VOLUME PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION

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VOLUME PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION

DE JEAN PIAGET

CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE

LOGIQUE

ET

ENCYCLOPÉDIE DE LA PLÉIADE

Tous droits de traduÛion, de reproduHion et d'adaptation

réservés pour tous pays.

© 19671 Éditions Gallimard.

NOTE DE L'ÉDITEUR

Chacun des chapitres qui composent ce livre, Logique et connais-sance scientifique, e§t clos par une bibliographie sommaire énumérantles ouvrages recommandés pour d'éventuelles recherches sur unsujet particulier.

Le leâeur pourra aussi consulter à la fin du volume

i° Un index des noms de personnes.2° Une table analytique des matières.3° Une table générale.

NATURE ET MÉTHODES

DE L'ÉPISTÉMOLOGIE

L'ÉPISTÉMOLOGIE

ET SES VARIÉTÉS

T A logique, la méthodologie et la théorie de la connais-sance, ou épistémologie, constituent trois branchesdu savoir dont la première seule présente des contours

précis. Mais la troisième tend toujours davantage àdélimiter son domaine et, si la seconde ne présente pasd'unité organique, elle se répartit en chapitres distinctsdont les uns se subordonnent nettement à la premièretandis que les autres se rattachent de plus en plus à latroisième.

La logique est, en première approximation, l'étudedes conditions de la vérité. Or, la connaissance vraieconstitue une certaine relation entre un sujet (a) et unobjet (b). Par exemple, dire qu' « une truite est unpoisson », ou que « les corps s'attirent en raison directede leur masse et en raison inverse du carré de leurdistance », suppose (b) des objets (les truites, les pois-sons, les corps, leurs masses et les distances) et (a) desactivités du sujet activité de classification dans le cas dupremier de ces deux jugements et activité plus complexede mise en relation, et ensuite de quantification métriquede ces relations, dans le cas du second de ces jugements.Mais ces jugements font intervenir en outre (c) des struc-tures, et de telles structures sont inhérentes à toutesles relations de connaissance unissant les sujets (quel quesoit le niveau de ces connaissances) à des objets (quelleque soit leur variété et cela à partir déjà des objets de laperception). En l'espèce, ces structures (c) sont consti-tuées par des classes et des emboîtements de classes(inclusion d'une sous-classe dans une classe), dans lepremier de ces deux jugements, et par des relations, desfonctions, des nombres et une métrique spatiale dans lecas du second jugement. Il existe naturellement un nom-bre indéfini d'autres structures possibles, mais l'essentiel,

ÉPISTÉMOLOGIE

pour l'instant, est de distinguer, au sein des relations deconnaissance s'établissant entre le sujet (a) et les objets (b),ce troisième aspect constitué par les structures ou « for-mes» (c) en effet, il est impossible de savoir d'avancesi ces structures ou formes appartiennent au sujet, àl'objet, à tous les deux ou à leur relation seule (ou encoreà aucun des deux comme ce serait le cas s'il s'agissaitd' « idées» éternelles, au sens platonicien du terme, quele sujet utiliserait toutes les fois qu'il cherche à connaîtredes objets physiques et surtout à formuler leurs propriétésen un « langage» précis, mais sans tirer ces « idées» nide lui-même ni des objets, et en se contentant de lesretrouver au sein du « langage » ou d'une intuitionpréétablie d'origine plus profonde).

Étant donné l'extrême complexité de cette relationde connaissance, la logique qui, chez Aristote, croyaitencore atteindre les activités du sujet (a) et les propriétéscommunes des objets (b) aussi bien que les structuresou formes en général (c), a fini par se spécialiser dansl'étude de ces formes seules (c), sans plus s'occuperd'établir quelles pouvaient être leurs relations avec lesujet ou avec les objets réels (physiques). Il nous fautdonc donner de la logique une définition plus préciseen deuxième approximation, la logique eH l'étude desconditions formelles de vérité. Or, de là découlent deuxconséquences importantes.

La première est que, les « formes» étant ainsi déta-chées du sujet et des objets (au moins provisoirement,c'est-à-dire dans l'état actuel des connaissances et

abstraction faite de certains indices annonçant de nou-veaux rattachements ultérieurs), l'étude des conditionsformelles de la vérité devient donc une recherche pure-ment normative. Cela signifie que la vérité formelleest affaire de pure validité déduétive, et non pas de faitou d'expérience. Par exemple, la vérité de « 2 + 2 = 4 »n'est point une vérité d'expérience, car elle n'est en riencontredite par le fait que si je réunis deux gouttes d'eauà deux autres gouttes je n'obtiens pas quatre gouttesmais une seule grande goutte n'équivalant aux « quatre»premières que très approximativement (avec perte de

quelques molécules, adjonction de poussières, modi-fications énergétiques, etc., autant de circonstances quiinterviennent également dans les cas où l'addition

NATURE ET MÉTHODES

2 + 2=44 semble se confirmer en fait, comme lorsde la réunion de solides indéformables). La vérité de2 + 2 =4 est affaire de pure validité formelle en ce sensque, une fois construites et dûment définies les notionsde(2), de (4), de (+) et de (=), il en découle nécessaire-ment que (2 -j- 2 = 4), cette « nécessité » résultant alorsde la validité des dédu&ions en jeu et non plus de cellede constatations de fait.

La seconde conséquence de cette définition limita-tive de la logique est qu'elle laisse explicitement subsisterun certain nombre de problèmes fondamentaux, n'appar-tenant donc plus au domaine de cette logique formelleet faisant nécessairement intervenir des questions defait en plus de celles de validité déduâive ce sont lesproblèmes de la nature générale des relations de connais-sance entre le sujet et l'objet et les problèmes de ce qui,dans ces relations, est introduit par le sujet (a) ou appar-tient à l'objet (b). Ces derniers problèmes comprennenten particulier la question centrale de la nature des Struc-tures ou formes (c), envisagées cette fois, non plus duseul point de vue de leur validité formelle (ce qui restele propre de la logique), mais du point de vue de leurposition par rapport aux activités du sujet (activitésdont ces formes pourraient peut-être constituer unproduit), ou par rapport aux propriétés de l'objet (cesmêmes structures pouvant éventuellement, d'autre part,s'avérer comme abstraites de celui-ci).

Ces divers problèmes caractérisent alors l'autre desgrandes disciplines dont nous avons à traiter en cetouvrage la théorie de la connaissance ou épistémolo-gie. Sa définition est plus difficile à donner que pour lalogique, car, si la connaissance est une relation entre lesujet et les objets, il demeure que les conditions causalesde l'intelligence du sujet intéressent davantage la psycho-logie que l'épistémologie, et que les propriétés de l'objet,considérées en leur diversité et en leur détail, intéressentles autres sciences particulières plus que le mécanismede la connaissance en général. D'autre part, si l'on définitl'épistémologie comme étant l'étude des conditions lesplus générales de la connaissance, on méconnaît ce faitfondamental de la multiplicité des formes de connais-sance, les conditions de la vérité n'étant pas exactementles mêmes pour un mathématicien, un physicien, un

ÉPISTÉMOLOGIE

biologiste et un sociologue. Enfin, il est essentiel de serappeler que, si l'épistémologie s'intéresse aux conditions de la connaissance valable, ce qui suppose uneréférence à la validité normative au sens de la logique,elle doit aussi évaluer les parts respectives du sujet et del'objet dans la constitution de ces connaissances valables,ce qui suppose également une référence à des questionsde fait.

Tenant compte de ces divers considérants, nous pour-rions donc définir l'épistémologie, en première approxi-mation, comme Y étude de la constitution des connaissancesvalables, le terme de « constitution» recouvrant à la fois

les conditions d'accession et les conditions proprement consti-tutives. Pour expliquer cette définition en ses diversaspects, partons de l'énoncé que l'on a le plus souventchoisi historiquement pour formuler le problèmeépistémologique comment les sciences sont-elles pos-sibles ? Nous constatons alors que

(i) Cette définition se réfère, d'une part, à la validitédes connaissances, ce qui comporte un aspe£t normatif,mais aussi, d'autre part, aux conditions d'accession, etc.,qui relèvent de diverses questions de fait.

(2) Le pluriel attribué au mot « connaissances»indique que les conditions en jeu ne sont pas nécessaire-ment les mêmes pour les divers types de connaissancecomprendre comment la biologie est possible n'expliquepas encore comment les mathématiques sont possibleset réciproquement.

(3) Le terme d' « accession» indique que la connais-sance est un processus (dimension diachronique ouhistorique). Or, ce processus intéresse très directementl'épistémologie. C'est, par exemple, une question épisté-mologique et non pas seulement psychologique que dese demander si les êtres mathématiques sont l'objetd'une invention (impliquant donc une part de créations'appuyant sur les activités du sujet) ou d'une simpledécouverte (impliquant donc qu'ils « existaient ?» déjàbien avant qu'on les découvre).

(4) Quant aux conditions constitutives, nous enten-dons par là tout à la fois les conditions de validité for-melles ou expérimentales et les conditions de fait rela-tives aux apports de l'objet et à ceux du sujet dans lastructuration des connaissances. Le problème central

NATURE ET MÉTHODES

de l'épistémologie est, en effet, d'établir si la connaissancese réduit à un pur enregistrement par le sujet de donnéesdéjà tout organisées indépendamment de lui dans unmonde extérieur (physique ou idéel), ou si le sujetintervient activement dans la connaissance et dans

l'organisation des objets, comme le croyait Kant pourlequel les rapports de causalité étaient dus à la déduEtionrationnelle et les rapports spatio-temporels à l'organi-sation interne de nos perceptions sans que nous sachionsce que sont les objets indépendamment de nous.

Encore une remarque, en anticipation de ce que nousverrons plus loin (p. 105) pour déterminer avec quelqueprécision les « conditions constitutives» des connais-sances et notamment les parts respectives du sujet et del'objet dans le rapport cognitif, il est indispensable deconnaître au préalable les « conditions d'accession » à cesconnaissances, car bien souvent le rôle du sujet échappeà l'analyse de la connaissance achevée (comme si lesujet s'était retiré de la scène après l'avoir montée, à lamanière d'un auteur, au lieu d'y demeurer présent à lamanière d'un aEteur), tandis que ce rôle s'impose avecévidence au cours des périodes de formation. Ce faitnous conduira à insister sur l'importance des méthodeshiêtorico-critique et génétique en épistémologie. Endernière analyse nous en viendrons donc à définirl'épistémologie, en seconde approximation, commel'étude du passage des états de moindre connaissance aux étatsde connaissance pluspoussée. Mais cette définition génétiquede l'épistémologie équivaut identiquement à la précé-dente sitôt que l'on admet que la « constitution desconnaissances valables » n'est jamais achevée, ce qui est,en fait, de toute évidence si l'on se place au point de vuedes sciences telles qu'elles se présentent concrètement,car aucune d'entre elles (y compris chacune des disci-plines mathématiques ou logiques) n'a la prétentiond'être parvenue à un état définitif.

Cela dit, il nous reste à caractériser la méthodologie,que Y Encyclopédie de la Pléiade a voulu incorporer aucontenu de ce volume, en l'insérant entre la logique etl'épistémologie. Ce desideratum est très significatif ettend, à la fois, à rappeler que la logique n'est rien sansune logique appliquée et que la réflexion épistémolo-gique prend toujours naissance à propos des « crises » de

ÉPISTÉMOLOGIE

telle ou telle science et que ces « crises» résultent d'unelacune des méthodes antérieures pour être surmontéesgrâce à l'invention de nouvelles méthodes. La logiquen'eSt rien sans une logique appliquée, car la logique s'eSttrouvée en ses phases initiales dans la situation d'un« art poétique» par rapport à la poésie elle n'a d'abordlégiféré qu'en s'appuyant sur des usages antérieurs etsi l'on peut taxer après coup ces derniers de « logiqueappliquée », ils ont constitué en fait la source même dela logique pure. Celle-ci, une fois pourvue de ses instru-ments techniques, a naturellement donné lieu à desgénéralisations indépendantes de toute application,mais le problème central de la logique des débuts duxxe siècle demeure pourtant en un sens un problème deméthodologie, puisqu'il s'agissait de « fonder» lesmathématiques et d'en démontrer la non-contradiction.Quant au rôle des « crises », cette même orientation dela logique contemporaine nous en fournit un exemple.Lorsqu'en 1931i Gôdel a démontré l'impossibilitéd'établir la non-contradiction de l'arithmétique par sespropres moyens ou par des moyens plus faibles (logi-ques), la crise ainsi ouverte (qu'on appelle souvent la« crise goedelienne ») a donné lieu en fait à une refontedes méthodes d'une part, Gentzen a pu prouver lanon-contradiction de l'arithmétique classique, mais pardes moyens plus « forts» (arithmétique transfinie) et,d'autre part, on a tiré de ces enseignements une méthodede hiérarchisation des structures en fonction de leurs

forces respectives.Mais si la considération des méthodes est ainsi fonda-

mentale, on ne peut cependant pas considérer la métho-dologie comme une branche indépendante, possédantla même unité organique que la logique et l'épiStémo-logie, et cela précisément parce qu'en traitant de cesdeux dernières disciplines on se trouve déjà constam-ment en présence de problèmes de méthodes. Lorsqu'ils'agit alors de méthodes déduétives, relevant en ce casdes mathématiques, leur étude nous ramène tôt ou tardà des questions de logique ou encore d'épistémologiemathématique. Et lorsqu'il s'agit de méthodes expé-rimentales, relevant de la physique, de la biologie, etc.,l'histoire de leur invention, de leurs applications ou deleur rejet est subordonnée de près à des questions d'épiSté-

NATURE ET MÉTHODES

mologie ou encore de logique appliquée. C'eSt pourquoinous ne consacrerons pas à la méthodologie une partieséparée au sein de cet ouvrage, et ne traiterons-nousdes méthodes qu'à l'occasion de chaque chapitre par-ticulier de logique ou d'épiStémologie.

Il reste, pour terminer cette introduction, à situer lalogique et l'épiStémologie (y compris donc la métho-dologie) dans l'ensemble des disciplines ordinairementenseignées, et ceci en pensant aux frontières artificielleset périmées que les traditions universitaires ont intro-duites entre les sciences et la philosophie. Il semble, aupremier abord, n'y avoir là aucun problème, car, pourl'opinion courante, il va de soi que la logique et l'épiSté-mologie font partie de la philosophie. Il nous paraîtdonc indispensable de montrer en quoi cette classifica-tion est erronée et surtout pourquoi cette erreur pèselourdement sur l'enseignement et même sur le progrèsde disciplines, dont une connaissance plus approfondieserait si utile à tous les esprits scientifiques et à touthonnête homme (d'où la place que leur réserve VEncy-clopédie de la Pléiade).

La logique, tout d'abord, eSt, comme toutes lessciences, née de la philosophie et elle a pris une formeexplicite dès le système d'Aristote. Celui-ci a par ailleursécrit une « physique », s'eSt occupé avec succès debiologie, etc., mais c'est sur le terrain de la logique qu'ila fourni les résultats les plus valables, au point que l'ona longtemps considéré la logique d'AriStote commemarquant l'achèvement de cette discipline en mêmetemps que sa naissance. Mais avec les travaux des logi-ciens anglais du xixe siècle, et surtout avec la découvertede l' « algèbre de Boole », on s'eSt aperçu des connexionsétroites qui existent entre la logique et l'algèbre générale.Grâce à l'emploi d'algorithmes de plus en plus précis eten relation, d'autre part, avec le développement de lathéorie algébrique des Structures, la logique est doncdevenue inséparable des mathématiques. Il en résultedeux conséquences, en droit et en fait. La conséquencede droit est que la logique constitue aujourd'hui unediscipline autonome, entièrement indépendante de lamétaphysique et présentant tous les caractères d'unescience proprement dite, au même titre que les mathé-matiques avec lesquelles elle interfère selon des relations

ÉPISTÉMOLOGIE

de plus en plus nombreuses. La conséquence de fait estalors qu'en bien des pays, dont la plupart de ceux delangue française, les philosophes ignorent la logiquesous ses formes modernes, la formation des élèves auniveau du baccalauréat étant notamment à peu prèsnulle à cet égard.

Quant à l'épistémologie, elle a longtemps constituél'une des branches essentielles de la philosophie, autemps où les grands philosophes étaient à la fois descréateurs scientifiques, comme Descartes ou Leibniz, etdes théoriciens de la connaissance ou bien où, sansavoir créé de nouvelles sciences, ils avaient appris àréfléchir en fonction des sciences elles-mêmes, commePlaton à partir des mathématiques ou Kant à partir deNewton. Mais dans l'état aftuel de la différenciation

progressive du savoir, il se trouve que les principalesnouveautés épistémologiques sont nées de la réflexiondes esprits scientifiques sur les conditions de la connais-sance en leurs propres disciplines et cela surtout àl'occasion des crises qui obligeaient à une refonte desprincipes et des méthodes. C'est ainsi que dans lescongrès internationaux des mathématiciens, toute unesection est consacrée à l'étude des « fondements des

mathématiques », cette analyse épistémologique étantconduite par les mathématiciens eux-mêmes à l'instarde H. Poincaré, de D. Hilbert et de tant d'autres. C'estainsi également que les meilleurs travaux d'épisté-mologie de la physique ont été dus aux physiciens eux-mêmes, etc. Il exn'te donc, en épistémologie comme enlogique, une tendance séparatiste à l'égard de la philo-sophie, et il est aisé d'en comprendre les raisons.

Si nous nous reportons, en effet, aux indications pré-liminaires qui viennent d'être données sur ce qu'estl'épistémologie, nous constatons que les trois notionscardinales intervenant dans l'analyse de la connaissancesont celles des objets, du sujet et des structures valables.Voyons alors ce que nous fournissent les sciences ou laphilosophie en chacun de ces trois cas.

L'idée de validité, tout d'abord, excipe naturelle-ment de la logique, et nous venons de voir que la logiquen'appartient plus à la philosophie. Quant aux « struc-tures » valables, ou bien on les envisagera du point devue des résultats atteints, et il s'agira de structures

NATURE ET MÉTHODES

logico-mathématiques, relevant des méthodes spécialesutilisées pour ce genre d'analyse. Ou bien on les consi-dérera en leur formation, et l'on s'orientera ainsi vers lesactivités du sujet, ce qui nous conduit à notre secondpoint.

Le sujet connaissant, en second lieu, semble constituerle domaine de choix de la réflexion philosophique, enpartant du Cogito cartésien pour aboutir au Cogito husser-lien et en passant par les voies les plus détournées, tellesque celles des empiristes anglais ou du bergsonisme. Maisil eSt un fait historique sur lequel nos arrière-neveuxépilogueront peut-être c'est que, encore en plein milieudu xxe siècle les philosophes s'occupant du sujet connais-sant n'ont toujours pas aperçu qu'il existe une psycho-logie scientifique. Certains l'ont bien remarquée, commeBergson et Husserl, et ont surtout vu les dangers decertaines de ses anticipations hâtives, mais, au lieu des'engager avec elle et de contribuer par de nouveauxtravaux expérimentaux aux redressements nécessaires,ils ont préféré opposer la philosophie à la science nais-sante, ce qui consistait à revenir au jeu plus facile dumaniement des idées et à reculer devant l'effort de

l'élaboration des faits.

Or, l'analyse du sujet connaissant ne peut conduirequ'à deux sortes de données ou bien à la découverte denormes, dont le sujet affirme la validité, ou bien à ladécouverte de faits, sous la forme de conduites cogni-tives ou de processus mentaux. S'il s'agit de validité,l'analyse logique eSt alors seule compétente et la réflexionphilosophique eSt ici dépassée. S'il s'agit par contre de

faits, y compris ce fait fondamental que le sujet en vienttoujours à se donner ou à reconnaître des normes(valables ou non), il est d'autre part évident que l'objec-tivité et même l'honnêteté intellectuelle imposent desrègles de contrôle et une mise en garde contre les illu-sions inhérentes à l'observation de soi. En d'autres

termes, dès qu'il est question de faits, l'expérienceacquise par les sciences en tous les domaines et spéciale-ment par la psychologie scientifique dont l'objetpropre est précisément le sujet en général y compris lesujet connaissant rend obligatoire une confronta-tion des résultats selon les méthodes collectives de véri-

fication et interdit l'improvisation individuelle. Sur le

ÉPISTÉMOLOGIE

terrain des faits, la réflexion philosophique ne sauraitdonc que céder le pas à l'analyse expérimentale.

Enfin, en ce qui concerne les objets, il va de soi quepour rendre compte du rapport de connaissance entreun sujet et une catégorie donnée d'objets, il ne suffirapas d'établir ce qu'en perçoit ou conçoit ce sujet, cartout risquerait encore de demeurer relatif à ce dernier.Il restera donc à déterminer ce qu'en perçoivent ouconçoivent les sujets de tous les niveaux, en particulieraux diverses étapes de l'histoire des sciences. Autrementdit, pour parler des objets de la connaissance, il fautsavoir ce qu'ils sont pour les sciences, même si l'oncherche à démontrer la relativité ou l'insuffisance de la

connaissance scientifique. Ici encore une référence auxsciences eSt donc indispensable.

En bref, l'épistémologie comme la logique reposesur une analyse de caractère scientifique parce que lanature même des problèmes qu'elle soulève comporteune étroite coordination des recherches logiques, psy-chologiques et méthodologiques, qui toutes sont aujour-d'hui indépendantes de la philosophie générale. C'estpourquoi l'avenir de l'épistémologie est sans doute àsituer sur le terrain des recherches interdisciplinairesspécialisées bien plus que sur celui de la réflexion spé-culative isolée.

Une telle orientation est lourde de conséquences étantdonné le divorce que l'organisation universitaire aréussi à introduire entre la philosophie et les sciences. Lasolution la plus simple en apparence consisterait naturel-lement à compter sur les nouvelles générations de

philosophes pour redresser cette situation au sein mêmedes études philosophiques. C'est malheureusement un

vœu un peu naïf pour peu que l'on considère la puis-sance des facteurs en jeu. Si intelligent, ouvert et douéde générosité intellectuelle que soit un philosophe entant qu'individu, il fait partie d'un corps social consacré,dont il est un membre responsable en même temps qu'unbénéficiaire. Le problème est alors d'ordre surtoutsociologique à quelles conditions une classe socialeou une sous-collectivité parviennent-elles à se réformerd'elles-mêmes ? Si l'on songe qu'aux points de vue del'opinion publique, de l'administration et des traditionsuniversitaires, la profession de philosophe est sanctionnée

NATURE ET MÉTHODES

par un respect indiscuté, se traduisant par l'octroi d'en-seignements couvrant un champ immense, il faudraitun véritable héroïsme pour opposer à ces usages multi-séculaires la conviction d'une insuffisance des méthodes

philosophiques elles-mêmes au lieu d'invoquer modeste-ment ses propres limitations personnelles. Au contraireles recherches logistiques, psychologiques et épisté-mologiques au sens Stria: ne sont consacrées par aucunenseignement au niveau du second degré et ne compor-tent que de rares chaires au niveau des facultés, tout« philosophe» en titre étant censé pouvoir dominer cesdomaines. Il s'ajoute à cela qu'en bien des pays l'ensei-gnement de la philosophie est celui où la gérontocraties'exerce avec le plus de facilité, grâce à l'organisationde concours ou d'épreuves qui, comme l'agrégation,aboutissent à une sélection en fonEtion des capacitésd'exposition et nullement d'invention une savanteélaboration des programmes inspirée par les croyancesdes générations antérieures canalise en ce cas le travaildes générations montantes durant les années mêmes oùdevraient pouvoir s'esquisser les tendances novatrices.Bien plus, il suffit alors que les branches mal connuesdes aînés, comme précisément la logistique, la psycho-logie expérimentale et l'épiStémologie spécialisée nesoient point inscrites aux programmes d'examens pourque les ignorances rituelles, non seulement se perpétuentmais encore soient sacralisées.

Il est, nous semble-t-il, utile et même nécessaire de direces choses en tête d'un traité d'épiStémologie, de logiqueet de méthodologie destiné au public cultivé et auxdébutants, car la première précaution à prendre, pours'initier à de telles matières, eSt de discerner les sourcesauthentiques et de résister aux illusions collectives. Or,l'illusion fondamentale contre laquelle nous cherchonsà nous élever consiste à croire que l'on peut trouver lavérité par simple réflexion, sans sortir de son cabinet detravail ou de sa bibliothèque la vérité ne s'obtient quepar déduction, mais au moyen d'algorithmes précis, oupar expérience, mais à l'aide de contrôles précis. Ce sontces algorithmes ou ces contrôles qui distinguent lessciences de la philosophie, et non pas la nature desproblèmes en jeu. La philosophie positiviste voulaitréduire la philosophie aux sciences, par suppression des

TABLE GÉNÉRALE

Ëpistémologie économique, par Gilles-GaflonGranger ioi<)

Ëpistémologie de la linguistique, par Léo~o~ 10388

Sur l'épistémologie du hasard dans les sciencessociales. Invariance des lois et vérification

des prédictions, par Benoît Mandelbrot lopyLes deux problèmes principaux de l'épistémo-

logie des sciences de l'homme, par JeanPiaget 1114

CLASSIFICATION DES SCIENCES ET

PRINCIPAUX COURANTS ÉPISTÉMO-

LOGIQUES CONTEMPORAINS

Le système de la classification des sciences,par/M~PMg~ n;iI

Les courants de l'épistémologie scientifiquecontemporaine, par Jean Piaget. 122;5

INDEX DES NOMS 127;

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 12();