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HCR Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés V O L U M E 1 N U M É R O 1 1 4 1 9 9 9 Balkans renaîtront-ils de leurs cendres ? 1999 : une année déterminante Les Vincent Cochetel INTERVIEW

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HCRHaut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés

V O L U M E 1 • N U M É R O 1 1 4 • 1 9 9 9

Balkansrenaîtront-ils

de leurs cendres ?1999 :une annéedéterminante

Les

Vincent Cochetel

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2 R É F U G I É S

É D I T O R I A L

L’année dernière, juste avant Noël, Vincent Cochetel, délé-

gué du HCR, a été libéré après 317 jours de captivité en

Tchétchénie suite à un enlèvement particulièrement brutal.

Dans cette édition, Vincent Cochetel raconte son calvaire.

Puisse son témoignage aider à tirer la sonnette d’alarme : par-

tout dans le monde, le personnel humanitaire est de plus en plus

menacé.

L’année 1998 a été particulièrement meurtrière : 22 fonc-

tionnaires de l’ONU ont péri dans l’exercice de leurs fonctions.

Cinq d’entre eux sont morts dans le crash du vol 111 de Swissair.

Huit autres ont été pris en otage, puis libérés. En sept ans, 160

membres du personnel civil de l’ONU ont été tués. Plus de 90%

de ces disparitions n’ont pas fait l’objet de véritables enquêtes et

personne n’a été traduit devant la justice. D’autres organisations

humanitaires ont également subi des pertes en vies humaines.

Que faire pour que cela change ? Faut-il que les humanitaires

refusent de se rendre dans des régions où le risque est trop

grand ? Faut-il que les grandes puissances accordent à ce pro-

blème l’attention qu’il mérite ? Jusqu’à présent, il n’a ému que

très peu de gens, des sphères du pouvoir aux salles de rédaction.

Ce n’est que le 15 janvier de cette année que la Convention

de 1994 sur la sécurité du personnel des Nations Unies et du

personnel associé a recueilli les 22 ratifications nécessaires à son

entrée en vigueur (grâce à la signature de la Nouvelle-Zélande).

Et seuls trois Etats ont versé de modestes contributions au fonds

établi par les Nations Unies pour que le personnel reçoive une

formation relative à la sécurité sur le terrain.

Pourquoi aider est-il si dangereux aujourd’hui ? La raison

principale en est simple : les agences humanitaires, y compris

le HCR, agissent de plus en plus souvent dans des zones de

conflit, où il n’y a plus ni ordre ni loi et où terroristes et mer-

cenaires n’ont que faire du droit humanitaire international qui

protège les civils en temps de guerre.

Mais l’impartialité peut être aussi dangereuse que son

contraire. En aidant les civils d’un camp, qu’ils soient innocents

ou non, le travailleur humanitaire risque d’être perçu comme

un ennemi par le camp adverse. Les organisations humanitaires

soutiennent les tribunaux pénaux internationaux créés pour ju-

ger les crimes de guerre en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Leurs

délégués sur le terrain peuvent être considérés comme des

témoins gênants.

Les travailleurs humanitaires sont exposés à d’autres dangers :

les millions de mines terrestres que ce soit au Kosovo ou

en Angola, sont une menace omniprésente. En outre, la

divulgation par satellite aux quatre coins du monde de la

moindre situation de crise, et la transmission instantanée

d’opinions depuis les sièges des organisations humanitaires

en Europe ou en Amérique, peuvent provoquer une ré-

action des belligérants contre les délégués sur place.

Aujourd’hui, l’intervention humanitaire est devenue

un outil de prédilection de la communauté internationa-

le pour répondre aux crises complexes — quand elle ne rempla-

ce pas l’initiative politique. Le Secrétaire général de l’ONU Kofi

Annan a déclaré que les opérations humanitaires étaient trop

souvent des “feuilles de vigne” camouflant l’absence de volonté

politique de s’attaquer aux causes profondes des conflits.

N’envoie-t-on pas parfois du personnel humanitaire là où les

gouvernements jugent trop risqué de déployer leurs troupes de

maintien de la paix, alors qu’elles sont mieux formées, équipées

et protégées ?

L’action humanitaire est souvent le plus petit commun déno-

minateur permettant d’aboutir à un consensus. Mais les risques

de plus en plus grands qu’encourent ceux qui veulent aider ne

menacent-ils pas les fondements mêmes de l’aide humanitaire ?

Les humanitairesde plus en plus menacés

Sécurité sur le

terrain : séance

d’entraînement

pour le personnel

du HCR.

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2 É D I T O R I A L

Lorsque les fondements mêmes de l’aidehumanitaire sont menacés.

4En Bosnie, pour des centaines de milliers depersonnes qui attendent le retour,une véritable course contre la montre s’estengagée. Par Ray Wilkinson.

SrebrenicaHommage aux disparus. Par Louis Gentile.

Ex-YougoslavieChronologie d’un conflit.

Mostar La paix a-t-elle chassé la peur ? Par Kirsten Young.

Femmes de BosnieComment reconstruire des vies brisées.

Le don Quichotte de Bosnie Un maire poursuit son rêve en solitaire.

16 A U C ΠU R D E S B A L K A N S

18 E N T R E G U I L L E M E T S

19 A T T E N T I O N D A N G E R !

La Bosnie est truffée de mines et d’obstaclespolitiques.

20 C R O A T I E

Le retour semblait plus prometteur.

22 Y O U G O S L A V I E

Les réfugiés de l’oubli. Par Paula Ghedini.

24 J E V O U S É C R I S D U K O S O V O

Quelques pages d’une triste guerre.Par Fernando del Mundo.

26 B R È V E S

28 I N T E R V I E W

Vincent Cochetel raconte.Par Ray Wilkinson.

30 G E N S D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

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4 Un projet deconstruction d’abrisprès de Sarajevo : la

Bosnie après les Accords deDayton.

22 L’Opération Tempêtedéclenchée par l’armée croate a

provoqué l’exode de quelque170 000 Serbes de la Krajina.

24Cette petite fille desouche albanaise aété déplacée dans la

région d’Urosevac au Kosovo.La tragédie n’est pas finie.

RRééddaacctteeuurr ::Ray Wilkinson

EEddiittiioonn ffrraannççaaiissee ::Mounira Skandrani

CCoollllaabboorraatteeuurrss ::

Ariane Quentier,Wendy Rappeport, Andrej Mahecic,Judith Kumin, Kris Janowski, Maki Shinohara, Jelena Novikov,Paul Stromberg

SSeeccrrééttaarriiaatt ddee rrééddaaccttiioonn ::Virginia Zekrya

IIccoonnooggrraapphhiiee ::Anneliese Hollmann,Anne Kellner

DDeessiiggnn ::WB Associés - Paris

PPrroodduuccttiioonn ::Françoise Peyroux

AAddmmiinniissttrraattiioonn ::Anne-Marie Le Galliard

DDiissttrriibbuuttiioonn ::John O’Connor, Frédéric Tissot

CCaarrttee ggééooggrraapphhiiqquuee ::HCR - Unité de cartographie

RRééffuuggiiééss est publié par le Service del’information du Haut Commissariatdes Nations Unies pour les réfugiés.Les opinions exprimées par les auteursne sont pas nécessairement partagéespar le HCR. La terminologie et lescartes utilisées n’impliquent en aucunefaçon une quelconque prise de positionou reconnaissance du HCR quant austatut juridique d’un territoire ou de sesautorités.

La rédaction se réserve le droitd’apporter des modifications à tous lesarticles avant publication. Les textes etles photos sans copyright © peuventêtre librement reproduits, à conditiond’en mentionner la source. Lesdemandes justifiées de photos sanscopyright © peuvent être prises enconsidération, exclusivement pourusage professionnel.

Les versions française et anglaisesont imprimées en Suisse par ATARSA, Genève.Tirage : 206 000 exemplaires enfrançais, anglais, allemand, espagnol,italien, japonais, russe, arabe etchinois.

IISSSSNN 11001144--00990055

PPhhoottoo ddee ccoouuvveerrttuurree ::Mars 1996 : Grbavica, banlieue deSarajevo, mise à feu et à sang.H C R / L . S E N I G A L L I E S I

EEnnccaaddrréé :: Vincent Cochetel à sonarrivée à Moscou après sa libération.A S S O C I A T E D P R E S S / A P T N / K E Y S T O N E

HHCCRRCase postale 25001211 Genève 2, Suissewww.unhcr.org

N ° 1 1 4 - 1 9 9 9

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On commence à re-construire près de laville de Brcko, enBosnie-Herzégovine.

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par Ray Wilkinson

En Bosnie, des centainesde milliers de personnesattendent de pouvoirrentrer chez elles. Mais les obstacles sont detaille. Une véritablecourse contre la montres’est engagée.

Rien ne pourra jamais effacer le sang qui im-prègne désormais le sol de la cave de la fer-me et les marches de l’escalier de sa mai-son. Le regard absent, Amra nous montreles traces indélébiles du massacre. Elle se

souvient et raconte. C’était en avril 1993, en Bosnie cen-trale. Son village, Ahmici, est attaqué par les Croates, elle s’enfuit en courant et se cache dans les bois lorsquedes miliciens croates envahissent le village aux premièreslueurs de l’aube. Certains des agresseurs étaient ses voisinsdepuis des années.

Une heure leur a suffi pour massacrer plus de cent ha-bitants. Ils n’ont épargné ni les handicapés mentaux, niles personnes âgées, ni les enfants. Jeté dans un four, un bé-bé de trois mois est brûlé vif. C’était la plus jeune victi-me. La plus âgée avait 96 ans. Neuf personnes ont été sau-vagement assassinées puis brûlées dans la maison d’Am-ra. Lorsque les soldats britanniques ont découvert lecarnage et que les télévisions du monde entier ont diffu-sé ces images, Ahmici est devenu, en quelques secondes,le symbole du paroxysme de l’horreur en ex-Yougoslavie.

Aujourd’hui Ahmici fait de nouveau figure de sym-bole : une expérience y est tentée, comme dans des cen-taines d’autres régions, afin de déterminer s’il est possiblede ressouder les anciennes communautés déchirées, si lesdifférents groupes ethniques de la Bosnie-Herzégovinepeuvent enfin vivre ensemble et en paix.

ANNÉE DÉCISIVE

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Avant la guerre, aux alentours d’Ahmiciet de Vitez, la ville la plus proche, la popula-tion était à majorité bosniaque (musulmane),avec une minorité croate assez importante.Quand les combats se sont intensifiés et queles communautés serbe, croate et bosniaqueont voulu créer des enclaves “ethniquementpures”, des villages comme Ahmici se sonttransformés en champs de massacre. A pré-sent, la région de Vitez vit une toute autreréalité : la majorité des habitants sont Croateset les Bosniaques sont en minorité.

Malgré ce renversement de la situation etles dangers évidents qu’entraînerait uneéventuelle reprise des hostilités, Amra (nomd’emprunt), qui a 43 ans aujourd’hui, est re-tournée chez elle avec quelque 150 autres Bos-niaques, après cinq années d’errance. Pourencourager le retour des habitants, le HCRet d’autres organismes internationaux ontparticipé à la reconstruction de plusieurs di-zaines de maisons. Une douzaine d’enfantsont recommencé à fréquenter l’école amé-nagée dans un sous-sol.

“Je suis heureuse d’être encore en vie, ditAmra avant de fondre en larmes. Vous savez,mon beau-père était invalide et n’a pas pus’enfuir. Il y avait trois petites filles parmi lesvictimes. Il faudra du temps pour panser lesplaies... Ce sera difficile.”

Les conseillers municipaux croates étaientlà pour souhaiter la bienvenue aux Bos-niaques, et le vieux Fouad raconte que le vil-lage était en liesse lorsqu’ils ont appris la ré-cente extradition à La Haye d’un Croate, ap-pelé à comparaître pour crimes de guerre lorsdu massacre d’avril 1993. D’autres voisinscroates vivent encore au pied de la colline,mais les deux communautés ne se parlentpas. Signe révélateur : la mosquée du villa-ge, détruite par les agresseurs, est toujoursun tas de ruines. “Même les bébés n’oublie-ront jamais ce qui s’est passé ici”, dit Fouad.

UN NOUVEAU DÉPART

La Yougoslavie, un des membres fonda-teurs du mouvement des pays non-alignés,était jadis considérée comme la nation la plusprogressiste du bloc communiste de l’après-guerre. Mais 1991 marque le début de l’im-plosion de la Fédération : les divisions eth-niques s’accentuent et la Croatie et la Slové-nie déclarent leur indépendance. La guerreéclate entre Belgrade et Zagreb puis s’étendà la Bosnie-Herzégovine lorsque, à son tour,Sarajevo opte pour l’indépendance en 1992.

Au plus fort de la crise, près de trois mil-lions de personnes ont pris la fuite, dont

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Les disparusde SrebrenicaLouis Gentile était sur place lors du siège de Srebrenica en1993. Les scènes d’horreur le hantent toujours. Au-delà desmots et des questions, il partage avec nous, cinq ans plus tard,un moment de recueillement, hommage aux disparus.

Dans quatre jours, c’est Noël. La nuit estglaciale et nous traversons les collines

qui entourent Sarajevo. Destination : Sre-brenica.

Il est trop tard pour rebrousser chemin.

Dans peu de temps je vais retrouver un en-droit où a été perpétré le crime le plus atro-ce en Europe depuis la fin de la SecondeGuerre mondiale et où j’ai vu l’enfer sur ter-re. En toute naïveté, je croyais alors que la

Un an après les massacres de Srebrenica, des morceaux d’étoffe portant les nomsdes personnes “disparues” sont suspendus dans la ville bosniaque de Tuzla.

Ãsuite à la page 8

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communauté internationale allait mettre unterme à l’horreur au lieu d’assister, passive,à un nouveau carnage.

J’ai quitté Srebrenica il y a cinq ans. Maisje n’ai rien oublié.

Nous nous approchons de la ville et monpouls bat de plus en plus vite. Ces dernièressemaines, lorsque j’étais à Londres, d’épou-vantables cauchemars me réveillaient en plei-ne nuit, trempé de la tête aux pieds d’unesueur glacée. Je sais très bien pourquoi cescauchemars me hantent, mais aucun détailne me revient le lendemain matin.

Je relis les notes que j’ai prises à Srebreni-ca. Le 14 avril : “J’ai vu beaucoup de scènesatroces ici, mais ce n’était rien comparé à lajournée du 12 avril. Ce jour-là, vers 14 heures,un déluge de feu visant les populations ci-

viles s’abat sur la ville. Des lambeaux de chairet des fragments de corps sont accrochés auxgrilles de l’école voisine. Il y a du sang par-tout. Des corps empilés pêle-mêle sur deuxchars à bœufs sont transportés à l’hôpital.L’agression a fait 56 morts et une centaine deblessés. Je n’ai pas voulu fermer les yeux cet-te nuit là, de crainte de revoir ces images decauchemar qui hélas n’étaient pas celles d’unmauvais rêve.”

AUCUN MOT POUR DÉCRIRE

L’HORREUR

Nous atteignons Srebrenica moins de troisheures après avoir quitté Sarajevo. Cela n’au-rait pas été possible à l’époque du conflit. Jerepense à la première fois que je suis venuici : la foule en liesse, massée le long de lagrand-rue, nous saluant et nous envoyant desbaisers, des milliers d’enfants nous souriantet criant “merci”. Quarante mille personnesentassées dans une ville d’à peine 8000 ha-bitants.

Elles étaient persuadées qu’elles seraienttoutes massacrées si elles n’étaient pas éva-cuées. Ce sentiment de panique s’est dissipélorsque le Conseil de sécurité a déclaré l’en-clave “zone de sécurité”. Un officier canadienm’avait confié que ses troupes avaient certesl’obligation morale de protéger la population,mais qu’elles n’en auraient peut-être pas lesmoyens si la ville était de nouveau attaquée.

Tous ceux qui se trouvaient à Srebrenicaen 1993 ne sont plus là. Ils ont été expulsés outués en juillet 1995, quand la “zone de sécu-rité” est tombée aux mains des Serbes de Bos-nie. Et je sais que si je suis à Srebrenica pourécrire un article, c’est avant tout pour rendrehommage à la mémoire des disparus.

Aujourd’hui, la majorité des habitants deSrebrenica sont des Serbes déplacés, venusentre autres de Sarajevo. La ville est gouver-née par une petite clique de notables locaux.Le retour des Bosniaques musulmans n’estpas envisageable, selon un fonctionnaire in-ternational en poste ici. Et la situation éco-nomique est catastrophique.

Je déambule sous la pluie et m’arrête de-vant la cour de récréation où les écoliers ontété tués pendant qu’ils jouaient au foot, le 12avril 1993... Aucun mot ne pourra décrirel’horreur de ce jour là. Je m’arrête au Café 171,où quelques jeunes me disent qu’ils sont sanstravail et qu’ils espèrent pouvoir partir unjour.

Nulle part je ne poserai les questions quime brûlent les lèvres : qui a participé auxmassacres de 1995 ? Qui peut confirmerl’identité des victimes afin d’apaiser la dou-leur des mères, des filles, des épouses ? Com-

ment peut-on continuer à vivre dans cetteville frappée par la malédiction et imbibéede sang... Comment ?

UNE LUEUR D’ESPOIR

Près de Tuzla, je retrouve Marinko Seku-lic, un Serbe, pendant 27 ans journaliste à Ra-dio Srebrenica avant le conflit. Notre conver-sation m’apporte une faible lueur d’espoir carselon lui certains habitants aimeraient bienvoir leurs voisins musulmans revenir. Mais cesont pour la plupart des personnes âgées etla ville est sous la coupe de notables qui ontrecours à l’intimidation.

Une jeune femme appelée Mirzoda me ra-conte la chute de Srebrenica. Elle a passé troisnuits terribles à Potocari, son enfant serrécontre elle tandis que son père et son marifuyaient dans les bois. Elle ne les a jamais re-vus. Elle nous supplie de les retrouver. Lessurvivants espèrent que les hommes qui ontdisparu depuis cinq ans sont encore en vie etqu’ils sont prisonniers quelque part. Mais sil’on a beaucoup parlé des camps de détention,on n’en a jamais trouvé trace nulle part.

En fait, les 7396 disparus sont probable-ment tous morts. On n’a retrouvé que 49 dé-pouilles, qui ont été rendues aux familles.L’identification des restes exhumés des char-niers se poursuit, mais d’après les médecins dePhysicians for Human Rights, la majorité desvictimes resteront anonymes à tout jamais.

Reconnaissant la jeune femme qui faisaitle ménage dans les bureaux de Poste et Té-lécommunications où j’habitais, je lui de-mande des nouvelles d’une connaissancecommune. “Il n’est jamais arrivé”, me répond-elle. Une autre femme poursuit : “Moi, en uneheure j’ai tout perdu — mon fils, mon mari,mon frère et ma maison.”

Certains habitants de Srebrenica saventce qui est arrivé à leurs familles mais ils mepressent de questions auxquelles je n’ai au-cune réponse. “Pourquoi n’avez-vous pas ar-rêté les massacres le premier jour, quand plusd’un millier de personnes ont été exécutées?Vous nous avez protégés en 1993, alors pour-quoi n’êtes-vous pas restés jusqu’à la fin ? Sivous n’aviez pas été là en 1993, nous aurionsessayé de fuir. Il y aurait peut-être eu quelquesmilliers de morts, mais jamais autant que lorsdes massacres de 1995.”

Il fallait que je revienne à Srebrenica et jene le regrette pas. Mais il est temps de partir.Je pense à tous ceux qui sont morts et à tousles disparus. Je pense à tous ceux qui atten-dent encore le retour d’êtres chers qu’ils nereverront sans doute jamais. Seul ce soir, dansma chambre d’hôtel, je porte un deuil qui apour nom : Srebrenica. B

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700 000 ont quitté l’ex-Yougoslavie pour seréfugier en Europe ou ailleurs. Les autresont été déplacées à l’intérieur de l’ancienneFédération. En tant qu’organisation chef defile de l’aide humanitaire dans la région, leHCR a aidé jusqu’à 3,5 millions de réfugiés,déplacés et autres victimes — en leur four-nissant vivres, produits sanitaires, couver-tures, poêles, bois, bâches en plastique... Lepont aérien humanitaire du HCR, qui allaitdevenir le plus long de l’histoire, a permisaux habitants de Sarajevo, la capitale bos-niaque, de survivre aux rigueurs de trois hi-vers successifs.

Mais entre-temps, le nettoyage ethniquecontinue. Rien qu’en Bosnie, il y aurait eu200 000 victimes, dont de nombreux civils.Le pays est en ruines. Ponts, usines, routes,centrales électriques et réseaux de distribu-tion d’eau — ont été détruits. Soixante pourcent des habitations, la moitié des écoles et letiers des hôpitaux ont été gravement en-dommagés. La signature des accords de paixde Dayton, met finalement un terme à cetteboucherie. Le 21 novembre 1995, les accordssont paraphés par les présidents Alija Izet-begovic pour la Bosnie-Herzégovine, Slobo-

dan Milosevic pour la Serbie et Franjo Tudj-man pour la Croatie.

Dayton aurait dû donner le signal d’unnouveau départ. Les Serbes ont cédé une par-tie du territoire qu’ils avaient conquis, ins-taurant leur Republika Srpska dans 49% de

la Bosnie. La Fédération croato-musulmane,qui existait déjà, contrôlait le reste du pays.Ces deux entités dépendaient, du moins enthéorie, d’une autorité centrale multiethniquebasée à Sarajevo. Leurs armées ont regagnéleurs casernes, et plus de 30 000 soldats del’OTAN et des pays associés ont été déployéspour “encadrer” la paix. Une enveloppe d’ai-de internationale de 5,1 milliards de dollars

pour 1996-1999, destinée à la reconstruction,a permis une réparation partielle des infra-structures. Au cours des trois dernières an-nées, des élections générales et municipalesont eu lieu et seront suivies par d’autres. Despersonnes accusées de crimes de guerre ontété transférées à La Haye pour comparaîtredevant le Tribunal pénal international desNations Unies.

Cependant, la clef d’une paix durable dansla région réside dans le retour et la réinté-gration des millions de personnes déracinéespar le conflit. Depuis 1996, quelque 310 000réfugiés sont revenus en Bosnie et 250 000déplacés ont regagné leurs foyers. Mais audébut de 1999, 400 000 réfugiés bosniaques et800 000 personnes déplacées attendaient en-core de pouvoir retrouver une vie normale.

A eux seuls, ces chiffres ne racontentqu’une partie de l’histoire. L’année 1998 avaitété déclarée l’Année du retour. Mais seule-ment 100 000 réfugiés, moins de la moitiédu nombre escompté, sont rentrés. Plus in-quiétant encore, seuls 30 000 d’entre eux ontpu retourner dans des régions à présent do-minées par un autre groupe ethnique. Selonle HCR, la plupart des 1,2 million de per-

Bosnie, 1996 : maisons en ruines dans la région de Gradacac, “héritage” de la guerre.

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Aider les nouvelles“minorités”, telle est latâche la plus ardue etcomplexe que doitaccomplir la Bosnie.

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9R É F U G I É S

d’aide au monde. Pourtant, de vastes régions,notamment dans les territoires sous contrôleSerbe, sont privées d’eau, d’électricité et delogements. Lors de la conférence de Madrid,en décembre 1998, il a été clairement dit queSarajevo ne pourrait pas compter sur cette ai-de indéfiniment. Mais si l’économie ne redé-marre pas, si le secteur privé ne prend pas lerelais des gouvernements pour investir dansle pays, les réfugiés ne rentreront pas. Quantà la paix elle-même, certains observateurscraignent qu’elle ne durera que tant que les

troupes étrangères resteront en Bosnie.Par ailleurs, les événements politiques et

militaires dans toute la région de l’ex-Yougo-slavie ont des conséquences sur le retour desréfugiés en Bosnie. Une aggravation duconflit au Kosovo pourrait entraîner de nou-velles vagues de réfugiés vers la Bosnie, frei-nant ainsi le retour de ses propres réfugiés.Des décisions prises à Belgrade, Zagreb et Sa-rajevo se répercutent ailleurs. Si, par exemple,les autorités nationales ou locales empêchentle retour des minorités en un lieu donné, des

sonnes qui attendent de rentrer chez elles setrouvent dans cette situation : leur village esten effet sous contrôle d’un groupe différent.

Aider ces “minorités” est une tâche ardueet complexe pour la Bosnie. Et la combinaisonde plusieurs obstacles freine considérable-ment son accomplissement : dégradation del’économie nationale, troubles dans d’autresparties de la région, opposition acharnée desextrémistes et opacité des arcanes bureau-cratiques.

L’ANNÉE DU RETOUR

DES MINORITÉS

Certains responsables internationaux n’enont pas moins déclaré 1999 “l’Année du re-tour des minorités”, et espèrent 120 000 re-tours. Etant donné que seulement 30 000personnes appartenant à ces minorités ontpu regagner leurs foyers en 1998, l’espoir devoir cet objectif se concrétiser est loin de fai-re l’unanimité.

“L’année 1998 a été très décevante. Nousne voulons pas que cela se répète en 1999,commente un haut responsable du HCR surle terrain. Nous avons identifié les obstaclesau retour des minorités. Il faut les surmon-ter. C’est notre dernière chance. Si rien nechange dans les prochains mois, il faudra ré-examiner la situation.”

Lors d’une réunion en décembre 1998, leConseil pour la mise en œuvre de la paix enBosnie, une instance multinationale chargéede superviser la reconstruction politique etéconomique du pays, a souligné la nécessitéd’agir très vite. Les membres du Conseil sesont mis d’accord sur une série de mesures— s’échelonnant sur une période de deuxans — pour une réforme de l’économie, unrenforcement des institutions gouverne-mentales, la création d’un pouvoir judiciaireindépendant et d’une police multiethniqueet l’encouragement au retour des réfugiés.

Carlos Westendorp, Haut Représentantde la communauté internationale en Bosnie,a vu ses pouvoirs étendus afin d’empêcherles ultra-nationalistes — quelle que soit leurethnie — de faire obstruction. “Une paix du-rable est en train de prendre racine en Bos-nie-Herzégovine, ont noté les participants àla conférence, mais beaucoup de travail res-te à faire... et sans l’échafaudage du soutieninternational, (la Bosnie) s’effondrerait”, ont-ils ajouté.

Le succès du rapatriement des réfugiés etpersonnes déplacées requiert une corrélationd’initiatives internationales, régionales et lo-cales. La rupture d’un seul maillon de la chaî-ne peut tout remettre en question.

La Bosnie est l’un des pays qui reçoit le plus

25 juin 1991 : La Croatie et la Slovénie proclament leurindépendance de la République socialistefédérative de Yougoslavie. La guerre éclate. Lesrebelles serbes, soutenus par l’armée yougoslaves’emparent de 30% du territoire croate.

8 octobre 1991 :La Yougoslavie demande l’assistance du HCR.Quinze jours plus tard, le Secrétaire général del’ONU désigne le HCR comme l’organisation chefde file de l’aide humanitaire dans la région.

2 janvier 1992 : Signature de l’accord de Sarajevo, premier cessez-le-feu durable de la guerre en Croatie.

15 janvier 1992 :La Communauté européenne reconnaîtl’indépendance de la Croatie et de la Slovénie.

21 février 1992 :Le Conseil de sécurité de l’ONU autorise ledéploiement d’une force de protection(FORPRONU) en Croatie. Le dispositif seraétendu à la Bosnie.

3 mars 1992 :La Bosnie-Herzégovine proclame sonindépendance. Les Serbes bosniaques assiègent lacapitale, Sarajevo, et s’emparent de 70% duterritoire de la nouvelle république.

3 juillet 1992 :Le HCR lance ce qui deviendra la plus longueopération de ravitaillement aérien de toutel’histoire humanitaire. Au cours des deux annéesqui suivent, et au plus fort du conflit, le HCR etd’autres organisations viennent en aide à quelque3,5 millions de personnes dans toute l’ex-Yougoslavie. Le conflit en Bosnie-Herzégovineentraîne un exode massif : quelque 700 000personnes prennent la fuite et deux millionsd’autres sont déracinées à l’intérieur du pays.

11 janvier 1993 :Ouverture à Genève des négociations sur le plande paix Vance-Owen.

27 février 1993 :Début des parachutages de vivres au-dessus desenclaves assiégées en Bosnie-Herzégovine.

6 mai 1993 :La résolution 824 du Conseil de sécurité déclareSarajevo, Tuzla, Zepa, Gorazde, Bihac etSrebrenica “zones de sécurité”, mais la situationmilitaire ne change pas.

11 juillet 1995 :Srebrenica tombe aux mains des Serbes. Desmilliers de civils sont massacrés. Jamais pareilletuerie n’avait été perpétrée en Europe depuis lafin de la Seconde Guerre mondiale.

12 août 1995 : La Croatie lance l’Opération Tempête pourreprendre la région de Krajina aux anti-indépendantistes serbes. Quelque 170 000 Serbesprennent la fuite.

21 novembre 1995 :Accord de paix de Dayton, qui doit mettre finaux hostilités et permettre le retour des réfugiésen Bosnie-Herzégovine. Un mois plus tard, laForce multinationale de mise en œuvre de la paix(IFOR) est déployée dans la région souscommandement de l’OTAN.

9 janvier 1996 :Fin du pont aérien humanitaire pour Sarajevo. Ilaura duré trois ans et demi, un record dansl’histoire des opérations humanitaires.

14 septembre 1996 :Les premières élections organisées en Bosnie-Herzégovine depuis la fin du conflit maintiennentles nationalistes au pouvoir, ce qui réduit l’espoird’un retour rapide des réfugiés.

15 janvier 1998 :La Slavonie orientale, conquise par les Serbes audébut du conflit, passe à nouveau sous juridictioncroate après le départ de l’Autorité de transitiondes Nations Unies pour la Slavonie orientale(UNTAES).

Mars 1998 :Début des hostilités entre les séparatistesalbanais du Kosovo et les forces yougoslaves, etnouvel exode massif de population. Enseptembre 1998, quelque 350 000 civils sont déjàpartis à l’étranger ou vers d’autres régions de laYougoslavie.

27 octobre 1998 :Sous pression de l’OTAN, le président yougoslaveSlobodan Milosevic accepte un cessez-le-feuainsi que le retrait partiel des troupes et de lapolice yougoslaves stationnées au Kosovo.L’Organisation pour la sécurité et la coopérationen Europe (OSCE) envoie le premier contingentdes 2000 vérificateurs chargés de contrôlerl’application de l’accord de cessez-le-feu.

23 février 1999 :Proposition d’un projet d’accord pour l’auto-nomie substantielle du Kosovo à Rambouillet, en France. B

LES BALKANS : UNE BRÈVE CHRONOLOGIE DU CONFLIT

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réfugiés appartenant à un autre groupe eth-nique verront leur retour bloqué, en guisede représailles. De telles réactions en chaî-ne se produisent également au niveau du lo-gement : souvent, les maisons des réfugiéssont occupées par des personnes déplacées,pour lesquelles il faut trouver un logis afinque les réfugiés puissent rentrer.

UNE MISSION IMPOSSIBLE

Sur le terrain la situation, sans être “Mis-sion impossible”, n’en demeure pas moinsextrêmement complexe. La perte de leursproches, de leurs maisons, de leurs lieux detravail, de tout ce qui un jour avait été leurvie et que la guerre leur a pris, a traumatiséles quatre millions d’habitants de la Bosnie.Mais ce qui les attend risque d’être bien plusdifficile à surmonter que le cauchemar de laguerre : affronter un avenir incertain.

Volker Turk, chargé de la protection, rap-pelle qu’aujourd’hui encore les interlocu-teurs du HCR sont souvent ces mêmes poli-ticiens qui jadis prônaient le nettoyage eth-nique. Ces ultra-nationalistes, même s’ils fontmine de se conformer aux accords de Day-ton et que le Haut Représentant Carlos Wes-tendorp a le pouvoir d’éloigner les fauteurs

de troubles, sont devenus maîtres dans l’artd’entraver le processus de retour.

“Ils ont remplacé les fusils par les tracas-series administratives, explique Turk. Nousdevons tenir compte de 13 constitutions et13 systèmes juridiques différents, dotés cha-cun de leurs spécificités et de leurs règlespropres. Tout au long de la chaîne qui va dug o u v e r n e m e n tcentral aux autori-tés municipales,tous les prétextessont bons pour re-tarder, détourner et détruire les pro-jets. Nous sommessur des sables mou-vants, la guerre bu-reaucratique s’avère encore plus efficace quela guérilla.”

Et quand les manœuvres administrativeséchouent, les extrémistes ont recours à la ter-reur. Des rapatriés ont été assassinés à leurdomicile, roués de coups, intimidés et ont vuleurs maisons exploser sous leurs yeux (lirearticle page 14). “S’il n’y avait pas un char de laSFOR garé dans le jardin et un soldat sur letoit, les minorités subiraient encore plus de

violences”, affirme Turk, allusion à de ré-cents incidents au cours desquels des soldatsde l’OTAN ont dû intervenir pour protégerdes rapatriés.

C’est sur place, dans les communautés bos-niaques, croates et serbes de la Fédération etde la Republika Srpska, que l’on mesure vrai-ment à quel point l’aide aux minorités est

complexe au quotidien et les difficultés aux-quelles elles se heurtent au moment du re-tour.

Avant la guerre, Godinja était une joliestation de montagne fréquentée le week-endpar les habitants de Sarajevo. Elle a été dé-truite pendant les combats, mais le HCR etd’autres agences ont réhabilité 22 logements

Sarajevo, 1996 : deux femmes se retrouvent enfin après quatre ans de séparation.

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“Ils ont remplacé les fusilspar les tracasseries administratives.La guerre bureaucratique s’avèreencore plus efficace que la guérilla.”

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Mostar, août 1993 : une odeur pestilen-tielle de cadavres en décomposition,

d’excréments et d’ordures envahit la partieest de la ville.

La purification ethnique a atteint son pa-roxysme. Des miliciens croates masqués fontirruption en pleine nuit chez des Serbes etdes Musulmans, brutalement tirés de leurslits. Les hommes sont envoyés dans les campsde détention de Dretelj et Gabela. Certainsseront perdus de vue à jamais.

Souvent victimes de viols collectifs, lesfemmes sont chassées de la rive occidentalede la Neretva, sous contrôle Croate, vers larive orientale, en zone musulmane. Là, lessurvivants, terrés dans des caves pour échap-per aux tirs de mortiers, n’ont qu’une idée :fuir à tout prix. N’importe où, en France, enAllemagne, pourvu qu’ils soient en sécurité.

Les souvenirs défilent comme les imagesd’un film projeté en accéléré : colonnes de ré-fugiés, camps de détention, hôpitaux bom-bardés, églises rasées, minarets effondrés, jar-dins publics convertis en cimetières.

Mostar était, pour mes collègues et moi,le centre de l’univers, comme si nul autre lieuau monde n’existait. Nous étions venus por-ter secours à des civils, victimes d’une guer-

re absurde et cruelle. C’était du moins ce quenous avions cru au début. Nous ne savionspas encore qu’un génocide se préparait, entoute impunité.

Mon retour à Mostar a reveillé cette peurqui m’avait pétrifiée il y a cinq ans, lorsquel’aéroport était un no man’s land et qu’il fallaittraverser une ligne de front arrosée par desrafales de mitraillettes et des tirs de snipers.

UN NOUVEAU DÉCOR

Aujourd’hui, on ne voit plus ni mines, nipostes de contrôle. On ne voit plus d’enfantsen haillons quémandant un peu de nourri-ture. Les panneaux signalant des tirs de sni-pers ont été recouverts d’affiches électorales,les trous comblés, les bâtiments reconstruits.Aujourd’hui, on voit quelques promeneurssur l’avenue principale. Le décor a changé.

Il y a de l’eau et de l’électricité. Les pontsont été remis en état et l’on peut désormaiscirculer librement. Mais cette “normalité”est trompeuse.

Malgré Dayton, les promesses de récon-ciliation des dirigeants locaux et la présencede l’OTAN, ceux qui ont été expulsés ne peu-vent toujours pas rentrer chez eux.

Je me suis demandée pourquoi ils n’ont pas

insisté pour réintégrer leurs maisons, situéessur l’autre rive à moins de cinq minutes à pied.

Parce que Mostar est confrontée au mê-me dilemme que les autres communautés àtravers toute la Bosnie. La vieille garde poli-tique est toujours présente. Les gangs aussi.De nouveaux irréductibles, eux-mêmes chas-sés d’une autre région de Bosnie, occupentles logements des victimes du nettoyage eth-nique. Ils ne quitteront Mostar qu’à conditionde récupérer leurs maisons.

Le retour est souvent un pari risqué.Dans un village du sud de Mostar, des Mu-

sulmans rentrés chez eux le mois dernier meracontent qu’ils ont été accueillis par une gre-nade lancée à travers la fenêtre d’une de leursmaisons. Bilan : un mort et un blessé.

Pour l’instant, ils résistent aux agressionsphysiques et autres formes d’intimidation.Mais leurs maisons pillées, privées d’eau etd’électricité ne sont plus que des carcassesvides. Certes, la paix est là, mais les bâchesen plastique bleu du HCR recouvrant depuispeu les fenêtres font davantage penser à laguerre récente qu’à la promesse d’un avenirmeilleur.

“SAUVEZ-MOI,JE VOUS EN SUPPLIE”

“J’aurais dû en prendre plus”, dit Schind-ler dans la dernière séquence du film La lis-te de Schindler à propos des Juifs qu’il a es-sayé de sauver. J’ai quitté Mostar avec le re-gret de n’avoir pu faire davantage pour aiderles assiégés à fuir la ville.

Tous les jours, des hommes et des femmesnous suppliaient, souvent à genoux, de lesévacuer avant qu’ils ne soient “les prochains”.Nous faisions de notre mieux, mais ce n’étaitjamais assez. Certains devaient patienter unmoment. Quelques jours plus tard, nous ap-prenions qu’ils avaient disparu — évaporés,massacrés, bref “nettoyés”...

J’espérais que ce retour à Mostar m’aide-rait à chasser ce sentiment de culpabilité quime hante depuis cinq ans.

Et puis un beau matin, j’ai rencontré unhomme que nous avions sauvé — un ex-détenu du camp de Gabela qui s’était réins-tallé en Europe.

Il est revenu il y a quelques mois pourconstater qu’il faisait désormais partie d’une“minorité” dans sa propre ville. Sa maison esttoujours à moitié en ruines, ses voisins sonthostiles, mais il est plus heureux qu’il ne l’a ja-mais été pendant ces années passées en Eu-rope, même s’il y était en “sécurité”.

Pourquoi ? Parce qu’il est chez lui. Puis-se-t-il un jour en être de même pour tous leshabitants de Mostar. B

Mostar, 1994 : un lien fragile entre l’est et l’ouest.

Le retour : un pari risquéKirsten Young, responsable de la protection auprès du HCR, a vécules heures les plus noires du siège de la ville bosniaque de Mostar.Elle y est retournée récemment. La paix a-t-elle chassé la peur ? Sontémoignage.

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pour un coût unitaire d’environ 8000 dollars(au total le HCR a participé à la restaurationd’environ 30 000 foyers en Bosnie) dans l’es-poir d’amorcer les retours vers cette région.

C’est ainsi que Serifa Lindov, son mari,son fils, sa belle-fille et cinq autres famillesbosniaques sont retournés dans ce village àl’emplacement dangereux, près de la “Zonede séparation” entre l’entité serbe et la Fédé-ration; mais d’autres maisons restent videsou ne servent que le week-end. “Avant nousavions l’école et l’hôpital juste à côté, aujour-d’hui les plus proches sont à deux heures demarche”, précise Serifa pour expliquer pour-quoi ses anciens voisins ne sont pas rentrésen plus grand nombre.

Cela fait des mois que les maisons sont re-construites, mais l’électricité vient tout justed’être rétablie. Une scierie et plusieurs usines,brûlées il y a des années, n’ont pas été remisesen état, et il n’y a donc pas de travail. La fa-mille de Serifa survit grâce à la nourritureque lui donne ses proches.

Il n’y a pas de transports publics. Les Mu-sulmans doivent se rendre à pied, sur desroutes enneigées, pour atteindre la ville — àprésent exclusivement serbe — de Trnovo etne pas être coupés du monde. Entre Godinjaet Trnovo se trouve le village musulman deTurovi, aujourd’hui en ruines. Voilà bientôtdeux ans que le HCR a entamé d’intermi-nables négociations avec le maire serbe deTrnovo afin de promouvoir le retour des mi-norités à Turovi. Pour pouvoir reconstruire20 maisons musulmanes, le HCR a proposéen échange de réhabiliter 20 maisons serbes,une école et la scierie.

DES NÉGOCIATIONS FLUCTUANTES

Mais les objectifs n’ont cessé d’être modi-fiés au fil des discussions, le “malentendu”portant d’abord sur le choix des premièresmaisons à reconstruire, puis sur le nombrede personnes concernées. Ensuite les réfu-giés bosniaques originaires de Turovi sontintervenus en présentant à leur tour leursobjections. Quand il est apparu qu’il seraittrop coûteux de réhabiliter leurs anciens lo-gements, le HCR a proposé de construire desmaisons en préfabriqué. Les réfugiés ont re-fusé. Aujourd’hui, la scierie est fermée, Tu-rovi est une coquille vide, et les négociationscontinuent…

Lorsque le HCR a lancé son concept de“Villes ouvertes” en mars 1997, le projet a étéunanimement salué par la communauté in-ternationale. L’idée était simple : les villes etmunicipalités qui favorisaient le retour desminorités bénéficieraient d’une aide inter-nationale. Pourtant, à ce jour, seulement

15 000 personnes ont été rapatriées dans lecadre de ce programme.

La municipalité de Vogosca, dans la ban-lieue de Sarajevo, a perdu son statut de “Villeouverte” à cause de la lenteur des autoritésdans la mise en œuvre des programmes de re-tour. L’anecdote de la “vache sans-abri” est unexemple éloquent : afin que les réfugiés puis-sent “récupérer” leur maison, il faut que lespersonnes déplacées, qui s’y étaient installéesentre-temps, soient relogées. L’un de ces oc-cupants possédait une vache mais le nouveaulogement qu’on lui proposait ne pouvait ac-cueillir l’animal. Il a donc refusé de partir.

Banja Luka est aujourd’hui la capitale dela Republika Srpska, mais cette ville et sesenvirons ont été le tragiquethéâtre de l’un des piresnettoyages ethniques de laguerre. La route entre cebastion serbe et la villecroato-musulmane deSanski Most, à 80 km àl’ouest, porte encore lesstigmates de l’horreur, ré-vélateurs des obstacles in-nombrables à la recons-truction d’une nation mul-tiethnique.

Sur les quelque 60 000 Bosniaques etCroates qui vivaient à Banja Luka avant lescombats, il en reste moins de 1000 aujour-d’hui. Toutes les mosquées ont été délibéré-ment plastiquées et rasées alors que le reste dela ville a été épargné.

Un tout autre décor longe la route deSanski Most, plongée dans un brouillard gla-cial et épais. Des images fantomatiques, à pei-ne surgies du néant, s’évanouissent dans labrume : carcasses de véhicules, villages dé-truits et abandonnés, champs jonchés demines, convoi de chars britanniques... Celuiqui ne fait que passer est submergé par unsentiment d’irréalité.

Le village de Kozarac pourrait être un ins-tantané des pires excès desbombardements de la Se-conde Guerre mondiale.Presque toutes les habita-tions ont été détruites. Lavégétation menace d’enva-hir les ruines de cette villefantôme. Avant le conflit,4000 Bosniaques relative-ment aisés y vivaient. Pourencourager les retours, leHCR et le Conseil norvé-gien pour les réfugiés ont

Matériel paramédical fabriqué à Sarajevo par l’Islamic Relief Worldwide.

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Le HCR metl’accent sur les programmesde protection àgrandevisibilité.

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réhabilité 53 maisons. Jusqu’à présent, cinqfamilles sont revenues.

Besic et Zumra Osman sont au nombrede ces familles. En 1992, lors du nettoyageethnique, les soldats serbes leur ont donné10 minutes pour abandonner leur maison.Lorsqu’ils sont montés dans le car qui les at-tendait, le village était encore un lieu plai-sant, bordé d’arbres, où les Osman et leursparents étaient nés et avaient grandi. Deuxsemaines après leur départ, le village a étérasé.

“J’ai dû prendre des calmants lorsque j’aidécouvert ce qu’était devenue ma maison”,dit Zumra Osman, 65 ans, racontant son re-tour en décembre dernier. “Je n’arrêtais pasde pleurer. C’était comme si ma vie entière

avait été balayée.” Les Osman sont rentrésavec une valise de vêtements, une marmite etun réchaud. Ils habitent dans une seule piè-ce, dorment à même le sol de leur anciennemaison, se nourrissent de pain et de fromage,parfois de pommes de terre. Il n’y a pas d’eau

courante. Les autorités serbes exigent l’équi-valent de 25 dollars pour rétablir l’électrici-té. Faute d’argent, le couple s’éclaire avecdeux lampes à pétrole.

“Au début, la nuit, je n’arrivais pas à dor-mir, je restais aux aguets, poursuit la sexa-génaire. Une maison voisine a été dynamitée.Mais je n’ai plus peur. S’ils reviennent mechercher et me tuent, tant pis.” Les rapatriéssont quelque peu rassurés par la présence desoldats tchèques de la force internationale,

stationnés à proximité, et par le fait que la“frontière” avec la Fédération, synonyme desécurité, n’est qu’à quelques kilomètres de là.

Un peu plus loin, 150 Serbes qui ont fuiun territoire aujourd’hui sous contrôle de laFédération vivent dans l’un des centres d’hé-

Aider les femmesdans une paix retrouvéeDes projets à petite échelle pour tenter de reconstruire des vies brisées.

P endant la guerre, les enfants secontentaient de ce qu’ils avaient. Lesvêtements usagés offerts par la Croix-

Rouge leur faisaient tellement plaisir, ra-conte une jeune Bosniaque. Aujourd’hui, illeur faut le dernier modèle d’Adidas ou deNike.” Lors d’une récente réunion dans un“centre de réconciliation”, situé au cœur deSarajevo, une femme explique : “Nos enfantsont grandi et mûri trop vite.” “La guerre aumoins, c’était la guerre et c’était clair. La paixest très compliquée”, conclut une autre.

Les cicatrices physiques laissées par leconflit bosniaque s’estompent progressive-ment, mais il faudra des années pour panserdes plaies bien plus profondes : le trauma-tisme de quatre millions de personnes — sol-dats, réfugiés et personnes déplacées, survi-vants du siège de Sarajevo, simples villageoisavant la guerre. L’an dernier, le HCR a dé-bloqué 3,6 millions de dollars, provenant engrande partie de fonds fournis par les Etats-Unis, pour la réalisation de quelque 220 pro-jets destinés à aider les femmes à recoller lesmorceaux de leur vies brisées.

Mis en place par des organisations locales,ces projets, regroupés sous “L’initiative desfemmes bosniaques”, se veulent modestes.Ils offrent aux femmes la possibilité de de-venir indépendantes et autosuffisantes enleur permettant d’acquérir de nouvelles ca-pacités professionnelles et de trouver du tra-vail. Ils les aident à surmonter leurs trau-matismes et leur apportent une assistance

juridique.Les femmes du centre de réconciliation

de Sarajevo, dont beaucoup sont des dépla-cées, participaient à l’une des réunions qu’or-ganise régulièrement un groupe local appe-lé Corridor. Elles ont appris à confectionnerdes articles en laine. Chaque réunion s’achè-ve sur une discussion tout aussi animéequ’improvisée, au cours de laquelle elles ra-content leurs problèmes personnels et don-nent libre cours à leurs frustrations.

De l’autre côté de la ville, dans la muni-cipalité de Vogosca, une jeune mère de Sre-brenica, accompagnée de son petit garçon desix ans, demande àun avocat du Centrepro-femina de SunSide, de l’aider à ob-tenir une subven-tion de l’Etat. Sonmari a disparu lorsde la chute de la vil-le de Srebrenica.Depuis son retourd’Allemagne avec samère et son fils, unepension de 70 dol-lars par mois les ai-de à survivre. “Je nepeux plus supporterd’entendre mon filssans cesse me de-mander si nous al-lons rester ici ou re-

A Sarajevo, une ONG locale donne des cours de formationpour les femmes de Bosnie.

partir ! Je suis à bout. Je ne vois pas d’issue.”Lors d’une autre réunion, des médecins

et des travailleurs sociaux participent, autourd’une table, à une thérapie de groupe avecplusieurs patients. Parmi eux se trouvent unpère et sa fille, qui a été violée. “Il faut les sor-tir de cet état de torpeur émotionnelle danslequel ils sont figés”, explique un médecin.“C’est vrai, dit une femme qui élève seule sonenfant et ne touche que 12 dollars par mois :nous avons perdu tout amour-propre. Et nousn’avons même pas d’argent.”

“Le pays tout entier semble plongé dansune bulle d’éther, indique R.Vacnaga, un tra-vailleur social. Les vrais problèmes ne fontque commencer à apparaître, surtout pourles jeunes. C’est là que se trouve aujourd’huila plaie la plus profonde de la Bosnie. Et ilfaudra beaucoup de temps avant qu’elle nesoit guérie.” B

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Si le processus deretour des minorités nes’accélère pas cetteannée, “nous risquonsde louper le coche”.

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bergement collectif de la région, en l’occur-rence une ancienne école. Echoués ici depuistrois ans, ils comptent parmi les victimes lesplus émouvantes de la guerre : personnesâgées, infirmes ou traumatisés, souvent seuls,sans moyens d’existence, ils n’ont plus vrai-ment l’espoir ou le désir de retourner vivrechez eux.

Les autorités serbes se servent du mal-heur de ces déplacés dans leurs marchan-dages avec les responsables internationaux :comment peuvent-ils accueillir les rapatriésbosniaques et croates, minoritaires, quandleur propre peuple continue de souffrir ? Lorsd’un entretien, Petar Djodan, ministre ad-joint aux réfugiés dans le gouvernement de la

I l y a quelquesmois, une foule

en colère fait irrup-tion dans le bureau

du maire Mile Marceta, le traîne à l’extérieuret le roue de coups. Une ruse lui sauve la vie :il fait le mort. Des soldats canadiens l’éva-cuent vers l’hôpital. Au bout de quelques se-

maines, en fauteuil roulant puis sur des bé-quilles, Marceta reprend sa campagne de donQuichotte qui lui a valu la haine des natio-nalistes extrémistes et l’admiration dequelques internationaux : permettre à ceuxqui habitaient Drvar avant la guerre de re-tourner vivre dans cette petite ville de l’ouestde la Bosnie.

La cinquantaine, cet ancien vendeur, râ-blé et grisonnant, amateur de cravatesvoyantes, n’a pas vraiment le look d’un hé-ros. Comme des milliers de Serbes, Marce-ta a été chassé de sa ville natale de Drvar parles troupes croates et musulmanes en 1995.Mais les réfugiés ayant la possibilité de par-ticiper par procuration aux élections localesde leur lieu de résidence d’avant la guerre,Marceta est élu maire en 1997. Sans plus tar-der, ce don Quichotte de Bosnie se jette corpset âme dans la réalisation de son rêve.

Republika Srpska, aposé la question sui-vante : “Comment50 000 Bosniaquespeuvent-ils revenirici en ce moment ?Où iront tous les ré-fugiés serbes ? Où vi-vront-ils ?” Maisdans une région oùrien n’est aussisimple qu’il n’y paraîtà la surface, beau-coup suspectent lesautorités de garderexprès quelquescentres ouverts pourdisposer d’un argu-ment commode etralentir les retours.

De l’autre côté dela “frontière”, SanskiMost est devenu uncentre importantpour le processus derapatriement. Envi-

ron 40 000 Bosniaques qui vivaient avant laguerre dans ce qui est maintenant la Repu-blika Srpska se sont entassés dans cette peti-te localité rurale, autrefois insignifiante, etattendent de pouvoir rentrer chez eux. Beau-coup sont revenus d’Allemagne, volontaire-ment ou dans le cadre d’un processus que lesresponsables humanitaires appellent par eu-phémisme les retours “induits”. Les autori-tés des deux bords affirment qu’elles sont dé-cidées à laisser ces gens rentrer. Et pourtant,le processus est d’une lenteur désespérante.

Bishnu Bhandari, un responsable du HCRoriginaire du Népal parlant couramment leserbo-croate, explique que les fonds destinésà certains projets en 1998 ont été débloqués

tardivement, limitant ainsi le nombre des re-tours. Il ajoute qu’à moins d’accélérer le pro-cessus cette année, “nous risquons de louperle coche” de l’aide au retour des minorités.

En attendant, à Sanski Most, on enregistreune hausse de la criminalité, du marché noir,de l’alcoolisme et de la prostitution enfantine.Les réfugiés les plus démunis sont de plus enplus souvent expulsés de leur logement enlocation par des rapatriés plus argentés, re-venus essentiellement d’Allemagne. “Lesgens arrivent ici avec tellement d’espoir, com-mente Bishnu Bhandari. En Allemagne onleur a dit que tout allait mieux. Mais rien n’achangé. Alors ils sont cruellement déçus.”

Comme ses collègues, Bishnu Bhandari aremarqué d’autres signes inquiétants qui ca-ractérisent le retour des minorités. La vastemajorité de ceux qui sont déjà rentrés sontdes personnes âgées, une tendance qu’encou-ragent certaines autorités locales en pensantqu’elles sont faciles à manipuler et que cettepopulation minoritaire finira par s’éteindre.

“Jamais les jeunes ne reviendront ici, af-firme Zumra Osman. Mes deux fils ont re-fait leur vie en ville.” Certaines familles sesont séparées, une ou deux personnes rega-gnant l’ancien foyer tandis que les autresmembres restent dans l’habitation occupéependant la guerre. Les familles peuvent ain-si continuer à bénéficier de l’aide internatio-nale, mais en refusant de quitter leur loge-ment “ temporaire” elles bloquent égalementle retour des minorités dans l’autre sens.D’autres personnes sont connues comme“voyageurs journaliers”: elles se rendent dansleur ancienne maison dans la journée maisla nuit reviennent en zone “sûre” où leur eth-nie est majoritaire. Certains de ces “voyageursjournaliers” vont jusqu’à laisser les lumièresallumées le soir pour faire croire aux res-ponsables des organisations humanitaires

Le don Quichotte de BosnieTêtu et provoquant, un maire poursuit son rêve. Ilne mâche pas ses mots.

Mile Marceta,maire de Drvar.

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Le retour des minorités : rapatriés serbes devant leur maisonréparée par le HCR, près de Sanski Most.

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Marceta retourne à Drvar accompagné deplusieurs milliers de Serbes. Ce retour de ré-fugiés en une seule vague est sans conteste leplus réussi de toute la Bosnie à travers les lignesde démarcation ethniques. Avant la guerre,les Serbes constituaient 97 % de la populationde la ville. Aujourd’hui, la région est dominéepar des nationalistes croates bien décidés àconserver leur “pureté ethnique” tout en pré-tendant souscrire aux accords de Dayton et auprincipe du retour des minorités. De leur cô-té, les “dûrs” de la Republika Srpska refusentde “diluer leur pureté” en laissant partir leurscompatriotes serbes.

L’an dernier, les nationalistes croates, ul-cérés, ont lancé une campagne d’intimida-

tion. Deux rapatriés serbes ont été assassi-nés, des dizaines de maisons serbes ont étéincendiées et des locaux des Nations Unies,attaqués. C’est à ce moment là que Marceta aété personnellement visé.

Certains fonctionnaires internationauxtrouvent aussi que Marceta va parfois un peutrop loin dans sa quête. Mais ça, il ne l’ad-mettra jamais. Extrêmement critique àl’égard du monde extérieur, il ne mâche passes mots : “Il n’y a ici ni sécurité ni logements.Je n’appelle pas ça l’accord de paix de Day-ton, mais le piège de Dayton.” Il avoue pour-tant avoir grand besoin d’aide : “Il faut nousdonner une vache, un poulet, un vivier, afinde nous aider à reconstruire notre vie.”

Le retour des minorités demeure le pro-blème le plus épineux de la Bosnie d’après-guerre. Marceta ne nie pas qu’il existe enco-re de profondes divisions : “Lorsque je pas-se la ligne de démarcation (la frontièreartificielle entre la Republika Srpska et laFédération croato-bosniaque), les Croates neme considèrent pas comme un être humain.Retourner à Drvar, pour moi c’est retournerà l’âge de pierre.”

Et d’ajouter : “Je me battrai jusqu’à mondernier souffle. Nous (les Serbes) ne parti-rons plus jamais.” Don Quichotte seulement ?Pas vraiment. Marceta est l’un des rares in-dividus en Bosnie qui ont essayé de faire bou-ger les choses et les gens. Il a réussi. B

qu’ils occupent en permanence leur maison.Ceux qui ont de l’argent achètent simplementdes permis de séjour dans des régions commeSarajevo où ils préfèrent désormais s’installer.

La guerre a en fait bouleversé toute lastructure sociale du pays. Avant les combats,environ 61% de la population vivaient en zo-ne rurale. C’est à présent le chiffre estimépour la population urbaine, et il est probablequ’une bonne partie de ces nouveaux citadinsne souhaitent plus vivre dans un village. Uneétude locale a révélé que 35% des déplacés deBosnie aimeraient vendre leur ancien loge-ment et s’installer ailleurs.

Le HCR a réduit son budget pour la Bos-nie de 87 millions de dollars en 1998 à 64 mil-lions en 1999 et réorienté bon nombre de pro-jets. Les fonds alloués aux programmes de ré-habilitation de logements ont été amputésdes deux-tiers, passant de 30 à 9 millions dedollars, illustrant la décision de l’agence dese désengager de la reconstruction, dont sechargent d’autres organisations. Priorité estmaintenant donnée aux projets “phares” duHCR comme les programmes de protectionà grande visibilité, avec plus de “visites à do-micile” et des rondes effectuées dans les zonesde rapatriement, la surveillance et le renfor-cement des systèmes judiciaires, de la policeet des institutions humanitaires.

Kilian Kleinschmidt, responsable à Sara-jevo des programmes d’assistance du HCR,annonce par ailleurs la pro-chaine extension du serviced’autocars mis en place parl’agence depuis la fin de laguerre, pour briser les bar-rières ethniques. Désormais,les autocars transporterontdes passagers gratuitementnon seulement à travers lesfrontières ethniques à l’inté-

rieur de la Bosnie, mais aussi, on l’espère, verset depuis la Croatie et la Yougoslavie. Depuisles accords de Dayton, 800 000 passagers paran ont voyagé dans les bus du HCR, une réus-site que Kilian Kleinschmidt qualifie de “l’unde nos plus beaux projets”.

Beaucoup de responsables sont convain-cus qu’il s’agit d’une véritable course contrela montre. Comme le dit Barry Rigby, chef

des opérations du HCR enBosnie, “cette année sera dé-terminante. C’est sans doutenotre dernière chance” d’agiren faveur du retour des mino-rités. Certains gouvernementseuropéens expriment déjà leurpréférence pour la “réinstalla-tion” des rapatriés dans des ré-gions où leur ethnie est au-

jourd’hui majoritaire plutôt qu’un retour aulieu d’origine.

Cette orientation a au moins un mériteévident : elle serait beaucoup plus simple àmettre en œuvre que d’essayer d’aider descentaines de milliers de personnes à retour-ner dans des zones où les nouvelles autoritéslocales les jugent indésirables et n’hésitentparfois pas à recourir à la violence pour lesempêcher de revenir. Mais les adversairesd’une telle politique pensent que la commu-nauté internationale se rendrait ainsi com-plice des extrémistes dont l’ambition étaitjustement de créer des mini-Etats ethnique-ment purs. Selon le très respecté Groupe decontact, la paix en Bosnie est “érigée sur dessables mouvants”, et, dans une telle situation,aucune solution, aucune réponse ne peut êtrefacile. B

Be My Friend, une ONG locale, offre des cours de dactylo aux femmes de Sarajevo.

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“Jamais lesjeunes nereviendrontici.”

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16

A U C ΠU RD E S B A L K A N S

B Les combats auraient faitquelque 250 000 victimes enBosnie, et le terme de “nettoyageethnique” est entré dans levocabulaire quotidien.

B Au plus fort du conflityougoslave, le HCR a secouruquelque 3,5 millions depersonnes.

1 Juin 1991, la Croatie et la Slovénieproclament leur indépendance vis à vis

de la République socialiste fédérative deYougoslavie. La guerre éclate. Vukovar, villecroate sur les rives du Danube, devient lethéâtre d’affrontements meurtriers. Bombardéepar les Serbes pendant trois mois, elle n’est plusqu’un amas de ruines. Le terme de “nettoyageethnique” fait désormais partie du vocabulairede cette nouvelle guerre. 2Mars 1992 : le conflit s’étend à la Bosnie-

Herzégovine lorsqu’elle proclame son indépen-dance. Des centaines de milliers d’habitants prennent laroute de l’exode. Sur le terrain de foot de la ville balnéaire de Rijeka, des tentes abritent les enfants bosniaques. Ce sera le premier camp de réfugiés en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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8Autre élément cléde Dayton : la tenue

d’élections, dont certainesont déjà eu lieu,notamment dans la villebosniaque de Mostar.D’autres devraient suivre.

M O S T A R

9Bien que les combats aient cessédans les autres régions de l’ex-

Yougoslavie, l’année 1998 a été marquée auKosovo par de durs affrontements entrel’armée et la police yougoslaves et l’Arméede libération du Kosovo. Plusieurs centainesde milliers de personnes ont été déplacées etil y a eu de nombreux morts. Une force desurveillance internationale a été déployée.Mais les hostilités ont repris de plus belle audébut de 1999, avec leur cortège d’atrocités,dont la découverte de plusieurs dizaines decadavres de paysans à Racak.

K O S O V O

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C R O A T I E

C R O A T I E

La reconstruction deslogements, des usines

et des infrastructures de baseest essentielle pour la stabilitéde la Bosnie de demain. Troisans après Dayton, de nom-breuses régions bosniaques,dont la ville de Kozarac, dans la

région de Prijedor, en Republika Srpska, sont dévastées.Quelques familles bosniaques sont retournées dans la région,mais le retour et la reconstruction s’effectuent très lentement.

10B O S N I E

BOSNIE-HERZÉGOVINECROATIE

SLOVÉNIE

ITALIE

MONTÉ

SARAJEVO

ZAGREB

ROMETIRANA

ALLEMAGNEALLEMAGNE

SUISSESUISSE

ITALIE

SLOVÉNIE

LJUBLJANALJUBLJANAZAGREB

CROATIEBOSNIE-HERZÉGOVINE

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Cette carte n’implique aucune reconnaissance officielle de la part de l’ONUconcernant le tracé des frontières.

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RÉPUBLIQUE FÉDÉRATIVEDE YOUGOSLAVIE

RÉPUBLIQUE FÉDÉRATIVEDE YOUGOSLAVIE

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B Le pont aérien de Sarajevo aduré de juillet 1992 à janvier1996, soit plus longtemps que celui de Berlin. Il a permisaux habitants de survivre pen-dant trois hivers.

B Au début de 1999, quelque 1,2million de réfugiés et de personnes déplacées attendaienttoujours de pouvoir retournerchez elles en Bosnie.

B Une aide à la reconstructionde 5,1 milliards de dollars apermis de reconstruire une partiede la Bosnie depuis les accords depaix de Dayton, mais des régions

3 Juillet 1992 : siège de Sarajevo, capi-tale de la Bosnie. Le HCR organise un

pont aérien pour ravitailler la population.Grâce à cette opération — la plus longue detoute l’histoire de l’aide humanitaire — leshabitants ont pu tenir pendant trois hivers.L’opération prend fin en janvier 1996.

6L’enclave bosnia-que de Srebrenica

est officiellement pla-cée sous protection del’ONU, mais finit par tom-ber aux mains des Serbesen juillet 1995. Des milliersde personnes, en majorité

des femmes, des enfants et des personnes âgées, sont expul-sées. Plusieurs milliers d’hommes, jeunes pour la plupart,sont exécutés sur place. Jamais depuis la Seconde Guerremondiale, l’Europe n’avait été le théâtre de telles horreurs.

B O S N I E

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7Après d’intenses négociations,tous les belligérants réunis sur la

base militaire américaine de Daytonsignent les accords de paix du mêmenom, afin de mettre un terme auxhostilités et permettre le retour enBosnie des réfugiés et des déplacés. LaForce de mise en œuvre (IFOR) estdéployée un mois plus tard souscommandement de l’OTAN. Les accordsde Dayton sont la pierre angulaire de lareconstruction de la région.

D A Y T O N

B O S N I E

5Août 1995 : l’armée croatelance l’Opération Tempête et

reprend la région de Krajina auxrebelles serbes. Près de 200 000Serbes prennent la fuite. En routepour la Serbie, beaucoup d’entre euxtraverseront des zones bosniaquessous contrôle serbe.

G E N È V E

4Les contacts diplomatiques semultiplient en vue d’essayer de

mettre fin au conflit dans l’ex-Yougo-slavie. A la fin de 1993, le Haut Com-missaire Sadako Ogata rencontre lesdirigeants bosniaques pour tenter defaire cesser le carnage et pour que 3,5 millions de civils continuent de re-cevoir l’aide dont ils ont besoin.

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HONGRIE

KOSOVO

ALBANIE

BULGARIE

UKRAINE

MOLDAVIE

EX-RÉP. YOUGOSLAVE DEMACÉDOINE

TURQUIE

GRÈCE

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GRÈCE

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entières ont encore besoind’assistance.

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18 R É F U G I É S

| E N T R E G U I L L E M E T S |

“Ils nous ont obligés à nouscoucher par terre dans laneige, les mains derrière latête, et ils nous ont frappés.Puis ils nous ont donné l’ordrede grimper sur une colline. Pa-niqués, nous nous sommes misà courir. C’est alors que les po-liciers ont tiré. Certainsd’entre nous sont morts sur lecoup. Les blessés ont été ache-vés sur place.”Un rescapé du massacre de Ra-cak, au Kosovo.

FFF

“En Bosnie, ils ont tous fait lamême chose. Les Serbes, lesCroates, tout le monde. La pu-rification ethnique était leurspécialité.”

Slobodan Milosevic, président dela Yougoslavie, répondant auxpropos l’accusant d’avoir aidé lesSerbes de Bosnie dans leurs opé-rations de purification ethnique.

FFF

“ Une paix durable commenceà prendre racine en Bosnie-Herzégovine. Mais il y a en-core beaucoup à faire.”Déclaration du Conseil pour lamise en œuvre de la paix, instancemultinationale chargée de suivrela situation en Bosnie.

FFF

“Notre principal donateur atoujours soutenu la cause des

réfugiés, un passé dont il peutêtre fier. Mais à présent, il amis en place des restrictionsd’une sévérité sans précé-dent.”Dennis McNamara, directeur dela protection internationale auHCR, à propos des procéduresd’asile aux Etats-Unis.

FFF

“Le processus de paix s’est vir-tuellement effondré en An-gola et le pays est désormaisen état de guerre.”Kofi Annan, Secrétaire généralde l’ONU, soulignant la respon-sabilité des deux camps dans lareprise du conflit en Angola.

FFF

FFF

“Au cinquième coup de ma-chette sur la main, je me suisévanouie. J’ai repris connais-sance lorsque j’ai entendu mafille hurler. Ils étaient en trainde lui couper la main à elleaussi.”Une des victimes des atrocitéscommises chaque jour par les re-belles au Sierra Leone.

FFF

“Cessons de chercher desboucs émissaires. C’est ennous-mêmes qu’il faut trou-ver la solution à nos pro-blèmes. Arrêtons de nourrirl’illusion que le salut viendrade l’extérieur de notre conti-nent.”Salim Ahmed Salim, Secrétairegénéral de l’Organisation del’unité africaine, lors d’une confé-rence panafricaine sur les réfu-giés.

FFF

“C’est la première fois que des gensrisquent leur vie pour moi.”Vincent Cochetel, délégué du HCR, kidnappé et gardé en otage pendant 317 jours en Tchétchénie, peu de tempsaprès sa libération.

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19R É F U G I É S

| M I N E S |

S arajevo 1992 : les combats font rage prèsde l’aéroport international. Bego Me-misevic entoure de mines le terrain de

sa maison de banlieue. Lorsque les agresseursserbes prennent possession du district, Begoprend la fuite. A son retour, quatre ans plustard, il retourne chez lui et fait le tour de samaison pour constater les dégâts. C’est alorsqu’il saute sur un explosif et perd sa jambedroite. “C’est une mine que j’avais enfouiemoi-même. J’ai oublié où je l’avais cachée”,explique-t-il avec un sourire un peu amer.

Les mines ont tué ou mutilé des milliersde soldats et de civils pendant la guerre. Au-jourd’hui, elles sont l’un des principaux obs-tacles à la réinstallation des déplacés et au re-démarrage d’une économie à bout de souffle.

Près d’un million d’engins explosifs se-raient enterrés dans quelque 30 000 champsde mines à travers la Bosnie, dont la plupartle long des anciennes lignes de front. SelonTim Horner, conseiller technique auprès duHCR en matière de déminage, plus de la moi-tié ont déjà été localisés.

“Impossible de savoir exactement où sontenfouies les autres mines, avoue Horner. Sa-rajevo compte à elle seule jusqu’à 1400 zonesminées, y compris dans les quartiers les plusfréquentés de la ville. Tandis que tramways ettaxis sillonnent l’une des principales artèresde Sarajevo, la tristement célèbre “allée dessnipers”, les spécialistes continuent de dé-miner les terrains de l’ancienne caserne Tito,à deux pas de là.

Aujourd’hui les mines font dix victimespar mois dans le pays. Il y a deux ans, elles enfaisaient au moins une centaine. Selon Hor-ner, il suffirait de cinq ans pour endiguer leproblème, en neutralisant les zones les plustouchées, mais d’autres experts estimentqu’une opération de plus grande envergurenécessiterait dix fois plus de temps.

Afin d’encourager le retour des réfugiés etdes personnes déplacées, le HCR a alloué 2,5millions de dollars en 1999 destinés à finan-cer, en partie, six équipes de déminage d’en-viron 40 personnes chacune, dans le cadre

d’un projet internationalcoordonné par le MineAction Centre. Des asso-ciations locales et des or-ganisations non gouver-nementales devraient parla suite prendre le relais.

Le déminage, tel qu’ilest pratiqué en Bosnie,peut s’avérer extrême-ment lent, fastidieux, ettout simplement mortel.Les démineurs ont dumal à garder leur concen-tration tout au long d’unvéritable travail defourmi qui exige beau-coup de temps et de mi-nutie. Or, la moindre se-conde d’inattention peutleur être fatale. En 1997,les experts ont à grand-peine neutralisé 6,8 km2

de ce que les autorités ap-pellent la “menace silen-cieuse”. Cette année-là,onze démineurs ontperdu la vie. En octobre1998, deux démineurs duHCR sont morts dans larégion de Jajce.

Au fléau des mines viennent se rajouterdes obstacles politiques. Des responsables mu-nicipaux font croire aux fonctionnaires in-ternationaux qui tentent d’encourager le re-tour des “minorités” que tel village ou tellerégion est truffée de mines, donc inhabitable.Des enquêtes ont par la suite souvent prouvéque la zone était “propre”, mais de telles al-légations ont retardé les retours. Les troupesde l’OTAN en Bosnie disposent d’unités dedéminage sophistiquées, et les commandantsde la force internationale veulent à tout prixaider les civils. Mais les sensibilités divergentquant à ce que les troupes peuvent et ne peu-vent pas faire, ce qui freine le déploiementd’une assistance à grande échelle.

La vie de Bego Memisevic à Sarajevo estun parcours empreint d’une tragique ironie.Il a sauté sur une mine qu’il avait lui-mêmeposée. Au moment de l’accident, il venait dequitter l’armée bosniaque. Il ne touche donc,en tant que civil, qu’une pension mensuelleéquivalant à 38 deutsche marks au lieu des 300 auxquels il aurait eu droit en tant que soldat. Et les deux tiers de son unique revenu servent à l’entretien de sa jambe artificielle.

En dépit de cela, Bego trouve qu’il a eu dela chance. Le HCR l’a aidé à reconstruire sa maison où il habite avec sa femme et sonfils. “Ce qui m’est arrivé, c’est la volonté deDieu. Mais je suis encore en vie et c’est ce quicompte le plus.” B

Le pays est truffé d’explosifs cachés etd’obstacles politiques.

Bego Memisevic, revenu chez lui à Sarajevo après laguerre, a été mutilé par une mine qu’il avait lui-mêmecachée avant de partir.

Cet engin allemand “broyeur de mines” fouille la terreprès de l’aéroport de Sarajevo.

EN TERRAINMINÉ...

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20 R É F U G I É S

V era a tout de suite compris. Certainsindices ne trompent pas. Du jour aulendemain, les Serbes ont fait partir

leurs enfants et ses voisins ont cessé de luiparler : la guerre était imminente. En effet, enun rien de temps, un véritable déluge de tirsd’artillerie et d’obus s’est abattu sur son quar-tier de la ville de Vukovar. Vera et ses deuxfils ont eu de la chance. Grâce à la Croix-Rou-ge, ils ont fui leur maison pour le littoral croa-te. Ivica, son mari, a été fait prisonnier parles forces serbes. Aujourd’hui encore, il n’aime pas trop parler de ce qu’il a vécu.

Vukovar est la principale ville de la plainealluviale du Danube, en Croatie. C’est là queVera et Ivica Kruljac sont nés et ont grandi.Les empires hongrois, allemands, autrichienset ottomans ont convoité pendant des sièclescette région fertile et stratégique, qui a été lethéâtre de bien des guerres.

En 1991, la Croatie proclame son indé-pendance vis à vis de la Yougoslavie fédéraleet la guerre éclate. Vukovar devient l’une despremières cibles de l’Armée populaire you-goslave, à dominance serbe, non seulementen raison des richesses pétrolières et agri-coles de la région, mais aussi parce que lesSerbes y étaient nombreux. A l’issue de troismois de bombardements ininterrompus, laville, n’est plus qu’un amas de ruines. La plu-part des 40 000 Croates, qui représentaientla majorité de la population, ont passé des se-maines entières terrés dans des caves. Cer-tains ont été tués et beaucoup d’autres blessés.Quant aux survivants, ils ont presque tousété contraints de quitter la ville par la forcedes armes. L’expression “purification eth-nique” faisait désormais partie du vocabulai-re de cette nouvelle guerre.

Ivica raconte quand même quelquesbribes de sa vie de prisonnier : “D’abord, onm’a forcé à remplacer les tuiles des toits, auplus fort des bombardements, puis on m’a faitenlever les cadavres qui jonchaient les rues.”La nuit, enfermé dans une cave, il a été bat-tu à maintes reprises. “Certains prisonniersétaient emmenés à l’extérieur et torturésavant d’être achevés. On entendait des hur-lements et des coups de feu.” Selon Ivica, ceuxqui étaient désignés pour se débarrasser des“preuves” étaient, à leur tour, “éliminés”.

AU-DELÀ DU RÉEL

Finalement, Ivica a retrouvé sa femme etses enfants. De retour à Vukovar en juin 1998,

ils ont l’impression de débarquer sur uneautre planète. Cela a été le cas de nombreusespersonnes déplacées, non seulement en Croa-tie, mais dans toute l’ex-Yougoslavie, depuis lafin des hostilités.

La plupart des maisons abandonnées parles Croates qui avaient survécu aux bombar-dements ont été occupées par des Serbes, eux-mêmes victimes de la guerre en Bosnie etdans d’autres parties de la Croatie où ilsn’étaient plus les bienvenus. Les Kruljac dé-couvrent que leur maison est occupée parune famille serbe de Vukovar, qui refuse de

partir. Ils établissent alors une “tête de pont”et s’installent dans une chambre de leur mai-son où ils vivent aux côtés des Serbes. “Il avaitété décidé que les gens ne pouvaient pas êtreexpulsés, même après le retour du proprié-taire, à moins d’avoir un endroit où s’instal-ler”, explique Vera. Elle se souvient des ob-servateurs de l ’ONU qui passaientrégulièrement pour “voir si les Serbes allaient

bien et s’ils n’étaient pas victimes de repré-sailles. Nous, ils ne nous ont jamais rien de-mandé”.

Vera Kruljac a commencé à étendre sondomaine “de la chambre à la cuisine où je pré-parais les repas et où je m’étais installée sur un

tabouret”. Finalement, les Serbes sont ex-pulsés parce qu’ils avaient omis de se faire of-ficiellement enregistrer comme personnesdéplacées. Mais les Kruljac doivent subir uneultime humiliation. Le jour où leurs “hôtes”serbes s’en vont, ils emportent avec euxpresque tout le mobilier de la maison. LesKruljac, les regardent faire sans rien dire, decrainte de retarder leur départ.

Aujourd’hui, Ivica trouve cela presquedrôle. “Nous avons récupéré la maison, maisce Serbe aurait pu me faire abattre au débutde la guerre. Nous avons eu de la chance”.

Tout le monde n’a pas eu autant de chan-ce. Près de 80 000 réfugiés et personnes dé-placées ont regagné la région depuis 1995,dont 35 000 environ sont revenus de Bosnieet de Yougoslavie. Néanmoins, il y a encorequelque 40 000 réfugiés originaires de laCroatie en Bosnie et 300 000 en Yougoslavie.Bon nombre d’entre eux, d’originique eth-nique serbe pour la plupart, ont été impi-toyablement expulsés de Krajina en 1995, lorsde l’offensive éclair de l’armée croate, connuesous le nom d’Opération Tempête. Jusqu’àprésent Zagreb n’en a autorisé qu’un petitnombre à revenir.

Vukovar, qui bénéficie pourtant de l’at-tention de la communauté internationale,

| C R O A T I E |

Au début ils n’étaient pas très nombreux. Mais peu àpeu les réfugiés reviennent en Croatie.

L’expression“purification ethnique”appartient désormaisau vocabulaire de cettenouvelle guerre.

“RETOUR DANS UN MONDEÉTRANGE ET ÉTRANGER...”

Vukovar : Vera Kruljac, rapatriée, dansla cuisine de sa maison retrouvée.

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21R É F U G I É S

| C R O A T I E |

donne l’impression d’une ville morte. Seuls1600 des habitants croates sont revenus. LesSerbes, craignant les représailles des extré-mistes croates, désertent la région. Il y a tou-jours 90% de chômeurs. Les feux de signali-sation fonctionnent à nouveau mais pour quipuisque les rues sont désertes ? Quelques bâ-timents ont été restaurés, à titre symbolique,mais la ville est parsemée d’usines, de mai-sons et de magasins abandonnés. Aujour-d’hui, Vukovar ressemble à un monument àla folie de la guerre.

Moins de la moitié de la population d’avantla guerre est revenue dans la région du Da-nube, ou Slavonie orientale qui, après avoirété placée sous administration des NationsUnies, est depuis 1998, à nouveau régie parles Croates.

Comme en Bosnie voisine, l’année 1999pourrait être décisive pour la réinstallationdes réfugiés et des personnes déplacées deCroatie. Pressée par la communauté inter-nationale pour accélérer les retours, Zagreba adopté, en juin 1998, un programme natio-nal qui devrait, en principe, permettre à cha-cun, quelle que soit son appartenance eth-nique, de revenir en Croatie en remplissantun minimum de formalités. Cette mesure aété renforcée lors de l’abrogation par le gou-vernement de deux lois adoptées pendant laguerre, qui rendaient difficile, voire impos-sible, pour les rapatriés de récupérer leursbiens.

UN RETOUR RÉDUIT À UNE PEAU DE

CHAGRIN

Le nombre des retours n’a guère aug-menté depuis l’adoption du plan il y a sixmois. Cependant, Arvind Gupta, responsablede la protection auprès du HCR, pense quele flux devrait s’intensifier au printemps. Res-te que de grandes difficultés attendent les ra-patriés. La politique croatene cesse de changer et lesprochaines élections géné-rales ne feront qu’accroîtrele climat d’incertitude quirègne. Bon nombre de hautsresponsables ne veulent pasque les Serbes reviennent etceux qui sont rentrés jusqu’àprésent sont pour la plupartdes personnes âgées qui n’ontplus grand chose à attendrede l’avenir.

La situation économique de la Croatie estmeilleure que celle de la Yougoslavie maisguère brillante. Les jeunes Serbes hésitent àrevenir, craignant d’être discriminés, nonseulement sur le plan politique mais aussi

dans le secteur de l’emploi et de l’enseigne-ment. Le gouvernement allouera l’équiva-lent de près de 2,5 milliards de dollars pourla reconstruction au cours des cinq pro-chaines années. Pour certains, 25 milliardsseraient un chiffre bien plus réaliste.

Face à un retour réduit à une peau de cha-grin, pour lequel ils tiennent le gouverne-ment responsable, les donateurs internatio-naux hésitent à injecter des sommesimportantes dans le pays. Déjà en décembre1998 à Zagreb, une conférence internationa-le sur la reconstruction et le développement,a été un demi-échec. Certes, elle a contribuéà sensibiliser les participants aux besoins dela Croatie, mais elle n’a permis d’obtenirqu’une infime partie de l’aide demandée par

le gouvernement. “Le pire se-rait que les gens reviennenten nombre, puis décident derepartir pour la Yougoslavieparce qu’il y a encore trop deproblèmes ici”, souligne unemployé du HCR.

Le HCR a réduit ses dé-penses dans la plupart des ré-gions de l’ex-Yougoslavie, maisa maintenu son budget pourla Croatie — 13 millions de dol-

lars en 1999, comme en 1998. Iain Hall, ad-ministrateur de programme, précise qu’aucours des prochains mois le HCR s’attache-ra à “suivre les rapatriés et à les aider dansdes domaines comme les petites réparationsà effectuer dans les logements. Nous rédui-

rons le montant de l’aide individuelle, maisnous essaierons aussi d’aider un plus grandnombre de personnes”. Une stratégie d’ ap-proche communautaire sera adoptée afin defavoriser une réintégration rapide.

Dans le meilleur des cas, environ 30 000personnes regagneront le pays cette année.Même si ce chiffre est atteint, moins de 10%de la population réfugiée du pays sera rentréeen 1999. Quoi qu’il arrive, la Croatie va vivreune fin de millénaire difficile. B

“Le flux desrapatriésdevraits’intensifierau printemps.”

Osijek : un responsable du HCR chargédu rapatriement à l’écoute d’uneréfugiée serbe qui voudrait récupérer sa maison.

Vukovar : projet de reconstruction financé par l’Union européenne.

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I ls sont plus d’un demi-million d’exilés et,en tant que groupe, forment la plusgrande concentration de réfugiés en Eu-

rope. Des milliers d’entre eux habitent dansdes écoles, des casernes ou des usines désaf-fectées. Des familles entières vivent entas-sées dans des pièces minuscules, certainesdepuis sept ans. D’autres se trouvent à nou-veau pris au piège d’un conflit dans leur ré-gion d’adoption alors qu’ils avaient fui laguerre dans leur pays. Jusqu’à présent seulsquelques milliers ont pu retourner chez eux,et, pour la première fois, beaucoup acceptentle fait qu’ils n’y retourneront peut-être jamais.

La détresse de ces réfugiés qui vivent enRépublique fédérative de Yougoslavie a étélargement ignorée du monde extérieur pen-dant des années. Ironie de l’histoire : en 1998,lorsque les images du conflit qui vient d’écla-ter dans la province du Kosovo envahissent

les écrans de télévision, ces réfugiés sortentde l’oubli et l’urgence de trouver une solutions’impose.

Lorsque l’ancienne République fédérativesocialiste de Yougoslavie s’est disloquée en1991 et que les combats, d’abord en Croatiepuis en Bosnie-Herzégovine, ont obligé descentaines de milliers de civils à fuir, nombrede Serbes se sont réfugiés dans un Etat you-goslave réduit aux républiques de Serbie etdu Monténégro. En 1995, à la suite de l’offen-sive gouvernementale “Opération Tempête”,170 000 Serbes abandonnent la région deKrajina en Croatie et se dirigent vers Bel-grade à pied, en voiture, en charrette ou entracteur.

La Yougoslavie accueillait alors le plusgrand nombre de réfugiés en Europe. Maisla communauté internationale, considérant leprésident Slobodan Milosevic comme le prin-cipal instigateur du conflit des Balkans, s’estmontrée moins généreuse dans son aide à laYougoslavie qu’à d’autres régions, comme laBosnie, par exemple. La conjoncture s’aggraveavec l’explosion du conflit au Kosovo et denouvelles sanctions économiques à l’encontrede Belgrade pour son rôle dans cette situa-tion. Les gouvernements de la régions’étaient en principe enga-gés à aider les réfugiés à ren-trer chez eux. En fait, toutrapatriement à grandeéchelle a été délibérémententravé.

OÙ ALLER ?Les 550 000 réfugiés que

compte la Yougoslavie sesont retrouvés dans le floule plus total : pourront-ils re-tourner chez eux un jour, ouleur faudra-t-il reconstruireune nouvelle vie sur placeou dans un pays tiers ?

Depuis 1991 le HCR a dépensé 250 mil-lions de dollars, d’abord pour l’aide d’urgenceaux réfugiés récemment arrivés, puis pourune série de programmes de soutien quelquesoit leur choix quant à leur vie future.

L’année dernière, le HCR est venu en aideà plus de 510 000 personnes, directement ou

à travers des agences de coopération et a al-loué 8 millions de dollars par an à des projetsgénérateurs de revenus, pour aider les réfu-giés restant en Yougoslavie, à créer des pe-tites entreprises : instituts de beauté, restau-rants, coopératives apicoles et agricoles. En1998-1999, il poursuivra un programme dereconstruction ou de financement de 480 lo-gements pour environ 2500 réfugiés. Deuxtiers de ces logements sont des projets d’auto-assistance où le HCR et les municipalités lo-cales fournissent les matériaux et l’appui tech-

nique et où les réfugiésconstruisent leur propre mai-son, ce qui favorise l’initiativepersonnelle, l’autonomie etl’esprit communautaire.

Pour les 40 000 personnesencore hébergées dans 544centres collectifs à travers lepays, le HCR a continué defournir des denrées alimen-raires non périssables et a enoutre acheminé, pendant cinqhivers consécutifs, des fruitset légumes frais, des alimentsà haute teneur en protéines

et du fuel. Des programmes d’éducation, desanté, d’aide sociale et des centres de loisirspour les enfants ont également été mis enplace.

Mais pour la grande majorité des réfugiés,l’avenir est pavé de doutes. Depuis l’adoptionpar la Serbie d’une nouvelle loi sur la ci-toyenneté en 1997, 100 000 personnes ont dé-

| Y O U G O S L A V I E |

LES “OUBLIÉS” DEL’EUROPELa détresse de 550 000

réfugiés sort de l’oubligrâce… au conflit duKosovo. Ironie de l’histoire.

Source defrustration etde déception,le droit auretour est unproblèmecrucial.

Des dizaines de milliers de Serbes dela Krajina chassés par l’offensivemilitaire croate de 1995 prennent laroute pour la Serbie.

par Paula Ghedini

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posé une demande de naturalisation. Aucunedemande n’a encore été rejetée et 42 000 ontobtenu la nationalité serbe et un droit de ré-sidence permanent. D’autres préféreraientrefaire leur vie dans une autre région dumonde. L’an dernier plus de 6000 réfugiésont été réinstallés dans le cadre d’un pro-

gramme du HCR, principalement aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Europe.Un nombre équivalent devrait partir cetteannée, mais au rythme de 400 dossiers parsemaine, en grande partie en provenance duKosovo, la demande dépasse largement lenombre de places disponibles.

Source de frustration et de déception, ledroit au retour demeure un problème cru-cial. Jusqu’à présent 3000 réfugiés sont ren-trés en Croatie et 1000 en Bosnie. D’après lesestimations du HCR et des gouvernementsconcernés il pourrait y avoir nettement plusde retours en 1999. Pour les dirigeants de laYougoslavie, mais aussi de la Bosnie-Herzé-govine et de la Croatie (lire autres articles), cetteannée, qu’ils considèrent comme celle de ladernière chance, devrait être déterminantepour organiser un rapatriement d’envergure.

A la fin de 1998, le HCR avait déposé14 000 demandes de retour auprès de l’Of-fice croate pour les personnes déplacées etles réfugiés, et 8000 autres ont suivi en 1999.Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’unevaste campagne d’information nationale surle rapatriement volontaire, menée conjoin-tement par le HCR et le Commissariat serbepour les réfugiés.

Les Karan, une famille originaire de laKrajina, ont décidé de surmonter leur peur etde retrouver la terre de leurs ancêtres. “Biensûr que nous sommes inquiets, avoue le père.J’espère seulement trouver un emploi à notreretour. Mais nous savons au moins que notremaison n’a pas été détruite, et il faut qu’onrentre chez nous.” Tous les réfugiés en You-goslavie ont certainement le même espoir,avec toutefois un immense doute : la possibi-lité de voir un jour ce rêve devenir réalité. B

Petite mais généreuseLa république du Monténégro accueillechaleureusement les réfugiés.

L orsque les troupes croates ont déferlédans la région de Krajina en 1995, Jo-van et Milica Jojnovic, comme la plu-

part de leurs voisins serbes, ont fui. “Nouspensions rentrer au bout de quelques jours”,se souvient Jovan Jojnovic. Or cela fait troisans et demi qu’ils vivent dans une minusculechambre de l’hôtel Bor, dans la ville de Gu-sinje, au Monténégro. “Regardez cette pièce :on mange ici, on dort ici, et tout ce que nouspossédons est là. On ne peut pas appeler çaun logis. Nous devons rentrer.” Les Jojnovic,qui ne sont plus tout jeunes, ont demandé of-ficiellement l’autorisation de retourner dansleur village de Gracac après avoir appris queleur maison n’était que légèrement endom-magée et qu’elle n’avait pas été occupée.

Le Monténégro, qui avec la Serbie consti-tue la République fédérative de Yougoslavie,

est une petite république réputée pour sesplages de l’Adriatique et ses stations de ski.Sur ce territoire de 14 000km2 vit unepopulation de 635 000 Monténégrins, Serbes,Musulmans et Albanais.

Malgré sa petite superficie, le Monténé-gro héberge quelque 85 000 réfugiés de Croa-tie et de Bosnie ainsi que des personnes déplacées, essentiellement originaires du Ko-sovo voisin — l’une des plus fortes concen-trations d’exilés au monde par rapport à lapopulation locale.

Certains d’entre eux, comme les Jojnovic,ont passé des années dans cette républiquequi non seulement a laissé entrer les réfugiéset les Kosovars mais a également ouvert seshôtels, ses hôpitaux et autres lieux d’héber-gement aux nouveaux arrivants. D’autres n’yauront séjourné que quelques jours — au gré

des aléas du conflit au Kosovo — avant de re-tourner chez eux.

Les événements au Kosovo continuerontprobablement d’être au cœur des actions hu-manitaires au Monténégro. Le HCR y main-tient une présence permanente et y assisteles réfugiés depuis 1991, avec des bureaux àPodgorica, la capitale, et d’autres dans lesvilles d’Ulcinj et de Rozaje. Mais ce n’est qu’àl’arrivée massive des Kosovars fuyant lescombats que la communauté internationales’est intéressée à la région. Aujourd’hui, en-viron 22 organisations humanitaires inter-nationales travaillent au Monténégro.

Cette situation étonne et irrite les réfu-giés qui étaient arrivés bien avant. L’un d’eux,Vladimir, affirme n’avoir pratiquement ja-mais rencontré de personnel humanitairejusqu’à l’arrivée des réfugiés du Kosovo. Aprésent, il les voit affluer en grand nombreà son hôtel. “Mais si tous les Kosovars ren-trent chez eux et quittent le Monténégro —près de 12 000 sont repartis lors d’une récenteaccalmie du conflit — le monde va-t-il de nou-veau nous oublier ?” Vladimir est inquiet.

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Réfugiés de la Krajina dans le centre d’hébergement de Kragujevac en Serbie.

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16 août : nous avons tenté de porter se-cours à 100 déplacés à Decane, mais à notrearrivée, ils avaient disparu. Près de Pristina,nous apercevons des groupes de 100 à 200

de secours d’urgence du HCR sont les ciblesde tirs d’artillerie. Trois volontaires de la fon-dation de Mère Teresa y perdent la vie. A Pa-garusa, une femme de 34 ans me montre sonbébé, né dans la forêt. Elle espère retrouverses deux autres enfants, perdus de vue lorsqueson village a été attaqué.

29 août : nous visitons Senik, frappé laveille par des obus. Les maisons fument en-core. Des remorques remplies de vivres etd’affaires personnelles sont en flammes. L’of-fensive a fait au moins 17 morts. Les villa-geois nous demandent de rester pour dis-suader les francs-tireurs de les prendre pourcible pendant qu’ils enterrent leurs mortssous la pluie. Un bébé est mort de faim parceque sa mère, blessée, ne pouvait plus l’allaiter.

1er septembre : Orahovac a été abandon-né en juillet, mais d’après le gouvernement,30 000 habitants réfugiés dans les bois sontrentrés. La vie semble reprendre son courset il y a des magasins ouverts. C’est le pre-mier signe qui indique que, même s’ils ontencore peur, les gens commencent à revenir.

4 septembre : hier, il y avait 5000 per-sonnes sur une colline au-dessus de Sedlare,mais aujourd’hui l’endroit est vide. C’est com-me ça tout l’été — les gens errent de villageen village, d’un lieu à un autre.

JE VOUS ÉCRIS DUKOSOVOFernando del Mundo, du

HCR, est arrivé au Kosovoau moment où le présidentyougoslave SlobodanMilosevic a promis auxorganisations humanitairesla libre circulation dans larégion afin de venir en aideaux victimes. Voici, extraitsde son journal de bord,quelques pages qui racontentce qui a suivi.

Civils fuyant le village de Racak au début de 1999.

personnes le long des rives de la Vistrica. Destravailleurs humanitaires locaux nous ap-prennent qu’il y a 10 000 déplacés dans la ré-gion. C’est encore l’été, fruits et légumesabondent, mais les marques de la guerre sontpartout visibles : récoltes pourries sur pied,carcasses de bétail abattu à la mitraillette, ha-meaux en ruines.

18 août : un commandant de l’Armée de li-bération du Kosovo (UCK) accuse le person-nel du HCR d’espionnage, tandis que nousnous démenons pour distribuer des biens desecours à 20 000 personnes dans le centre duKosovo. Un médecin local traite 100 patientspar jour, dont 90% d’enfants atteints de dys-enterie. Leurs ventres distendus me rappel-lent les enfants africains souffrant de mal-nutrition.

25 août : sept remorques chargées de biens

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25R É F U G I É S

9 septembre : des milliers de personnesfuient vers la région de Pec. Nous tentonsd’évaluer le nombre de gens entassés dansles voitures, les charrettes, les remorques, pa-re-chocs contre pare-chocs : au bout de troiskilomètres, nous abandonnons. Les tirs serapprochent, un vieil homme supplie, “S’il-vous-plaît, faites quelque chose pour arrêtercela”. Au moment où nous partons, des sol-dats et des chars se rassemblent à quelqueskilomètres de là. Lorsque nous revenons lelendemain, il n’y a plus personne.

11 septembre : des maisons brûlent à Ba-rane. Des policiers sortent de plusieurs mai-sons. L’un d’eux avec un poste de télévisionsous le bras. Plus loin, les villages de Celopeket de Kostradic, saccagés, sont déserts.

19 septembre : après trois tentatives in-fructueuses, nous atteignons les villages dunord de Pristina, dévastés par une offensivedes forces gouvernementales. Dix mille ha-bitants ont fui. Sur les 70 maisons de Dobra-tin, 30 ont été incendiées. Les villageois sontstoïques. Mais le lendemain, bouleversés, ilsdécouvrent trois corps carbonisés dans uncabanon.

21 septembre : les soldats de l’UCK vien-nent en aide à des vieillards et des enfants deKacanol, un village de montagne au nord-ouest de Pristina. Un septuagénaire a errécinq jours à travers les bois à la recherche deshuit membres de sa famille. Un autre est aubord des larmes : les soldats ont brûlé sa pro-vision de blé achetée avec l’argent envoyéd’Allemagne par un de ses frères.

25 septembre : offensive militaire parti-culièrement meurtrière. Les maisons flam-bent dans les villages au cœur du Kosovo.Nous croisons un convoi de camions appar-tenant au gouvernement portant l’inscrip-tion “Aide sociale humanitaire du Kosovo etde Metohija”. Le vent soulève la bâche d’uncamion, dévoilant des policiers en uniforme.

26 septembre : le Haut Commissaire Sa-dako Ogata se rend à Resnik, à 25 kilomètresau nord de Pristina, et parle avec quelques-uns des 25 000 habitants qui ont fui un ra-tissage militaire dans la région. Pataugeantdans la boue, elle passe à côté d’un vieil hom-me qui marmonne : “C’est une honte pourMilosevic de mettre son peuple dans une si-tuation pareille.”

30 septembre : trois bénévoles de la Croix-Rouge gisent morts ou agonisants sur unecolline ensoleillée à Gornje Obrinje. Leur voi-ture a sauté sur une mine. Des gens essaientd’attirer l’attention d’un hélicoptère yougo-slave en agitant d’immenses drapeaux de laCroix-Rouge. Mon collègue, John Campbell,un ancien de l’armée britannique, allume les

phares de son véhicule. Pour l’une des vic-times, un médecin, il est hélas trop tard.

27 octobre : les troupes serbes abandon-nent des positions au Kosovo suite à un ac-cord de cessez-le-feu que superviseront 2000vérificateurs de l’Organisation pour la sécuritéet la coopération en Europe (OSCE). Jour deliesse qui ressemble à ce qu’a dû être celui dela Libération. Des gens rentrent chez eux pourla première fois depuis des mois. Des prochess’embrassent en pleurant. A Malisevo, qui se-rait la capitale d’un Kosovo libre, un chef del’armée rebelle s’adresse aux journalistes tan-dis que les forces serbes se retirent d’une gar-nison à moins d’un kilomètre de là.

3 novembre : les cimes des montagnescommencent à se couvrir de blanc et les50 000 personnes qui campaient dans les col-lines rentrent progressivement dans leursvillages. Beaucoup trouveront leur maisondétruite. Il y a encore 200 000 déplacés auKosovo.

9 novembre : la guerre n’est jamais loin.A Opterusa, dans la commune de Suva Reka,des centaines de déplacés qui venaient de ren-trer s’enfuient à nouveau. Trois jours après,cinq combattants de l’UCK meurent dans uneembuscade.

19 novembre : Velika Hoca est un villageà majorité serbe, et des habitants font le signeserbe de la victoire : le pouce et deux doigtsdressés. Autour d’un café et d’un cognac lo-

cal, un couple nous raconte quedes villageois albanais ont tiré sureux mais qu’il n’y a pas eu de sé-rieux affrontements. La femmeaffirme que son village a été épar-gné grâce à ses 13 églises et à laprotection de Dieu.

4 décembre : toutes les mai-sons du village de Lodja, sauf deuxmiraculées, ont été détruites. Lesravages rappellent Varsovie pen-dant la Seconde Guerre mondia-le. Sur un mur, à l’entrée du villa-ge, des graffiti serbes proclament“Lodja n’existe plus”.

14 décembre : malgré le ces-sez-le-feu d’octobre, la spirale deviolence reprend de plus belle.Des hommes masqués arrosent deballes le Café Panda à Pec, abat-tant six adolescents serbes quijouaient au billard. Le long de lafrontière, des soldats tuent 34 Ko-sovars armés.

16 janvier : quarante-cinq per-sonnes sont massacrées dans le village de Racak, dans la munici-palité de Stimlje, lors d’un raid mi-

litaire serbe. Il s’agit d’une opération de re-présailles suite à une attaque de l’UCK contredes policiers, et à l’enlèvement de huit soldatset cinq civils serbes. Plus de 30 000 Kosovarssont de nouveau sur les routes. Aucun signe deprogrès sur le front politique, et nouvelles me-naces de frappes aériennes par l’OTAN.

21 janvier : malgré la reprise des combats,certaines régions connaissent une relativestabilité. Malisevo a été vidé en juillet et ses3000 résidants avaient peur de rentrer à cau-se d’une forte présence policière. Mais depuisle déploiement d’observateurs internatio-naux, plus de la moitié des habitants sont re-venus, dont Ramadan Mazreky. Il s’estimeprivilégié car aucun des 45 membres de safamille élargie, dont 25 enfants, n’a été blessépendant les hostilités.

28 janvier : le crépitement des mi-traillettes et les explosions d’obus nous ac-compagnent le long de la piste qui longe lavallée enneigée vers Velika Reka — les forcesgouvernementales mènent une nouvelle of-fensive. Un chef de l’UCK nous dépasse entrombe et lance : “Nous n’abandonnerons pasun pouce de nos positions.” Dans le villagevoisin de Bradas on nous dit que 20% des ha-bitants de tous les villages du Kosovo ont dé-jà fui à l’étranger. Et que d’autres envisagentde partir. “Combien de morts faudra-t-il en-core pour que l’OTAN fasse quelque chose ?”Simple question d’un vieil homme.B

Des civils kosovars campent en plein air, près deKisna Reka, fin 1998.

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B Le président américain Bill Clinton a autorisé le déblocage de 25 millions de dollars supplémen-taires pour aider les réfugiés duconflit au Kosovo.

B Selon le U.S. Committee forRefugees, les quinze années de guer-re civile ont fait près de 2 millionsde morts au Soudan.

B R È V E S

I l y a un an à peine, l’avenir semblait encoreprometteur. Le gouvernement de l’Angola etles rebelles de l’UNITA avaient signé un ac-

cord de paix en 1994. L’ONU avait dépensé 1,5milliard de dollars pour contribuer à stabiliser lepays et commençait à réduire ses effectifs. Maisles combats ont repris avec une telle ampleur quele Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan a dé-claré : “Les conditions nous permettant de garan-tir le maintien de la paix n’existent plus. Les par-ties au conflit et leurs dirigeants doivent désor-mais assumer l’entière et directe responsabilitéde la souffrance de leur peuple.” Le HCR, qui,l’été dernier avait encore neuf bureaux sur le ter-rain pour coordonner l’aide à des centaines demilliers de personnes, a rappelé son personnel àLuanda, la capitale. Un million de personnes en-viron avaient été déplacées par les précédents

conflits et l’année dernière, près de 550 000autres ont suivi. Des réfugiés arrivés en Zambieont indiqué que l’armée et les rebelles obligeaientdes jeunes à s’engager dans cette guerre qui sepoursuit depuis plus de vingt ans et au cours delaquelle 500 000 personnes auraient péri. L’ONUa perdu 60 fonctionnaires en Angola, dont ceuxqui se trouvaient à bord des deux avions abattusen décembre et janvier derniers. B

A N G O L A

Une guerre sans répit

F R A N C E

Un voyage pas comme les autres

L e décor est plantédans le Parc de laVillette à Paris

mais pour les réfugiésdu monde entier, la scè-ne est étrangement fa-milière. Sous une tentede 1500m2, des gens, for-mulaires d’immigrationà la main, assis sur desbancs, attendent anxieu-sement d’être interrogéspar un fonctionnaire auvisage hostile. Ces “réfu-giés” sont en fait les vi-siteurs d’une expositionorganisée par le HCR etplusieurs organisationsnon gouvernementalespour commémorer le 50e anniversaire de laDéclaration universelle des droits de l’hom-me. Intitulée “Un voyage pas comme lesautres”, l’exposition, ouverte jusqu’au 6 avril1999, permet de se glisser — le temps dequelques heures — dans la peau d’un réfugié,en quête d’un lieu d’asile pour échapper à lapersécution.

Un des organisateurs, Pedro Vianna, a fui leBrésil et le Chili avant d’arriver en France.De vrais réfugiés jouent le rôle du “fonc-tionnaire”. Environ 6000 personnes ont prispart à ce “voyage” et nombre d’entre ellesavouent qu’elles auraient eu du mal à fran-chir, dans la réalité, toutes les étapes de ceparcours. B

Un avion de l’ONUtransportant de lanourriture se poseà Luanda. Deuxappareils similairesont été abattus àla fin de l’année1998 et au débutde l’année 1999.

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K A Z A K H STA N

Accession à la ConventionAprès le Tadjikistan, le Kirghizis-tan et le Turkménistan, le Kaza-khstan est le quatrième paysd’Asie centrale qui a accédé à laConvention des Nations Uniesde 1951 et son Protocole de 1967relatifs au statut des réfugiés.Depuis l’écroulement de l’Unionsoviétique et l’indépendance duKazakhstan en 1991, des cen-taines de milliers de personnesont sillonné le pays, fuyant tour-mentes politiques et désastresécologiques. Il y a environ14 000 réfugiés et requérantsd’asile au Kazakhstan aujour-d’hui.

E T H I O P I E

Fuite vers l’OgadenA la fin de 1998, des milliers deSomaliens sont arrivés dans la ré-gion de l’Ogaden, en Ethiopie.C’est le premier exode massif deSomaliens vers l’Ethiopie depuisla guerre civile et la famine de1993 et 1994. Les autorités éthio-piennes ont précisé que les nou-veaux arrivants avaient fui leurpays pour échapper à la sécheres-se et non pas aux guerres de clansqui continuent de faire rage.

E TATS - U N I S

Naturalisation accéléréePrès de deux millions de personnes, dont certaines sontd’anciens réfugiés, attendent dedevenir citoyens américains. Washington vient d’annoncerqu’il veut accélérer le processusde naturalisation. Le Serviced’immigration et de naturalisa-tion a déclaré qu’il embaucherait300 personnes pour répondre 24 heures sur 24 aux questions.En janvier, le président Clinton adéclaré que sa proposition debudget tenait compte de la né-cessité “d’accroître de manièresignificative” les efforts pour ré-duire le nombre de cas en sus-pens sur les questions de droit àla citoyenneté. Le Service del’immigration estime quant à luique ces nouvelles mesures de-vraient réduire de moitié le délaid’attente, qui est normalementde deux ans.

A larecherched’unrefuge

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27R É F U G I É S

B Le Canada et les Etats-Unis ontdémantelé un réseau clandestin quia permis, en deux ans, à plus de3600 Chinois de traverser la frontiè-re entre les deux pays.

B En 1997 et 1998, les Etats-Unisont renvoyé dans leur pays 300 000immigrants clandestins, soit deuxfois plus que les deux années précé-dentes.

B En Suisse, le nombre de requé-rants d’asile a atteint 41 300 per-sonnes en 1998, soit 72% de plusqu’en 1997. Ces demandes émanentsurtout des Yougoslaves.

B Les Etats-Unis ont accepté de nepas refouler, pendant au moins 18 mois,les immigrants clandestins venus despays d’Amérique centrale les plus dure-ment touchés par l’ouragan Mitch.

Au début de 1998, lechaos règne de nou-veau dans certaines

régions d’Afrique centrale.Les régions orientales de laRépublique démocratiquedu Congo (RDC) étant enproie à un conflit opposanttroupes gouvernementales,rebelles anti-gouvernemen-taux et miliciens Maï-Maï,forçant les civils à se réfugieren Tanzanie voisine. Chaquejour, pour échapper au car-nage, près de mille per-sonnes payent 10 dollars cha-cune pour un aller simplesur de frêles embarcationsde pêcheurs. La plupart serendent à Kigoma d’où leHCR les transfère dans le camp de réfugiés deLugufu, à 90 km à l’est. Fin janvier, le camp abri-tait au moins 30 000 réfugiés, dont certains di-sent avoir été les témoins de massacres. La Tan-zanie compte actuellement 358 000 réfugiés,dont 280 000 du Burundi, 65 000 de la RDC et

13 000 du Rwanda. Des troubles ont égalementéclaté au Congo Brazzaville où des troupes gou-vernementales et des milices “Ninja” se sont af-frontées dans et autour de la capitale, Brazzaville.Près de 40 000 personnes ont pris la fuite, dont lamoitié étaient des ressortissants de la RDC. B

E n 1998, le nombre de re-quérants d’asile dans 24pays européens était de

366 180 personnes, soit 27% deplus qu’en 1997. Cette hausseest essentiellement liée aunombre de personnes fuyant le

conflit au Kosovo. Les deux tiers de ces requêtes concer-nent l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Suisse.En comparaison avec leur po-pulation respective, le Luxem-bourg, les Pays-Bas, la Belgique,

la Norvège et la Suisse ont re-çu le plus grand nombre dedemandes d’asile. Quelque 100 000 ressortissants de l’ex-Yougoslavie, des Albanais duKosovo pour la plupart, ont dé-posé une demande d’asile.B

C A M B O D G E

Vers une nouvelle vie

I ls avaient vécu sous l’em-prise du régime Khmerrouge pendant des décen-

nies. En début d’année, plu-sieurs milliers de Cambod-giens ont quitté le camp de réfugiés de Phu Noi en Thaï-lande, suite à l’offre du HCRd’une aide à la réinstallationdans leur pays. Leur choix

s’est porté sur Mondolkiri etKompot, à l’est du Cambodge.Les réfugiés s’étaient enfuisvers la Thaïlande en maiaprès la chute de la place forteKhmer rouge d’Anlong Vengaux mains des troupes gou-vernementales. Ces civilsavaient en effet vécu sous lecontrôle des Khmers rouges

depuis 1975. Désormais libres,ils peuvent commencer unenouvelle vie. Mais le HCRrappelle que les mines anti-personnel continuent demettre en danger la vie des ra-patriés, en particulier dansl’ouest du Cambodge où denombreuses personnes ontrécemment été blessées. B

Des civils, fuyant les récents combats en Républiquedémocratique du Congo, arrivent par bateau en Tanzanie.

A F R I Q U E C E N T R A L E

La Tanzanie : ultime refuge

G E N È V E

De plus en plus de requérants d’asileH

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S I E R R A L E O N E

La guerre continueAu début de janvier, les troupesde l’ECOMOG et les rebellescontinuaient de se battre pour lecontrôle de Freetown, la capita-le. Près d’un million de per-sonnes ont déjà fui le pays. Lesderniers combats se sont soldéspar des centaines de milliers dedéplacés. Face à la détériorationde la situation, le Haut Commis-saire Sadako Ogata, dans unelettre adressée aux dirigeants dela région, a mis en garde contrele retour des exactions com-mises par les rebelles l’an der-nier, et toute l’horreur des tor-tures et des mutilations infligées.

G É O RG I E

Du nouveau en GéorgieLe Conseil de sécurité de l’ONUa prolongé de six mois, jusqu’àfin juillet, la mission de maintiende la paix en Géorgie. Le Conseilde sécurité a également adoptéà l’unanimité une résolution demandant le règlement globaldu statut politique de la régionséparatiste de l’Abkhazie. Près de300 000 Géorgiens ont fui l’Abkhazie lorsque la guerre civi-le a éclaté en 1992, faisant prèsde 10 000 morts.

H C R

Budget 1999Le HCR a besoin de près de 915millions de dollars pour l’en-semble de ses opérations en1999 afin d’aider environ 22 mil-lions de réfugiés et de per-sonnes déplacées. “Cette som-me, qui équivaut à près de onzecents américains par réfugié etpar jour peut jouer un rôle capi-tal dans la vie des personnes lesplus vulnérables de la planète”,écrivait le Haut Commissaire Sadako Ogata dans sa préface àl’appel global de l’organisation,un document de 360 pages. Lesfonds seront utilisés non seule-ment pour l’aide aux réfugiésmais aussi pour la réinstallationdes rapatriés dans des régionsdévastées par la guerre.

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V incent Cochetel adorait chaque minutede son travail. Délégué du HCR dans le

Nord du Caucase, il essayait de porter secoursà des dizaines de milliers de personnes dé-placées par le conflit en Tchétchénie, et enIngoushie.

“Les individus, les idées et les activitésétaient d’une incroyable diversité. Le matin,par exemple, vous pouviez parler de straté-gie avec un président puis vous retrouver,quelques heures plus tard, pataugeant dans laboue pour aider une famille ayant tout perdu.”

C’était la première fois qu’il était séparé desa femme et de ses deux petites filles, et com-me pour nombre de fonctionnaires humani-taires, il n’aimait pas cet aspect de son travail,quelque soit son dévouement à la cause.

Mais son engagement ne datait pas de laveille. Déjà, à l’âge de huit ans, Vincent s’étaitrangé du côté des opprimés, et militait acti-vement contre l’incarcération et la menaced’exécution des prêtres espagnols sous le ré-gime franquiste, allant jusqu’à jeûner en signede protestation. Son enlèvement brutal pardes hommes en armes, bien des années plustard, est une toute autre histoire.

La région du Caucase était déjà considé-rée comme dangereuse lorsque Cochetel ar-rive pour la première fois. Il ne se faisaitd’ailleurs aucune illusion. Tout comme lesautres organisations, le HCR recrutait desgardes armés et utilisait des véhicules blindés.Afin de leurrer d’éventuels agresseurs, Co-chetel et ses collègues changeaient souventde véhicule et évitaient soigneusement tou-te routine.

Le 29 janvier 1998, à dix heures du soir,lorsqu’il ouvre la porte de son appartementsitué au septième étage d’un immeuble vé-tuste dans la ville de Vladikavkaz, trois

hommes, armés chacun de deux pistolets, levisage masqué, surgissent de l’obscurité.

Cochetel doit s’agenouiller sur le sol de saminuscule cuisine, un pistolet pointé sur lanuque. “J’attendais la détonation, raconte-t-il. Je me suis souvenu d’une scène du film LaDéchirure (dont l’action se situe au Cambod-ge pendant le génocide) où l’on voit des gensêtre exécutés. Je ne voulais pas mourir com-me ça, comme un chien.”

Contrairement à ce qu’il craignait, Co-chetel, né à Tours en 1961, n’est pas exécuté,mais il sera emprisonné, dans des conditionsépouvantables, pendant 317 jours.

D’abord enfermé dans le coffre d’une voi-ture pendant trois jours, il est régulièrementbattu, menottes aux poignets, pendant pra-tiquement toute sa captivité et subit mêmedes simulacres d’exécution. Une premièretentative pour le libérer, en avril 1998, ayantéchoué au dernier moment, on le garde pen-dant neuf mois dans des caves nauséabondes.Durant sa captivité, il n’aura vu la lumièredu jour qu’une seule fois.

ENFERMÉ DANS LE COFFRE

D’UNE VOITURE

Pour survivre, il doit se contenter d’unemaigre bouillie, agrémentée parfois d’unepomme de terre, d’une carotte ou d’un oignon.Une fois, on lui donne une cuisse de pouletet le lendemain, ses gardes, trouvant la plai-santerie de bon goût, lui redonnent le mêmeos à “ronger”. Ses ravisseurs lui ont dit qu’ilsle relâcheraient contre une rançon, men-tionnant des sommes allant d’un million etdemi à six millions de dollars.

Ses premiers jours de captivité ont failliêtre les derniers instants de sa vie. Après avoirquitté l’appartement, il est jeté sans ména-gement dans une voiture et un des ravisseurs“a essayé de me faire perdre connaissance enm’assénant un coup derrière la nuque avec lacrosse de son arme. Il avait sûrement dû voirtrop de mauvais films”, raconte Cochetel. Ilest ensuite enfermé dans le coffre de la voi-ture pendant trois jours.

“J’essayais de respirer normalement, dene pas succomber à la panique et de me pro-téger du froid”, dit-il. Lorsqu’il se plaint à unmoment donné qu’il est en train de mourirde froid par ces températures polaires, ses ra-

visseurs, croyant bien faire, mettent le mo-teur en marche mais doivent vite l’arrêterlorsqu’ils s’aperçoivent que Cochetel est entrain de suffoquer sous l’effet des gaz toxiques.

Il est transporté de l’Ossétie du Nord à laTchétchénie voisine et se souvient de sa pre-mière pensée une fois arrivé à destination:“C’était la première fois que j’arrivais enTchétchénie sans craindre d’être enlevé ; jel’étais déjà.”

Il comprend aussi que sa captivité seralongue. “D’autres collègues avaient été sé-questrés et leur détention avait duré environtrois mois et demi, dit-il. Je savais qu’il fallaitque je m’arme de patience.”

Pendant son premier mois en Tchétché-nie, il a subi au moins dix interrogatoires, àraison d’une heure par jour. Pour survivre, ilfait appel à son imagination. Dans la série decaves humides, froides et sombres qui lui ser-viront de logis pendant neuf mois, il est tou-jours enchaîné à son lit de fer par des me-nottes, elles-mêmes attachées à un câble nemesurant pas plus d’un mètre de long, ce quilui permet de faire exactement quatre pas.“Je rêvais de pouvoir faire un jour le cin-quième pas.”

Il fait des exercices physiques deux fois parjour, à raison d’une heure et demie par séan-ce, courant sur place et faisant des pompespour renforcer ses muscles abdominaux. Lors-qu’il reçoit une tranche de pain il ne la man-ge qu’après sa gymnastique, “une manièrecomme une autre de me récompenser”. Mêmedans l’obscurité, il s’astreint à mettre ses lu-nettes tous les “matins” (en fait il ne “voit” ja-mais si c’est le jour ou la nuit), rituel qui l’aideà croire que sa journée “a commencé”.

Accroupi sur son lit des heures entières, ilentend des bruits de pas à l’extérieur, le croas-sement des grenouilles et le chant des oiseaux.

Il entend les enfants qui se rendent à l’éco-le. C’est l’un des moments les plus terribles.“Leurs voix représentaient tout ce que j’avaisperdu, et la réalité dont j’étais désormais cou-pé”, se souvient-il.

Il y a d’autres moments particulièrementdifficiles. Deux de ses gardiens le remercientpour l’aide qu’ils ont reçu du HCR lorsqu’ilsétaient des personnes déplacées. Cette re-marque, apparemment bienveillante, le plon-ge dans le désespoir et l’oblige à questionner

| C O C H E T E L |

POURQUOI SUIS-JE ENCORE EN VIEALORS QUE D’AUTRES OTAGES SONT MORTS ?”Vincent Cochetel raconte sonenlèvement et sa détention.Récit d’un calvaire qui, en dépitd’un dénouement heureux, feradate dans l’histoire de l’aidehumanitaire.

par Ray Wilkinson

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la logique du travail humanitaire.En octobre de l’année dernière, plusieurs

jeunes gardes ivres se livrent, une fois de plus,à un simulacre d’exécution, tirant autour dela tête de Cochetel.

“Il m’est arrivé de craquer plusieurs fois,mais jamais devant eux, confie-t-il. Je me lais-sais aller lorsque j’étais sous ma couverture ;c’était mon jardin secret. Parfois, il n’y avaitplus de frontière entre folie et raison.”

IL ESSAYE DE CASSER

SES MENOTTES

“Dans les films, ils font ça en une minute.A l’aide de quelques fils de fer arrachés à monmatelas, il m’a fallu quinze jours pour ouvrirles menottes. Mais je n’étais pas plus avancépour autant car je ne pouvais pas m’échapperde ma cellule.” Il essaye aussi de défaire le câblede métal qui l’attache au lit, mais à chaque foisil est découvert et sévèrement battu.

La libération de Cochetel se fait dans lecrépitement d’une fusillade le 12 décembredernier. Il est conduit, les yeux bandés, me-nottes aux poings, à un lieu de rendez-vous,où il change de véhicule et de ravisseurs.

C’est alors que la fusillade éclate. Un desgardes de Cochetel, assis sur la banquette ar-rière, s’affale sur le prisonnier, probablementmortellement touché. Cochetel rampe — ouest poussé, il ne se souvient plus très bien — àl’extérieur du véhicule et se réfugie près de laroue arrière. Des cris en russe “Où est l’ota-

ge ?” et “A terre !” se mêlent à la cacophoniedes rafales de mitraillettes, des coups de pis-tolets et de fusils, des impacts de grenades etdes cris en langue tchétchène.

Il finit par être traîné et jeté dans un autrevéhicule où il sent un casque militaire sur leplancher. “C’est à ce moment-là que j’ai com-pris que j’étais du bon côté”, dit-il. Ses ravis-seurs, ainsi que les combattants tchétchènes,ne portaient pas de casque.Il venait d’être sauvé parles membres d’une unitéspéciale de l’armée russe.L’un d’entre eux s’excusepoliment : “Je suis désolémais je n’ai pas la clef devos menottes.”

Cochetel, pesant 23 ki-los de moins et arborantune énorme barbe noiredont il dit qu’elle lui a servi de calendrier pen-dant sa captivité est emmené sur le champ àMoscou après avoir en vitesse partagéquelques vodkas avec ses libérateurs pour fê-ter l’événement. Avant de pouvoir rejoindreGenève, où sa famille l’attend, un ultimecontretemps l’oblige à patienter deux heuresde plus à l’aéroport de Moscou : il lui manqueun visa de sortie de Russie...

Quatre jours avant la libération de Co-chetel, quatre otages étrangers avaient étébrutalement assassinés en Tchétchénie. L’unedes premières réactions de Cochetel après sa

libération est un sentiment de culpabilité.“Pourquoi ai-je survécu alors que d’autresotages sont morts ?” se demande-t-il aujour-d’hui. Autrefois il craignait toujours de nepas être prêt à temps, que ce soit pour partiren mission ou en vacances. Aujourd’hui, il aappris que l’avenir “c’est dans l’heure qui suit”.Il a regardé une rediffusion de la victoire dela France dans la finale de la Coupe du mon-

de, il lit, parle avec des amis,avec d’autres victimes d’enlè-vement, et trouve un im-mense plaisir à faire deschoses simples comme ac-compagner ses filles à l’écoleou rester debout sous la pluie.

Mais il continue de sebattre contre certains cau-chemars liés à son calvaire. Ilne peut s’approcher d’un par-

king souterrain ou se rendre à la cave pourchercher une bonne bouteille de vin. Ses troisheures d’exercices physiques journalières luimanquent mais il dit qu’il doit “trouver uneautre manière de garder la forme”, de se dé-faire de toute cette violence accumulée.

Mais ce qu’il veut avant tout, c’est dispa-raître des feux de l’actualité. “Je veux rede-venir un père de famille à part entière, auxcôtés de ma femme, Florence, et de mes filles,Sarah et Salomé, et reprendre mon travail.Je veux pouvoir redevenir anonyme et conti-nuer ma vie.”B

“J’ai craqué uncertain nombrede fois, maisjamais devanteux.”

Vincent Cochetel et son épouse Florence, à la conférence de presse donnée peu après sa libération.

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Remisede prix enHongrie

L e bureau du HCR en Hongrie a dé-cerné son prix Menedek 1998 au Bu-

reau du médiateur parlementaire pourl’ensemble de son travail, et en particu-lier, pour son aide aux étrangers, aux re-quérants d’asile et aux réfugiés. Le prix aété créé en 1995 pour récompenser des ac-tivités exceptionnelles en faveur des ré-fugiés et des personnes en quête d’asile enHongrie. Le prix, d’un montant de 2500dollars, a été remis au professeur KatalinGonczol, Commissaire parlementairepour les droits de l’homme pour avoir“consacré personnellement un temps etune énergie considérables à la situationdes étrangers en Hongrie, en particulierceux dont la liberté de circulation a été li-mitée”. B

In MemoriamLeo Cherne

L eo Cherne, juriste, économiste et hom-me d’affaires, qui a fait du Comité in-

ternational de secours (IRC) l’une des plusgrandes institutions d’aide aux réfugiés aumonde, est décédé au début de l’année à l’âgede 86 ans. M. Cherne a été élu président del’IRC en 1951. Le Comité avait, au départ, étécréé dans le but de prêter secours à quelquesmilliers de personnes venues de France pen-dant l’occupation nazie. Quelques décenniesplus tard, l’organisation, dont le siège est àNew York, aidait des centaines de milliersde personnes à travers le monde. Les Etats-Unis ont décerné à M. Cherne la Médaillede la liberté en 1984, en hommage à “sa lut-te passionnée pour défendre la liberté del’homme et à son engagement en faveur desréfugiés”. B

L’œuvre de toute une vieEn reconnaissance d’une vie consacrée au service des plus nécessiteux, l’Académie d’Athènes a dé-

cerné la Médaille d’argent, sa plus haute distinction, à Hari Brissimi, qui a mené une longue car-rière au HCR. Lors de l’occupation allemande en Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale, elledistribuait des repas pour les enfants de Volos, sa ville natale. Professeur d’anglais, elle avait deman-dé à être payée en nourriture qu’elle donnait aux plus démunis. Alors qu’elle était étudiante auxEtats-Unis, elle a fondé une organisation qui envoyait des vêtements et de l’aide aux villages pauvresde Grèce. De 1955 à 1980, elle a travaillé au HCR, où elle a été la première femme promue au rang dedirecteur. Après avoir pris sa retraite, elle a activement pris part à la création, en 1989, du Conseilgrec des réfugiés, dont elle est la présidente élue.B

L’ouragan MitchL orsque “Mitch” s’est abattu sur l’Amérique centrale, les eaux de la rivière sont brusquement mon-

tées de 25 mètres dans le petit village de Wiliwili, au Nicaragua, qui a été littéralement détruit.Trois semaines après la catastrophe, Fabio Varoli, coordonnateur de l’aide alimentaire au sein de

l’équipe d’intervention d’urgence du HCR, arrivait dansla région sinistrée et mettait en place un projet à impactrapide afin de fournir des abris aux survivants. Selon Fa-bio, le projet a eu “un impact à la fois physique et psycho-logique car les habitants de ce village isolé ont comprisqu’ils n’avaient pas été abandonnés et qu’ils allaient à nou-veau avoir un toit”. Fabio a été le premier collaborateurdu HCR à participer à une équipe d’évaluation et de co-ordination des secours en cas de catastrophe (UNDAC).Le Programme des Nations Unies pour le développementenvisagerait de mettre en place des projets similaires.B

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Des campements de fortuneabritent les victimes au Nicaragua.

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L e 19e Jamboree scout mondial a ré-uni 34 000 scouts et guides de 160

pays, à Picarquin, au Chili, fin dé-cembre et début janvier. Présent, leHCR, qui a passé des accords avec l’Or-ganisation mondiale du mouvementscout et l’Association mondiale desguides et éclaireuses en vue de pro-mouvoir des projets communs en fa-veur des réfugiés, a pris part à diversesactivités d’information. Entre autres,des projections de vidéos, une expo-sition de photographies, l’animationd’ateliers, dont un jeu de simulationappelé “Passages”, dans lequel lesscouts et les guides ont été les “ac-teurs” d’une situation de réfugié ty-pe. Une conférence de presse sur lesdroits des réfugiés et les droits del’homme a été donnée en coopérationavec Amnesty International. B

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Jamboreede scouts auChili

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Afrique de l’Ouest, 1974 : la sécheresse dévaste les régions du Sahel. Le HCR sejoint aux opérations de secours. Près de la frontière entre le Mali et la Haute-Volta, après une distribution de céréales, les femmes et les enfants récupèrent lamoindre graine tombée dans le sable.

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