Von Balthasar, H.U. - Henri de Lubac. L'Oeuvre Organique d'Une Vie 02 (Suite). 1976.

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  • Henri de LubacL'oeuvre organique d'une vie

    (suite)

    IV. I,A NOUVEAUT DU CHRIST

    En s'apportant lui-mme il a apport' toute nouveaut : ce motde saint Irne, souvent allgu par le P. de Lubac, vient bien enexergue l'essai que nous tentons de comprendre la cohrence deses trois grandes uvres originales. Catholicisme situait l'Eglise duChrist l'intersection de deux axes : le vertical, soit la transcen-dance en vertu de laquelle le christianisme (comme figure historiqueunique entre toutes) porte en lui la totalit de la rdemption dumonde ; puis l'axe horizontal, temporel : la transcendance dans lepassage du temps de la promesse celui de l'accomplissement, del'Ancienne Alliance la Nouvelle.

    Ce mme motif se dploie en une triple variation o joue l'analo-gie. Premirement dans la thmatique de Surnaturel : commentl'homme, en sa constitution naturelle, peut-il tre intrinsquementdispos l'ordre de la grce qui le comble, sans pourtant l'incluresi peu que ce soit, c'est--dire sans aucune possibilit de l'exiger ?En second lieu, dans la thmatique des ouvrages consacrs l'ex-gse thologique : quel type de relation unit la signification del'Ancien Testament celle du Nouveau, le sens littral au sensspirituel (allgorique), et dans quelle mesure la prophtie outypologie du premier se trouve-t-elle ordonne au second, de tellefaon que celui-ci ne soit pourtant pas d'avance compris dans celui-l ? Enfin (en concevant le principe thologique fondamental commeYanalogatum priiiceps de toute la loi de dveloppement du monde),quel genre de rapport y a-t-il entre les macro-mutations de l'volution,surtout le passage du rgne animal l'homme, et la transmutationdfinitive (au point Omga) du monde humanis en monde divin ?Trois fois la mme question : d'abord au niveau de la thologiefondamentale, puis sur le plan de la thologie de l'histoire (du salut)et finalement dans le domaine cosmologico-eschatologique.

    Le P. de Lubac est parfaitement conscient d'avoir affaire, dansces trois secteurs, la mme structure fondamentale et de devoir,pour trouver la solution, y rester attentif au mme mystre. Il entemoinne lui-mme : ' Hacc sbllmatio'.ereaiwrae ratioMalI.f F . l'ordre

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  • L'CSUVRS DU P. H, DB U'BAC 35

    mme de Baius, assignent la nature pure de la crature spiri-tuelle une fin purement naturelle ( tout le moins comme pos-sible), moyennant quoi la gratuit de la grce devrait tre sauve-garde.

    Seule cette premire partie19 sera labore et mise l'abri detoute attaque dans les deux ouvrages postrieurs Augusfinisme etthologie moderne et Le Mystre du Surnaturel (1965).

    La deuxime partie, Esprit et libert dans la tradition tholo-gique , ne sera pas reprise dans la suite et l'on peut le regret-ter ; en mettant la base le problme patristique et scolastiquede la libert (chez l'homme et spcialement chez l'ange), elle offreun matriau de trs grande valeur pour tablir la thse. Elle ouvreune seconde voie pour dmontrer que, lorsqu'il parle de la naturede l'esprit cr, saint Thomas ne lui assigne jamais d'autre fin ultimeque surnaturelle. A nouveau c'est au XVIe sicle qu'on voit leconcept de nature s'altrer en un sens rationaliste : dsormais lathologie d'cole se trouvera divise sur cette question.

    La troisime partie propose des tudes particulires sur la pr-histoire et l'histoire de l'ide de surnaturel (et d'expressions ap-parentes) ; si ds le dbut cette ide est prsente par maints refletsqu'elle projette, saint Thomas est le premier l'appliquer systma-tiquement (Surn 327, 372, 398) et c'est seulement l'poque laplus rcente que va se constituer autour d'elle tout un trait20(cela en vertu d'intentions apologtiques, qui se trouvent d'ailleursfrustres 21).

    La quatrime partie, Notes historiques , runit l'appui de lathse un important ensemble de donnes tires des sources ; pourla plupart elles se rapportent la partie principale. Et la Conclusion( Exigence divine et dsir naturel ) fait le point de la positionde l'auteur en ce moment-l : quelques vises fondamentales qui,sans devoir tre changes, appellent encore une lucidation. Il noussuffit ici d'avoir rappel ces intuitions, non sans souligner toute lagravit de l'enjeu. En fait il ne s'agissait pas seulement d'un dpas-sement thologique qui et raison du poison jansniste infectantdepuis des sicles la vie de l'esprit en France, mais bien davantagedu poison (ou contre-poison) mondialement rpandu d'un ratio-nalisme qui traite l'homme et l'ange comme s'ils taient des

    19. Non sans reprise de quelques passages de la deuxime partie, et enutilisant les tudes des troisime et quatrime parties.

    20. notre trait thologique De Deo levante n'est pas seulement toutmoderne en fait, mais..., par sa terminologie et par les habitudes de penseque celle-ci suppose, il ne pourrait gure tre ancien (Swn 422).

    21. plus cet 'ordre surnaturel' se propose la croyance, plus il sembleQu'il se heurte un refus systmatique (Surn 426).

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    tres de la nature parmi d'autres, des tres qui s'applique (suivantAristote) l'adage : le dsir naturel ne dpasse pas la capacit dela nature 2 2 . Ce que les thologiens excogitent pour sauvegarderl'ordre de la grce aboutit en fin de compte la notion d'un ordreclos de la nature, pour lequel une surnature n'est qu'un apport surajout 23 du dehors et qui peut donc se passer de ce surcrot.

    A pareille conception s'oppose la conclusion sur le paradoxede l'esprit humain (Surn 483) application de loin la plus im-portante de l'ide de paradoxe, centrale chez le P. de Lubac. Carl'esprit cr est un cas unique, o le paradoxe est signe nces-saire de vrit (Surn 484). Le paradoxe est nonc dans le prin-cipe gnral de la haute scolastique : l'tre qui tend au bien parfait,mme si pour y atteindre il a besoin de l'aide d'un autre, est plusnoble que l'tre capable d'obtenir un bien qui n'est qu'imparfait,encore que ce soit par ses propres forces 24. Pour pouvoir maintenircette vrit paradoxale, il faut dpasser l'ide d'une grce exigeau titre de la tendance naturelle comme moyen en vue de lafin . On opre ce dpassement en portant la rflexion d'abord surle rapport entre tre absolu et tre relatif, lesquels ne sont pas deux tres en face l'un de l'autre (ce qui est pur fantme de notre imagination), puis sur l'intention fondamentale de Dieudans la cration : se communiquer comme l'amour absolu et inscrirece vu qui est le sien. au plus intime de l'essence de l'esprit cr,de sorte que ce dernier y reconnaisse l'appel de Dieu l'amour et, au lieu d'lever lui-mme une exigence, se trouve, conformment son essence, soumis l'exigence de Dieu imprime en sa nature ;enfin, troisime objet de rflexion : tout l'ordre naturel est englob l'intrieur d'un ordre surnaturel qui ralise cette intention ulti-me de Dieu, en sorte que toute espce d'exigence naturelle de lacrature l'gard de Dieu ne peut que se trouver comme devance,rduite au silence par la grce offerte. Tout cela dbouche sur cettepense (paulinienne, augustinienne, ignatienne) : nous ne sommes pascrs uniquement pour notre batitude, mais pour la glorificationdu Dieu de la grce et de l'amour : Identiquement la batitudeest le service, la vision est adoration, la libert est dpendance, lapossession est extase {Surn 492). Dans l'conomie de l'amourabsolu ne compte que la loi du dsintressement ; il n'y a rien ytrouver pour des catgories comme celles de droit, d'intrt ou dejustice commutative (Surn 494).

    22. Naturale desiderium non excedit capacitatem naturae : Denys le Char-treux (cit dans Augwtinisme 202 ; dans le mme sens Cajetan, ibid.).

    23. Cf. l'tude sur le superadditum : Surn 375 ss.94. Thvnl T" TT" rm- .S- art- S- ad 2.

  • I/CBUV&B DU P. H. DB I,UBAC 37'

    Les deux volumes de 1965 reprsentent avant tout la rponseaux nombreuses critiques leves contre Surnaturel ; ils se parta-gent d'un ct les problmes principalement historiques (Augustinismeet thologie moderne), de l'autre les questions de caractre plusdogmatique (Le Mystre du Surnaturel). Trois ans plus tard l'auteurnotera, concernant la terminologie nature - surnaturel , que cesdeux mots ne paraissent plus trs heureux {A thSens 96) et quemaints contemporains prfreraient parler d'un ordre thologal ou de l' ordre de l'Absolu ou simplement de Mystre du Christ (AthSens 167). C'est un fait qu' l'poque rcente on a appris penser en termes plus nettement personnalistes25. Pour autant leproblme n'est point prim ; il doit une nouvelle actualit au s-cularisme rcent surgissant au sein de l'Eglise.

    Nous n'avons pas analyser l'tude historique Augustmsme etthologie moderne, qui ne fait gure que remanier et dvelopperles sections historiques de Surnaturel ', il examine pour ainsi direau microscope (Aug 227) les mutations de l'ide de nature etprend consciemment ses prcautions l'gard de l'encyclique Humanigeneris ; c'est d'ailleurs saint Thomas que celle-ci nous invite choisir comme toile conductrice !

    Le propos de l'autre ouvrage, Le Mystre du Surnaturel, est detirer une bonne fois au clair l' exigence en question et a. cettefin d'tablir l'exacte porte du desiderium naturale visionis . Con-tentons-nous d'un rsum en quelques propositions :

    1. Il ne faut jamais perdre de vue l'articulation entre cration et lvation,constitutive du sujet non divin destin participer la vie divine : la liaisonpatristique de l' image (imago) la ressemblance {similitudo) en vuede quoi elle est cre ; partir du Pseudo-Denys le rapport entre datumoptimum (nature) et donum perfectum (grce) ou, chez saint Thomas,datio et donatio (Myst 122-123, 130).

    2. Cependant la nature spirituelle cre (homme ou ange) ne peut absolumentpas tre conue comme un cas de nature, car d'abord elle est cre imm-diatement par Dieu et du mme coup ordonne Dieu de faon immdiate(saint Thomas avec la tradition ; Myst 146-149) ; ensuite la nature spirituellecomme telle se trouve ouverte la totalit de l'tre qu'elle veut et mmedoit avoir voulu connatre avant tout acte particulier de son libre arbitre.Cette capacitas n'est point encore d'elle-mme un appetitus perfectus ,

    25. Rfrence J. Mouroux : AthSens 100 ; mais le P. de Lubac lui-mmea appliqu des catgories personnalistes dans sa Conclusion (Surn 483). L'hommeaspire Dieu comme un don : II veut la communication libre et gratuited'un Etre personnel . Teilhard s'exprime pareillement en faveur d'un change-ment du vocabulaire : Toute la thorie du Surnaturel... s'agite dans undomaine de pense que la plupart des modernes ont dsert. Il est essentielde la transposer dans un systme de reprsentations qui soit pour nous intelli-gible et vivant ; cit dans Prire 131, n, 4.

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    c'est une aptitude passiva (Myst 117) ; pourtant il ne faut pas la rduire la pure potentia oboedientialis inhrente tout tre naturel en tant qu'ilreste livr la toute-puissance (miraculeuse) du Crateur (Swn 395 ss ;Myst 136 ss, 179 ss26).

    3. D'une part cette capacitas exclut toute espce de fin intramondaine(et en ce sens naturelle saint Thomas transforme la contemplationintramondaine, fin ultime pour Aristote, en une fin simplement provisoire ) ;par ailleurs, elle ne peut pas non plus se satisfaire d'une tendance ternelle vers la vision de Dieu, d'une approche toujours asymptotique de cette vision(ici l'auteur se spare du P. Joseph Marchal et de ses disciples ; Myst 231 ss) :une telle tendance ne serait point batitude mais supplice de Tantale(Myst 249 s.).

    4. D'autre part cette capacitas , qui forme l'essence la plus intime dela nature spirituelle cre, ne porte encore aucune empreinte de la grce sur-naturelle ni mme une simple ordination positive celle-ci (Myst 55, 117);c'est pourquoi le P. de Lubac prfre ignorer l' existential surnaturel duP. K. Rahner ; dans la mesure o cet ' existential ' serait conu comme unesorte de 'mdium' entre nature et grce, le problme ... serait non rsolumais seulement dplac (Myst 136, n. 1). On ne nie pas de ce fait que l'acteconcret ( licite ) de libert de l'homme concret optant pour sa fin derniresoit dj port par la grce ; mais il s'agit d'abord uniquement du signeinscrit dans la nature spirituelle cre et que celle-ci, en tant que cre, nepeut reconnatre (Myst 257 ss27); ce signe est l'objet d'une connaissancepurement habituelle (Myst 267), marquant comme par indigence28 lefond de chaque conscience 29.

    5. La connaissance de ce que l'esprit humain veut proprement en dernireanalyse ne lui est communique que dans la dmarche par laquelle le Dieude la grce libre s'adresse personnellement lui et lui accorde en mme tempsla possibilit, par le don de la grce, de rpondre l'appel (Myst 273 ss).Certes, du point de vue biblique et thologique, cet appel, cette communicationlibre que Dieu fait de lui-mme est premire dans son intention : c'est en vued'elle qu'a lieu la cration de la nature spirituelle et en vue de celle-ci lacration du cosmos matriel (Myst 128 ss). Cependant toute la ralisationne cesse pas d'tre, de moment en moment, oeuvre de la libert divine, desorte que le premier moment (la cration de la nature spirituelle) ne contraint pas Dieu passer au second moment (l'appel de la grce ; Myst 111 s.30).

    26. Il s'agit de l'ontologie explicite de la personne, qui n'apparat commetelle qu' la lumire du christianisme : Myst 91. Sur l'impossibilit d'galerla nature humaine aux autres natures, cf. dj Swn 247, 483.

    27. Autrement, l'homme pourrait conclure naturellement la ralit de l'ordresurnaturel partir de la connaissance acquise travers sa propre aspiration ;le surnaturel serait l'objet d'une connaissance naturelle (Myst 258).

    28. per indigentiam , d'aprs saint Thomas : Myst 268.29. On trouve une explication de cette structure chez Cl. BRUAIRS, De l'af-

    firmation de Dieu, Paris, Seuil, 1964, pour lequel chaque acte humain de libertest englob par le dsir .

    30. L'auteur pense faire ainsi droit la phrase de Humani generis affirmantque Dieu aurait pu crer des tres spirituels qui n'eussent pas t appels laparticipation surnaturelle de Dieu. Mais, ajoute-t-il, un monde ainsi fait seraittotalement diffrent du ntre (Myst 105). En outre, mme dans notre monde,la gr&ce doit rester libre par rapport la nature ; auui l'hypothse d'une nature Dure (oui ne oonde aucune exieence d'lvation) elt-elle iniuf-

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    En un premier temps la problmatique du desiderium naturale de saint Thomas paraissait tre pour le P. de Lubac un theologoume-non li quelque contingence historique : saint Thomas aurait tun auteur de transition (Surn 435). Or tout coup cette probl-matique connut un regain d'extrme actualit : elle correspond l'ide de base sur laquelle Teilhard de Chardin construit son imagedu monde. C'est ce propos que nous la retrouverons plus loin(Te'hMvss 99 ; EtFm 94).

    2. Les sens de l'Ecriture

    La doctrine des sens de l'Ecriture ou de la dialectique entre An-cienne Alliance et Nouvelle Alliance ( Eternit) a occup leP. de Lubac ds l'poque de Catholicisme ; en 1948 parut sa pre-mire publication d'ensemble sur le quadruple sens de l'Ecriture31,et en 1950 l'tude fondamentale sur l'intelligence de l'Ecriture d'aprsOrigne, Histoire et Esprit, que prolonge pour le moyen ge Ex-gse Mdivale I-IV (1959-1961-1964) et qui trouve une sorted'pilogue dans Pic de la Mirandole (1974).

    Relevons d'avance l'analogie foncire sous-jacente ce qui pr-cde : au rapport entre cration (de la nature spirituelle) et lva-tion correspondra le rapport entre promesse (Ancienne Alliance)et accomplissement (Nouvelle Alliance), pour autant qu'on ne trouvedu ct de l'Ancienne Alliance aucune espce d' exigence ou d'in-clusion de l'Alliance Nouvelle ni d'volution qui peu peu rappro-cherait celle-l du niveau de celle-ci par le fait d'une spiritualisationprogressive (laquelle peut bien s'affirmer l'intrieur de l'Ancien Tes-tament ; HE 395 ss). Au contraire, il y a entre l'une et l'autre une discontinuit, une rupture, le franchissement d'un seuil (HE401). Isral n'est pas devenu peu peu, comme naturellement,l'Eglise. La Jrusalem terrestre ne s'est pas change par lentevolution en cette Jrusalem descendue des cieux, qui est notremre. Quels qu'aient t les prparations, les progrs, les approches,

    fisante et superflue dans notre monde concret, o Y lvation est relle etpar l semble donner lieu une exigence (Myst 79-103). A ce proposn'apparat pas vidente la faon dont le P. de Lubac peut distinguer, dansl'ensemble du dessein libre du Crateur, trois moments logiques, le passagede l'un l'autre donnant lieu l'exercice de la libert divine : 1. crationd'un tre spirituel ; 2. la finalit surnaturelle qui est imprime dans sanature ; 3. l'offre faite sa libert personnelle d'avoir part la Vie divine : la premire chose n'entrane pas absolument la deuxime, ... la deuximen'entrane pas davantage la troisime (Mys-t 112). Conceptuellement n'y a-t-ilpas concidence entre 1 et 2 ? Et si l'on rflchit thologiquement partir dudessein divin et unitaire de salut, l'ensemble ne forme-t-il pas un acte indivi-sible de la libert divine qui ne peut tre conu comme dploy in ordineexsecutionis qu'en deux moments : (1 -j- 2) y 3 ?

    31. Sur un vieux distique. La doctrine du ' quadruple sens ' , dans Mlan-aes Camallera. Toulouse. Institut Catholioue. 1948. o. 347-366.

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    le passage dcisif s'est accompli brusquement dans l'Acte pos parle Christ. Mtamorphose surnaturelle, sans analogue dans l'histoire(HE 268). Et cela bien que le mme Esprit Saint ait inspir lesdeux Testaments (HE 295 ss ; ExM I I I 346), tout comme le mmeacte de Dieu porte la cration et l'appel la grce.

    Avant une lucidation plus pousse de ce nouveau paradoxe, il faut direun mot de la signification du terme Ecriture dans ce contexte. Ni Origneni toute la tradition postrieure ne comprennent l'Ecriture Sainte comme unsimple livre qui nous renseigne sur le droulement de l'histoire. La parolede Dieu devient chair dans le Christ ; en Isral elle prpare cette incarnationpar la parole vivante adresse d'abord Abraham, puis au peuple moyennantl'enseignement mosaque et les prophtes. Au temps de l'Eglise cette histoirefaonne par la parole demeure encore ce qu'elle tait, soumise dsormaiscependant a, la norme d'une parole recueillie en sa plnitude (dans l'Ecriture)et qui comme telle reste toujours anime par l'Esprit : Semfier ewim dwinaScripfwa loquitu.r et clamt (Pseudo-Ambroise), car elle est toujours animede l'Esprit qui parle en elle (ExM II 481). L'Ecriture n'est pas susceptibled'tre adquatement distingue du Verbe, mme fait chair (HE 336 s.). Etsi Origne tablit une comparaison entre Eucharistie et Ecriture Sainte etsemble rserver . celle-ci une priorit sur celle-l, le P. de Lubac lui donneraison: Car, d'une part, le 'corps' [sacramentel], si rel qu'il soit, n'estpas la divinit mme... il demeure toujours le symbole de quelque ralitplus spirituelle, tandis que, d'autre part, la ' Parole ' est, en sa pure essence,cette ralit mme : car le Fils de Dieu, Dieu lui-mme, est ' Parole ' (HE 366) Parole qui prend corps dans la parole qu'nonce l'Ecriture comme dansl'Eucharistie. Finalement donc, la Parole l'emporte, mais cette Parole estau-del des mots humains comme des rites : Parole parlante (HE 372).Aussi la doctrine des sens de l'Ecriture n'est-elle pas une curiosit de l'histoirede la thologie, mais un instrument permettant de dcouvrir les articulationsprofondes de l'histoire du salut. C'est d'une Ecriture comprise de la sorteque pourra valoir, depuis l'antiquit jusqu'au moyen ge et jusqu' la Rforme,la conception suivant laquelle l'Ecriture suffit l'expos complet de la Rv-lation et aussi, du mme coup, la construction de toute la thologie (ExM 156 ss). Dans cette vue, on comprenait naturellement qu'il appartient l'Egliseet au chrtien en tant que membre de l'Eglise de lire l'Ecriture :

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    Le garant de la distinction capitale sens littral et sens spiri-tuel (ou allgorique) est pour Origne (HE 69 ss) et pour toutle moyen ge saint Paul (ExM I I 668 s., 675 s.). Avec quelqueforce qu'aient pu s'exercer des influences extrabibliques paennes( H E 159 s.) et judaques (philosophiques : HE 162) chez Origneet par suite au moyen ge {ExM IV 182), les lments venusde l demeurent secondaires, ils sont subordonns sans quivoque l'intelligence biblique et largement christianiss. Chez Origneinterfrent deux schmes ternaires : 1. sens historique sens moral sens mystique ; 2. sens historique sens mystique sens moral.Le premier suit la trichotomie anthropologique (privilgie par Phi-Ion) : corps me esprit, et reflte un schme ascendant quifait progresser travers la purification de l'me (moralit) jusqu'la connaissance spirituelle-mystique du mystre divin. Mais ce schme,qui se maintient de faon non systmatique jusqu'en pleinmoyen ge (ExM 1 139 ss), est mis dans la thologie chrtienne auservice de l'autre : histoire (lettre = Ancien Testament) allgorie(le mystre du Christ == Nouveau Testament) vie ecclsiale,qu'accompagne comme quatrime sens l'anagogie, la rfrence detoute l'histoire terrestre du salut l'ternit, au rgne de Dieupleinement tabli. Le troisime et le quatrime sens ne constituentcependant, en thologie chrtienne, que le dploiement de la richesseintime du mystre du Christ, de sorte que finalement ne subsistentque les deux moments pauliniens lettre et Esprit, type et Vrit.Ainsi la vrit est en avant (HE 291) pour autant que l'An-cien Testament aboutit au Nouveau et que celui-ci atteint son accom-plissement dfinitif et manifeste la fin des temps aussibien qu' en haut , du fait qu'avec l'ge terminal du NouveauTestament la vie ternelle a commenc 33. Au moyen ge (sous l'in-fluence de l'Aropagite), la direction vers le haut (mystiqueascendante) l'emportera plus souvent, non sans. pril, sur la directionhistorico-ecclsiale (ExM I I 261 ss).

    Au terme d'Histoire et Esprit sont brivement esquisss l'his-toire et le dclin du thorme du quadruple sens de l'Kcriture( H E 410-428) ; mais une fois l'auteur arriv la mise en oeuvrede son immense matire, celle-ci se rvla plus riche et plus complexequ'on ne l'et souponn. Pourtant dans l'exgse ainsi compriseest incluse la thologie tout entire, depuis son fondement histori-que jusqu' ses sommets spirituels (ExM I I 478). Au centre sedresse le Christ, qui est tout la fois l'exgte et l'exgse, il est

    systmatiquement ; autrement serait mis en question le principe de la totalenouveaut que le Christ (et seulement par son incarnation !) apporte avec lui,et du mme coup deviendraient caduques l'analogie avec le principe de Surnaturelet l'apologtique teilhardienne.

    33. Cf. la citation de K. Barth. ExM 1 309.

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    celui qui s'explique lui-mme, principalement dans ses actes, quisont des paroles incarnes {ExM 1 322 s.). Toujours on y voitpasser, d'un passage toujours unique, la lettre dans l'esprit, lapromesse dans l'accomplissement, par une mutation qui est enmme temps conversion {ExM 1 311) et condensation dumultiple en son unique centre normatif {ExM 1 327 ; /// 181 :la doctrine du Verbum abbreviatum ). Le deuxime volume 'Ex-gse Mdivale dveloppe largement la problmatique de chacunedes quatre dimensions du sens de l'Ecriture. Particulirement remar-quables : le rapprochement entre histoire et knose (ExM I I454) ; le caractre inalinable de l'histoire {ExM I I 470) ; la concep-tion de l' allgorie, sens de la foi {ExM I I 489) ; les deux fonctionsreconnues la typologie, interprtation morale prise et comme moyend'lvation et comme dveloppement du sens mystique {ExM I I549) ; la double dimension, dj signale, de l'anagogie {ExM I I621 ss). Toutes les dimensions du sens sont cependant insparablesles unes des autres, elles se compntrent mutuellement {ExM I I 648).

    Le tome III d'Exgse Mdivale s'attache l'volution doctrinaleconcernant les quatre sens telle qu'on a cru la voir et telle qu'ellefut en ralit. Des exgtes modernes (par exemple le P. Spicq)auraient volontiers relev au cours du moyen ge un dveloppementprogressif de la science exacte . Dans ses trois premiers cha-pitres le P. de Lubac repousse cette lecture des faits, tout en re-connaissant, avec l'apparition de la tendance composer une Som-me (chez Hugues de Saint-Victor), une crise de la conceptionexgtico-thologique rgnant jusqu'alors ; il s'est produit un cla-tement {ExM I I I 418) ; la littera tend laisser se dtacherd'elle une science autonome de l'exgse ; de mme l' allegoria engendre la dogmatique, et la tropologia-anagogia la spiritualitet la mystique (surtout quand, vers la fin du moyen ge, le Pseudo-Denys l'emporte dcidment sur Augustin ; ExM I I I 421, 429 ss).Le dernier chapitre est consacr Joachim de Flore, avec lequels'accomplit le grand tournant, d'abord non remarqu mais bienttreconnaissable ses consquences, qui menacera l'institution chr-tienne, donnera naissance aux glises spirituelles et aux lumires et finalement engendrera le messianisme athe.

    Les points culminants du quatrime volume, ce sont l'enseigne-ment propos par saint Bonaventure et saint Thomas, lequel opreune synthse lumineuse sans rien apporter de neuf {ExM IV285 ss), puis le regain de vitalit d'une interprtation spirituelle del'Ecriture chez les humanistes, surtout Erasme {ExM IV 427 ss).Dans l'intervalle se situent l'irrsistible processus de dvitalisationinterne et de raidissement mcanisant de la doctrine des quatre sens{ExM IV 310-317), la dcadence complte {ExM IV 369 ss),

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    la vogue injustifie que connaissent Nicolas de Lyre et ses imita-teurs {ExM IV 344 s.). Le bilan historique dress par le P. de Lubacn'aboutit nullement souhaiter un renouveau servilement fidle duschme ancien la thologie, avec le dveloppement qu'elle a pris,ne peut plus s'y encadrer , mais rflchir sur la synthse vivantequ'il a contenue, l'ampleur de son horizon spirituel, la valeur per-manente de ses articulations ; c'est avec tout cela que devra rivaliserla thologie du prsent et celle de l'avenir 34.

    3. Evolution et Omga

    On peut considrer comme crits de circonstance les nombreusespublications que le P. de Lubac a consacres la personne et l'oeuvre de son ami Pierre Teilhard de Chardin ; les plus impor-tantes sont La pense religieuse du Pre Teilhard de Chardin (1964,avec une Note sur l'apologtique teilhardienne ), Maurice Blondelet le Pre Teilhard de Chardin. Correspondance (1965, avec annexes),Teilhard missionnaire et apologiste (1966), L'Eternel Fminin (1968,avec un chapitre Teilhard et notre temps35). Ces ouvrages de-vaient carter de nombreux malentendus et conjurer le danger d'unemise l'index. Propos largement dpass par leur apport rel : avecles rserves qu'il ne cesse de formuler devant l'allure souvent ellip-tique du discours de Teilhard et certaines de ses expressions 36, le

    34. Il faut remarquer tout le moins que l'auteur ne laisse jamais hors deson horizon les substructions que la pense chrtienne des premiers sicles,des dbuts du moyen ge et du haut moyen ge trouvait dans l'antiquit etl'humanisme. On voit Origne en discussion avec la philosophie platonicienne,la Gnose et Philon ; au dbut de l'poque mdivale, ce sera la culture de laposie antique (ExM 1 66 s.); l'allgorie de la belle captive (cf. Dt 21,10-14) qui est commente, ainsi que le thme des spolia Aegyptiorum , enfaveur de l'utilisation chrtienne des richesses littraires du paganisme (ExM 1290 s.) ; le sens du symbolisme profane et sacr (ExM IV 125 ss) ; l'annexiondes prophties extrabibliques (sibylles, etc.) ; l'estime particulire de Virgile(Virgile philosophe et pote : ExM IV 233-262). Faute de remarquer cesthmes et d'autres qui convergent avec lui, on mconnatrait la vritable ampleurde la pense du P. de Lubac.

    35. A quoi s'ajoutent les ditions commentes des Lettres d'Egypte (1963),des Ecrits du temps de la guerre. 1916-1919 (1965), des Lettres d'Hastings etde Paris (1965), des Lettres intimes (1972 ; nouv. d. revue et complte 1974)et bon nombre d'articles ; cf. Bibliographie cite note 1 : nn. 188, 306, 204,206, 199a, 308, 239, 253.

    36. Nous ne pouvons nous flatter d'tre compt parmi les disciples duPre Teilhard (Pense 16). En de trs nombreux endroits le P. de Lubacavoue ses perplexits. Un chapitre entier traite des limites de Teilhard(Prire 109 ss). L'auteur relve le manque de clart du concept de cration(Pense 288) ; de mme pour le pch originel (Pense 167). Souvent il parledu durcissement des dernires annes (Pense 117, 142 s., 174, 264), desimplifications (Pense 216, 269), de maladresses (Pense 270 s.), d'ambi-gut (Prire 101 ; Pense 79 s. ; EtFm 168), d'un effort de systmatisationqui n'aboutit aucun ' systme fixe et profond ' (Pense 20), d'un voca-Ktlliro /1'lnrM*riallc

  • 44 H. U. VON BAI,THASAR

    P. de Lubac a trouv dans l'tude de l'oeuvre teilhardienne l'occasionde dvelopper toute une dimension, la dimension cosmique, quimarque dans sa pense la ralit catholique.

    Teilhard est un visionnaire, il est homme de science, mais aussi et pas en tout dernier lieu un apologiste conscient et de grandevaleur, qui s'est appliqu, comme le P. de Lubac, se faire uneconception aussi grandiose que possible de la cration et doncdu Crateur. Son ambition tait de prsenter, face aux mystiquesimpersonnalistes et athes de l'Orient et l'athisme occidentalmoderne ( TellhMss 15 37), une mystique de l'Occident, foncire-ment personnaliste. C'est au centre de l'univers qu'il voit l'incarna-tion de Dieu en Jsus-Christ, vers qui, en raison de sa positionintra-historique comme de sa position eschatologique, converge toutela co'smognse, dans un mouvement ascendant de la matire lavie et l'esprit personnel, un mouvement qui est la fois spiritua-lisation et ralisation (des potentialits). Le Christ est plus relque toute autre ralit du monde {Pense 91 ; cf. 290), crit Teil-hard, et ce disant il veille un cho' profond chez l'auteur 'Histoireet Esprit et de Corpus Mysticum, pour qui le spirituel est plusrel que le matriel , celui-ci n'tant que type, symbole, ancientestament de ce qui est spirituel. Ainsi pour Teilhard, qui se trouveici d'accord avec Leibniz, la matire est le germe inconscientde l'esprit, et les sauts qualitatifs de l'volution chaque fois queles maturations prparatoires ont rendu possible et effectif le fran-chissement d'un seuil reprsentent des progrs de la concentra-tion , de la rflexion , de l'veil de la conscience. Le pas dcisifde la personnalisation dans l'homme ne comporte pourtant pas ladcomposition de la vie en chacun des centres individuels, car, selonle plan crateur de Dieu, la construction entame trouve son achve-ment dans la cl de vote, le Christ, qui intgre en son corps mysti-que ou eucharistique toutes les personnes (qui se laissent insrerdans sa Personne universelle38). Le monde ne tient finalement quepar le haut (Pense 13) ; ce qui est au terme, l'Omga de l'volu-tion, rend l'univers possible comme totalit cohrente. C'est la syn-

    exagre du collectif (AthSens 141 ; EtFm 86 s.), d'une extrapolation ris-que propos de l'ide de surhomme (Pense 303) et d'une mutation del'espce humaine au cours de l'histoire (Pense 301). Il n'estime pas vident le pronostic form quant aux processus marquant l'avenir de la noosphre(Pense 307) ; pour une bonne part on verrait presque une mythologie (Pense 310). Dans l'ouvrage sur la prire de Teilhard on rencontre quasiment chaque pas des remarques restrictives de ce genre.

    37. Il peut former le projet d'une uvre trois niveaux : physique, apolo-gtique, mystique (Prire 147) ; cf. le chapitre Personnalisme dans Pense201-214. L'ide du personnalisme ne s'affirme que peu peu (Pense 208).

    38. Teilhard n'a enseign aucune espce d'apocatastase ; il n'a pas reculdevant l'ide d' un dchet dfinitif , d'une damnation possible (Pense 162,166 ; Prire 71). . .

  • I/OUVR DU P. H. DS LUBAC 45

    thse ultime qui claire tout et c'est partir de l que Teilhardcherche construire sa preuve de Dieu ( TelhMiss 69).

    Il se rencontre ici avec Maurice Blondel, qui dans son tude sur le Vinculumsubstantielle d'aprs Leibniz39 avait mis la mme ide : tout l'univers n'ac-quiert finalement sa consistance relle et substantielle que dans la Personnede Dieu fait homme. Le P. de Lubac a rassembl les multiples expressionsdu panchristisme de Blondel dans une note relative une lettre adressepar ce dernier au P. Aug. Valensin (Btondel-Valensm 1 43-4840). La corres-pondance change entre Blondel et Teilhard (par l'entremise du P. Valensin)et que le P. de Lubac a soigneusement commente suppose cette position fon-damentale commune ; elle concerne surtout le comment du passage de cemonde son tat glorifi : aux yeux de Blondel, Teilhard a l'air de tropinsister sur la continuit, pas assez sur la rupture. Mais quand Teilhard parlede point Omga, il y a lieu de discerner exactement un Omga immanent d'unOmga transcendant : l'un marque la maturation de l'univers atteignant unpoint critique terminal, l'autre le passage la glorification, qui est purementtranscendant (tant le fait d'une intervention d'en-haut) : la Parousie du Christ(Pense 249 ss, 259 ss ; AthSens 136-137). Continuit, mais refonte totale(EtFm 134). Ainsi Teilhard peut proposer Blondel ce qui suit commeimage parlante de sa propre vision du monde : l'Effort universel du Mondepeut tre compris comme la prparation d'un holocauste... Le seul millnarismeque j'entrevois est... celui d'un ge o les Hommes, ayant pris consciencede leur unit a tous, et de leur intime liaison avec tout le Reste, auront entreleurs mains la plnitude de leur me jeter librement dans le foyer divin. Tout notre travail, finalement, aboutit former l'hostie sur qui doit descendrele Feu divin (Blondel-Teilh 43). Et il crit ailleurs : Le Monde ne peutvous rejoindre finalement, Seigneur, que par une sorte d'inversion, de retour-nement, d'excentration, o sombre pour un temps, non seulement la russitedes individus, mais l'apparence mme de tout avantage humain... (Pense 182).

    A quoi l'on peut rattacher l'ide, nonce dans Le Milieu Divin et ailleursencore, et fortement souligne par le P. de Lubac, du caractre positif et dela fcondit des passivits : sont fcondes (et mme plus que les prestationsactives) non seulement la souffrance invitable, non seulement la mort, si elleest consciemment offerte (Prire 75-79 ; Pense 43 s., 123, 326), mais aussila contemplation qui comme telle opre activement l'intrieur du monde(Pense 318 ss) ; et la fidlit croissante l'gard de la terre s'accompagned'un dtachement toujours plus profond (Pense 135-137). Encore que l'onremarque chez Teilhard presque l'obsession de l'En-Avant (Pense 141-142), il y a toujours simultanment chez lui mouvement vers l'En-Haut etmouvement vers l'En-Avant (Pense 292 ; cf. 140, 236), selon la tensioneschatologique fondamentale du catholicisme (le d j de l'tre du Christdans la gloire et dans l'Eucharistie et le pas encore de l'accomplissementde son Corps Mystique). Pour l'impatience eschatologique de Teilhard, lemonde matriel, tel qu'il est en devenir, doit s'vanouir ; et il suffit quel'esprit s'inverse, qu'il change de zone, pour qu'immdiatement s'altre la figuredu Monde (Pense 191). Ici sans doute la vision teilhardierme du mondeconfine de prs un idalisme de marque bouddhique,, mais son ralismechristologique, personnaliste et historique empche la concidence.

    39. Thse latine de 1893, rsume dans Une nigme historique : le Vmculumsubstantiale d'aprs Leibniz et l'bauche d'un. ralisme suprieur, Paris, Beau-chesne, 1930.

    40. Pour plus de dveloppement, voir H.' BOUIUARD, Blondel et le chwtia-WCTM, Paris, Seuil, 1961, p. 200 .

  • 46 H, U, VON BAI.THASAR

    Toute la problmatique du desiderum naturcde qui occupe le P. deLubac se trouve radicalise chez Teilhard : il n'y a pas autre chosedans la totalit de l'univers partir de son degr infime, purematire (TeilhMiss 101 s. ; Pense 257 ; EtFm 11741). L'hymnede Teilhard sur l' Eternel Fminin chante la monte du principefminin de la matire-matrice vers la femme naturellement fconde(avec tout ce que la sexualit comporte de provisoire) et jusqu'la fcondit dont la Vierge Marie est gratifie par Dieu ; en cetcrit, auquel il consacre un ample commentaire, le P. de Lubacretrouve sa propre problmatique : la nature comme aspiration ettranscendance en son essence mme, du fait qu'elle est ordonne un principe qui la dpasse et qui seul peut la combler. Dans toutesses tudes sur Teilhard, il s'intresse la vision fondamentalement catholique de celui-ci ; par ailleurs, sur la question de savoirsi Teilhard n'avait pas de mtaphysique ou en avait une relle maisimplicite, ou quelle fut en somme sa mthode, il se montre prt toute concession raisonnable {Pense 96, 116 ss, 231 ss, 25742).Mais aucune touchant l'orthodoxie de Teilhard. Celui-ci tait rso-lument antimoderniste {Prire 197). Seule la ferme adhsion audogme de Chalcdoine : l'union en Jsus-Christ de l'humanit etde la divinit, avec la diffrence qualitative qui permet la divinisa-tion de tous les autres hommes, donne au chrtien la chance, maisaussi la responsabilit, de reconnatre l'issue ouverte aux impassesde l'volution et de la montrer l'humanit entire (Prire 118,179 ; Pense 55 s.).

    V. CRATURE ET PARADOXE

    Tandis que dans les trois domaines de recherche abords jusqu'icile P. de Lubac s'est fait l'avocat de thmes et de courants mconnusdans l'histoire de la thologie et n'a encore donn connatre qu'in-directement sa pense personnelle, celle-ci se prsente sans voiledans quelques publications moins tendues de la priode interm-diaire : en 1945 parut l'opuscule Paradoxes, auquel s'ajoutrent en1954 les Nouveaux Paradoxes ; en 1945 galement fut publi (avecimprimatur de 1941) De la connaissance de Dieu; augment en1948, puis sottement attaqu, cet ouvrage reparut en 1956, munide multiples justifications, sous le titre Sur les chemins de Dieu :c'est sa forme dfinitive, forme qui, vu l'addition d'une quantit

    41. Ces trois passages relvent le paralllisme avec le desiderium naturale chez saint Thomas.

    42. Sur la mthode, cf. Pense 229-247 ; Prire 109-121. Sur les limites o'Tiltiari1 M rantnnnr liii.mfmo r f . Bl/Hidet.Tilithard 118.126.

  • 1,'caUVRB DU P, H, DB I.UBAC 47

    de rfrences patristiques et scolastiques, dtournait quelque peude sa destination premire ce livre compos originairement commeun petit manuel pour intellectuels modernes en recherche. Les Para-doxes n'ont pas subi d'attaque relle43.

    Dans ces uvres nous saisissons davantage le point de dpartd'o jaillit la pense de l'auteur, encore que celle-ci soit dj cir-conscrite dans Catholicisme et Suriiature. Ce point de dpart estincontestablement augustinien si l'on reconnat en saint Augus-tin le sommet de l'ge patristique (CorpMyst 262) et le principalinspirateur du moyen ge et mme de l'poque moderne44. Mais leP. de Lubac en parfaite cohrence avec son augustinisme a le sens profond de la caducit de tout systme de pense : lesplus grands esprits impriment leur marque sur l'histoire intellec-tuelle, mais ds que leur uvre est son tour ' dpasse ', elle estaussitt mconnue. L'imagination nous manque, mme si les textessont encore en nos mains, pour reconstituer leur univers mental.Il faudrait pour cela prendre appui sur cela mme qui, tout aufond de nous, vient d'tre nouveau refondu . Pour Augustin,nous ne russissons gure rejoindre ce qu'il entendait par intel-ligentia fidei . Nous prouvons un sentiment d'ambigut devantcette notion intermdiaire entre l' illumination mystique de l'med'un saint et le travail d'laboration rationnelle auquel se livre soitle thologien, soit le philosophe (CorpMyst 263). Cependant larelation des deux aspects captive l'intrt du P. de Lubac : cedynamisme de l'inquitude indracinable du plus intime du curhumain (blessure, angoisse : Chemins 213 s., 16), de cette aspiration de l'esprit l'Absolu, tension habituelle , respirationde l'me (Ch 16, 51), antrieure tout acte de pense et de vouloir(Ch 13 s.); elle n'est aucunement une vision (ontologique) del'Etre absolu (Ch 249), mais elle doit ncessairement et continuelle-ment s'exprimer en reprsentations et concepts, conclusions, argu-mentations et systmes rationnels, pour clairer rflexivement sonpropre regard le contenu qui lui est donn d'avance et que cesformulations ne lui permettent cependant jamais d'embrasser. Onvoit que le P. de Lubac est ici proche de Blondel comme de Mar-chal : dans le concept mme il y a toujours plus que le concept (Ch 111). Nous avons une puissance d'affirmation qui dpasse etnotre puissance de concevoir et mme notre puissance d'argumen-ter (Ch 133); en de de toute dialectique... notre esprit affirmedj (Ch 134). Et avec saint Thomas : Tout connaissant connat

    43. En 1959, nouvelle dition augmente : Paradoxes suivi de NouveauxParadoxes. Dans une postface, les Chemins de Dieu font justice de critiquesaberrantes adresses aux premires ditions de La Connaissance, en des termesqui allient au mieux modestie et assurance.

    44. E. PRZYWARA. Auaustinisch. Einsiedein. Tohannes Verlaf 21070

  • 48 H. U. VON BAI/TUASAR

    implicitement Dieu en toute connaissance (Ch 45-48). Ainsi, ence noyau originel et cette source premire de la nature cre gisentces deux lments : une insaisissable prsence (Ch 46-48), dontla certitude, en dpit de toute invraisemblance {Ch 59), est in-faillible {Ch 46 ss) ; une incessante rvlation , la fois ob-jective et subjective {Ch 15, 109), opration o l'intelligence est saisie par l'Absolu {Ch 158) et dont en fin de compte on nepeut dire si les chemins de Dieu sont davantage les chemins parlesquels nous allons Dieu ou ceux par lesquels Dieu nous attire Lui {Ch 257, phrase finale). Cela de mme que dans Surna-turel comme description du phnomne premier de la naturespirituelle cre, encore avant toute lvation par la grce.

    Tel est le prsuppos. Voici la thse mme du livre, qui enannonce l'lan : le savoir originel (la certitude foncire de la foi originaire : Ch 44 4'5) ne peut venir soi que dans des con-cepts rflexifs qui, encore que valables, ne sont jamais adquats,mais qu'il faut toujours nouveau critiquer, relativiser, nuancerd'analogie justification et ncessit de la thologie ngative ! mais qui, pour l'exercice mme de cette critique, ont constammentbesoin de la rfrence la certitude premire, laquelle est de parten part au-dessus du concept.

    Ainsi la thse fondamentale est double : d'abord le strict refus de toutetransformation de la conscience vivante de Dieu en logique pour le P. deLubac le savoir absolu de Hegel est une notion intrinsquement contradic-toire (Ch 86 ss, 286) et donc plus encore de tout positivisme bon marchdu concept, reposant sur lui-mme, qu'il soit philosophique ou thologique ; ensecond lieu la juste place assigne toute thologie ngative : la via nega-tionis n'est praticable qu'en raison d'une eminentia dj inscrite dans lapositio et qui montre le chemin la critique (Ch 248-249). Les deux ctsde la thse s'appellent mutuellement. Des preuves de Dieu sont ncessaires,comme sont ncessaires la pense et la conclusion rflexives ; des pas relssont ainsi franchis (ce n'est pas seulement un pur contenu de conscience quiest analys ; Ch 72); et cependant ce n'est jamais que ce qui tait djprsent qui est mis au jour ; le concept de Dieu ne saurait tre engendr par autre chose (Ch 19 ss4"). Pas mme par le moyen d'une dialectique(Ch 41) que l'auteur reconnat valable comme mthode de pense maisrcuse comme chemin vers Dieu : les ides qu'elle pose n'ont pas d'int-riorit , ce sont de purs termes, tout entiers relatifs ceux avec lesquelsils entrent en srie (Ch 42), moins qu'on ne dcouvre derrire la dialectiqueconceptuelle !'

  • I/CBUVSB DU P. B. D8 I.UBAC 49

    (C7i 99-100), leur systmatisation est mortelle (Ch 202 ss) ; il leur faut,pour rester vivantes, faire constamment l'objet d'un nouvel effort de pense(Ch 104 ; sur la preuve ontologique, Ch 95-98) ; nous y sommes stimuls parla ngation de l'athisme (Ch 220) et plus spcialement en sa forme marxiste(Ch 208-210). Cet effort rend manifeste que dans la vritable rflexion chr-tienne le moment mystique et le moment intellectuel ne sont jamaissparables : ils apparaissent bien en tension rciproque (comme l'auteur le faitvoir propos de saint Thomas), mais pour dmontrer nouveau le lien qui, un niveau plus profond, les unit entre eux (Ch 167-175). Le P. de Lubacrelve la mme unit dynamique entre posie et philosophie, entre mystiqueet thologie (Ch 115), entre mditation spirituelle et considration philosophiquesur Dieu (Ch 135, 152-153). La position prise contre les deux athismes trouve ici sa justification dernire : ni vasion bouddhiste dans une intuitionpurement individuelle, ni alination marxiste de la personne dans un collectifqui n'est susceptible d'tre construit qu'au plan purement rationnel (Ch 226) :un monde sans transcendance n'est pas viable. La critique d'une thologiengative se posant en absolu, qui serait tente d'tre en coquetterie avec cesathismes, nous avertit de ne pas prcipiter le moment ngatif dans la marchevers Dieu (Ch 143) ; certes la purification des concepts est ncessaire (Ch 128-129), mais toujours elle prsuppose le oui originaire (Ch 130 s., 145, 149,151 s., 157, 48).

    D'o la conclusion : la ncessit originelle de se transcender prsupposele mystre et la prsence d'un tre absolu qui ne peut qu'tre ador (Ch 176) :aucune construction purement conceptuelle, si religieuse qu'elle se montre, nepourrait remplacer cette adoration. Le phnomne primordial ne peut treinterprt qu'en un sens personnel : l'Etre, c'est l'Autre (Ch 117-118). Touteloi se rfre un bien, et le bien renvoie celui qui est bon (Ch 120-122).Il faut qu'il se rvle lui-mme pour que l'homme entre en participation aveclui ; seul le Dieu de la Bible en opposition toutes les divinits philosophi-ques et religieuses est le Dieu vivant. Le saint rend son sujet un tmoignagequi surpasse par sa structure et aussi sa force toute dmonstration rationnelle :ce tmoignage m'atteint en mon plus intime desiderium naturale (Ch 180,181, 182 s., 185 s., 187, 211). Il met au jour le besoin le plus profond d'adoration.

    A partir de l se donne le sens fondamental du paradoxe comme formede pense : les deux volumes qui lui doivent leur titre le dploient et le met-tent en uvre propos d'un grand nombre d'exemples emprunts la ralitcosmique et surtout chrtienne. La richesse insurpassable du phnomne originalse manifeste, au niveau de l'expression conceptuelle, travers des couplesd'noncs antithtiques qui, sans se contredire, sont tous deux justifis, quipourtant ne s'incluent pas dialectiquement (NourPar 71 s., 73 s.) mais par-deleux-mmes renvoient ensemble au phnomne situ la fois au-dessous et au-dessus d'eux. Une affinit avec le Gegewatz de Guardini est manifeste ;cependant, chez celui-ci, la structure l'emporte ; chez le P. de Lubac, le dyna-misme augustinien. Le paradoxe ne pche point contre la logique, dont leslois demeurent inviolables : mais il chappe son domaine (NP 143). Telleest la perptuelle saveur du paradoxe qu'a la vrit dans son tat neuf (NP 153). Prenons comme exemple de paradoxe le rapport entre sacr etprofane l'poque chrtienne : On nous invite la fois ' retrouver le sensdu sacr ' et mettre le sacr ' partout dans la vie '. Ce sont peut-tre ldeux mouvements contradictoires quoique, en effet, toute ralit puisse (etdoive) tre sacralise ; quoique tout l'univers ait en effet une finalit sacreet que la rsurrection de Jsus lui soit une promesse de rsurrection en Dieu.Tout n'eit pai, u l'on peut dire, naturellement sacr. Quand le ncr eitpartout, il nique de n'tre plui nulle part. Ou bien c'ert un ' sacr ' fort

  • 50 H, U, VON BAI,THASAR

    quivoque, plus fuir qu' 'retrouver' (NP 162 s.). Voil lucide en deuxphrases l'exigence paradoxale qui s'impose aux chrtiens : l'arrire-plan lemalentendu concernant une sacralit de la nature susceptible d'tre maintenue(quoique dj absorbe dans le surnaturel) ; l'avant-plan l'exigence simultaned'une vise eschatologique et d'une vise plus particulire, ecclsiale : simul-tanit du dj et du pas encore. Autre rapport : celui du texte et del'interprtation, qui rappelle les Chemins de Dieu : le premier exprime uneconnaissance spontane, synthtique, ' prospective ', en quelque faon cratrice.La seconde... est de l'ordre rflexif et analytique : en un sens, le commen-taire... va toujours plus loin que le texte, puisqu'il explicite ce qui s'y trouve...Mais en un autre sens , il ne peut dispenser du texte qui par sa richesseconcrte, dborde toujours le commentaire (NowuPar 82). C'est encore auxChemins que font penser les dveloppements sur tre et ide (NP 102 s.),existence et ratio (NP 99 ; cf. sur amour et technique NP 128), sur la conti-nuit historique du christianisme et sa nouveaut (NP 169 ss), sur le ratio-nalisme comme domestication de l'esprit (NP 179), sur le marxisme (Par 46 s. ;NP 109) et le bouddhisme (Par 60), sur la relation entre l'Eglise et l'Etat(l'Eglise n'est ni pour ni contre le pouvoir : Par 61). Plus centrales sont lesrpliques premptoires adresses des formules et des programmes modernesqui prnent un christianisme socialement engag, totalement incarn(Par 41 ss, 57 ss. Contre la prtention, chez les chrtiens, de comprendre l'athisme : Par 174 s.) : il est ais de montrer qu'ici l'on n'a vu qu'une desfaces du paradoxe chrtien et qu'on l'a absolutise.

    Les Paradoxes prsentent encore un autre aspect. Ils nous fontpntrer, de faon indirecte sans doute, mais plus profondmentque les autres ouvrages, dans l'me de l'auteur, percevoir les optionsfondamentales qui commandent ses attitudes personnelles comme lechoix de ses sujets. Le chapitre sur la douleur trahit la souffranceintime de l'homme qui a t victime de la perscution et de la dtrac-tion injustes {NP 135 ss). L'invitation l'audace spirituelle (NP75-76, 165) accompagne de modestie (NP 84), voire d'effacement17,est typique de son paradoxe personnel. L'intention de l'ouvrage selit clairement dans cette phrase : II y a partout, dissmins dansle monde, des mystiques en puissance' ou l'tat sauvage. C'estavant tout ceux-l qu'il faut atteindre. Ceux-l, par dfinition, nefont partie d'aucun 'public' (Par 22). Car la dernire chosequ'on puisse trouver chez le P. de Lubac, c'est la qute du public(Par 21) : Rien de plus contraire l'ide de tmoignage que l'idede vulgarisation. Rien de plus diffrent de l'apostolat que la pro'pa-gande (Par 19). Nous saisissons ce qu'est pour lui un thologienvritable (Par 3 s . ) et quel poids spcifique il attache la traditionecclsiale : Pour chapper aux vieilleries qui se donnent pour latradition, ncessit de remonter au plus lointain pass (Par 11);

    47. Par 28 : La personnalit authentique ne s'acquiert qu' force d'imper-sonnalit voulue et d'abngation dans la recherche et l'influence tendue,impersonnelle en ce sens, ne s'obtient que grce cette personnalit. Cf. lechapitre Dlintrenement ,

  • L'CSUVSl DU P, H, Dg UJBAC 51

    mais l'effort de pense fourni par nos Pres ne nous dispensepas d'un effort analogue {Par 33) ; la recherche archologique avec les fouilles laborieuses et poussireuses qu'elle impose n'est pasune tche simplement facultative ; elle est ncessaire qui veutrejoindre la source d'eau vive (Par 38). Dans tout effort pouratteindre celle-ci, demeure le paradoxe du toujours plus grand : Le plus gros effort consiste donc retrouver le christianismedans sa plnitude et sa puret... Car Dieu lui-mme, il est toujoursl, prsent tout entier, mais c'est nous qui, toujours, lui sommesplus ou moins absents. Il nous chappe dans la mesure o nouscroyons le possder {Par 37).

    La conscience aigu de ce paradoxe le mystre vivant s'ex-prime dans les formes historiques, et il les dpasse toujours assure au P. de Lubac la matrise sans pareille avec laquelle ilpeut s'engager totalement sans jamais perdre le recul, la prudence,la sobrit du jugement. Il est capable d'enthousiasme, sans abdi-quer devant son hros ou l'objet de son tude. Il sait descendrejusqu'au moindre dtail, sans laisser chapper le sens de la totalitcatholique. A l'gard de qui que ce soit il reste aussi courtois queferme. Il est, au sens franais du terme, un mystique qui neperd jamais de vue les prils et les tentations de toutes les mystiquesnon catholiques (Amida 290 s., 295).

    A cet gard il se sent troitement li l'ami auquel il a consacrun mmorial dans Images de l'Abb Monchanm (1966). Ce prtrehumaniste, des crits duquel on a tir les pages d'une anthologiesous le titre De l'esthtique la mystique, perut en son me l'appel mener une existence contemplative dans le cadre spirituel del'Inde ; il s'y voua en une donation sans rserve, mais non sansun rigoureux discernement des esprits : Le premier devoir del'Eglise, crit-il, est l'adoration, acte qui n'est qu'une anticipation,un avant-got et une ' rptition ' de la vie ternelle au sein de laTrs Sainte Trinit (Images 75). Adoration et non point effortvers l'identit. Union, mais au sein du mystre de l'ternelle distinc-tion des Personnes divines. C'est de leurs noms qu'il tira l'appel-lation de son ermitage indien : saf dit origine, cit Logos, nandaflicit (comme symbole de l'Esprit). Il vcut en Inde six annesqui pour son me furent une longue et amre purification (Ima-ges 97), voulant porter ces nuits titre reprsentatif pour les ga-rements de son pays d'adoption. Et s'il chercha l'union a. Dieu, ilmarqua toujours de trs nettes rserves quant l'emploi des mtho-des du yoga dans l'exercice de la contemplation chrtienne (Images94-9548). C'est seulement travers un feu purifiant et transformant

    48. Cf. J. MONCHANIN, Mystique de l'Inde, mystre chrtien, Paris, Fayard,1974.

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    que le patrimoine spirituel non chrtien peut devenir assimilablepar l'Eglise et le chrtien tel est aussi l'avis constant du P. de Lubac.

    VI. L EGLISE

    Au centre de l'oeuvre plus rcente du P. de Lubac se trouve sansconteste l'Eglise. Auparavant elle tait partout prsente, mais, unpeu comme c'tait le cas des Pres, la manire d'un prsupposallant de soi, accompagnant la pense sans faire formellement l'objetd'une rflexion dveloppe. Bien plus, un regard sur l'ensemble del'uvre impose cette conviction : l'Eglise en est rellement le foyer ;elle est le point de rencontre du monde divin descendant et dumonde des hommes montant vers lui.

    La thmatisation de la pense sur l'Eglise eut pour motif l'actualit histo-rique : d'abord le concile, auquel l'auteur dsormais pleinement rhabilitdans son autorit de thologien apporta une collaboration trs active ;puis les remous soulevs la suite de Vatican II par les distorsions, mutila-tions ou dformations qui ne pouvaient manquer de proccuper profondmentce grand universaliste et de lui faire appliquer la conjoncture prsente del'Eglise les vues essentielles prcdemment formes. Inutile d'ajouter que cetteuvre des dernires annes, qui n'aborde naturellement pas de nouveau thmefondamental, est compose avec le mme soin que les crits antrieurs etappuye sur la mme surabondance de textes de tous les ges de l'Eglise.Si les ouvrages de la priode mdiane taient ceux d'un auteur affect parl'hostilit qui dans le pass avait poursuivi des hommes d'Eglise, les plusrcents sont d'un chrtien souffrant de l'tat actuel de l'Eglise entire. Ber-nanos prte au cur de Torcy, l'adresse de son jeune confrre, l'observationque la place de ce dernier dans le mystre de Jsus est Gethsmani ; il neserait pas outr de dire que celle du P. de Lubac, c'est la cour du prtoireet la colonne de la flagellation. Dans quel esprit contrastant avec l'attitudede maints contemporains il a endur les coups, on peut le voir dans unpassage du livre qui ouvre la srie de ceux qui nous restent examiner, laMditation sw l'Eglise (1953) : II se peut que bien des choses, dans le contextehumain de l'Eglise, nous doivent. Il se peut aussi que nous y soyons, sansqu'il y ait de notre faute, profondment incompris. Il se peut que, dans sonsein mme, nous ayons subir perscution... La patience et le silence aimantvaudront alors mieux que tout ; nous n'aurons point craindre le jugementde ceux qui ne voient pas le cur et nous penserons que jamais l'Eglise nenous donne mieux Jsus-Christ que dans ces occasions qu'elle nous offred'tre configurs Sa Passion. L'preuve sera peut-tre plus lourde, si ellene vient pas de la malice de quelques hommes, mais d'une situation qui peutparatre inextricable : car il ne suffit point alors pour la surmonter d'un pardongnreux ni d'un oubli de sa propre personne. Soyons, cependant heureux,devant < le Pre qui voit dans le secret , de participer de la sorte cetteVeritatis Uni-tas que nous implorons pour nous au jour du Vendredi Saint (M 164).

    La Mditation sur, f Eglise, prsente une, spiritualit accorde la tholoeie de' Catholicisme : le mystre de l'Eflise s'y deaee comme

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    ment qu'autrefois son rle au spirituel (comme son objet formel).Cependant elle continue d'tre le sacrement de Jsus-Christ (ch. 6),conduisant lui et tout la fois le contenant efficacement. Aussi,pour chacun d'entre nous, n'est-elle pas seulement le pdagoguequi mne au Christ, mais elle demeure constamment prsente audialogue de l'me avec son Seigneur (M 158). Telle qu'elle estconstitue, elle ne sera jamais dpasse ceci contre Joachim deFlore. Jamais la thologie ne pourra se rsorber en anthropologie(M 173), ni le systme ecclsial en sociologie (M 174).

    Suivent les deux chapitres de caractre existentiel. D'abord une'description magnifique, prenant vers la fin l'allure d'un hymne, del' homo ecclesiasticus (ch. 7) ; il s'y dploie une vue de sagessequi prvient toutes les objections, les critiques, les attitudes dvian-tes rpandues depuis le concile : intgrisme, hypercritique, prsomp-tion, hantise de l'efficacit, tentation de se cantonner dans l'actionsociale ou au contraire de se rserver une lite charismatique.Et puis l'Eglise de la porte troite ; comme pour Augustin et pourNewman, on n'y entre pas sans se faire petit. Enfin (ch. 9), lacorrespondance entre l'Eglise (comme vierge, pouse de Dieu, mre)et Marie : la grande tradition ce sujet, l'interprtation qui appli-que le Cantique des Cantiques en mme temps l'Eglise, Marie, l'me croyante'51.

    Mditation sw l'Eglise aborde presque tous les thmes des ouvra-ges postrieurs, ce qui nous permettra d'tre bref. D'aprs le concile 2date l'inquitude exprime par L'Eglise dans la crise actuelle (1969)devant l'agitation confuse clatant au sein de l'Eglise. Ce petit livres'attache montrer l'unit entre Vatican II et la tradition ecclsiale ;il pose, comme conditions du vritable renouveau, un vritable amourde Jsus-Christ (l'auteur prend position contre la vogue des vul-garisations de la thologie bultmannienne en France ; L'Eglise69 ss s3) et un souci aimant de l'unit de l'Eglise (L'Eglise 85 ss)(ici est voque, comme un exemple lumineux, la figure de Made-leine Delbrl) : une mise en garde l'endroit d'une thologie unila-tralement politique ou charismatique.

    Le recueil d'articles Paradoxe et Mystre de l'Eglise (1967) ap-porte un clairage nouveau aux deux notions dsignes par le titreet en montre l'application au rcent concile. L'Eglise est un para-

    51. Un thme depuis longtemps familier au P. de Lubac : cf. notammentle Texte 30 en annexe Catholicisme et la remarque formule dans cet ouvrageau terme du ch. 6 (note 158). Le thme reviendra dans Paradoxe et Mystrede l'Eglise 100 ss.

    52. Il n'entre pas dans notre propos d'tudier les commentaires, trs dvelop-ps pour certains endroits, de documents conciliaires, en particulier Dei Verbwm.

    53. Barth (souvent cit dans les ouvrages de la priode la plus rcente) est

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    doxe : son existence est faite d'aspects tout contrastants qui, nepouvant tre synthtiss conceptuellement, dnotent par l mmele mystre fondamental qu'elle contient (PME 12). Mais commemystre l'Eglise est plus grande que le fidle qui cherche la pen-ser ; celui-ci se doit tout entier elle ou, ce qui revient au mme,il doit la considrer comme sa Mre (PME 14 ss). Tant commegardienne de la parole et des sacrements que comme celle qui en-fante les saints, elle est toujours avant le croyant individuel, ce quiinterdit toutes les formes d' autoltrie humaine. D'autre part, ellen'est pas le mystre central, mais seulement le reflet (comme lalune) du mystre capital, qui est le Christ (PME 32). Maispour autant qu'elle est mystre, aucun concept de ce monde ne peutla cerner adquatement : ni le concept de monarchie pour la pa-paut (PME 39), ni celui de collge pour l'unit entre les vques(PME 41), ni, pour l'ensemble de l'Eglise, le concept de peupleou celui de corps, etc. (PME 47). Dans l'Eglise les antithses de-meurent irrductibles. Les thmes de Catholicisme et de Surna-turel trouvent une importante actualisation dans l'article Les re-ligions humaines d'aprs les Pres (PME 120-167). Pour les Pres,il est clair que tout homme est cr l'image de Dieu, que le Christest venu racheter l'humanit entire, qu'enfin l'Eglise est appele unifier le monde entier dans le Christ. Ici l'on reconnat la thsefondamentale de Surnaturel : Au fond de la nature humaine, etpar consquent en chaque homme, l'image de Dieu est empreinte,c'est--dire ce quelque chose qui constitue en lui encore sanslui comme un appel secret l'Objet de la rvlation, pleine etsurnaturelle, apporte par Jsus-Christ (PME 127). Puisque l'Egli-se, mme en tant que visible, est rellement le chemin par o passela rdemption du monde' (son introduction dans le Royaume ),le jugement dfinitif des Pres sur le destin final des paens est un jugement d'ordre, si l'on peut dire, dynamique (PME129 ss). Les nations sont appeles au Christ et ont (mme selonsaint Augustin) leurs prophtes ; mais on ne saurait admettreque leurs religions, considres comme systmes statiques (qui dureste se contredisent profondment les uns les autres), aient valeurde chemins voulus par Dieu ( ordinaires ou extraordinaires ;PME 133 ss). L'histoire du monde ne peut avoir qu'un seul axe,selon lequel se rassemble et prend corps la vrit de toutes les re-ligions (PME 141). Si, hors de l'Eglise, il peut exister des hommesappartenant au Christ ( chrtiens anonymes ), il n'y a en aucunemanire un christianisme anonyme (PME 153) comme si lerle de l'Eglise dans sa prdication se rduisait amener au pleinjour de la rflexion ce qui existait dj l'tat non rflchi (PME149 et l'Appendice sur la correspondance BIcmde-WehrI 164-167).

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    Les Eglises particulires dans l'Eglise universelle (1971), quois'annexe une seconde partie sur la maternit de l'Eglise, rend ma-nifeste un problme dtermin, dj signal, de l'Eglise d'aprs leconcile : la signification thologique des confrences piscopales, dontVatican II a renforc 'importance. S'attaquant rsolument laquestion tout en se justifiant prudemment, l'auteur expose, ctdes indubitables avantage; de la chose, ses limites et ses dangers :l'irruption d'une bureaucratie anonyme (Eglises 227) dans le do-maine o, en bonne thologie, seul l'vque individuel porte per-sonnellement la pleine r -sponsabilit ecclsiale (collgiale) de sondiocse (et, en celui-ci, d; l'Eglise entire). Les confrences, quin'appartiennent pas h constitution originaire de l'Eglise, maisreprsentent des constru :tions secondaires (comme les patriarcatset institutions semblable;), pourraient, sur les plans thorique etpratique, mettre en pril la position de chacun des vques et sonautorit personnelle. Fao' ce danger, le P. de Lubac rappelle nouveau de faon expre; se le ministre du successeur de Pierre :le service de l'unit et de la libert de l'Eglise (ch. 6 et 754). Entredcentralisation et dmoc -atisation, il y a une diffrence essentielle(Eglises 132). Les dveloppements sur la maternit de l'Eglisejouent dans ce livre un autre rle que dans les ouvrages prcdents.Ici la thse fondamentale est celle-ci : l seulement o la maternitde l'Eglise est reconnue et affirme avec son caractre englobant,le ministre ecclsial peut garder sa note ncessaire de paternit (au lieu de faire figure de pure institution'65). La rfrenceau fait que l'Eglise nat d'en haut (de la Trinit) permet l'auteur de traiter avec pntration de la convenance du clibatecclsiastique (Eglises 198-209). Enfin, face la massif ication contemporaine qui rduit les hommes l'anonymat, l'Eglise est pr-sente comme le seul rempart de la personne et de sa dignit (Eglises219). Cela vaut prcisment de l'affirmation de la structure centralede l'Eglise ; inversement, dans les zones marginales de l'Eglise, lo naissent les conventicules, sa vertu personnalisante est prcaire(Eglises 255).

    Au cycle des ouvrages dont nous venons de parler il y a lieu derattacher La f o i chrtienne. Essai sur la structure du Symbole desAptres (1970). Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une foi simplement chrtienne , mais d'une foi expressment ecclsiale (ch. 5 et

    54. A remarquer les considrations sur le mode d'lection du pape : 127.55. Sur le caractre englobant de la. maternit de l'Eglise et sa note para-

    doxale : Eglises 167 ss ; sur la paternit du ministre : 157 ss ; sur l'autoritque rclame le service et la dlimitation de l'autorit par rfrence au servicede la parole et du sacrement : 187 ; sur l'lment paternel comme unique fon-dement lgitime de l'autorit : 191 s. ; sur la garantie que la maternit del'Eglise assure la paternit du ministre : 228.

  • I/CSUV&B DU P. H. DE U'BAC 57

    6), de ce mystre central et objectif qui fait participer l'Eglise prcisment par sa foi au caractre mystriel.

    Aprs avoir cart la lgende nave qui rattache de faon immdiate auxdouze Aptres les douze articles du Credo (ch. 1), le P. de Lubac pr-sente la vritable structure de celui-ci comme tripartite (ch. 2), correspondant la triple interrogation adresse au candidat au baptme concernant sa foi enDieu Pre, Fils et Esprit. Mais en mme temps on voit (ch. 3) que la theo-logia (Dieu en lui-mme) n'est et ne demeure accessible qu' travers l'; ceco-nomia (Dieu pour nous dans la vie, la mort et la rsurrection de Jsus-Christ),et qu' l'conomie est galement inhrent le fait qu' son tour le Christ estaccessible uniquement par sa prsence dans l'Eglise et travers celle-ci. Cettevrit lmentaire, et cependant trop oublie des traits scolaires de la Trinitet de la christologie, dtermine de bout en bout la thologie du P. de Lubac.Dans la suite de l'ouvrage est mise en lumire la singularit de l'acte de foide l'Eglise (singularit commande par celle de l'objet de cette foi) ; crederein : solcisme au regard de la linguistique, cette expression est calque surle dynamisme de la foi qui tend vers le Dieu absolu et en mme temps per-sonnel : non seulement on attache foi ce que Dieu prononce, non seulementon lui fait crdit, mais on se fie lui dans un mouvement de confiance etpour se livrer lui, en rponse au don de lui-mme qui passe dans sa parole(Foi 164). Ce mouvement entrane avec lui l'homme tout entier ; ainsi s'ef-fectue proprement le dpassement de la religion naturelle, du desideriumnaturale, de la pit, et s'accomplit aussi l'acte naturel interpersonnel quiconsiste tenir pour vrai un message venant d'autrui. Ici intervient unediscussion avec le jeune Barth et avec Bonhoeffer (Foi 172 s., 182 s.). Cesont encore les ides de base de Catholicisme et de Surnaturel qui fournissentles schmes d'une intelligence pleinement catholique de la foi (ch. 4). Enconnexion avec des dveloppements antrieurs, le ch. 5 tablit que le sujetdernier et complet de la foi ecclsiale ne saurait tre l'individu mais l'Egliseelle-mme, et qu'en consquence il existe une ducation qui introduit chaquefidle dans cet acte ecclsial : si, au dbut, prdomine chez le chrtien le faitde croire l'Eglise et de croire ce qu'elle enseigne, finalement il croit dans et avec l'Eglise ce que croit celle-ci (Foi 257 ss). Paralllementl' obissance l'Eglise telle qu'elle s'exerce de faon prpondrante aucommencement se mue en une obissance plus profonde, rendue avec l'Egliseau Seigneur dans son Esprit dsormais accueilli : une obissance qui peut sefaire plus obscure et plus exigeante que la premire (ch. 6).

    Arriv maintenant au point culminant de la recherche (ch. 7), le lecteurse voit prsenter l'unit de la foi : quant au contenu, la foi rencontre leDieu un en trois Personnes en son mouvement vers le monde dans l'vnementdu Christ ; du point de vue formel, elle est accueil de ce mouvement parl'Eglise (comme reprsentant le monde de faon dynamique), qui englobe enelle tous les actes individuels de foi. Ainsi, en dfinitive, le Credo ne comprendqu'un seul dogme , dont le mystre peut et doit se dployer en de multiplesaspects. D'ailleurs tout se trouve dj inclus dans le cercle achev, qu'aucuneformulation nouvelle ne pourrait largir ni briser (Foi 295). L'auteur revientici encore au thme de la thologie ngative et de la pulsion constammentpositive qui la promeut (Foi 304 ss). Le ch. 8 traite de la dimension histo-rique : comme d'autres irrgularits de langage, l'infraction la norme gram-maticale reue que constitue le credere in est l'indice du franchissementd'un seuil, du passage de la condition ancienne, avec son accoutumance, austade nouveau, auquel ne convient aucune locution traditionnelle. Et, encoreune foi* (ch. 9), cette nouveaut est dcrite non point iur le registre intel-

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    lectuel et statique, mais comme un dynamisme qui traverse toute forme cosmiquedans son lan vers l'Absolu, un desiderium qui ne trouve d'apaisement enrien de fini. En conclusion (ch. 10), la foi en Dieu apparat aux yeux dumonde c'^mme un tmoignage rendu par l'existence mme, tmoignage quitrouve sa crdibilit l o il devient de plus en plus profondment union avecl'objet mme de la foi.

    Ainsi la pense du P. de Lubac affirme son caractre ecclsio-centrique ; elle ne saisit jamais le contenu de la foi (theologia -conomia) en dehors du point o, sans subir de rtrcissement, ils'insre au sein de la cration : dans l'acte complet de la foi del'Eglise, laquelle atteint la plnitude de sa saintet subjective dansl'humble Vierge Marie et celle de sa saintet objective dans leministre institu en son sein et garant de l'intgrit de la parole etdu sacrement. Ici Dieu et le monde communiquent comme, dans unsablier, le rcipient d'en haut et l'autre ne sont ouverts l'un l'autreque par un orifice troit. Chaque sujet doit tendre vers ce pointde jonction et s'duquer en vue de lui, pour participer au dsint-ressement qui marque la saintet subjective et objective de l'Egliseet qui seul rend possible le plein accueil de la rvlation et du mmecoup la parfaite orientation du desiderium humain. On pourraitmontrer que cette attitude centrale qui est pur passage et purecommunication est galement au centre de l'esprit ignatien. LeP. de Lubac s'y place et en vit si intimement qu'une sorte de pudeurle dtourne d'ajouter la mention du saint fondateur de la Compagniede Jsus aux milliers de noms qui se pressent dans les notes deses ouvrages.

    C'est une publication de plus de quatre cents pages que le P. deLubac a consacre rcemment, et de faon inattendue, Pic de laMirandole. Pourquoi ce choix ? A coup sr, pas uniquement parceque cette fois encore il s'agissait de dissiper les malentendus dontune haute personnalit a t victime, de restituer son image vridi-que et de lui rendre sa place dans la grande tradition chrtienne.Ni simplement parce que le projet que le P. de Lubac lui-mmes'effora de raliser trouvait comme un modle chez le savant pr-maturment disparu, plus riche, en somme, de promesses que deralisations, qui touffait dans le fatras de l'rudition de son poqueet ne sut s'en librer que peu peu. Mais bien plutt parce quePic manifeste en un haut degr, et d'ailleurs avec autant d' ind-pendance d'esprit (Pic 284), le mme souci instinctif qu'on trouvechez le P. de Lubac, de la juste orientation qui tend l'universel, au catholique {Pic 80 ss, 259). Quand Pic de la Mirandole exaltela libert comme l'essence intime de l'homme, il se situe dans lagrande tradition de l'humanisme chrtien depuis les Pres, et il y

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    met pourtant un accent aussi personnel (Pic 89) que celui d'unTeilhard parlant de l'lan de la crature vers Dieu. Insensiblementmais imperturbablement, Pic suit son chemin, qui le fait sortir dela sphre close de l'humanisme de son temps il ne conoit pasle desiderium naturale de faon naturaliste comme Marsile Ficin(Pic 74) et voit dans l'homme plus qu'un simple microcosme (Pic16056). Tout l'apport de la tradition y compris les quatre sensde l'Ecriture (Pic 369-370) , il l'assume dans une Concordia ,une synthse, une Pax universelle, dont il rve et dont il nepourra concevoir et raliser que des fragments. Il n'est pas sansaffinit avec Nicolas de Cues ; il se demande par exemple de quellemanire sont compatibles contradictoria in natura actuali (Pic257). Comment peut-on rconcilier les plus grands penseurs, Platonet Aristote, non pas superficiellement, mais en profondeur ? (Lethme du trait De Ente et Uno, que le P. de Lubac analyse defaon lumineuse : Pic 261-286). Comme notre auteur, Pic de laMirandole sait qu'on ne peut certes se passer des concepts et dessystmes, mais qu'ils restent limits et que leur laboration mmeest due une force plus profonde qui tend, au-del d'eux, quelquechose de plus vaste. Il le sait, plus qu'Erasme, avec l'assuranced'un guide ; s'il avait assez vcu, comment aurait-il rencontr Luther(Pic 394 ss) ? Comme Pascal, il dispense les richesses de sa pense,sans toutefois prvoir sa fin prochaine ; il mourra entre les brasde Savonarole. Au cours de sa brve existence, il unit l'apptitde tout savoir, de tout embrasser, de tout unifier, la srnit del'homme conscient d'avoir tout quitter : attitude complexe quichez lui n'a rien de conflictuel ; c'est qu'il tend vers la paix suprmede toutes choses rconcilies en Dieu. Son uvre demeure commeune statue tronque ; mais on devine ce qu'il a voulu : peut-tretout ce qu'homme ici-bas peut atteindre il nous faut plutt dire :certainement plus. Et ce qui nous reste de lui, une fois son imagerendue sa vrit, c'est l'clat qui rayonne de l'Imago Dei et quil'a fait passer chez ses contemporains pour une sorte de prodige une merveille qui pourtant ne brillait que pour Dieu et n'taitvraiment connue que de Dieu.

    CH 4051 Basel H. U. VON BALTHASARArnold Bcklinstrasse 42

    56. Surtout l'homme n'est pas soumis au pouvoir des astres : le trait contrel'astrologie apporte encore un tmoignage vigoureux de ce que Pic entendnar libert : 378