici et là, comme gratte-papier, dans un bureau du gouvernement ou comme barman, le temps de gagner un peu d’argent pour aller plus loin dans leur rêve, dont le meilleur est peut-être de faire un beau naufrage vrai. Mais c’est aussi un signe des temps. Et puis tu t’approches de la jolie côte de rêve... D’abord Alofi — parlons de celle-là — que je guignais : inhabitée et en même temps proche d’une île plus grande (Futuna) pour se ravitailler. Je tire mes jumelles (tu vois, j’étais l’explorateur parfait) et je balaye ces côtes parfaites avec leur sommet volcanique couvert de végétation luxuriante qui s’écroule dans une mer d’aigue-marine... et puis une Croix, énorme, blanche, dressée comme une sentinelle : « Attention, c’est à NOUS. » Ce « nous », c’est la propriété privée des Missionnaires. Tout le Pacifique est la propriété des prêtres, et quels prêtres ! D’abord, ils ont réussi à faire prendre aux indigènes leurs dieux pour des diables, au point qu’on te dit : « Ne va pas dans la brousse, tu vas rencontrer Matsuku (ou je ne sais qui) » — leur dieu d’hier devenu mangeur d’hommes*. Mais le nouveau dieu, ce n’est pas le Sacré-Cœur-de-Jésus que l’on voit partout, c’est le whisky, la bière et le poulet congelé (on en transportait 10 tonnes à bord du Moana sur lequel Sujata prenait bravement son premier baptême de la mer ; mais le grand tangage du Pacifique, ce n’était rien).  Puis tu enfonces tes jumelles un peu plus dans le Paradis et tu débarques après... Alors là, on peut parler de Wallis, de Futuna, des Fidji ou de tout le reste du Pacifique, c’est tout pareil avec des degrés de « porcinité » ou de « yoyo-yéyé » qui se balancent des hanches plus ou moins épaisses de Papeete jusqu’à Colombo. Oui, le cochon, c’est l’habitant n°1 du Pacifique — le cochon noir, ubiquitaire, maître des plages, des cases, des cocoteraies et plus nombreux que les hommes, qui d’ailleurs leur ressemblent étonnamment. Si tu as la singularité de vouloir marcher, on te dit gentiment (parce que les gens sont très gentils) : « Mais vous allez gêner vos jambes. » Évidemment, tu découvres tout de suite les moustiques et la filariose endémique qui « gêne » leurs jambes, mais la meilleure position reste vautrée, appuyé sur un coude, en attendant que le fruit vous tombe dans la main — on ne trouve pas de fruits : il faut avoir l’autre singularité d’aller les cueillir. Par contre, toute l’île est là pour aller accueillir, avec des guirlandes, les cartons de whisky et de bière, et les fameux poulets que personne n’a le courage d’élever. Si tu veux un œuf, il est importé de Nouméa. Les repas, c’est un autre problème : tu as le choix entre le cochon et le maquereau — mais pas beaucoup de choix, ou bien il faut faire très vite, parce que les mouches vont plus vite que toi  ; c’est une bataille pour savoir qui mange. Et Sujata,là-dedans, stoïque, un peu pâle, éventant les mouches et tâchant de manger un bout de banane cuite. Je dois dire qu’elle a été stoïque d’un bout à l’autre, surtout quand il s’agissait d’aller faire ses besoins en public sur la plage (pardonne-moi ces détails, mais quand il s’agit d’une Indienne, et d’une Jaïn par dessus le marché, ce n’est pas mal) et se battre avec les

cochons impatients... Non, j’ai vraiment fait faire une dure tapasyâ à cette Inde pudique et hyper-propre — elle n’a jamais perdu le sourire, elle -essayait plutôt de m’en donner un peu. Moi, j’ai passé des journées à regarder les murs dans une maison de ciment ajouré (signe de richesse) appartenant à la famille royale de Toloké, à me demander ce que tout cela signifiait.  Parce que la saleté extérieure, ce n’était rien (du moins pour moi), et puis on peut concevoir que le cochon soit la monnaie d’échange au même titre que le dollar — et je ne suis pas sûr que le dollar soit plus propre que le cochon. Mais ce climat, accablant, lourd, épais, qui vous vide de toute énergie, comme si réellement il fallait traîner ses jambes  ; et puis cette mer — une mer qui n’est pas la mer ! une mer qui n’est pas vivante, qui ne donne pas, ne vous emplit pas ; une mer molle qui vient lécher des rivages accablants — et quels rivages ! Je n’avais pas prévu cela, j’aurais dû mieux regarder ma géologie : le Pacifique est volcanique — tu comprends ce que cela veut dire ? Du basalte noir, des rochers noirs, des criques déchiquetées avec des falaises et des rochers noirs qui ressemblent à des monstres vomis ou à des cochons échoués. Sujata me disait que c’était comme « du vase figé » (j’ai essayé de lui expliquer qu’en français on disait plutôt la vase). Et puis tu t’asseyais sur un coin de rocher, en éventant les mouches et claquant les moustiques, et c’était si joli de loin, mais vraiment joli, à ne pas croire — et c’était tout faux. Un faux paradis. Et alors vulnérable, fragile : la jolie « Longo-asi » (notre hôtesse, déjà épaisse) en « manu » de toutes les couleurs (et qui se signait religieusement en passant devant chaque église) ne parlait que de revenants et des étrangers méchants qui jetaient des bouteilles à la mer, avec des œufs de crocodile dedans, pour manger le pays — mais heureusement que le « sacré-cœur » était là et le pape. J’écoutais tout cela et je me disais qu’il suffirait d’un Missionnaire pour susurrer dans leurs oreilles superstitieuses que nous étions des athées suspects... Alors, aller tout seuls sur Alofi  ? (où d’ailleurs ils avaient déjà -installé une grotte de la Vierge avec miracles), et faire quoi  ? de l’évolution suspecte ? Je crois que nous aurions eu vite un « accident ».  Et ce climat débilitant : 30° jour et nuit.  Évidemment, il y a des degrés de porcinité dans le Pacifique, et des degrés de mouches et quelques différences de centigrades — mais l’illusion est tenace et je me disais que, peut-être, « ailleurs », peut-être plus bas en latitude, on découvrirait le pot aux roses. Et en fait, je n’avais pas mal choisi en posant le doigt sur Futuna et Alofi, parce que c’était encore le « bout du monde », un vrai bout du monde dans tout ce Pacifique pollué par les touristes et les milliardaires. Mais nous allions découvrir bientôt les vrais -cochons, et l’électronique-reine et les « yoyo-yéyé » qui se projettent de Hong-Kong à Hawaï et à Papeete pour siroter un whisky... au bord d’une piscine. Et cette image saisissante qui surnage au milieu d’un millier d’inanités : dix heures du soir, une piscine déserte, éclairée au néon bleu — personne, pas un chat, mais une petite fille à demi nue, en slip de bain, douze ans peut-être, les seins naissants, qui glisse sur les carrelages bleus sans nous voir, seule, tenant dans sa main un petit objet noir qu’elle regardait intensément — l’objet a fait « blip », et elle a disparu comme un somnambule dans les couloirs de l’hôtel.  Tout de même, j’avais encore mon illusion — je savais qu’à Nouméa c’était comme cela, je savais qu’à Papeete c’était comme cela, je savais très bien

(bien que la vulgarité française dépassât tout ce que j’avais pu imaginer  ; là, vraiment, des porcs en cravate qui restaient pour le compte en banque et les 75% d’indemnité de cherté de vie  ; l’Allemagne n’est pas vulgaire comme cela, l’Américain n’est pas vulgaire comme cela — la vulgarité française, c’est effrayant). J’avais donc ma dernière illusion que je caressais. Cette illusion, je l’avais pêchée à bord du Moana. Le soir venu, Sujata m’a demandé si j’allais « à la messe » — c’était inutile de lui expliquer qu’en français cette messe-là était plutôt masculine et je suis descendu stoïquement au mess pour avaler une côte de porc tandis qu’elle tanguait stoïquement sur sa couchette (unique à bord). L’équipage bavardait et bavardait, et moi je découpais mon truc, et puis, le second mate s’est mis à parler de RURUTU — les îles Australes, 22° de latitude et 12° centigrades en hiver — « on peut y porter un pull léger ». Ah ! je me disais : voilà ! Et une île « merveilleuse, sauvage », enfin le rêve des navigateurs (c’est même là qu’est enterré Éric de Bishop, l’un des premiers navigateurs solitaires du début du siècle). Je me disais — à travers toute cette inanité, cette chaleur accablante, ces basaltes nauséeux — je me disais : « Mais il y a Rurutu ! on va aller à Rurutu, dans les îles Australes — on ne peut pas rêver plus loin. » J’ai donc pris mon courage à deux mains (et je t’assure qu’il fallait du courage après tout cela — si je me suis trompé, je me serai trompé avec courage) et je me suis résigné à passer par Papeete puisqu’il n’y avait pas d’autre voie d’accès aux îles Australes. C’était à six cent kilomètres au Sud de Tahiti. Sujata et moi, nous arrivons crevés à Papeete après déjà trente jours de voyage et de malheureuses valises bourrées d’Agenda qu’on trimballait d’un coin à l’autre sans avoir même le temps de les ouvrir (déjà la brosse à dents, c’était toute une affaire). Il était six ou sept heures du -matin d’un jour qui était la veille ou le lendemain et d’une heure qui commençait à être aussi somnambule que la petite fille de Nouméa. On prend un taxi à la recherche d’un hôtel (je te passe les éternelles histoires d’émigration et de police) ; en chemin, j’ai la malheureuse idée, après trois ou quatre hôtels bourrés et sans place, de vouloir m’arrêter à une agence — « Tahiti Voyages » — pour prendre des renseignements sur les communications avec Rurutu : « Ah ! mais vous tombez bien, nous dit une matrone du nom de Phoebé, qui ressemblait à une patronne de bordel en paréo — Vous tombez bien, on vient juste de découvrir Rurutu, je vous fais un package tour, c’est 12 000 francs par jour et c’est l’hôtel le plus luxueux de la Polynésie que nous venons tout juste d’inaugurer — ça s’appelle “Chez Madeleine”, à Rurutu, et il y a même une piscine. » J’écoutais et j’écoutais, sidéré, tandis qu’elle remplissait en triple exemplaires la feuille du package tour. Puis j’ai dû me lever, très pâle, et je lui ai dit que je foutais le camp. Je ne sais pas si j’avais envie de pleurer ou de hurler — j’ai dû hurler, parce qu’elle m’a dit gentiment (ils sont tous très gentils) : « Vous devez être fatigué par le voyage, reposez-vous et nous en reparlerons. » Nous avons repris le taxi et tourné pendant quatre heures à travers tous les hôtels de Papeete, remplis — à 1 h ou 2 h de l’après-midi, nous sommes retournés à l’aéroport : 2 000 francs de taxi, pas une chambre dans tout Tahiti. J’allais m’allonger dans un coin par terre et vraiment, sans Sujata, j’aurais laissé mon corps là dans un coin. Enfin, à 2 h, la dame du « Tourisme » nous a déniché une chambre par téléphone, et nous sommes allés à la « Princesse Haiatéa » : une cage vitrée et climatisée au bord d’une piscine éternelle. Et puis la télévision sous le nez tandis qu’on essayait de

manger quelque chose. J’ai avalé tout le programme, sidéré et complètement hypnotisé : il y avait la dernière exposition des peintures d’Adolf Hitler avec photos et panégyrique du Monsieur, suivi d’une séquence sur les tortures au Guatémala (ou je ne sais où), suivi d’une tranche sur le trafic de l’héroïne — puis du Beethoven (la symphonie pastorale) remise en musique océanienne avec « yoyo-yéyé » polynésien — si je ne suis pas devenu dingue, c’est une grâce.  Mais j’étais complètement dévasté. Même Hitler ne m’avait pas dévasté à ce point-là.  Je t’épargne tout le retour. Et puis ces yachts de milliardaires — oh ! des yachts splendides... pour quoi ? pour où ? Des centaines de yachts à Tahiti, et chacun avec son petit paradis particulier entouré de barbelés tout au long de la côte — « voie sans issue », « chemin privé ». 30 000 bagnoles qui foncent comme aux heures de pointe — du sable noir, des rochers noirs entre deux petits paradis privés. Marlon Brando a acheté la dernière île, et le dernier des rois Pomaré s’est fait enterrer avec une bouteille de Bénédictine gigantesque en acier coulé sur son mausolée. Je ne sais pas, frère, c’est dingue, dingue, mais une humanité si abominable — j’aurai connu la désespérance. Une désespérance que je ne connaissais pas après dix-huit mois de Mauthausen, Buchenwald. Quelque chose de plus affreux encore, parce que c’était toute l’humanité qui était au bout de sa route, avec un terrible point d’interrogation. Le lendemain de notre arrivée à Tahiti, le 12 mars (mais c’était déjà le 13 à Tahiti), il y avait tout un numéro spécial du Tahiti Sun Press consacré à la « dernière découverte de Rurutu ». On arrive là pour nous mettre ça sous le nez, avec une ironie, ou un sarcasme, je ne sais, et je tombe « par hasard » là-dessus — « Ah ! tu voulais le Pacifique, eh bien le voilà. » Et la prochaine évolution, l’espèce nouvelle qu’est-ce que t’en dis ?  Alors L’URGENCE, frère. C’est effrayant. S’il n’y a pas d’espèce nouvelle...  Peut-être que tout cela était fait pour me désespérer si totalement, si profondément, et si physiquement, qu’il faudra bien faire ou être quelque chose d’autre si l’on ne veut pas en mourir.  Le retour...  Je savais — je savais tout cela, mais j’aurais espéré qu’un coin de la terre aurait échappé — UN coin. Il n’y a pas un coin. Tiens, je t’envoie l’exemplaire du Tahiti Sun Press, c’est édifiant.  Alors nous ne sommes pas allés à Rurutu.  Et la première image qu’on me montre au bout de tout ce tour, c’est Adolf Hitler, l’héroïne et les tortures du Guatemala, avec Beethoven en yéyé.

*2 avril

  Il faut que je tire mon histoire jusqu’au bout : que nous comprenions ensemble. C’est un peu comme s’il fallait que la terre comprenne son sens.  Nous sommes restés quarante-huit heures à Tahiti, juste le temps de remettre la mécanique en marche — quarante-huit heures, là, un peu terribles. Mais il restait encore un coin d’obstination en moi, ou peut-être le dernier soubresaut du mourant. Je me disais : on va retourner à Nouméa, il y a sur les quais de Nouméa un certain Coriolis qui a quelque chose à me dire — déjà, avec Sujata, nous avions exploré un gigantesque cargo vide qui s’apprêtait à appareiller... pour Taiwan (tout cela est fou, il faut être Breton

et fou, et être Sujata, pour faire des choses pareilles à cinquante-neuf ans... tu te rends compte !). Mais au point où nous en étions, Taiwan, pourquoi pas, quoique ce bateau fut vide à nous attendre. Nous avons grimpé à bord de cette énorme ferraille (qui d’ailleurs partait à la ferraille, c’était son dernier voyage), erré dans les coursives, mis le grappin sur un Chinois impassible qui nous a conduits à la cabine du Commandant — le Commandant roupillait, impossible de le réveiller. J’ai cogné à la porte, le Chinois a tapoté, Sujata regardait. Sur un tableau noir était indiqué à la craie que le bateau levait l’ancre le lendemain matin à 8 h. Le Chinois a fini par me dire que si je venais à 6 h du matin, ça pouvait s’arranger avec le Commandant — des dizaines de cabines vides. Taiwan... Bon sang ! je serais bien allé au diable — et Sujata parfaitement tranquille, toujours -tranquille ; ça, tu sais, je n’ai jamais vu cette équanimité tranquille, gênée par rien (sauf un peu par les cochons) et prête à n’importe quoi. Une seule fois, je l’ai vue perdre son équanimité, mais alors si tu avais vu ça... C’était dans les bureaux de l’administration de Futuna, le premier soir, quand on ne savait pas si on allait dormir sur la plage avec les cochons ou quoi. Tout d’un coup, elle a attrapé l’administrateur poussif et négatif : « Mais enfin, vous êtes ici pour quoi ? pour nous aider ou pour créer des impossibilités ! » Je n’ai jamais vu ça. L’administrateur était sidéré, la bonne sœur à côté de lui était sidérée, la secrétaire était figée dans son coin. Pendant dix minutes, elle l’a déshabillé et engueulé — c’était un spectacle : pas même Kâlî mais Chandî. L’administrateur était muet et livide — mais il nous a donné une chambre. Enfin... Il y avait donc Taiwan. Nous avons raté le bateau de Taiwan, nous étions complètement endormis à 6 h du matin, qui était je ne sais plus quelle heure. Je ne sais pas si c’est dommage pour Taiwan ou pour nous.  Mais il y avait encore un Coriolis quelque part dans ce foutu port, avec un Belle-Îlois ( ! ! ) Je me disais : nous allons retourner à Nouméa et voir le Coriolis. Nous avons pris un billet pour Nouméa, qu’on nous a fait payer deux fois plus cher parce que nous étions restés moins de six jours à Tahiti (jamais vu des « touristes » pareils). On débarque à la Tontouta : la police nous demande notre onward ticket, que nous n’avons pas — onward pour où ? Un petit bonhomme réglementaire et en casquette bleue nous fait observer que notre visa n’est plus valable puisque nous sommes sortis de Nouméa — « Vous allez payer cash votre billet onward et on vous refoule. » J’ai argumenté, plaidé, puis j’ai fini par m’asseoir sur la chaise ronde du policier, crevé. J’avais heureusement eu l’inspiration de faire verser mes derniers francs à Papeete — j’ai tiré mon argent. Voyons : onward jusqu’à Singapour ? Mais Monsieur, à Singapour, on va vous demander onward pour où ? — Alors onward pour Colombo. Mais Monsieur, à Colombo, on va vous demander onward pour où ? — Alors onward pour Madras. Mais Monsieur, êtes-vous bien résident en Inde ? Votre épouse, oui, mais vous  ? Je n’étais plus résident en Inde, je n’étais plus rien du tout ni nulle part et je me voyais refoulé... à Paris. D’ailleurs je n’avais même pas assez d’argent pour aller jusque là. J’ai fini par payer jusqu’à Colombo — un autre billet qui m’a coûté le double d’un aller et retour Delhi-Paris (sur tout le Pacifique règne une compagnie d’aviation française nommée UTA, qui est une compagnie de gangsters, qui a le monopole et fait payer les prix qu’elle veut — pas de gêne puisque ce sont ou des fonctionnaires ou des milliardaires). Donc pas de Nouméa, on nous a rembarqués dans l’avion qui attendait depuis une

heure et le commandant s’est excusé du retard à cause de « passenger trouble » — le « trouble », c’était nous. Il a fallu avaler tout le parcours : Sydney, glacé, où Sujata a attrapé un rhume, Jakarta, Singapour. Là, transit. Deux jours de réflexion à essayer de remettre un peu en place la mécanique. Alors on rentrait en Inde, et tout cela semblait si fou, si insensé... De Roissy à Singapour-Changi à la Tontouta, les passagers glissent le long des glaces électroniques qui s’ouvrent sur d’autres glaces électroniques qui s’ouvrent... le bocal complet, parfait, organisé et on ne veut de vous nulle part à moins que vous n’ayez un billet onward vers d’autres places électroniques ou un billet de retour sur rien. On ne peut pas rester là-dedans, frère ! Ce n’est pas possible, pas-possible. Et je me disais : mais à Madras, on va me refouler tout pareil... Tantôt on n’a pas le droit d’être indienne, tantôt on n’a pas le droit d’être français — et les Français... Quelle est ma nationalité, frère ? On a télégraphié à C.P.N., qui m’a fait ouvrir les glaces électroniques du High Commissioner indien de Colombo, qui m’a fait ouvrir les glaces non-électroniques de Meenambakkam à Madras. Et j’étais dedans, jamais parti et peut-être jamais revenu. Là, j’ai commencé à être complètement déglingué : des crampes faciales, comme si je n’en pouvais plus de ce masque, puis des constrictions de la gorge. Il n’y avait plus qu’à rentrer à Land’s End et à finir. Voilà le voyage.

*  Bon. Je viens de passer des jours assez amers à regarder tout cela. J’ai marché dans la forêt. Je me suis assis au pied de mon arbre — j’ai un arbre ami. J’ai encore marché. J’étais simplement un bout de corps dévasté. Tu comprends, toutes les intuitions, toutes les pensées, toutes les jolies images, les « signes », les visions de la nuit, tout-tout devenait comme un tissu du Mensonge, j’étais un tissu de Mensonge. Et puis c’est tout. Et alors cette énorme Illusion. C’était pourtant joli ce que j’avais vu avec Robert, là, devant ma cheminée... Et puis tout s’écroule, c’était seulement une imagination du subconscient humain. Même en 1945, à Mauthausen quand les Russes sont venus me sortir de là, je n’étais pas aussi dévasté — il y avait un « onward » quelque part. Et au bout de toute cette ronde de fou, je retrouve l’image de Hitler à Papeete. Puis je me fais traiter comme un chien, mais là alors vraiment comme un chien, par l’employé de l’Immigration Office de Ooty (un chrétien) : « Ah ! vous êtes encore revenu... why don’t you stay out  ? I’ll notify the government. » [« Pourquoi ne restez-vous pas en dehors de l’Inde ? Je vais informer le gouvernement. »]  Je n’insiste pas, je ne te donne pas tous les détails. Mais vraiment il faut que j’en « sorte », d’une façon ou d’une autre. De 1945 à 1982, ça fait combien ?  Mon arbre a eu une seule réponse. Tout d’un coup on m’a pris dans un grand bain de Force puissante, massive, tranquille, et il m’a semblé entendre : « Don’t worry, tout cela fait partie du chemin. »  Alors c’est tout ce que je puis dire pour me consoler : j’ai fait du chemin dans le non-chemin. Je n’ai vraiment plus de chemin. Puis j’ai vu ma vieille robe de chambre qui s’enfonçait dans l’eau et disparaissait au fond dans un trou de sable, comme aspirée. Voilà tout.

*

  Alors, puisque tout me faisait défaut — oh ! pas mon cœur, il est devenu si dense, si poignant — j’ai attrapé ma raison, ma bonne vieille raison que j’avais mise au rancart depuis tant d’années, et j’ai regardé tout ça objectivement (si c’est possible). Je me suis dit : nom de Dieu ! ce n’est pas possible, on t’a montré tout le tableau jusqu’à Papeete et tu as vu sous un masque océanien ce qui existe tout pareil et partout — PARTOUT — sous un autre masque simplement. Mais ce monde-là est fini. Ce n’est pas possible, ça va sauter. C’est fini, ça meurt partout — je me suis gouré sur le temps et sur les lieux, mais je ne me suis pas gouré du tout sur la fin de cette espèce dégénérée. Nous sommes vraiment là comme à la fin des reptiles — c’est sûr, c’est évident. Et Mère ne s’est pas gourée. Et il s’agit vraiment de savoir ce qui survivra et comment ?  J’ai dit cela à Sujata l’autre soir, avec une sorte de désespoir (je ne sais pas, je ne sais rien, mais tout de même je sais !). Alors Sujata est tout d’un coup allée me dénicher cette vision [de Mère] de 1907 (1907, tu te rends compte, moi qui ne partais qu’en 1945), et elle m’a lu tout le truc : « ... Un grand malheur plane au-dessus de nous, un cataclysme effroyable se prépare, je le sens quoique je ne puisse pas préciser sa nature... » Et les douze — douze. Ce bateau qui ressemble tellement à ce que Sujata avait vu il y a quelque vingt-cinq ans, mais il n’y avait plus Mère et Sri Aurobindo, et c’était moi à la barre. Et je sens, et je ne sais rien. Mais c’est là, on est dedans ! J’ai fait le tour du Pacifique, mais ça fait partie du chemin en ligne droite — ce n’est pas possible autrement. Simplement, j’ai épuisé ce qui n’était pas à faire.  Et puis il y a ton télégramme : « I feel the search is not over » [« je sens que la recherche n’est pas terminée »]. Puis Sujata, de sa petite voix tranquille : « Il a raison, moi aussi je sens que la recherche n’est pas finie » — j’étais sidéré : je me croyais en plein dans l’Illusion et croyais que c’était la fin de l’Illusion...  Alors, encore une fois, j’ai empoigné ma raison et je me suis dit : voyons. Évidemment, ces îles idiotes ne pouvaient pas être le lieu du refuge : on n’y trouve rien à manger, sauf du cochon, et elles dépendent toutes de l’extérieur pour survivre, sans parler du climat accablant. Et puis c’est -encore dans l’orbite de l’hémisphère Nord et sur le chemin des conflagrations — sans parler d’une humanité océanienne complètement dégénérée. Et ma raison, ma bonne vieille raison a commencé à me tirer les yeux, non plus vers les Kermadec mais vers la Nouvelle-Zélande. Parce qu’il s’est produit un phénomène assez curieux entre Nouméa et Papeete. Sujata et moi, nous nous figurions que nous étions en vol pour Papeete, naturellement, et puis tout d’un coup on nous annonce que l’avion va se poser à Auckland — c’était le 11 mars, je crois, de ce côté-là de la ligne. Et il y avait à bord, à côté de nous, devant nous et un peu partout, une troupe de Néo-zélandais, mais alors très gentils, charmants, qui faisaient une atmosphère tellement différente de tous ces Français — je n’ai pas pu m’empêcher de le remarquer à Sujata, parce que je n’avais pas « vu » les Néo-Zélandais comme cela, je les croyais lourds, protestants, pleins de Bible et de moutons. Mais ils étaient tout à fait simples et charmants. Sans prétention aucune, ouverts — des gens honnêtes et sans histoires. Et surtout pas toutes ces prétentions et ces sourcillements français — oh ! comme ils sont exaspérants, ces Français ! J’étais tout à fait étonné, Sujata a eu toute une conversation avec une petite Néo-Zélandaise tout à fait

charmante, avec un drôle d’accent. Mais ce n’est pas tout. Notre avion s’est donc posé à Auckland, il était minuit environ. Nous sommes descendus dans la salle de transit, bordée d’un immense couloir, et il y avait toute une atmosphère... étrange, si différente de ce que nous avions respiré, ou mal respiré, depuis près de trente jours. Nous nous demandions si nous n’allions pas croiser Anne et Robert dans les couloirs ! (mais en fait, ils n’étaient pas encore partis de l’Inde). Et puis, je ne sais pas ce qui a pris Sujata, mais elle est sortie dans le couloir... et elle s’est mise à faire de la gymnastique, des pas de danse et un cent mètres, à minuit... à Auckland (nous ne savions pas ce qui nous attendait le lendemain à Papeete !). C’était vraiment étrange. C’est son corps qui tout d’un coup se sentait joyeux et respirant. Elle était tout aussi étonnée que moi, après coup.  Alors qu’est-ce que cela veut dire ? Dans tout ce périple de fou — ce périple sans âme, pourrait-on dire — c’est la seule fois où quelque chose a vibré et souri. À minuit, à Auckland.  Ma vieille raison m’a dit encore (comme je regardais tout cela avec Sujata hier ou avant-hier) : mais cette Nouvelle-Zélande, après tout, c’est un pays fertile, riche, en dehors de tous les tourbillons possibles qui pourraient saisir l’hémisphère Nord — un pays frais, sans conflits aucun, alors que tout le reste du monde est en conflit : pas d’histoire de classes sociales, de races — on fait du beurre, du lait, de la laine, et puis c’est tout, et sans prétention. Une humanité propre et gentille dans un climat qui ne vous débilite pas. Mais pourquoi pas  ? Aux antipodes exactement — les antipodes de leur folie destructrice et de leur grande outre cérébrale. Anne n’était peut-être pas si folle avec ses fjords !  Voilà où j’en suis.

2 avril 1982

  L. : la Nouvelle-Zélande ?  Un tour de plus dans le bocal.

3 avril 1982

  Je ne suis plus nulle part.  La blessure est plus profonde que je ne croyais.  Est-ce que je suis en train de mourir  ?  S’ils me disaient : « Fais ça, va là », ce serait tellement simple. Mais...  C’est ce mais qui est mortel.

4 avril 1982

  Mais en dépit de tout je T’aime.    Le seul lieu

c’est en Vous.

Nuit du 4 au 5 avril 1982

Vision

  Vision : un vieux pot, tout cabossé et ébréché, et moi, disant d’un ton un peu ironique ou sarcastique : il doit être en train de subir la transformation.  Ce vieux pot, c’était moi.

*  Au pied de mon arbre :

« Nous sommes toujours là,c’est seulement toi qui oublies...

de temps en temps. »

6 avril 1982

(Vision de Sir C.P.N. Singh, traduite de l’anglais)

  Vers 4 h 30 du matin, j’ai fait un rêve.  Je suis dans un endroit où il y a de grands arbres et des arbres de taille moyenne ; il n’y a pas de bâtiments — un espace libre dans l’ensemble.  J’ai fait envoyer deux petits avions pour aller chercher la Mère.  Pendant que je suis là, il semble qu’un petit avion soit en train d’arriver. Alors je m’apprête à regarder dans l’espace libre avec l’espoir que l’avion atterrisse là. Mais au lieu de cela, sans prévenir, on voit un petit avion descendre à toute vitesse à travers les arbres, et il atterrit là.  Puis, dans un récipient qui ressemble à une baignoire, je vois quelque chose de transparent, une masse rosâtre.Au-dessus, il y a une petite tête étroite qui ressemble à Mère, mais pas vraiment de visage précis.  Je suis très étonné et me demande ce que c’est, de quoi s’agit-il  ? Est-ce bien Mère ? Car la masse, qui est rosâtre, est faite d’une substance qui ressemble à UNE SORTE DE GELÉE.  Tout cela a soudain disparu, remplacé par une longue civière, et je vois une forme blanche et habillée — c’est évidemment la Mère. Elle n’est pas debout mais allongée.  Alors je me dit : il y a des gens un peu plus loin qui attendent.  Entre-temps le petit avion a disparu, et j’aperçois le grand avion qui amène la Mère. Je cours à l’espace libre où Elle doit atterrir, perplexe et me demandant ce que je dois faire : je n’ai pas de fleurs, rien pour l’ârati*. La Mère est en train d’arriver, et il faut que je la reçoive. Je vois d’autres personnes avec des thali prêts pour l’ârati, et je me dis : il faut que je la reçoive et je n’ai rien.  Il pleut, on entend le tonnerre. Et je me réveille.

7 avril 1982

  Sujata : Mère vous a laissé un gage.

14 avril 1982

  Voyage à LUCKNOW.  C.P.N. : « Votre place est en Inde, dans le Nord — là où Krishna et les Pandavas** étaient — Narad*** est très actif en Uttarakhand [contreforts des Himalayas]. »

16 avril 1982

  Satprem : Je ne veux plus écrire.  C.P.N. : Vous écrirez et vous jouerez « un rôle dominant ces trois années à venir » (ou dans trois ans ?) — aucune envie du « dominant ».

17 avril 1982

  C.P.N. : Vous êtes le lien.

22 avril 1982

  Départ de Lucknow.

23 avril 1982

  DELHI, rencontre Chattopadhyay* (Debi Prasad).  Départ de Delhi pour...

26 avril 1982

  Que je me noie dans ton amour,      alors il n’y aura plus rien d’autre          OM

27 avril 1982

  Je recommence les asanas.

Nuit 30 avril au 1er mai 1982

Vision

  Indira dans une voiture noire, sur une route absolument noire et boueuse, vêtue de noir aussi semble-t-il et sa voiture est tirée en avant par « quelque chose » (ou quelqu’un) que je ne vois pas. Il y avait un câble qui tirait sa voiture*.

*  Consciemment aspirer à traverser cette barrière humaine. Comme un obsédé. Qu’il y ait au moins un être humain à essayer.

Nuit du 1er au 2 mai 1982

Vision

  Sujata voit le feu dans l’un des bâtiments de l’Ashram. (C’est le passé qui brûle.)  L’impression qu’il va se produire quelque chose en Inde (ou dans le monde) ce mois-ci.

4 mai 1982

  Arrivée de l’Agenda III anglais.

6 mai 1982

  L’aspiration dans la conscience physique. Tout est contenu là.

13 mai 1982

  Oui, tirer le conte de l’avenir sur la terre.  J’écoute une musique qui vient des bords lointains de l’univers.

Fin du tome II