Voyage à Toulouse

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Extrait de Voyage à Toulouse paru aux Editions Pimeintos- Février 2010

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Que l’on vienne des Pyrénées après une cure thermale ou une excursionen montagne, que l’on visite l’Aquitaine, que l’on se dirige vers l’Espagne ouque l’on se rende en Provence ou même en Corse, Toulouse nous ouvre sesportes et dévoile devant nos yeux ses maisons de bois et de briques d’unrouge ocre, ses ponts inégaux, sa Garonne, ses rues étroites et sombres, sonarchitecture désordonnée, son histoire, sa beauté et ses contradictions. Levent d’autan accueille le voyageur intrigué par cette ville à nulle autrepareille. En effet, Toulouse n’ennuie pas ses promeneurs : les écrivains duXIXe siècle qui l’on visitée l’ont parfois aimée ou parfois détestée, ont étédéçus ou surpris, l’ont bien souvent comparé à Bordeaux, y ont recherchél’Italie mais aucun n’a jamais conçu d’indifférence à son égard.

Si au XIXe siècle la violette et son parfum participent à la renommée deToulouse, les écrivains-voyageurs sont davantage attirés par l’architecture,les monuments et les œuvres d’art. C’est l’époque de la prise de conscienced’un patrimoine national important à préserver et à restaurer. Des écrivainscomme Chateaubriand puis Nodier ou encore Mérimée et l’architecte Viollet-le-Duc portent cette idée à travers leurs écrits mais aussi à travers leursvoyages dans toute la France pour recenser ces monuments afin de les clas-ser et enfin les restaurer.

À Toulouse, l’église Saint-Sernin retient l’attention de ces hommes delettres qui s’emploient à la décrire sous tous ses angles, même dans ses plusplus infimes détails. Pour tous, même pour Stendhal très critique à l’égard

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des monuments de Toulouse, Saint-Sernin est «magnifique» : «Dès que j’airepris courage, je retourne à Saint-Sernin qui m’a profondément intéressé.C’est le premier édifice roman qui m’ait donné une profonde sensation debeauté.» L’église est pourtant très mal entretenue, quasiment abandonnéeau moment où Stendhal la visite. C’est grâce à Mérimée qu’elle pourra êtrerestaurée par Viollet-le-Duc à partir de 1855.

D’autres édifices toulousains comme le musée et son cloître gothiquefont l’unanimité des visiteurs, ou encore l’hôtel d’Assézat de styleRenaissance. En revanche, nos écrivains restent beaucoup plus partagés surle Capitole qui pourtant est la fierté des Toulousains. Vivement dénigré parStendhal, jugé «banal» par Joanne et Reclus, le Capitole n’est que modéré-ment apprécié par les voyageurs à l’image d’une architecture toulousainetrop discordante. En effet, les rues mal pavées et trop étroites, les maisonsen briques ou en bois, certaines églises aux styles mélangés déplaisentsystématiquement aux différents écrivains qui ne manquent pas de le préci-ser vigoureusement dans leur récit de voyage.

Après l’art et l’architecture, les voyageurs s’intéressent beaucoup à lapopulation toulousaine à travers ses habitudes de vie, ses caractères, sesvêtements et bien entendu son accent si sonore. C’est alors le regard del’intellectuel «parisien» qui se pose sur l’autre et le rencontre. Vivant pourla plupart dans le Nord de la France, nos écrivains s’étonnent, s’agacent par-fois de la trop grande vivacité, de l’enthousiasme méridional que Stendhalou Taine peuvent prendre pour de la grossièreté. Si Henry James reste fas-ciné par la prononciation toulousaine, Taine compare cet accent à un« jappement et comme des rentrées de clarinettes. » La foule, l’agitation, lesvoix trop fortes semblent indisposer certains de nos visiteurs qui leur préfè-rent les figures féminines colorées et virevoltantes. Même si la rencontre nese fait pas toujours dans l’harmonie, les voyageurs font tous l’éloge del’hospitalité toulousaine et de cette générosité du sud.

À travers les multiples visages offerts par la ville rose, les écrivains sonttrès sensibles à la douceur du climat et à la beauté des paysages environ-nants qui annoncent le Midi. Pour Flaubert, Michelet ou James, avecToulouse commence le Midi, sa lumière et ses délices. C’est aussi l’évocationde l’Italie que beaucoup ont visitée et qui demeure la contrée idéale.Chateaubriand, Stendhal, Taine, Michelet et d’autres encore essaient deretrouver des traces d’Italie à Toulouse dans le langage, la luminosité, les

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couleurs ou l’architecture. Même si leur attente est déçue, Toulouse est bienla porte qui ouvre vers le pays rêvé.

En suivant pas à pas le cheminement de nos écrivains-voyageurs, nousnous laissons enivrer, nous lecteurs, par une ville tout en caléïdoscope, spec-tacle étrange sans cesse renouvelé de couleurs, de senteurs, de lumière etd’ombre, de beauté et de laideur, entre les ruelles tortueuses et le clocher deSaint-Sernin se détachant dans l’azur. Après toutes ces images, restent lesentiment d’une mélancolie inexpliquée et la silhouette de Toulouse commel’a décrite Taine à son arrivée : «Toulouse apparaît, toute rouge de briques,dans la poudre rouge du soir. »

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JULES

MICHELET1835-1843

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Chef de la section historique aux Archives nationales,Jules Michelet réalise d’août à septembre 1835 un voyagedans les villes du Sud-Ouest. Ce déplacement à caractèreofficiel va lui permettre d’approfondir ses connaissances surl’Aquitaine en vue de la rédaction de nouveaux volumes deL’Histoire de France. Michelet passe notamment par lesvilles de La Rochelle, Saintes, Bordeaux, Bayonne, Pau etToulouse où il séjourne du 11 au 14 septembre 1835.Toutes ses notes et ses réflexions sur les villes d’Aquitainesont consignées dans son Journal qui ne pourra être publiéqu’à partir du XXe siècle, tout d’abord par fragments, puis enquasi intégralité.C’est à partir de ce Journal que l’historien rédige sonouvrage intitulé Tableau de la France (second volume deL’Histoire de France) sur les caractéristiques historiques etgéographiques des provinces françaises. Après sa mort saseconde épouse reprendra ces éléments pour publier en 1886Notre France. Sa géographie. Son histoire. Il nous a doncsemblé intéressant de mettre en regard un extrait de ce der-nier ouvrage avec les pages de son Journal écrites sur le viflors de son passage à Toulouse.

NOTRE FRANCE

ROUERGUE – QUERÇY – HAUT-LANGUEDOC

Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande vallée duMidi. Cette province en marque le coin d’un accident bien rude.Elle n’est elle-même, sous ses sombres châtaigniers, qu’unénorme monceau de houille, de fer, de cuivre, de plomb. La

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houille y brûle sur plusieurs lieues, consumée d’incendies sécu-laires qui n’ont rien de volcanique. Cette terre, maltraitée et dufroid et du chaud dans la variété de ses expositions et de ses cli-mats, gercée de précipices, tranchée par deux torrents, le Tarn etl’Aveyron, a peu à envier à l’âpreté des Cévennes. Mais j’aimemieux entrer par Cahors. [...]Là tout se revêt de vignes. Les mûriers commencent à

Montauban, mais l’olivier n’apparaît pas encore, ni mêmeà Toulouse ; il demande une température plus méridionale. Enrevanche, la belle, la grande, la riche plaine (je crois la premièredu monde) est couverte d’une culture infiniment variée.[...] Un paysage de trente ou quarante lieues s’ouvre devant

vous, vaste océan d’agriculture, masse animée, confuse, qui seperd au loin dans l’obscur ; mais par-dessus s’élève la forme fan-tastique des Pyrénées aux têtes d’argent. Le bœuf attelé par lescornes laboure la fertile vallée, la vigne monte à l’orme. À midiun grand orage, et l’immense plaine qui nourrit un milliond’hommes fume de vie, la terre est un lac. En une heure, lesoleil a tout bu d’un trait.[...] Regardez de là devant vous. Toute la chaîne des

Pyrénées va vous apparaître. À une telle distance, cinquantelieues, ce n’est qu’une image flottante, une vague et fuyanteapparition. C’est pourtant le réel et la barrière d’un monde,l’inconnu est au-delà.Si, reprenant le voyage, vous appuyez à gauche vers les

montagnes, vous trouvez déjà la chèvre suspendue au coteauaride, et le mulet, sous sa charge d’huile, suit à mi-côte le petitsentier. Vous arrivez le soir dans quelque grande et triste ville, sivous voulez, à Toulouse. Bâtie d’un seul côté du fleuve, la rivesolitaire qui n’a pas de quai vous rappellera le Tibre. À cetaccent sonore, vous vous croiriez en Italie ; pour vous détrom-per, il suffit de regarder ces maisons de bois et de brique ; laparole brusque, l’allure hardie et vive vous rappelleront aussique vous êtes en France. Les gens aisés, du moins, sont fran-çais ; le petit peuple est tout autre chose, peut-être espagnol ou

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maure. C’est ici cette vieille Toulouse, si grande sous sescomtes ; sous nos rois, son Parlement lui a donné encore laroyauté, la tyrannie du Midi. Ces légistes violents, qui portèrentà Boniface VIII le soufflet de Philippe le Bel, s’en justifièrentsouvent aux dépens des hérétiques ; ils en brûlèrent quatrecents en moins d’un siècle. Plus tard, ils se prêtèrent aux ven-geances de Richelieu, jugèrent Montmorency et le décapitèrentdans leur belle salle marquée de rouge. Ils se glorifiaient d’avoirle Capitole de Rome, et la cave aux morts de Naples, où lescadavres se conservaient si bien. Au Capitole de Toulouse, lesarchives de la ville étaient gardées dans une armoire de fer,comme celles des flamines romains ; et le sénat gascon avaitécrit sur les murs de sa curie : Videant consules ne quid respu-blica detrimenti capiat.Ne nous arrêtons pas trop longtemps à Saint-Sernin, superbe

église de sang. Le chœur et la crypte sont le monument fortsombre de la première croisade (1095). Pour emporter uneimpression plus douce, reposons-nous un instant sousl’admirable petit cloître de la Renaissance, moins grandiose quele Campo santo, mais si joli d’effet, avec ses légères colonnesgéminées qui doublent la perspective. L’art ne s’est pas concen-tré sous ces merveilleux portiques ; il est un peu partout àToulouse, au fond des rues tristes et étroites qu’habitait lanoblesse. L’art de la Renaissance a dû être la vocations des Tou-lousains. On devrait la réveiller en fondant une école de dessind’ornements.Toulouse est le point central du grand bassin du Midi. C’est

là ou à peu près, que viennent les eaux des Pyrénées et desCévennes, le Tarn et la Garonne, pour s’en aller ensemble àl’Océan. La Garonne, fille joyeuse de la plus sombre des mères,la noire Maladetta, sur sa route, reçoit tout. Les rivièressinueuses et tremblotantes du Limousin et de l’Auvergne y cou-lent au nord, par Périgueux, Bergerac ; de l’est et des Cévennes,le Lot, le Viaur, l’Aveyron et le Tarn s’y rendent avec quelquescoudes plus ou moins brusques, par Rodez et Albi. Le Nord

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donne les rivières, le Midi les torrents. Des Pyrénées descendl’Ariège ; et la Garonne déjà grosse du Gers et de la Baize, décritau nord-ouest une courbe élégante, qu’au midi répète l’Adourdans ses petites proportions. Toulouse sépare à peu près leLanguedoc de la Guyenne, ces deux contrées si différentes sousla même latitude. La Garonne passe la vieille Toulouse, le vieuxLanguedoc romain et gothique, et, grandissant toujours, elles’épanouit comme une mer en face de la mer, en face deBordeaux. Celle-ci, longtemps capitale de la France anglaise,plus longtemps anglaise de cœur, est tournée, par l’intérêt deson commerce, vers l’Angleterre, vers l’Océan, vers l’Amérique.La Garonne, disons maintenant la Gironde, y est deux fois pluslarge que la Tamise à Londres.Quelque belle et riche que soit cette vallée de la Garonne, on

ne peut s’y arrêter ; les lointains sommets des Pyrénées ont untrop puissant attrait. Mais le chemin y est sérieux. Soit que vouspreniez par Nérac, triste seigneurie des Albret, soit que vouscheminiez le long de la côte, vous ne voyez qu’un océan delandes, tout au plus des arbres à liège, de vastes pinadas, routesombre et solitaire, sans autre compagnie que les troupeaux demoutons noirs qui suivent leur éternel voyage des Pyrénées auxLandes, et vont, des montagnes à la plaine, chercher la chaleurau nord, sous la conduite du pasteur landais. La vie voyageusedes bergers est un des caractères pittoresques du Midi. Vous lesrencontrez montant des plaines du Languedoc aux Cévennes,aux Pyrénées, et de la Crau provençale aux montagnes deGap et de Barcelonnette. Ces nomades, portant tout avec eux,compagnons des étoiles, dans leur éternelle solitude, demi-astronomes et demi-sorciers, continuent la vie asiatique, la viede Loth et d’Abraham, au milieu de notre Occident. Mais enFrance les laboureurs, qui redoutent leur passage, les resserrentdans d’étroites routes. C’est aux Apennins, aux plaines de laPouille ou de la campagne de Rome, qu’il faut les voir marcherdans la liberté du monde antique. En Espagne, ils règnent ; ilsdévastent impunément le pays. Sous la protection de la toute-

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puissante compagnie de la Mesta, qui emploie de quarante àsoixante mille bergers, le triomphant mérinos mange la contrée,de l’Estrémadure à la Navarre, à l’Aragon. Le berger espagnol,plus farouche que le nôtre, a lui-même l’aspect d’une de sesbêtes, avec sa peau de mouton sur son dos, et aux jambes sonabarca de peau velue de bœuf, qu’il attache avec des cordes.La formidable barrière de l’Espagne nous apparaît enfin dans

sa grandeur. Ce n’est point, comme les Alpes, un système com-pliqué de pics et de vallées, c’est tout simplement un murimmense qui s’abaisse aux deux bouts. Tout autre passage estinaccessible aux voitures, et fermé au mulet, à l’homme même,pendant six ou huit mois de l’année. Deux peuples à part, quine sont réellement ni espagnols ni français, les Basques àl’ouest, à l’est les Catalans et Roussillonnais, sont les portiersdes deux mondes. Ils ouvrent et ferment ; portiers irritables etcapricieux, las de l’éternel passage des nations, ils ouvrent àAbdérame, ils ferment à Roland ; il y a bien des tombeaux entreRoncevaux et la Seu d’Urgell.

Jules Michelet, Notre France. Sa géographie. Son histoire, Paris, C. Mar-pon et E. Flammarion, 1886.

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JOURNAL

11 vendredi [septembre 1835]Sur la route, riches maisons de campagne, rouges, blanches,

vertes, en brique ciselée. Tout annonce Toulouse comme ungrand centre d’agriculture. À mesure qu’on approche, les che-vaux sont grands, les bœufs gros.Toulouse à une heure. De tristes masses de briques. La

Garonne est grande et puissante, sans être immense, comme àBordeaux. Beau pont, à larges trottoirs de briques, d’où l’on voità droite beaucoup de petites maisons à demi ruinées par la der-nière inondation. Ce côté sans quai me rappelait le Tibre. Logéà l’hôtel du Midi, place des Carmes (des Bourbons, d’Orléans).Hôtel bien pensant ? La place des Carmes est la place où legénéral Ramel fut assassiné.M. Lavergne, rue Saint-Rome, n°23. Buste de Casimir Périer,

donné par Fonfrède. Il me remet une lettre de Pauline. Dînersoigné à l’hôtel, peut-être à cause de M. de Villeneuve, quidevait dîner avec nous. Vin de la Marguerite, près Montauban.M. Lavergne nous promène après dîner. Il assure que les

articles de Soulié, dans la Revue de Paris, sur les assassinats duMidi, ont été soigneusement enlevés des cabinets de lecture,volés même aux abonnés de la Revue, au point qu’il n’a pu leslire. Nous parcourons le quartier de la noblesse. Plusieurs beauxhôtels en briques. M. Lavergne soutient que cette architecturepolychrome est supérieure. La rue Saint-Rome, sous diversnoms, pleine de librairies, imprimeurs, paraît l’artère deToulouse plutôt que la Garonne. Tout le commerce consiste àtransborder les marchandises des étroits bateaux du canal duMidi dans les grandes embarcations qui doivent les mener àBordeaux. Au contraire, la Garonne est l’artère de Bordeaux.Rues étroites et tristes. Jolie maison d’un ancien conseiller,Renaissance : cariatides bizarres à chaque croisée, diminuant degrandeur à chaque étage ; le besoin de la perspective voudrait lecontraire. C’est du Jean Goujon, un peu roide. En bas, une tête

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casquée de vieille femme (ou guerrier avec de la gorge), uneautre à barbe ondoyante. Au-dessus, des satyres aux jambescontournées disgracieusement, des femmes finissant en deuxgaines ondulées, qui se croisent. Monté sur une terrasse domi-nant la rue : au haut de l’escalier, jolie cariatide féminine, quiporte à mi-corps une tête de soleil. Promené sur le jardin royal(anciennes fortifications). Arbres hachés par le canon de Soult,qui, disent-ils, a perdu la bataille de Toulouse. Il aurait perdu latête, selon Wellington, qui lui donna les Espagnols à hacherpour avoir le temps de le tourner.Le nouveau canal est inutile, à en croire beaucoup d’ingé-

nieurs. La Garonne est presque toujours suffisante, lente, il estvrai, à remonter. Le canal du Languedoc est presque inutile, parl’élévation des droits et le monopole exorbitant de l’anciennecompagnie. Les blés d’Anjou et Bretagne tournent l’Espagne,tandis que ceux de Moissac pourraient venir par le canal de Tou-louse à Marseille.

12 samediVisité, avant déjeuner, le Capitole et les archives de la muni-

cipalité. Entrée fastueuse. Inscription gasconne en latin, dans cesens : Justice, Art, Science. Cour où fut décapité, en 1632, le der-nier roi de Toulouse. Cela se fit à portes fermées, en présencedes capitouls. Archives municipales : on y monte par un escalierqui se soutient lui-même par l’agencement des pierres. Délibé-ration des capitouls, cinquante-deux volumes in-folio : 1524-1791. Commission des capitouls en plusieurs volumes in-folio.Annales (éloges et biographies) des capitouls, 1533-1698,ornées de charmantes miniatures : chaque miniature donne leportrait d’une douzaine de Capitouls, figures d’un demi-pied ;plusieurs ont été coupées et se retrouveraient chez des particu-liers. Livre blanc, in-4°, contenant des chartes, privilèges, etc.,de 1141 à 1556. Autre livre de privilèges in-folio, 1275-1560.Un autre commencé en 1518. Il n’y a plus d’archiviste à lamairie. L’archiviste avait 1000 f. de traitement. M. Aldéguier

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prétend qu’il avait classé le tout. La tour qui contenanit cesarchives s’étant écroulée, il a bien fallu prendre les archives àbrassées et les transporter pêle-mêle. Dans la salle des Illustres,portrait de Cujas, Caseneuve, Duranti, de Maynard, de Nogaret,de Benoît XII, etc. Malheureusement tous ces bustes sontd’imagination, fin du XVIIIe siècle. La salle des Jeux Florauxétait fermée.Après déjeuner, vu le préfet, et les archives de la Préfecture,

dans le magnifique hôtel de l’archevêque (vaste salle del’assemblée du clergé), construit ou arrangé par le cardinalLoménie de Brienne. Chapelle jolie et galante ; l’entrée despetits appartements de l’archevêque est ornée de peintures quireprésentent de belles femmes bacchantes.Les archives modernes de la Préfecture paraissent déjà dans

un ordre satisfaisant. L’employé qui en a changé n’a que 400 f.de traitement. Local magnifique. Les anciennes archives com-mencent à peine à se classer. Elles occupent un local plein derats : le conseil départemental va voter des fonds pourl’améliorer. J’y ai remarqué deux cent vingt-huit in-folio, des déli-bérations des États. Vingt volumes in-folio, procès-verbaux duclergé, papiers des communautés religieuses de l’ordre deMalte, mil neuf cents registres, mil deux cent-soixante-troiscartons. En 1808, une fenêtre de ce dépôt a été forcée et plu-sieurs pièces ont été soustraites.Bibliothèque de la Ville, dite du clergé, ou du Collège royal.

Le bibliothécaire, M. Aldéguier, est connu par son Histoire deToulouse. Trente mille volumes, peu de manuscrits, chroniquede Saint-Denis jusqu’à Charles VI avec des miniatures assezjolies. Belle bible du XIIIe siècle. Belle et vaste salle doublée parune galerie supérieure.Cathédrale Saint-Étienne. Une nef étroite, conduisant au

bas-côté droit d’un large chœur. En face de la porte, unimmense pilier semble le pivot de l’église. Fenêtres du XIIe

siècle, voûtes de la nef du XVe siècle, tombeaux en marbre deprésidents au Parlement. Stalles admirables et grandioses du

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chœur, jubé; le chœur se trouve ainsi partout muré. L’archevêqueactuel, M. d’Astros, est celui qui porta l’excommunication àl’Empereur et qu’il envoya à Vincennes.La cour royale est bâtie sur l’emplacement du Parlement, qui

lui-même était bâti sur celui des Archives de la cour royale.L’archiviste est lui-même décorateur gothique. Ordre admirable.[...]Chapelle de l’Inquisition. Plafond à compartiments : miracles

de saint Dominique. Affiche d’une neuvaine contre le choléra.Nombreux confessionnaux, tous remplis. Murs très hauts dupalais des Comtes vers la rivière. Ils portent sur une base pré-tendue romaine, à petit appareil. Forte chute d’eau et barragequi met en mouvement quinze moulins. Île de Tounis, sansdoute habitée autrefois par des bohémiens, ou peuplés dutemps des croisades. Population misérable, violente ; le Parle-ment fut obligé une fois de la forcer à coups de canon. Cettepopulation fournissait également les Fédérés et les Verdets en1815. L’inondation dernière a renversé vingt maisons.Vue du beau pont, dont chaque arche est trouée en cœur ou

coquille pour laisser cours aux crues violentes du fleuve. Portetriomphale et, plus loin, château d’eau et tour Saint-Nicolas.Nous rentrons de l’île en ville sur un joli petit pont de chaînes.Maison immense, ou plutôt palais de la Renaissance, bâtie parle Primatice : trois étages de colonnes, fenêtres carrées, inscritesdans des arcades ; terrasse élégamment soutenue. Par-dessuscette maison énorme, une tour et un observatoire. Maison,selon une tradition évidemment fautive, bâtie pour Catherine deMédicis. Jolies maisons modernes, riches balcons en fer fondu,briques ciselées, chassis de chêne, non coloré, d’un excellentgoût.La ville est quasi déserte, surtout dans les quartiers riches.

Nous ne trouvons ni Barri, ni Hamel, ni Olleris, ni M. Dumège,ni M. Castellan. Ce dernier nous était surtout bien nécessairecomme représentant l’ancien Parlement. Le célèbre M. de laViguerie, président, est mort. Son buste est ici partout.

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Vacances, choléra : quelques cas il y a quinze jours dans la gar-nison. Depuis rien. Ici, l’on paraît croire aux spiritueux commeremède. [...]

13 dimancheAllé, le matin, avant déjeuner, à Saint-Sernin. Je regrette la

cathédrale d’Albi, qui, dit-on, est toute peinte de peinturesantiques. Cette église bâtie, je crois, dans le pur gothique, est lavictoire du clergé et de Simon de Montfort dans le Midi.Londres, Toulouse, Bordeaux sont bâtis sur un seul côté du

fleuve, Paris des deux, harmonisé par l’île et dominé par Sainte-Geneviève. Revenu par le beau quai Brienne jusqu’au pont.Barrages de la Garonne.Vu le musée des Augustins, avec M. Lavergne. Salle de pein-

ture exhaussée de dix pieds sur le pavé d’une église, où l’on afait une nouvelle voûte plus basse. Décorations splendides. [...]Beau et admirable cloître du XIIIe siècle : petites ogives, moinschargées et moins abaissées qu’à Bayonne, soutenues par descolonnes géminées, non parallèlement, mais l’une vers le jardin,l’autre en dedans. Joli effet de multiplicité, non de grandiose,comme au Campo Santo. Trop d’arbres au milieu, ce quiempêche de saisir l’ensemble. À Bayonne, un seul arbre : unsaule pleureur. Comme point de vue, une belle vieille tour debriques, au lieu du duomo de Pise.[...]Avant dîner, pris les catalogues des manuscrits chez

M. Lavergne et l’Histoire de Toulouse de M. Aldéguier. Écrit àPauline. Après dîner, trouvé derrière la cathédrale le canal duMidi ; nous le suivons jusqu’aux allées La Fayette. Il eût fallutrois quarts d’heure pour atteindre la jonction.

14 lundiSaint-Sernin. Au dehors, les chapiteaux. Deux tentations :

celle de la peur (un homme entre deux esprits échevelés), celledu plaisir (deux femmes presque assises sur un homme).

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Sculptures hardies et d’un grand style, quoique du XIIe siècle :pieds droits sans perspective. À la porte, trois vieillesmendiantes nous maudissent !... L’église est triple. La crypte(aujourd’hui murée), les galeries, enfin l’église proprement dite.Les chapiteaux des galeries sont inachevés. Tout le reste dumême style. Le chœur fut achevé en 1085 et dédié par UrbainII. Au fond du chœur, un immense reliquaire. [...] Du pied duclocher, on voit, en tournant, Toulouse, la Garonne, le canal, lesPyrénées.Retourné au musée de dix heures à midi. Parti de Toulouse

pour Montauban à deux heures. J’étais suivi de cette idée,qu’indépendamment du mouvement musical, l’art de la Renais-sance devait être la vocation des Toulousains. Ils réussissentdéjà dans l’orfèvrerie et l’ébénisterie. Ce serait surtout une écolede dessin d’ornements qu’il faudrait établir à Toulouse.

Jules Michelet, Journal (1828-1848), Tome I, Paris, Gallimard, 1999.

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