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PIERRE-ALEXANDRE PAQUET VIVRE L’EVEREST : LA COPRODUCTION DES CORPS, DU PAYSAGE ET DE L’ESPACE PROPRE AU KHUMBU NÉPALAIS Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A) DÉPARTEMENT D'ANTHROPOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2011 © Pierre-Alexandre Paquet, 2011

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PIERRE-ALEXANDRE PAQUET

VIVRE L’EVEREST : LA COPRODUCTION DES CORPS, DU PAYSAGE ET DE

L’ESPACE PROPRE AU KHUMBU NÉPALAIS

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie

pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A)

DÉPARTEMENT D'ANTHROPOLOGIE

FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2011

© Pierre-Alexandre Paquet, 2011

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Résumé

Ce mémoire porte sur la production des corps, du paysage et de l‟espace dans le Khumbu

népalais, région mieux connue par les touristes nombreux qui s‟y rendent sous le nom de

région de l‟Everest et où les Sherpas ont établi leur résidence depuis près de cinq siècles.

L‟analyse qui étaye cette étude puise conceptuellement dans le champ de l‟anthropologie

de l‟environnement.

Si d‟un coté le paysage du Khumbu témoigne de la riche texture des pratiques

traditionnelles des Sherpas, d‟un autre côté le développement actuel des moyens

touristiques au nom du dyptique de la conservation et du développement multiplie les

agents responsables de sa production et agrège le Khumbu dans un espace balayé par le

capitalisme. Ce mémoire témoigne des effets de la respatialisation du Khumbu sur la vie

de ses habitants et sur leur environnement. La gestion des ressources et la propriété du sol

sont des thèmes centraux à l‟argumentaire.

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iii

Abstract

This thesis scrutinizes the production of body, landscape, and space in the Khumbu region

of Nepal, better known internationally as the Everest region, where the Sherpas people

have established themselves for nearly five centuries. The analysis underpinning this study

draws its concepts from the field of the anthropology of the environment.

If on the one hand the Khumbu landscape mirrors the rich texture of traditional Sherpa

practices, on the other hand the current development of touristic means of production and

the engagement of both conservation and development initiatives multiply the total

numbers of social agents accountable for its production and aggregate the Khumbu in a

space swept by the capitalist mode of production. This thesis demonstrates the impacts of

the respatialisation of the Khumbu on the lives of its inhabitants and on their environment.

Moreover, natural resource management practices and land ownership count among the

central themes in the arguments.

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v

Remerciements

Je souhaite plus que tout à remercier les habitants du Khumbu pour l‟intérêt qu‟ils

ont porté à ma recherche et pour le soutien qu‟ils m‟ont accordé lors de mon séjour chez

eux. Leur curiosité et leur perspicacité m‟ont nettement permis de bonifier mes questions et

mes démarches. Anecdotiquement, je me souviendrai toujours du commentaire de Dawa

Sherpa de Khumjung, lui-même sociologue, qui m‟a reproché de ne pas toujours avoir un

crayon sur moi : « Quelle sorte d‟anthropologue es-tu ?», m‟a-t-il demandé dès le premier

jour ! La franchise des habitants du Khumbu est tout simplement merveilleuse, pour qui est

prêt à encaisser quelques leçons d‟humilité. Par ailleurs, en plus de m‟apprendre comment

devenir un meilleur chercheur, les habitants du Khumbu ont su me communiquer leur

amour pour la région de l‟Everest. Sans eux, je n‟aurais pu vivre l‟Everest comme je l‟ai

fait.

Pour leur participation particulière dans ma recherche, j‟aimerais adresser un merci

plus particulier à :

Ram Chandra, Dorji S., Lakpa Rai, Nava Raj, R.B. Gurung, C. P. Rimal et Meena S.

de Kathmandu, Dawa S. de Jiri, Dawa S. de Jumbesi, Pasang Chhutin S. et Doma S.

de Monjo, Kanti S., Phu Nuru S., Ang Phurba, Pasang S., Tika Ram Rai et Arjun

Bon de Lukla, Dorjee Lama, Palden S., Chhiring S., Mingma Chhanji S., Mingma S.,

Ranjeet Guru, Bedkumar Dhakal et Kapindra Rai de Namche, Ang Tshering S.,

Pasang S., Tenzing Tashi et Karma Goeling de Khumjung, Ang Tshering S. de

Khumjung, Toechin Nurbu de Lawudo, Ang Maya S., Ang Tshering S., Dawa S., Ang

Rita S. et Ang Nawa S. de Thamo, Chuldin S. et Pali S. de Thame Teng, Mingma

Nuru S. de Hongo, Lakhpa S. de Samde, Pemba Tshering rencontré à Bupsa et

Tshering rencontré à Gorak Shep, Francine d’Hawaii, Robert et Mark du Royaume-

Uni, Jérémie et Jean-Luc de la France, Manish de l’Inde.

Je remercie Milan Chhaudary et sa bande pour leur compagnie à Katmandou. Je vous

souhaite bonne chance dans vos projets d‟études. Vous savez que nos trajectoires se

rencontreront à nouveau bientôt. Je salue aussi cet étrange personnage dénommé David,

prospecteur d‟algues pour la confection d‟essences biologiques, pour son énergie, ses idées

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vi

révolutionnaires et pour les nombreuses rencontres imprévues et les discussions fortuites

mais tant appréciées qui furent comme un oasis de paix dans la cohue de Katmandou.

Je souhaite aussi dire merci à ces personnes qui me sont chères :

Audrey, ma compagne de vie, avec qui j‟ai parcouru l‟Inde et le Népal, mon cœur et mon

sourire qui m‟apprend tous les jours à être une meilleure personne.

Mon père Raymond et ma mère Gaétane, toute ma famille et mes amis, pour leur support

constant et leurs encouragements sentis.

J‟adresse une mention au passage à ceux, professeurs et étudiants, qui ont croisé mon

chemin au cours de ma maîtrise, de mon baccalauréat et de mon passage à l‟association des

étudiantes et des étudiants en anthropologie (AÉÉA) à l‟Université Laval pour la passion

qu‟ils ont envers la recherche et pour leurs généreuses critiques par rapport à mes propres

projets d‟étude.

Je n‟aurais su conduire ma recherche avec autant d‟assurance ni rédiger mon mémoire dans

sa présente forme sans avoir bénéficié à toutes les étapes de mon cheminement des conseils

éclairés de ma directrice, Sabrina Doyon. Son aide, son écoute et son sens de l‟humour

furent des outils précieux dans ma réussite. Sabrina, ces trois dernières années à travailler

avec toi sur une foule de projets tous plus stimulants les uns que les autres m‟ont permis de

grandir énormément : merci infiniment pour tout.

Cette recherche n‟aurait pu être possible sans le soutien financier du Centre de Recherche

en Sciences Humaines du Canada (CRSH), du Fonds Québecois de Recherche en Sociétés

et Culutre (FQRSC) et du Bureau International (BI) de l‟Université Laval.

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Table des matières

Résumé ................................................................................................................................................ i Abstract ..............................................................................................................................................iii Remerciements ................................................................................................................................... v Table des matières ........................................................................................................................... vii Table des figures ................................................................................................................................ ix Liste des acronymes ............................................................................................................................ x Vivre l‟Everest : Du corps, du paysage et de l‟espace du Khumbu népalais ...................................... 1

Introduction générale ...................................................................................................................... 1 Problématique ................................................................................................................................. 4 Organisation des chapitres .............................................................................................................. 7

Chapitre 1. Produire le milieu où l‟on vit : de la relation entre l‟humain et son environnement...... 11 1.1 Assises théoriques de la recherche.......................................................................................... 11

1.1.1 Habiter, résider, « s‟environner » .................................................................................... 12 1.1.2 Notes sur le corps............................................................................................................. 15 1.1.3 Le paysage : une somme de mouvements dialectiques .................................................... 19 1.1.3 L‟espace comme production : le perçu, le conçu et le vécu ............................................ 25

1.2 Méthodologie de la recherche ................................................................................................. 32 1.2.1 Question de recherche ...................................................................................................... 33 1.2.2 Objectifs de recherche ..................................................................................................... 33 1.2.3 Paradigme de la recherche et posture épistémologique ................................................... 33 1.2.4 Méthodes ......................................................................................................................... 36

1.2.4.1 Recension documentaire ........................................................................................... 36 1.2.4.2 L‟ethnographie .......................................................................................................... 38 1.2.4.3 L‟observation participante ........................................................................................ 44 1.2.4.4 Les méthodes d‟évaluation rapide ............................................................................ 49 1.2.4.5 Les entrevues semi-dirigées ...................................................................................... 51 1.2.4.6 Le jeu des photos ...................................................................................................... 53

1.2.5 Analyse par groupes agentiels, regrouper les agents entre eux ....................................... 54 Chapitre 2. Le Khumbu au pied de l‟Everest : d‟une vallée cachée à une aire protégée phare d‟un

État moderne ..................................................................................................................................... 59 2.1 « Going to Nepal » : éléments du contexte de l‟étude ............................................................ 63

2.1.1 Généralités sur le Népal ................................................................................................... 63 2.1.2 Notes sur le Solukhumbu ................................................................................................. 66

2.2 La nature du Khumbu et sa protection .................................................................................... 68 2.2.1 « Naturally Nepal » : des aires protégées pour le tourisme ............................................. 68 2..2 La « nature » dans le paysage du Parc National de Sagarmatha ........................................ 71

2.3 De la migration des Sherpas au Khumbu et des premiers siècles de leur occupation du

territoire ........................................................................................................................................ 74 2.3.1 La vallée cachée : le Beyul Khumbu ................................................................................ 74 2.3.2 Relations anciennes avec le royaume du Népal et fondation des monastères du Solu et du

Khumbu .................................................................................................................................... 79 2.3.3 Autres transformations du Khumbu en lien avec les réformes de l‟État ......................... 84

2.4 Le Beyul à l‟époque moderne : effondrement du commerce traditionnel et montée du

tourisme et de la conservation ...................................................................................................... 86 2.4.1 Fermeture de la frontière tibétaine ................................................................................... 86

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2.4.2 Ouverture du Khumbu au tourisme ................................................................................. 88 2.4.3 Décret du Parc national de Sagarmatha (PNS) et des zones tampons (ZT) ..................... 93

Synthèse du Chapitre 2 ................................................................................................................. 97 Chapitre 3. Habiter le Khumbu, produire le paysage ..................................................................... 101

3.1 Dans le sillon des glaciers, les villages du Khumbu ............................................................. 106 3.2 Un paysage d‟agriculture, d‟élevage et de commerce en transformation dans l‟Himalaya .. 110

3.2.1 Être chez soi au pied de l‟Everest .................................................................................. 110 3.2.2 La relation sacrée de coproduction liant les animaux, les forêts et les monastères ....... 114 3.2.3 Un paysage qui a pris un sens autour du yak ................................................................. 118

3.3 Un paysage touristique ......................................................................................................... 127 3.3.1 Les stations et les pâturages de saison : du communautaire au privé et de la division

entre la nature et la culture ...................................................................................................... 127 3.3.2 Les sentiers .................................................................................................................... 130 3.3.3 Les touristes et les activités touristiques esthétisantes ................................................... 136 3.3.4 Architecture et planification régionale .......................................................................... 144

3.4 Les ressources matérielles, spirituelles et divines en transformation ................................... 148 3.4.1 L‟imposition sur l‟extraction des ressources ................................................................. 148 3.4.2 Les esprits de la terre (lha) et les esprits de l‟eau (lhu) ................................................. 150 3.4.3 Le Yéti : incarnation divine ou abominable homme des neiges ? ................................. 153 3.4.4 Chomo Miyo Lang Sangma ........................................................................................... 158 3.4.5 Khumbi-Yul-Lha ........................................................................................................... 162

Synthèse du Chapitre 3 ............................................................................................................... 166 Chapitre 4. La respatialisation du Beyul Khumbu : les luttes pour les espaces touristiques et leurs

alternatives ...................................................................................................................................... 171 4.1 Du paysage himalayen du Khumbu à l‟espace des loisirs et de la fête ................................. 173 4.2 La production de l‟agent touristique ..................................................................................... 175

4.2.1 Le problème des représentations touristiques ................................................................ 177 4.2.2 Les guides voyages ........................................................................................................ 178 4.2.3 Les cartes ....................................................................................................................... 179 4.2.4 Le touriste-objet et le Sherpa-marchandise ................................................................... 181

4.3 Un nouveau plan de gestion pour le PNS : marchandisation et zonage ................................ 187 4.3.1 Marchandisation de la nature ......................................................................................... 189 4.3.1 Le zonage ....................................................................................................................... 192

4.4 Les filières et les nouveaux espaces de représentation ......................................................... 196 4.4.1 Développer un marché puis l‟incorporer ....................................................................... 199 4.4.2 Les paysans et les porteurs à la marge des marchés ...................................................... 202 4.4.3 Participation locale et conservation environnementale.................................................. 205 4.4.4 Production des monastères et des hôtels dans l‟espace touristique ............................... 209 4.4.5 Les pèlerinages et les savoirs bouddhistes ..................................................................... 211 4.4.6 L‟éducation et l‟émigration ........................................................................................... 215

Synthèse du Chapitre 4 ............................................................................................................... 217 Conclusion. L‟apport de l‟anthropologie à la réflexion sur le devenir du Khumbu et sur ses

questions socioenvironnementales .................................................................................................. 221 Annexe 1. Description des 47 photos utilisées dans l‟exercice photographique ............................ 233 Bibliographie .................................................................................................................................. 235

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ix

Table des figures

Figure 1 – Avez-vous l‟impression que vous vous trouvez dans un Parc ? ...................................... 71

Figure 2 - Les vallées du Khumbu formant un W (Source DNPWC 2005) .......................... 103

Figure 3 - Cabinet ministériel au pied de l'Everest (source: AFP) ................................................. 107

Figure 4 - Chhukung au pied de l‟Ama Dablam ............................................................................. 107

Figure 5 - Village de Thamo et vallée de la rivière Bothe .............................................................. 123

Figure 6 - Circuit du fromage de Numbur ...................................................................................... 133

Figure 7 – Kani à l‟arrivée de Namche Bazaar ............................................................................... 151

Figure 8 - Fresque représentant des montagnes infestées de Yétis (tirée de Bjonness 1986) ......... 156

Figure 9 - Chomo Miyo Lang Sangma ........................................................................................... 160

Figure 10 - Khumbi Yul Lha .......................................................................................................... 163

Table des cartes

Carte 1 - Esquisse des sentiers de Jiri à Tumligtar et du Khumbu (source : Google 2010) .............. 41

Carte 2 - Principaux sentiers du Khumbu (source : Explore Alpine Adventure) ............................. 42

Carte 3 - Le Parc national de Sagarmatha et sa zone tampon (source : DNPWC) ........................... 72

Carte 4 - Le Solukhumbu népalais (source : Wikipedia Commons) .............................................. 102

Carte 5 - Les aires protégées du Népal (source : MoFSC) ............................................................. 102

Carte 6 - Principaux villages du Khumbu (source: Stevens 1993a) ............................................... 112

Tableaux

Tableau 1 – Points de vue comparés, les touristes et les Sherpas ................................................... 141

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x

Liste des acronymes

AFP Agence étasunienne de presse libre (American Free Press)

DNPWC Département des Parc Nationaux et de la Conservation de la Faune du

Népal

HKKH Partenariat de Hindu Kush-Karakoram-Himalaya, organisation non-

gouvernementale (ONG)

ICIMOD Centre International de Développement Intégré des Montagnes

IUCN Union Internationale pour la Nature

KEEP Projet d‟éducation environnementale de Katmandou (ONG)

MoTCA Ministère du Tourisme et de l‟Aviation Civile du Népal

MoFSC Ministère des forêts et de la Conservation du Sol du Népal

ONU Organisation des Nations Unies

PNS Parc National de Sagarmatha (SNP en anglais)

SPCC Comité de contrôle de la pollution de Sagarmatha (ONG)

TMI L‟Institut de la montagne (ONG)

TRPAP Programme touristique d‟atténuation de la pauvreté rurale (pan de l‟UNDP)

UNESCO Organisation des Nations-Unies pour l‟Éducation, la Science et la Culture

UNDP Plan des Nations-Unies pour le Développement

UNEP Plan des Nations Unies pour l‟Environnement

UNWTO Organisation des Nations-Unies pour le tourisme

WWF Fonds pour la conservation de la nature/World Wildlife Fund

ZT Zone Tampon

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1

Vivre l’Everest :

Du corps, du paysage et de l’espace du Khumbu népalais

Introduction générale

Le 14 décembre 2010 en fin d‟après-midi, tandis que l‟ombre des crêtes

montagneuses se répandait comme une tache d‟huile sur la rivière Bothe au Sud et

obscurcissait le toit jaune du monastère de Thamo à l‟Ouest, je suis allé rendre visite à

Mingma en compagnie de qui les discussions prennent toujours les tournants les plus

animés. Mingma et moi partagions un amour inconditionnel pour le travail en montagne,

ayant pour ma part déjà été guide de randonnée dans les Rocheuses Canadiennes et lui, de

son coté, étant rien de moins que guide sur l‟Everest, comptant sept expéditions et six

sommets à son actif. Nous étions assis autour d‟un pot de la bière de riz (chang) que

Mingma fermente artisanalement dans des barils de plastique ayant auparavant servi à

conserver les vivres des expéditions sur l‟Everest. Nous enveloppait la lumière de l‟un des

deux petits bulbes électriques de sa maison de thé. Y venaient trinquer au passage les

porteurs des localités avoisinantes descendus pour accomplir leurs affaires au marché de

Namche Bazaar situé à une heure et demi en aval de la rivière Bothe. Nous entouraient

également l‟essentiel des possessions de Mingma : des piles de couvertures, d‟immenses

urnes de cuivre héritées de ses parents, traditionnellement des symboles de richesse, des

certificats de l‟Association de la montagne du Népal prouvant ses accomplissements en

tant que guide de haute altitude.

J‟avais du travail pour Mingma. Je voulais qu‟il m‟accompagne dès qu‟il le

pourrait : nous irions visiter de ses amis, des membres de sa belle-famille, des

connaissances à lui dans le village de Thame situé à une heure de marche en amont, sur la

rivière Bothe toujours. Je souhaitais entrer en contact avec des Sherpas ne vivant pas du

tourisme et Mingma allait me permettre d‟y arriver. Mingma connaissait mon schéma

d‟entrevue pour y avoir gracieusement répondu auparavant. De plus, Mingma jugeait que

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l‟idée était excellente : il s‟accordait avec moi sur le fait que des Sherpas ne travaillant pas

dans l‟industrie touristique allaient témoigner d‟expériences socioenvironnementales

différentes de celles dont il m‟avait lui-même entretenu.

L‟accord était quasiment convenu entre Mingma et moi lorsque je lui présentai le

nœud de mes préoccupations par rapport à son embauche. En transcrivant le contenu de

l‟entrevue que Mingma m‟avait accordé, je m‟étais aperçu qu‟il répondait avec difficulté

aux questions concernant le concept d‟« environnement » et ce bien qu‟il en connaissait

par ailleurs un lot sur la gestion et la consommation des matières ligneuses, sur les projets

hydroélectriques, sur les régimes pluviométiques et nivométiques, sur les transactions

foncières propres au Khumbu.

C‟est alors que, plus de quatre mois après avoir entamé l‟exploration des aires

protégées de l‟Inde et du Népal, après notamment deux séjours de longue durée dans le

Parc National de Sagarmatha (PNS) qui était l‟endroit de mon terrain de recherche, je me

retrouvais en proie avec un problème épineux. Je découvrais pour le moins tardivement

qu‟il n‟y avait pas d‟équivalent en langage sherpa (dit lui aussi le « sherpa ») pour le terme

d‟environnement. Le même soir, j‟allai vérifier auprès d‟un groupe d‟amis qui m‟était

connu. Ceux-ci s‟étaient réunis pour l‟occasion d‟une partie de marij, un jeu de cartes

populaire au Népal. Deux d‟entre eux travaillaient pour la compagnie d‟électricité locale,

dont l‟un, un jeune ingénieur du nom de Lhakpa, était aussi un membre actif de la maison

des jeunes du village, le troisième possédait un hôtel et siégeait au comité de la Zone

Tampon (ZT) du PNS, tandis que le dernier était policier, venu des basses terres du Népal

et mobilisé au Khumbu pour une année de service. D‟aucun pouvait me donner la

traduction en langue sherpa du terme « environnement ». Qu‟est-ce que cela impliquait

pour ma recherche, laquelle portait spécifiquement sur le thème des relations

socioenvironnementales, me demandais-je ? Pourquoi n‟avais-je pas appris plus tôt

l‟existence de ce problème, lors de mes lectures préparatoires au terrain, ou plus

simplement, pourquoi ne me l‟avait-on pas dit ?

Je ne compte plus les heures de réflexion et de travail qui ont découlé de cet

événement devenu une prise de conscience. Au cours des dernières semaines de mon

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terrain plus particulièrement, je me demandais si je devais m‟évertuer à trouver une

traduction au terme d‟environnement. Est-ce ce que faisaient les organisations non-

gouvernementales environnementales (ONGs environnementales) œuvrant au Khumbu ?

Dans le but de m‟assister dans mes efforts de compréhension, Dawa, l‟ingénieur

membre de la maison des jeunes de Thamo déjà cité, m‟avait soumis l‟idée de « Ngu

Lumbi Mila » : « l‟environnement », m‟affirmait-il. Ce jeune ingénieur avait à cœur la

notion d‟environnement. Il s‟était déjà proposé en tant que bénévole auprès de projets

proposés par des ONGs internationales parlant d‟environnement et d‟ONGs locales

désignant ce dit concept d‟environnement par le mot népalais de « batewaran ». Mingma

mon interprète et aide de recherche, pour sa part, contestait la traduction de « Ngu Lumbi

Mila ». Il disait que cela signifiait « je suis l‟homme de ce village », ou « je suis l‟homme

entouré par mon village ». Il prétendait que cela n‟avait aucun sens.

J‟ai depuis cet épisode, c‟est-à-dire depuis cette rencontre avec le problème sherpa

de l‟environnement, délaissé l‟idée que la traduction du terme « environnement » allait me

faire comprendre ce qu‟est l‟« environnement » de Mingma le guide-interprète ou de Dawa

l‟ingénieur. Certes, dès le chapitre suivant, je définirai théoriquement ce à quoi je fais

référence quand j‟utilise le terme d‟environnement dans ma rédaction. D‟ailleurs, j‟ai la

prétention que la définition que j‟y donne s‟accorde bien avec la vie vécue des Sherpas,

parce que justement celle-ci est relative à la vie vécue : elle entoure en quelque sorte

« l‟homme et son village ». Or, l‟environnement est aussi, dans le cadre de cette recherche,

quelque chose que l‟on désire au Khumbu, en cela une « chose » comparable au

développement. Parce qu‟il est de plus en plus investi par des projets du PNS et d‟ONGs

collaboratrices au PNS ou au gouvernement du Népal, l‟environnement prend de

l‟expansion au Khumbu. Il devient un moyen de tirer des bénéfices monétaires, qui par le

tourisme, qui par le travail pour des projets dits « environnementaux ». L‟environnement

aujourd‟hui devient aussi le terrain privilégié des négociations entre des spécialistes, des

propriétaires et des entrepreneurs, des agents touristiques et des ONGs, négociations qui

ont un impact probant sur le devenir du Khumbu. En ce sens, cette étude questionne la

tension entre un environnement dans lequel on vit, qui s‟observe dans le paysage, et un

environnement qui est transformé et respatialisé dans des processus de production

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marchande et capitaliste, processus qui dans le Khumbu trouvent leurs moyens

d‟accomplissement dans les stratégies et les outils de l‟industrie touristiques, du

développement et de la conservation.

Problématique

Le Mont Everest, culminant à 8 848 mètres au dessus du niveau moyen de la mer1,

est le point le plus élevé de la surface terrestre. Au pied de son massif, dans une région

appelée Khumbu, c‟est-à-dire en langage sherpa « région du haut », une foule d‟agents

sociaux s‟activent au gré des saisons, qui pour le profit touristique, qui pour la poursuite

d‟un mode de vie traditionnel hérité de ses aïeux, qui pour y vivre l‟aventure d‟une vie le

temps de ses vacances. Les pratiques quotidiennes des agents du Khumbu transforment

leur milieu de vie et ces agents, dialectiquement, adaptent la conduite de leur vie au

perpétuel devenir du monde qui survient autour d‟eux.

Le Mont Everest occupe une place prépondérante dans le paysage touristique

contemporain (Ortner 1999, Frohlick 2003) et tombe dans la mire d‟une pléthore de

groupes environnementaux (HKKH 2009, UNESCO 2003). Au même titre que la majorité

de ceux qui ont développé un intérêt pour la région de l‟Everest, j‟ai d‟abord assimilé la

renommée de la montagne par le prisme des récits concernant les multiples tragédies

s‟étant déroulées sur ses flancs depuis la fin du XIXe siècle, tragédies ayant mené à la

publication de maintes œuvres de la littérature d‟aventure et d‟au moins autant d‟articles

scientifiques en anthropologie, en géographie humaine et en économie (Elmes et Frame

2008, Elmes et Barry 1999, Ortner 1999, Frohlick 2003, Byers 2005, DeWalt et Boukreev

1998, Krakauer 1998). Everest est un massif convoité par les ascensionnistes et les

randonneurs de toute provenance : en effet, son paysage qui résonne encore des

événements géologiques et humains du passé est aujourd‟hui de plus en plus dominé par le

tourisme qui s‟est rapidement développé au Népal dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Pour ses commentateurs, l‟histoire de l‟Everest est devenue synonyme d‟aventure

1 J‟utilise les chiffres officiels au Népal, en général les plus utilisés.

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occidentale, en dépit du fait que la région soit depuis plus ou moins un demi-millénaire le

lieu de résidence des Sherpas, groupe ethnique d‟origine tibétaine et de religion bouddhiste

vivant traditionnellement de l‟agriculture, de l‟élevage du yak et du commerce

transhimalayen. Le Khumbu, visiblement le milieu de vie de populations d‟ethnie sherpani2

est aujourd‟hui respatialisé dans l‟espace du tourisme capitaliste à l‟échelle nationale et

internationale. Quelle incidence ont les transformations des relations productrices du

paysage et de l‟espace sur la notion d‟environnement ?

Sous les conseils et la direction de la professeure Sabrina Doyon, j‟ai profité de

mon projet de recherche à la maîtrise afin d‟élargir les limites du débat sur la question de

l‟« environnement » propre à la région de l‟Everest. L‟objectif premier a été celui de

trouver une approche anthropologique critique et innovante apte à creuser la question de la

production des univers socioenvironnementaux au-delà des apparences d‟inéluctabilité et

de naturalité dont se drape le tourisme d‟aventure occidental dans la région du Khumbu.

Sur mon terrain d‟étude, au creux des défilés étroits entourés de pics montagneux, dans les

villages reculés du Khumbu, j‟ai pu observer que les parcours et les itinéraires des agents

sociaux de l‟endroit s‟enchevêtrent et s‟entremêlent et produisent un paysage richement

marqué par les relations interpersonnelles et les relations socioenvironnementales qui

constituent la vie vécue localement. J‟ai constaté que l‟action quotidienne complexe et

intriquée des agents du Khumbu brode entre eux et leur milieu, qu‟il soit entendu en tant

que lieu de résidence ou en tant que destination vacancière, un motif de sens pratique,

d‟émotions et de sensations dont se charge la notion d‟environnement. Alors que des

spécialistes de tous les horizons scientifiques et disciplinaires conçoivent l‟environnement

de l‟Everest comme une aire réservée pour la conservation de l‟environnement ou comme

un haut lieu de l‟industrie touristique, je discerne pour ma part dans la diversité des

expériences vécues au Khumbu le caractère d‟un espace contesté et négocié au quotidien,

un espace qui d‟une part accuse un passé riche d‟histoires spécifiques et qui d‟autre part est

mis devant un avenir ouvert sur le monde. C‟est très précisément le témoignage du paysage

(en tant que passé latent dans le présent) et la production de l‟espace (en tant que présent

précurseur de l‟avenir) qui seront questionnés dans mon mémoire. L‟intérêt est d‟en arriver

2 Sherpa, nom propre, mais aussi adjectif : m.s., sherpa; m.p., sherpas; f.s., sherpani; f.p. sherpanis.

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à comprendre comment de multiples acteurs tous différents les uns des autres produisent

l‟espace qui les produit en retour.

L‟intérêt d‟enquêter sur le Khumbu est multiple. Les agents qui y évoluent sont

nombreux : ils sont moines, paysans, touristes, guides, porteurs, agents du gouvernement

du Népal et agents d‟ONGs. Leur seule diversité fait du Khumbu un terrain effervescent du

point de vue de toute recherche en sciences sociales. De plus, l‟évolution et l‟histoire de la

région conjuguent les aléas de la modernisation hindouïsante du Népal, les bonnes et les

mauvaises fortunes des populations tibétaines et la croissance simultanée des besoins

d‟aventure de l‟industrie touristique capitaliste et des marchés liés à cette industrie. À ce

titre, le Khumbu offre un contexte de recherche fébrile de transformations sociales et

environnementales.

Ma question de recherche vise à comprendre comment les dynamiques de

production, qu‟il s‟agisse de production traditionnelle, touristique ou capitaliste,

surviennent dans le Khumbu entre les agents qui y vivent et transforment et ces agents et

leur milieu de vie.

Je questionne comment le paysage se veut le reflet du milieu de vie et de pratique

négocié entre des organismes, des corps, des agents et ce qui les environne ; comment dans

ce paysage se distinguent entre eux des groupes d‟agents sociaux ; comment le paysage

local s‟inscrit dans un mode de production défini à l‟échelle internationale, c‟est-à-dire

comment le Khumbu évolue dans un espace produit par le tourisme pour les besoins

d‟expansion du capitalisme.

Succinctement, mon problème de recherche anthropologique trouve sa pertinence

dans le fait qu‟il amène un point de vue nouveau sur un Khumbu par ailleurs déjà fort

commenté dans le domaine de sciences sociales. Si les théories spatiales ont déjà été

appliquées aux questions socioenvironnementales en anthropologie (West 2006, West et al.

2006, Doyon 2008 et 2010), leur articulation avec les approches phénoménologiques et les

concepts de corps et de paysage demeurent liminaires. À cet endroit, mon mémoire vient

apporter sa contribution à la réflexion.

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Organisation des chapitres

Je consacre le Chapitre 1 à la présentation des fondements théoriques de ma

recherche, à l‟énonciation de la question et des objectifs de la recherche et à l‟explicitation

de la méthodologie et des méthodes employées afin de répondre à cette dite question et ces

dits objectifs. Les objectifs de la recherche relèvent de l‟exploration des représentations

circulant à l‟endroit du Khumbu, de l‟examen des relations dialectiques et pratiques

survenant entre des corps et leur environnement au Khumbu et de la compréhension des

dimensions spatiales de la production au Khumbu.

Dans le Chapitre 2, je présente une partie des résultats de mon travail de recension

documentaire et de recherche bibliographique, laquelle détaille le contexte de ma

recherche. Je traite dans un premier temps des développements historiques contingents à la

situation et à la position du Khumbu entre le Tibet et le Népal. Dans un deuxième temps,

j‟évoque les particularités des aires protégées au Népal de même que je décris le monde

biophysique caractérisant le Khumbu. Suit dans un troisième temps l‟exploration des récits

de l‟établissement des Sherpas dans la région du Khumbu. L‟effondrement du commerce

traditionnel entre le Tibet, le Khumbu, le Népal et l‟Inde, l‟ouverture du Népal et du

Khumbu au tourisme, et la promulgation du Parc National de Sagarmatha sont les éléments

que j‟aborde dans un quatrième temps de la mise en contexte de ma recherche. De la sorte,

le Chapitre 2 pose les jalons essentiels à la compréhension de la formation d‟un paysage et

d‟un espace à la rencontre du Khumbu et du travail de ses habitants.

Le Chapitre 3 me permet d‟expliquer comment le paysage du Khumbu s‟est formé

et transformé en un milieu de vie à la rencontre des corps et de leur environnement. Mon

approche dans ce chapitre a ceci de particulier qu‟elle chemine entre les éléments du

paysage (les glaciers, les villages, les sentiers, les monastères, les forêts, les esprits et les

divinités) en gardant toujours comme point de référence la concrétude des pratiques qui les

concernent. Au fil de la discussion, la richesse des relations socioenvironnementales

survenant au Khumbu sera exposée et la source de l‟adéquation entre les corps et leur

environnement au Khumbu trouvera son principe générateur : la pratique in situ d‟activités

qui non seulement dépendent de ressources environnementales, mais qui sont aussi à la

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base de l‟épanouissement de ces ressources dans un treillis complexe et intriqués de

relations socioenvironnementales soucieuses du devenir de la région au pied de l‟Everest.

Je réserve le Chapitre 4, dernier chapitre de mon mémoire, à l‟explication des

processus qui généralisent l‟insertion des multiples aspects et des innombrables relations

socioenvironnementales du Khumbu dans la production de l‟espace touristique capitaliste

mondial. En effet, j‟observe à l‟analyse que les transformations actuelles des relations

socioenvironnementales dans le Khumbu ont pour point de départ et pour ligne d‟arrivée la

création d‟un espace qui est largement défini par l‟accroissement des échanges marchands,

l‟augmentation de la production de marchandises de même que l‟intensification de la

compétition (et des inégalités sociales) au sein des producteurs du Khumbu. Les

ramifications socioenvironnementales de ce processus de production d‟un espace

capitaliste touristique seront invoquées au Chapitre 4.

Le produit final qu‟est ce mémoire ajoute à une foisonnante littérature scientifique

et profane sur les caractéristiques et les transformations socioenvironnementales actuelles

de l‟Himalaya en général et du Khumbu en particulier. Il jette aussi les bases à une

réflexion scientifiquement et philosophiquement fondée les notions de corps, de paysage et

d‟espace, mais aussi, comme je l‟exposerai dans la conclusion générale de ma rédaction,

sur les questions d‟équité et de justice dans les modes de vivre et la production des milieux

de vie.

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Chapitre 1.

Produire le milieu où l’on vit : de la relation entre l’humain et son

environnement

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Chapitre 1.

Produire le milieu où l’on vit : de la relation entre l’humain et son

environnement

1.1 Assises théoriques de la recherche

Ayant pour objectif de saisir la complexité des relations socioenvironnementales

façonnant le Khumbu népalais, je brode la trame de ce chapitre grâce à des notions

dérivées d‟approches en anthropologie de l‟environnement, au centre desquelles se trouve

la « dwelling perspective », cette « approche résidentielle » proposée par l‟anthropologue

Tim Ingold et qui elle-même emprunte à de multiples disciplines telles la philosophie,

l‟éthologie et la psychologie de la perception. Je ne m‟encombre pas toutefois dans ma

rédaction de la lourdeur de la traduction la plus stricte désignant cette approche : je

réfèrerai à la « dwelling perspective » en employant les termes d‟habitation et de résidence,

ainsi que leurs dérivés lexicographiques, en toute simplicité.

En guise de complément à « l‟habiter », je mobilise une autre théorie non

conventionnelle, élaborée pareillement par un esprit non conformiste. La réflexion et

l‟analyse de la « production de l‟espace » du sociologue, philosophe et géographe marxiste

Henri Lefebvre procure plus de profondeur critique aux considérations inhérentes à

l‟habitation. À l‟identique des idées d‟Ingold, celles de Lefebvre ont été abondamment

commentées par les chercheurs en sciences sociales, en sociologie, en géographie humaine

et en anthropologie. Dans les pages qui suivent, j‟échafaude un cadre théorique intégrant

les notions d‟habitation et de production de l‟espace à partir des travaux s‟étant révélés les

plus pertinents à mon étude des relations socioenvironnementales dans le contexte

himalayen propre au Khumbu népalais.

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1.1.1 Habiter, résider, « s’environner »

The immersion of an organism-person in an environment or lifeworld is an

inescapable condition of existence. From this dwelling perspective, the world

continually comes into being around the inhabitant, and its manifold

constituents take on significance through their incorporation into a regular

pattern of life activity. Ingold 2000 : 153.

Dans un article publié en 2008, Ingold résume avec une élégante concision la

question qui anime ses activités de recherche depuis près de trois décennies. Ce qu‟il

cherche à comprendre, c‟est ce que l‟on désigne par l‟environnement d‟un animal et, plus

particulièrement, ce que peut posséder de particulier l‟environnement de cet animal que

l‟on nomme l‟humain (Ingold 2009 : 142). Toute question relevant de l‟habitation d‟un

environnement par un organisme, animal humain ou non-humain, est double ou, plus

précisément, dialectique : comment l‟environnement d‟un animal influence-t-il les activités

de ce dernier et comment les activités d‟un animal affectent-elles en retour son

environnement ? Les questions qui m‟animent sont des questions d‟habitation : comment

habite-t-on dans le monde, comment le Khumbu est-il devenu un milieu de vie habitable,

comment s‟expriment et se concrétisent les projets individuels et collectifs de résider dans

le monde et dans le Khumbu ?

Comment définir l‟habiter ? L‟expression la plus dépouillée du sens de « résider »

et d‟« habiter », Ingold la trouve dans la philosophie phénoménologique de Martin

Heidegger : « résider », ce n‟est pas occuper un monde déjà bâti, mais bien produire un

espace où l‟on puisse cohabiter et faire usage du monde (Ingold 2008 : 1797). Assez

récemment, Ingold a laissé entendre qu‟il regrette l‟utilisation du terme « dwelling » et lui

préfère maintenant celui de « inhabiting » (Ingold 2005 : 507 et 2008 : 1808 n. 11). Pour

ma part, je conserve au centre de ma théorie le terme de « dwelling » (résider, demeurer),

justement parce que la critique que lui adresse Ingold en souligne selon moi les forces

plutôt que les faiblesses. Ingold reproche au « dwelling » de renvoyer vers l‟idée d‟un lieu

fixe, d‟un espace territorialisé, alors qu‟il tente plutôt dans ses travaux d‟expliquer le

développement conjoint des organismes vivants et de leur environnement, c'est-à-dire

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d‟expliquer la perméabilité des organismes au monde dans lequel ils sont immergés et la

fluidité des relations socioenvironnementales (Ingold 2008 et 2009). Or, il existe dans la

région de mon étude, c‟est-à-dire dans le Khumbu népalais, des liens probants entre le

codéveloppement d‟un agent et de son environnement et l‟action d‟« habiter » un lieu, le

projet d‟y « résider » à long terme, de s‟y fixer et de lutter pour y conserver ses droits

d‟accès au territoire et à l‟usage de ses ressources. Fort de ces constatations, je me permets

dans ma présentation de jouer subtilement sur ces termes d‟habiter et de résider afin de

nuancer mon propos.

Mais quel est au juste cet environnement que l‟on transforme au fil du temps en un

milieu de vie habitable ? L‟environnement est, littéralement, un entourage : c‟est ce qui

environne un organisme. « My environment is the world as it exists and takes on meaning

in relation to me, and in that sense it came into existence and undergoes development with

me and around me » (Ingold 2000 : 20). L‟environnement est relatif à l‟organisme, et vice

versa. La relation qui tient ces deux termes en est une de coproduction : il s‟agit d‟un

processus de croissance et de développement qui n‟est jamais terminé.

Sur une autre note, tout au long de ma rédaction, j‟utilise la notion de lieu en tant

qu‟unité paysagère. Tandis que le paysage est un ensemble complexe et intriqué

d‟éléments biophysiques et sociaux enchâssés les uns dans les autres, un lieu est un endroit

dédié à la réalisation d‟une activité particulière par certains agents pour une durée

déterminée. Un lieu est une partie du paysage dont la concrétude possède un caractère

passager, éphémère, immanent mais évanescent. L‟activité regroupant des agents dans un

lieu et prêtant vie à ce lieu n‟a ni le caractère visible et matériel d‟un artefact, ni le

caractère de « milieu de vie » qu‟a acquis le paysage du Khumbu au fil de son évolution et

de son histoire. Les lieux du Khumbu peuvent être un champ au temps des récoltes, un

village en liesse lors d‟un festival, un sentier pour la randonnée, une chambre d‟hôtel pour

une nuitée, etc. Ces lieux, considérés dans leur ensemble, constituent autant de clés pour la

compréhension du paysage. Le lieu, en anglais « place », met en relation des corps et

n‟existe que dans l‟action des corps (Casey 1996 : 34). Par rapport au lieu, le paysage a une

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capacité d‟hystérésis3 beaucoup plus marquée : il s‟agit d‟un artefact social se prêtant à

l‟analyse, un artefact révélateur des relations socioenvironnementales sans cesse

retravaillées dans une infinité de lieux organisés entre eux par la pratique.

Quant-à-elle, l‟idée de région dans cette étude renvoie à des séries de lieux définis à

la lumière d‟un aspect qu‟ils possèdent en commun et qui les rend comparables. La région

renvoie au paysage, avec la dérogation que la région n‟est informée que par une théorie ou

une perspective singulière. Une région peut être hydrographique ou géologique, elle peut-

être définie en tant qu‟aire culturelle à l‟aulne de caractéristiques distinguant ses

populations. La région est un a priori théorique, un regard porté sur le paysage qui, plutôt

que d‟approcher ses aspects imbriqués de façon holiste, le divise et le fonctionnalise.

La théorie de l‟habitation et de la résidence, parce que de nature dialectique,

s‟oppose aux divisions conceptuelles entre le corps et son environnement, entre la

« nature » et la « culture ». Elle pose comme prémisse que le corps-organisme est toujours

engagé, toujours immergé dans son milieu de vie, toujours attentif à ce qui l‟entoure et à ce

qui devient son environnement au gré des interactions qui les lie l‟un à l‟autre ainsi qu‟à

d‟autres corps et d‟autres organismes (Ingold 1993 et 2000, Dunkley 2007). Ainsi les

« fonctions » et les caractéristiques du corps ainsi que celles de son environnement ne sont

pas intrinsèques à l‟un ou à l‟autre de ces termes ; au contraire, elles sont évoluées, sans

cesse retravaillées au contact des deux termes. Cette théorie environnementale de l‟habiter

soutient que le milieu de vie est vécu et perçu par ses résidents grâce à la pratique et à la

performance d‟activités imbriquées dans l‟infinie transformation du monde : « in dwelling

in the world, we do not act upon it, or do things to it; rather we move along with it. Our

actions do not transform the world, they are part and parcel of the world‟s transforming

itself » (Ingold 1993 : 164). Comme cette recherche s‟intéresse à la façon dont un milieu de

vie, le Khumbu, lui-même constitué de toute une série de lieux activement interconnectés

entre eux (éphémèrement, dans des « régions », ou plus durablement, par la formation d‟un

paysage particulier), est à la fois transformé par la poursuite d‟activités économiques

3 Selon la caractérisation d‟un habitus par Bourdieu (1980), cf. plus bas, section 1.1.2 sur le corps. La

capacité d‟hystérésis d‟un objet (un paysage, un corps) lui permet de retarder les effets d‟une cause, de retenir

en mémoire les causes d‟un changement donné et d‟en produire les effets qu‟après un délai, c‟est-à-dire, par

extension, de conserver les causes et les effets du changement en soi.

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traditionnelles et touristiques – avec leurs pratiques, leurs conventions et leurs marchés

propre – et change en retour, c‟est-à-dire dialectiquement, ceux qui habitent le Khumbu,

« l‟habitation » est un choix théorique qui s‟impose.

1.1.2 Notes sur le corps

Mon intérêt pour le corps découle de ma volonté de comprendre comment un

organisme prend place dans son milieu de vie, mais aussi de mon désir de doter la réflexion

portant sur l‟habitation d‟une approche qui soit valide et d‟intérêt autant pour les sciences

sociale et l‟anthropologie que pour les sciences physiques telles la biologie et l‟écologie. Je

suis de ceux qui conçoivent la perception du paysage en tant qu‟activité corporelle (« a

whole body-activity », Ingold 2000 cité dans Macpherson 2005) sur la base de ce que le

monde perçu cristallise le travail actif sur la matière des multiples agents humains et non-

humains l‟habitant et qu‟il exhibe aussi, ce monde perceptible, la patine assumée ou

imposée au fil du temps par divers événements et éléments physiques. Le monde ne peut

être connu sans référer à l‟expérience éprouvée empiriquement par les agents engagés dans

l‟acte d‟habiter et dans un travail quotidien, un projet de résidence. Pour cette raison, le

concept d‟habitation ne peut être disséqué sans avoir recours à d‟autres construits

théoriques, tels le corps, mais aussi l‟habitus et l‟incorporation de l‟expérience. Je

m‟attarde dans la présente section sur ces concepts parce qu‟en plus de revenir à point

nommé dans les chapitres subséquents de ce mémoire, ceux-ci fournissent des pistes à la

compréhension de ce qu‟est le paysage. Cette progression du corps vers le paysage, de

l‟agent vers son contexte d‟existence, donne la direction générale de ma ligne théorique

tout comme elle organise le déroulement de la présente section.

Le cadre théorique que j‟élabore autour de la question de l‟habiter appartient à cet

ensemble nommé théories de la pratique dont on peut retracer les soubassements aux écrits

de Marcel Mauss sur le corps (cf. Les techniques du corps, Mauss 1966). Encore

aujourd‟hui, peu d‟objets sont aussi problématiques pour les sciences que ne l‟est le corps

– un constat que j‟étends à ce qui environne les corps, c‟est-à-dire, littéralement, à leur

environnement. Manifestement investie de théories biologiques, la production du corps

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demeure inextricablement enchevêtrée dans le social. Mauss a su, à partir d‟observations et

d‟expériences de première main, rendre compte de l‟existence d‟un travail historique

collectif entourant la production du corps, de ses dispositions et de ses techniques (Mauss

1966 : 366). Dans la sociologie maussienne de la pratique, le corps est à la fois objet

technique (Schlanger 1991) et engagé dans son milieu, dans la production de ce dernier.

De par ses travaux sur le corps et l‟habitus, qu‟il définit en tant que répertoire de gestes et

de mouvements partagé par une société (Mauss 1979 cité dans Ingold 2000 : 427 n. 2),

Mauss est devenu le précurseur d‟une théorie de la pratique dont on doit à Bourdieu la

reprise et la poursuite4.

Évitant les écueils de l‟idée du corps déterministe du social5, le sociologue et

anthropologue français Pierre Bourdieu s‟occupe à redéfinir la notion d‟habitus à la suite

de Mauss. Plus qu‟une collection de gestes socialement ancrée, l‟habitus bourdieusien agit

comme un système de dispositions durables marqué d‟une propriété d‟hystérésis. Les

activités corporelles recoupent un ensemble de principes inculqués collectivement

(Bourdieu 1977 : 72 cité dans Csordas 1988 : 11). La formule lapidaire de Bourdieu est que

l‟habitus est un ensemble de « structures structurées prédisposées à fonctionner comme

structures structurantes » (Bourdieu 1980 : 88). L‟habitus saisit la présence concomitante

et simultanée d‟un cadre pour l‟apprentissage (« structure des pratiques et représentations

inculquées »), de rencontres et d‟interactions (« collectivement »), de processus de

transformations (« principes de génération ») dont le produit, le corps mais aussi ce qui

l‟environne, n‟est pas évanescent et sans concrétude jusque dans sa latence (« ensemble de

dispositions durables » ; Bourdieu, Ibid.). Dans le texte bourdieusien, l‟habitus est un

ensemble de dispositions, schèmes d‟action et de perception que l‟individu acquiert à

travers son expérience de la société et des lieux où elle se réalise. Ces schèmes ne sont pas

4 L‟anthropologie est redevable à Mauss en ce qui a trait à la prise en compte du rôle des substrats matériels

et corporels dans la formation des collectivités (Descola 2001 : 3).Toutefois, la théorie des techniques du

corps de Mauss n‟a pas abouti. À ce sujet, se référer d‟abord à Bourdieu (1997) pour une appréciation

critique de la philosophie de la pratique de Mauss. Voir ensuite Ingold (2000 : 352) qui reproche à Mauss de

considérer le corps indépendamment de son environnement. 5 La théorie bourdieusienne offre en effet une alternative aux approches cognitivistes de son époque (cf.

Douglas à la fois dans Ingold 2000 : 158, Low et Lawrence-Zúñiga 2003 : 4, Barnard et Spencer 1996 : 75).

L‟analyse de Douglas, très influencée par la sociologie durkheimienne, place l‟imposition de la forme, de la

«structure» culturelle comme un a priori de l‟expérience. Cette théorisation est aux antipodes de celle que

j‟adopte ici.

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des déterminants culturels, mais les lignes conductrices de l‟action et les fondements de la

perception adaptés au monde qui entoure l‟individu. « Pierre Bourdieu (1977) explains

how body habits generate cultural features and social structure by employing the term

habitus to characterize the way body, mind, and emotions are simultaneously trained. He

uses this concept to understand how social status, moral values, and class position become

embodied in everyday life » (Low et Lawrence-Zúñiga 2003 : 3). En outre, les agents

sociaux n‟étant pas totalement définis ni par leur habitus, ni par les conditions sensibles de

leur existence (d‟après Bourdieu 1977 : 122 et la phénoménologie de Merleau-Ponty), ils

se montrent capables de mettre en œuvre des stratégies complexes de transformations de

leurs rapports socioenvironnementaux et d‟eux-mêmes, et c‟est ce qui en définitive leur

confère le plein statut d‟agents.

Ingold va reprendre la notion d‟habitus dans sa théorie de l‟habiter et va chercher à

faire tomber l‟idée d‟un déterminisme, d‟une tyrannie de l‟habitus. Pour lui, l‟habitus n‟est

pas ce qui est exprimé dans la pratique : c‟est plutôt ce qui subsiste en elle (Ingold 2000 :

162). Dans les gestes de la vie quotidienne, la « culture » ou la « société », qui n‟est jamais

qualifiable parce que jamais définie, jamais déterminée ou terminée, ne « s‟exprime » pas

et ne se donne pas en « représentation »6. Plutôt, elle se réactualise et prend des formes

adaptées au contexte du jour. Cet acte productif d‟engagement dans le monde débouche sur

un paysage qui invariablement traduit et trahit le geste qui l‟a généré et en conserve la

marque. Habitus corporel, d‟une part, mais nécessairement habitus environnemental

d‟autre part : la relation du corps au paysage est une relation socioenvironnementale

dialectique où un terme s‟adapte (ou est adapté) et se réadapte constamment, en fonction de

l‟autre, en relation avec l‟autre, et inversement.

S‟appuyant lui aussi sur les travaux de Merleau-Ponty, l‟anthropologue et

phénoménologue américain Thomas J. Csordas soutient que l‟engagement actif d‟un corps

dans son environnement dépend tout à la fois de l‟intentionnalité de l‟agent et de la

constitution de son corps (Csordas 1988 : 10). Le projet de Csordas est de fonder une

« science des processus » qui analyse non plus des « objets », mais des « mouvements »

6 L‟abandon de la représentation n‟est que temporaire dans le contexte de mon étude. Plus bas, j‟indique

quels types de produits et d‟outils seront considérés en tant que représentations dans mon argumentaire.

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donnant aux différents aspects du monde vécu leurs valeurs sociales et culturelles (Ibid.

38). Pour cet anthropologue, aucun « modèle processuel », aucune « structure » ne peut

prétendre avoir la capacité de témoigner de la condition changeante des corps et des

mondes habités (Ibid. 35). Ingold admet le paradigme de l‟embodiment, mais évalue que ce

dernier ne va pas assez loin (Ingold 2000 : 170). Le concept d‟embodiment, que je traduis

par l‟idée d‟incorporation, doit me permettre d‟explorer les ramifications écologiques de

l‟habitus et de comprendre comment un agent s‟implique dans l‟environnement qu‟il

perçoit à la fois comme milieu d‟habitation et projet de vie, de résidence. D‟abord, s‟il y a

habitus, c‟est que celui-ci a été négocié et incorporé socialement. Ensuite, s‟il y a habitus,

c‟est aussi qu‟il y a eu un rapport des corps entre eux ou entre des corps et ce qui les

environne. Enfin, comme tout rapport pose et suppose un support, un paysage marqué par

le passé ou un espace tourné vers les négociations sociales interagentielles (cf. Lefebvre

2000), le problème réside dans l‟explication du lien entre ce support spatial et le rapport

qu‟il supporte. La solution est de considérer que tout habitus social et corporel laisse

miroiter un habitus matériel et spatial : plus simplement, que tout corps est à la fois

impliqué dans la production de son milieu de vie et dans sa propre production ou

reproduction.

Cette idée de coproduction du corps et de l‟environnement répond parfaitement aux

exigences de la problématique de ma recherche, puisqu‟elle permet de scruter comment un

agent, par l‟expérience du monde qui l‟entoure, perçoit les relations singulières qui

surgissent entre les parties de l‟environnement ou entre cet environnement et son propre

corps (d‟après Merleau-Ponty 2009 : 79). Or, comment se retrouve-t-on un jour à résider

dans un « monde vécu », un Umwelt7 qui a pris sens, autour de nous, au fil de nos actions,

littéralement ?

7 Le concept d‟Umwelt est en large partie dérivé des travaux de l‟éthologue estonien von Uexküll publiés en

langue allemande au début du XXe siècle. La traduction la plus juste du concept d‟Umwelt est celle de

« monde vécu » (von Uexküll cité dans Barnard et Spencer 1996 : 75)7, et non pas, comme c‟est le cas dans

l‟interprétation anglophone, celle d‟« univers subjectif ». Le professeur suisse de philosophie et de

psychologie Philippe Müller décrit l‟Umwelt comme étant la « totalité de l‟organisme et l‟ensemble de ses

relations avec son milieu concret ou vécu » (Muller en préface de von Uexküll 1984 : 7)

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1.1.3 Le paysage : une somme de mouvements dialectiques

Le terme de paysage en est un qui est couramment utilisé et souvent banalisé dans

les conversations journalières et, à mesure égale, dans les travaux scientifiques décrivant ce

qu‟un environnement comprend (pour des biologistes et des écologistes), signifie (pour des

anthropologues) et donne à voir (pour des touristes). C‟est le cas, par exemple, du paysage

du Khumbu au Népal qui est délimité par des pratiques distinctes et distinctives en tant

qu‟espace de conservation, espace des Sherpas et espace de loisirs. Dans les prochaines

pages, j‟expose ce que j‟entends par paysage, un construit théorique utile à l‟étude du

tourisme, activité qui souvent établit la relation socioenvironnementale uniquement par

l‟œil et l‟objectif de la caméra photographique. Le terme de paysage se retrouve aussi

fréquemment à l‟emploi des commanditaires de la conservation environnementale, une

spécialisation scientifique qui ne balance pas toujours avec adresse les questions

écologiques et sociales (Peterson et al. 2010 ; West et Brockington 2006, Mishra 1982).

Problématiser ce qu‟est un paysage rend possible l‟étude des relations de l‟humain à son

milieu et des effets d‟un milieu sur l‟humain au-delà de l‟incapacitante division entre

« nature » et « culture », entre le biologique, le matériel et le social, des schémas

théoriques où la « nature » est prétendument extérieure au corps et intemporelle, donnée

pour toujours. Dans une théorisation radicalement environnementale, l‟environnement est

ce qui entoure mais aussi ce qui traverse l‟organisme, ce qui forme l‟organisme et ce qui

est formé en retour par ce dit organisme dans une relation pratique dialectique.

Contrairement à la nature, l‟environnement n‟est pas constitué que de ressources et il n‟est

pas indépendant du corps. L‟environnement est en soi une relation de codéveloppement, de

coproduction, de cotransformation du monde.

La notion théorique de paysage à laquelle je réfère ici puise dans les travaux

d‟Ingold, lesquels cherchent à concilier les études de la culture matérielle avec celles plus

interprétatives qui observent les « mouvements » dits socioculturels, ainsi que les notions

d‟évolution et d‟histoire. Pour cette raison, le paysage doit être entendu comme

l‟amalgame des caractéristiques définissant la réalité biophysique, les activités productives

et résidentielles, les rapports à la terre dont la propriété foncière et les politiques et le

politique faisant d‟une région donnée une expérience sociale et socioenvironnementale en

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mouvement (Vaccaro et Norman 2008). La notion de paysage telle que je l‟entends a été

appliquée avec succès à un large éventail de réalités socioenvironnementales. Par exemple,

afin de comprendre la problématique paysagère d‟un verger, Cloke et Jones (2001) puisent

leurs données tout autant dans la topographie, c‟est-à-dire dans la matérialité de la

pommeraie, dans les faits historiques ayant marqué cette dernière, dans les activités

quotidiennes s‟y déroulant ainsi que dans les effets perçus et potentiels d‟une campagne de

promotion de l‟agriculture locale. Dans ce qui suit, je décortique en quelques paragraphes

chacune de ces sources potentielles de données appartenant au paysage et profitant à

l‟étude anthropologique des relations socioenvironnementales.

Assurément, le paysage est en partie fonction de sa composition biophysique, mais

il ne se résume pas aux caractéristiques de cette dernière. Dans le cadre de ma maîtrise, je

cherche à établir théoriquement et empiriquement avec une approche en anthropologie de

l‟environnement comment différents agents perçoivent différentes réalités dans leur

environnement – pas toujours les mêmes, pas toujours en leur accordant le même degré

d‟importance. L‟adoption d‟une approche paysagère des questions socioenvironnementales

permet de fouiller les termes précis d‟un environnement qui importent aux yeux des

populations qui l‟habitent (ces termes-là et non pas d‟autres, selon l‟expression de

l‟éthologue Von Uexkull8). La question de la perception du paysage est complexe. Une

partie de la réponse (et de la problématique) paysagère est encapsulée dans la matérialité

d‟un lieu, contexte des corps en mouvements. Les montagnes, les glaciers, les rivières,

mais aussi les ponts qui les enjambent, les villages que ces ponts relient entre eux, sont

tous également des attributs du paysage du Khumbu. Or le paysage n‟est jamais fixe : à

l‟opposé, il se trouve toujours en mouvement. À cet effet, Reason propose que :

Landscapes change; and change is itself an intrinsic aspect of our experience of

landscape. The landscape is a polyrhythmic composition of processes whose

8 Le problème étudié par Von Uexküll (1984 : 25) est très semblable à celui posé par Merleau-Ponty (2009)

en phénoménologie de la perception : il ne s‟agit pas de comprendre l‟influence de certains stimuli sur

l‟organisme, mais bien de comprendre pourquoi seuls ces stimuli (« ceux-là et non pas d‟autres », écrit

l‟éthologue Von Uexküll) sont perçus par l‟organisme ? De quel processus ce couple corps-

environnementest-il simultanément, dialectiquement, le produit et la source ?

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pulse varies from the erratic flutter of leaves to the measured drift and clash of

tectonic plates. Relative to the human span, the view before us seems

composed of fleeting ephemeral effects which create a patina of transience on

apparently stable forms. Reason 1987 : 40 cité par Ingold 2000 : 201.

Décrire un paysage demande d‟être attentif aux éléments, à sa composition

biophysique, à ses rythmes et ses cycles. Toutefois, l‟analyse du paysage implique aussi de

prendre en compte les multiples facettes (topographiques, géographiques) de

l‟environnement qui importent et qui sont perçues comme importantes dans la conduite des

activités et des interactions socioenvironnementales menant à cette naissance perpétuelle

du monde, à ce développement infini toujours survenant en nous et autour de nous (d‟après

Ingold 2000 : 54 et Merleau-Ponty 2009). Comme l‟indique Dunkley (2007), le paysage

n‟est pas uniquement la surface matérielle sur laquelle l‟histoire se joue ou s‟inscrit, bien

que sa matérialité soit importante. Le paysage – et sa perception par l‟agent qui le façonne

– est le résultat d‟activités productrices et d‟interactions sociales.

C‟est par l‟activité et le mouvement que l‟agent perçoit corporellement et produit le

paysage. Ces activités agentielles peuvent s‟avérer de natures diverses et variées, et font

partie de la vie banalement quotidienne (Ingold 2000 : 158). La somme des activités

sculptant le paysage est intriquée, complexe. Cette « somme » place différents agents en

interaction alors même qu‟ils prennent place dans leur environnement : la façon dont ils

construisent ce dernier tel un milieu habitable, les moyens avec lesquels ils assurent la

satisfaction de leurs besoins (outils, techniques, savoirs), l‟utilisation des ressources

disponibles, lesquelles ils utilisent et comment ils les utilisent, sont toutes des questions

sociales paysagères. L‟analyse du paysage va encore plus loin. Elle questionne les plaisirs,

les mythes, les rituels et les innovations qui donnent au paysage son apparence à la fois

quotidienne mais aussi toujours renouvelée.

La théorie explicative du paysage a pour but de considérer les enjeux des

mouvements dans l‟espace. Comme l‟avancent Howe et Morris dans leur étude du paysage

de la course d‟aventure, un paysage amalgame autant les caractéristiques du sol que les

biographies, c‟est-à-dire le « cheminement » de vie des coureurs médaillés, adulés par les

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adeptes de cette discipline sportive (2009 : 314). Par la course, l‟agent traverse un paysage

perçu dans la foulée des pas, et lui découvre des qualités qui font écho à son mode

d‟engagement dans le monde. Littéralement, sous les pas et grâce à des outils (des souliers,

des bottes), des techniques particulières et des mises en scènes découlant de récits

fondateurs, les sentiers se creusent sous les pas de leurs usagers, les coureurs et les

randonneurs (voir Howe et Morris 2009 ainsi que Michael 2000). Dialectiquement, la

conduite d‟activités dans un paysage produit et entraîne le corps de l‟agent situé dans le

monde. Mullins (2009) note de son coté que la perception du paysage se compose

d‟histoires réactualisées dans la pratique, de sensations et de mouvements créés autant par

les efforts du corps versé dans le canotage que par les forces les environnant :

Despite the tendency in outdoor recreation research to frame landscape and

environment as detached from activities (Beringer 2004; Baker 2005), the

mutability of land and the fluidity of wind and water are shown to be important

factors shaping canoeing. The interweaving of humans and their environment is

shown to result in narratives of places and paths, senses of biographically

significant landscapes, and landscapes storied over time. These living stories of

the landscape are mediated by the skilled activity of corporeal movement.

Mullins 2009 : 235-236.

Les interactions entre les corps constituent de même un aspect transformant le

paysage. Ces interactions peuvent avoir lieu entre des agents humains, mais aussi entre des

humains et des animaux. À ce sujet, Johnston (2008), se penche sur les travaux de Lorimer

(2006) dans un article intitulé « Herding memories of humans and animals ». Pour

Lorimer, non seulement des récits et des pratiques viennent prêter vie au paysage qu‟il

arpente, mais des théories s‟immiscent elles-aussi dans la perception qu‟il a de ce qui

l‟entoure. Pour Lorimer, dans les pâturages, Ingold est un « maître pasteur » qui l‟aide à

« réanimer » ce qui l‟entoure, à comprendre les mouvements animant le paysage pastoral :

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un paysage riche d‟histoires, de routines quotidiennes et riche aussi de la présence actives

des bêtes qui conversent avec leurs gardiens affairés9.

Waitt et Cook pour leur part suivent des touristes en kayak et concluent que parfois

une activité se voit surimposer un rigide cadre pratique ne permettant pas la communion du

corps avec les éléments de son entourage (2007)10

. En l‟occurrence, dans des sorties

guidées sur l‟eau, ce sont les règles de la photographie et les lois de la conservation

environnementale qui prennent le dessus sur la pagaie et sur les touristes payeurs. Les

agents touristiques créent alors un paysage d‟un tout autre ordre, un paysage distant,

intouchable parce que fragile, menacé, un paysage « extérieur » au corps.

Toutes ces études auxquelles je fais ici référence sous-entendent que l‟action et le

mouvement sont des aspects pertinents de la vie quotidienne et des moyens d‟interagir avec

un environnement ou un contexte, des moyens de lui prêter vie et le faire advenir en tant

paysage marqué de relations pratiques. De la sorte, ma recherche s‟oriente sur l‟activité et

l‟observation du « sens », du « mouvement » issu du vécu quotidien, un « sens » et une

« importance » pratiques qui émanent des mouvements du corps et de son environnement.

En plus de la matérialité, de la pratique et de l‟activité agentielle, j‟avance que deux

autres facteurs produisent le paysage. Le premier de ceux-ci est l‟appropriation et la tenure

du sol. Répondre aux questions entourant la façon dont la « terre » (land) se mesure et se

comptabilise, se calcule, se divise et se transige ou se transmet peut nous renseigner

fortement sur les perceptions du paysage (landscape) et ses éventuelles transformations

passées et à venir. Par extension, la façon et la régularité avec lesquelles les populations

humaines et animales se dispersent dans une région (leurs circuits, migrations et modes de

déplacement) peuvent fournir elles aussi plusieurs informations appartenant à la

problématique paysagère d‟un lieu (Vaccaro et Norman 2008).

9 Pour qui s‟intéresse au paysage pastoral et à la façon dont il est produit par des mouvements d‟arpentage, de

transhumance et de poursuite des animaux et des mythes qui se rapportent au territoire, voir Gray 2003. 10

En géographie, Cosgrove (1985 et 1999) s‟intéresse au paysage du point de vue du cartographe. La

cartographie soumise à l‟analyse partage alors beaucoup avec la conservation environnementale : il s‟agit

d‟une spécialité scientifique mettant le paysage en image, en photographie ou en plan selon une perspective

unique (dite « scientifique »). Certaines images, dans ces contextes, nous renseignent moins sur les

perceptions phénoménologiquement produites et vécues que sur la volonté de prendre le contrôle sur des

perspectives et des pratiques dites légitimes, c‟est-à-dire politiquement légitimées.

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Le dernier facteur du problème émanant du paysage est constitué des arrangements

institutionnels, lois et règlements ciblant les relations socioenvironnementales. Qui impose

ses vues, ses perceptions, et surtout comment, par le biais de quels pouvoirs et de quelles

politiques sur le paysage ? En effet, nombre d‟auteurs enjoignent de considérer dans le

paysage plus que les échanges d‟énergie et de matière (Tilley 1994, Winslow 2002) et de

mettre l‟accent sur les relations entre l‟État et le paysage (Vaccaro 2005, Vaccaro et

Norman 2008), ce qui demande une approche longitudinale, une démarche prenant en

compte l‟Histoire et plus particulièrement ses aspects politiques. Pour Ingold cependant,

cette partie de l‟analyse paysagère ne doit pas prendre le pas sur les autres. Les lieux en

particulier et le paysage en général ne sont pas que les produits de politiques ou de

cultures, sinon aussi des lieux et un milieu de vie habités (Ingold 2005). Tandis que

l‟observation et l‟explication du paysage ordonne une attention plus grande aux aspects

actifs, sensoriels et émotionnels de la relation socioenvironnementale, sans perdre de vue

ses contraintes institutionnelles, c‟est à l‟analyse de la production de l‟espace (cf., page

suivante) que revient l‟idée d‟observer ces lois qui, bien souvent, procèdent de l‟extérieur

du paysage vers l‟intérieur de celui-ci. Ces lois, dont les lois de la conservation

environnementale qui en sont un exemple éloquent, de même que les règles d‟une

économie capitaliste croissante, relient entre eux des lieux donnés dans un exercice de

contrôle du développement des organismes et de leur environnement, via des efforts

d‟abstraction et de simplification, des efforts qui font de régions données les satellites

dominés de régions productrices parfois éloignées et invariablement fort différentes.

L‟analyse du paysage, bien qu‟excluant partiellement l‟observation des politiques

de contrôle de l‟espace11

, prend néanmoins en compte les effets perçus des lois, des

règlements et des impositions politiques subis dans un cadre environnemental donné.

Comme l‟expose l‟étude de Waitt et Cook à laquelle j‟ai fait référence précédemment,

certaines pratiques peuvent s‟imposer à d‟autres, oblitérant des façons de faire et d‟être,

11

Cette exclusion partielle des questions de contrôle de l‟espace dans l‟analyse du paysage me sert à

redonner au paysage ses couleurs et ses textures propres, celles qui sont vécues en dépit des politiques

extérieures et des politiques de la représentation qui peuvent les contraindre et les atténuer. Or le paysage est

aussi un espace subi : la division entre le paysage vécu et l‟espace subi (espace imposé par le biais de

représentations) n‟est en dernière instance qu‟analytique.

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des façons d‟explorer le monde qui entoure et qui environne l‟agent social12

. Ces pratiques

imposées minent l‟essentielle relation sensorielle et émotive entre un lieu et un corps

(d‟après Casey 1996, Tilley 1994 et Low et Lawrence-Zuninga 2003). Nulle part ailleurs

que chez Lefebvre ne trouve-t-on une critique plus éloquente de cet aplanissement du

paysage à des règles strictes et partiales, à des pouvoirs dominateurs réglementant les

pratiques environnementales. Dans la prochaine section, avec la notion de production de

l‟espace, je procure un niveau critique d‟analyse à ma recherche qui dépasse la prise en

compte des effets des politiques, afin de mieux saisir l‟élaboration, la production des

politiques dans – et par-delà – leurs contextes proximaux d‟application.

1.1.3 L’espace comme production : le perçu, le conçu et le vécu

Dans La production de l‟espace, Henri Lefebvre, philosophe, sociologue et

géographe français, explique que la vie sociale survient toujours à l‟intérieur d‟un espace

politique, un espace qui est défini et produit au gré et au rythme des jours et de la pratique.

À l‟image des notions de corps et de paysage, celle d‟espace permet de comprendre

simultanément la pratique sociale, la complexe question de la vie au quotidien et de la

matérialité des choses (Lefebvre 2000 : 93). L‟espace est ni nature, ni culture, il n‟est pas

neutre et n‟emprunte rien au cartésianisme (Ibid. 129). Il n‟est pas un « plan » apolitique,

mais un mouvement social et un enjeu de pouvoir. L‟espace permet de problématiser le

politique et de questionner l‟instrumentalisation politique de l‟espace : l‟aménagement

urbain, l‟architecture, et la planification régionale qui reproduisent les inégalités sociétales,

réglementent et restreignent l‟accès aux ressources environnementales. L‟espace ne

s‟explique pas par un schéma causal, mais par le jeu simultané et in situ d‟agents humains

et non-humains, de leurs réseaux et filières – que ceux-ci soient le tourisme ou la

conservation environnementale. La production de l‟espace procède depuis et résulte sur un

12

À ce sujet, je souligne que Massey (2006), tout comme Ingold (2000), trace dans la modernisation et ses

« activités », un désengagement envers le milieu vécu, une rationalisation, une production du paysage

empruntée au cartésianisme. Cette manœuvre d‟aplanissement de l‟expérience agentielle n‟est pas innocente.

Plusieurs trajectoires de développement de l‟individu, des collectivités et du monde qui les entoure, sont

effacées au profit d‟une seule, permettant de « placer » les peuples sur l‟Échelle du développement (Watson

2009, Sachs 1999), justifiant des interventions qui transforment unilatéralement des paysages forts différents.

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« monde vécu », en toute cohérence avec mes positions théoriques précédentes, et

l‟organisation de ce monde vécu est immanente, incorporée, subjective (non pas objective)

et qualitative (non pas chiffrée, quantitative). Cependant, l‟espace est traversé et produit,

voire dominé, par un processus négligé par Ingold (de son propre aveu, Ingold 2005) : le

politique.

Dans le but de théoriser le rôle du politique dans la production de l‟espace,

Lefebvre organise théoriquement les éléments de la production de l‟espace en trois

moments (Lefebvre 2000 : 42-9). Le premier moment est celui de la pratique spatiale

sociale : y reconnaissant les prérogatives du paysage, je conçois ce « moment de l‟espace »

comme un point de conciliation des théories respectives d‟Ingold et de Lefebvre. Une

société, avance Lefebvre, associe étroitement dans l‟espace perçu l‟emploi du temps et le

mouvement (le long de parcours, entre les loisirs et le travail, entre le « privé » et le

« public »). L‟espace est perçu en fonction des compétences et des performances, c‟est-à-

dire des activités, qui sont mises en œuvre dans les lieux liés à la production et la

reproduction sociales. Ces processus productifs13

, propres à chaque société, marquent

l‟espace d‟un investissement affectif, laissent des inscriptions, des traces, non pas au sens

du « sens » de la sémiotique, mais plutôt comme « sens pratique », usages : jalonnement,

balisage, itinéraires, localisation (Ibid. 164-6). « En effet, l‟historique et ses connaissances,

le « diachronique », l‟étymologie des lieux, c‟est-à-dire ce qui s‟y passa en modifiant les

endroits et places, tout cela vient s‟inscrire dans l‟espace. Le passé a laissé ses traces, ses

inscriptions » dans un espace présent, actuel (Ibid. 47 ; je souligne, ce processus étant au

centre du projet d‟étude du paysage selon Ingold). De la sorte, la production et le produit se

présentent simultanément dans ce premier moment de l‟espace : les usages de l‟espace, les

actes de résider et d‟habiter, transforment ou reproduisent les lieux qui sont à la fois le

cadre de la vie quotidienne et l‟enjeu de celle-ci. La notion de lieu connote à l‟activité

quotidienne et à l‟action de résider dans un espace possesseur de rythmes et de matérialités

caractéristiques, espace en outre marqué par le passé et sans cesse retravaillé par l‟agent

social, espace qui fait « sens » pour une collectivité engagée dans le présent. Il s‟agit d‟une

13

Swyngedouw (1991, 1992) énonce clairement comment l‟espace est mobilisé tel une force dans le

processus de production. Voir aussi à ce sujet Marx (1990 [1976, 1867] : 283 ; 286-7) qui indique

l‟ambivalence de la nature et de l‟environnement, à la fois instrument et force dans le processus de

production.

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« culture » mise en mouvement, une culture qui a pris corps par la formation d‟un habitus,

d‟un habitus en constante redéfinition. Le lieu réunit les agents dans un cadre social et leur

fournit un contexte relationnel : « as places gather bodies in their midst in deeply

enculturated ways, so culture conjoin bodies in concrete circumstances of emplacement »

(Casey 1996 : 34). Or, le lieu ne réunit pas tous ces agents sur un pied d‟égalité. Cette

question d‟iniquité créée par le politique m‟amène au second moment de la production de

l‟espace.

Deuxième temps de la production de l‟espace, les représentations de l‟espace, à la

base d‟un espace conçu, sont celles des savants, des planificateurs, des urbanistes, des

technocrates « découpeurs », « zoneurs » et « agenceurs » de l‟espace, « artistes »

perpétuant les savantes spéculations sur le nombre d‟or et les « canons » (Lefebvre 2000 :

42-3 ; 446-7, Brenner et Elden 2009 : 368, Brenner 2001 : 738). C‟est toujours l‟espace

dominant dans une société, ou d‟un mode de production, qu‟une société représente (je

reviendrai sur cette idée dans le Chapitre 4). Par le truchement des cartes14

, des guides

voyages, des forfaits voyage en formule tout-inclus, la région qui est le contexte de mon

étude est devenue un espace conçu par et pour le tourisme. Mais il y a plus. Avec les aires

protégées, les réserves de la biodiversité et les parcs nationaux, jusqu‟à l‟espace « nature »

tend à être rationalisé, quantifié, mesuré : il se technicise et se pénètre de sciences

expérimentales, elles-mêmes productrice d‟un ordre dominant (Lefebvre 2000 : 161-2).

Ces expériences scientifiques et sociales sont aussi territoriales, c‟est-à-dire qu‟elles sont

des expériences de contrôle situées dans le cadre d‟un État, d‟un pouvoir étatique, voire

pré-étatique (Brenner et Elden 2009, Brenner 2001). Parmi ces spécialités œuvrant à la

reproduction de l‟État et de la gestion nationale et internationale de l‟environnement au

nom de la consommation touristique15

se trouve la pseudoscience des coûts et des

bénéfices, conduite par des administrations (dans une aire protégée, dans un État, dans des

14

La cartographie de l‟Himalaya, prouesse technique du Raj Britannique au XIXe siècle, a identifié le pic

XV, plus tard renommé Everest, et confirmé son altitude comme étant la plus élevée sur Terre. Cet

événement cartographique a, d‟un jour à l‟autre, fait du Khumbu – un lieu anonyme au cœur des montagnes –

une destination mythique intensément convoitée. 15

Une telle consommation ne peut être rendue possible qu‟en transformant la « nature » en marchandises. Au

nombre des problèmes qu‟aborde mon étude figure l‟exploration des processus ou « mouvements » qui

transforment un environnement fréquenté par les Sherpas, balisé d‟usages traditionnels, en « nature »

prétendument indépendante de toute pratique sociale, transformée en marchandises, fétichisée, destinée à des

marchés de tout acabit, dont les marchés touristiques capitalistes.

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organisations non-gouvernementales (ONGs)) travaillant pour l‟espace dominant du

tourisme, et qui assujettissent la nature – et sa conservation – à des moyens économiques

touristiques et à des pratiques touristiques distinctives et capricieuses de consommation et

de loisirs. Ainsi, j‟observe que des spécialités et des technologies viennent fragmenter et

fonctionnaliser l‟espace, viennent le zoner, viennent le désigner comme espace de

prédilection pour certaines activités voilant des pratiques socioenvironnementales,

corporelles et matérielles alternatives. Ces spécialités des concepteurs de l‟espace tendent à

réunir et ordonner des séries de lieux selon un design, une logique, une idéologie qui

relègue les habitants et l‟habitation de ces lieux au second plan. Ces mêmes spécialités

tendent à relier les lieux qu‟elles convoitent avec des infrastructures, des marchés, des

marchandises, des capitaux, une main-d‟œuvre, des techniques et des sciences, des

hiérarchies (Lefebvre 2000 : 470-1). De façon plus imagée, Pellegrino et Neves nous

propose d‟admettre, à la suite de Lefebvre, « qu‟il y a projection des rapports sociaux sur

le sol et que cette projection se marque dans les lignes du territoire, la disposition des

édifices humains et l‟organisation des réseaux qui les relient » (1994 : 59). C‟est au niveau

de l‟espace conçu qu‟agissent ces « technologies » productrices qui rejettent l‟habitant à

l‟extérieur du processus de négociation et de contrôle de l‟espace (Ingold 2000 : 308-311).

Ces technologies favorisent les « mouvements » d‟une clientèle ciblée parce que profitable.

Elles agissent, dans l‟espace, en tant que moyens de production (Swyngedouw 1992).

L‟habitant est désapproprié et dépouillé de son agencéité, son processus d‟engagement

actif est dominé par un processus de détachement, de rationalisation de l‟espace (Ingold

2000 : 215) qui remplace toutes les techniques minoritaires par d‟autres en accord avec

l‟idéologie dominante : expansion des marchés, capitalisation et marchandisation de la

nature, etc. Les représentations de l‟espace sont des desseins, des régimes de savoirs

institutionnalisés en régimes de vérités produisant sur les sujets des effets de miroirs

déformants (d‟après Escobar 1995 et les théories foucaldiennes) : dépossédé, l‟habitant n‟a

plus la même perception de lui-même, et retravaille sa personne en concordance avec les

nouvelles règles de l‟espace dominé.

Le troisième moment de la production de l‟espace regroupe les espaces de

représentation : il s‟agit de l‟aboutissement conjugué et difficile de la planification et de la

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pratique de l‟espace. Les espaces de représentation sont aménagés par les habitants et les

« usagers » de l‟espace pour répondre à leurs besoins perçus dans un espace dominé, conçu

par des spécialités et investi par des technologies, donc un espace subi et vécu. Quel est

l‟espace de l‟usager ? « L‟espace de l‟usager est vécu, non pas représenté (conçu). Par

rapport à l‟espace abstrait des compétences (architectes, urbanistes, planificateurs),

l‟espace des performances qu‟accomplissent quotidiennement les usagers est un espace

concret. Ce qui veut dire subjectif. Espace des « sujets » et non des calculs, espace de

représentation » (Lefebvre 2000 : 418). Les origines de cet espace de l‟usager reposent

cependant dans la tension entre le privé et le public, l‟individuel et le collectif, entre

l‟« embodiment » et l‟« emplacement » (Casey 1996). Les espaces de représentation sont

présagés par l‟usage et la pratique, ils sont négociés entre des agents dominants et des

agents dominés, entre ceux qui socialement ont les moyens de légitimer leurs pratiques et

ceux qui dépendent de pratiques illégitimes (e.g., activités de conservation de

l‟environnement par opposition au braconnage, activités de développement par opposition

au travail infantile, activités touristiques versus agriculture de subsistance). Les espaces de

représentation sont le côté clandestin et souterrain de la vie sociale : ils sont liés à l‟art et à

l‟invention, à l‟hétérogénéité (Lefebvre, Op. cit. 42-3), sinon à la résistance, à la

contestation des formes conçues et imposées, à la résistance obligée aux formes de

pratiques auxquelles tous n‟ont pas également accès. « Spaces are contested precisely

because they concretize the fundamental and recurring, but otherwise unexamined,

ideological and social frameworks that structure practice » (Low et Lawrence-Zúñiga

2003 : 245). Le résultat de ces contestations au sein de l‟espace aboutit souvent sur

l‟ouverture de nouvelles filières, ces dernières pouvant devenir à un moment donné de leur

histoire d‟autres modes dominants de la production de l‟espace ou, de façons plus

optimistes, des moyens pour répondre à des problèmes vécus dans l‟espace dominant.

D‟après le projet analytique et scientifique d‟Henri Lefebvre, les trois niveaux ou

« moments » de la production de l‟espace n‟interpellent qu‟une seule grille de lecture, et

conséquemment la connaissance porte sur la production de l‟espace à tous les niveaux. La

production de l‟espace qui occupe Lefebvre est celle définie par le mode de production

capitaliste. Dans les lieux concernés par mon étude, dans le contexte actuel, les pratiques

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les plus influentes sur la définition de l‟espace sont touristiques et à de nombreux égards

ces pratiques sont les moyens de la production d‟un espace touristique capitaliste amenant

le Khumbu à figurer dans l‟espace mondial. Les pratiques touristiques mises de l‟avant

autant par des agences, des guides, les touristes eux-mêmes et l‟État népalais inscrivent

leur marque visible dans le paysage et se surimposent aux pratiques sociales spatiales

alternatives. Lefebvre pose que les pratiques productrices dominantes dans un espace

produisent et arrangent cet espace de façon durable (i.e., de façon paysagère, à la manière

d‟un habitus environnemental), prennent en charge les individus et les collectivités qui y

résident, transforment ou reconduisent les luttes et les conflits sociaux qui s‟y déroulent16

.

L‟activité dominante produisant un espace unique, toujours le sien, procure au cadre

environnemental de cet espace des apparences de fixité, entretient l‟illusion de sa capacité

d‟hystérésis, de sa capacité à perdurer, à se reconduire indéfiniment, sans remise en

question. En ce sens, l‟espace a envers le processus de sa production une fonction

stabilisatrice. La reproduction d‟un espace et la reproduction des pratiques et des processus

producteurs de cet espace se renforcent de part et d‟autre. Par le truchement d‟activités

fortement codifiées et réglementées, la production de l‟espace impose une configuration

qui est caractéristique à son mode d‟implémentation aux relations entre les corps, leur

environnement, leurs pratiques quotidienne et le processus de production en général. La

production de l‟espace est l‟aménagement et l‟organisation de lieux et d‟activités entre eux,

l‟établissement de réglementations spécifiques, le développement de « spécialités »

scientifiques, d‟outils idéologiques et de technologies consolidatrices et reproductrices des

processus productifs, le développement d‟hiérarchies et d‟inégalités sociales qui servent

aussi à sa reproduction. En bref, la production de l‟espace est à l‟origine d‟une série de

mouvements dialectiques qui met en place les éléments cruciaux à la pérennisation de son

ordre socioenvironnemental17

.

Dans le Khumbu, par exemple, les moyens touristiques de la production de l‟espace

répandent des marchandises sur les marchés, développent ces marchés, entretiennent des

lieux panoramiques et des chambre d‟hôtels luxueuses et confortables pour les touristes et

16

Ces aspects de la production de l‟espace sont ceux retenus par Paige West dans ses articles et revues de

littérature sur les aires protégées (West et al. 2006, Brokington et West 2006). 17

L‟espace des spécialistes et des spécialités scientifiques est un espace défiguré, déshumanisé,

fonctionnalisé.

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ce au détriment parfois de projets alternatifs de développement, de constructions

d‟infrastructures souhaitées par les habitants permanents des villages sherpas. Dans un

espace en production, ce n‟est qu‟avec grande difficulté que des savoir-faire radicalement

différents au mode et aux moyens de production dominants parviennent à s‟imposer ou à se

matérialiser. En fait, l‟espace en production se trouve déjà encombré de symbolismes

extravagants, d‟images et de cartographies liées au pouvoir et au mode de production

dominant. L‟étude des artefacts qui n‟appartiennent pas à l‟ordre imposé par le pouvoir sur

l‟espace, lesquels sont produits par des relations et des pratiques sociales spatiales

contestées, relate l‟histoire matérielle du politique. Ces artefacts ornent l‟arène ou les

arènes à partir desquelles émanent la contestation, c‟est-à-dire les espaces de

représentation, aussi dits espaces contestés. « In this way, contested spaces give material

expression to and act as loci for creating and promulgating, countering, and negotiating

dominant cultural themes that find expression in myriad aspects of social life » (Low et

Lawrence-Zúñiga 2003 :245). Lieux de négociation certes, les espaces contestés sont

investis de pouvoirs inégaux, partagés entre ceux qui sont les producteurs des

représentations dominantes et qui contrôlent la production de l‟espace (grâce à des

spécialités scientifiques, des outils et des technologies, des régimes de savoir, des

organisations et des hiérarchies sociales) et ceux dont les stratégies productrices sont

marginalisées ou oblitérées. La production politique de l‟espace entraîne inévitablement

des effets sur les corps, sur les résidents et sur les usagers qui s‟engagent dans un rapport

dialectique avec des lieux perçus, subis et vécus. La production de l‟espace encadre la

perception que ces usagers ont d‟eux-mêmes et ont du monde qui les entoure. C‟est ce

rapport politique complexe entre un espace (traditionnel, touristique ou protégé) et ses

agents que je cherche à expliquer.

Comme nous avons pu le voir dans les sections précédentes, autant d‟une part la

question du corps appelle à l‟exploration du cadre social et spatial au sein duquel il évolue,

autant d‟autre part l‟espace ramène au corps, à la considération des sensations et des

perceptions vécues corporellement. Pour la recherche proposée, il m‟importera en

conséquence de considérer les gestes, les pratiques, les activités, l‟habitation au quotidien,

mais aussi les sensibilités et les émotions exprimées par des agents rassemblés dans

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certains lieux, afin de voir comment ils perçoivent, comment ils vivent en marquant le

paysage, en s‟adaptant aux conditions socioenvironnementales changeantes de leur milieu

de vie, en contemplant la respatialisation du Khumbu dans un espace touristique

capitaliste. Dans les chapitres 2, 3 et 4, je m‟appuierai sur les concepts qui ont été présentés

de cette première partie du présent chapitre. Ils me serviront quand je détaillerai le paysage

du Khumbu, sa matérialité, les relations de coproduction entre les corps et les agents qui y

habitent et qui le définissent, les régimes de propriété terrienne qui le partagent, les

règlements qui en gouvernent l‟accès et l‟appropriation des ressources. Je jetterai aussi, en

m‟appuyant sur les concepts commentés ici, un regard sur les représentations de l‟espace

que les agents du Khumbu au Népal mobilisent en tant qu‟outils pour établir et imposer

leurs projets sociaux et spatiaux. Je prendrai également en compte, en toute cohérence avec

ce qui a été dit plus haut, le travail des spécialités scientifiques et des technologies qui

travaillent l‟espace et étayent le pouvoir de certaines représentations sur celui-ci. Enfin,

avec l‟aide de mes outils conceptuels, je témoignerai d‟espaces contestés vécus

subjectivement, dont les détails peuvent être rencontrés à la fois dans les dispositions du

corps, dans l‟organisation du quotidien et dans les pratiques et les volontés de voir surgir

des espaces alternatifs au sein du Khumbu. Avant d‟en venir aux résultats toutefois, je me

dois d‟indiquer auparavant comment j‟ai aligné épistémologie, méthodologie, méthodes et

analyse afin de comprendre les questions paysagères et spatiales propres au Khumbu.

1.2 Méthodologie de la recherche

Dans cette section, j‟aborde dans l‟ordre : d‟abord, la question et les objectifs de ma

recherche tels qu‟ils sont devenus après avoir étés remaniés au cours du processus

d‟itération propre aux recherches qualitatives en anthropologie ; ensuite le paradigme dans

lequel j‟inscris ma recherche ainsi que ma posture épistémologique; enfin, les méthodes de

cueillette et le type d‟analyse auxquelles j‟ai eu recours ainsi que les leçons que je tire de

leur emploi dans le contexte népalais.

La question qui supporte mon processus de recherche est la suivante :

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1.2.1 Question de recherche

Comment les pratiques des agents du Khumbu, paysans, moines bouddhistes,

touristes, guides, porteurs, commerçants, agents gouvernementaux ou agents d‟ONGs,

s‟arriment-elles au niveau du corps et de ce qui l‟environne à la production du paysage du

Khumbu tout en réinscrivant ce même Khumbu dans un nouvel espace touristique plus

large et latent de transformations socioenvironnementales ?

1.2.2 Objectifs de recherche

Objectif 1 : Examiner des documents représentant le Khumbu et le PNS

comme paysage ou comme espace dans des guides de voyages, des romans d‟aventure,

des biographies de voyageurs, des blogues des randonneurs, des ethnographies portant

sur les résidents de la région, des récits locaux colligés dans des anthologies, des

traités de religion bouddhiste et des rapports de la conservation de la nature.

Objectif 2 : Observer les modes d‟habitation (pratiques et usages) des agents

du Khumbu tels qu‟ils se déploient au quotidien et en rapport les uns aux autres afin de

comprendre comment ces agents forment des groupes distincts entre eux et qui,

ensemble, transforment le paysage et la relation de codéveloppement qui lie les corps

et ce qui les environne dans le Khumbu.

Objectif 3 : Examiner comment le paysage est arrimé en théorie et en pratique

dans un espace capitaliste conçu, perçu, vécu et subi, mais aussi réapproprié de façon

différenciée, inégale et politisée par les agents qui y habitent et y résident.

1.2.3 Paradigme de la recherche et posture épistémologique

La recherche proposée s‟inscrit dans le paradigme qualitatif et vise à comprendre

un problème social en anthropologie de l‟environnement, en l‟occurrence l‟arrimage entre

l‟expérience paysagère des agents du Khumbu et du PNS et la production d‟un cadre

spatial autour du Khumbu et du PNS largement dominé par le tourisme.

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La recherche qualitative a pour objectif la description étoffée des faits sociaux (et,

dans le cas présent, des relations socioenvironnementales) tout en gardant un souci

constant de rendre compte de leur évolution dans le temps. La description au cœur de ce

mémoire détaille l‟expérience du Khumbu par les agents qui en sont les habitants et les

usagers à travers leurs activités et leurs engagements quotidiens dans les lieux qu‟ils

habitent, dans le monde qui leur appartient et auquel ils appartiennent. Cette

compréhension en profondeur des expériences agentielles d‟une part et, d‟autre part, de la

production de l‟espace du Khumbu serait impossible sans une approche de terrain. Cette

méthodologie empiriste a pour but de questionner les pratiques de plusieurs types d‟agents

ainsi que les liens entre leurs activités et les qualités du paysage qu‟ils retravaillent au

quotidien, sachant que leur efforts conjugués, sans cesse renégociés, mènent à la

production d‟un espace de vie continuellement remanié et réimposé socialement. La

recherche qualitative est particulièrement indiquée pour l‟étude d‟une problématique

paysagère et spatiale puisqu‟elle a pour but d‟explorer les relations complexes et

simultanées entre des facteurs et des catégories diverses qui sont identifiées, par induction,

tout au long de la recherche (Creswell 1994 : 2 et 7, en écho aux travaux

phénoménologiques de Merleau-Ponty, cf. plus haut, et au problème de recherche de von

Uexkull et d‟Ingold). Le paradigme qualitatif en recherche élabore « des théories capables

à la fois de refléter la richesse du social et de produire des analyses valides et

systématiquement vérifiées par un échantillon rigoureux de données » (Laperrière 1997 :

310). La problématique que je retiens pour ma recherche porte un regard nouveau sur les

pratiques du tourisme et de la conservation mises de l‟avant dans le Khumbu, sur leur

rapport avec des pratiques traditionnelles et religieuses, et analyse les effets de ces

pratiques sur le milieu de vie de populations humaines et non-humaines.

Ma posture épistémologique est postconstructiviste : je cherche à comprendre

comment la perception d‟un milieu par un agent l‟habitant se produit au niveau du corps,

de l‟organisme engagé dans le monde, et non pas par la cognition ou par le truchement des

représentations uniquement, « structures » cognitivement éloquentes mais fixes et ne

rendant pas compte des mouvements dialectiques produisant les idées et les dites

représentations. Au niveau du corps, des sensations et de la pratique, en considérant

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l‟expérience physique de plain pied, je trouve des réponses conséquentes à mes objectifs de

recherche. La production d‟un espace touristique à l‟intérieur d‟une aire protégée pose et

suppose des usages permettant à certains agents de s‟approprier avantageusement leur

environnement, tandis que d‟autres se voient mis à l‟écart par des mesures, des régimes et

des technologies de gestion les privant de l‟accès aux ressources environnementales.

Figées entre les pôles de la conservation et du développement, ou entre les binômes de

« nature » et de « culture », les théories sociales se penchant sur le tourisme et la protection

environnementale ne problématisent pas pour la majorité l‟expérience vécue par les agents

engagés dans la production de leur milieu de vie, et oublient de considérer l‟ensemble des

termes de la participation active de ces dernier dans la production d‟un espace (touristique,

protégé, traditionnel) incluant, mais débordant aussi le cadre de l‟activité quotidienne. Je

motive ma recherche par le fait que mon problème dénote l‟absence de point de vue

nouveau (au niveau de la théorie comme de la méthodologie, d‟après Gosselin 1994) sur

comment le Khumbu est conçu, perçu et vécu par les agents qui sillonnent son étendue. J‟ai

par conséquent arrangé et organisé une batterie de méthodes ethnographiques me

permettant de prendre la mesure de l‟expérience vécue par les agents du Khumbu et de

décrire en profondeur comment leurs usages et pratiques de l‟espace s‟arriment, au niveau

du corps comme au niveau de l‟environnement, aux projets qu‟ils mènent au niveau de la

production de leur milieu de vie et du coup entraînent des reconfigurations dont la logique

se répercute sur la production de l‟espace. Ma problématique est en elle-même

phénoménologique (voir Bernard 2002 : 23 et Merriam 2002 : 7), puisqu‟elle ne cherche

pas à attribuer des causes aux phénomènes, mais vise plutôt à décrire comment le

phénomène est vécu et perçu par celui qui en fait l‟expérience.

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1.2.4 Méthodes

Ma stratégie de recherche rassemble trois grands ensembles de méthodes : la

recension documentaire, l‟ethnographie et l‟administration d‟entrevues. D‟emblée, le fait

de varier les méthodes et les techniques d‟enquête et de les combiner entre elles portent des

éclairages différents sur l‟objet de la recherche (Bernard 2002 : 362-4) et rend une justice

plus grande à la richesse de l‟expérience de terrain. De surcroît, afin d‟optimiser mes

avancées dans la recherche, j‟ai employé ces dits ensembles de méthodes différentes avant

mon terrain et pendant celui-ci en succession, c‟est-à-dire par étapes, de façon à enrichir

mes réflexions sur la problématique de recherche à chacune des étapes dans leur

enchaînement.

La première étape de ma recherche a été la recension documentaire. Elle m‟a

permis d‟explorer le témoignage d‟agents – mes contemporains ou mes prédécesseurs – sur

leurs expériences dans le Khumbu dans le but d‟orienter mes schémas d‟entrevue et ma

grille d‟observation. Deux méthodes furent la colonne vertébrale de l‟étape suivante de

mon travail ce recherche, c‟est-à-dire du travail ethnographique. La première d‟entre elles

a consisté à parcourir et baliser le Khumbu à pied, en tant qu‟anthropologue et randonneur,

observateur et participant. Je me suis chargé lors de cette étape de ma recherche à mettre en

œuvre les techniques d‟enquête de « l‟évaluation rapide » de Chambers (1994a, b et c) :

questionnement, cartographie et arpentage participatifs. L‟autre étape de la recherche a été

dédiée à l‟administration d‟entrevues semi-dirigées et d‟animation d‟échanges autour de

« jeux photographiques » avec des touristes, des guides et des porteurs, des agents

gouvernementaux et des travailleurs au sein d‟ONGs, des paysans et des moines

bouddhistes.

1.2.4.1 Recension documentaire

Une somme immense d‟écrits a été générée questionnant ce qui distingue par

rapport au reste du monde l‟ethnie et la culture Sherpa, le Khumbu et l‟expérience

socioenvironnementale qu‟est le Parc National de Sagarmatha dans lequel le Khumbu est

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inscrit. Celui qui développe un intérêt pour la région au pied de l‟Everest aura tout

avantage à être un lecteur omnivore. Une liste non exhaustive d‟ouvrage publiés, organisée

par thème, inclurait par exemple : sur les Sherpas, les travaux des anthropologues Christof

von Fürer-Haimendorf, Sherry Ortner, Vincanne Adams et Jeremy Spoon, au même titre

que les collaborations entre Frantz Klatzel et le Rimpoche (réincarné) de Tengboche,

l‟ouvrage The Lama of Lawudo de Wangmo et l‟anthologie Triumph on Everest

commémorant les cinquante ans de l‟ascension de l‟Everest (Sherpa et Höivik, eds.) ; sur le

Khumbu, au minimum les travaux des géographes Inger-Marie Bjonness, Stanley F.

Stevens et Barbara Brower ; sur le PNS, les écrits de Mingma Norbu Sherpa, de Margaret

Jefferies et les publications de l‟UNESCO et du DNPWC constituent un bon point de

départ ; sur l‟himalayisme et son impact sur les Sherpas et leur milieu de vie, il faut lire les

récits d‟Hillary (qui, avec Tenzing Norgay Sherpa, est le premier ascensionniste de

l‟Everest), la recherche de Jonathan Neale publiée sous le titre de Tiger of de Snow, le

volumineux ouvrage d‟Unsworth Everest : A Mountaineering History et le livre de Jamling

Tenzig Norgay (fils du Sherpa qui a gravi l‟Everest aux côtés d‟Hillary), dix-septième titre

paru sur la tragédie de 1996 sur l‟Everest et seul témoignage sur l‟événement transmis par

un Sherpa ; sur le Yéti, les récits des premières expéditions sur Everest (Shipton 1951,

Chevalley, Dittert et Lambert 1953, Hunt 1954, Hillary 1955) et les récits colligés par

Dhakal et al., tous sociologues et ethnologues népalais, sous le titre Folk Tales of Sherpa

and Yeti ; finalement, sur les touristes, les blogues Internet en ligne constituent la plus

fascinante et disponible source d‟information.

Je conçois comme un privilège la possibilité qui s‟offre à moi, avec la rédaction de

ce mémoire, de m‟inscrire à la suite d‟un nombre aussi important de commentateurs,

chercheurs et écrivains, tout en réalisant le défi que peut être la conciliation d‟une infinité

de points de vue sur les réalités socioenvironnementales du Khumbu. D‟entrée de jeu, le

type de documents que je visais au cours de ma recension documentaire incluait des guides

de voyages, des romans d‟aventure, des récits et des biographies de voyageurs, des blogues

de randonneurs, des ethnographies et des rapports scientifiques se rapportant au Khumbu et

au Parc National de Sagarmatha. Quoique plus rares ou plus difficilement accessibles de

part leur tirage limité, des anthologies publiées colligeant plusieurs documents écrits par

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des Sherpas concernés par les changements socioenvironnementaux les affectant et

affectant leurs proches ont aussi été considérées. La recension documentaire que j‟ai

effectué à l‟hiver et à l‟été 2010 m‟a délivré une somme colossale d‟informations sur les

outils et les concepts mobilisés par les scientifiques, les écrivains et les commentateurs

Sherpas non pas seulement pour comprendre le Khumbu, mais aussi pour l‟explorer, se

l‟approprier et l‟investir. Grâce à la recension documentaire, j‟ai pu fouiller les conceptions

de l‟espace du Khumbu, non pas au sens de représentations mentales et de théories fixes,

lesquelles seraient « cognitivement parlantes », mais plutôt au sens de dynamiques mises

en mouvement par certaines spécialités usant de technologies distinctives et produisant des

effets sur les régimes de savoir appliqués au Khumbu au cours des négociations spatiales

dont il est le contexte et l‟objet. Dans le cadre de ma recherche, j‟analyse ces régimes de

savoir comme un aspect des activités – ou comme les outils utiles à la réalisation de ces

activités – en rapport direct avec le monde qu‟ils visent à s‟approprier et je perçois que les

régimes de savoir changent et s‟adaptent en fonction des transformations affectant le

monde qu‟ils visent à faire advenir.

De plus, par le biais de la recension documentaire, je me suis familiarisé avec les

modes de penser et de concevoir l‟espace les plus prégnants dans le Khumbu et le Parc

National de Sagarmatha. Je me suis appuyé sur les résultats de cette première étape de ma

recherche afin de valider le plus consciencieusement que possible les schémas

d‟observation et d‟entrevue dont j‟ai eu besoin par la suite au cours de ma recherche sur le

terrain.

1.2.4.2 L’ethnographie

Le travail sur le terrain procure au chercheur en anthropologie une occasion

inégalée de s‟imprégner du contexte de sa recherche. Le travail ethnographique peut

cependant être la source autant d‟exultation que d‟abattement. La préparation pré-terrain, le

cumul des expériences antérieures, l‟élaboration de la problématique, pour ne faire

référence qu‟à ces étapes préliminaires, est fondamentale. Sans contredit, cette préparation

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au terrain est une arme doté d‟un double-tranchant : elle rend possible le travail sur le

terrain, mais oriente aussi ce travail dans une direction prédéterminée et mine l‟itération

que celui-ci vise à susciter.

L‟un des atouts les plus forts que je possédais avant de m‟immerger dans mon

terrain au Népal était mon expérience acquise lors d‟un voyage indépendant d‟une durée de

cinq mois réalisé en Inde en 2004. Au cours de ce premier périple sur le sous-continent

indien, j‟ai pris contact avec les peuples «Bhotias» (ou peuples tibétains, auxquels

appartiennent les Sherpas) en Inde, dans la province himalayenne du Ladakh. J‟ai aussi pu

me familiariser avec le quotidien des villes et des villages hindous. L‟Inde est souvent dite

la mère de tous les voyages et il est vrai que le voyageur et l‟anthropologue y séjournant

auront besoin de développer nombre d‟astuces pour arriver à leurs fins. Puisqu‟une partie

de mon terrain au Népal en 2010-2011 s‟est déroulée à Katmandou auprès de

commerçants, d‟agents gouvernementaux et d‟agents touristiques, ma connaissance du

contexte indien et du monde hindou m‟a été une source incomparable d‟outils et de notions

me permettant de plus facilement naviguer dans la complexe production qu‟est la capitale

népalaise, fortement sanskritisée18

, et de comprendre les liens entre cette capitale et le

Khumbu.

Dans le but d‟élargir ma réflexion, j‟ai aussi saisi l‟opportunité qui se présentait à

moi en 2010 afin de visiter et de revisiter des aires protégées et des stations de montagne

en Inde et au Népal. Grâce à ces visites, j‟ai acquis des points de vue contrastés sur ma

problématique touchant au tourisme et aux aires protégées dans l‟Himalaya, point de vue

transcendant les exposés livresques ainsi que les observations de processus purement

matériels. Par exemple, ma visite de Mussoorie, un centre de villégiature situé dans la

province indienne de l‟Uttarakhand, un lieu très prisé par les Indiens en lune de miel, m‟a

permis de goûter à un romantisme proprement indien concernant l‟Everest dont je ne

18

La notion de sanskritisation développée par le sociologue indien Srinivas réfléchit sur les mouvements

sociaux qui infléchissent au fil du temps les relations entre castes hindoues et le système des castes lui-même.

Le concept similaire de « népalisation » a été appliquée par Pawson, Stanford et Adams (1984) pour décrire

la pénétration culturelle de Katmandou au Khumbu. Adams a plus tard dans Tigers of the Snow and Other

Virtual Sherpas (1996) préféré à cette idée de « népalisation » le terme de « mimétisme » qu‟elle mobilise

pour étudier la reconfiguration des identités sherpanis en relation avec le développement du tourisme dans le

Khumbu.

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subodorais pas l‟existence. Sir George Everest, jadis arpenteur général des Indes

britanniques, avait à Mussoorie un domaine. Cet endroit est aujourd‟hui encore entouré

d‟une puissante mystique coloniale – en dépit du fait que le manoir d‟Everest élevé sur ces

terres tombe en décrépitude, privé qu‟il est de toute ressource nécessaire à sa restauration

et à son entretien. Quel rapport entretenait cette ruine avec le toit du monde et que me

disait-elle sur les agents qui avaient agi, ne serait-ce que par négligence, sur sa lente

déchéance ?

Au pied d‟Everest, dans le Khumbu, j‟allais être confronté à nouveau à une

réflexion semblable en me tenant devant les toilettes désaffectées du musée du PNS.

Comment en effet conjuguer les mythes et l‟expérience de ces mythes, la mise en pratique

de ces mythes et, éventuellement, l‟oubli de ces mythes dans le paysage où ils s‟inscrivent

et dans l‟espace même qui les soutiennent ? Comprendre d‟une part comment l‟espace

touristique capitaliste du Khumbu est mis en tension par des rêves, des mythes et des

projets concrets, que ceux-ci soient de faire fortune avec le tourisme ou d‟atteindre le

Camp de base de l‟Everest, et comprendre d‟autre part comment le paysage recèle

d‟indications claires que les rêves ne suffisent pas toujours à matérialiser des services

essentiels (par exemple, quand les toilettes de l‟un des lieux les plus visités dans le

Khumbu, le musée du PNS, manquent clairement d‟attention), demande non seulement de

considérer les échanges de capitaux et les objets matériels dans le temps, mais d‟analyser

dans l‟ensemble les complexités des relations socioenvironnementales négociées à-travers

des récits, des mythes, des savoirs, liant une multitude d‟agents qui, eux, n‟existent que

dans le monde concret, que dans leur milieu de vie et pour leur milieu de vie.

Nécessairement, mon approche théorique devait se compléter d‟une approche

ethnographique, d‟un minutieux travail de terrain.

Afin de répondre aux objectifs de ma recherche par le travail sur le terrain, ma

condition physique a elle aussi été mise à l‟épreuve et mise à contribution. Mon premier

séjour dans le district de Solukhumbu s‟est articulé autour du prétexte que me prêtait un

trek de cinq semaines de Jiri à Tumlingtar.

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41

Carte 1 - Esquisse des sentiers de Jiri à Tumligtar en passant par le Khumbu (source : Google SAT 2010)

Mon itinéraire empruntait les sentiers de commerce de Jiri à Namche Bazaar qui,

dans les années 50, étaient dit « la haute route » (Hillary 2000). Puis, via des sentiers

mieux balisés et à l‟évidence adaptés aux touristes, je me suis rendu au Camp de base de

l‟Everest, traversant accessoirement des cols montagneux (cette trilogie constituée par le

Kongma La, le Cho La et le Renjo La)19

en bouclant mon circuit sur Namche Bazaar, avant

de repartir dans la direction opposée à celle qui m‟avait vu venir, vers Tumlingtar. Jiri, le

lieu de mon départ, est accessible par autobus, tout comme l‟est Tumlingtar, lieu d‟arrivée

de mon trek, situé de treize à seize jours de marche plus à l‟Est. Au total, j‟ai pu traverser

des centaines de localités étalées le long des sentiers menant ou coupant le Khumbu et

rencontrer un nombre impressionnant d‟habitants et de visiteurs dans tous ces lieux. Tout

au long de ce terrain « mobile » et « touristique », j‟ai prêté toute mon attention aux

pratiques contextualisées des agents rencontrés sur la route, aux usages de l‟espace qui sont

19

Dans les langages et les dialectes tibétains, dont le Sherpa, La signifie Col.

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les leurs, à leurs parcours et à leurs itinéraires, ainsi que les liens entre ces activités et

certaines histoires, certains régimes de savoirs qui caractérisent ces activités et ces lieux.

Mon deuxième séjour sur le terrain s‟est réalisé quant à lui dans un nombre de localités

plus restreint, dans la région du Pharak20

et du Khumbu essentiellement. J‟ai confiné mes

efforts à ces endroits lors de mon deuxième passage, lui aussi d‟une durée de cinq

semaines, car ils rassemblent les plus anciens villages de la région et sont aussi les plus

peuplés : le nombre de leurs services, de même que celui de leurs agents et de leurs enjeux

sociaux, sont plus grands.

Carte 2 - Principaux sentiers du Khumbu (source : Explore Alpine Adventure)

20

Le Pharak est une région adjacente au Khumbu. Les touristes et les Sherpas la traversent pour rejoindre

l‟aéroport de Lukla, qui est le principal moyen d‟effectuer la liaison entre Katmandou et le Khumbu. Depuis

2002, le Pharak est déclaré « zone tampon » du PNS qui, lui, recouvre le Khumbu depuis environ 35 ans.

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43

Afin de me forger une marge de manœuvre en prévision de difficultés potentielles

rencontrées sur le terrain, j‟avais décidé à l‟avance de couper mon séjour dans le

Solulkhumbu en deux temps entrecoupés de pauses. Mes lectures sur les méthodes et ma

réflexion méthodologique m‟avaient en effet inspirées d‟orchestrer mes techniques

d‟enquête de terrain autour des notions d‟itération et de « pause ». La « pause » (d‟après

Bernard 2002 : 360) permet au chercheur de prendre un recul émotif et physique vis-à-vis

son travail sur le terrain. Elle lui alloue du temps pour entamer une partie de son analyse,

pour réfléchir sur ses données (et sur les données qui lui manquent), afin de retourner du

document aux méthodes et pour se ressourcer dans la théorie. Ce temps accordé pour la

réflexion est nécessaire à la démarche itérative de la recherche qualitative. Ainsi, j‟avais

organisé mes pauses géographiquement, lors d‟allers-retours entre le Khumbu et

Katmandou.

Le dernier aspect de mon travail ethnographique qu‟il me faut prendre en compte

afin de comprendre le contexte de prise de mes données est mon indépendance vis-à-vis

toute organisation d‟intervention, toute ONG, tout institut de recherche ou toute institution

gouvernementale au Népal (e.g., le PNS). Le choix que j‟ai fait de ne m‟affilier à aucun

organisme au Népal repose sur plusieurs propositions mûrement réfléchies. Premièrement,

en dépit du fait que le PNS et le Département des parcs nationaux et de la conservation de

la faune (DNPWC) se disent intéressés par la recherche scientifique menée au sein des

aires protégées du Népal, ni l‟un ni l‟autre n‟ont attitré au suivi de la recherche un conseil

permanent répondant à des directives claires. Dans l‟expectative qu‟un tel conseil naisse au

sein du DNPWC ou du PNS, il ne se trouve pas au Népal d‟interlocuteur scientifique

commis d‟office à l‟avancement des travaux sur les aires protégées. En attendant,

l‟immixtion du DNPWC et du PNS dans la recherche, peu importe les conséquences et la

portée qu‟elle aura, demeure une proposition théorique uniquement. Deuxièmement, une

collaboration avec un organisme népalais aurait pu me mettre dans l‟obligation de

réorienter les questions de ma recherche afin de les faire coïncider avec les particularités de

projets immédiats ou futurs soutenus par l‟organisme en question. Comme l‟explication du

développement (ou du codéveloppement des corps et de leur environnement) et du devenir

du Khumbu constitue l‟un des objectifs principaux de ma recherche, je conclus que ce

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genre de compromission est inconciliable avec la majeure partie sinon la totalité de ma

démarche, sa théorie et sa méthodologie. Les démarches collaboratives et la recherche-

action exigent un cadre particulier qui n‟est pas celui que j‟ai développé pour aborder les

questions socioenvironnementales dans le contexte du Khumbu. Troisièmement, à la suite

du point précédant, mon indépendance a facilité le traitement équitable et symétrique des

propos de tous mes informateurs, peu importe leur point de vue et leur expérience vis-à-vis

le développement, les aires protégées et le tourisme. Avoir des collaborateurs désignés au

Népal aurait potentiellement rompu l‟équité qui a caractérisé mon approche du terrain et de

mes informateurs. Quatrièmement, mon indépendance m‟a permis de travailler dans le

respect des règles d‟éthique auxquelles j‟avais souscrites auprès du Comité d‟Éthique en

Recherche de l‟Université Laval (CÉRUL), au nombre desquelles l‟assurance de

l‟anonymat des informateurs21

et le respect de leur participation volontaire, en plus de

celles que je m‟étais fixé, lesquelles visaient à colliger des données en suffisance afin de

comprendre et d‟intégrer le point de vue de l‟ensemble des groupes d‟agents impliqués

dans le devenir du Khumbu, et celles qui me furent soumises sur le terrain par mes

informateurs – entre autres choses, prendre le temps de partager le thé, d‟échanger des

informations et des contacts, de visiter des individus respectés et des lieux incontournables

de leur quotidien, de négocier des salaires et d‟étendre des donations, de rendre mes

hommages aux familles de mes informateurs.

1.2.4.3 L’observation participante

Lors de mon premier passage au Khumbu, alors en randonnée, je me déplaçais

quotidiennement d‟une localité à l‟autre. Au cours de mon deuxième séjour dans la région,

21

J‟ai préservé l‟anonymat de mes informateurs en leur prêtant à tous un pseudonyme. Pour mes

informateurs sherpas, l‟attribution du pseudonyme suit leur coutume de nommer les enfants selon le jour de

la semaine où ils sont nés. Ainsi, mon premier informateur sera nommé Lundi (Dawa). Je suivrai cette

logique dans l‟ordre du texte jusqu‟à Dimanche (Mingma, Lhakpa, Phurba, Pasang, Pemba, Nima). Les

prénoms des Sherpas étant à peu d‟exceptions près unisexes, je distinguerai les femmes en leur donnant un

nom composé (par exemple, Mingma sera un homme et Mingma Chhiring, une femme). Le « diminutif »

Ang, signifiant « fils de », me permettra de doubler la liste des noms masculins (Ang Mingma, Ang Lhakpa,

etc.). Autrement, les pseudonymes de mes informateurs Népalais (mais non Sherpa) et étrangers ont été

attribués sans logique ni raison particulière.

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je suis demeuré plus d‟une semaine à Lukla, plus d‟une autre à Namche, encore une à

Thamo et une dernière à Khumjung, pour une total de cinq semaines. Une journée type

dans le cadre de mon travail de terrain débutait tranquillement chez mes hôtes avec un thé

chaud, suivi de quelques tasses de café instantané et d‟un bol de tsampa (farine d‟orge

grillée noyée de thé au beurre salé que l‟on dit aussi thé tibétain), mixture locale à l‟endroit

de laquelle j‟ai développé une forte appétence. Je logeais invariablement chez des

hôteliers, parfois acquittant le prix régulier de la chambrée et parfois sans que l‟on marque

mon ardoise, sous invitation expresse. Les hôtels dans le Khumbu sont ubiques, peu

dispendieux et, surtout, le fait que j‟y séjournais n‟a jamais suscité de ressentiment à mon

égard de la part de quiconque, qu‟il soit paysan ou propriétaire d‟un autre établissement de

chambre. Au cours d‟une journée normale, je tirais profit de l‟avant-midi pour me

renseigner sur les activités et l‟horaire de la journée : visite des champs, levée de fonds

pour la gompa du village, cérémonie liturgique tenue chez des voisins, visites d‟amis et de

relations (pour l‟organisation d‟un mariage, pour le règlement d‟une dette, pour solliciter

de l‟aide à l‟entretien d‟un jardin ou d‟un bâtiment), soirée de cartes, etc. Dans l‟après-

midi, je prenais de longues marches qui me menaient dans les bureaux des ONGs

représentées localement (SPCC, Porter Progress, HRA22

), auprès des comités de villages et

des associations civiles, dans des boutiques de contrefaçons de vêtements de sport, au

marché hebdomadaire (le jeudi à Lukla, le vendredi et le samedi à Namche), aux gompas et

aux monastères les plus près (parfois jusqu‟à 2 ou 3 heures de marche à l‟aller), aux

plantations d‟arbres, aux sites des projets d‟hydroélectricité, dans les musées de Jorsale et

de Namche, etc. Parfois, je devais quitter Thamo ou Khumjung, afin de me rendre au café

22

Les comités de village et les associations civiles dont la mission varie beaucoup selon les besoins ne seront

pas ici l‟objet d‟un scrutin plus approfondi. Dans le chapitre 4, certaines de leurs dynamiques propres seront

évoquées. Les trois ONGs citées plus haut dans sa page se disent (d‟après le contenu de leur documentation

respective) : 1 – SPCC : Le Comité de contrôle de la pollution de Sagarmatha est une ONG institutionnelle

financée par le gouvernement du Népal grâce notamment aux frais liés à la gestion des déchets solides des

expéditions tentant de gravir l‟Everest et d‟autres sommets importants du Khumbu. Le SPCC organise des

collectes de déchet le long des sentiers, nettoie les camps de base des montagnes et aide les communautés

sherpanis à installer et à opérer des incinérateurs à déchets. 2 – PP : Porters Progress encourage la sécurité

dans la randonnée, l‟éducation et le développement humain des porteurs du commerce et de la randonnée et

de leurs communautés, notamment en cherchant à changer l‟industrie du tourisme.

(http://www.portersprogress.org/PPUK/Home.html, consultée le 11 juillet 2011). 3 – HRA : L‟Himalayan

Rescue Association est une organisation de volontaires ayant pour objectif de réduire les pertes de vies

humaines dans l‟Himalaya liées au nombre croissant de touristes et de porteurs qui s‟aventurent en randonnée

dans les régions isolées et sauvages du Népal. (http://www.himalayanrescue.org/hra/about_us.php, consultée

le 11 juillet 2011).

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Internet le plus près, à Namche, à 90 minutes de marche. L‟aller-retour, ponctué de visites

chez mes connaissances de Namche Bazar, prenait la journée ! Au cours de mes

pérégrinations, je prenais aussi rendez-vous avec mes informateurs potentiels, j‟adressais

mes questions plus ponctuelles aux personnes rencontrées sur le fait. Nos conversations

couvraient les questions du coût de la vie, des changements du Khumbu depuis que le

tourisme y est devenu le plus sûr moyen de gagner sa vie, des changements dans la météo

saisonnière : « ces dernières années, la mousson arrive un mois plus tard et dure un mois

plus longtemps ! »

Sur la route, mon dîner se résumait souvent à un bol de nouilles de riz dans un

bouillon clair ou à une omelette, menus que l‟on sert non seulement dans les hôtels, mais

bien souvent chez l‟habitant, pour une somme modique. Le soir, je regagnais mon hôtel et,

après un copieux repas de riz, de légumes de saison et de lentilles, que l‟on agrémentait

parfois de cubes de viande de buffle (bien faisandée sur le dos des porteurs qui

l‟acheminent au Khumbu en quatre ou cinq jours, voire plus), je transcrivais mes notes,

complétais la tenue de mon journal de bord et, lors des soirées les plus tranquilles (au mois

de décembre surtout, après le fort de la saison touristique), quand je ne trouvais ni touristes

ni Sherpas pour discuter, je transcrivais des entrevues sur mon ordinateur portable. Je me

souviendrai longtemps de ces soirées où, nul invité ne passant le pas de la porte, nous

laissions le poêle de la salle commune éteint, mes hôtes et moi : le froid s‟installant en

dépit du manteau de duvet de canard que je portais à toute heure de la journée, je sentais

avec peine mes doigts sur le clavier !

L‟observation participante est la méthode ethnographique par excellence. Elle est

employée par le chercheur afin de se familiariser avec son objet de recherche ainsi que de

répondre à des questions concernant les activités d‟habitation des agents avec qui il partage

son quotidien. Il s‟agit d‟un moyen permettant au chercheur de confronter ses a priori

théoriques à l‟empirie du monde vécu. L‟observation participante permet aussi de faire

l‟expérience de l‟inattendu et de faire surgir de nouveaux questionnements dans la

recherche (Jacoud et Mayer 1997). Alors que j‟avais prévu concentrer mes activités

d‟observation participantes sur la randonnée, à l‟extérieur et dans des lieux publics, alors

que je balisais les sentiers du Khumbu, j‟ai constaté que plusieurs autres portes s‟ouvraient

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à moi, et que les agents recadraient leurs expériences liées aux activités quotidiennes grâce

à nombre d‟autres pratiques privées auxquelles il m‟a fallu prêter plus d‟attention. Par

exemple, l‟écriture d‟un carnet de voyage ou la commensalité du groupe d‟intérêt (pour les

touristes) ou de la famille et des réseaux d‟amitiés (pour leurs guides et leurs hôtes) amène

chaque agent à revisiter et à reformuler l‟expérience de la journée.

À l‟opposé, alors qu‟en apparence les agents du Khumbu ont quitté un endroit,

plusieurs « projets » et plusieurs histoires socioenvironnementales continuent de se

matérialiser dans des lieux précis qui « parlent » au chercher et à l‟observateur. La visite

des musées, de marchés, de commerces et d‟agences de toutes sortes m‟a parfois renseigné

sur la valeur et le cadre des activités quotidiennes comme nul informateur n‟aurait pu le

faire au cours d‟une entrevue. D‟autres fois, j‟ai entrepris des randonnées jusqu‟à des

points déserts et silencieux, mais éloquents à leurs manières : les carrières de pierre, les

roches gravées disséminées dans le paysage, les forêts protégées et les sources sacrées du

Khumbu apportent un précieux témoignage, se consignant à l‟écrit, sur la teneur des

relations socioenvironnementales ayant façonné le paysage. D‟autres lieux encore « sont »

un projet en soit : les bureaux et les barrages de la compagnie d‟électricité locale, la

Khumbu Bijuli Company, les sapinières du Edmund Hillary Fund of Canada, voire les

monastères23

jalousement entretenus – tous nous parlent d‟enjeux paysagers et spatiaux et

présupposent certaines relations entre l‟humain et ce qui l‟environne et entre les humains

entre eux. C‟est ainsi qu‟en visitant à répétitions les mêmes maisons de thés réservée pour

la clientèle locale (suscitant tout à tour l‟indifférence, la méfiance ou la sympathie24

), en

visitant régulièrement mes nouvelles connaissances parmi les villageois de telle ou telle

23

Dans ce mémoire, le terme de monastère réfère aux institutions où des moines apprentis (thawas) logent en

communautés avec des moines accomplis (lamas), souvent sous la direction d‟un maître vénéré parce

qu‟étant la réincarnation d‟un individu s‟étant démarqué par de hauts faits moraux au cours de ses vies

précédentes (ces individus sont dits Rimpoche). Les moines thawas et lamas intégrés à la vie monastique sont

destinés à faire le vœu du célibat (Ortner 1978). Le terme de gompa pour sa part désigne un temple

bouddhiste qui ne sert qu‟aux offices religieux : personne n‟y réside en permanence. La gompa est souvent

sous la supervision d‟un ministre de culte (lui aussi dit lama) dont la maison particulière est située tout près.

Le lama d‟une gompa peut avoir fait le vœu du célibat, quoique ce ne soit pas toujours le cas. Parfois

plusieurs gompas situées dans des localités de petite envergure sont desservies par un même lama ou encore

sont laissées au soin des thawas des monastères qui viennent à des dates spécifiques accomplir les rites de

circonstance. Les lamas et les thawas doivent alors parcourir à la marche les distances entre les différents

lieux de culte.

24 Ce qui est attribuable aux expériences passés des locaux, les usagers des maisons de thé, avec les touristes,

les agents d‟ONGs et les chercheurs étrangers à qui l‟on pouvait m‟identifier.

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localité, en partageant toujours un verre de cette bière locale appelée chang quand on m‟y

conviait, ou en aidant aux champs, j‟ai pu dépasser l‟objectif que je m‟étais fixé en

préparant mon terrain, qui consistait simplement à adopter le rythme des randonneurs et de

leurs guides et porteurs en les côtoyant quotidiennement.

Dédiant toute mon attention aux habitudes de mes hôtes et des mes considérés amis,

aux types de relations qu‟ils entretiennent avec d‟autres agents du Khumbu, j‟ai pu

confirmer analytiquement leur appartenance à des groupes distincts. Sur la base de mes

observations et de mon analyse, j‟en suis arrivé à dresser des catégories d‟agents (paysans,

moines, touristes, guides, agents gouvernementaux, agents d‟ONGs) se distinguant par

leurs pratiques et par leurs expérience différenciées du paysage dans lequel leurs activités

quotidiennes les plonge. Au travers de mon examen des questions socioenvironnementales

caractérisant le Khumbu, dans le cadre duquel j‟ai opérationnalisé les concepts de paysage

et d‟espace, je me suis servi de comparaisons entre les pratiques et les discours qui

distinguent ces agents entre eux afin de mettre en lumière les relatives tensions politiques,

économiques et culturelles ponctuant les rapports entre l‟humain et ce qui l‟environne. Une

telle démarche souligne que l‟environnement-paysage et l‟environnement-espace ne sont

pas des donnés « naturels » découlant de lois immuables, mais des produits relationnels.

L‟observation participante vise la compréhension intuitive de plusieurs aspects de

la vie quotidienne, des priorités locales aux limites sociales d‟un contexte de recherche

(Bernard 2002 : 334 ; Schensul et al. 1999 : 91). En recourant à cette technique

ethnographique, j‟ai pu établir un rapport direct avec mes informateurs. En ce sens,

l‟observation participante a aussi donné la chance à mes informateurs d‟émettre une

rétroaction sur mes idées en tant que chercheur (Schensul et al. Op Cit.). Au gré de cet

échange-observation, j‟ai pu en apprendre tout autant sur mon travail de chercheur que sur

les pratiques qui faisaient de mes interlocuteurs des agents distincts de moi et distincts

entre eux. Le type de données généré par mes observations a été expérientielle et

empirique, faisant état d‟usages socioenvironnementaux particuliers, de sensations et

d‟émotions par rapport à l‟environnement de diverse nature. L‟élaboration des catégories

agentielles utiles à mon étude (les paysans, les moines, les touristes, les guides, les agents

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gouvernementaux, les agents d‟ONGs) est fondée sur l‟analyse de ces données (cf. point

1.2.5).

1.2.4.4 Les méthodes d’évaluation rapide

Puisque j‟ai travaillé dans un grand nombre de localités auprès d‟une foule d‟agents

très différents entre eux, et ce toujours au gré de mes déplacements, j‟ai souhaité mobiliser

un ensemble de méthodes s‟agençant parfaitement avec ce type de terrain « mobile ». Au

nombre de trois, les méthodes de l‟évaluation rapide développées par Chambers (Chambers

1991 dans Bernard 2002 : 331-2 ; Chambers 1994a, b et c) me sont parues particulièrement

adaptées aux conditions de réalisation de ma recherche :

a. La première méthode de l‟évaluation rapide est le questionnement participatif. Dans le

cadre de celui-ci, le chercheur dresse une série de questions sur un ensemble de points

variés et d‟intérêts pour la recherche. Cette liste n‟équivaut en rien à un schéma

d‟entrevues. Ces questions sont destinées à être posé de manière non systématique, c‟est-à-

dire une à la fois et sans nécessairement mener plus loin dans la liste, aux informateurs

avec lesquels le chercheur entre en contact au quotidien. Les questions de la liste, aussi,

sont choisies en fonction de ce qui est perçu par le chercheur comme étant l‟aire

d‟expertise de l‟informateur qu‟il croise sur sa route. Une séance de questionnement

participatif peut durer quelques minutes ou des heures, selon l‟intérêt de l‟informateur et

du chercheur.

b. La deuxième méthode est la cartographie et la toponymie participatives, dans laquelle le

chercheur demande à ses informateurs de prendre des photographies, de dessiner des cartes

des lieux et de discuter des toponymes, mais aussi d‟extrapoler sur l‟expérience qu‟ils ont

du paysage et des lieux qui les entoure.

c. La troisième méthode de l‟évaluation rapide est l‟arpentage participatif au cours duquel le

chercheur marche aux côté de ses informateurs tout en leur demandant si nécessaire de

décrire ce qu‟ils perçoivent et ressentent, le but de leurs actions et leurs objectifs par

rapport à leurs activités quotidiennes. L‟arpentage participatif ajoute aux méthodes

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participatives du questionnement, de la cartographie et de la toponymie parce qu‟il exige

du chercheur de s‟engager en personne dans l‟activité en cours dans le quotidien de ses

informateurs et coparticipants, au moment même où ceux-ci sont submergés dans leur

monde et qu‟ils participent au gré de leurs activités quotidiennes à la production de celui-

ci. De la sorte, en transportant des sacs de légumes séchés au soleil d‟une localité à l‟autre,

en désherbant des jardins, et me rendant au Camp de base de l‟Everest avec des cohortes de

touristes, j‟ai pu gagné une expérience de première main du quotidien du Khumbu et mieux

comprendre l‟importance des données phénoménologiques dans le cadre d‟une recherche

sur des questions socioenvironnementales, paysagères et spatiales.

J‟accepte la critique de ces méthodes dites participatives qui donnent

indubitablement – quoique de façon temporaire – aux participants les rennes de la

recherche. Faire des informateurs des « agents » de la recherche est à la fois profitable

parce que propice à la génération de données ayant rapport à l‟expérience intime du monde

des informateurs et à la fois risqué parce que ces même données peuvent se révéler sans

grande profondeur et uniquement concernées par les dimensions les plus proximales d‟un

problème, laissant de côté l‟analyse de ses causes et de ses relations structurelles plus

difficilement observables depuis le point de vue de l‟expérience vécue seulement (Hicket

et Mohan 2005 citant Mohan 2001 et Mohan et Stokke 2000). Par exemple, Kapoor

(2002), tout en reconnaissant les bénéfices des méthodes de Chambers desquelles je me

suis inspiré (1994a et 1994b), lesquelles permettent d‟inclure jusqu‟aux illettrés (comme

l‟exemplifie d‟ailleurs mon jeu photographique, voir point 1.2.2.6 suivant) enjoint le

scientifique de se poser la question « Pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? » plutôt

que de trouver coup après coup des réponses méthodologiques à la question « Pourquoi

est-ce que ce que je fais ne fonctionne pas ? » (voir aussi à ce sujet Blaikie 2003). Avec les

méthodes participatives, il y a effectivement danger de tomber dans le fétichisme de la

méthode. Buchy et Subba (2003) constatent que ce genre d‟approches dans le domaine de

la foresterie communautaire au Népal, aussi sophistiquées ces méthodes soient-elles, n‟a

pas mené à l‟inclusion de la femme dans les projets de développement de la foresterie.

Pour ma part, je constate que ces méthodes n‟ont pas été le prétexte pour moi de prendre

contact avec les agents les plus marginalisés du Khumbu : à l‟issue d‟une démarche

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participative donnée, mes coparticipants ne m‟ont jamais proposé d‟aller « arpenter » le

Khumbu avec des agents d‟un autre groupe que le leur. Pour en arriver à une application

respectueuse et éthique de mes méthodes, il aura fallu que je recoure à une réflexion

théorique et critique sur l‟espace élaborée pendant l‟une de mes « pause » à Katmandou.

Cette réflexion, en résumé, visait à jauger de la pertinence de l‟application de méthodes

fixes, comparables entre elles, « isonomiques », au cours de ma cueillette de données. Ma

conclusion m‟amène à penser que les méthodes ne peuvent remplacer une méthodologie

s‟appuyant sur une réflexion empruntant à l‟épistémologie, l‟éthique et la philosophie.

1.2.4.5 Les entrevues semi-dirigées

Mes entrevues variaient en durée entre 45 minutes et deux heures et comportaient

jusqu‟à 120 questions sur les thèmes des pratiques quotidiennes et des usages quotidiens au

Khumbu, du tourisme, de l‟environnement et de sa conservation, du PNS, de la tenure

foncière et des relations sociales au Khumbu en général. Afin de compiler et de

comprendre le point de vue de la diversité des agents qui vivent ou qui visitent le Khumbu

(c‟est-à-dire, avant d‟obtenir saturation, avant que les dernières entrevues ne fassent plus

jaillir aucune nouvelle donnée par rapport aux entrevues précédentes), j‟ai complété un

total de 35 entrevues. Les participants se déclinent comme suit : cinq touristes (deux

femmes et trois hommes), cinq guides (des hommes), deux tenancières d‟établissement

pour randonneurs (« hôtelières »), deux porteurs (deux hommes), deux propriétaires

d‟agences de trekking à Katmandou (une femme et un homme), deux commerçants

d‟équipement de trekking (un à Katmandou et l‟autre à Namche Bazaar), deux travailleurs

de la Khumbu Bijuli Company (KBC, la compagnie d‟électricité du Khumbu), quatre

paysans (deux femmes et deux hommes), deux moines, deux travailleurs du Parc National

de Sagarmatha (un fonctionnaire et un garde forestier), deux membres élus des comités

villageois du Parc (un homme et une femme), quatre travailleurs pour des ONGs ainsi

qu‟un agent du Bureau du tourisme du Népal (BTN). Dans mon étude, les commentaires de

ces 35 personnes figurent en premier plan de tous les témoignages que j‟ai recueillis auprès

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des centaines de personnes croisées sur mon terrain et sans qui mon expérience de

recherche n‟aurait pas atteint la richesse et la finesse souhaitées.

Sans contredit, les entrevues semi-dirigées sont fortement mobilisées dans le cadre

de la recherche qualitative. Elles permettent au participant d‟exprimer en ses termes et dans

le détail sa compréhension d‟une thématique préétablie par le chercheur (Schensul et al.

1999). Je m‟en suis largement tenu, lors de mes entrevues, au schéma d‟entrevues que

j‟avais élaboré avant mon départ sur le terrain. L‟administration d‟entrevues semi-dirigées

ne m‟a pas paru contraignante, car j‟étais prêt en tant que chercheur à laisser beaucoup de

place à l‟interprétation que mes informateurs faisaient de mes questions. Mon erreur ne fut

pas de recourir à un schéma d‟entrevue similaire auprès de tous mes informateurs, mais

bien d‟avoir d‟abord réalisé mes entrevues avec les agents qui m‟étaient le plus accessible,

ceux avec qui je partageais le plus de traits, c'est-à-dire les touristes, puis les guides de

randonnée et le personnel éduquées des agences gouvernementales et touristiques, pour

terminer avec les moines et les paysans, informateurs avec lesquels j‟avais le moins en

commun. Cette façon de faire a repoussé à la toute fin de mon deuxième séjour sur le

terrain la prise en compte de détails importants sur les relations socioenvironnementales

vécues et entretenues par une minorité de Sherpas, paysans et moines, sur lesquels j‟aurais

aimé entendre le point de vue de mes autres informateurs. J‟aurais en effet apprécié avoir

l‟opinion des agents du Parc national de Sagarmatha et des ONGs environnementales sur le

fait que, par exemple, le terme « environnement » ne trouve pas de traduction dans le

langage vernaculaire.

Afin de réaliser mes entrevues en langage sherpa avec deux moines et quatre

paysans, j‟ai eu recours à un interprète, l‟irréprochable Mingma Sherpa du village de

Thamo, que j‟ai présenté dans mon introduction générale. Son travail exemplaire et

l‟intérêt qu‟il a su démontrer pour ma recherche m‟ont permis de reprendre goût à celle-ci

et confiance en moi après avoir senti mes énergies décliner au quatrième et dernier mois de

mon séjour au Népal, séjour lui-même suivant une période d‟un mois passé en Inde. Toutes

les autres entrevues se sont déroulées en anglais, qui est une langue bien maîtrisée par la

majorité des agents du Khumbu. J‟ai essuyé le refus de participer de plusieurs femmes qui

ne se sentaient pas à l‟aise de répondre à mes questions, sous le prétexte qu‟elles ne

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parlaient pas anglais (ce qui dans bien des cas n‟était pas avéré si je m‟en tiens à la

capacité de ces femmes à m‟énoncer dans un anglais tout à fait compréhensible la raison de

leur refus) ou qu‟elles n‟étaient pas bien placées pour discuter des changements qui

prennent place autour d‟elles. Ce dernier commentaire, tristement, en dit beaucoup sur la

place de la femme dans un contexte de plus en plus dominé par le tourisme capitaliste, ses

valeurs paternalistes, son héritage colonial et, presqu‟imperceptiblement dans la trame de

fond, des valeurs sanskrites transposées sur le territoire népalais. Afin d‟obtenir une plus

grande participation de la part des femmes habitant le Khumbu, j‟ai eu recours plus tard à

un exercice photographique (cf. point suivant).

1.2.4.6 Le jeu des photos

Qui a déjà fait du terrain sait pertinemment que ce travail est propice à la collecte

de données qui ne sont pas aisément consignées à l‟écrit (Bernard 2002 : 333), telles des

photographies et des objets. Ces données peuvent facilement devenir le prétexte de

questions non-dirigées (i.e., un questionnement participatif). Lors de ma préparation au

terrain, j‟avais prévu utiliser des photographies afin de briser la glace avec mes entrevues.

Or, ces dernières étant d‟une durée passablement longue, et n‟ayant pas en main les

photographies dont j‟avais besoin pour me prêter à l‟exercice photographique que

j‟envisageais avant mon deuxième séjour au Khumbu, j‟ai abandonné l‟idée pendant un

certain temps. Puis, voyant que l‟entrevue représentait un problème pour certains agents,

dont les femmes qui s‟y refusaient, j‟ai tenté l‟approche du jeu photographique afin de voir

les avantages présentés par celui-ci. L‟exercice consistait pour l‟informateur de choisir et

de commenter ses 10 images préférées dans un lot de 47 photographies choisies en

fonction de leur représentativité des thématiques de la recherche (les sentiers, les animaux,

les ressources naturelles, l‟eau, les pratiques touristiques, etc. [voir l‟Annexe 1]). Les

commentaires recueillis, parce qu‟ils constituaient des données révélatrices des pratiques

quotidiennes d‟un agent par rapport à son entourage physique (ce dernier par rapport aux

sentiers, par rapport aux animaux, etc.), me permettait de répondre au deuxième objectif de

ma recherche (comprendre comment des pratiques fondent des groupes sociaux et

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coproduisent les corps, ce qui les environne et le paysage observable). Certains

témoignages indiquant aussi qu‟« avec le tourisme, les pratiques du groupe Y par rapport à

X ont changé » sont venus répondre au troisième objectif que je m‟étais donné (décrire

comment l‟espace touristique capitaliste est conçu, perçu, subi ou réapproprié).

Par ailleurs, le recours à des jeux de la sorte mitige les réactions de négation ou de

fermeture du sujet par rapport aux questions de la recherche (comme le souligne Blaikie

2000). L‟usage d‟un support graphique donne un objet d‟intérêt commun au chercheur et

au sujet de la recherche, facilitant l‟interaction entre ceux-ci (White 2009). En définitive,

les résultats de cette activité ont été très intéressants et je crois que l‟approche est

pertinente, surtout pour un chercheur, un homme blanc éduqué, qui tente d‟approcher des

sujets socialement et culturellement ses subalternes sur le terrain. Dans les faits, je

recommande l‟utilisation non pas d‟un, mais de plusieurs jeux, qu‟ils soient visuels,

musicaux, matériels : rapides, ils fournissent des données facilement comparables et d‟une

texture très riche.

1.2.5 Analyse par groupes agentiels, regrouper les agents entre eux

La recherche, avec tout ce qu‟elle a d‟inattendu, tout ce qu‟elle comporte

d‟obstacles et de contraintes, m‟a amené à me questionner sur l‟existence de plusieurs

groupes d‟agents parmi les habitants, les visiteurs et les usagers du Khumbu, plutôt que

d‟en rester à l‟idée que l‟agencéité est une propriété également partagée entre les individus

ayant un intérêt pour le Khumbu. Entre eux, en dépit de leurs partages et de leurs échanges

au quotidien, les habitants (temporaires ou permanents) du Khumbu gagnent une

expérience dissimilaire du paysage et adoptent des modes d‟engagement dans la production

de l‟espace du Khumbu et du PNS qui leurs sont exclusifs. Ils le font notamment en

fonction de la position sociale qu‟ils parviennent à se négocier dans le tissu de relations qui

forme le paysage et l‟espace. Ayant compris l‟existence de cette diversité sociale au sein

d‟un même paysage et d‟un même espace, j‟ai souhaité montrer dans ma rédaction que la

diversité des perceptions et des relations à l‟environnement qui existent dans une série de

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lieux reliés entre eux est représentative des groupements d‟agents qui habitent ces lieux.

Les groupements que j‟ai retenu pour les phases finales de mon analyse et pour ma

rédaction sont : 1) les touristes (toute personne venue au Népal avec un visa touristique

pour y pratiquer le tourisme), 2) les hôteliers (dans le cadre de la recherche, ils se sont

révélés être tous natifs du Khumbu ; sont inclus ceux qui parfois guident des touristes qui

leur sont recommandés en randonnée d‟une journée ou plus), 3) les guides ne possédant

pas d‟hôtels (dit « guides »), 4) les porteurs (parfois autoproclamé « guide », le porteur est

un employé qui doit porter le bagage d‟un touriste en plus du sien ; ceux que je définis

comme guide en pratique ne portent que leur strict minimum et parfois engagent pour leur

bagage excédentaire un porteur), 4) les agents touristiques (qui vendent des billets d‟avion,

des circuits de randonné en formule tout-inclus, etc., à Katmandou et au Khumbu), 5) les

commerçants touristiques (vendeurs de souvenirs et de matériel de sport et de plein-air de

marque ou de contrefaçon, à Katmandou et au Khumbu), 6) les moines et les nonnes (je

regroupe les nombreux statuts monastiques existant dans la même catégorie), 7) les

éleveurs (n = 0 entrevue, catégorie tirée de mes lecture, notamment Fürer-Haimendorf

1975 et Brower 1991a25

) et les paysans, 8) les employés gouvernementaux (du PNS, du

BTN, de la police et de l‟armée), 9) les agents d‟ONGs (étrangers, népalais ou sherpas).

L‟analyse par groupes d‟agents appliquée à l‟étude du paysage et de l‟espace est

d‟une remarquable subtilité. L‟un de ses fondements repose sur la discrimination des

informateurs ayant participé à la recherche en des groupes distincts sur la base de leurs

multiples appartenances et caractéristiques sociodémographiques, d‟abord : profession, lieu

d‟origine, lieu de résidence. L‟âge et le genre n‟ont été considérés, dans le contexte de mon

étude, que lorsque l‟approche par groupes d‟agents est trop contraignante et insuffisante à

l‟explication de certaines relations socioenvironnementales bien précises. Ensuite, la façon

dont mes informateurs décrivent le paysage qu‟ils habitent ou qu‟ils visitent, leurs discours

mais aussi les liens entre ceux-ci et leurs perceptions d‟une problématique spatiale m‟ont

aussi servi afin de complexifier mon classement par groupes d‟agents. Enfin, l‟usage, le

balisage de l‟espace, les pratiques, les habitudes du corps (selon une définition relaxée de

25

Dans le contexte actuel, les éleveurs du Khumbu sont soit principalement agriculteur et paysan, soit

hôtelier, dérivant leurs revenus en première instance des champs ou de leurs établissements de chambres,

quoique possédant de modestes troupeaux (en comparaison à une autre époque, où les troupeaux étaient plus

garnis et où l‟élevage représentait toujours une activité lucrative).

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l‟habitus), les outils possédés, connus, employés au quotidien, ont également été des

indicateurs observés de l‟appartenance d‟un individu à un groupe agentiel déterminé. La

formation de catégories agentielles utiles à mon étude a en effet profité de l‟observation de

gestes et d‟actions simples qui sont venus caractériser certains agents. La comparaison des

pratiques et l‟analyse des discours, a servi à établir des groupes agentiels provisoires qui

eux-mêmes se sont précisés avec l‟accumulation, l‟analyse progressive et la saturation de

mes données. D‟après les prémisses théoriques stipulant que tout agent apprend, par

l‟expérience et la pratique, à prendre sa place dans le monde, j‟ai su voir dans les

accomplissements quotidiens des agents du Khumbu des mouvements de continuité et des

cohérences indiquant la présence des plusieurs groupes agentiels au Khumbu. En croisant

mes données obtenues sur les pratiques, les discours et les caractéristiques individuelles de

mes informateurs, je suis parvenu à définir des catégories d‟agents du Khumbu permettant

de mettre en lumière la problématique socioenvironnementale, paysagère et spatiale du

Khumbu.

Pour parfaire mon analyse, j‟ai eu recours au logiciel NVivo 8. L‟analyse logicielle

s‟impose lorsque le chercheur doit dénombrer dans un important corpus de données les

relations socioenvirommentales existantes (par ex., de l‟humain à l‟animal, de l‟humain à

la montagne) et, d‟autre part, les recouper par agents sur la base de leurs ressemblances et

dissemblances sociodémographiques, discursives et pratiques26

.

Tel qu‟indiqué en détails dans l‟introduction qui précède le présent chapitre, le

chapitre suivant introduit et met en contexte le Khumbu en empruntant à plusieurs

publications existant à son sujet ainsi qu‟à mes observations sur le terrain. Dans les

Chapitre 3 et 4 je décrirai les transformations qui affectent le paysage du Khumbu et

expliquera comment survient actuellement sa respatialisation dans un espace touristique

capitaliste en faisant constamment référence au cadre théorique, aux concepts, à la

méthodologie, aux méthodes et au type d‟analyse que j‟ai ici détaillé.

26

Je souligne au passage que mon analyse est redevable au travail réflexif de Pat Bazeley (2007) sur

l‟utilisation du logiciel NVivo et profite aussi de l‟expérience que j‟ai acquise avec le logiciel sur la durée de

plusieurs contrats d‟assistanat de recherche sous la supervision de la professeure Sabrina Doyon.

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Chapitre 2.

Le Khumbu au pied de l’Everest : d’une vallée cachée à une aire

protégée phare d’un État moderne

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59

Chapitre 2.

Le Khumbu au pied de l’Everest : d’une vallée cachée à une aire

protégée phare d’un État moderne

[Sagarmatha] National Park is just some officers that look, that have to look

upon their own offices... And, then, they are not from this area, so I don‟t know

how much they love the environment here. I don‟t know whether or not they

love to conserve the environment.

Phurba Sherpa, ancien membre du comité villageois de la « zone tampon » du

Parc National de Sagarmatha de Khumjung, 50 ans.

Introduction au Chapitre 2

Dans le chapitre précédent, j‟ai établi que la compréhension du paysage de même

que l‟analyse de la production de l‟espace se font nécessairement en considérant les

facteurs matériels mis en cause et le travail des agents sociaux sur ces derniers. Le présent

chapitre contribue à mettre en lumière les étapes de la constitution du Khumbu qui ont eu

le plus d‟influence sur le rapport entre ses populations et son environnement d‟une part et

sur la production de cet environnement en tant que milieu habité par l‟humain d‟autre part.

L‟objectif de ce chapitre est de brosser les grands traits de l‟avènement du Népal et du

Khumbu qui sont pertinents à la mise en contexte de mon étude.

Plusieurs publications anthropologiques existent se concentrant sur les Sherpas du

Népal en général et sur ceux du Khumbu en particulier. Premier anthropologue dans la

région, Cristoph von Fürer-Haimendorf (1964, 1975 et 1980) voue ses ouvrages à l‟écriture

d‟ethnographies boasiennes intriguées par les particularismes culturels des Sherpas, une

approche qui a été poursuivie par les chercheurs associés au courant structuro-

fonctionnaliste en sciences sociales (Oppitz 1968, 1974) et qui a permis des percées

théoriques importantes sur la relation entre l‟agent et la structure (Ortner 1978 (approche

structuraliste), 1989 et 1999 (approches poststructuralistes)) ainsi que la formation et

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l‟affirmation d‟académiciens de l‟élite hindoue du Népal dans leur propre pays (Kunwar

1989). Plus récemment, des géographes humanistes et des anthropologues se sont plutôt

penchés sur la notion de transformation sociale (Fisher 1990), de changements

socioenvironnementaux et socioéconomiques (Brower 1991, Stevens 1993), de variations

dans les savoirs ethnoécologiques (Spoon 2008), de reconfigurations intersubjectives et

identitaires (Pawson, Sandford et Adams 1984, Adams 1996) au Khumbu, que sur l‟idée

d‟essence de la société Sherpa. Ma prétention ici n‟est pas de résumer le propos

ethnographique de ces nombreuses publications, sinon que d‟appuyer sur les aspects d‟une

histoire en évolution, les aspects des économies et des écologies en transformation au

Khumbu fournis dans ces ouvrages qui, tous autant qu‟ils sont, illuminent les processus à

la base de l‟intégration de cette région qu‟est le Khumbu dans un espace plus vaste

largement délimité par des développements touristiques récents.

Afin de satisfaire à l‟objectif énoncé pour le présent chapitre, je débute par

l‟exposition de généralités concernant le Népal et le district du Solukhumbu. Je vise à

souligner ainsi la prégnance et la latence de la relation entre l‟État népalais et la région du

Khumbu – une idée sur laquelle je m‟appuis fortement dans l‟élaboration de la trame de ma

rédaction. J‟accorderai une attention plus ciblée à la région du Khumbu et au Parc National

de Sagarmatha (PNS) qui la recouvre intégralement. Les différences entre le contexte

népalais et celui du Khumbu sont très prononcées. Les dynamiques, mouvements et

rythmes respectifs de ces ensembles m‟interdisent d‟établir des comparaisons directes entre

ces deux entités et de généraliser à leur sujet, ce qui viendrait simplifier et aplanir le

paysage distinctif de l‟un comme de l‟autre de ces contextes. Au passage, je dénote

l‟existence de deux postures antithétiques par rapport à la contextualisation scientifique du

Khumbu, l‟une l‟isolant totalement de son contexte étatique (Fürer-Haimendorf 1964,

Kunwar 1989) et l‟autre en faisant un « cas exemplaire » des transformations survenant au

Népal au sein des régions himalayennes isolées et des aires protégées népalaises (une

tendance présente dans les articles faisant l‟évaluation des projets de conservation et de

développement, par exemple Nyaupane et Chhetri 2009 et Nepal 2000). J‟ai choisi pour ma

part de réconcilier ces deux postures qui, prises indépendamment, présentent toutes deux

de grandes lacunes, mais qui, lorsque considérées conjointement, se révèlent être d‟un

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immense intérêt. Je privilégie une approche qui intègre les influences endogènes et

exogènes des changements socioenvironnementaux affectant le Khumbu parce que cette

manière de faire pose un garde-fou à la simplification et à la généralisation des aspects

d‟un problème relatif à l‟habitation, problème qui est le produit sur une longue durée et à la

conjonction des politiques locales, nationales et avec la participation d‟instances

internationales.

Du même souffle, je souhaite ici préciser l‟idée que le Khumbu n‟est pas le

Shangri-La27

dont nous entretiennent ses explorateurs et ses anthropologues (voir

notamment Fürer-Haimendorf 1964 et 1980, Oppitz 1968). Le récit de voyage, tout comme

le récit anthropologique, est un outil efficace mobilisé dans la production du paysage du

Khumbu. Or, ces types de récits n‟offrent que très rarement une synthèse en profondeur

des processus marquant la production du Khumbu en tant que milieu de vie et du rôle

qu‟ont rempli ses agents par rapport à ces processus productifs. Indéniablement, il existe

une histoire riche de la production paysagère et de l‟inscription spatiale du Khumbu dans

un espace touristique plus vaste dont plusieurs épisodes ont été tour à tour rayé des

registres et redécouverts pour des raisons (ou avec des répercussions) politiques qui se

doivent d‟être examinées. Les approches synchroniques du paysage du Khumbu ont trop

souvent débouché sur une propension au naturalisme en sciences sociales, faisant coïncider

les écologies et les économies sans grande considération pour les contradictions dont seule

l‟Histoire peut nous livrer le témoignage.

Dans les sections qui suivent, après avoir traité brièvement des particularités des

ensembles géopolitiques à l‟étude, j‟entreprends de détailler le paysage naturel du

Khumbu, thème d‟une richesse incontestable, lequel je problématise et défamiliarise

aussitôt en enchaînant avec un survol de la notion de vallée sacrée, ou de Beyul, et les

récits de la fondation des premiers monastères tels qu‟on peut les comprendre grâce à une

27

Shangri-La, un terme popularisé en 1933 par le roman Lost Horizon de James Hilton, désigne une

lamaserie tout aussi idyllique que fictive. Le terme est depuis souvent mobilisé dans les récits des voyageurs

pour décrire la vie de tous les jours dans le Khumbu. Le nom a été approprié par des agences touristiques, des

hôtels et même une série de cartes topographiques (voir Chapitre 4). Pour certains jeunes Sherpas toutefois,

Shangri-La se trouve hors du Khumbu, et son nom résonne de leurs aspirations construites en miroir de celles

des Occidentaux : « Shangri-La lies in the Far West, for most youngsters, in the United States » (témoignage

d‟un jeune Sherpa de Khumjung, 29 ans, recueilli par Luger 2003).

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analyse inspirée de l‟économie politique. Cette suite thématique se veut révéler toute la

complexité et la polyrythmie du paysage, minant l‟idée que celui-ci soit synchronique et

idyllique, voire romantique. Une foule d‟autres transformations socioenvironnementales et

socioéconomiques ayant eu cours dans le Khumbu entre le XVIIIe et le XXe siècle seront

aussi abordées, lesquelles se greffent aux descriptions déjà proposées.

J‟exposerai ensuite les mouvements qui animent le Khumbu, avec plus de respect

de la chronologie, à travers ses changements et ses transformation au niveau de ses

relations avec l‟État népalais, de ses activités économiques et de l‟exploitation des

ressources naturelles, de la naissance du PNS et des apports récents aux modes de

production spatiaux du tourisme et de l‟aide internationale. Ces événements, plus que

d‟autres, ont affecté le paysage du Khumbu et l‟ont amené à se réinventer dans un espace

plus large et surtout plus touristique. En prolongation de cette idée, j‟esquisserai enfin dans

les dernières pages de ce chapitre les tendances qui se dégagent des changements

socioenvironnementaux récents dans le Khumbu.

En guise de clôture de ce chapitre voué à mettre en contexte mon étude, je

synthétiserai mon propos et mettrai l‟accent sur les éléments qui ont conduit à la

production du paysage du Khumbu contemporain, à « l‟habitation » quotidienne et pourtant

politique de ses lieux d‟importance par une panoplie d‟agents, à l‟exploitation différenciés

des ressources premières par ceux qui y résident aujourd‟hui et à la création d‟une

problématique spatiale recadrant le Khumbu sur des marchés plus étendus et dominés par

le tourisme. Sur ce, je commence sans plus tarder l‟exploration de réalités d‟abord plus

« factuelles », en procédant du général au particulier. Puis, de manière progressive, je

réinscrirai ces données dans une perspective plus interprétative me permettant de cerner la

teneur du paysage et de l‟espace propres au Khumbu.

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63

2.1 « Going to Nepal » : éléments du contexte de l’étude

2.1.1 Généralités sur le Népal

Le Népal, avec ses 147 181 km2, est un pays modeste en superficie enclavé entre le

Tigre et le Dragon de l‟Asie, c‟est-à-dire entre l‟Inde et la Chine. En raison des politiques

étatiques de fermeture aux étrangers ayant sévi jusqu‟en 1950, le pays est demeuré à

plusieurs égards un mystère aux yeux des ressortissants internationaux. Encore

aujourd‟hui, les descriptions du Népal romancent ses aspects les plus banals comme les

plus extraordinaires. Néanmoins, en quelques décennies, tablant sur la réputation exotique

et inconnue du Népal, le tourisme s‟y est développé à la jonction des efforts des

entrepreneurs privés et des incitatifs gouvernementaux, principalement dans quelques

régions propices à la randonnée et à l‟observation de la nature et avec beaucoup d‟intensité

dans les régions montagneuses au pied des sommets les plus imposants du monde, dont le

Khumbu qui est situé au pied de l‟Everest, le plus haut sommet de la planète. Pour les

acteurs les plus impliqués dans la promotion du tourisme au Népal, cette industrie fonde de

grands espoirs découlant de sa capacité à générer des devises étrangères et de son rôle de

vecteur de développement économique pour les régions népalaises jusqu‟aux plus isolées

(Bureau du tourisme du Népal [BTN] et entrepreneurs touristiques basés à Katmandou,

comm. pers.). Le Népal demeure malgré tout classé parmi les pays les plus pauvres du

globe. Sa population de plus de 29 millions d‟habitants (ONU 2009) se dédie en majeure

partie à l‟agriculture de subsistance (64% d‟entre eux, Bureau central de la statistique du

Nepal 2008). 78% des Népalais vivent en-dessous du seuil de la pauvreté28

.

Le Népal est un pays doté d‟une impressionnante diversité géographique et

biologique. Il présente aussi une surprenante mosaïque culturelle. Il existe de notables

différences entre la réalité socioenvironnementale des basses terres du Terai, fortement

peuplée, où habite la majorité hindoue, et les régions himalayennes, au climat rude et à la

population beaucoup plus éparse. Le domaine des collines, situé entre ces extrêmes, se

distingue lui aussi à plusieurs égards des régions qui lui sont voisines. Ce régime tripartite

28

Ce seuil est établi à un revenu de 2$ étasuniens par jour. 55% des Népalais vivent avec moins de 1.25$

étasuniens par jour (ONU 2008).

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64

a été à plusieurs reprises dans l‟histoire du Népal à la base d‟interventions politiques au

nom des majorités hindoues résidant dans les plaines, dites victimes de la dégradation du

régime hydrographique, de la déforestation et de l‟érosion des sols causés par des ethnies

montagnardes soi-disant « ignorantes » de l‟impact écologique de leurs activités

économiques (Ives 1987, Forsyth 1996, Scott 1998). Ce régime de savoir environnemental

produit par et pour les populations des basses terres du Népal et de l‟Inde est un outil

reproduisant l‟écart au niveau du capital politique entre les majorités et les minorités du

Népal.

À première vue, mon étude traite d‟une région himalayenne difficile d‟accès29

et, de

façon générale, d‟une minorité ethnique du Népal. Bien que la notion de minorité ne soit

pas centrale à mon argumentaire, il me parait nécessaire de garder en mémoire cette idée

lorsque je cherche à comprendre les relations des habitants du Khumbu avec l‟État ainsi

qu‟avec « l‟international ». Dans le même ordre d‟idée, je n‟en appellerai pas au modèle

centre-périphérie pour expliquer les relations entre l‟État et les habitants de Khumbu, bien

que celui-ci ait été appliqué par d‟autres que moi aux questions abordant le tourisme dans

le contexte des régions isolées du Népal (voir par exemple Zurick 2002). Comme je le

préciserai dans les prochaines sections, le Khumbu est une expérience sociale alliant

plusieurs influences, qu‟elles soient népalaises, tibétaines ou d‟ailleurs à l‟international.

Non seulement les « centres » sont nombreux pour une périphérie qui, géographiquement,

se trouve au milieu d‟entre eux, mais en somme ces prétendus « centres » gravitent aussi

parfois en marge du Khumbu – théoriquement périphérique –, ce dernier exerçant de moult

manières une fascination et une attraction profonde sur ses observateurs extérieurs30

.

Néanmoins, bien que je conserve mes distances par rapports à certaines notions

conceptuelles et certains modèles théoriques, je reconnais que dans les pratiques

29

Il n‟y a pas de routes carrossables dans le Khumbu. L‟acheminement des vivres, des denrées comestibles,

des produits de consommation et des matériaux de construction s‟effectue par avion, grâce à des caravanes de

mules et de zokpios (un hybride entre le yak et la vache) ou à dos de porteurs. 30

L‟anthropologie contemporaine (exemplifiée dans les travaux d‟Adams 1996 et d‟Ortner 1999) a su

observer avec intelligence le rôle ambivalent des pratiques de séduction et de mimétisme dans les rapports

dialogiques entre le Sherpa et ses Autres, les touristes. Pour sa part, Frohlick (2003) note que le Khumbu et

l‟Everest sont devenus des icônes occupant une place prépondérante dans l‟esprit du touriste contemporain.

Frohlick témoigne également dans ses articles (2004, 2005 et 2006) des changements affectant la subjectivité

des agents sherpas impliqués dans les expéditions de montagne dans l‟Himalaya, un contexte et une pratique

délocalisés ne se prêtant pas à une théorisation basée sur les notions de centre et de périphérie.

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65

socioenvironnementales du Khumbu se réalise un jeu politique entre majoritaires et

minoritaires dont l‟enjeu est le devenir du paysage.

Ceci dit, je n‟ai pas non plus l‟intention d‟atténuer par ces détours théoriques le rôle

que jouent dans la transformation du paysage du Khumbu les relations entre les agents

agissant « de l‟intérieur » de la région avec ceux situés « à l‟extérieur » de celle-ci. Je ne

saurais par exemple ignorer la portée des changements politiques majeurs survenus au

cours des dernières années au Népal, notamment ceux entourant l‟abolition de la

monarchie en 2008 à la suite de l‟insurrection maoïste et la plus ou moins bien nommée

Guerre du peuple menée entre 1996 et 2006 par des rebelles majoritairement hindous

provenant de l‟Ouest du pays. Ces luttes armées ont entraîné la mort de milliers de

combattants et de civils népalais. Certains combats ont d‟ailleurs eu lieu à la porte de la

région de l‟Everest, à Salleri («The Maoists had killed, among others, the Chief District

Officer, 27 policemen and five army men […]. Moreover, the Defence Ministry confirmed

that approximately 200 Maoists were killed in the conflict. The Salleri tragedy [...is] the

biggest in terms of casualties ever since the Maoist insurgency broke out six years ago»,

The Kathmandu Post, 5 décembre 2001). Ces luttes ont sans contredit profondément

transfiguré le Népal. Les conséquences de cette violente rébellion sont toujours palpables

après la phase de résolution des conflits armés. Le gouvernement de Katmandou est

récemment entré dans un exercice démocratique difficile qui, malheureusement, ne s‟est

pas encore soldé de résultats concrets. L‟évaluation des performances du gouvernement par

les groupes sociaux du Népal fonde la méfiance généralisée existant par rapport aux

institutions centrales du gouvernement (Askvik, Jamil et Dhakal 2001). Les appréhensions

des citoyens népalais vis-à-vis l‟enfantement dans la douleur de la démocratie au Népal

pénètrent le paysage du Khumbu par les médias tout autant que par le prosélytisme

combattant qui vivote toujours en dépit des nombreux efforts afin de démobiliser les

milices maoïstes. Cette pénétration s‟effectue de façon oblique au Khumbu, puisque la

région n‟a pas été frappée de plein fouet par la rébellion31

. Ces combats aussi physiques

31

Les répercussions sociales et environnementales de la rébellion dans le Khumbu sont difficilement

vérifiables ou quantifiables. Des chercheurs avancent que les luttes ont provoqué une dégradation

environnementale accrue, une rapide déforestation et la confiscation des revenus des aires protégées ainsi que

la destruction de leurs infrastructures par les rebelles maoïstes (Bharal et Heinen 2005). Les rebelles

imposant aux paysans népalais des taxes en guise de contribution à la révolution armée, il est probable que

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que politiques qui ont déchiré le Népal demeurent néanmoins un point de repère afin de

comprendre ce que je nommerai plus tard (Chapitre 4) les dynamiques d‟appropriation et

de désappropriation de l‟espace qui mettent en relation les Sherpas et l‟État népalais avec

comme trame de fond des projets agentiels de développement et de protection de

l‟environnement.

2.1.2 Notes sur le Solukhumbu

Dans le Solukhumbu32

, un district situé dans le Nord-Est du Népal, et plus encore

dans le Khumbu, la partie septentrionale du Solukhumbu située en altitude, près du Mont

Everest et du Tibet, la distance avec Katmandou est marquée sur tous les points. Le

Khumbu, la région sur laquelle je me suis concentré lors de mon étude, est la moins

densément peuplée du district. Le Khumbu compte près de 6,000 habitants vivant par petits

groupes dans plus de cent localités inscrites dans la « zone tampon » (ZT) du PNS33

. La

majorité des habitants du Khumbu (90%) est d‟ethnie sherpani et de religion bouddhiste,

quoique qu‟un certain nombre d‟autres ethnies soit représenté, parmi lesquelles dominent

les Rai, Tamang et Gurung, ces derniers étant de confessions hindoues et animistes. En

plus de ne partager que très peu de traits communs avec leurs élus de Kathmandu, les

résidents du Khumbu n‟ont pas accès au système routier et ont développé une forte

l‟appropriation des forêts, de ses ressources ligneuses, ainsi que l‟expansion des terres agricoles, aient pu être

des façons pour les paysans de générer un surplus économique afin de couvrir le montant des exactions des

rebelles. Cependant, et ce en dépit que l‟article de Baral et Heinen prétende s‟intéresser au PNS, l‟analyse

proposée repose au final sur des données secondaires souvent tirées d‟observations faites hors du PNS,

ailleurs au Népal et dans le monde. La seule conséquence avérée et vérifiée des conflits armés pour le PNS et

le Khumbu est la baisse de l‟achalandage touristique entre 2000 et 2006 (statistiques de fréquentation du PNS

disponibles dans DNPWC 2008). Les maoïstes n‟ont d‟ailleurs jamais pris le contrôle du Khumbu

jalousement défendu par ses entrepreneurs touristiques. 32

Les vocables tibétains de « solu » et de « khumbu » signifient réciproquement « bas » et « haut » (Ortner

1999). Entre le Solu et le Khumbu se trouve un défilé étroit, encaissé dans les montagnes, nommé Pharak,

c‟est-à-dire « milieu ». Dans le cadre de ma rédaction, la région du Pharak est souvent assimilée au Khumbu :

elle y fait d‟ailleurs figure de continuité car elle est le « conduit » par lequel les touristes arrivent au Khumbu,

depuis l‟aéroport de Lukla jusqu‟au Camp de base de l‟Everest. 33

La ZT n‟est pas constituée d‟une aire territoriale continue : depuis 2002, tous les villages du PNS ont été

déclarés partie intégrante de la ZT. Ainsi, la ZT est formée par un bloc de plus de 200 km2 établi au sud du

PNS ainsi que de la soixantaine d‟îlots que représentent les villages du Khumbu, eux qui depuis longtemps

étaient enfermés à l‟intérieur des limites du PNS sans tomber dans les limites de sa juridiction. La ZT au total

représente une aire de 275 km2.

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indépendance par rapport à la capitale du pays. La distance entre la ville-centre du Népal et

le Khumbu est nulle part mieux résumée que dans l‟expression, encore d‟usage au milieu

du XXe siècle, qui désignait le voyage vers Katmandou par la locution : « going to Nepal »

(Neale 2002).

La situation a cependant beaucoup évolué dans le Népal moderne et ses influences

sont plus directement ressenties au Khumbu qu‟elles ne l‟ont déjà été. La création de

« Village Development Committees » (VDC) en 1990 a placé des représentants des partis

politiques « de Katmandou » dans trois centres du Khumbu (Chhaurikharka, Namche

Bazaar et Thame). Les trois VDC du Khumbu répondent à un intermédiaire au niveau du

district (Solukhumbu) situé à Salleri. À l‟époque de mon passage dans le Khumbu et en

l‟absence d‟un chef du gouvernement au parlement et en l‟absence d‟une Constitution pour

le Népal, les chefs des VDC, répondant au titre de secrétaires, n‟étaient pas élus. Ils avaient

pour fonction de gérer les maigres allocations de Katmandou pour le développement des

régions du Népal. Peu d‟entre eux appréciaient leur appointement dans le Khumbu et, de

l‟avis de plusieurs de mes informateurs, la majorité d‟entre eux fuyaient leurs

responsabilités ou exigeaient d‟être mutés dès la venue de l‟hiver, principalement à cause

du froid qu‟ils toléraient difficilement.

Les secrétaires des VDC ne sont pas les seuls habitants saisonniers du Khumbu.

Avec la croissance du tourisme, ce sont littéralement des milliers de migrants saisonniers,

travailleurs qualifiés, constructeurs, maçons et ébénistes, mais aussi porteurs et guides

touristiques, qui viennent passer au Khumbu quelques semaines ou quelques mois dans

l‟année. La venue de migrants des basses vallées – pour la plupart de religion hindoue –,

dans la foulée de la Guerre du peuple, ainsi que le peu de crédibilité et de représentativité

du gouvernement central, attisent les suspicions des Sherpas à l‟égard des « autres

Népalais », qui selon eux pourraient s‟avérer être des insurgés maoïstes. Ces travailleurs

saisonniers népalais occupent de plus une position marginale frisant l‟illégalité : logés

inadéquatement et maigrement rémunérés, ils doivent la plupart du temps se résoudre à

extraire des forêts avoisinant le lieu de leur travail de quoi se chauffer et cuire leur

nourriture, une pratique qui est de moins en moins tolérée dans les limites du SNP.

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En dépit du « froid » existant entre les Sherpas et leurs voisins des basses vallées,

les échanges entre Katmandou et le Khumbu ont néanmoins pris de l‟ampleur

progressivement avec l‟avènement, long et pénible, d‟un État démocratique ouvert sur le

monde, tourné vers l‟économie du tourisme et le développement auquel participe

activement d‟innombrables ONGs ayant pignon sur rue dans la capitale, mais s‟investissant

aussi dans les régions les plus éloignées du pays. D‟autres réseaux et filières du Khumbu se

sont aussi transformés avec le temps, comme celle pour les Sherpas des vacances et des

pèlerinages (plus au Chapitre 4). L‟inclusion du Khumbu dans non pas un mais plusieurs

réseaux de protection de la nature et de la biodiversité est un autre vecteur de changement

régional et spatial que je présente succinctement dans la section suivante, mais qui sera

traité avec plus d‟emphase lui aussi dans le Chapitre 4.

2.2 La nature du Khumbu et sa protection

2.2.1 « Naturally Nepal » : des aires protégées pour le tourisme

« Naturally Nepal » est le slogan du BTN : « The Nepal Brand will be promoted as

"the next generation mountain destination for weekend breaks, adventure holidays, and life

time experiences for people who live in cosmopolitan cities and travel internationally" »

(http://welcomenepal.com/promotional/aboutus-introduction.php, page consultée le 17 mai

2011). Il établit et promeut avec grandiloquence les liens coproduits dans l‟espace du

tourisme entre un pan de « l‟international » moyenné, aventureux, cosmopolitain et urbain,

et les régions du Népal devenues marchandises.

Le Népal a promulgué des aires protégées sur plus de 23% de son territoire,

lesquelles se partagent en dix parc nationaux (et leurs zones tampons adjacentes), six aires

de conservation, trois réserves fauniques et une réserve de chasse. La superficie des aires

protégées du Népal a subit une augmentation de plus de 27% entre 2004 et 2011 (en

passant d‟une superficie équivalant en 2004 à 18% du territoire népalais à son étendue

actuelle [Spoon 2008 et http://www.dnpwc.gov.np/protected-areas.asp, page consultée le

18 mai 2011]). L‟expansion récente et soudaine des aires protégées demeure en grande

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partie à être expliquée. À l‟évidence, ces aires protégées sont fort populaires auprès des

touristes étrangers et l‟industrie touristique en est une dont la contribution à l‟économie du

Népal est loin d‟être négligeable. Selon les statistiques disponibles, un visiteur étranger sur

deux se rendra dans une aire protégée lors de son séjour au Népal (MoTCA 2011). Quatre

aires protégées (trois parcs nationaux, dont le PNS, ainsi qu‟une aire de conservation)

reçoivent la majorité des visiteurs tandis que les 16 entités territoriales de protection de la

nature restantes profitent très peu des dollars touristiques (pour une discussion des

problèmes liés à cette concentration des visiteurs dans un nombre restreint d‟aires

protégées, voir Nepal 2000). Les aires protégées opèrent des reconfigurations sociales,

économiques et foncières importantes sur les terres où elles sont promulguées et établies et

sur les populations qui y résident (West et al. 2006, West et Brockington 2006). Ces aires

protégées ont non seulement créé des politiques spatiales favorisant la conservation de

certains « environnements » dits « naturels », c‟est-à-dire exempt de l‟influence humaine,

une idée en contradiction avec le cadre théorique sur lequel j‟appuie mon étude, mais elles

impliquent de gré ou de force les communautés locales et transforment leurs modes

traditionnels de gestion du territoire et des ressources « naturelles ». Le Népal est reconnu

comme étant à l‟avant-garde de la gestion intégrée des communautés et de leur

environnement (Mishra 1982, Hough et Sherpa 1989, Basnet 1992), une gestion qui diffère

grandement de celle développée par le paradigme Yellowstone « effaçant l‟histoire ayant

trait à l‟usage social de la terre » (West et Brockington 2006), « une protection de la

nature causant la fermeture d‟une aire protégée [enclosure] sur elle-même, une fermeture

qui a pour conséquence de détruire la notion de lieu [de milieu de vie] » (Ingold 2005). Le

contrôle centralisé des aires protégées – par le biais d‟un ministère lui-même répondant à

des promoteurs et bâilleurs de fonds œuvrant à l‟international – continue néanmoins à se

surimposer aux systèmes locaux et traditionnels de transmission de la propriété foncière34

34

Traditionnellement, le benjamin d‟une famille hérite de la maison familiale à son mariage.

Traditionnellement encore, il revient aux parents de construire le foyer des autres enfants. Dans le Khumbu

actuel toutefois, un Khumbu dont les limites sont institutionnalisées par le PNS, les aînés d‟une famille

sherpani sont plus enclins à aller travailler en milieu urbain au Népal, en Inde où à l‟étranger, avec le support

de leur famille, qu‟à s‟établir sur l‟un des rares terrains en vente au Khumbu. Les terrains disponibles sont

souvent éloignés des sentiers du tourisme, des marchés et des sources potentielles de revenus et ont un faible

rendement agricole. Des exemples sont fournis au Chapitre 3. Les terrains les mieux situés et les hôtels

touristiques sont jalousement gardés dans le patrimoine familial. De la sorte, puisque le marché immobilier et

foncier dans le Khumbu ne transige plus de propriétés depuis des décennies, la hausse sentie de la valeur des

propriétés ne peut être attribuable qu‟à l‟intensification de l‟usage touristique (i.e., hausse des revenus dérivés

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et de protection de l‟environnement qui étaient en place bien avant le développement de

ces espaces étatiques aux devis produits par des firmes et des institutions nationales et

internationales (notamment l‟UICN, l‟ONU (l‟UNESCO), le WWF, l‟ICIMOD le

Mountain Institute, KEEP, etc.35

). Souvent, les aires protégées deviennent aux yeux des

majorités ethniques et religieuses d‟un État un bien national que l‟on s‟approprie sans

vergogne et qui redore l‟image nationale, effaçant du coup les spécificités locales (West et

Brockington 2006, Phurba Sherpa, comm. pers.)36

. Les effets particuliers du PNS sur le

Khumbu seront discutés plus tard dans ce chapitre ; certains d‟entre eux touchant au

paysage et à l‟espace seront étudiés avec plus d‟attention dans les Chapitres 3 et 4.

de la consommation touristique et des rentes touristiques). La hausse des valeurs foncières profite non

seulement aux propriétaires (de façon indirecte, cette hausse étant le symptôme de la hausse de leurs profits

sur les usages touristiques), mais aussi au PNS qui est le seul habilité à percevoir les droits d‟accès au

Khumbu qui sont imposés aux touristes et qui est aussi le seul à pouvoir attribuer une concession sur les

terrains de l‟État placés sous sa tutelle, c‟est-à-dire l‟ensemble des terres situées hors des limites des villages

établis de longue date au Khumbu. 35

[1] L'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN), cherche à trouver des solutions

pragmatiques aux défis de l‟environnement et du développement, elle appuie la recherche scientifique, gère

des projets sur le terrain et rassemble les gouvernements, les organisations non gouvernementales, les

agences des Nations Unies, les entreprises et les communautés locales. (http://www.iucn.org/fr/propos/,

consultée le 15 mars 2011). [2] L‟Organisation des Nations Unies pour l‟Éducation, la Science et la Culture

(UNESCO) compte 193 Etats membres et 7 Etats membres associés. La mission de l‟UNESCO est de

contribuer à la construction d‟une culture de la paix, à l‟éradication de la pauvreté, au développement durable

et au dialogue interculturel à travers l‟éducation, les sciences, la communication et l‟information

(http://unesdoc.unesco.org/images/0018/001887/188700f.pdf, consultée le 20 juillet 2011). [3] Le Fonds pour

la conservation de la nature (WWF, World Wildlife Fund) s‟est doté de la mission d‟enrayer la dégradation

de l‟environnement mondial et de construire un future dans lequel les humains vivent en harmonie avec la

nature, protèges la biodiversité, adopte un développement durable, réduisent l‟émission de déchets et le

gaspillage (http://wwf.panda.org/who_we_are/, consultée le 20 juillet 2011). [4] Le Centre International pour

le développement intégré de la montagne (ICIMOD) est un centre régional de développement des savoirs sur

les effets du changement climatique sur les écosystèmes montagnards pour le compte de ses huits membres

situés l‟Hindu Kush-Himalaya – Afghanistan, Bangladesh, Bhutan, Chine, Inde, Myanmar, Népal, et

Pakistan. Basée à Katmandou, ICIMOD cherche à comprendre comment les populations locales s‟adaptent

aux changements environnementaux tout en prenant en compte « les dimensions amont-aval » de la

problématique de l‟eau en montagne (http://www.icimod.org/, consultée le 16 mars 2011). [5] TMI Le

mandat de l‟Institut de la montagne duplique celui d‟ICIMOD (http://www.mountain.org/, consultée le 11

juillet 2011) [6] Le projet d‟éducation environnementale de Katmandou (KEEP) est une organisation qui a

pour mission d‟assurer la prospérité écologique et culturelle du Népal et de ses citoyens en maximisant les

bénéfices du tourisme et en mitigeant ses impacts négatifs (http://www.keepnepal.org/, consultée le 15

janvier 2011). 36

Dans la prolongation de cette idée, je retrace aux réserves de chasse royales les balbutiements en matière

de protection de l‟environnement au Népal – soulignant les effets du pouvoir centralisé sur le domaine

« naturel », sur la production du domaine naturel et sur la négociation de la valeur des éléments catégorisés

comme appartenant à ce domaine. Si les fins de la protection des aires protégées d‟aujourd‟hui sont bien

différentes de celles guidant la gestion des réserves de chasse d‟autrefois, la continuité s‟exprime tout de

même dans la présence de l‟État dans cette arène.

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Figure 1 – « Anthropologue : Avez-vous l’impression que vous vous trouvez dans un Parc ? Répondant : Il y a les

panneaux… Il n’y a que les panneaux de mise en garde. »

2..2 La « nature » dans le paysage du Parc National de Sagarmatha

Dans les études touchant de près ou de loin au Khumbu ou au PNS, il est convenu

de discuter des espèces animales, qu‟elles soient endémiques ou plus communes, de la

végétation ainsi que d‟autres aspects du milieu dits « naturels » et qui procurent au paysage

toute sa richesse. Ces éléments sont également d‟intérêt pour mes considérations en

anthropologie de l‟environnement (et ne sont pas que « naturels »), car ceux-ci s‟immiscent

directement dans les interactions entre les agents du Khumbu, pouvant être le prétexte

d‟échanges, l‟objet de savoirs ou de réseaux d‟entraide, quand ils ne sont pas directement

les instigateurs de mouvements sociaux, enrichissant de par leur présence et leurs activités

le quotidien de la région.

Le Khumbu a une superficie de 1148 kilomètres carrés (laquelle est totalement

incluse dans le PNS) et est presqu‟entièrement enceint de sommets de plus de 6000 mètres

d‟altitude. Il est délimité au nord par une frontière internationale avec la région autonome

chinoise du Tibet, frontière qui s‟étend sur une distance d‟environ 40 kilomètres. Sur cette

dernière s‟élève le mont Everest, point culminant de la surface terrestre. Il est dit que les

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attraits du Khumbu sont autant naturels, avec ses paysages, ses glaciers, ses monts, ses

espèces mammaliennes rares ou menacées, que culturels, avec la culture sherpani et la

pratique du bouddhisme tibétain de tradition ancienne.

Carte 3 - Le Parc national de Sagarmatha et sa zone tampon (source : DNPWC)

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La végétation du Khumbu varie intensément en fonction de l‟altitude, de

l‟inclinaison de la pente et de l‟aspect de la montagne où elle croît. Elle est principalement

constituée de forêts de feuillus, de pruches et de pins entre 2 800 et 3 200 mètres d‟altitude,

de genévriers, de sapins, de bouleaux et de rhododendrons entre 3 200 et 4 000 mètres, et

de variétés naines de genévriers et de rhododendrons au-delà de 4 000 mètres, mais au-

dessous de 5 000 mètres, altitude à laquelle seules quelques plantes alpines subsistent. Les

hauts flancs des montagnes sont dominés par des herbes tournées en pâtures. L‟abondance

de la végétation est aussi influencée par les activités humaines, de la cueillette du bois de

chauffe à l‟élevage (Brower 1991a, Byers 2005, Spoon et Sherpa 2009, Sherpa et Kayastha

2009). La faune régionale consiste en plusieurs espèces d‟oiseaux, de rongeurs, d‟ongulés

sauvages et domestiques et comporte aussi des prédateurs emblématiques tels que le

léopard des neiges et le loup tibétain. Plusieurs espèces de gros mammifères sont dans

l‟objectif des programmes de conservation environnementale : c‟est le cas des prédateurs

susnommés comme de certains herbivores tels le tahr de l‟Himalaya, le panda roux et le

cerf porte-musc. Le Yéti, une créature animalière aux aptitudes physiques et spirituelles

fabuleuses, habite aussi le Khumbu (Bjonness 1986, Brower 1991a, Spoon 2008 ; plus sur

le Yéti dans le Chapitre 3).

D‟autres éléments actifs du paysage, tels les glaciers et les corniches de neige

accrochées sur les crêtes des montagnes propices aux avalanches, les sources, les lacs et les

rivières, varient en forme, en activité et en intensité au fil des saisons. Les tempêtes, le gel

et la mousson sont aussi des événements qui viennent réguler et perturber le déroulement

des activités quotidiennes des habitants du Khumbu. Une étude anthropologique des

relations socioenvironnementales ne pourrait être menée sans approfondir certains de ces

aspects. Dans le Chapitre 3, j‟expose comment ces aspects ont été façonnés par la pratique

engagée des agents du Khumbu dans leur monde vécu tandis que dans le Chapitre 4

j‟examine comment l‟inclusion du Khumbu dans un espace dominé par le tourisme

transforme la façon dont les agents de cette région interagissent avec leur environnement et

entre eux.

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2.3 De la migration des Sherpas au Khumbu et des premiers siècles de

leur occupation du territoire

L‟histoire humaine du Solu et du Khumbu avant le XVIe siècle est bien mal

connue. Des indications paléobotaniques révèlent qu‟avant l‟établissement des Sherpas

dans la région, le paysage est déjà marqué par le travail de régimes de feux et arbore les

cicatrices d‟exploitations agricoles passées : il n‟est pas vierge de l‟empreinte de l‟humain

(Byers 2005). Ces évidences corroborent la proposition voulant que le Khumbu ait été

visité par des cultivateurs pastoraux menant leurs troupeaux vers des pâturages estivaux

avant l‟installation des Sherpas. Sur la base des documents disponibles au Khumbu et au

Tibet, l‟an 1533 est avancé comme étant le temps où les Sherpas, par petits groupes

familiaux37

, migrent du Tibet afin de s‟installer de façon permanente dans le Khumbu

(Oppitz 1968 et 1974, parfois indûment attribué à Ortner 1978 et 1989). Originaires de la

région de Kham38

en Asie centrale et parlant un dialecte tibétain, les Sherpas immigrent au

Khumbu en suivant des passes montagneuses inhospitalières (Fürer-Haimendorf 1964,

Oppitz 1968, Ortner 1989). Vraisemblablement, ils appartiennent à des familles aisées et

fuient des pressions politiques ainsi que des percussions religieuses (Ortner 1978).

2.3.1 La vallée cachée : le Beyul Khumbu

At that place there will be no frost or hail, heat or famine. Harvest and

livestock will always be good. There will be no harm caused by epidemics,

infectious diseases, poison, weapons, lords of the ground or elemental spirits.

Just being in that country purifies pollution and afflictive emotions Wangmo

2005 : 10.

37

Les premières familles Sherpas du Khumbu ont été désignées en tant que protoclans par les anthropologues

structuralistes et structuro-fonctionnalistes, en dépit du fait que la flexibilité de leurs réseaux d‟amitiés et de

collaboration prévaut sur le système clanique. Pour plus sur les familles et les clans Sherpas, se référer à

Fürer-Haimendorf 1964 et à Ortner 1978. 38

Kham, dans l‟est du Tibet, est situé à 2000 km du Khumbu. En langage tibétain, Est se dit Sher et peuple,

Wa. Sherwa, devenu Sherpa, signifie gens venus de l‟Est (du Tibet).

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Si elles sont les premières à s‟installer définitivement dans le Khumbu, les familles

sherpanis migrant au XVIe siècle ne sont pas les premières représentantes que ce soit des

ethnies tibétaines ou de la religion bouddhiste à venir explorer la région. Les étendues

reculées du Khumbu sont explorées non pas, comme on pourrait le croire, par des paysans

vivant de l‟économie pastorale, mais bien par des pèlerins et des ascètes tibétains venus y

accomplir des retraites méditatives (Ortner 1978). Sur le même ton, les sources tibétaines

contenues dans les précieux Ter-Chang39 décrivent une vallée qui se révèle être le

Khumbu, une vallée qui est un sanctuaire de paix isolé des troubles du monde extérieur

(Zangbu et Klatzel 2000, Wangmo 2005, Spoon 2008, Spoon et Sherpa 2009, Pasang

Sherpa, comm. pers.).

En effet, les Sherpas attribuent à la vallée du Khumbu le statut de Beyul, c‟est-à-

dire celui de vallée sacrée mais aussi de vallée cachée, scellée par Guru Rimpoche, le

fondateur du bouddhisme tibétain, du temps de son vivant, au VIIIe siècle. Un Beyul ne

peut être « ouvert » ou redécouvert que par des bouddhistes victimes d‟un épisode

antagonique à leurs valeurs les plus profondes et seulement si se concrétisent les conditions

prophétisées par Guru Rimpoche. Ainsi, d‟une part, la tradition sherpani attribue la

découverte de la vallée du Khumbu à Guru Rimpoche et, d‟autre part, sa redécouverte à un

homme pieux du nom de Phachen, une image bienséante pour représenter les premiers

Sherpas du Khumbu.

L‟hagiographie de Guru Rimpoche relate que, depuis une caverne de méditation

située à Hallashey dans le Solu40

, ce saint personnage lévite jusqu‟à une seconde

dépression rocheuse en contrefort du présent village de Khumjung (Zangbu et Klatzel

2000). Il occupe son séjour d‟une durée de trois jours à la pacification et à la conversion au

bouddhisme des esprits démoniaques ayant pris pour asile la cime des montagnes du

Khumbu. C‟est à cette occasion que Khumbi-Yul-Lha41

, la divinité qui réside sur la

montagne nommée Khumbila, est convertie au bouddhisme et devient gardienne du

39

Du tibétain pour « trésors cachés », livres enfouis sous terre pour un usage futur (Zangbu et Klatzel 2000). 40

Cette caverne est désignée par le toponyme Dubphug Maratika. En tibétain, phug signifie caverne, alors

que Maratika est associé à la longévité. 41

Le nom de Khumbi-Yul-Lha peut se traduire par « divinité », « déité », voire « esprit de l‟élément terre »

(lha) du « pays » (yul) situé « en haut » (khumbu).

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Khumbu (Pasang Sherpa de Namche, comm. pers.). Je consacre plus d‟attention à la

divinité Khumbi-Yul-Lha dans le Chapitre 3.

C‟est dans ce contexte que les Sherpas sont venus s‟établir en permanence, c‟est-à-

dire en intégrant le Beyul réservé pour eux par leur maître dans une région où abondent les

esprits élémentaires pacifiés. Leur nouveau territoire parcouru par de turbulentes rivières

glaciaires a des attributs uniques : il s‟agit d‟une terre sacrée, le lieu de pèlerinages et de

retraites et qui plus est marqué par le passage du vénéré Guru Rimpoche.

D‟autres vallées avoisinantes au Khumbu ont également le statut de Beyul. C‟est le

cas du Rolwalling à l‟Est et de Khenpalung à l‟Ouest. Ce dernier possède la forme d‟un

mandala42

, et n‟est accessible que par la « porte » du Khumbu. Les interprétations des

sources bouddhiques dévoilent que certaines vallées cachées n‟ont pas encore été

découvertes tandis que d‟autres sont réputées posséder différents niveaux ou degrés, dont

certains se manifestent uniquement au-travers d‟une grande spiritualité et d‟une égale

dévotion : ces géographies bouddhiques complexes ne seraient pas accessibles aux

touristes du Khumbu (Phurba Sherpa, comm. pers.).

À l‟intérieur d‟un Beyul, les habitants doivent se conformer à un code de conduite

calquant les règles bouddhiques ayant trait au respect de la vie. Ceux-ci doivent éviter de

commettre certaines actions taboues – telles la chasse du gibier, l‟abatage des animaux,

l‟extraction du bois et de rochers43

– susceptibles de contrarier les divinités peuplant divers

éléments du paysage, sommets montagneux, sources d‟eau et essences d‟arbres dans les

forêts. En peu de mots, de cette notion de Beyul découlent des indications sur le type de

pratiques socioenvironnementales acceptables pour les Sherpas. De surcroît, les déités

protectrices qui peuplent le paysage doivent être charmées à diverses occasions au cours de

l‟année, lors de fêtes et de célébrations religieuses ou séculières. Lorsque furieuses, ces

42

Le mandala est une carte spirituelle où sont représentés les points cardinaux, des divinités aidant le

pratiquant dans sa méditation, des animaux sacrés symbolisant différents éléments et des puissances

chtoniennes ou démoniaques. 43

Comme cette pratique est inévitable, des rituels d‟apaisement ont été divisés à cet effet. Ces rituels sont

habituellement performés par des spécialistes, qu‟il s‟agisse d‟apprentis (thawas), de moines ou de prêtres-

officiants de villages (lamas).

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déités ont en effet le pouvoir de déclencher diverses calamités : avalanches, glissements de

terrain, inondations, guerres et même écrasements d‟avion (Spoon et Sherpa 2009).

Cette difficile relation entre l‟humain, le monde qu‟il habite et le divin est

caractéristique des enseignements de la secte bouddhiste Nyingma, la plus ancienne au sein

du bouddhisme tibétain, à laquelle adhèrent les Sherpas. La secte Nyingma insiste sur

l‟importance du travail des esprits dans les affaires humaines et s‟accommode de leur

interférence par le biais de rituels d‟exorcisme et d‟offrandes. L‟exorcisme est une pratique

absente du répertoire des autres sectes bouddhistes tibétaines réformées (Ortner 1989,

Spoon et Sherpa 2009). En conséquence, si d‟un côté les Sherpas en viennent à s‟engager

envers leur environnement au-travers de leur pratique religieuse, cette pratique les pousse,

d‟un autre côté, à accumuler les « bonnes actions » au quotidien. Cette recherche de

l‟excellence est due au fait que, à l‟image de l‟ensemble des bouddhistes, les Sherpas se

concentrent de leur vivant à trouver un équilibre entre le mérite qu‟ils accumulent par leurs

bonnes actions et la souillure spirituelle découlant des péchés qu‟ils peuvent commettre à

l‟occasion. L‟accumulation de mérite au cours de sa vie est garante d‟une réincarnation

bienheureuse.

En plus de commander l‟accomplissement de bonnes actions et le don d‟offrandes,

les relations des Sherpas avec le divin s‟étendent parfois à celles, plus répandues, qu'ils

entretiennent envers les animaux. Les déités protectrices du Khumbu possèdent en effet un

ou plusieurs associés, ou “véhicules” (khor), de forme animale ou à l‟apparence mythique.

Les Sherpas respectent ces attributs de la divinité et, par analogie peut-être, s‟abstiennent

de causer du mal aux espèces animales qui sont les khor des divinités. En somme, les

Sherpas entretiennent certaines prédispositions concernant les animaux au-travers de leurs

pratiques et croyances religieuses, prédispositions plus précises encore que la proscription

de tuer des préceptes bouddhistes44

. Ces croyances Nyangma ont en somme pour incidence

de guider les rapports entre les humains et les animaux dans le Khumbu.

44

Les Sherpas chargent d‟autres ethnies de l‟abatage animal et de la préparation de la viande dont ils sont

friands. Les animaux sont abattus hors du Khumbu, dans les basses vallées, et la viande est acheminée aux

marchés hebdomadaires de Lukla et de Namche Bazaar.

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Plusieurs rituels traditionnels ont pour but de communiquer avec, d‟apaiser et

d‟adorer les divinités de la terre et solliciter leur protection et leurs faveurs. Nombre de

lieux parsemés dans le Khumbu sont privilégiés par les esprits et les dieux, tels les forêts et

les sources, les sommets des montagnes (Spoon et Sherpa 2009, voir aussi sur les bosquets

et autres enclaves sacrées Bhagwat et Rutte 2006). À ces esprits et ces dieux, on peut faire

des offrandes, lever un autel ou dédier une cérémonie, comme c‟est le cas au camp de base

de l‟Everest (plus au Chapitre 3). Les offrandes abondent particulièrement aux endroits où

le danger est tangible (ex. ponts, cols montagneux) ; elles consistent souvent en des

drapeaux de prière, ou des foulards blancs dits katas45

. Dans la compréhension de la

problématique paysagère du Khumbu, l‟importance des lieux spirituels est cruciale. Ceux-

ci témoigne d‟un immense travail effectué par les Sherpas sur eux-mêmes, sur des endroits

choisis, et ils ne laissent pas les touristes et les autres agents du Khumbu indifférents (cf.

Chapitres 3).

D‟autres récits bouddhiques sont explorés plus en profondeur dans le Chapitre 3,

dont ceux ayant défini le choix de l‟emplacement de certains monastères et villages, tandis

que dans le Chapitre 4 j‟entreprends la tâche de problématiser les influences plus

contemporaines du religieux en fonction des réseaux et filières au sein desquelles il est

promu. Je remarque une fois de plus, à propos de cette dimension du Khumbu, que les

approches synchroniques du structuro-fonctionnalisme en anthropologie ont d‟abord tendu

à présenter le paysage comme un fait accompli, un lieu calme et pacifique, un tout cohérent

(voir par exemple Fürer-Haimendorf 1964, 1975 et Kunwar 1989). Pourtant, nombre de

changements importants sont survenus et continuent de survenir et de transformer le

Khumbu de même que la vie de ses habitants. Dans la prochaine partie, je soulève la

question du changement en prenant les relations du Khumbu avec l‟État du Népal comme

précurseurs mais aussi comme observatoires d‟autres bouleversements (religieux,

monastiques) étant survenus dans le Khumbu.

45

Les drapeaux de prière, agités par le vent, envoient leurs prières dans le cosmos, bénéficiant à tous les êtres

dotés de conscience, comme le stipule la tradition bouddhique. Les katas sont des offrandes dirigées plus

directement à la personne de l‟esprit du lieu, esprit de l‟eau, le « lhu » ou esprit de la terre, le « lha ».

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2.3.2 Relations anciennes avec le royaume du Népal et fondation des

monastères du Solu et du Khumbu

Pour plusieurs anthropologues attachés à la notion de culture, le Khumbu a non

seulement bénéficié de son isolement géographique, mais a été protégé par celui-ci.

J‟observe que cette opinion, remisée dans les décennies 1980-1990, semble être revenue en

force et s‟être généralisée depuis que l‟anthropologie, mais encore plus les autres sciences

(notamment la biologie), se concentrent sur des questions précises ayant rapport aux

politiques socioenvironnementales, à la gestion du PNS, aux politiques culturelles ou à

l‟expansion des institutions de développement et du tourisme. Ces activités de

conservation, de développement et de tourisme ont au nombre de leurs enjeux la rentabilité

et ont pour cadre une idéologie « capitalisante » : pour plusieurs agents impliqués dans ces

pratiques à portée socioéconomique et socioenvironnementale, la patrimoinisation du

paysage, la protection et la retraditionalisation de la culture ainsi que la promotion du

tourisme sont toutes des méthodes égales afin de pérenniser l‟illusion que le Khumbu est

un « monde à part », mais aussi une « marchandise d‟exception », un bien consommable.

Je tente dans les paragraphes qui suivent de donner une image toute autre, l‟image d‟un

Khumbu en dialogue séculaire avec Katmandou et l‟étranger, qui en plus d‟être

marchandise, est son propre mode de production et de négociation. Afin d‟y parvenir, je

tire profit de ma relecture d‟ethnographies parues il y a déjà plusieurs décennies. Celles-ci,

en effet, recèlent d‟indices montrant les grands changements étant survenus autour du

Khumbu (qui, justement, lui ont donné un cadre spatial, aujourd‟hui recadré par le

tourisme). Ces ethnographies, contrairement aux travaux plus récents de géographes et

d‟anthropologues qui se concentrent sur le tourisme en tant que vecteur de changements

socioenvironnementaux46

, scrutent avec plus d‟attention les liens entre le Khumbu et l‟État

du Népal, entre le Khumbu et la théocratie tibétaine ou entre le Khumbu et le Raj

britannique, justement parce qu‟à l‟époque où elles furent écrites, l‟influence du tourisme

était encore modérée au Khumbu. À l‟instar de ces travaux, je propose que les fondements

46

Fürer-Haimeindorf 1980, Jefferies 1982, Stevens 1993a et 1993b et Spoon 2008, pour ne nommer que

ceux-ci, voient tous dans l‟avènement du tourisme le locus des transformations socioenvironnementales au

Khumbu. Les travaux sur les changements des subjectivités sherpanis en relation avec l‟avènement du

tourisme dans le Khumbu sont aussi nombreux (Frohlick 2003, 2004 et 2005, Ortner 1999, Adams 1996).

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des changements affectant le Khumbu aujourd‟hui ont des bases plus anciennes qu‟il n‟y

paraît et qu‟elles prennent racine dans la relation entre l‟État (ou les États) et cette région.

Les échanges avec le Tibet n‟ont jamais été rompus par les Sherpas et, qui plus est, ils

devancent l‟installation de ces derniers dans le Khumbu. Dans l‟autre direction, les

premiers contacts du Khumbu avec le royaume unifié du Népal se soldent par des

transactions comptables depuis au moins trois cent ans. La géographe Barbara Brower l‟a

formulé succinctement : «Government taxes, regular trade, and a pattern of labor

outmigration mean that the highest Sherpa communities have never been absolutely

isolated » (Brower 1996 : 254, je souligne). Pourtant, encore dernièrement, l‟idée erronée

que les Sherpas « isolés » du Khumbu échappent jusqu‟à la taxation de l‟État du Népal est

toujours véhiculée, voire devient dominante (Stevens 1993b: 417, mais aussi touristes,

comm. pers.).

Après leur installation dans la région du Khumbu, les Sherpas s‟y développent dans

une relative autonomie et fondent une société sur des bases amplement égalitaires. À

l‟exception des quelques figures locales dont l‟autorité repose principalement sur la

prospérité matérielle, il ne se trouve ni suzerain, ni monarque assoyant son pouvoir sur le

Khumbu dans son entièreté. Les Sherpas par ailleurs ne répliquent pas dans le Khumbu le

système féodal caractérisant les groupes tibétains qui sont leurs contemporains. En outre, à

cette époque, les structures juridiques et politiques locales demeurent embryonnaires.

Toutefois, bien que les récits colligés par les anthropologues et les géographes

soient parfois rapportés avec des imprécisions et quelques contradictions, il est possible

d‟inférer que les Sherpas nouvellement installés sur leurs terres du Khumbu, aux confins

des États tibétains et népalais, endurent au moins un épisode armé se soldant dans la

défaite. Il en résulte que les Sherpas tombent sous la coupe de la dynastie Sen au cours du

premier tiers du XVIIIe siècle. Cette lignée hindoue vacillante ne réussit cependant pas à

consolider son influence, ni à imposer ses charges en taxes et labeurs sur le Khumbu

(Ortner 1989 citant Burghart 1984). Moins de quatre décennies après ce coup, en 1772, le

régime gorkhali pénètre à son tour dans la région et soumet les rois Sen à un traité qui

centralise les pouvoirs gestionnaires territoriaux sur Katmandou. Or, les terres des Sen et,

par extension, le Khumbu, demeurent sous régime Kipat, c‟est-à-dire autonomes par

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rapport aux domaines administrés directement par les Gorkha (Oppitz 1968, Burghart

1984, Ortner 1989)47

. Cette « autonomie » de la zone Est du Népal possède certaines

limites. Premièrement, peu de temps ne passe avant que les Sherpas ne fassent leur

apparition dans les documents de l‟État népalais à Katmandou. La collection de taxes

devient plus régulière et plus réglementée. Le village de Namche Bazaar est fondé sous la

pression des Gorkha afin de leur faciliter l‟imposition du commerce transhimalayen. Dans

un édit daté de 1828, le gouvernement de Katmandou exige en effet que le commerce soit

effectué via Namche sous la supervision de leurs collecteurs choisis dans l‟élite locale, les

pembu, et leurs superviseurs, les gembu (Oppitz 1968, Fürer-Haimendorf 1964 et 1975,

Ortner 1989)48

. Non seulement des localités s‟édifient sous l‟impulsion de Katmandou,

mais des institutions – ici personnifiées par les collecteurs de taxes – prennent vie et

prospèrent. Fürer-Haimendorf (1964) plus particulièrement s‟attarde dans le détail aux

fonctions du pembu, le collecteur de taxes du village, mais il conserve l‟accent sur les

fonctions communautaires de ce dernier, en faisant un agent totalement indigénisé, réinscrit

dans le cadre de vie du village, participant activement dans les événements sociaux de sa

société. Les descriptions de Fürer-Haimendorf ont pour effet de masquer les jeux politiques

les plus tendus qui ont pu avoir lieu, par exemple, entre Katmandou et le Khumbu vis-à-

vis la question de l‟imposition foncière et d‟une générale tendance « capitalisante » dans

les échanges. La position de Fürer-Haimendorf sera souvent reprise et rarement contredite

(par exemple, Spoon 2008) : discursivement, dans une majorité de travaux scientifiques, le

Khumbu est présenté comme un territoire plus autonome par rapport à Katmandou et au

reste du monde qu‟il ne l‟est dans les faits.

De son côté, Ortner (1989 et 1990) mentionne que, suivant l‟institutionnalisation de

la collecte des taxes étatiques, des conflits internes autant qu‟externes prennent racine chez

les Sherpas du Solu et du Khumbu. Ces luttes de prestige ont mené notamment au

47

Les Ghorka sont à l‟origine de l‟unification du Népal et de la définition des limites modernes de son

territoire. 48

Ceci ne signifie pas pour autant que le « bazaar », c‟est-à-dire le marché de Namche, ait été fondé à cette

époque. Voir dans le Chapitre 3 la référence au toponyme de « Nakuche » : il semble en effet que le

toponyme ancien de Namche référait à une forêt dense (« nakuche »), et non pas à la journée de samedi

(« namche »), et ne contenait d‟ailleurs pas le mot « bazaar », mot signifiant marché en népalais). Se référer

aussi au Chapitre 4 aux détails entourant l‟inauguration du marché de Namche. Vraisemblablement, le

marché de Namche Bazaar dans la forme qu‟on lui connaît aujourd‟hui date de moins d‟un demi-siècle

(Stevens 1993a : 55).

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82

patronage et à l‟édification de monastères d‟un type inconnu auparavant dans le monde

sherpa, et soulignent les pieuses relations unissant les gens d‟influence parmi les Sherpas

avec les agents monastiques du Tibet49

. Les monastères viennent remplir plusieurs

fonctions à l‟intérieur du Khumbu. Ils sont d‟abord une façon pour les pembu et autres

gembu de légitimer la richesse qui, via la taxation de leurs concitoyens, s‟accumule entre

leurs mains. Ils sont aussi pour les Sherpas du Solu une façon de prendre pied dans le

Khumbu et d‟échapper par le fait même aux consignes de l‟édit de 1828 de Kathmandu.

Paradoxalement, ceux du Solu qui optent pour la construction d‟établissement religieux

dans le haut des vallées normalisent le cadre de l‟édit qui donne le monopole du commerce

aux Sherpas habitant le Khumbu : en effet, ils consolident une géographie mercantile,

fabuleusement riche, en ajoutant leur contribution architecturale et, lors de leurs

déplacements et leurs déménagements, leur présence physique à cet ensemble déjà

foisonnant. Déjà à partir du XVIIIe siècle, le Khumbu accumule les marques d‟une société

sherpani prospère.

Ortner (1990) souligne cependant que la construction de monastères dans le

Khumbu résulte également des influences lointaines des Britanniques50

qui offrent aux

porteurs sherpas, ordinairement les plus pauvres de leur société, le moyen de s‟enrichir, et

de perturber le système endogène sherpa basé sur le prestige et l‟affluence matérielle.

Sans doute, les Sherpas les plus pauvres51

émigrent du Khumbu vers d‟autres lieux

pour y trouver de l‟emploi, notamment au Darjeeling indien, où ils commencent à travailler

à la solde des Britanniques comme journaliers sur les routes alors en construction, ainsi que

comme coolies, c‟est-à-dire comme porteurs, puis comme guides de haute altitude sur les

missions de reconnaissance himalayennes et ce depuis 1896 (Ortner 1999, Neale 2002).

Ces individus originaires de familles aux moyens modestes se mettent à travailler sur les

chantiers britanniques, économisent sur leurs salaires et retournent au Khumbu avec des

49

Ces pieuses relations entre le Tibet et le Khumbu ayant pour « support » les transactions commerciales

transhimalayennes et un système de transactions précapitalistes de troc des marchandises. 50

Lesquels, à cette époque, contrôlaient le commerce, le développement et la politique sur le sous-continent

indien grâce à leur « Raj » influent. Le Népal n‟a jamais été directement inclus dans le Raj, mais un Résident

britannique a séjourné à Katmandou à partir de 1916. 51

Non seulement les plus pauvres, mais aussi des déficients légers, des délinquants, des criminels fuyant la

justice et des femmes, ces dernières infortunées ou aventurières (Fürer-Haimendorf 1975, Brower 1991a).

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moyens suffisants pour s‟investir dans l‟agriculture, l‟élevage ou le commerce. De la sorte,

ils viennent concurrencer les autres « hautes gens » de leur société et les pembu surtout, qui

doivent leur richesse au système d‟imposition de Katmandou. Pour les plus fortunés du

Khumbu, le patronage des monastères représente une façon adéquate de répondre aux

attaques de légitimité que leur adressent les nouveaux-riches52

. Comme aujourd‟hui les

propriétaires d‟hôtels, les pembus et autres « hautes gens » d‟autrefois cherchent le moyen

– à la fois relationnel, symbolique et architectural – d‟affermir leur légitimité, notamment

avec les dons aux institutions monastiques alors en incubation. Les monastères du

Khumbu, enfin, doivent leur existence à la cour que le Tibet accomplit auprès des habitants

de la région : les Sherpas voyagent au Tibet pour affaire, pour s‟éduquer ou pour cause de

pélerinage et plusieurs lamas des monastères du Khumbu font leurs études dans les

établissements religieux réputés du Tibet, pays qui d‟ailleurs prône à l‟époque la théocratie

et l‟entretien de communautés monastiques importantes.

Il est d‟intérêt ici de voir que les transformations du Khumbu, dont l‟édification des

monastères qui sont aujourd‟hui des hauts-lieux du tourisme, ont pris place dans le paysage

au terme de luttes sociales impliquant de vastes espaces étatiques, impérialistes et

internationaux. Aujourd‟hui, le paysage monastique du Khumbu est construit

discursivement comme étant le joyau de la culture sherpani, que l‟on naturalise (c'est-à-

dire dont on masque l‟origine, la provenance, et que l‟on normalise, selon Brenner et Elden

2009). Or, ces monastères se situent au croisement de dangers perçus par des Sherpas

fortunés en face d‟autres Sherpas prospérant, d‟exigences quotidiennes et d‟influences du

Tibet (dont les pratiques bouddhistes reposent sur l‟entretien des lamaseries) et du Raj

britannique. Ces monastères n‟ont rien de naturels – tout comme, et j‟en discute dans le

Chapitre 3, les forêts qui les entourent. Ces monastères, suivant leur édification, ont

pénétré la société sherpani dans ses sphères les plus intimes, faisant par exemple du célibat

un idéal, transformant les relations et les rites liant dorénavant une société laïque et des

spécialistes de la religion indispensables pour la réalisation des célébrations les plus

variées survenant autant dans les logis (c‟est-à-dire dans l‟espace domestique) que dans les

cérémonies publiques. En ce sens, ni la « nature », ni l‟environnement bâti, ni la nature

52

Similairement, les propriétaires d‟hôtels prospères sont devenus, avec le tournant touristique, les plus

importants commanditaires des monastères du Khumbu d‟aujourd‟hui.

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humaine sherpani ne sont des « faits » naturels, sinon des produits économiques et

politiques.

2.3.3 Autres transformations du Khumbu en lien avec les réformes de l’État

Le Khumbu, souvent tourné en idylle intemporelle par les visiteurs étrangers qui y

voyagent, demeure l‟objet de changements d‟envergure qui s‟intensifient tandis que le

débit des échanges entre la région et les marchés extérieurs augmente et que se modernise

l‟État népalais et la forme de ses politiques. La complexité de ces transformations affectant

le Khumbu ne peut dans certains cas qu‟être estimée grossièrement.

En guise d‟exemple touchant aux pratiques de production locales et aux marchés, je

mentionne l‟introduction de la pomme de terre, dont on impute l‟importation aux

Britanniques. Celle-ci cause à elle seule dans le Khumbu une réforme agraire, accorde à

certains des moyens de s‟enrichir qu‟ils n‟auraient pu soupçonner, creuse de nouvelles

inégalités sociales chez les Sherpas, fait miroiter l‟espoir d‟une plus grande autonomie

alimentaire à de potentiels immigrants tibétains (à ce titre, il y aura une deuxième vague

d‟immigration venant du Tibet coïncidant avec l‟arrivée de la pomme de terre [Fürer-

Haimendorf 1964]) et, de près ou de loin, accentue les relations commerciales

transhimalayennes autour de ce nouveau surplus de nourriture (Fürer- et Ortner 1999). En

dépit de la ténuité des sources traitant spécifiquement de l‟apparition de la pomme de terre

au Khumbu, on peut inférer qu‟il y a, au milieu du XIXe siècle et à cause de la culture de

la pomme de terre, des changements paysagers touchant à la superficie et au nombre des

champs cultivés ainsi que des changements sociaux d‟ordres domestique et

socioéconomique. La pomme de terre est aussi devenue au fil du temps l‟objet

gastronomique premier du Khumbu et certaines de ses préparations sont si élaborées que

les Sherpas ne trouvent pas le temps de les apprêter pendant le temps fort de la saison

touristique, lorsque les charges de travail excèdent les mains disponibles. En famille, une

fois la saison touristique terminée, les « riki kur » dites « crêpes de pomme de terre » sont

une façon de célébrer un temps de répit. À l‟évidence, il existe au Khumbu à travers des

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85

saveurs, une culture et une agriculture, une ontologie de la pomme de terre (voir Ries

2009).

À la même époque où « germe » la pomme de terre pour la première fois, en 1846,

les Rana53

montent au pouvoir et intensifient la pression sur les populations paysannes du

Népal par le biais d‟une taxation plus stricte. Les taxes accroissent les besoins des résidents

du Khumbu en monnaie, pressant d‟autant plus les Sherpas à commercialiser leur

production (Ortner 1989 et 1999 : 71). À l‟instar de plusieurs autres changements qui

surviendront dans le Khumbu à partir du XIXe siècle, cette mesure de l‟État népalais a

pour incidence la monétarisation des échanges et l‟accroissement des marchés. Autant le

contexte endogène et exogène, local et national, se retrouvent et se distinguent dans leur

relation complexe et transforment autant le paysage que ceux qui y résident.

En 1941, on assiste à une première tentative de recension de la propriété terrienne

dans le Khumbu. Dès lors, depuis le milieu du XXe siècle, les pembu se basent sur la

propriété pour déterminer les impôts. Auparavant, le pembu était au cœur de relations

personnelles – et de clientélisme – avec les propriétaires terriens du Khumbu, qu‟il devait

continuer de visiter en dépit de leurs déménagements liés aux règles sociales d‟exogamie.

L‟État moderne, tentant d‟uniformiser (et de simplifier) ses formes d‟impositions, doit

liquider au possible les formes indigènes qu‟ont pris au fil du temps ses institutions (Scott

1998). L‟influence du pembu sur ses sujets ainsi que le régime terrien autonome Kipat sont

sous la menace. Les changements de régimes de pouvoir à Katmandou se succèdent avec

chacun d‟eux donnant une saccade menant à la simplification et à l‟uniformisation des

formes de gestion traditionnelle dans les régions. Je retrouve la même logique de

simplification à la base de la promotion du tourisme, de protection ou de conservation

d‟une certaine vision de l‟environnement (i.e., de la « nature » moderne) et de

développement villageois, comme je l‟avance ici bas.

53

Une dynastie népalaise qui contrôlera à la fois la monarchie devenue son pantin et l‟entité nationale.

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86

2.4 Le Beyul à l’époque moderne : effondrement du commerce

traditionnel et montée du tourisme et de la conservation

2.4.1 Fermeture de la frontière tibétaine

La fermeture de la frontière tibétaine subséquente à l‟invasion par l‟armée chinoise

du Tibet est un événement qui entraîne une reconfiguration importante de la structure

sociale et des pratiques économiques caractérisant le Khumbu. Les conséquences les plus

vives du chamboulement géopolitique qui survient au Tibet pour les Sherpas, si l‟on s‟en

tient à deux dominantes, sont l‟effondrement du commerce transhimalayen et l‟arrivée en

masse de réfugiés Tibétains dans le Beyul Khumbu.

Afin de bien cerner l‟enjeu de la première de ces deux conséquences, il faut saisir

l‟importance du commerce transhimalayen pour les Sherpas avant sa chute54

. D‟abord, le

commerce fournit aux Sherpas un moyen de diversifier leur économie basée sur

l‟agriculture et l‟élevage. L‟entreprise commerciale est souvent une activité nécessaire,

spécialement pour les familles dont les champs sont déjà trop étriqués pour se prêter à une

division en multiples parts lors de la transmission de l‟héritage au sein d‟une famille

nombreuse. Le commerce est ensuite une façon de s‟enrichir. Il comporte certes plus de

risques et plus de sacrifices que l‟agriculture et l‟élevage, notamment parce qu‟il éloigne le

marchand de son logis pour de longues durée, mais il est plus lucratif en comparaison et

nettement plus prometteur que le travail sur des champs peu fertiles pendant une unique et

très courte saison de pousse. Puis, le commerce transhimalayen n‟est pas qu‟une activité

économique. Il est aussi à la base de liens sociaux qui distinguent les Sherpas entre eux,

mais les regroupent néanmoins. Cette activité permet de fonder des liens d‟employeurs à

employés et des relations basées sur le prêt, la rémunération ou l‟entraide, ainsi que

l‟acquisition de prestige en reconnaissance de son entrepreneuriat, facteurs donnant une

substance à l‟économie sherpani. Enfin, le commerce est une activité qui marque le

paysage : elle le strie de routes, elle disperse les animaux employés au portage des biens

échangés sur de longues distances, elle rationalise la production d‟un surplus agricole

54

Sur une note différente, plus d‟attention devrait être portée par les chercheurs sur la production des savoirs

environnementaux à l‟issue de la relation humain-animal dans le commerce avec les yaks.

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pouvant être échangé contre d‟autres denrées venant de l‟extérieur du Khumbu. Lorsqu‟il

doit cesser, le commerce transhimalayen, dans la région du Khumbu l‟apanage exclusif des

Sherpas depuis plus de 130 ans (cf. l‟édit de 1828, plus haut), est non seulement un gagne-

pain, mais un mode de vivre en société ainsi qu‟un mode d‟habiter le paysage.

La seconde conséquence de l‟invasion du Tibet par la Chine est le déferlement de

réfugiés tibétains dans le Khumbu. Certains s‟y établiront temporairement avant de se

rediriger vers d‟autres localités au Népal et en Inde, à la suite de leur Dalaï-lama, tandis

que d‟autres s‟installeront définitivement dans le Khumbu. On parle beaucoup de la

pression immense sur les ressources naturelles que pose la venue des Tibétains (Jefferies

1982, Brower 1991, Byers 2005). La demande en bois de chauffe est grande, surtout parce

que les installations des réfugiés sont précaires pendant la période 1960-1970. De plus, des

troupeaux complets suivent ces migrants : beaucoup de bêtes sont mises à mort dans le

Beyul pour nourrir leurs propriétaires en situation d‟urgence tandis que d‟autres ne

survivent tout simplement pas à l‟hiver, n‟ayant pu paître sur leurs itinéraires habituels.

Pour des raisons plus politiques que naturelles, à cause de la perte soudaine d‟accès à des

pâtures au Tibet, la fortune des Tibétains incorporée dans leur bétail expire entre leurs

mains et chambranle l‟ordre apparent dans le Beyul où l‟abatage des animaux est interdit.

Dans le Khumbu, ces nouveaux arrivants du Tibet impulsent aussi la construction

de nouveaux monastères et de couvents à Thamo en 1962 et puis à Khunde en 1972 (Spoon

2008). Des monastères encore plus importants sont élevés dans le Solu : l‟un d‟entre eux,

le Thupden Choling, rassemble entre 500 et 900 religieux et religieuses selon divers

estimés (le monastère en ligne : http://redi-org.com/Thupten/NAV%20page.html, consulté

le 2 mai 2011 et comm. pers. avec un « thawa » (disciple) du monastère). Encore

aujourd‟hui, la présence des réfugiés tibétains se fait sentir de multiples façons dans la

région au pied de l‟Everest. L‟une d‟entre elles se démarque des autres : il s‟agit de

l‟influence très concrète des dollars internationaux, fonds d‟aide et de charité instaurés

pour appuyer la diaspora tibétaine, permettent l‟agrandissement de leurs communautés

religieuses. En 2010, le monastère de Thamo au Khumbu se trouvait en reconstruction

grâce au cumul de donations locales et internationales. Il sera sans contredit une fois les

travaux achevés le plus moderne et le plus coloré de la région. La Dalaï-lama, dont la

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réputation et l‟image médiatique n‟a fait que prendre de l‟ampleur depuis plus d‟un demi-

siècle, a gagné le cœur des Sherpas comme celui du monde entier. Son portrait, ainsi que

les images du palais Potala de Lhassa, orne les demeures sherpanis et ce malgré les

divergences sectaires séculaires55

. Ces images religieuses de la compassion, parmi

lesquelles le portrait du Dalaï-lama, sont à l‟évidence cooptées et consenties par les

Sherpas et les touristes étrangers qu‟ils hébergent. En conséquence, aujourd‟hui, un seul

segment des activités se déroulant au Khumbu recoupe et réconcilie la disparition du

commerce transhimalayen56

pour les Sherpas et l‟intégration des réfugiés venus du Tibet. Il

s‟agit du tourisme, qui a permis une transition des activités économiques accomplie

presque sans heurt, et qui a toujours conservé un intérêt sans bornes pour le fait Tibétain.

2.4.2 Ouverture du Khumbu au tourisme

En 1951, avec l‟appui d‟une intelligentsia aristocratique, le Roi Thribuvan se

soustrait de la tutelle des Rana et reprend d‟office les rennes du pays. La mise en place des

instruments menant aux grandes transformations qui moderniseront Katmandou et le Népal

revient à son fils Mahendra qui monte sur le trône après sa mort en 1955.

Le régime du pouvoir mis de l‟avant par le Roi Mahendra est décentralisé, mais

uniforme dans tout le pays. Nommé « Panchayat » (en népali, assemblée de cinq sages), il

a pour but de satisfaire les élites locales désirant gérer leurs affaires au niveau du village

(Pfaff-Czarnecka 1991). En contrepartie, Katmandou exige de ses conseils de village

d‟opérer une réforme d‟envergure concernant l‟exploitation des ressources naturelles.

Comme ce fut le cas en Inde peu de temps auparavant, le Népal nationalise ses forêts en

1957. Les propriétaires fonciers coutumiers des espaces boisés sont dépossédés de leur

droit d‟accès aux ressources forestières d‟après la considération à l‟effet que seule la terre

55

La secte bouddhiste du Dalaï-Lama est nommée « Gelupga », souvent dite école des Bonnets jaunes. 56

Dans la période récente, le commerce transhimalayen a recommencé de façon plus stable que durant les

décennies précédentes. Pour la première fois, ce sont des Tibétains qui contrôlent le transport des

marchandises. D‟après mes informateurs, la Chine impose un visa d‟entrée onéreux (plus de mille dollars

US) aux Sherpas et en contrepartie déchargent de cette obligation frontalière les Tibétains, du coup faisant de

ceux-ci les seuls agents capables de tirer profit du commerce entre les deux espaces nationaux.

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travaillée (les champs) peut être privatisée. En conséquence, l‟ouverture des champs et la

déforestation, quoique devenues illégales, s‟accroissent à partir de la fin des années

cinquante, puisqu‟elles constituent en elles-mêmes des moyens d‟acquisition d‟un droit à la

terre (Brower 1991a, 1991b, Spoon 2008). Dans le Khumbu, les institutions locales de

gestion des forêts sont supplantées à cette époque (je reviendrai sur ce sujet dans le

Chapitre 3) tandis que dans la capitale le Ministère des forêts et de la conservation du sol

est créé. Or, la présence du ministère dans le Khumbu n‟a encore à cette époque rien de

bien concret.

Les frontières du Tibet condamnées par les autorités chinoises, les expéditions

ayant pour objectif de gravir l‟Everest se tournent vers le Népal, qui ouvre alors ses

frontières et qui se dote de son premier hôtel pour les visiteurs étrangers en 1951. Les

expéditions se succèdent et l‟ascension du plus haut sommet se réalise avec Tenzing

Norgay, un Sherpa du Darjeeling indien, et le Néo-zélandais Edmund Hillary, le 29 mai

1953.

À partir de 1964, Hillary s‟engage dans une série d‟actions ayant pour but de

développer et de moderniser le Khumbu, parmi lesquelles figure la construction d‟écoles à

la demande de Sherpas qui cherchent à trouver pour leurs enfants le mieux de ce que le

monde moderne peut offrir (voir Fisher 1990, Fisher étant un anthropologue, jadis

membres des Peace Corps, qui a travaillé directement à l‟établissement des écoles

d‟Hillary dans le Khumbu). Grâce aux initiatives d‟Hillary et à la visibilité internationale

dont il jouit depuis son ascension de l‟Everest, des fonds sont rassemblés pour la

construction d‟un aéroport à Lukla dans les années soixante. Ayant pour but de faciliter

l‟acheminement de matériaux de construction et de médicaments pour les postes de soins

dans le Khumbu, il deviendra au final le service le plus crucial pour l‟expansion du

tourisme qui se popularise rapidement.

L‟avènement du tourisme de randonnée dans le Khumbu prend en quelques

décennies une ampleur inattendue. La fréquentation touristique de la région de l‟Everest ne

cesse en effet de croître, désenclavant la région : de 1000 visiteurs en 1971, elle est passée

à plus de 25 000 visiteurs annuels depuis 2001 (DNPWC 2008, Byers 2005, Baral et

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Heinen 2005 et Jefferies 1982). En 2010, le nombre de visiteurs a franchi le cap des

30 000. Le tourisme a permis aux Sherpas d‟intégrer des économies plus larges et de

trouver des sources de revenus autres que celles, insuffisantes, dépendant de l‟élevage et de

l‟agriculture. Grâce à l‟expansion rapide de l‟industrie du tourisme, la perte du commerce

transhimalayen n‟a pas causé l‟exil des Sherpas hors du Khumbu (Jefferies 1982). Les

conséquences du tourisme dans le Khumbu, perceptiblement, sont paysagères et spatiales,

c‟est-à-dire relatives à la pratiques d‟une foule d‟activités, de même qu‟à la propriété

foncière, à des changements allant de l‟architecture des lieux habités à la répartition des

populations sur le territoire, aux politiques et aux négociation interagentielles affectant le

devenir de celui-ci.

La forme de tourisme aujourd‟hui la plus répandue au Khumbu est la randonnée et

l‟himalayisme et elle prend place au cours de deux saisons, le printemps et l‟automne, pour

une durée totale d‟environ six mois par année. Parce qu‟elle crée une forte demande pour

des porteurs et des guides, cette forme de tourisme de randonnée a été la force majeure

d‟intégration des Sherpas au travail rémunéré et aux marchés basés sur l‟emploi de

monnaie. L‟un des effets perceptibles des socioéconomiques liées au tourisme est le

caractère polysémique acquis par l‟ethnonyme Sherpa : aujourd‟hui, ce mot d‟origine

tibétaine connote à la fois autant au statut de porteur et de guide de montagne qu‟à

l‟ethnonyme népalais.

Des études indiquent que les Sherpas bénéficient aujourd‟hui d‟un pouvoir d‟achat

en moyenne dix fois plus élevé que la moyenne nationale (Spoon 2008, Zurich 1992). La

transformation du commerce et de ses marchandises de même que l‟édification dans la

région de Solu-Khumbu de marchés gravitant autour de l‟industrie touristique et des

nouveaux besoins perçus ont décloisonné la pratique sociale spatiale des Sherpas. La

relation des acteurs aux marchés et leurs liens aux marchandises paraît être un aspect non-

négligeable de la production de l‟espace dans la région d‟Everest.

Toutefois, comme le tourisme vise quelques itinéraires précis, parmi eux la route

allant de l‟aéroport de Lukla, passant par Namche Bazaar, et se rendant au Camp de base

de l‟Everest ainsi que la piste bifurquant vers les lacs de Gokyo, il creuse les inégalités

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entre les localités les plus populaires et les autres éloignées géographiquement des

attractions les plus prisées des touristes étrangers (Brower 1991a, Zurich 1992, Spoon

2008). Les chapitres subséquents décortiquent ces questions d‟inégalités en observant

d‟abord l‟expérience du tourisme par les différents agents du Khumbu (Chapitre 3), puis en

focalisant ensuite sur les effets du tourisme sur l‟exploitation des ressources naturelles et

les marchés (Chapitre 4).

Le tourisme a amené des gains économiques considérables dans la région de

l‟Everest, lesquels ont contribué à l‟amélioration notable des infrastructures. Ces

changements, bien sûr, on transformé les relations socioenvironnementales (Spoon et

Sherpa 2009), mais la résilience des Sherpas paraît aussi forte que leur entreprenariat

(Fisher 1990, West et Brockington 2006). Dans les études récentes abordant la question du

tourisme dans le Khumbu est omniprésente la crainte que la culture sherpani ne se perde

sous l‟influence de l‟étranger et la peur que les impacts environnementaux découlant du

tourisme deviennent irréversibles (depuis Fürer-Haimendorf 1980 jusqu‟à Sherpa et

Kayastha 2009).

À la lumière de mon analyse, je constate que l‟intensification du tourisme au

Khumbu a entraîné un changement qualitatif important dans la façon dont le Khumbu est

présenté à l‟international autant par les scientifiques que par les voyageurs étrangers. Les

descriptions de la région, et celles du PNS tout autant, s‟inspirent beaucoup des guides

touristiques utilisés par la majorité des visiteurs du Khumbu (comparaison faite entre des

passages des devis de l‟UNESCO [1979 et 2003], du livre-guide approfondi de Margaret

Jefferies [2006], du nouveau Plan de gestion du parc [DNPWC 2005] et du Lonely Planet

[2009]). Ces descriptions vantent les beautés du « paysage » et la qualité de « l‟expérience

culturelle » qu‟offre le Khumbu, sans même problématiser ces termes de « paysage »,

d‟expérience, de « nature » et de « culture ». Cette reformulation qualitative se démarque

par rapport aux propos contenus dans les ethnographies réalisées approximativement entre

1953 et 1980, qui sont structuralistes (Fürer-Haimendorf 1964, Ortner 1978, Kunwar

1989), mais aussi de celles, poststructuralistes, qui suivent (Ortner 1989, 1990, 1999,

Adams 1996). Si dans leurs conclusions les structuralistes proposent que la vie quotidienne

du Khumbu peut se concevoir en tant qu‟ensemble de transactions socioenvironnementales

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géographiquement ancrées et cohérentes entre elles, les poststructuralistes pour leur part

insistent sur le rôle des perturbations d‟une économie politique largement définie sur ces

mêmes relations. Dans ces études, les traits culturels des Sherpas et les aspects naturels du

paysage ne sont aucunement isolés comme c‟est aujourd‟hui le cas dans les définitions

textuelles dithyrambiques faces aux beautés de la culture et de la nature du Khumbu.

La recension et la recherche de définitions, l‟entreprise de catégorisation de ce qui

constitue la « culture » et la « nature » propres du Khumbu n‟est pourtant pas une

nouveauté. Des travaux en anthropologie (Fürer-Haimendorf 1984, Fisher 1990, Adams

1996, Ortner 1999, Spoon 2008) et en géographie (Jefferies 1982, Brower 1991a, 1991b,

Stevens 1993a, 1993b, Lachapelle 1998, Nepal 2000) se sont attachés à l‟évaluation de la

situation touristique au Khumbu – c'est-à-dire à l‟évolution des paysages et des espaces

touristiques. La relation entre le touriste et le Sherpa a aussi intéressé nombre

d‟anthropologues et de sociologues de l‟histoire (Adams 1996, Ortner 1999, Neale 2002,

Frohlick 2003 et 2004). Le nombre de travaux évaluant les effets socioenvironnementaux

du tourisme a explosé depuis les années 1980 (touchant tour à tour à ce que devient la

gestion des déchets (Nepal 2000), des rejets des toilettes (Bjonness 1980 Lachapelle 1998),

la problématique de la déforestation (Brower 1991b, Nepal 2000, Byers 2005, Baral et

Heinen 2006), le changement des modes de gestion pastoraux du yak (Bjonness 1980,

1986, Brower 1991a, Sherpa et Kayastha 2009), l‟architecture (Lim 2007, Nepal 2007), la

question du « déclin culturel » et de l‟acculturation (Fürer-Haimendorf 1984 ; Pawson,

Sandford et Adams 1984 ; Nepal 2000 ; Zurich 2002) ou du métissage, de la séduction et

de l‟intersubjectivité (Adams 1996, Ortner 1999). En dépit de cette prolifération des

travaux traitant du Khumbu et du PNS, l‟expérience agentielle du paysage et ses

ramifications spatiales sont rarement l‟objet de beaucoup de questionnement. Mon étude,

dans les chapitres qui suivent, comble en partie cette lacune, en démontrant que la

« culture » et la « nature » est relative à l‟expérience que l‟on éprouve par rapport au

paysage et à l‟espace dans lequel on s‟inscrit. Le PNS, à contrario de ce que le langage des

biologistes qui le conseillent laisse entendre, travaille beaucoup plus au niveau de l‟espace

que du paysage. Des détails le concernant suivent immédiatement. Après l‟exploration de

ce dernier thème, le contexte de mon étude sera solidement planté : je propose par la suite,

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après une courte synthèse, de poursuivre avec les résultats de mes analyses portant sur le

paysage (Chapitre 3) et l‟espace (Chapitre 4).

2.4.3 Décret du Parc national de Sagarmatha (PNS) et des zones tampons (ZT)

Le PNS, déclaré en 1976 et agrégé à la liste des sites du Patrimoine mondial de

l‟UNESCO en 1979, est lui aussi né grâce à la vision et à l‟implication de Sir Edmund

Hillary et au support du gouvernement néo-zélandais, rapidement appuyé par d‟autres

instances internationales (l‟ONU (l‟UNESCO), l‟UICN, etc.). Hillary, au même titre que

les premiers visiteurs du Khumbu, a cru bon établir une aire protégée dont la mission serait

de protéger la région au pied de l‟Everest de la dégradation environnementale

potentiellement engendrée par le développement du tourisme (sans toutefois convenir que

le tourisme est une activité (re)définissant le paysage [cf. Garrat 1981]).

Depuis son apparition, le PNS institutionnalise l‟idée de « conservation

environnementale » dans le Khumbu et, qui plus est, impose par le biais de ses règles et de

ses règlements une forme de conservation qui ne prend pas toujours en compte les

traditions anciennes et locales de protection de l‟environnement (Spoon et Sherpa 2009).

Des systèmes anciens de gestion des ressources naturelles (e.g., les ressources ligneuses et

leur gardien, le shingi-nawa, Fürer-Haimendorf 1964, 1975, Brower 1991a, 1991b, Spoon

2008, Ang Pemba Sherpa, comm. pers.) et des formes de contrôle des activités

économiques, dont l‟élevage (e.g., le dee ou di, Fürer-Haimendorf 1964, 1975, Brower

1991a), ont été évacués du PNS, tandis que les ONGs locales et internationales se sont vu

insuffler une grande vitalité grâce à la présence et l‟investissement massif des organisation-

parapluies que sont l‟UICN, le WWF et l‟ONU (l‟UNESCO). Au milieu de ces sourdes

luttes pour l‟espace57

, sous la pression d‟activistes sherpas, certains des arrangements

57

Physiquement, l‟espace du PNS est investi par des agents gouvernementaux népalais et par un bataillon de

l‟armé népalaise dont les tâches et les responsabilités sont mal comprises par les Sherpas habitant le Khumbu.

La présence et la légitimité institutionnelle des Népalais – de même que celle, plus distante mais non moins

productive, des agents de l‟UICN, du WWF et de l‟ONU (l‟UNESCO) – fait concurrence aux leaderships

locaux, qui doivent à intervalles réguliers redémontrer leur capacité d‟autogestion en matière sociale,

économique et environnementale.

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socioenvironnentaux traditionnels et locaux sont réapparus dans les statuts du PNS

plusieurs décennies après leur disparition (e.g., la figure du shingi nawa), alors que

d‟autres n‟ont toujours pas refait surface et que d‟autres encore ont été redéfinies (e.g., la

notion de Beyul, voir Chapitre 3). Le PNS est décidemment un espace social, à la fois un

enjeu et un milieu habité. Le PNS, et ce sera l‟objet de plus d‟investigations dans les

Chapitres 3 et 4, transforme la relation entre l‟humain et son environnement, ainsi que les

relations des agents sociaux entre eux, autant qu‟il est reconfiguré par ces relations

changeantes.

S‟il a été décidé de ne pas sommer les Sherpas d‟éviction au moment de sa

déclaration, le PNS a néanmoins été à la source de remaniements touchant à la propriété à

la terre et à l‟extraction des ressources naturelles (comme c‟est souvent le cas avec les aires

protégées, Allendorf 1990, West et Brockington 2006, West et al. 2006). Au nombre des

effets du parc figure également la promotion des activités d‟observation de la nature et

l‟encouragement des locaux à se tourner vers des activités économiques touristiques,

auxquelles on accorde une légitimité plus grande qu‟aux activités économiques extractrices

de ressources naturelles. Non seulement le PNS attire une attention plus importante que

jamais sur la région de l‟Everest, il occupe de surcroît une place prépondérante dans

l‟imaginaire (Frohlick 2003, Ortner 1999, P. Sherpa de Namche, comme pers.). Le PNS,

qui sert de courroie aux politiques socioenvironnementales de Katmandou par le

truchement et l‟emploi de ses plans de gestions, de ses représentations de la nature et du

travail qu‟il exige de son personnel, transforme en bloc les relations

socioenvironnementales, l‟accès aux ressources naturelles et à la terre dans le Khumbu, et

amène cette région définie par son paysage dans la sphère internationale en tant que lieu de

villégiature et de loisirs « écoresponsables » (quoique cette notion soit devenu l‟objet de

discussions, cf. Russel et Wallace 2004).

Dans la mouvance autour de la notion de gouvernance environnementale (cf.

Goldman 2005, Peet, Robbins et Watts 2011), des concepts tels la gestion locale des

ressources naturelles ont été récemment revampés et réintégrés au sein des activités du

PNS, mais ils ont aussi été trafiqués par rapport à leur signification première : en dépit d‟un

changement de paradigme dans la gestion des bénéfices générés par les aires protégées au

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Népal, l‟autogestion demeure limitée et le PNS, pour se limiter à ce cas précis, conserve

ses droits de regard et de véto sur l‟allocation et l‟utilisation des ressources (financières et

naturelles) dans la zone qu‟il a à sa charge. En outre, les mécanismes de transparence qui

faciliteraient la gouvernance environnementale et la « participation locale » à celle-ci au

Népal sont brouillés dû à la participation de l‟armée nationale à la surveillance des aires

protégées et à l‟ingérence irréfrénée des ONGs internationales dans la question de la

conservation de la nature.

Dans la même veine d‟idées, c‟est-à-dire avec l‟objectif de canaliser et de

galvaniser la participation locale et la gouvernance locale vis-à-vis à un environnement

devenu nature, en 2002, sous l‟influence des groupes tels l‟UICN, le WWF et l‟UNESCO,

les principaux commanditaires du PNS, ont été créées des « zones tampons » (ZT) sur la

région dite du Pharak ainsi que sur le territoire de tous les villages du Khumbu. Ces

espaces premièrement visent à étendre plus au sud la zone régie par les statuts de

conservation du PNS et puis à inclure les villages, autrefois exclus du PNS, dans des zones

intermédiaires d‟extraction contrôlée. Cette inclusion procède en deux temps : il y a

d‟abord remaniement politique, puis inclusion économique. Le National Park and Wildlife

Conservation Act du Népal définit une ZT comme une « peripheral area of a national park

or a reserve which may include village settlements and areas of forests and rangelands

(DNPWC 2005 paraphrasé par Spoon et Sherpa 2009). Le but d‟un tel zonage est « to

ensure sustained production and flow of resources through improved management of

forests, wildlands, and agricultural areas, and ensure equitable sharing of Park revenue

with the local communities » (DNPWC 1999). En d‟autres termes, les ZT ont pour but de

créer des prédispositions favorables envers les aires protégées et reconduire une certaine

idéologie capitaliste de la nature chez les populations établies dans leurs limites et ce sur

des bases de partage social des profits dérivant de l‟exploitation des ressources naturelles et

du tourisme dans lesdites aires protégées. L‟optique est gestionnaire : il s‟agit d‟un

exercice d‟ingénierie sociale et de renforcement positif des partis impliqués dans la

gouvernance, la participation locale et la gestion de la nature. L‟établissement des ZT a

également mené, depuis 2002, dans une optique capitaliste de gestion toujours, à la

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comptabilisation, à la taxation et à l‟imposition de permis spéciaux sur l‟extraction des

ressources naturelles dans l‟ensemble du PNS.

Pour en arriver à une meilleure gouvernance de la nature, des groupes d‟usagers ont

été crées au sein de la ZT du PNS. Leurs fonctions sont d‟allouer aux projets locaux de

développement et de conservation la contribution financière du PNS qui équivaut entre

30% et 50% des frais d‟entrée du parc58

. Quoique constitués de locaux (dont la

participation sera questionnée dans le Chapitre 4), ces groupes sont nés sous la tutelle du

DNPWC et leur mandat est en grande partie décidé par les inclinaisons de ce département

ministériel, en conformité avec les activités du gouvernement de Katmandou, et ne

représente pas nécessairement les dynamiques internes du Khumbu ni même l‟héritage

d‟un paysage formé par la pratique d‟activités traditionnelles sherpanis.

En 2005, le plan de gestion du PNS a été révisé pour intégrer les activités de la ZT

et pour ajouter au nombre des préoccupations du Parc la gestion des revenus touristiques

qui, en plus de constituer un vecteur important des transformations socioenvironnementales

du Khumbu, demeure l‟activité économique la plus rentable dans la région.

Progressivement au fil de son histoire, la mission du PNS s‟est transformée. D‟instigateur

de changements au niveau des pratiques socioenvironnementales, il est devenu l‟agent de

liaison entre Katmandou et, d‟une part, les ONG locales et internationales les plus

impliquées dans le développement des infrastructures et dans l‟éducation environnementale

dans le Khumbu et, d‟autre part, les habitants du Khumbu, les locaux auxquels incombent,

via les groupes de gestion de la ZT, des responsabilités plus grandes que jamais vis-à-vis

l‟offre aux touristes d‟une « expérience culturelle » de qualité et la mitigation de

l‟empreinte environnementale de leurs activités sur l‟esthétique du paysage (par exemple,

par la « participation » à des activités de conservation, par l‟acquittement de sanctions

58

Seuls les frais d‟entrée des randonneurs sont comptabilisés dans ces parts de revenus. Comme les guides et

les porteurs népalais – Sherpas ou non – n‟acquittent pas de frais d‟entrée dans le Parc, les compagnies de

randonnée n‟ont pas à contribuer de part sur leurs bénéfices. De plus, les himalayistes ayant pour objectif de

gravir les sommets les plus populaires de la région (Imja Tse/Island Peak, Lobuche, Ama Dablam, Everest,

entre autres) doivent payer un permis d‟expédition, mais n‟ont pas à acquitter les frais d‟accès du Parc. Les

revenus des permis pour l‟ascension du Mont Everest à eux seuls totalisent le quintuple des revenus du PNS

et ils ne sont pas gérés par ce dernier, mais bien plutôt par l‟État dans ses bureaux de Katmandou.

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économiques sous forme de contraventions pour ceux qui se trouvent responsables de

dommages environnementaux visibles, déforestation ou de rejet de déchets).

Du côté du PNS toutefois, l‟irrespect des cadres budgétaires et des échéances

convenues, le manque de transparence et la déresponsabilisation des cadres et des

employés vis-à-vis les projets qui animent le Khumbu sont les indicateurs de l‟échec

flagrant des efforts de la conservation et du développement. Ces efforts, de plus en plus,

sont relégués aux comités villageois de la ZT dirigés par d‟entreprenants Sherpa, sont

financés et donc dépendants de la profitable affluence du tourisme et des initiatives

d‟ONGs bien intentionnées, mais qui ne partagent pas l‟expérience quotidienne du paysage

du Khumbu que possèdent au contraire ses résidents. Toutes ces dynamiques confondues

permettent le repli de l‟État, façonnent le paysage et produisent un espace particulier dans

lequel s‟inscrit le Khumbu. Ces changements, leurs bénéfices et leurs coûts, ne sont

cependant pas toujours répartis équitablement entre les habitants du Khumbu. Cette

question liant production de la « nature », dépendance au tourisme et production des

iniquités sociales au Khumbu sera traitée au fil des Chapitres 3 et 4.

Synthèse du Chapitre 2

En procédant à la fois du général au particulier et par bonds chronologiques

calculés, à partir de « faits » largement établis et en me dirigeant progressivement vers une

position plus interprétative et plus critique, j‟ai pu aborder dans ce chapitre de nombreux

éléments du contexte du Népal et du Khumbu qui serviront à étayer mon étude.

Depuis leurs migrations dans le Khumbu, les groupes sherpas ont vu leurs relations

avec les États népalais, tibétain, indien et chinois se transformer à bien des égards. Leurs

bases socioéconomiques ont également évolué : d‟agriculteurs relativement autonomes

complémentant leurs revenus par le commerce transhimalayen, ils sont devenus des

citoyens du Népal à part entière misant de plus en plus sur le tourisme pour assurer et

améliorer leur niveau de vie. Les touristes et les ONG sont maintenant partie intégrante du

paysage du Khumbu, à tel point que dans la dernière décennie ils semblent avoir pris le pas

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98

sur l‟État à plusieurs égards, dont notamment la responsabilité en matière de

développement des infrastructures et de conservation.

Dans le Beyul Khumbu, l‟imposition foncière de la terre, les réformes villageoises

et la taxation, la nationalisation des forêts, les migrations et les inspirations religieuses

venues du Tibet ainsi que l‟intensification du tourisme, sont tous des événements et des

phénomènes qui ont remanié les relations socioenvironnementales perçues, vécues et

subies. L‟imposition du PNS et les activités de ses agents ont elles aussi joué un rôle dans

la reconfiguration des rapports entre l‟humain et son milieu de vie dans le Khumbu.

Toutefois, la tendance récente montre que le PNS, désengagé par rapport au

développement et à la conservation du Khumbu, est devenu un repère purement

géographique remplaçant l‟idée même d‟une région appelée Khumbu. Le repli du

personnel limité du PNS dans des tâches d‟administration pécuniaire et de surveillance

sporadique, son effacement dans ses bureaux mal entretenus de la colline de Mandelphu

jouxtant les hôtels chaleureux de Namche Bazaar, soulignent les calamités qui touchent

l‟État népalais : un manque flagrant de ressources, une dépendance vis-à-vis ses

commanditaires et donateurs étrangers, des crises internes, une méconnaissance des

subtiles distinctions de ses régions. Dans ce contexte, l‟inclusion du Khumbu dans un

marché, un espace touristique capitaliste, espace recoupant une gamme d‟activités tout

aussi marchandes que ludiques, ne peux que s‟accélérer et s‟intensifier. L‟emprise

grandissante sur la nature et la culture du Khumbu (transformant le paysage) de cet espace

est le thème central des chapitres qui suivent cette tentative de détailler et décrire le

contexte propre à mon étude.

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Chapitre 3.

Habiter le Khumbu, produire le paysage

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101

Chapitre 3.

Habiter le Khumbu, produire le paysage

Oh! I love the wind rustling through the trees, and the silence, I love... I love to

pull back and walk alone. I love the solitary walk, when people aren‟t passing

me or anything. I can hear the silence, I love that. The peacefulness. It is

peaceful, very peaceful. The people are so, so, so friendly at the particular inns

that we have been to as well as the people at the bakeries...

Rose Walker, touriste étasunienne.

Introduction au Chapitre 3 : un paysage travaillé par des siècles

d’habitation

Le paysage du Khumbu est parcouru de sentiers de randonnée, de routes

marchandes et d‟itinéraires de transhumance. Ces chemins vertigineusement accrochés aux

versants des pics himalayens sont le support des échanges entre les agents du Khumbu et

les voies par lesquelles la région s‟affirme en tant que milieu de vie. L‟usage et le balisage

des sentiers qu‟accomplissent les agents de la région, que ceux-ci soient des moines, des

paysans, des porteurs, des guides ou des touristes, façonnent la matérialité du paysage qui,

dans un mouvement dialectique, redéfinit ces moines, paysans, porteurs, guides et

touristes. Dans le présent chapitre, j‟analyse comment les agents et leur environnement,

c‟est-à-dire, littéralement, ce qui les entoure, sont le résultat d‟interrelations de

coproduction corporelles et environnementales indissociables.

Alors que les cartes du Khumbu présentent cette région comme une partie du

territoire du Népal située quelque part au nord-est de ses limites (Carte 4 - Le Solukhumbu

népalais), ou comme un membre du réseau des aires protégées népalaises (Carte 5 - Les

aires protégées du Népal), d‟autres modélisations (Figure 2 – Les vallées du Khumbu) lui

donnent plutôt la forme d‟un W dont les différentes branches sont encaissées dans des

vallées dominées par les cimes des montagnes.

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102

Carte 4 - Le Solukhumbu népalais (Source : Wikipedia Commons)

Carte 5 - Les aires protégées du Népal (source : MoFSC)

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103

Ce « W » délimité par trois vallées parallèles reliées à une base commune plus

densément peuplée est ce paysage dont la description m‟occupe tout au long de ce chapitre.

La patte de gauche du W pointe vers le col de Nangpa (Nangpa La) et le Tibet, il s‟agit

d‟une route marchande ; la patte du centre se dresse en direction des pâturages entourant

les lacs sacrés de Gokyo où auparavant, l‟été, des paysans menaient leurs yaks ; la patte de

droite du W s‟étire jusqu‟à la base de l‟Everest et il s‟agit aujourd‟hui du sentier le plus

populaire auprès des touristes qui visitent le Khumbu. Sur les deux bases du W sont, à

gauche, Thame et, à droite, Tengboche, deux localités notoires en raison de l‟importance

de leur monastère respectif. À la jonction au milieu du W, centre névralgique du Khumbu,

se trouvent les villages rapprochés de Namche Bazaar, de Khunde et de Khumjung qui, en

plus d‟être populeux, sont l‟emplacement d‟une fébrile vie sociale et de non moins fébriles

marchés en contrebas de la montagne Khumbila, refuge de la divinité Khumbi-Yul-Lha (la

divinité du pays-Khumbu, cf. note 41, p. 75). Le paysage du Khumbu transformé au cours

des cinq siècles d‟occupation sherpani prête forme à, synthétise et concrétise la conduite

des activités économiques traditionnelles dans le Khumbu, soit l‟agriculture, l‟élevage et le

commerce dans un premier temps. Puis, en deuxième temps, il incorpore la pratique

Figure 2 - Les vallées du Khumbu formant un W (Source DNPWC 2005)

Mont Everest

Camp de base

de l’Everest

Chhukung

Tengboche

Khumbila

Khunde et

Khumjung

Namche

Gokyo

Thame et

Pare

Thamo

Cho Oyu

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104

religieuse ainsi que les grands changements au niveau de l‟administration de l‟État

népalais, notamment par le truchement des réformes agraires, de la nationalisation des

forêts et de l‟implémentation d‟une aire protégée. Dans un troisième et dernier lieu, le

paysage incarne l‟explosion récente du tourisme.

Dans l‟agencement des villages, des campements saisonniers et des monastères

entre eux, dans l‟établissement des sentiers qui les relient et qui rejoignent aussi des

pâturages, des champs et des forêts, dans l‟édification d‟hôtels comme dans le découpage

du sol en propriétés et dans l‟expansion des marchés se présentent au regardeur les pans de

l‟histoire et de l‟évolution du paysage du Khumbu les plus effervescents. Leurs causes et

leurs effets sociaux et socioenvironnementaux sont l‟objet ce chapitre.

La description du paysage du Khumbu est celle d‟un artefact doté d‟une dimension

visuelle importante. Le paysage est un artefact de la vie sociale, des expériences et du

travail de ses habitants, que ceux-ci soient transitoires (e.g., des touristes) ou à peu de

détails près permanents (e.g., des hôteliers, des paysans sherpas)59

. L‟artefact-paysage,

l‟hystérésis du processus-paysage, est moulé par des pratiques distinctes liées à l‟«

habitation » et aux habitats qui, ensemble, forment cette figure en « W » au pied de

l‟Everest. La formation et la transformation du paysage, résultante en partie de la pratique

agentielle in situ, n‟a pas seulement que des origines et des répercussions matérielles ou

écologiques : son incidence sur l‟organisation et la vie sociales est, elle aussi, fort

complexe. Par conséquent, je me propose dans les pages qui suivent de détailler comment

le paysage est incorporé par les agents du Khumbu dans la conduite de leurs activités

quotidiennes, par la consommation des produits de la terre et l‟expérience de sensations

plus éphémères, et de témoigner de la production des demeures, des logis et des villages

ainsi que des ramifications sociales des « habitats » du Khumbu dans leur entière étendue.

59

Mon idée ici n‟est pas de normaliser ou de naturaliser le fait que les Sherpas voyagent peu en comparaison

aux touristes. Je suis de l‟avis de Frohlick (2003) que l‟idée entretenue à l‟effet que les Sherpas ne soient

Sherpas qu‟au Khumbu (sans se déplacer, par nativisme supposé) entre dans une catégorie de discours

dénotant de l‟inégalité des pouvoirs de prescription possédés d‟une part par les touristes et d‟autre part par les

Sherpas, les touristes (et l‟industrie touristique) possédant un plus large pouvoir de définition de soi et

d‟intervention sur les autres, définissant leur vision du Sherpa, leur Sherpanisme, comme une catégorie

d‟Orientalisme (Saïd 1978).

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105

De plus, j‟établis à la lumière de mes observation de première main que les activités

réalisées dans les vallées au pied de l‟Everest reposent elles-mêmes sur des savoirs, des

outils et des compétences développés et perfectionnés grâce à l‟engagement attentif des

agents du Khumbu dans le monde, dans leur monde, sur la longue durée. Ces savoirs, outils

et compétences propres et distincts aux différentes catégories d‟agents résidant au Khumbu

pour une journée ou pour la vie se trouvent parfois en contradiction les uns avec les autres

et se situent de la sorte au milieu de la production sociale dynamique du paysage. Je

montre dans le présent chapitre comment les activités des agents du Khumbu sont à la base

des expériences et des perceptions qu‟ils ont de ce qui les entoure, du cadre de vie qui leur

est devenu habitable et sur lequel ils possèdent un savoir intime. J‟explique, à la lumière de

mon travail ethnographique et en m‟appuyant sur les recherches de ceux qui m‟ont précédé

sur le terrain, comment les villages et les sentiers, les monastères et les forêts, les animaux,

les montagnes, les esprits et les déités ont « poussé », ont « pris racine » dans le paysage du

Khumbu, le long des sentiers et en interrelation entre eux, de même qu‟à l‟intérieur des

corps et en interaction avec les corps des agents qui produisent le paysage. Cette liste

d‟éléments paysagers, si elle n‟est pas exhaustive, est pour le moins exemplaire des

dynamiques sociales de coproduction des corps et de leur environnement dans le paysage

du Khumbu. Ainsi, dans ce chapitre, j‟explique comment des aspects du paysage choisis

pour leur valeur exemplaire et leur représentativité du Khumbu ont évolué au fil du temps

et comment ils influencent au quotidien la vie et les relations socioenvironnementales des

agents-résidents dans une relation dialectique non-linéaire et constamment renégociée au

sein d‟une société d‟agents. Enfin, je m‟intéresse aussi à la façon dont ces éléments du

paysage sont à la base de relations, de catégories et d‟institutions sociales et

socioenvironnementales qui veillent attentivement au devenir du Khumbu. Le contenu du

présent chapitre constitue la réponse au second objectif de mon étude : observer les modes

d‟habitation, leur déploiement au quotidien, leurs répercussions sociales et

socioenvironnementales (c‟est-à-dire, au niveau de la production du paysage) en

considérant la dialectique des corps et de leur environnement. Une première partie du

chapitre sera consacrée à décrire les transformations récentes touchant au paysage à partir

du point de référence que constitue la pratique traditionnelle de l‟agriculture, de l‟élevage

et du commerce tandis qu‟une deuxième partie enquêtera plus explicitement sur l‟évolution

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nouvelle du paysage du Khumbu en rapport avec l‟intensification du tourisme. Une

troisième et dernière partie explicitera comment ces bouleversements survenant au

Khumbu par rapport à la conduite d‟un ensemble de pratiques économiques transfigurent

non seulement l‟environnement physique, mais aussi l‟environnement spirituel des

Sherpas. Toutefois, avant d‟entamer cette exploration du paysage ainsi découpée par

l‟analyse en « production traditionnelle », « produits touristiques » et « perspectives

spirituelles », je présente un premier exemple ayant pour vertu de clarifier ce que j‟entends

par l‟idée d‟évolution des rapports dialectiques paysagers. Cet exemple se rapporte à la

coproduction et la coévolution des agents sociaux du Khumbu et des glaciers s‟encaissant

dans son paysage.

3.1 Dans le sillon des glaciers, les villages du Khumbu

Les écrits bouddhistes anciens regorgent d‟informations concernant la façon par

laquelle le paysage du Khumbu a pris forme. Ces sources issues du corpus religieux

appartenant aux Sherpas soutiennent qu‟à l‟époque de la visite de Guru Rimpoche dans le

Beyul Khumbu (au VIIIe siècle, tel qu‟indiqué au Chapitre 2), des glaces permanentes

emprisonnaient encore les étendues altières de la région (Klatzel 2010, Klatzel et Zangbu

2000).

En toute cohérence avec ce que ces sources religieuses mentionnent, mes

informateurs sur le terrain corroborent l‟idée que les basses étendues du Khumbu ont été

peuplées en premier lieu par les migrants Sherpas, alors que jusqu‟à tout récemment les

confins du Khumbu les plus élevés en altitude, impropres à l‟établissement des

populations, ne servaient qu‟aux paysans et à leurs yaks pendant la saison estivale. Les

installations saisonnières érigées en ces hauteurs, devenues depuis quelques décennies des

stations touristiques permanentes, se situent en bordure des moraines des glaciers. En effet,

en recédant, ces derniers ont laissé place à d‟immenses rivières de débris calcaires

ruisselant d‟eau. Par exemple, Ang Pemba Sherpa du village de Khumjung explique en ses

mots la signification du toponyme de Chhukkung, un pâturage estival dénombrant

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107

aujourd‟hui huit hôtels dominés par le massif de l‟Everest : « Chhu est un terme qui réfère

à l‟eau et kung signifie ce qui encerclé, ce qui est encerclé par l‟eau. Chhukung est un

endroit dangereux, parce que des rivières glaciaires coulent tout autour. Il y a aussi un

gros lac au-dessus. » Le savoir local concernant l‟inhospitalité des glaciers et des hameaux

établis près d‟eux est conforté depuis peu d‟années par les activités de plus en plus

fréquentes dans le Khumbu qui cherchent à conscientiser les locaux comme les visiteurs

internationaux aux phénomènes attribuables au réchauffement planétaire60

. Le camp de

base de l‟Everest, situé dans un cadre géomorphique comparable à celui de Chhukung (cf.

Figure 3 et Figure 4), est périodiquement le théâtre de rassemblements politiques, de

déploiements symboliques et de compétitions sportives, en plus d‟être l‟objet de reportages

visant à galvaniser l‟attention des Népalais et du reste du monde sur l‟action contre les

causes assumées du réchauffement planétaire.

Figure 3 - Cabinet ministériel au pied de l'Everest (source: AFP)

Figure 4 - Chhukung au pied de l’Ama Dablam

60

L‟Imja Tsho, lac glaciaire surplombant Chhukung, est devenu notoire dans la région du Khumbu pour être

celui dont l‟expansion est la plus rapide, celui dont la rupture des berges est la plus éminente et celui dont les

inondations subséquentes à sa rupture seraient les plus désastreuses autant en perte matérielles qu‟humaines

(Bajracharya et Mool 2009, Watanabe, Kameyama, et Sato. 1995).

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À ce propos, l‟un de mes informateurs de Namche Bazaar me confiait :

I disagree with them. They tell us it is global warming and that up there the

lakes are very dangerous. They are just talking, doing nothing. Lot of

thousands of dollars were spent for the meetings. Instead of these meetings,

they could have solved the problem with the lake at once. We have a lot of

discussions with these people, you know. It is not fair to be told by them: “You

may die tomorrow, you may die today [if the lake bursts]”. Everybody is

afraid.

Pasang Sherpa, propriétaire d‟hôtel à Namche et instigateur de la Maison des

jeunes du même village, 35 ans

Cet extrait tiré de l‟une des entrevues témoigne de la tension qui existe dans le

Khumbu entre d‟une part la volonté d‟agir des locaux par rapport à ce qui, dans leurs

termes comme dans ceux des discours promulgués dans plusieurs réseaux internationaux,

constitue un problème urgent, c‟est-à-dire leur volonté de s‟occuper de leur milieu de vie,

« to attend to the world » tel que le formule Ingold (2000 : 51; 200) et d‟autre part

l‟objectif des gouvernements mondiaux et des ONGs internationales ayant la capacité de se

rendre au camp de base de l‟Everest d‟y avoir recours afin de prêcher pour une conscience

environnementale globale entremêlant une préoccupation diffuse pour le réchauffement

climatique planétaire et un intérêt marqué pour les populations immenses de la Chine, du

Népal et de l‟Inde qui dépendent des larges rivières nourries par les glaciers himalayens61

.

Les positions tenues par les agents du Khumbu ayant participé a de tels événements

61

Les journalistes relaient le point de vue des agents travaillant sur une échelle globale au détriment de ceux

de l‟échelle locale. Par exemple, en 2009, à la veille du Sommet de Conpenhague sur le réchauffement

planétaire, on pouvait lire sur le site de la BBC les propos du premier ministre népalais de l‟époque, M.

Madav Khumar Nepal, justifiant la tenue d‟un conseil ministériel au Camp de base de l‟Everest : « "We

wanted to stress one point: that the Himalayas are a global treasure," Mr Nepal told the BBC. "They are the

water towers of Asia, feeding its largest rivers and nourishing hundreds of millions of people downstream." »

(http://news.bbc.co.uk/2/hi/south_asia/8394452.stm, consulté le 6 juillet 2011). L‟expression des « tours

d‟eau » est employée avec insistance par l‟ONG internationale WWF (http://wwf.panda.org/who_we_are/

wwf_offices/nepal/index.cfm?uProjectID=NP0898, consulté le 6 juillet 2011). Par ailleurs, l‟article de la

BBC cité ici prend le soin d‟indiquer que le sommet de l‟Everest est le plus haut de la planète, mais il ne

mentionne nulle part les Sherpas qui résident aux pieds du toit du monde et qui ont prêté un soutien technique

non-négligeable à l‟événement ministériel (Pasang Sherpa de Namche, comm. pers.).

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109

médiatisés (des Sherpas locaux, des ministres népalais, des environnementalistes travaillant

au sein d‟ONGs internationales et des journalistes de tout acabit et de toute provenance,

pour ne nommer que ceux-là) autour de la question de la fonte annoncée des glaciers,

recadrée depuis à l‟intérieur des discours sur le réchauffement planétaire, sont pour le

moins contradictoires, voire inconciliables. L‟attention des uns est dirigée vers des risques

proximaux (la rupture des lacs glaciaires, puisant dans un savoir religieux, un récit sacré

des changements environnementaux et une connaissance intime de la région) tandis que

l‟intention des autres est d‟élever le débat vers la « sphère internationale » (par exemple, en

l‟ajoutant à l‟ordre de conférences internationales sur la situation environnementale

globale, cf. Peet, Robbins et Watts 2011), sans démontrer de volonté d‟agir spécifiquement

pour le Khumbu. Il y a donc, d‟une part, production à l‟international de solutions et de

protocoles à l‟application difficile (Ibid. : 22-3) et d‟autre part, recherche d‟aboutissements

et promotion d‟interventions sur de plus petites échelles. Il en résulte que, pour les

villageois de Chhukung et des environs, l‟habiter se fait maintenant dans la crainte de ne

jamais plus posséder les moyens et l‟autorité d‟agir sur un problème connu depuis

longtemps, crainte exacerbée depuis que ce dernier est venu s‟inscrire dans ce qui prend les

apparences d‟une catastrophe mondiale. Par rapport à cette dernière, les résidents de

Chhukung ont peu d‟emprise et bénéficient de peu de soutien direct, toute l‟attention et

tous les efforts étant tournés vers « l‟international » et ses personnalités médiatiques.

Déjà, il devient évident que l‟« habiter » résulte des frottements d‟agents sociaux

aux propriétés concrètes du paysage. Les changements environnementaux tels la fonte des

glaces permettent notamment des redistributions populationnelles et des rencontres

concertées entre différents groupes d‟agents. Les activités agentielles impactent aussi le

monde matériel, par exemple en produisant Chhukung ou le Camp de base, devenus des

stations touristiques. Enfin, même si plusieurs fois redéfini et traversant plusieurs échelles,

le paysage est au final toujours « incorporé » : Chhukung et le Khumbu ne sont pas que

matériels, ils sont aussi sentis, en l‟occurrence ici sous la forme d‟un sentiment de crainte

ou sous la lorgnette de la « conscience environnementale ». Au sein d‟un paysage donné,

les transferts d‟information et les transformations concrètes sont dialectique et s‟emboîtent,

se télescopent les uns dans les autres, définissant le monde vécu des agents.

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110

Bien entendu, en addition aux facteurs liés au climat, aux glaces, au gel saisonnier

et aux démonstrations médiatiques qui les accompagnent, d‟autres processus

d‟établissement ont une incidence sur la répartition des populations et des villages dans le

Khumbu. Ces processus, parfois beaucoup plus subtils que ceux reliés au retrait des

glaciers, ont ceci de commun entre eux qu‟ils répondent tous à une volonté des population

de vivre confortablement dans la région qu‟ils chérissent en tant que Beyul, en tant que

vallée sacrée, mais surtout et de façon plus partagée62

, en tant que lieu de leurs origines et

lieu d‟habitation, de résidence. Dans les deux parties suivantes du présent chapitre,

j‟examine plus particulièrement les processus de production du paysage qui relèvent dans

un premier temps à l‟agriculture, à l‟élevage et au commerce transhimalayen et, dans un

deuxième temps, au tourisme.

3.2 Un paysage d’agriculture, d’élevage et de commerce en

transformation dans l’Himalaya

3.2.1 Être chez soi au pied de l’Everest

En majorité, les villages du Khumbu ont été édifiés à proximité des ressources

naturelles qui sont, depuis des temps immémoriaux, d‟usage tous les jours dans les

maisonnées sherpanis. Encore aujourd‟hui, trouver tout près de chez soi de quoi satisfaire

aux besoins de la communauté est chose qui importe aux habitants des villages du

Khumbu :

Ah! My favourite place is Thamo! I was born in Thamo, and I like it here.

There are wide views of the Himals, yet there is a lot of trees. It is near the

KBC office, near the monastery. Then, there is water close by and the market

is not far. It is better. It is not cold. This village is a little bit warmer. Other

62

Comme je le précise à la fin de ce chapitre, la notion de Beyul ne se voit pas accorder la même importance

de la part de tous les Sherpas du Khumbu. Certains d‟entre eux ignorent tout de la signification de cette

notion.

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111

villages, Thame, Thame Teng, Khumjung, are windy. Here it is not windy. I

like Thamo.

Pemba Chhiring Sherpa, propriétaire d‟hôtel à Thamo et membre du comité de

la zone tampon (ZT) du même village, 50 ans.

Par conséquent, les villages sherpas sont assis près de sources d‟eau et ils sont

situés à proximité des forêts, près des ressources venues s‟intégrer dans l‟architecture de la

maison, dans la nourriture et, par extension, dans le corps. Le pourtour des maisons et des

villages des communautés sherpanis offre aussi des surfaces relativement planes

permettant d‟y couper aisément des champs, les Sherpas du Khumbu ne pratiquant pas

l‟agriculture en terrasses qui exige un travail d‟entretien constant. Plutôt, ils cultivent des

champs pentus qu‟ils enceignent de murets de pierres les protégeant des ravages des

herbivores domestiques et sauvages. Y poussent majoritairement des pommes de terre

(sherpa riki; népalais alu), bien que du sarrasin soit planté dans près de la moitié des

villages (avec l‟exception notable de Namche, village tourné vers le commerce le tourisme

et non l‟agriculture) et qu‟à Dingboche où le sol, le climat et le système d‟irrigation s‟y

prête, on cultive du sarrasin (voir Steven 1993a pour une discussion approfondie de

l‟agriculture au Khumbu). Quelques rares légumes croissent dans les jardins près des

maisons, dont des radis orientaux de la grosseur d‟une courge, des choux et de la moutarde

brune, à tort comparée à l‟épinard (sherpa pezu, bien que le népalais saag soit beaucoup

plus couramment utilisé et qu‟il soit aussi très souvent simplement nommé « légume vert »

ou « green vegetable » en anglais). L‟unique récolte de tubercules ou de grains est plantée

en avril et récolté en septembre et en octobre. L‟agriculture, tout comme l‟élevage et,

depuis quelques décennies, le tourisme, place les Sherpas en dialogue avec les saisons63

.

Tel qu‟indiqué par Pemba Chhiring Sherpa dans la citation qui précède, les champs

du Khumbu doivent s‟épanouir dans des lieux ensoleillés et chauds. J‟ai connu à Namche

un propriétaire d‟hôtel qui avait tenté, mais en vain, de trouver un acheteur pour ses

champs de Pare, un hameau situé en contrebas de Thame (le long de la branche la plus à

63

Fisher a produit dans son livre Sherpas : Reflection on Change in the Nepal Himalayas un « cycle annuel »

détaillé qui se découpe en fonction des activités saisonnières des Sherpas (1990 : 60).

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112

gauche du « W »). Ses champs étant rejoints par l‟ombre de Kongde Ri tôt en après-midi,

ils ne forment pas un lieu propice à la pousse des pommes de terre et des légumes, la

culture maraîchères ayant pris de l‟importance depuis que les touristes ont fait grimper la

demande pour une diversité de denrées comestibles.

Carte 6 - Principaux villages du Khumbu (source: Stevens 1993a)

L‟histoire et l‟évolution de Pare sont exemplaires des changements qui ont frappés

les champs et les propriétés dans plusieurs autres lieux intégrés dans le paysage du

Khumbu. Pour cette raison, elles méritent d‟être analysées plus en profondeur. Du temps

de sa jeunesse comme au temps de ses aïeux, les champs de mon informateur de Namche

étaient utilisés afin d‟y faire pousser du fourrage pour nourrir les yaks. Or, ces animaux

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domestiques étant aujourd‟hui moins nombreux dans le Khumbu64

, la moisson du foin ne

figure plus au rang de nécessité pour une majorité de maisonnées sherpanis. C‟est

d‟ailleurs tout le hameau de Pare qui pâtit de sa situation géographique, de son faible

ensoleillement, phénomènes eux-mêmes compliqués par d‟autres changements récents

compromettant le déroulement des activités productives et économiques d‟autrefois et

entraînant l‟abandon progressif de l‟élevage. En effet, le village de Pare n‟est pas inscrit

dans le circuit touristique établi dans la direction de l‟Everest et bien que la route

marchande de la Nangpa La rejoignant le Tibet passe tout près, le village demeure en

retrait. Au cours des récentes décennies, l‟affluence de la vallée de la rivière Bothe (Bothe

Kosi), où se trouvent Thamo, Pare, Thame et Thame Teng, pour ne nommer que ceux-là, a

perceptiblement faiblit. La construction de ponts permanents en amont de Pare sur la Bothe

Kosi a jusqu‟à oblitéré la potentialité bien réelle autrefois de voir la route marchande

dévier vers ce hameau pendant la saison des crues après les moussons. Par ailleurs, le cap

entre entre Thame et Pare a été réclamé par un projet de reforestation initié par une ONG

internationale. Des barrières coupent le sentier, empêchant les yaks d‟entrer dans la zone

de plantations d‟arbres. Les maisons de Pare aujourd‟hui sont défraichies. Quand un

homme de Pare trouve un emploi dans l‟industrie du tourisme, il n‟est pas rare qu‟il migre

à Katmandou près des agences qui reçoivent des groupes de touristes et de randonneurs

étrangers en formule tout-inclus. Certaines des maisons de Pare, par conséquent, sont

désertes et cadenassées. D‟autres sont quant à elles gardées par des membres de la famille

étendue de leur propriétaire qui n‟ont pas eux-mêmes eu l‟opportunité de dénicher un

emploi plus rémunérateur dans le tourisme.

Ce double impératif du soleil ou du travail semble aussi s‟appliquer à la vie des

habitants des villages voisins. J‟ai rencontré une paysanne octogénaire à Thame Teng qui

demeure dans la maison décrépite d‟un homme, un ancien ami, ayant quitté le Khumbu

64

Sherpa et Kayastha (2009) ne sont pas de l‟avis que les populations de yaks aient diminué dans le Khumbu.

Or, j‟ai pu établir en travaillant en collaboration avec mon interprète sherpa – lui-même ayant par le passé

assisté des chercheurs s‟intéressant au nombre de bêtes résidant dans le Khumbu – que les paysans sont

réticents à divulguer le chiffre exact des bêtes qu‟ils possèdent. Les données de Sherpa et Kayastha

représentent au mieux un estimé ; celles qu‟ils utilisent pour effectuer leur comparaison sont possiblement

fort inexactes. Les résultats de ma recension en surface au sujet de la question à savoir si les troupeaux du

Khumbu ont diminué par rapport aux époques passées, par le biais du questionnement participatif (cf.

Chapitre 1), est potentiellement plus juste (voir à ce sujet Chambers 1994b et 1994c).

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114

pour aller travailler à Katmandu et dont le quotidien est à toute heure dicté par le taux

d‟ensoleillement : quand les rayons du soleil atteignent la devanture de son domicile, cette

paysanne sort en profiter ; quand l‟ombre de Kongde Ri gagne son terrain, elle se retire à

l‟intérieur65

. Mon informateur de Namche possédant des champs à Pare dont je parlais plus

haut entretenait lui aussi l‟habitude de sortir de chez lui du côté ensoleillé : le matin on le

trouvait dans sa cour arrière et l‟après-midi dans la rue passant à l‟avant de son hôtel.

Comme on peut le voir, les pratiques quotidiennes de même que les ressources

cultivées et consommées témoignent de la relation dialectique de coproduction qui s‟établit

entre les agents et ce qui les environne dans le paysage du Khumbu. Les rythmes des

changements qui marquent le paysage s‟imposent, sont incorporés par les agents qui

l‟habitent. Par ailleurs, l‟accès aux ressources et aux opportunités d‟emploi influent sur les

mouvements des populations. Les ressources du Khumbu sont pour leur part produites

simultanément par des processus biophysiques et le travail social des Sherpas, tandis que

les perspectives d‟emploi se transforment dans la transition d‟une gamme d‟activités

économiques (agriculture, élevage, commerce) à une autre (au centre desquelles le

tourisme). Le travail qui donne une valeur aux champs dans le Khumbu n‟est pas

indépendant de la présence ou de l‟absence de certains animaux (les yaks, par exemple,

pour le fourrage) qui lui procurent un sens, qui en font des nécessités. Avec le virage

amorcé vers le tourisme, ce sont des localités entières de la région au pied de l‟Everest qui

s‟enracinent, poussent et prospèrent tandis que d‟autres périclitent quand elles ne

dépérissent pas carrément, comme par exemple Pare.

3.2.2 La relation sacrée de coproduction liant les animaux, les forêts et les

monastères

Bien que né de l‟agriculture et de l‟élevage, il ne fait pas de doute aujourd‟hui que

le paysage du Khumbu amalgame aussi les produits d‟une foule d‟activités toutes très

65

Brower (1991a : 56) écrit que l‟almanach des Sherpas est basé sur des repères observables qui sont

conjecturaux à chaque village. Le temps propice aux semences, par exemple, est déterminé en fonction de la

position du soleil par rapport aux sommets des montagnes qui encerclent un village donné.

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diversifiées. En plus de l‟eau et des champs, dont la valeur d‟usage fluctue en fonction des

activités conduites au quotidien, la facilité de l‟accès aux marchés d‟échanges et la

disponibilité de certains services publics tels les bureaux de la compagnie d‟électricité

locale, les écoles ou les instituions religieuses, sont également considérés au nombre des

critères qui font d‟un village du Khumbu un milieu de vie agréable. L‟électrification66

, la

présence bénéfique et méritoire des monastères ainsi que des écoles, l‟accès aux ressources

et l‟inclusion dans le circuit touristique sont les voies qui aujourd‟hui produisent la vie

sherpani. Dans le contexte actuel, ces institutions et ces structures, au même titre que la

famille qui préside à la transmission des propriétés en héritage67

, dirigent le développement

des villages du Khumbu.

L‟avènement et l‟affirmation dans le paysage de toutes ces institutions, ces

industries et ces marchés rendent explicites les processus complexes de coproduction dont

le résultat est d‟une part des corps implantés et nourris par ce qui les entoure et d‟autre part

un environnement en apparence foisonnant de ressources répondant aux besoins de ces

mêmes corps. Coproduits sur la longue durée, corps et environnement se répondent et

s‟agencent symbiotiquement entre eux : ils forment un paysage dans lequel l‟agent attentif

aux rythmes du monde veille sur son milieu de vie qui lui rend bien en retour.

Une institution dont j‟ai déjà discuté de la production dans le chapitre précédent

(une production qui découle directement de la réussite économique des Sherpas dans le

commerce transhimalayen, puis à plus faible mesure dans le tourisme) me paraît plus

révélatrice que les autres des rapports étroits alliant les agents du Khumbu, le corps de ces

agents et la matérialité des lieux qu‟ils habitent. Il s‟agit des monastères qui, depuis le

XVIIe siècle, « poussent » et « croissent » dans le paysage et confirment que les Sherpas

portent une attention au monde unique en son genre.

66

Avec raison, Fürer-Haimendorf (1984) indique que l‟électrification des villages éminente lors de son

ultime séjour au Khumbu annonce l‟explosion du tourisme dans un paysage de plus en plus produit pour le

confort du touriste, plutôt que d‟être à l‟inverse la manifestation concrète des gains que les Sherpas ont raflé

en s‟associant avec l‟industrie du tourisme. 67

L‟un de mes informateurs, Ang Pemba Sherpa, me confiait que l‟acquisition de propriété dans la région, et

surtout près des sentiers de randonnée, est une complexe affaire. Puisqu‟il est impossible sous la législation

en vigueur dans le PNS de réclamer de nouvelles terres pour usage personnel, les échanges fonciers se font

aujourd‟hui dans le Khumbu au cœur des familles par l‟héritage ou entre familles consentantes contre une

somme d‟argent ou lors des alliances et des mariages.

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Les monastères du Khumbu, à l‟instar des villages de cette région, sont localisés en

des endroits bien précis qui sont perçus comme étant des endroits propices à leur

édification. Plusieurs d‟entre eux ont été fondés sur des terrains marqués par les divins

esprits de la terre : « Khumbu abounds in self-created syllables as well as footprints,

handprints, and so forth, of various holy beings. Many of its mountains, caves and

boulders are the abodes of gods and goddesses and contain hidden spiritual treasures »

(Wangmo 2005). Des récits cosmogoniques viennent nous renseigner sur la présence dans

le paysage du Khumbu de marques inscrites par de pieux personnages. Au nombre de ceux

qui, aujourd‟hui, sont demeurés les plus prégnants, figurent les récits des

accomplissements de Lama Sangwa Dorje au XVIIe siècle. Lama Sangwa Dorje est le

fondateur du monastère de Pangboche, l‟un des plus anciens de la région et celui dont le

reliquaire est le plus merveilleusement fourni. Lama Sangwa Dorje a laissé l‟empreinte de

ses pieds sur plusieurs rochers dans les vallées qu‟il a traversées lors de ses séances de

méditative lévitation. À l‟entrée du monastère de Tengboche, fondé au début du XXe

siècle, on peut admirer la marque de ses talons là où il aurait glissé. Les lieux marqués de

la sorte sont au nombre de 15 ou de 16 dans le Khumbu. Le toponyme qui les désigne

termine par les syllabes « boche », boche signifiant « empreinte, marque » (Ang Pemba

Sherpa, comm. pers.). Pangboche, Dingboche, Tengboche, et Syangboche comptent parmi

ces lieux sacrés qui sont demeurés les plus importants dans le contexte actuel.

D‟autres monastères, tel celui de Lawudo, sont édifiés près de cavernes de

méditation, certaines contenant des « syllabes » (cf. citation de Wangmo 2005, plus haut),

c‟est-à-dire des « chants » et des « sons » propices à la méditation, une activité où

l‟attention de tout le corps est dirigée vers le divin. Le lama actuel de Lawudo, avec qui j‟ai

eu l‟honneur de m‟entretenir, me dévoilait que : « This cave was used long ago by Lama

Yeshe Kunzang, who is now reincarnated in the person of Lama Thubten Zopa Rinpoche.

Not everyone can withdraw from its normal, day-to-day, villager's life and meditate in this

cave. It takes practice. For whom is experienced, the cave offers an ideal environment

where it is easy to close the eyes, to create emptiness inside and – eventually – to open the

eyes after attaining a perfect spirit [Enlightenment] ». Kunzang Yeshe, qui est demeuré en

méditation dans la caverne de Lawudo pendant les vingt dernières années de sa vie, c‟est-à-

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dire jusqu‟en 1946, a découvert autour de ce lieu maints animaux, et a pu lire dans l‟un des

« trésors » (livres cachés) de Guru Rimpoche des indications attestant que ce lieu jouit en

effet d‟un grand pouvoir spirituel. La présence des animaux autour des lieux sacrés n‟est

pas fortuite. Elle est mentionnée dans nombres de récits d‟aventuriers. Comme le relate

John Noel (auteur de Throught Tibet to Everest 1927, paraphrasé dans Neale 2002 : 39), les

ermites retranchés dans leur caverne en contrefort du monastère de Rungbuk au Tibet

partageaient leur maigre pitance avec les chèvres des montagnes qui y abondaient.

Plusieurs récits racontent aussi que ces ascètes qui renonçaient à la vie communautaire

dans leur recherche de l‟Illumination étaient nourris par des Yétis incarnant la mansuétude

des divinités des montagnes en réponse à leur contrition.

Le paysage qui est produit par l‟action humaine en est un qui façonne en retour les

corps, ne serait-ce que dans l‟image du travail de la terre, des récoltes et de la

consommation de celles-ci. Cette organisation, ce rapport de coproduction entre les corps

et ce qui les entoure, est en grande partie responsable de la répartition des populations sur

le territoire. En parallèle, une logique similaire affecte les mouvements des populations

animales, la présence et l‟habitation des esprits, logique complémentée par la pratique de la

religion bouddhique dans le Khumbu. Comme je l‟ai relevé auparavant (Chapitre 2),

l‟interdit le plus important dans un Beyul est celui touchant la chasse et l‟abattage des

animaux. L‟un de mes informateurs, un touriste d‟une trentaine d‟année travaillant comme

agent d‟une aire protégée en France, avait remarqué pendant sa randonnée d‟une durée

d‟un mois dans le Khumbu que : « Les oiseaux d‟ici ne sont pas farouches, parce qu‟il n‟y

a pas de chasse. » C‟est signe, je note, de ce que la faune se transforme et s‟adapte, au fil

du temps, aux activités humaines. Une trace anthropogénique se retrouve imprimée jusque

dans le corps des animaux et jusque dans leur perception du monde, leur attention au

monde.

D‟autres tabous existent dans un Beyul qui portent sur l‟abattage et l‟émondage des

arbres et aussi l‟accomplissement des labours qui retournent la terre et tuent des myriades

d‟insectes68

. L‟infraction de ces règles socioenvironnementales souille celui qui la

perpètre : l‟accomplissement d‟un geste méritoire, tel par exemple un don aux

68

Pour cette raison, notamment, les moines sont interdits de pratiquer l‟agriculture (Ortner 1978).

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communautés monastiques, peut représenter un moyen de se réconcilier avec l‟ontologie

bouddhique qui vise à écarter la souillure et à cultiver le mérite. Les moines, dont les vœux

interdisent la performance d‟actes impurs, qu‟il s‟agisse d‟abattre un animal ou un arbre,

sont devenus par la force des choses, au nom des communautés sherpanis, les gardiens de

certaines forêts sacrées69

. Ces moines, en échange autant de leurs prières que de l‟attention

qu‟ils prêtent aux forêts, aux montagnes et aux esprits que les peuplent, bénéficient des

dons de commanditaires sherpas. Ainsi, dans le Beyul, autant les forêts que les monastères

se coproduisent. Les donations qui sont l‟expression du repentir des Sherpas ayant

accompli des activités impures renforcent cette dynamique dialectique. Ostensiblement,

autour des monastères et des gompas des villages se dressent les plus anciens arbres du

Khumbu, preuve tangible des relations ininterrompues qui rattachent les êtres à leur

environnement. Dans le Khumbu, parfois, ces relations de coproduction trouvent des

expressions sans équivoques : l‟hagiographie de Lama Sangwa Dorje (le fondateur du

monastère de Pangboche, cf. plus haut) raconte aussi que les arbres de la forêt autour du

monastère de Pangboche sont les repousses de ses cheveux, repousses que ce lama

mythique auraient planté là de son vivant. À cause de son origine extraordinaire, la forêt

autour de ce monastère compte parmi les plus sacrées du Khumbu. Elle matérialise la

complémentarité entre l‟humain, son environnement et le sacré.

3.2.3 Un paysage qui a pris un sens autour du yak

Les études sur les Sherpas du Khumbu sont nombreuses qui abordent la question de

la relation entre les pratiques pastorales et la formation du paysage (par exemple, Sherpa et

Kayastha 2009, Stevens, 1993a ; Brower, 1991a et 1991b; Fürer-Haimendorf, 1975). À

cause du défi que présente l‟agriculture de subsistance dans les hauteurs de l‟Himalaya,

l‟élevage du yak s‟est vraisemblablement imposé en tant que complément économique aux

activités agricoles pratiquées localement. L‟élevage du yak a aussi facilité le transport des

biens de consommation produits ailleurs au Népal, en Inde, et au Tibet, a soutenu le

69

Le plan actuel du PNS (DNPWC 2005) ne reconnaît pas explicitement les limites des forêts monastiques et

des boisés sacrés.

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119

commerce transhimalayen tandis que les zokpios (cf. note 29, p. 64) élevés dans le

Khumbu sont eux-mêmes devenues des biens d‟échange avec le Tibet (Fürer-Haimendorf

1964, Brower 1991a). Dans cette section, je souhaite montrer comment le paysage qui a

pris sens autour du yak a continué d‟évoluer en articulant un mode de production

touristique avec son mode d‟habitation pastoral.

L‟élevage des yaks est une activité ayant marqué le paysage du Khumbu de façon

perceptible. Le yak semble d‟ailleurs stabiliser les pâturages, contrairement à ce que

prétend la très citée « théorie de la dégradation environnementale dans l‟Himalaya »

avançant que les troupeaux accentuent les processus d‟érosion des sols. Pendant leurs

transhumances, les yaks qui sillonnent les herbages montagneux creusent des layons qui, à

l‟image de minuscules terrasses agricoles, ont pour incidence de prévenir plutôt que

d‟exacerber les phénomènes de perte des sols de surface et de glissement de terrain

(Brower 1991a). La « théorie de la dégradation environnementale dans l‟Himalaya »

proposée par Ekholm (1975, dans Ives 1987) et Sterling (1976, Idem), pose l‟érosion des

sols himalayens – attribuée à tord à l‟ignorance, la cupidité et l‟irresponsabilité des paysans

tenant des pâtures en accès commun, alors qu‟il a depuis été établit que l‟érosion dans

l‟Himalaya découle en presque totalité de phénomènes saisonniers tels la mousson –, à la

racine de changement des régimes hydriques à l‟échelle continentale, lesquels entraînent

consécutivement de dangereux bouleversements de la rentabilité agricole des populeuses

plaines du Népal, de la Chine et de l‟Inde. Cette théorie formulée sur la base d‟évidences

partielles est aujourd‟hui scientifiquement réfutée (Ives 1987, Forsyth 1996, Brower 1991a,

Byers 2005 et Spoon 2008)70

. Elle a néanmoins servi et sert toujours à entretenir la

méfiance des agents du gouvernement népalais à l‟égard des éleveurs montagnards et vice

70

Cette théorie développée au cours d‟une période de modernisation de l‟État népalais sous une tendance

nationalisante hindoue dans les années 1960 et 1970 (emboîtant de fait le pas à la mouvance postcoloniale en

Inde) a été l‟une des rationnelles employée notamment pour justifier la militarisation des aires protégées ainsi

que la criminalisation de l‟extraction traditionnelle et de la gestion rituelle des ressources naturelles, des

débats liés à l‟agriculture de subsistance, l‟élevage et le pastoralisme (comptant avec les tabous de

l‟hindouisme sur la consommation de viande de bovins), l‟extraction des matières ligneuses et sa gestion par

la figure villageoise du shingi nawa dans le PNS. Ces débats ont discursivement appuyé sur l‟importance des

rivières himalayennes pour les populations hindoues au détriment des modes locaux de gestion des ressources

forestières et hydraugraphiques.

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120

versa71

et est aussi au fondement de l‟idée et des discours faisant des eaux himalayennes la

source indispensable de l‟irrigation des cultures des plus importantes populations d‟Asie.

Devant l‟importance numérique des populations des vallées asiatiques, les besoins des

Sherpas et de leurs yaks ont pu sembler dérisoires : ainsi, pendant les décennies troubles de

la modernisation étatique du Népal (1950-2008), l‟attention portée aux populations

humaines et animales du Khumbu a été minimale et n‟a pas abouti à une meilleure

compréhension mutuelle.

Toutefois, pour de multiples raisons, le yak est un animal revêtant une grande

importance chez les populations himalayennes. Il est formidablement bien adapté aux

conditions de la montagne et à l‟altitude. Il fournit une laine épaisse, sa bouse est utile

comme carburant à des altitudes où le bois est denrée rare, sa force de trait est utilisée à la

saison des labours et il peut transporter une charge jusqu‟à deux fois plus importante que

celle d‟un porteur (établie entre 40 et 60 kilogrammes, bien que l‟on raconte dans le

Khumbu que des porteurs transportent des charges dépassant 80 kg) lorsqu‟il est utilisé

pour le transport et le commerce. La nak produit quant-à-elle du lait, lequel est souvent

transformé en fromage dont les Sherpas raffolent.

L‟élevage du yak est une activité exigeant un investissement intensif de la part du

paysan. Les pâturages himalayens étant la proie du changement des saisons, le respect des

transhumances saisonnières constitue l‟unique moyen de satisfaire aux besoins des

troupeaux dans le Khumbu. L‟élevage est aussi à la base de savoirs précis concernant la

gestion des troupeaux (dont Brower [1991a] nous offre une étude exhaustive). Comme

nous l‟illustre l‟exemple de l‟exode tibétain du milieu du XXe siècle, l‟élevage repose sur

des itinéraires et des savoirs traditionnels tout autant que sur le contexte politique plus

large qui rend possible ou interdit l‟usage de ces savoirs et de ces itinéraires, de même que

l‟accès aux pâtures.

71

L‟un des exemples de cette méfiance repose dans le fait que les éleveurs mentent systématiquement à

quiconque venu de l‟extérieur du Khumbu leur demandant de produire le nombre de bêtes qu‟ils possèdent

(Mimgma Sherpa, comm. pers. ; Mingma Sherpa a été mon interprète sur le terrain ainsi que l‟assistant

d‟anthropologues étrangers ainsi que de chercheurs népalais auparavant).

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121

L‟histoire veut qu‟au début des années 1960, après que les troupes chinoises aient

envahit le Tibet, des milliers de réfugiés tibétains, accompagnés de leurs bêtes, ont fuit

leurs terres d‟origine vers le Népal en passant par les hautes vallées du Khumbu. Une

grande proportion des animaux de ces réfugiés tibétains n‟a pas survécu à l‟hiver suivant

leur migration dans le Khumbu, parce que n‟ayant pas pu paître en suffisance et ne

disposant pas de réserves adéquates (en gras ou en fourrage) pour affronter la saison froide.

Ce rare et triste exemple tiré de l‟histoire témoigne de la fragilité du contrat social alliant

les populations himalayennes, leur bétail et la disponibilité des herbages. Il ne confirme pas

cependant que les ressources naturelles dans les zones montagneuses du Népal soient non

seulement limitées, mais surexploitées par des paysans abusant de celles-ci et défiant toute

rationalité72

. Le cas des troupeaux des réfugiés tibétains signale plutôt que les conflits

d‟origine politique viennent modifier, ébranler et reconfigurer les transactions entre

l‟humain et son environnement à l‟origine de l‟apparente « naturalité » du paysage.

Les événements ayant mené à la fuite des Tibétains et, collatéralement, à la perte de

leurs troupeaux, sont doublement tragiques dû au fait qu‟ils ont entraîné la mort ou la mise

à mort d‟un grand nombre de yaks dans le Beyul Khumbu, ce qui en soit représente une

transgression du tabou sur l‟abattage des animaux qu‟on y respecte usuellement. Cet

épisode, qui a dû ébranler momentanément les pratiques en vigueur dans le Khumbu, n‟a

pas abouti à l‟abandon de ces manières d‟être et de faire qui sont localement signifiantes.

Pourtant, d‟autres pratiques et institutions locales ont cependant été grandement modifiées

par un processus plus récent, en l‟occurrence l‟explosion du tourisme. Cette observation

qui souligne l‟ascendant très important du tourisme sur le Khumbu justifie également le

regard que je porte sur l‟articulation des modes de production du paysage de cette région

himalayenne.

72

Plusieurs auteurs, des anthropologues et des géographes humanistes pour la plupart, se sont penchés sur les

« limites écosystémiques » de l‟Himalaya telles que posées par des biologistes. Ils ont conclu que les

populations résidant dans le haut-pays himalayen savent mettre en œuvre des stratégies adaptatives

complexes leur permettant de transformer les dites limites de leurs « écosystèmes » ou milieux de vie (Ives

1987, Brower 1991a, Robbins 2004, Blaikie and Muldavin 2004, Byers 2005, Spoon 2008). Un exemple

venu du Khumbu est celui, pour les paysans, d‟acquérir des champs situés en des lieux différents et à des

altitudes différentes, ce qui leur permet d‟échelonner les semences et les récoltes sur un temps calendaire plus

long (i.e. plus tôt en basse altitude, plus tard en haute) et aussi de répartir la main d‟œuvre disponible (mais

toujours restreinte) sur ces différents intervalles calendaires (Brower 1991a : 51-2, Stevens 1993a : 103-105).

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122

Dans le contexte actuel, la problématique particulière de l‟élevage dans le Khumbu

est attribuable au fait qu‟avec la montée du tourisme s‟accentue de façon simultanée une

pénurie de main-d‟œuvre et une perte d‟intérêt dans les pratiques économiques

traditionnelles qui se révèlent insuffisamment rentables dans une zone où l‟inflation sévit

sur les marchés. Au cours des récentes décennies, les transhumances ont pratiquement

stoppé dans le Khumbu faute de pasteurs pour accompagner les troupeaux des mois durant

(Bjonness 1980 et 1986, Fürer-Haimendorf 1984, Brower 1991a et 1991b, Sherpa et

Kayastha 2009). Ce sont aujourd‟hui les étendues herbeuses entourant les villages qui

montrent désormais les signes notoires d‟une pâture trop intensive. On y garde les animaux

disponibles en tout temps pour servir les touristes73

. Autrefois, l‟élevage de yaks était en

tous points intégré aux autres activités productives conduites par les Sherpas : non

seulement cette activité économique transformait les lieux où elle se pratiquait, mais elle

répondait aussi en contrepartie aux configurations et aux reconfigurations de cet ensemble

de traits physiques et sociaux qui forment le paysage du Khumbu. En menant leurs

troupeaux paître au plus haut des versants montagneux pendant la saison chaude, les

paysans Sherpas par la même occasion protégeaient des ravages de leurs herbivores les

fragiles récoltes qui poussaient au même moment dans les champs près des villages. De la

sorte, on peut prétendre que l‟agriculture et l‟élevage représentaient des activités

imbriquées dans le paysage. Au fil des exemples et des discussions qui suivent, je dénote

qu‟il en va autrement avec le tourisme : spécifiquement, les exigences de cette industrie

dominante aujourd‟hui dans le Khumbu se limitent à de petites populations de yaks et de

zokpios employés pour le transport (les mâles de l‟espèce, plutôt que les naks productrices

de lait d‟autrefois) ; régionalement, les bêtes sont déplacées sur d‟autres itinéraires que

ceux de leurs transhumances, itinéraires les menant hors de la zone d‟inflation touristique

lors des saisons basses du tourisme, là où leur propriétaire peut tirer le plus de son maigre

surplus retenu sur son salaire et celui de ses quadrupèdes.

La même logique de transformation des échanges et de respatialisation du Khumbu

est imprimée par le tourisme sur le commerce transhimalayen. Quand le commerce

73

Il en va de même des chevaux qui deviennent de plus en plus populaires et nombreux, mais qui étaient

pratiquement absents du paysages du Khumbu il y a plus de trente ans (Brower 1991a et P. Sherpa de

Namche, comm. pers.).

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transhimalayen a été prorogé avec le Tibet après être tombé au point mort pendant des

décennies, le Khumbu s‟est à nouveau retrouvé dans la capacité d‟importer des denrées et

des marchandises produites à moindre coût dans les régions plus fertiles de la Chine. Il

n‟avait jamais cessé de le faire avec les produits des basses terres du Népal et de l‟Inde,

puisque sa capacité de production est contrainte et que ses ressources sont soit inexistantes,

soit protégées par les règlements du PNS. Par ailleurs, l‟inflation qui est induite au

Khumbu par le tourisme peut se traduire en profit net pour celui qui y revend des biens

importés de l‟extérieur. Pour ces raisons – grande facilité d‟importation, difficultés de

production –, la région est devenue un importateur net de denrées de toutes sortes (et ce

afin satisfaire à la demande générée par le tourisme). Cependant, ceux qui autrefois étaient

les transporteurs et les commerçants parmi les Sherpas, dans un espace et un contexte

d‟expansion des marchés, n‟ont pas repris leur fonction de liaison entre la Chine et le

Népal. La direction des échanges commerciaux dans la région est devenue unilatérale de

l‟extérieur vers le Khumbu, en raison de l‟importante demande touristique dans la région.

Dans le contexte actuel, les Tibétains, petit à petit, rachètent les yaks des Sherpas qui ne

leur trouvent plus d‟utilité chez eux, où les revenus tirés des champs et du commerce ne

rivalisent pas avec ceux dérivés du tourisme. Aujourd‟hui, les familles qui avaient des

pâtures à Manchermo, Gokyo et Gorak Shep y ont érigé des hôtels fort profitables.

Figure 5 - Village de Thamo et vallée de la rivière Bothe

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Toutefois, la situation est différente pour ceux qui, l‟été venu, conduisaient

traditionnellement leurs bêtes dans les hauteurs avoisinantes de Nangpa La, le col

montagneux et le glacier par lequel on accède au Tibet et par lequel s‟accomplissent les

échanges marchands avec cette « zone autonome chinoise ». Ceux qui habitent la vallée de

Bothe sous le col de Nangpa (Nangpa La) ne bénéficient pas d‟un accès direct à la manne

touristique, étant tout comme le village de Pare dont il a été question précédemment situés

sur la « branche gauche du W ». Une résidente de cette vallée l‟explique en ces termes :

« Ici, il n‟y a pas beaucoup de touristes. C‟est parce qu‟on ne voit pas l‟Everest d‟ici ! ».

Parce que les produits sont si chers sur les marchés du Khumbu, conséquence de la

demande touristique et du manque de régulation de ces dits marchés, les résidents de la

vallée de Bothe, et plus spécialement ceux des environs de Thame et Thame Theng, ont

imposé un levis sur le passage des Tibétains qui accomplissent le commerce

transhimalayen. À Thame Teng, les caravaniers en provenance du Nord sont stoppés sur

leur route. Ils sont sommés de transborder les produits qu‟ils vendront à Namche Bazaar du

dos de leurs bêtes aux dos des yaks de Thame Teng, propriété des résidents de ce village.

La location des bêtes originaires du Khumbu est devenue une obligation, les yaks tibétains

n‟étant pas permis à l‟intérieur de la juridiction du comité de développement villageois

(CDV) de Namche au-delà de la limite de Thame. Le prix de la location avoisine les 1000

roupies par bête de transport74

. Plus bas dans la vallée, au village de Thamo, on enregistre

également au nom du CDV de Namche le passage des marchands tibétains et

l‟acquittement d‟une taxe de 400 roupies par sac de transport est exigé d‟eux (Pemba

Chhiring Sherpa, comm. pers.). Ces revenus versés dans les coffres du CDV servent à

l‟entretien des sentiers, selon la justification que cette entreprise bénéficie aux locaux

comme aux commerçants tibétains et, surtout, constitue une invitation lancée aux touristes

qui n‟estiment que les sentiers les mieux entretenus. Les derniers espoirs des résidents de la

vallée de Bothe sont d‟ailleurs fondés sur l‟expansion du tourisme. Ils savent pertinemment

qu‟ils ne pourraient subvenir à leurs besoins avec des revenus dérivés uniquement du

commerce, voire de l‟imposition sur le commerce. D‟une part, la Chine impose un visa

onéreux aux Népalais et en exempte « ses » Tibétains et, d‟autre part, le prix des denrées et

74

Équivalent à 14$ US en 2010.

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des marchandises au Khumbu les rend inaccessibles à tous sauf aux plus fortunés. Même le

plus entreprenant des marchands du Khumbu ne parviendrait qu‟avec difficulté à couvrir

ses frais. En ce sens, les prélèvements et les taxes sur les denrées transportées par les

Tibétains n‟offrent en rien une solution à long terme, puisqu‟ils renforcent à la hausse la

tendance montante des prix des denrées importées du Tibet au Khumbu plutôt que le

contraire.

Certes, les paysans de Thame et Thame Teng sont parvenus à s‟assurer un

minimum de revenus avec la location de leurs animaux. Il en va autrement pour les

paysans demeurant entre Namche Bazaar et les principales destinations touristiques

(Gokyo et le Camp de base de l‟Everest). Certains Sherpas habitant ces hautes vallées

portent le blâme au PNS, qui est perçu comme un appareil de l‟État, et qui n‟a pas établi de

directives claires en matière d‟emploi des animaux pour le transport et pour les services

touristiques. En effet, les bêtes utilisées par les compagnies touristiques proviennent

majoritairement de l‟extérieur du parc, des régions moins élevées en altitude situées aux

environs et en aval de l‟aéroport de Lukla. Ces animaux appartiennent à des porteurs ne

résidant pas au Khumbu et qui, eux, peuvent subvenir à leurs besoins dans des villages hors

du Khumbu (c‟est-à-dire, hors de la zone d‟inflation touristique) avec un salaire très peu

élevé.

Des yaks et des zokpios demeurent « sans emplois » dans le Khumbu (Phurba

Sherpa de Khumjung, comm. pers.). En l‟absence de mécanismes pour inciter leurs

propriétaires à les garder, sont-ils destinés à être revendus et à disparaitre ? Certes, une

initiative de retenue des yaks a été instauré dans le Khumbu : il s‟agit d‟une ferme

expérimentale située entre Namche Bazaar, Khumjung et Kundu. Or, cette ferme demeure

la propriété de l‟État et elle engage en exclusivité des employés venus de l‟extérieur de la

région, venant ajouter au problème perçu localement plutôt que d‟y remédier.

L‟établissement a été développé selon les auspices de la conservation et en réponse à l‟idée

de la dégradation environnementale de l‟Himalaya : l‟objectif est d‟y élever un nombre

limité de bêtes afin de protéger l‟espèce, et non pas de trouver un « emploi », un « usage »

aux yaks de la région. Sans grande surprise, les activités de la ferme ne font pas

l‟unanimité auprès des Sherpas habitant les villages voisins du projet et son devenir est

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contesté. Cette « conservation » opérée par l‟État et qui paraît désinvestir les Sherpas de

leurs lieux et de leurs activités d‟exploitation traditionnelles ne convient pas aux paysans

qui n‟en reçoivent par ailleurs aucun bénéfice perceptible.

Bien qu‟en déclin et en transformation, l‟élevage (et sa participation dans la

production du paysage) est une activité qui est remémorée aujourd‟hui avec nostalgie. À ce

sujet, Pemba Chhiring me décrivait avec émotion le Khumbu qu‟elle avait connu dans sa

jeunesse. Elle-même propriétaire d‟un établissement de chambres où elle accueille les

touristes, elle se rappelle néanmoins d‟un temps où sa communauté vivait entre elle des

denrées produites localement. Le lait de nak et les pommes de terre abondaient. Les forêts

étaient plus denses. De son affirmation, il n‟y avait alors ni touristes, ni dégradation

environnementale. Dans le but de mieux comprendre les changements qui affectent le

paysage du Khumbu aujourd‟hui, j‟approfondis dans ce qui suit les effets du tourisme sur

les processus de formation des sentiers du Khumbu ainsi que celle des prédispositions des

touristes qui traversent à pied, lors de leurs randonnées, la région au pied de l‟Everest.

L‟analyse me permettra ensuite de jeter le pont entre la question des pratiques touristiques

au Khumbu à la problématique des changements architecturaux affectant les demeures et

les édifices de la région. À partir de ces bases, je serai à même de parler des enjeux de

l‟exploitation des ressources naturelles dans le Khumbu, enjeux qui conjuguent l‟influence

du tourisme, des perspectives spirituelles sur le divin et la notion de conservation de

l‟environnement. J‟aurai alors atteint une description dense du paysage, partant de la

matérialité du Khumbu et aboutissant sur les relations entre le matériel et le sacré, parlant

de ses transformations survenus au fil du temps et au grés des actions des agents habitant le

Khumbu, d‟hier à aujourd‟hui.

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3.3 Un paysage touristique

3.3.1 Les stations et les pâturages de saison : du communautaire au privé et de

la division entre la nature et la culture

Bien que situés différemment par rapport aux crêtes montagneuses et aux routes

commerciales et touristiques, les villages du Khumbu ne sont pas des lieux isolés les uns

des autres. Ils sont reliés entre eux par des sentiers et ils possèdent des satellites qui sont

des stations de saison, ces saisons qui réglementent la conduite d‟une panoplie d‟activités

agricoles, pastorales, rituelles et touristiques. Chaque famille sherpani possède

coutumièrement un accès à des pâturages d‟été (yersa ; yer-été, sa-place) situés en altitude

et des terres d‟hiver (gunsa ; gun-hiver) localisées pour leur part dans le bas des vallées75

.

À l‟image du fourrage produit dans des champs peu ensoleillés tels ceux de Pare, les

pâturages perdent leur valeur d‟usage, parce qu‟ils profitent surtout à l‟entretien des yaks et

parce que l‟ampleur des troupeaux diminue dans un paysage qui intègre de plus en plus le

tourisme en tant qu‟activité économique maîtresse. Les réseaux tracés entre les villages du

Khumbu et leurs satellites saisonniers sont de moins en moins utilisés et de moins en moins

entretenus, si ce n‟est que ceux qui sont foulés du pied par les touristes.

Aujourd‟hui, en dépit du fait qu‟une majorité de Sherpas possèdent encore quelques

bêtes et veillent à quelques-uns de leurs champs, les plus productifs uniquement, l‟élevage

et l‟agriculture ne se pratiquent plus sur une échelle aussi étendue qu‟autrefois. Le tournant

vers l‟industrie touristique, résultat de changements politiques au Népal et au Tibet ainsi

que somme des efforts conjugués des Sherpas et de leurs visiteurs laissent en jachère des

terres cultivables et font tomber en désuétude les itinéraires de transhumance, quand bien

sûr ces derniers ne deviennent pas les chemins foulés par les touristes.

En ce sens, l‟industrie touristique, elle-même propulsée en avant suite à la

fermeture des frontières tibétaines au commerce transhimalayen, parce qu‟elle éloigne les

Sherpas de leurs pâtures, voire de leurs yaks, représente un mécanisme facilitant le

75

Ces pâturages appartenaient aux clans regroupant des familles entre elles sous l‟égide d‟un ancêtre

commun (Fürer-Haimendorf 1964).

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transfert de la propriété foncière autrefois complexe (parce que toujours renégociée

saisonnièrement) à un propriétaire unique : soit l‟habitant (pour le champ), soit l‟État (pour

le reste, y compris les sentiers et les pâtures). Techniquement, les pâturages des Sherpas

tombent aujourd‟hui dans les limites du PNS, un parc établit avec le mandat de protéger les

« phénomènes naturels d'une beauté naturelle et d'une importance esthétique

exceptionnelles » de la région de l‟Everest (UNESCO, http://whc.unesco.org/fr/criteres/,

page consultée le 9 août 2011). Il y a dans tout ceci simplification du paysage : d‟un côté

des terre cultivées et de l‟autre des terres « sauvages »76

. D‟un côté la nature, protégée par

l‟État et ses commanditaires œuvrant à l‟international (l‟ONU (l‟UNESCO), l‟UICN, le

WWF et d‟autres ONGs globales), de l‟autre côté la culture, représentée d‟abord au Népal

par l‟agriculture de subsistance (une culture qui elle aussi de plus en plus la cible des

projets des commanditaires de la production de la nature ; la culture est intégrée dans les

plans de développement durable et les incitations à la production biologique de ces

commanditaires, par exemple). Or, l‟étude du paysage ne peut se résumer à cette division

et, de fait, le concept même de paysage la remet en question. Le paysage est un processus

de coproduction entre des corps et ce qui les environne qui est certes influencé par les

régimes de propriété foncière, mais il ne se limite toutefois pas à ces dits régimes. Les

pâtures saisonnières, mais aussi les forêts et les montagnes telles que je les présente dans

ce chapitre, constituent des éléments ambigus participant à la complexité du paysage

produit. Cela dit, certaines pâtures ne sont effectivement plus visitées du tout par les

Sherpas qui autrefois les exploitaient, tandis que d‟autres ont été pour leur part réclamées

en tant que propriété exclusives, à part entière et à l‟année par leurs anciens utilisateurs

saisonniers, entraînant un lot de conséquences imprévues. C‟est le cas notamment du

hameau Gokyo.

Gokyo, renommé pour ses lacs sacrés, demeure du dieu Serpent des Bouddhistes et

du dieu Shiva des Hindous, est un illustre exemple de « satellite » devenu station

touristique permanente. Gokyo, dont les paysages d‟une splendeur inégalée se miroitent

76

Dans ce mouvement à partir du droit d‟usage communal et clanique, usage non-exclusif des ressources,

vers la propriété individuelle et exclusive, je dénote une continuité : les réformes agraires (dont celle de

1951), la nationalisation des forêts (1957) et l‟établissement du PNS (1976) dans le Khumbu népalais ont

tous encouragé une propriété exclusive du sol et un usage intensif des ressources dans des zones sciemment

redélimitées.

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dans l‟émeraude d‟un collier de cinq lacs perchés entre 4,700 et 5,000 mètres d‟altitude, est

passé du statut de yersa à celui de station touristique permanente, puis à celui de site

protégé d‟abord par le PNS, puis plus spécifiquement par la Convention

intergouvernementale sur les zones humides d‟importance internationale de Ramsar

(depuis 2007). Les familles de Khumjung qui avaient un accès prioritaire au « satellite » de

Gokyo pour y mener paître leurs yaks y vont maintenant opérer, pendant les saisons

touristiques et de plus en plus à l‟année, des hôtels fabriqués hâtivement de planches de

mince contreplaqué. Les seuls zokpios et yaks qui sont conduits aux abords des lacs

aujourd‟hui servent à transporter des denrées, des matériaux de construction et d‟autres

produits nécessaires à l‟industrie du tourisme. Les naks et les zums (les femelles des yaks

et des zokpios) sont absentes du paysage tout comme leur produit, le petit lait.

Les théories les plus généralement acceptées par les gestionnaires des aires

protégées indiquent que la propriété privée, la marchandisation de l‟environnement par le

tourisme et la régulation, voire la criminalisation des activités d‟exploitation des ressources

naturelles peuvent assurer la conservation de l‟environnement (Castree 2008a, Smith 2007,

West et al. 2006). Toutefois, dans le cas de Gokyo, la réforme agraire et la nationalisation

des forêts (à partir de 1957), l‟implantation du PNS (1976), les dollars du tourisme (à partir

de 1951 et plus intensément depuis 1980) et la cessation de l‟élevage (progressive depuis

1960) ont eu les effets contraires à ceux escomptés : la fragile végétation d‟altitude a

disparu des abords des lacs (Byers 2005 et Pemba Chhiring Sherpa, comm. pers.). Tout le

bois y a été consommé, surtout par l‟industrie touristique en expansion afin de chauffer les

hôtels.

Pemba Chhiring Sherpa, qui plus haut énumérait les bienfaits de vivre dans un

village tel celui de Thamo, prétend qu‟avant, dans le Khumbu et autour des lacs de Gokyo,

il y avait plus d‟arbres, de verdure, de yaks, de lait et de pommes de terre. « Aujourd‟hui,

dit-elle, il n‟y a à voir que des touristes ». Quand elle évoque Gokyo, Pemba Chhiring ne

cache pas son embarras devant la disparition progressive des forêts, du yak, des

plantations, des façons de faires et des activités productives d‟autrefois au profit du

tourisme. La majorité des Sherpas se préoccupe du devenir du Khumbu et il est nécessaire

de considérer en détail, dans le contexte de production du milieu habité, les relations

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complexes s‟établissant entre les pratiques pastorales, c‟est-à-dire l‟élevage du yak et le

commerce transhimalayen, l‟entretien des institutions sherpanis et l‟histoire régionale de la

gestion des ressources naturelles, afin de comprendre les doléances des Sherpas à l‟égard

des changements qui les touchent, eux et leur environnement fait de propriétés

coutumières, communautaires, de pâtures et de sentiers.

3.3.2 Les sentiers

Ingold avance qu‟au même titre qu‟un organisme qui se développe tout au long de

son existence, en demeurant attentif à ce qui l‟entoure et en s‟engageant activement dans le

monde, son environnement se reconfigure au fil du temps (2000). Ces altérations de

l‟organisme et de son environnement se situent toujours à la rencontre des deux termes, se

situent toujours dans l‟interaction de l‟un avec l‟autre dans un rapport dialectique. À la

poursuite de cette idée, je constate que les sentiers du Khumbu « poussent »,

« grandissent » et « évoluent » au passage des années et dans la succession des modes de

production du paysage. En tant que partie intégrante du paysage du Khumbu, les sentiers

sont le produit les agents qui en sont les usagers, ils partagent énormément avec les

groupes, les communautés et les troupeaux qui les balisent (cf., plus haut sur la question

des « marques » laissées dans le paysage par l‟élevage). Dans le contexte du commerce

transhimalayen, les sentiers constituent un moyen de production (comme tout espace

social, Lefebvre 2000 : 401-8, Swyngedouw 1991 et 1992). Sans cesser d‟être au centre de

la production du paysage dans le cadre établit par et pour l‟industrie touristique, les sentiers

deviennent en outre des marchandises hautement convoitées, auxquelles on gagne accès en

réservant auprès des agences touristiques de Katmandou et du reste du monde.

Pourtant, les sentiers du Khumbu ne semblent pas avoir été l‟objet d‟une

planification systématique dans le but de satisfaire aux besoins du tourisme. Ils ont subi des

changements par le passé tout comme ils se moulent et se transforment encore aujourd‟hui

au rythme des activités qui les façonnent. Ainsi, en comparant des cartes de différentes

époques, par exemple, et en puisant dans les récits qui ont toujours cours le long des

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sentiers77

, je constate que les sentiers et les pistes on été réinventés et redessinés au fil de

leur histoire. Certains des facteurs présidant aux reconfigurations des sentiers et des

itinéraires que j‟ai pu observer et compiler sont l‟érosion, la fréquence des avalanches et,

bien sûr, le désir d‟attirer les touristes.

Les négociations survenant entre des communautés villageoises et des agents de

commerce et leurs troupeaux de yaks ou entre des ONGs et ces communautés viennent se

concrétiser dans le paysage. Certaines ONGs par exemple construisent des ponts au nom

du développement, d‟autres viennent en aide aux porteurs dont les conditions de travail

sont exécrables, d‟autres enfin souhaitent conscientiser les touristes sur des questions

environnementales, dont celle du réchauffement planétaire, en leur en présentant certaines

manifestations. Des rondes de négociations, depuis quelques années, surviennent

également entre le PNS et les nouveaux groupes d‟usagers des zones tampons (ZT),

principalement sur la question de l‟entretien des pistes. Au milieu de ces changements

découlant des processus biophysiques et des négociations sociales portant sur

l‟organisation des sentiers, l‟exploitation contemporaine des sentiers par les touristes est

opportuniste : non seulement cette consommation du produit socioenvironnemental qu‟est

le sentier arrive bien tardivement s‟inscrire dans le paysage, mais elle se surimpose aux

activités alternatives. La randonnée, comme j‟en discute dans cette section et la suivante,

aplanit l‟histoire de leur production et prend le pas sur les autres usages possibles des

sentiers.

Les sentiers du Khumbu, à la différence de ce qu‟en montrent les cartes, les

graphiques et les itinéraires que les touristes utilisent et suivent, n‟ont rien de rationnels :

ils sont relationnels (plus sur les cartes dans le Chapitre 4). Les sentiers amalgament les

forces transformatives du monde biophysique, qu‟elles s‟appellent érosion, dénivelé, crues

des eaux ou moussons saisonnières, et les activités des agents qui les utilisent : randonnée,

mais aussi commerce et pèlerinages. Espace social résultant d‟un travail historique, le

sentier ne se soustrait pas des cycles naturels toutefois. Des sections de sentiers cèdent lors

77

Par exemple, dans les récits des explorations de Tilman et de Shipton menées en 1951, réédités maintes

fois et écoulés sur les rayons des librairies de Katmandou, on trouve des indications à l‟effet que les sentiers,

surtout à une époque où les ponts de fer n‟étaient pas en place, changeaient énormément de saison en saison

et d‟année en année.

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des précipitations intenses de la mousson ou à la crue des eaux qui lui est subséquente.

D‟autres traversant les glaciers, comme c‟est le cas au Camp de base de l‟Everest ou près

des lacs de Gokyo, sont mouvantes et demandent aux communautés une charge de travail

substantielle année après année, de même que la création de réseaux sociaux de corvées,

souvent reflétant et réifiant les hiérarchies villageoises. La « nature » des sentiers est

inextricablement liée à la vie sociale du Khumbu : nature et culture en ce sens sont des

catégories perméables parce que toutes deux produites l‟une par rapport à l‟autre.

Ma réflexion sur la production des sentiers découle de mon observation de l‟érosion

qui, dans le Khumbu, affecte de nombreuses pistes, et qui est l‟une des images les plus

souvent évoquées par les partisans des théories de la dégradation environnementale de

l‟Himalaya. La désagrégation progressive des pistes du Khumbu ne découle pas

uniquement de l‟expansion du capital qui accompagne les activités de commerce et de

tourisme du Khumbu. En large partie, il s‟agit d‟un phénomène naturel, défini par son

aspect matériel et technique (Byers 2005 et Nepal et Nepal 2004). Toutefois, la question à

laquelle on doit de trouver réponse n‟est pas qui cause l‟érosion, mais plutôt comment se

fait-il que le tourisme n‟aie pas produit à ce jour de meilleurs sentiers dans le Khumbu.

Dans l‟expectative d‟une meilleure réponse, je constate que les sentiers sont pris en charge

par des groupes communautaires sherpas. Entretenus par des efforts concertés d‟individus

et de communautés villageoises, grâce à des taxes prélevées aux commerçants et aux

contributions et aux donations des touristes prélevées à quelques endroits sur la route

touristique, la production du paysage et des itinéraires qui le sillonne est socialisée,

infiltrée par des résidents du Khumbu qui se sentent concernés par le devenir du paysage

qui est leur milieu de vie. La production de ce paysage n‟a rien de linéaire ou de « naturel »

et ses ajustements sont sans cesse réévalués et réajustés.

Les sentiers du Khumbu sont l‟objet de négociations autant physique que politiques

entre les différents agents dont le mode de vie repose sur ceux-ci. Ces négociations

surviennent autour d‟un sentier qui, plus qu‟un simple objet, constitue aussi un moyen de

production. De manière contestée, j‟ai constaté sur le terrain que les sentiers peuvent être

redirigés, déviés de leur cours initial. Par exemple, au village de Hwa Ka, en direction de

Tumlingtar et hors du PNS, de nouvelles terres agricoles ont été labourées à l‟endroit où le

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principal sentier de la région passait anciennement. Une nouvelle piste contourne les

champs récemment retournés par un détour dans une forêt pierreuse et humide. À Lungden,

au nord de Thame, à l‟intérieur des limites du PNS, la situation est inverse : les

propriétaires d‟un hôtel ont dévié le sentier principal afin qu‟il achemine directement les

touristes au seuil de leur porte. Ces deux exemples antithétiques mettent en lumière des

pratiques tout aussi contestées que contrastées qui transforment le paysage.

Dans le Solu, une région qui depuis l‟établissement de l‟aéroport de Lukla est

court-circuitée par les touristes78

, l‟entretien des sentiers est perçu comme une façon de

revigorer l‟économie locale. Dans le Solu, le cas de figure est représenté par le Numbur

Cheese Circuit, un sentier en boucle d‟une dizaine de jours reliant nombre de villages de

cette région en contrebas du Khumbu.

Figure 6 - Circuit du fromage de Numbur

78

Déjà dans les années 1980-1990, les touristes préféraient prendre l‟avion de Katmandou à Lukla plutôt que

d‟effectuer la marche depuis la route de Jiri et ce dans une proportion de l‟ordre de 92% (Brower 1991). La

marche depuis Jiri exige six jours supplémentaires et ne convient pas aux visiteurs qui ne bénéficient que

d‟un nombre de jours de vacances limité.

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Ce sentier est institué autour d‟un produit local : le fromage de nak. Autrefois, une

planche de bois peinte grossièrement gravée en présentait l‟essentiel. Elle avait été plantée

au village de Shivalaya situé à une courte distance de marche de la fin du réseau routier et

à l‟entrée du Solu. Le jour de mon passage, une banderole colorée de toile synthétique,

gracieuseté du Nepal Social Service Association, avait été ajoutée au panneau indicateur en

bois, fournissant plus de détails sur la nature des visites existant le long des sentiers de ce

circuit. Non seulement les locaux, mais aussi des associations et des ONGs de tout acabit

collaborent à ce genre de projet et tablent sur le tourisme et le développement de sentiers

alternatifs afin de stimuler l‟économie de lieux et de villages tels ceux du Solu.

Dans le Khumbu, le plus récent et le plus important exercice de construction d‟un

sentier est celui des marches qui maintenant dégringolent le versant ouest du col

montagneux de Renjo (Renjo La) sur un dénivelé de plusieurs centaines de mètres. Ce

sentier nouvellement réaménagé sépare la vallée de la rivière Bothe de celle des lacs de

Gokyo. La Bothe, décrite en début de chapitre (la gauche du « W », à l‟opposé de la

branche tendant vers l‟Everest), a été jadis le canal fébrile du commerce transhimalayen.

Dans le contexte d‟aujourd‟hui, ses perspectives économiques sont rembrunies. Que les

locaux mobilisent alors l‟essentiel des fonds du comité de la ZT pour un travail

d‟ingénierie aussi important et qu‟ils soient persuadés que seul un sentier direct menant

vers Gokyo et le Camp de base de l‟Everest puisse désenclaver la vallée de la Bothe

souligne la dominance des activités touristiques et la confiance que les Sherpas ont envers

les promesses de celles-ci. Cet exemple s‟ajoute aux autres nommés jusqu‟à maintenant

indiquant que le paysage est un assemblage complexe de réalités biophysiques et

géomorphiques et des perceptions et des projets de ceux l‟habitant.

D‟autres attributs rendent certes les sentiers du Khumbu attrayants pour le tourisme.

Par exemple, ces sentiers sont protégés de chortens – certains blanchis avec soin et d‟autres

se trouvant dans un état de déréliction –, de katas et de drapeaux de prière. Ces structures et

ces objets sont installés systématiquement sur les sentiers à des endroits où un danger

guette le voyageur, mais aussi dans des lieux qui servent d‟habitation aux esprits locaux :

drainages, rochers de grande taille, sources, arbres tordus par les siècles. Ces structures

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particulières sont toutes autant d‟occasion pour le touriste d‟effectuer une pause et de

prendre un cliché photographique.

L‟attention spéciale portée à l‟aménagement des sentiers touristiques diffère de

celle que reçoivent d‟autres pistes de la région du Khumbu ou menant à celle-ci. Est

différente la piste clandestine qui coure horizontalement le long des pentes et verticalement

sur l‟arrête des contreforts montagneux entre Lungden et Lawudo sur le côté est de la

Bothe. Figurant au nombre des sentiers les plus risqués du Khumbu, cette piste a permis le

passage de nombre de réfugiés tibétains dans les décennies passées et elle servait aussi aux

commerçants et aux contrebandiers qui souhaitaient éviter le contrôle, les impositions et les

taxations jadis recueillies au poste de police népalais de Thame79

.

Diffèrent aussi d‟autres sentiers descendants dans les régions des collines en aval

du Khumbu et qui sont principalement utilisés par les porteurs chargés d‟acheminer au pied

de l‟Everest les denrées demandées par les Sherpas et les touristes. Ces sentiers se

distinguent de ceux du Khumbu à plusieurs égards. Ils sont régulièrement bordés de murets

de pierre d‟une hauteur d‟environ un mètre servant aux porteurs qui y déposent leurs lourds

paniers de transport sans devoir se pencher. Ces murets souvent font face aux

établissements qui vendent des snacks, des repas chauds ou de simples biscuits, ou qui ont

un point d‟eau. Les porteurs tissent le long des routes qu‟ils empruntent un impressionnant

réseau d‟amitié. Tout le jour, ils s‟arrêtent ça et là prendre un verre de boisson distillée

localement, le raksi, et se remettent en marche après avoir échangé quelques nouvelles.

Pour ces porteurs, parcourir les sentiers est à l‟évidence aussi une façon d‟entretenir un

réseau social et de prendre connaissance de ce qui les entoure.

En somme, il existe plusieurs types de sentiers dans le Khumbu, mais aussi pour le

Khumbu, servant à son approvisionnement. Les chemins se rendant au Camp de base de

l‟Everest son manucurés. Ils sont surveillés par les gardes du PNS, la police et l‟armée. Les

touristes, comme autrefois le bétail et les yaks, sont le centre de l‟attention et sont ainsi

79

Il y a environ une décennie, ce poste de police s‟est écroulé sous le poids d‟une chute abondante de neige.

Depuis, les policiers ont été relocalisés dans une demeure de Thamo. Comme beaucoup d‟agents de l‟endroit,

ils se concentrent aujourd‟hui sur les touristes. Ils questionnent leurs allées et leurs venues, tandis que le

contrôle du commerce a été réapproprié par le comité du village, comme expliqué précédemment.

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bien gardés. Sur ces pistes se trouvent tous les services, des hôtels, des cafés Internet et des

postes de santé. La configuration de ces sentiers s‟est transformée depuis l‟ouverture du

Népal et du Khumbu au tourisme. D‟autres pistes, en marge, sont réservées à des clientèles

moins opulentes, les unes fuyant un cadre politique défavorable et les autres échangeant la

somme de leur dur labeur contre quelques gouttes d‟alcool frelaté. Face à ces individus

infortunés, le touriste est un individu au vaste pouvoir sur la production du paysage. Dans

la section suivante, je détaille ce qui chez le touriste interpelle et commande des

changements paysagers, des transformations architecturales, des négociations de

l‟habitation dans le Khumbu.

3.3.3 Les touristes et les activités touristiques esthétisantes

Il apparaîtra à la fin de ce chapitre que les Sherpas discernent dans le Khumbu une

région marquée par le divin et le religieux, alors qu‟au niveau des sentiers et des villages

l‟« habiter » s‟effectue au rythme des saisons et de certaines pratiques telles que les

plantations, les transhumances et les récoltes, et ce dans le but de subvenir aux besoins

perçus au quotidien et dans le respect du cadre d‟institutions établies sur le long terme. En

dépit du fait que le tourisme vienne chambouler des pratiques, des institutions et des

relations sociales productrices du paysage propre au Khumbu, pour les Sherpas, cette

nouvelle activité économique est aussi un moyen de garder la mise sur le devenir de leur

milieu de vie. À la différence, les touristes investissent le Khumbu le long des sentiers

situés à l‟aboutissement d‟un vaste circuit touristique dont plusieurs circonvolutions

échappent au contrôle des Sherpas. Les touristes, de plus, balaient le Khumbu que pour une

durée limitée, la durée des vacances (en scrutant la problématique spatiale propre au

Khumbu dans le Chapitre 4, je reviendrai sur l‟organisation spatiale entre le travail et les

vacances). Les touristes passent de longues journées à l‟extérieur, journées passées à

s‟enivrer de merveilleuses vues, puis ils se réfugient dans leurs hôtels pour se sustenter le

soir venu. Leur expérience du paysage est éphémère et souvent se limite, au niveau du

corps, à d‟esthétiques panoramas ainsi qu‟aux malaises physiques liés à l‟épuisement et à

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l‟altitude80

. Cependant, l‟influence sur le paysage du touriste en tant qu‟agent et du

tourisme en tant qu‟activité dans laquelle plusieurs types d‟agents s‟investissent est

indéniable. Dans le Khumbu, cette influence a notamment hissé l‟hôtel au niveau de

signature matérielle du pouvoir, d‟indicateur de premier ordre des inégalités

socioéconomiques existant entre les touristes et les Sherpas d‟une part, et d‟autre part entre

les Sherpas eux-mêmes. Autant dans les relations sociales qu‟il supporte que dans sa

matérialité, c‟est-à-dire dans ses ramifications socioenvironnementales comme j‟en discute

plus bas, l‟hôtel est un lieu se substituant dans le paysage aux édifices religieux autrefois

dominants81

: « Historically, in the Himalayan communities of Nepal, religious institutions

such as the temple have been socially and politically dominant. Much has changed, and as

a result of tourism, a large share of the clout has shifted away from the temples. To date,

however, scholars involved in studies of the Himalayan communities most affected by

tourism have persistently ignored the phenomenon of the hotel » (Lim 2007 : 734).

Urry (2002), dans son anthropologie du tourisme, évoque les concepts de Boorstin

(1961), soit celui de la « bulle environnementale » qu‟est l‟hôtel et qui protège le touriste

de l‟extérieur « étrange » et « différent », et d‟Ash et Turner (1975), soit celui des «

parents adoptifs », agents, guides, hôtes locaux qui relèvent le touriste de ses

responsabilités. Michael (2000) ajoute que les bottes, à un niveau plus banal – et aussi plus

près du corps –, équipent les touristes d‟une « coquille » les protégeant du monde extérieur

et leur procurant d‟un marqueur de leur distinction. Marcher droit dans de dispendieuses

bottes de marque, bâtons de marche en main, le regard haut et porté vers les montagnes, le

dos déchargé de son sac (relégué au porteur) figurent tous au nombre des traits qui

distinguent le touriste du local. En accord avec Ingold (2004), les bottes, qui plus est la

capacité de marcher-dans-des-bottes, constituent une technologie qui sépare le corps du

80

Ces malaises physiques sont désignés par la locution du « mal aigu des montagnes », syndrome lié à la

montée en haute altitude rapide et sans acclimatation. Ses symptômes sont des céphalées, des nausées et des

vomissements, de l‟insomnie, de la fatigue, des vertiges et la perte de l‟appétit. L‟altitude peut aussi conduire

à des complications mortelles chez l‟humain : œdèmes pulmonaires et cérébraux. 81

Ce qui est d‟ailleurs perceptible dans la taille démesurée de certains hôtels par rapports aux gompas et aux

monastères. Certaines stratégies sont cependant mises en œuvre pour redonner aux édifices religieux un laque

d‟importance. À Khumjung, par exemple, la toiture rouge de la gompa locale se démarque visiblement des

toits verts de l‟ensemble des autres habitations et hôtels du village.

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l‟œil et du regard82

, ce qui permet l‟opération d‟une division sensible entre le regardeur

d‟avec ce qui l‟entoure. Dans le confort de ses bottes et par l‟objectif de la caméra

l‟humain produit la nature « à l‟extérieur » de son corps de la même manière que dans le

confort de son hôtel, il fuit les difficultés corporelles tout autant qu‟économiques

caractérisant « ce qui l‟entoure ».

En ce sens, le touriste, habitant transitoire, ne peut être qu‟effleuré par le Khumbu

et, en même temps, il contribue à des changements et des entreprises dont la portée est

d‟importance pour la région immédiate et pour le Népal en entier, voire pour l‟Asie :

contribution à une industrie productrice d‟équipement spécialisé (bottes, mais aussi

vêtements, matériaux textiles, denrées alimentaires) débouchant sur l‟intensification des

relations marchandes, la construction d‟hôtels de plus en plus chics et confortables,

l‟établissement d‟agences touristiques, le renforcement du contrôle intégré du

développement et de la conservation du Khumbu, l‟intégration de ce dernier dans l‟État

népalais recherchant des devises étrangères. Pendant ses vacances, le touriste demeure dans

ses bottes, dans son confortable hôtel, sous la tutelle de son guide. Un touriste britannique

me livrait qu‟il entretenait une confiance aveugle dans son guide, à tel point qu‟il ne

pouvait ni me dire où il avait couché la veille, ni où il allait le lendemain. Son guide le

savait pour lui. Ce type d‟attitude – cette trêve de l‟attention portée envers le monde, de

l‟engagement dans le monde – entrave et oblitère la coproduction des corps et de leur

environnement (Waitt et Cook 2007, Ingold 2000). L‟attitude du vacancier en est une de

détachement plutôt que d‟engagement, de déresponsabilisation plutôt que de prise de

conscience. Elle est créée par une industrie de loisirs et de conforts qui prend racine, est

rendue possible et se justifie dans les inégalités socioéconomiques démarquant les touristes

de leurs hôtes. Bien que la totalité des touristes visitant le Khumbu constatent les besoins

des Sherpas et souhaitent les voir comblés, ils y répondent pour la plupart en-dessous de

82

Je remarque que l‟on demande toujours aux touristes d‟enlever leurs bottes avant de pénétrer la salle de

prière d‟un lieu sacré, qu‟il s‟agisse d‟un gompa, d‟un monastère ou d‟un temple. À la lumière de ce que

j‟avance ici, cette exigence est la preuve que les agents que sont les moines ont su conserver un pouvoir

d‟attraction et une dose d‟autorité sur les touristiques. Ce pouvoir est aussi consenti, bien sûr, par les

touristes, qui sont fascinés par le religieux. Ce pouvoir entre les groupes agentiels se manifeste aussi

autrement, dans le respect mutuel des prescriptions exigeant que l‟on contourne les monuments religieux

(e.g., chortens, murs de mani et stupas) par la gauche, par exemple. Ce pouvoir né dans la pratique et les

déplacements saisi les corps et est transporté dans les corps, il est un habitus et il est constamment renégocié

entre plusieurs groupes d‟agents.

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leurs moyens et avec réserve puisque ne voulant pas briser l‟équilibre qu‟ils supposent

résider à l‟intérieur des communautés visitées. Il n‟y a pas, au sein de l‟industrie

touristique, de remise en question des structures à la base des inégalités (économiques ou

autres), structures qui donnent aux touristes et non à leurs hôtes la possibilité de devenir

une figure charitable, autoritaire et respectable, influant très peu volontairement le devenir

des « natures » et des « cultures » du Khumbu, mais l‟influençant beaucoup plus

involontairement, parce que renforçant tout un réseau entrepreneurial et étatique avide de

dollars touristiques.

L‟activité à laquelle on se consacre et les outils qu‟on y emploie quotidiennement

modulent la perception que l‟on peut avoir du milieu où l‟on se réalise. De la sorte, la

randonnée en elle-même n‟est pas une activité sans incidence sur le devenir du Khumbu.

D‟abord, les touristes se révèlent souvent être dans des dispositions physiques qui les

empêchent de profiter pleinement de ce qui les environne. Au Camp de base de l‟Everest,

j‟ai surpris l‟un d‟eux dire : « Everything I saw was the exaustion. » ; dans salle commune

d‟un hôtel, autour d‟un foyer, un autre relatait que : « During this trip, I got to see my feet a

lot. » Ensuite, les touristes placent l‟accent sur le paysage regardé, sur la photographie. À-

travers l‟objectif d‟une caméra, les « signes » distinctifs d‟une culture (le baiser parisien, la

campagne anglaise ou, chez les Sherpas, les drapeaux de prière qui rattachent la spiritualité

bouddhique aux entités-montagnes [d‟après Urry 2002]) sont dits « authentiques » et

« vrais ». Ils deviennent une « nature humaine », une seconde nature bonne à regarder et à

consommer de façon improductive. Ce focus que l‟on entretient sur certains objets rend

invisible l‟histoire même de leur production : cette attention aux objets présentés tels des

faits accomplis les fétichise. C‟est à partir de telles images fétichisées enfin que les

professionnels de la récréation tentent de produire des objets consommables qui plairont au

regard touristique, des objets qui ont un prix mais aucune histoire et qui une fois dans les

mains des touristes ne servent plus à leur usage premier, ne supportent plus la production

par la pratique du paysage intime du Khumbu. Cette consommation improductive se limite

à la volonté de s‟approprier une marchandise.

Le touriste vit le paysage du Khumbu comme s‟il s‟agissait d‟une fête (d‟après

Lefebvre 2000). En effet, les touristes s‟intéressent surtout à ce qu‟ils sont préparés à voir

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par les guides imprimés tels le Lonely Planet et les images véhiculées par les agences

touristiques. Parmi les 47 photographies que j‟ai soumises à 5 touristes lors d‟un exercice

de cueillette de données (cf. Annexe 1), j‟ai observé que ceux-ci ont choisi et commenté en

premier lieu la conduite des activités traditionnelles, les travaux aux champs, la cuisine sur

feu de bois. Les drapeaux de prières suspendus aux cols montagneux et, à l‟opposé,

l‟intérieur des maisons « traditionnelles »83

, sont les aspects paysagers qui fascinent le plus

les touristes. Les enfants, les servants des Sherpas et les pauvres (vêtus de costumes dits

« traditionnels » parce que différents) sont les figures qui leur semblent les plus

attendrissantes. Les touristes apprécient un mode de vie qui leur paraît empreint de

« simplicité », selon l‟expression du touriste britannique évoqué plus haut. Les pièces

muséologiques (devenues l‟imago de tout un pan de vie [Merleau-Ponty 2009]) suscitent

également les passions touristiques.

En comparaison, les choix de 5 Sherpas parmi les 47 mêmes photographies se

démarquent surtout quant au fait qu‟ils font primer sur le reste les ressources naturelles et

la vie religieuse – dans l‟image du bouddha, dans les gompas, dans les chapelles privées. Si

le choix des paysages de montagne est aussi fréquent chez les touristes que chez les

Sherpas (les lacs de Gokyo et les panoramas mettant en vedette l‟Everest sont

généralement aussi populaires chez les touristes que chez les Sherpas), les Sherpas par

contre distinguent souvent dans ces mêmes images la présence de certaines ressources :

baies, plantes médicinales, eau potable. En guise d‟exemple, je prends la seule

photographie dont la sélection se retrouve massivement partagée entre les Sherpas et les

touristes, qui est celle d‟une fleur alpine, le pavot bleu (Meconopsis sp.). Pour les touristes,

seule son esthétique motive leur choix84

. Pour les Sherpa, au contraire, cette fleur est à la

fois un remède de médecine tibétaine et une ressource afin de soutenir l‟industrie

touristique, les guides touristiques parmi les participants sherpas du dit exercice

photographique mentionnant que ces fleurs alpines sont fort recherchées par les touristes.

83

L‟intérieur imagé était celui d‟un musée opéré par le PNS. Les seules maisons « traditionnelles » existant

encore aujourd‟hui au Khumbu sont les résidences des Sherpas les moins fortunés, ce qui rend le goût des

touristes pour celle-ci d‟autant plus problématique. 84

Une esthétique elle-même liée au spectacle et à la célébration, comme le formulait une touriste devant la

photographie du pavot bleu : « Des fleurs ! C‟est impressionnant qu‟en si haute altitude on puisse trouver des

fleurs ! »

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Tableau 1 – Points de vue comparés, les touristes et les Sherpas

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Ainsi, la différence entre les perceptions des touristes et des Sherpas s‟exprime non

pas seulement dans le choix d‟une photographie, mais dans la teneur des commentaires

dont l‟accompagne chacun de ces deux groupes d‟agent. Si je me permets la comparaison,

l‟image la plus populaire auprès des Sherpas ayant participé à cet exercice de ma cueillette

de données est une cascade ; celle-ci, par ailleurs, n‟a pas été retenue par aucun des

touristes participant. L‟usage des ressources naturelles (l‟eau, mais aussi le bois, la bouse

de yak), le partage et les échanges entre les touristes et les Sherpas, l‟éducation des jeunes

du Khumbu (avec des images d‟institutions scolaires), la production de nouveaux produits

locaux (en laine de yak, par exemple) et les symboles religieux, dont leur fonction de

pacification des esprits de la terre, sont tous expliqués par les Sherpas ayant participé à

l‟exercice. Leur monde est ainsi constitué de ressources à leur disposition, de leurs projets

d‟avenir et des relations économiques et morales qu‟ils entretiennent avec l‟Autre, touriste

ou esprit. Par conséquent, l‟une des conclusions de l‟analyse de mon exercice

photographique est qu‟une différence fondamentale distingue les touristes des Sherpas, les

premiers insistant sur l‟esthétique des choses, sur l‟acte de regarder, tandis que les derniers

se représentent leurs besoins et leur engagement actif dans le monde pour l‟élucider.

En 2010, l‟architecte californien Beau B. Beza a publié un article dans la revue

Landscape and Urban Planning discutant des conclusions d‟un exercice photographique

de collecte de données semblable au mien. Beza a mené son enquête auprès de 53 touristes

et 73 Sherpas. Bien qu‟il ne retienne pas en conclusion cette idée, l‟analyse de Beza met en

évidence la différence entre la perception très esthétisante du touriste (« [Among tourists]

these views are considered ugly because of a lack of proper garbage management and they

display appalling behaviour », Beza 2010 : 311) et celle du Sherpa, concernée par

l‟« habiter » (« Sherpa comments, such as, „yaks eat the garbage, get sick and die‟ or

„garbage is in the water, people drink from it and get diseases‟ suggest they consider

ugliness to result from a lack of proper garbage management, a harmful setting or waste »,

Ibid. 313). Dans le premier commentaire, celui émis par les touristes, le « comportement

repoussant » n‟est pas pensé en termes ni d‟actions ni de conséquences. Dans le deuxième,

tel qu‟exprimé par les Sherpas, les conséquences sont appuyées. En outre, que les déchets

soient un point de comparaison n‟est pas fortuit. La gestion des déchets, dont les

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excréments, constitue un point de litige dans le Khumbu. À une époque pas si lointaine, les

déchets humains étaient, pour les Sherpas, une source indispensable d‟engrais.

Aujourd‟hui, avec l‟installation des toilettes à chasse d‟eau pendant longtemps exigées par

les touristes, le problème est évacué, mais au risque de la contamination de l‟eau, un

nouveau problème sur lequel des ONGs se penchent maintenant.

En dépit de l‟ontologie de la fête (cf., plus haut : vacances, désengagement et

déresponsabilisation) partagée par les touristes, plusieurs de mes informateurs se disent

conscients des effets du tourisme sur le Khumbu. L‟une de mes informatrices résumait la

situation ainsi : « Quand les touristes viennent en si grand nombre, c‟est l‟environnement

qui écope. » Or, les touristes reconnaissent plutôt les changements liées à ce qu‟ils

nomment le « surdéveloppement » (la construction effrénée d‟hôtels) et la pollution (la

production et la gestion lacunaire des déchets solides). Ces problèmes sont toutefois, selon

l‟avis d‟experts, d‟ordre cosmétique uniquement (par exemple, Byers 2005). Pourtant, afin

de protéger les valeurs esthétiques qu‟ils perçoivent dans le paysage, des groupes de

visiteurs étrangers ont par exemple réalisé de grandes campagnes de nettoyage au Camp de

base de l‟Everest. Bien qu‟ils concèdent en connaître très peu sur les régimes de propriété

foncière ou sur les arrangements institutionnels traditionnels des Sherpas, les touristes ne

se privent pas d‟intervenir là où il leur est possible d‟améliorer les aspects visuels du

paysage selon leur propre conception de la « nature ». Dans ce but, ils prêtent main forte ou

appuient financièrement les ONGs et le PNS qui, de leur côté, travaillent à un certain type

de développement (lui-même esthétisant, cf. plus bas) du Khumbu par le biais du tourisme.

Ces activités d‟une part à forte teneur visuelle et d‟autre part matériellement productives

confirment des relations de pouvoir (entre touristes, guides touristiques, agents du PNS,

principalement, mais aussi, indirectement, sur les porteurs et paysans qui ne profitent pas

directement de ce genre de production) et confirment le fait que la production paysagère

est un processus qui place les agents du Khumbu en dialogue ou en conflit. Au même titre,

l‟exemple portant sur l‟évolution et le contrôle de la production des hôtels et des villages

du Khumbu qui suit immédiatement complémente mon observation et mon analyse de

comment des échanges productifs et transformateurs du paysage (de ses corps, de leur

environnement) sont des projets non-linéaires, ni naturels ni rationnels, mais relationnels.

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3.3.4 Architecture et planification régionale

Le passage de l‟agriculture et de l‟élevage au tourisme entraîne des conséquences

architecturales probantes dans le Khumbu. Par exemple, dans les localités situées entre

Lukla et Namche, Namche et Gorak Shep et le camp de base de l‟Everest (la branche la

plus à droite du W, comme expliqué au début de ce chapitre), ou entre Namche et Gokyo

(la branche du centre du W qui est dessiné par les trois principales vallées du Khumbu),

c'est-à-dire dans les localités situées directement sur les principaux sentiers visités par les

touristes, les demeures familiales des Sherpas sont devenues rapidement, et ce à partir des

années 1970, des établissements de chambre comptant deux, trois, voire quatre étages au-

dessus du rez-de-chaussée. Ce mouvement architectural matérialisant de nouvelles

pratiques et de nouvelles catégories sociales dans le Khumbu a été initié par les Sherpas

afin de répondre aux besoins touristiques. En quelque sorte, il a été conduit du plein gré

des Sherpas afin de s‟investir dans l‟économie générée par le tourisme, en suivant bien

entendu les balises placées par les touristes avec qui ils ont appris à entrer en interrelation.

La présente section sera l‟occasion pour moi de discuter des effets des changements

architecturaux au Khumbu et de la transformation de l‟organisation régionale sur les

individus y habitant de façon permanente ou y logeant de façon temporaire. En effet, les

villages du Khumbu, lorsque comparés entre eux, se distinguent perceptiblement les uns

des autres. Ceux situés directement sur les sentiers de randonnée les plus achalandés

changent rapidement de visage par rapport aux autres, pour cause des revenus substantiels

dérivés du tourisme ainsi que des demandes touristiques. De même, dans un village donné,

des différences se remarquent entre les maisons construites aux abords du chemin principal

et celles plus en retrait85

. Comme indiqué pour le village de Pare (cf. précédemment, mais

voir aussi la note 34, p. 69, qui traite des transactions des propriétés foncières au Khumbu),

les demeures et les terrains les plus isolés sont progressivement abandonnés, ne génèrent

que peu de revenus, et sont conséquemment dévalués.

85

Il est d‟autant plus fascinant à la lumière de mes observations qui témoignent de la matérialisation

monumentale des sentiers de lire dans Fürer-Haimenforf (1964) que les villages sherpa dans les années 1950

n‟avaient pas du tout de « chemin principal » !

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145

Je relève que cette transformation du mode d‟habiter le paysage ne fait pas

l‟unanimité parmi les agents du Khumbu. À la lumière de mes observations et de ce que

m‟ont partagé autant les propriétaires d‟hôtels et les touristes que les administrateurs du

PNS, la transformation architecturale des domiciles et des hôtels dans le Khumbu est

devenue le site d‟enjeux politiques relatifs à l‟accès aux ressources, à des questions de

représentation, ainsi qu‟à l‟affirmation et la projection de désirs transportés par le marché

du tourisme et la marchandisation de la culture. Dans le plan de gestion du PNS, on va

jusqu‟à énoncer au nombre des formes de « pollution » celle, toute visuelle, où une

construction hors de contrôle vient affecter l‟intégrité et la cohérence paysagère de la

région (DNPWC 2005 : 51). Pour prévenir ce qu‟il estime être un potentiel dérapage du

développement par le tourisme, le PNS recommande l‟établissement d‟un comité-conseil

en charge de voir au développement modéré, « culturellement informé », des villages du

Khumbu (Ibid. 72). À partir de là, le développement deviendrait conditionnel à l‟obtention

d‟un permis de construction dont les tenants et les aboutissants seraient centralisés dans les

mains du PNS.

Certes, du côté du PNS, on s‟attend à quelques changements architecturaux,

notamment parce que les matériaux disponibles et les technologies de construction elles-

mêmes évoluent. On recommande cependant ce que l‟on appelle « l‟intégration du neuf

avec le vieux » pour que ne disparaisse pas l‟« architecture traditionnelle », dite

« culturelle » (Ibid.).

Les changements architecturaux frappant les maisons du Khumbu nous parlent

d‟échanges entre l‟humain et son environnement et reflètent aussi l‟indisponibilité de

certains produits, dont le bois d‟œuvre. En ce sens, l‟architecture est un indicateur de

l‟accès aux ressources naturelles, de leur disponibilité, de leur prix ainsi que des règles

s‟appliquant à leur extraction ou leur importation dans le Khumbu. Dans le programme de

gestion du PNS, encore, on relève au nombre des causes du changement de « l‟architecture

traditionnelle » la demande touristique, l‟inaccessibilité de certains matériaux (dont le

bois), ainsi que la possibilité de plus en plus répandue de se procurer des matériaux tels la

tôle pour couvrir les toits. Ainsi, le concept même de « demeures traditionnelles »,

« culturelles », n‟a rien de convenu : il est produit. Pourtant, ce concept est souvent accepté

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comme allant de soi, notamment dans les musées du PNS de Mendalphu (Namche) et de

Jorsale86

. Selon ces modèles, la maison « traditionnelle » et « culturelle » des Sherpas se

distingue par son rez-de-chaussée où l‟on parque le bétail, le bois de chauffe ainsi que la

bouse de yak séchée qui servira de combustible, alors que l‟étage unique se divise d‟une

part en une salle commune au pourtour muni de bancs pouvant servir de couchettes la nuit

venue et dont l‟élément central est un âtre ouvert et d‟autre part en une chapelle privée. Les

toits de ces maisons traditionnelles sont couverts de pierres plates déposées sur de forts

travers de bois ou entièrement fait de planches de bois. Dans les deux cas, la situation

actuelle, dans laquelle les forêts locales sont protégées et fort surveillées, ne permet plus

l‟obtention du bois d‟œuvre nécessaire à la production de la maison « traditionnelle ». Ici,

l‟importation de la tôle matérialise l‟indisponibilité du bois et la demande pour de

nouveaux et plus grands bâtiments. En outre, la maison traditionnelle ne suffit plus pour le

tourisme. La fumée venant de l‟âtre ouvert est incommodante et la source de problèmes de

santé. De plus, ce type d‟âtre consomme une quantité de bois beaucoup plus élevé que les

alternatives d‟aujourd‟hui. Son rez-de-chaussée où l‟on stocke le bétail, l‟engrais, et la

bouse sont devenus superflus pour les Sherpas qui hébergent des visiteurs étrangers et qui

n‟ont plus le temps ni l‟intérêt de s‟occuper de ces choses.

La « maison traditionnelle » posséde un étage au-dessus du rez-de-chaussée au

maximum. Les nouveaux hôtels du Khumbu s‟élèvent à deux, trois, voire quatre étages au-

dessus du sol. L‟un de mes informateurs travaillant pour ONG collaborant étroitement avec

le PNS établit de son propre chef des liens entre les demandes changeantes des touristes, le

manque de terres et la construction à étages « polluante visuellement » :

Right now, everything has changed in the world. The tourists want good

facilities and comfortable rooms. The buildings are getting bigger and bigger...

That has, I think, not a good visual impact; it is not good for the views. It is not

cultural. It is due to the demand of the tourist, you know, it is not due to the

locals. When I came here, 30 years ago, all the tourists were camping and they

were sleeping in their tents. Slowly, they started to stay in lodges and hotels.

86

Auxquels ont contribués des anthropologues et des géographes au nombre desquels Jeremy Spoon, Alton

Byer et Frantz Klatzel dont les travaux sont cités dans mon étude.

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147

At the beginning, every tourist slept in the dormitory room. Slowly, they were

thinking, I want a private room. Right now, the very same tourists want

attached toilets and bathroom, and television, and Internet services in their

rooms. The change is due to... the tourists, you know. The local, here, on the

small area of his house, he must build up 4 or 5 flights of building, because

otherwise he has no land. Government land is not to allowed [for building

purposes].

R. Guru, agent du Sir Edmund Hillary Trust of Canada à Mandelphu, 55 ans

Les visiteurs étrangers qui séjournent dans ces nouveaux hôtels m‟ont confié qu‟ils

sont eux-mêmes parfois inquiets face au développement et à l‟expansion rapide – et en

hauteur – des villages du Khumbu. Pendant leurs voyages, ceux-ci sont à la quête de

villages « traditionnels » très typés. S‟interposant entre le touriste et son hôte sherpa, le

PNS répond qu‟il envisage de maintenir l‟architecture locale par le biais de

réglementations de l‟établissement de conditions administratives, notamment parce que

cette architecture « culturelle » constitue un aspect d‟intérêt pour le touriste, c‟est-à-dire un

aspect lucratif de la production paysagère. Décidemment, l‟hôtel est le prétexte et l‟enjeu

de relations politiques empreintes de conservatisme économique.

Le PNS se donne comme objectif de définir trois catégories asservissant la

production des villages à un programme économique où la valeur d‟échange repose sur la

base de critères et d‟attributs esthétiques. Les plus hautes catégories de conservation

comprennent des localités avec une « forte intégrité architecturale » – donc, sont visés non

seulement des bâtiments isolés, mais aussi des villages en entier – reflétant les usages

agropastoraux d‟antan et où les « villageois » (sans discrimination) se portent volontaires

pour adopter de stricts codes de conservation du « caractère » du village. Selon le PNS,

« les villages de la catégorie I devront consentir à maintenir des pratiques telles la

production organique, l‟élevage d‟espèces indigènes (i.e., les yaks), et de pratiquer

d‟autres activités dites culturellement signifiantes et de maintenir vivant les savoirs

traditionnels » (je traduis, DNPWC 2005 : 36). Il s‟agit d‟une approche très structurante de

la notion de paysage, qui substitue l‟habitation par l‟habitat (voir Chapitre 4 suivant), qui

en impose aux populations locales par le truchement de restrictions claires sur leur devenir

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148

et leur développement mais aussi par le biais d‟encouragements et d‟incitatifs financiers.

Non seulement l‟habitat, mais l‟habitant est pris en charge par l‟industrie touristique et ses

commanditaires.

L‟étude de telles problématiques avec une perspective basée sur l‟habitation

enseigne que le développement du paysage n‟est pas linéaire, ni prédictible ni naturel, mais

circonstanciel à l‟engagement des agents dans des activités transformatrices de leurs corps

et de son environnement. Dans la troisième et dernière partie de ce chapitre, j‟expose

d‟abord brièvement dans une première section deux cas liés à l‟exploitation des ressources

qui ont été soumis à des régulations du PNS semblables à celles que l‟on souhaite

maintenant appliquer aux bâtisses du Khumbu (en l‟occurrence, le roc et le bois). Ensuite,

dans quatre courtes sections s‟enchaînant et menant enfin à la conclusion du chapitre,

j‟observe que, parce que les esprits et les déités du Khumbu elles-mêmes se

métamorphosent et s‟adaptent aux impératifs du tourisme, il y a lieu de croire que la

« conservation » avec ses les règles en matière d‟exploitation des ressources matérielles

n‟ont mené en définitive qu‟à l‟inverse de son but premier, c'est-à-dire non pas à la

« conservation » mais à la « transformation » des relations socioenvironnementales.

3.4 Les ressources matérielles, spirituelles et divines en transformation

3.4.1 L’imposition sur l’extraction des ressources

Comme élaboré en début de chapitre, les relations entre les Sherpas et leur milieu

de vie, plus particulièrement ses composantes vivantes telles ses animaux et ses forêts,

mais aussi ses aspects inanimés comme les cavernes et les montagnes, sont profondément

spirituelles et sont ancrées dans des récits religieux. Dans cette section, je commente

comment l‟extraction du bois et du roc, matières essentielles à la construction des

habitations des résidents du Khumbu, sont disputés entre ces derniers et le PNS.

Il est de notoriété aujourd‟hui que la demande en matières ligneuses dans la région

du Khumbu est directement liée à l‟intensité de la fréquentation touristique (Byers 2005,

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149

Baral et Heinen 2005, Stevens 1993 et Jefferies 1982). Dans les années 1970 toutefois, ce

fait n‟avait encore rien d‟évident. Plutôt, c‟est la théorie de la dégradation

environnementale de l‟Himalaya qui soutenait les bases du PNS naissant, et cette théorie

pointait du doigt l‟ineptie des agropasteurs, des paysans traditionnels, comme la cause

principale de phénomènes tels l‟érosion, la contamination de l‟eau, la déforestation, etc.

Quand le PNS a été implanté en 1976, il a du revers de la main balayé les structures locales

de gestion des ressources (le shingi nawa, gardien des forêt, a été jusqu‟en 2005 supplanté

par le garde forestier et le militaire ; les propriétés coutumières et communales ont aussi

disparues). La problématique forestière dans la région du Khumbu, actuellement pénétrée

par un plan de conservation, a eu tour à tour des effets sur les activités touristiques, par

l‟interdiction des feux de camps, et sur l‟organisation domestique des résidents sherpas, par

le truchement de programmes d‟ONGs facilitant l‟accès aux cuisinières au kérosène (WWF

2008). Les effets sur la longue durée des statuts du PNS sur l‟extraction des matières

première au Khumbu sont contradictoires. Dans son effort afin protéger les forêts et les

sols de la région, le PNS est plutôt parvenu à rendre les pratiques traditionnelles liées à la

coupe du bois et à l‟extraction des pierres de maçonnerie des pratique imposables et

taxables par l‟État.

L‟extraction du bois et du roc dans le PNS est de plus en plus surveillée, de plus en

plus réglementée, créant une rareté là où il ne s‟en trouvait point auparavant. En dépit de

l‟imposition de plus en plus lourde leur incombant, les Sherpas ont gardé pour coutume de

gérer rituellement l‟extraction de ces matières indispensables à la production de leurs

habitations. Les forêts et les carrières de pierre sont des lieux partagés par les humains et

les esprits. Avant d‟y prendre les ressources désirés, les Sherpas conduisent des cérémonies

de purification dites « pujas » afin de ne pas courroucer les autres copropriétaires du sol,

les esprits et les déités locales.

Or, rien sous les statuts du PNS, n‟oblige à l‟observance de ces rituels. Avec

l‟obtention d‟un permis et le paiement d‟une somme conséquente au volume de pierre ou

de bois extrait, l‟exploitation des ressources est excusée. Cette façon de faire transforme en

marchandises des ressources autrefois sans valeur monétaire (bien que possédant une

valeur d‟échange, entre l‟humain et le monde spirituel). Cette nouvelle façon de faire

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150

encadrée par le PNS, d‟autant plus, dérobe aux esprits leur droit sur le territoire car elle

statue que l‟État est l‟unique propriétaire des ressources du Khumbu (pour le moins, celles

situés en-dehors des limites des villages). Ces mêmes ressources sont pourtant demeurées

sacrées grâce à l‟implication, l‟engagement des Sherpa, en dépit du dédoublement de leurs

obligations partagées aujourd‟hui entre l‟acquittement du prix d‟un permis et le paiement

des frais engendrés par la tenue d‟un rituel.

Au-delà ou en-deçà des lois et du pouvoir, l‟existence des esprits et des déités de la

terre est négociée dans le monde matériel. La forme de ces êtres spirituels de même que les

relations rituelles établies avec eux viennent cependant qu‟à changer alors que les activités

économiques tournent des activités traditionnelles au tourisme. C‟est cette relation

transformée au croisement de la matérialité du paysage, des activités touristiques et des

agissements des esprits que je scrute dans les quatre courtes sections qui concluent ce

chapitre.

3.4.2 Les esprits de la terre (lha) et les esprits de l’eau (lhu)

Every single peak has a god and a name, every single river has a god, a lhu

[spirit]. Every rock, every forest, every river has one [lha]... In this area here,

you never, never get very bad disease coming up. There is never fighting,

quarrels or big political issues, or other enemies... This area can be peace,

peace, peace for the thousands of years. From the beginning and still, still, still,

these are our religious ways. Our Sherpa people respect our lhu, our lha, our

yul lha [spirits, ground spirits, country spirits], and many other gods, we do

respects and until we are dead, this will not change.

Phurba Sherpa de Khumjung

À plusieurs points de vue, les esprits du Khumbu font partie intégrante de la

production du paysage. Capables autant de bonté que de malice, ces esprits sont au cœur

des pratiques et des activités sherpanis, et parmi ces activités la plupart comporte une

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dimension socioenvironnementale explicite. Au niveau de l‟architecture par exemple, les

demeures traditionnelles sherpanis affichent de basses portes qui ont la propriété

d‟empêcher le passage des esprits malins. Il n‟est pas rare, d‟ailleurs, de voir le long des

sentiers achalandés des touristes inhabitués se buter la tête au cadre de celles-ci87. Pour

cette raison, cette particularité architecturale s‟estompe de plus en plus au profit de grandes

et invitantes portes toujours ouvertes pour le touriste. Au niveau de la planification rurale,

à l‟entrée des villages, sont dressés des arches dites « kanis » (Figure 7 – Kani à l‟arrivée

de Namche Bazaar). Ces arches dont le plafond est peint de mandalas (i.e., de cartes

spirituelles) agissent de façon similaire aux portes basses des maisons traditionnelles : les

esprits malfaisants se trouvent incapables de les franchir.

Figure 7 – Kani à l’arrivée de Namche Bazaar

87

L‟habitation produit des habitudes particulières qui sont incorporées. Brower (1991a) évoque la façon dont

on passe les portes basses et aussi la capacité de retrouver aisément les escaliers abrupts dans la noirceur du

rez-de-chaussée des domiciles traditionnels.

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152

La relation des Sherpas avec les esprits n‟en est pas une d‟évitement seulement.

Comme indiqué au Chapitre 2 ainsi que dans la section précédente de ce chapitre

concernant la gestion rituelle des ressources, les Sherpas négocient les termes de leur

«habitation» avec les entités spirituelles peuplant le Beyul Khumbu : ils les amadouent et

les sollicitent en temps de besoin. Lors de plusieurs circonstances dictées par le calendrier

religieux ou en rapport avec certaines entreprises, dont les voyages commerciaux, les

expéditions et l‟alpinisme, les semences et les récoltes, les esprits sont interpellés par les

résidents du Khumbu. Obtenue grâce à un échange d‟offrandes, la participation des esprits

aux affaires humaines garantit leur issue heureuse88. Des produits récoltés dans les forêts et

des épices sont brûlés en l‟honneur des êtres spirituels, dont le genévrier qui pousse en

altitude et qui dégage un arôme d‟encens lorsque soumis aux flammes. Au printemps, les

Sherpas récoltent aussi des fleurs dont ils ornent les autels des monastères, des gompas, et

des domiciles privés. Ainsi, les pratiques matérielles des Sherpas nous renseignent sur la

présence des esprits malfaisants et bienfaisants, ainsi que sur leur goût, leurs sens olfactif

et gustatif.

Des ouvrages plus substantiels encore sont élevés aux esprits et aux divinités,

lesquels jettent un pont entre le monde matériel et le monde spirituel. Les drapeaux de

prières, dont les mantras imprimés sont dispersés aux quatre coins du monde par les vents,

et les murs de mani, appelés ainsi parce qu‟ils sont couverts de pierres inscrites de prières,

dont le mantra « Om mani padme hum », le mantra de la compassion, procurent du mérite

à ceux qui commanditent leur installation. Cette notion de mérite m‟a régulièrement été

traduite par les vocables de « longue vie », « chance », « fortune » et « prospérité ».

Clairement, ces structures coproduisent le corps, sa prospérité et sa longévité, l‟esprit et ce

qui les entoure.

88

À l‟instar des dispositions amicales qui viennent marquer le comportement des animaux dans le Beyul, des

prédispositions favorables sont cultivées chez les esprits et les divinités par les Sherpas qui entrent en relation

d‟échange avec cers derniers lors de rituels d‟offrandes. Le milieu de vie des Sherpas en est un qui est

relationnel et caractérisé par des échanges constants ne divisant pas le matériel et le spirituel, ni la nature et la

culture.

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153

Sur les flancs des montagnes, des chortens89 sont érigés, parfois à des hauteurs

inaccessibles. Ces structures ponctuant le paysage servent de demeure temporaire aux

esprits des défunts. Lieux transitoires, les chortens facilitent le passage de l‟esprit d‟un

corps à un autre. Un esprit pouvant se réfugier confortablement dans un chorten avant

d‟être appelé à renaître est moins enclin à entretenir des regrets envers sa vie passée, ce qui

pourrait troubler le libre cours de sa réincarnation. Depuis les débuts des explorations sur

les montagnes du Khumbu, les ascensionnistes étrangers et les touristes ont contribué

(directement ou indirectement) à élever ces monuments religieux pour les victimes des

violences de la montagne et des dangers du travail en expédition. Dans le contexte

d‟aujourd‟hui, les Sherpas ne sont plus les seuls à élever ces structures au Khumbu. Il n‟est

pas rare que les familles de touristes disparus, peu importe leur pays ou leur religion

d‟origine, commanditent l‟érection d‟un chorten commémoratif. Ces preuves matérielles

de la pénétration de la spiritualité sherpani dans le monde sont un insigne honneur dont se

targuent la plupart des résidents du Khumbu.

Les ornementations du paysage, chortens, murs de mani et drapeaux de prières, tout

comme les gompas et les monastères colorés du Khumbu sont la cible des touristes-

photographes. Au-delà de l‟appel esthétique de ces structures, de leur consommation qui ne

transforme pas visiblement le religieux, j‟observe que les esprits transmutent au contact du

tourisme. Dans ce qui suit, je traite des cas propres à trois esprits qui sont ainsi retravaillés

au fil du temps par les activités productives et matérielles réalisées dans le Khumbu et qui

– dans un rapport dialectique – influent en retour sur ce paysage. Il s‟agit du Yéti, de

Chomo Miyo Lang Sangma (Everest) et de Khumbi-Yul-Lha (la divinité du pays des

Sherpas).

3.4.3 Le Yéti : incarnation divine ou abominable homme des neiges ?

Le Khumbu se trouve à la source de plusieurs témoignages, récits, photographies,

reliques et artefacts concernant « le » Yéti, ou plutôt, les Yétis. Le terme de « Yéti »,

89

En tibétain, chorten, et en népalais comme en sanskrit, stupa.

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154

d‟origine tibétaine, signifie « homme-ours » ou « homme sauvage »90

. Les premières

expéditions internationales venues au Khumbu et ayant pour objectif de gravir l‟Everest

ont toutes sans exception relevé la présence de traces de pas démesurées dans la neige des

glaciers, traces attribués à un hominide bipède, le dit Yéti (Shipton 1951, Chevalley, Dittert

et Lambert 1953, Hunt 1954, Hillary 1955). Ces découvertes ont poussé à la formation

d‟expéditions de recherche dans le Khumbu et à la grandeur de l‟Himalaya, certaines

focalisant uniquement sur le Yéti, d‟autres recueillant des données sur une gamme d‟autres

phénomènes, au nombre desquels l‟adaptation du corps humain à l‟altitude n‟est pas le

moins étudiée. L‟un de mes informateurs de Jiri, dans le Solu, m‟a entretenu au sujet de sa

participation à une expédition de recherche du Yéti vers la fin des années 1980. Ses

motivations à l‟époque découlaient du fait qu‟il prévoyait devenir instantanément populaire

si jamais il parvenait à rassembler la preuve de l‟existence du Yéti. Pour les Sherpas, eux

qui après tout travaillent majoritairement du tourisme et cherchent à attirer chez eux des

clients fortunés, devenir un personnage d‟intérêt et reconnu en-dehors du Khumbu est un

dessein répandu (Ortner 1999, Frohlick 2003). En ce sens, les histoires entourant le

mythique Yéti sont devenues le prétexte d‟une nouvelle recherche de renommée dans les

sphères touristiques himalayennes.

À l‟évidence, les expéditions de recherche scientifique dans le Khumbu ont

transformé le rapport de certains Sherpas envers le Yéti. Plusieurs Sherpas sont devenus

sceptiques par rapport à son existence et ce parce qu‟aucune expédition n‟a pu établir hors

de tout doute la preuve de celle-ci. Toutefois, en dépit de ce fait, d‟autres habitants du

Khumbu demeurent irrévocablement convaincus que le Yéti habite leur monde. La raison

de cette divergence dans les points de vue, d‟après mon analyse, repose sur le fait que ce

qui est recherché et ce à quoi les agents du Khumbu font référence en parlant du Yéti n‟est

pas égal pour les uns (par exemple, pour les scientifiques) et pour les autres (pour les

Sherpas). Si d‟un côté les scientifiques souhaitent découvrir ce qui paraît être le chaînon

manquant de l‟évolution (Messner 2001, Groves 2006), un grand nombre de Sherpas

trouvent pour leur part dans la personne du Yéti un témoignage du divin.

90

Les interprétations sémantiques et les propositions linguistiques par rapport au terme de « Yéti » sont

nombreuses et polémiques. Le récent exemple du débat entre les scientifiques japonais Nakuba et népalais

Pandey en est particulièrement représentatif de ce genre de controverse (BBC,

http://news.bbc.co.uk/2/hi/south_asia/3143020.stm, page consultée le 15 mars 2011)

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155

Le Yéti est un être polysémique. Il est tour à tour un animal, un dieu, une

marchandise touristique («On the streets of Kathamandu, the yeti is both a legend and a

highly salable commodity.», Messner 2001 : 35). Il est sans contradiction le protecteur des

montagnes (Nima Sherpa de Jumbesi), l‟auspice de mauvaise fortune, un croque-mitaine et

la hantise des ivrognes qui rentrent chez eux la nuit venue (Ang Dawa Sherpa de Khunde).

La nature du Yéti est tout aussi complexe que changeante.

Des reliques du Yéti ont été ou sont encore conservées dans les gompas de

Khumjung et de Pangboche. La gompa de Khumjung recèle un scalp de Yéti que le visiteur

peut observer en échange d‟un don dont le montant est laissé à sa discrétion. L‟histoire de

l‟acquisition de ce scalp par la gompa est révélatrice du changement de paradigme

entourant les rapports immédiats que les agents du Khumbu établissent avec le Yéti. Elle

témoigne d‟un changement dans la production du paysage découlant de l‟inscription de ce

dernier dans un espace de plus en plus défini par le tourisme (cf. Chapitre 4). L‟histoire

raconte qu‟il y a bien longtemps91

, les résidents de Khumjung fréquentaient le monastère

de Thame – et, en conséquence, avaient contribué depuis des générations à son entretien et

à celle de la communauté de ses moines. À la suite d‟une dispute survenue entre des

figures d‟influence de ces deux villages, il fut décidé que mieux valait que ceux de

Khumjung aient leur propre gompa. Les résidents de Khumjung s‟attendaient cependant à

être dédommagés sous une forme ou une autre pour leurs investissements passés

maintenant perdus. Ils espéraient qu‟une contribution à l‟édification de la nouvelle gompa

leur soit versée, sous la forme d‟un présent, d‟une collection de livres sacrés ou d‟une

statue de bouddha. Cette contribution aurait d‟ailleurs pu sceller l‟issue de la dispute entre

les communautés des deux villages. Un cadeau fut fait : il s‟agissait du scalp d‟un Yéti, un

cadeau qui n‟avait alors aucune valeur aux yeux des habitants de Khumjung. Mécontents et

se sentant lésés, ceux de Khumjung responsables de ramener à la nouvelle gompa ce scalp

l‟auraient botté sur les kilomètres de sentiers poussiéreux séparant Thame de Khumjung.

Or, maintenant que la tête de Yéti est incluse dans le circuit touristique

conventionnellement suivi par les visiteurs du Khumbu, depuis que ces derniers viennent

en grand nombre passer le porche de la gompa de Khumjung et semblent enchantés à l‟idée

91

Vers 1830 (Spoon 2008).

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de pouvoir contempler la relique d‟un Yéti en l‟échange d‟une donation, l‟attitude des

résidents de Khumjung par rapport au scalp légué par les habitants de Thame a changé

pour le tout ! Le scalp est jalousement gardé, bien que son authenticité ait été réfutée92

.

Au nombre des artefacts rattachés au Yéti ayant été recensés dans le Khumbu, il y

aurait aussi eu à Pangboche une main momifiée, elle aussi conservée dans la gompa du

village. Cette main fut dérobée du reliquaire de la gompa, vraisemblablement dans la

décennie 1990, après avoir été l‟objet d‟un documentaire diffusé aux États-Unis. Les

allégations sur le devenir de cet artefact divergent. Les circonstances de sa disparition sont

l‟objet de débats dans les cercles des cryptozoologues depuis.

Figure 8 - Fresque représentant des montagnes infestées de Yétis (tirée de Bjonness 1986)

92

Le scalp en question est fait de la peau d‟un thar himalayen, aussi dit saro de l‟Himalaya (Capricornis thar).

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157

Recherchant au-delà des preuves matérielles les mieux connues, en 1986, Bjonness

publie un article sur les perceptions des risques environnementaux par les Sherpas du

Khumbu dans lequel il est question des activités du Yéti qui ont un impact direct sur la

constitution du paysage. Cette auteure reproduit dans son article une impressionnante

fresque exhibant un paysage montagneux surabondant de Yétis déclenchant un

tremblement de terre, laquelle je reproduis ici (Figure 8 ci-dessus).

Bjonness soutient que les Yétis sont l‟incarnation de Khumbi-Yul-Lha : ils sont de

mauvais augures dont la présence ne peut être due qu‟à une rupture de l‟entente existant

entre les Sherpas, leur environnement et les divinités locales. Au nombre de leurs

manifestations sont aussi comptées les avalanches et les crues d‟eau dévastatrices. Les

actes des Yétis, au même titre que d‟autres afflictions engendrées par les esprits et les

démons peuplant et parcourant le Khumbu, doivent être confrontés avec des rites

particuliers et l‟accomplissement d‟actions pieuses et méritoires. Le son sacré des

instruments religieux, conches, flûtes, cymbales et tambours, est aussi efficace afin de

repousser les manifestations du courroux divin s‟exprimant sous la forme des Yétis.

En définitive, le Yéti est un être complexe qui est approché avec des pratiques, des

concepts et des outils différents qui souvent en disent plus sur l‟agent tentant de

s‟approprier et de dompter cet être que sur ce le Yéti lui-même. En tant qu‟esprit, ce

dernier produit le paysage du Khumbu (dans des manifestations parfois cataclysmiques,

mais aussi en étant le prétexte derrière les relations entre les scientifiques et les Sherpas,

entre les Sherpas et leurs prêtres et leurs chamanes). Formulé succinctement, le Yéti reflète

et incorpore les négociations survenant entre les agents impliqués dans la production de la

région. La nature changeante des relations et des idées que l‟on entretient par rapport à cet

être aux pouvoirs fantastiques, le fait qu‟on en parle de plus en plus comme d‟une espèce

en voie de disparition ou qu‟on en fasse une marchandise, par exemple, atteste d‟un

changement paradigmatique, de l‟inclusion du Khumbu dans un nouvel espace défini par

un tourisme totalitaire. Cette inclusion et ce travail s‟effectuant au niveau de l‟espace, tel

qu‟annoncé auparavant, sera le propos du Chapitre 4.

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158

La personnalité variable de la divinité Chomo Miyo Lang Sangma elle aussi,

parallèlement à celle du Yéti, indique que des changements découlant du tourisme viennent

changer la « nature » des choses dans le Khumbu.

3.4.4 Chomo Miyo Lang Sangma

La route jusqu‟au sommet du monde est tortueuse, que celui-ci soit désigné par le

toponyme d‟Everest, de Sagarmatha ou de Chomolangma93

, le lieu de résidence de la déité

Chomo Miyo Lang Sangma. L‟État népalais impose les permis d‟ascension dont il contrôle

l‟émission, le coût global des expéditions – souvent organisées par des équipes étrangères

internationales – est faramineux et le respect de la divinité de la montagne auquel les

Sherpas qui font office de guides sur la montagne accorde beaucoup d‟importance est

devenu un rite formalisé qui est aussi un sine qua non de toute expédition. Par ailleurs,

l‟ascension du Camp de base au sommet n‟est évidemment pas exempte de grandes

épreuves physiques, dont les plus importantes sont liées à l‟altitude, aux conditions

climatiques et météorologiques rigoureuses et à la courte durée des saisons de grimpe, en

face desquelles l‟aide divine ne peut être que la bienvenue.

Le jour de mon départ pour Jiri, localité à partir de laquelle j‟allais partir en

randonnée pour le Khumbu, j‟ai été interpelé sur mon chemin vers la station d‟autobus par

un jeune Sherpa aux allures citadines. Après s‟être présenté comme étant un guide de haute

montagne né au Khumbu, mais résidant à Katmandu, plutôt que de m‟offrir ses services, il

m‟a enjoint de respecter les tabous en vigueur en montagne : interdiction de fumer et

abstinence sexuelle sur les contreforts de l‟Everest. Plus tard, c‟est mon interprète de

Thamo et mes amis de Namche Bazaar qui allaient insister auprès de moi sur l‟importance

de réaliser des rites de purification – pujas – avant d‟entamer une nouvelle étape de mon

93

Le nom le plus ancien est le tibétain Chomolangma, signifiant « Déesse mère des vents » ou « Déesse de

l‟Univers. Le nom d‟Everest a été donné à la montagne par Andrew Waugh en 1865 en l‟honneur de son

prédécesseur au poste d‟arpenteur général des Indes britanniques. Le nom de Sagarmatha (« Front du ciel »)

est récent, datant de la même époque que la promulgation du PNS (1976) et indique la tendance

sanskritisante de l‟État népalais moderne.

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159

cheminement. L‟accomplissement de ce type de rite précède également la conduite de toute

expédition sur l‟Everest.

Un informateur, guide étranger, me relatait une histoire étonnamment semblable :

The Sherpas revere the mountains. Not saying their lives depend on it

[economically speaking], that‟s of secondary importance. Primarily, they are

gods to the Sherpas and when we are climbing on the mountain [Everest],

they are incredibly spiritual, reverent to the mountains, to the Gods... In fact,

on the mountain, even young, fairly cosmopolitan Sherpas are very, very

different. For example, one shouldn‟t have any sexual interaction with

someone else on the mountain, because it is disrespectful to the mountain

gods. We burn juniper wood whenever we are on the mountain, we have a

puja where we are requesting the permission from the god. No one sleep on

the mountain before the puja. It is unimportant you believe or not believe. We

as Western climbers follow the direction of the Sherpa people with whom we

climb, we are dependent upon them to climb these mountains it couldn‟t be

done without them.

J. Livingstone, guide britannique sur Everest, 30 ans

Pour les clients et leurs guides, une infraction aux règles de conduites préconisées

vis-à-vis les déités en montagne risque d‟entraîner des conséquences désastreuses pour

eux, allant de mésententes déchirant le groupe, en passant par les mauvaises conditions

météorologiques forçant l‟abandon de l‟objectif, jusqu‟aux avalanches pouvant causer la

mort.

Au cœur des affaires humaines et dans le petit monde de l‟himalayisme, Chomo

Miyo Lang Sangma est devenue en soi un lieu de négociation – et un agent avec lequel

négocier – entre les étrangers et leurs guides sherpas (Ortner 1999 : 130-3). Sa valeur

sacrée et sa force divine sont au fondement des critiques adressées à la marchandisation de

la montagne (Elmes et Barry 2008). J. Livingstone, l‟auteur des phrases citées plus haut,

perçoit avec appréhension les changements contemporains dans le monde de la montagne.

Il ne peut comprendre que certaines équipes sur Everest focalisent uniquement sur le

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confort de leurs membres et ce en dépit du fait que ces soins optimisent les chances de

réussites, les chances d‟atteindre le sommet. Pour lui, l‟Everest est une arène qu‟il négocie

année après année avec ses amis Sherpas : le reste est superflu.

Figure 9 - Chomo Miyo Lang Sangma

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161

Alors que certains sont convaincus que l‟importance de l‟Everest est uniquement

due à la hauteur à laquelle il culmine, et que le but est de fouler du pied le sommet94

, pour

d‟autres, sa signification est religieuse ou du moins relationnelle. Pour les Sherpas, Chomo

Miyo Lang Sangma, l‟une des cinq sœurs de la longévité, et celle qui prodigue richesses et

prospérités au Khumbu : pour cela, elle se doit d‟être respectée. Cette déférence envers la

montagne passe par la puja, laquelle ramène les guides et les grimpeurs, qu‟ils soient

Sherpas ou étrangers, sur un pied d‟égalité (Ortner 1999). De façon concurrente, et de plus

en plus, l‟Everest est accaparé afin de servir de scène aux manifestations médiatiques de

toute sorte (dont celles à propos de la question du réchauffement planétaire énoncées au

début de ce chapitre). La valorisation de la culture Sherpa, métonymiquement dite la

culture de l‟Everest, se transige de la sorte, par les médias, par les caméras, du Khumbu

vers l‟international.

À cet égard, l‟un de mes informateurs me confiait le projet qui l‟animait lui-même

ainsi qu‟une poignée de ses comparses. Leur souhait commun était de pouvoir performer

au sommet du toit du monde une danse traditionnelle Sherpa. Que des Sherpas aujourd‟hui

aient l‟idée de performer leurs danses sur l‟Everest (ou Chomolangma ?) n‟est pas sans lien

avec la construction étatique népalaise des « ethnies », « tribus » et « castes » dont

l‟identification se résume la plupart du temps à des manifestation colorées, des danses, des

chants et d‟autres pratiques culturelles festives de cet ordre. L‟« habiter » qui est propre au

Khumbu, chez cette minorité qui y habite comme chez beaucoup d‟autres minorités au

Népal, se transforme en une culture qui miroite le tourisme, une culture qui suscite le désir,

la dépense et le gaspillage – et qui pourtant est aussi synonyme de fierté. En bref, ces

aspirations à des danses sur le toit du monde de la part des Sherpas eux-mêmes expriment

d‟une part leur réussite à acquérir une voix, à se représenter comme des agents à part

entière, et d‟autre part ces mêmes aspirations soulèvent la question à laquelle je répondrai

dans le chapitre suivant, à savoir : Quels sont les espaces qui aujourd‟hui sont réservés aux

Sherpas ?

94

Il n‟y a qu‟à penser à la très célèbre phrase du controversé George Mallory qui, à la question « Pourquoi

grimper l‟Everest ? », avait répondu laconiquement : « Because it is there. »

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162

3.4.5 Khumbi-Yul-Lha

Khumbi-Yul-Lha is very powerful and of main importance for the Khumbu.

Because the people of the Khumbu pray to Khumbi-Yul-Lha, food is always

abundant, coming from Jiri, coming from Tibet. Khumbi-Yul-Lha brings food

and wealth to the people of the Khumbu.

Ang Mingma Sherpa, un paysan de 65 ans habitant le village de Thamo.

Atteignant l‟altitude modeste de 5 761 mètres dans un paysage dominé de pics

beaucoup plus altiers, le cône couleur cendre de Khumbila surplombe les plus importants

villages du Khumbu : Khunde et Khumjung, eux-mêmes situés en amont de Namche

Bazaar. La divinité Khumbi-Yhul-Lha résidant sur la montagne est le patron du Khumbu et

elle occupe une place prépondérante dans le panthéon des Sherpas, notamment parce que

mandatée de veiller sur la région par nul autre que Guru Rimpoche, le fondateur du

bouddhisme tibétain, selon les circonstances décrites dans le Chapitre 2. La réputation de

Khumbi-Yhul-Lha est si forte que plusieurs Sherpas aujourd‟hui spéculent aujourd‟hui à

l‟effet qu‟elle serait l‟unique divinité-montagne du Khumbu. Malgré tout, son histoire n‟est

pas connue de tous les Sherpas et plusieurs pratiquent les rites qui lui sont dédiés sans

même savoir l‟histoire ayant mené à la conversion de cette divinité-montagne au

bouddhisme. Cependant, si un grand nombre de mes informateurs, tout comme ceux de

Spoon (2008), corroborent que dans tout le Khumbu, Khumbi-Yhul-Lha est demeurée

l‟une des plus populaires déités du panthéon local, et est mieux appréciée et connue que la

notion même de Beyul, elle est loin d‟être la seule divinité-montagne de la région.

L‟un de mes informateurs me renseignait au sujet d‟autres divinités mineures

responsables de localités telles que Phortse (divinité résidente de la montagne Taboche) et

Dingboche (dont le patron réside sur Cholatse (Chobo Lha)), auxquelles un culte local est

rendu. Dans les années 1950, Fürer-Haimendorf répertoriait plusieurs divinités-montagnes

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associées aux clans Sherpas (Fürer-Haimendorf 1964)95

. Dans les gompas, l‟existence des

divinités-montagnes est illustrée de façon très vivace. À Pangboche, les masques

représentant Taboche et Cholatse sont exposés sur les murs de la salle de prière. Ces

divinités sont responsables autant des bienfaits que des méfaits affectant le Khumbu. Selon

les explications fournies par l‟un de mes informateurs, ces divinités « amplifient » les

résultats des actions des résidents, qu‟ils soient bien ou mal intentionnés.

Figure 10 - Khumbi Yul Lha

95

J‟utilise ici le terme de divinité-montagne pour désigner des entités divines qui sont parfois dites « être la

montagne » et parfois « résider sur la montagne ». La distinction entre ces deux états du divin (matériel,

spirituel) est réservée aux débats des érudits en religion. Elle ne semble pas être problématique chez les

laïques de la société Sherpa.

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Trois fois l‟an, les Sherpas du Khumbu paient leurs hommages à Khumbi-Yhul-

Lha. La plus importante célébration a lieu sur un promontoire au-dessus de Khumjung et

rassemble nombre de résidents du village, voire aussi ceux des localités avoisinantes. Tous

sont aussi libres de rendre hommage à Khumbi-Yul-Lah dans leur demeure, que ce soit au

moment des festivités officielles ou en tout autre temps de besoin. Le culte est relaxé : libre

à chacun de le célébrer à sa convenance, selon son interprétation de ce qui profite aux

relations entre l‟humain, le divin et leur environnement. Le lama de Lawudo m‟en disait :

« During specific ceremonies we offer incense and water to her. I have never seen her

drink the water, but this is what we do! » Un paysan me partageait aussi : « Khumbila is a

holy mountains, and all people going to Kathmandu from the Khumbu still pray to it as

they pray to the gods. Those who pray to Khumbila get rich, the other don‟t. Khumbila

brings wealth. » Le culte rendu à Khumbi-Yul-Lha comme aux autres esprits inclut des

offrandes d‟encens, le renouvellement des drapeaux de prière et une danse à l‟occasion du

festival de Dumji (tenu au printemps ou au début de l‟été), décrit comme l‟événement festif

le plus joyeux de l‟année, étant l‟occasion pour une communauté ad hoc de participants

(provenant parfois d‟un seul village, parfois de plusieurs villages) de se réunir et

d‟échanger.

Deux touristes au nombre de mes informateurs avouaient ressentir la présence des

divinités-montagnes autour d‟eux. L‟une des deux, à l‟image des Sherpas, associait la

neige à la pure énergie divine. Ce genre de perceptions, comme le remarquent Spoon et

Sherpa (2009), tout comme les savoirs environnementaux et les relations

socioenvironnementales qui s‟effritent (d‟après la thèse de Spoon 2008), ne sont pas

institutionnalisés par le PNS, à l‟opposé d‟autres modes relationnels plus directement

capitalistes, tel la propriété privée du sol et la gestion de sa rente. Les perceptions et les

savoirs religieux dans le Khumbu découlent plutôt de l‟engagement dans un monde qui est

devenu, sur la longue durée, un lieu habitable, que sur sa « protection » par un Parc. Le

PNS suit une autre logique que celle, toute relationnelle, supportée par la religion : il est

informé par des rapports scientifiques produits dans l‟urgence d‟une menace

environnementale mondiale (Brower 1991a : 73-80), des rapports qui ne préconisent pas

l‟établissement d‟une relation sur le long terme entre l‟humain et son environnement (plus

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dans le Chapitre 4), mais encouragent une gestion rationnelle et lucrative de la nature et de

ses valeurs et ressources.

Parce qu‟elle est la plus sacrée du Khumbu, Khumbila, résidence de la déité

Khumbi-Yul-Lha, est la seule montagne encore formellement interdite de grimpe dans la

région de l‟Everest. Le premier étranger à avoir atteint le sommet de l‟Everest, Edmund

Hillary (l‟homonyme du Sherpa Tenzig Norgay), défiant les avertissements des Sherpas

venus s‟interposer, aurait d‟ailleurs tenté l‟ascension de Khumbila lors de l‟un de ses

voyages dans le Khumbu. Sans jamais atteindre le sommet de cette montagne modeste en

comparaison avec les géants géographiques avoisinants, Hillary s‟y est cassé un bras en

chutant.

Il y a quelques années, le Ministère du tourisme et de l‟aviation civile a émis un

permis à un parapentiste qui s‟est élancé des hauteurs (mais non pas du sommet) de

Khumbila au-dessus du village de Khumjung. Les résidents et leurs représentants sur les

comités de développement et les comités d‟usages de la ZT ont très mal accepté cet affront

au divin repos de la montagne, résidence de leur patron Khumbi-Yul-Lha. Je remarque

qu‟actuellement, plus de montagnes que jamais auparavant sont ouvertes aux himalayistes

et que la tendance est à la hausse (NMA 2010, Novembre). Tant que la gestion du

Khumbu, aux rennes de laquelle sont le PNS et les organes de Katmandou, continuera

d‟ignorer que le paysage propre à la région, dont Khumbila, le plus saint et le plus protégé

de ses lieux, mais aussi comme je l‟ai indiqué dans ce chapitre, tout des villages aux

monastères, des rivières aux arbres, des montagnes aux esprits et aux corps des habitants

les plus concernés. Dans un espace de plus en plus touristique, le sacré est peut-être la

dernière frontière à la marchandisation de la montagne. Là encore, le cas de Chomo Miyo

Lang Sangma (Everest) est indicateur que le sacré peut être repris et inclus dans un circuit

touristique qui, lui-même, peut être sans cesse remanié, reconfiguré, renégocié par les

Sherpas. Il n‟y a donc pas exclusion des modes de production au Khumbu, mais

articulation entre eux. Toutefois, l‟État peut aussi faire fi de ces modes et de ces

articulations et imposer les règles du jeu – et permettre par exemple à un parapentiste de se

propulser du lieu le plus sacré du Khumbu. Par ailleurs, les nouvelles pratiques touristiques

dépassant le cadre « paysager » du Khumbu, certains de leurs aspects demandent à être

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examinés à l‟aide d‟outils conceptuels complémentaires à ceux fournis par l‟idée même de

paysage. Dans le chapitre qui suit, je mobilise la théorie relative à la production de l‟espace

telle qu‟elle est entendue par le sociologue et géographe Henri Lefebvre (2000) afin de

comprendre comment le Khumbu se redéfinit toujours par rapport à l‟expansion (et la

pratique) du tourisme, des marchés et de l‟État.

Synthèse du Chapitre 3

La description du paysage permet de détailler analytiquement comment le Khumbu,

au fil des interactions liant ses agents avec ce qui les environne, a pris la forme d‟un milieu

de vie où l‟habiter permet de répondre à des besoins perçus sur une base quotidienne. La

compréhension du paysage explique l‟adéquation entre des corps en activité et le support

matériel de cette activité, elle explique le rapport entre les corps et les glaciers, les villages,

les forêts, les monastères, les sentiers, les hôtels, les animaux, les esprits et les divinités,

tous des aspects du paysage que j‟ai retenu ici au nombre des plus représentatifs des

relations socioenvironnementales particulières au Khumbu, relations lui procurant le statut

de lieu d‟appartenance (Casey 1996) et marquant le paysage durablement. La question du

paysage indique que les rapports entre un agent et son environnement reflètent un

processus constant de transformation du monde dû à l‟association de plusieurs éléments

actifs ne pouvant être considérés comme étant ni purement naturels, ni seulement culturels.

Dans ce qui précède, j‟ai expliqué comment certains éléments du paysages, dont les corps

insérés dans leur milieu de vie, sont mis en relation les uns avec les autres et se

transforment mutuellement (Ingold 2000). Nature et culture sont, dans le contexte du

paysage et du milieu vécu, des productions perméables et changeantes. À la suite de cette

idée, j‟ai exposé comment le milieu de vie qu‟est le Khumbu supporte certaines activités et

arrime aux pratiques traditionnelles des Sherpas les activités de randonnée des touristes

étrangers dans des lieux concrets de même qu‟il permet à plusieurs agents, animaux,

divinités et institutions de se définir et de se développer.

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Dans le chapitre qui suit, je poursuis ma réflexion sur la question de l‟évolution des

relations socioenvironnementales dans le temps en me penchant sur les modalités de la

production actuelle de l‟espace qui a pour effet de réinsérer les lieux du Khumbu dans un

espace-monde marqué par l‟accroissement des échanges capitalistes et le développement

d‟industries touchant à la « nature », aux vacances et au tourisme. Les observations qui ont

été faites dans le présent chapitre constituent par rapport à ce qui suit un point de référence

sur lequel je m‟appuie afin de comprendre la substance et la prégnance des transformations

socioenvironnementales au Khumbu dans la foulée de son actuelle respatialisation opérée

par l‟industrie touristique dans le monde du capital et des marchandises.

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Chapitre 4.

La respatialisation du Beyul Khumbu :

les luttes pour les espaces touristiques et leurs alternatives

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171

Chapitre 4.

La respatialisation du Beyul Khumbu :

les luttes pour les espaces touristiques et leurs alternatives

National Park is not threatening to the people in tourism. […] We are proud of

our national parks. It really takes care of people. Many people organizations

are there. One of the projects with the people is explaining them: if the forests

survive, you too can survive. And tourists will keep on coming, but only if

forests are dense. We have empowered people, we have trained the people, we

have made them believe that the forest is their asset, not their liability, and they

need to manage it. Government is not going to manage! Look how, being a

small country and being a developing country, we are progressing into making

bounds within our policies, within our acts, and giving the rights to the people.

The people have the right to ask that the revenue generated from the

mountaineering and the trekking to be spent in that same area. Tourism is one

of the binding factors in Nepal also, and our main industry, because being a

landlocked country, it is the only industry that can generate money, if managed

properly. And for the management, we have to raise the awareness among the

people, we have to protect the industry, we have to conserve it.

Entrevue avec l‟administrateur de la section de recherche, de planification et

d‟assistance du Bureau du tourisme du Népal (BTN), 30 ans

Introduction au Chapitre 4

Dans le présent chapitre, j‟établis que des luttes sociales et des transformations

socioenvironnementales sont latentes dans l‟espace du Khumbu. À l‟analyse, il s‟avère que

les luttes et les transformations socioenvironnementales survenant aujourd‟hui au Khumbu

sont en relation directe avec la production et l‟intégration de cette région dans un espace

touristique capitaliste tout aussi « international » et « global » que les marchés qui motivent

et qui supportent sa production. En examinant grâce au concept de production de l‟espace

les prolongements de l‟activité quotidienne au-delà de la relation entre le corps et son

milieu de vie au Khumbu, en interprétant les données que j‟ai colligées concernant les

rapports sociaux se rapportant au travail et aux vacances et aux échanges de marchandises,

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172

en me penchant sur les représentations et les savoirs qui font du paysage du Khumbu un

alibi pour l‟expansion du capital, j‟insiste sur le fait que le devenir de la région au pied de

l‟Everest est venu s‟imbriquer dans une arène où priment l‟augmentation des échanges

capitalistes et l‟intensification du tourisme. Ce faisant, je souscris aux réflexions inspirées

des travaux de Lefebvre (2000) sur l‟espace et témoigne du fait que les transformations

affectant le Khumbu, ses résidents et ses visiteurs, les incluent tous dans un espace qui

structure « l‟habiter », le contraint, l‟infléchit et le domine, mais aussi dans un espace qui,

dialectiquement, est réapproprié, transformé et redéfini en retour par ces dits habitant.

Mon exposé des principes de production de l‟espace touristique se déploie en trois

volets. Dans un premier temps, je traite des représentations du Khumbu contenues dans les

guides de voyage imprimés et sur les cartes détaillant la région. Dans un deuxième temps,

je dresse des parallèles entre ces représentations et la posture adoptée dans le programme

de gestion du PNS mis-à-jour en 2005. Il est d‟intérêt d‟observer dans cet ordre ces

représentations, ces programmes et ces plans, parce qu‟en plus d‟encourager la production

de la « nature » du Khumbu (e.g., protéger la forêt, faire la promotion des événements et

des produits culturels dits typiquement sherpas), ils « naturalisent », c‟est-à-dire qu‟ils

masquent l‟origine de et banalisent comme allant de soi la circulation du capital dans le

Khumbu, comme ils « naturalisent » et rationnalisent l‟intensification du travail des agents

du tourisme sur l‟espace touristique. Dans un troisième et dernier temps, j‟explore la

création et la production des filières et de réseaux dans lesquels s‟investissent aujourd‟hui

les agents du Khumbu, qu‟il s‟agisse de marchés de marchandises, de groupes de

conservation environnementale, de pèlerinages bouddhiques, d‟éducation moderne ou

d‟émigration. En considérant ces réseaux à la lumière de la production de l‟espace,

j‟entame une réflexion utopique – littéralement, une réflexion sur des lieux inexistants –,

philosophiquement utile afin de discuter de l‟établissement de lieux nouveaux dans le

Khumbu, de nouveaux espaces d‟expression politique où l‟on peut se représenter en tant

qu‟individu ou en tant que collectivité. En concluant, je propose qu‟à la fois « dans » et

« pour » l‟espace, des lieux de représentation peuvent devenir caduques alors que d‟autres

demeurent à penser, à fonder.

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173

4.1 Du paysage himalayen du Khumbu à l’espace des loisirs et de la fête

Pour Lefebvre (2000 : 71), la production des espaces de loisir et de tourisme prend

forme autour d‟usages sociaux qui sont contrastés d‟avec ceux ayant trait au travail, grâce

dans un premier temps à une double représentation de l‟espace (ici de loisirs, là de travail).

Ce double régime de production de l‟espace, organisant rationnellement une fonction de

l‟espace par rapport à une autre, a pour finalité de banaliser et de naturaliser les usages et

les « prédispositions » pour l‟espace des agents qui viennent y travailler ou s‟y détendre.

Dans un deuxième temps, ce double régime promeut l‟émergence d‟espaces de

représentations de la fête, du gaspillage et de la dépense. Dans le Khumbu, ces espaces

sont des hôtels et des bars, des restaurants, des espaces de marchés et des boutiques ainsi

qu‟une piste d‟atterrissage, tous des lieux s‟insérant à l‟intérieur des contraintes et

reproduisant les contraintes spatiotemporelles des « deux semaines » de vacances qui sont

accordées aux travailleurs du Nord global.

Tel que j‟en ai discuté au cours des chapitres précédents, au fil des siècles, les

relations sociales et les échanges matériels entre le Khumbu et les États du Tibet et du

Népal ont modelé le paysage local et sont venus s‟inscrire dans la terre et dans les corps.

Ces relations et ces échanges ont aussi mené à la spatialisation et la re-spatialisation du

Khumbu au cœur de réseaux et de filières selon une logique et une rationalité asservie au

pouvoir des États sur leur territoire et leurs sujets et servant à la reproduction de ce dit

pouvoir (Lefebvre 2000 : 93). Dans le contexte d‟aujourd‟hui, j‟avance que le Khumbu, en

plus d‟être un ensemble de lieux coproduisant in situ des corps et leur environnement, est

aussi un espace négocié ex situ entre l‟État, les initiatives de conservation, les initiatives de

développement et les entreprises touristiques. Leurs efforts conjugués servent au tourisme

et produisent un espace touristique capitaliste latent de transformations sociales et de luttes

politiques plus larges que celles acceptant et reproduisant les limites paysagères du

Khumbu, toutes ayant une incidence directe sur le vécu des agents qui habitent en son sein.

L‟intégration, l‟articulation spatiale d‟une région comme le Khumbu découle de

l‟opposition entre d‟une part la centralité productive des villes dans le Nord global et

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d‟autre part la centralité sacrificielle de lieux du Sud global96

. Les dépenses qui

surviennent dans les lieux du Sud sont aménagées, programmées dans le Nord et les

valeurs qu‟elles engendrent sont pour la plupart rapatriées dans le Nord97

. Ces lieux du Sud

sont de surcroît destinés à une consommation dite improductive de leurs attraits visuels et

de leur « nature », c‟est-à-dire de « ses noms anciens, ses qualités éternelles et

prétendument naturelles » (Lefebvre 2000 : 408), avec ici le sous-entendu que cette

consommation vise ce qui échappe ou jadis échappait au mode de production capitaliste,

une consommation contradictoire de produits qui jadis n‟étaient destinés à aucun marché.

La consommation des « produits naturels » d‟un lieu, certes, est le fait d‟agents

situés dans le monde. À la production de l‟espace, Lefebvre connote effectivement un

moment phénoménologique. L‟agent, par la pratique sociale, investit affectivement le lieu

qui l‟entoure, le marque et en est marqué, y trouve un « sens », non pas au sens du « sens »

de la sémiotique, mais plutôt un « sens pratique », un usage (Ibid. 166). À ce niveau,

l‟espace n‟existe que par le corps, par la pratique d‟activités quotidiennes (Ibid. 222 et je

note que cette idée fait écho aux théories d‟Ingold sur l‟habitation et de Casey sur le lieu).

« Quand Ego arrive dans un pays, dans une ville inconnus, il les éprouve d‟abord avec

tout son corps : l‟odorat et le goût, les jambes et les pieds… C‟est à partir du corps que se

perçoit et que se vit l‟espace et qu‟il se produit. Au-delà, le Pouvoir » (Ibid.). En d‟autres

termes, la pratique est l‟étape liminaire de la production de l‟espace : elle marque le

paysage et règle dialectiquement la coproduction des corps et de leur environnement.

L‟espace ne pourrait être expliqué sans considérer la coproduction des corps et de leur

environnement dont le paysage rend la concrétude à la manière d‟un artefact. La

problématique spatiale a ceci d‟intéressant qu‟elle étend et poursuit celle du paysage,

puisqu‟elle considère et piste les relations de pouvoir dans la production des corps et de

l‟environnement « au-delà » du milieu de vie et des agents engagés dans leurs activités

quotidiennes. Elle retrace comment des représentations contingentes et historiques

s‟exportent et se reproduisent aujourd‟hui à la grandeur du globe des espaces de plus en

96

Dans le Sud global, mais aussi, comme l‟entend Lefebvre, dans le “sud” d‟un État comme la France, c‟est-

à-dire là où l‟espace fait étalage de “prédispositions” pour les vacances et la consommation improductive,

c‟est-à-dire des plages, de vastes forêts, des lacs (Lefebvre 2000 : 408). 97

Le concept de « fuite » du capital est prévalent au Khumbu (Zurick 1992) et dans le tourisme en général

(Russel et Wallace 2004).

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plus fonctionnalisés, de plus en plus spécialisés, de plus en plus difficilement appropriables

en tant que milieu de vie par des agents intéressés à cofonder leur corps et leur

environnement en toute autonomie. Si le paysage est l‟artefact de l‟habitation, l‟espace est

le support des négociations sociopolitiques qui régissent l‟habitation.

En ce sens, l‟objectif que j‟entreprends dans le présent chapitre est d‟éclairer

comment le devenir du Khumbu est soumis à tout un lot de représentations provenant de

l‟industrie touristique, des initiatives de conservation et de développement et de l‟État

népalais. Je cherche du même coup à montrer comment sont appropriés et manipulés les

espaces de représentation touristique (de la fête, du gaspillage et de la dépense) par ceux

les mieux positionnés dans le processus de production capitaliste afin de reproduire

l‟espace émanant de ce mode de production et, dans la foulée, à détailler comment les

espaces de représentation alternatifs fondés au Khumbu demeurent en dépit de tout

dépendants de l‟espace du tourisme capitaliste.

4.2 La production de l’agent touristique

Qu‟est-ce que le pouvoir d‟agir d‟un touriste sur le lieu visité ? S‟il existe un espace

touristique, comment s‟exprime-t-il, au-delà du rapport entre les corps et l‟environnement

visité ? Pour Urry, le tourisme permet de mettre en lumière la société de provenance du

touriste (2002 : 1-2). Les actions que les touristes commettent sont celles découlant

directement de leur habitus moderne (MacCannell 1999 cité dans Urry 2002 : 9). Le

touriste en puissance, dans le confort du foyer, pratique son regard, rêve éveillé, regarde la

télévision, consulte des livres (Urry 2002). Lorsqu‟il arrive dans l‟espace des loisirs et des

vacances, le visiteur est déjà un agent constitué, qui plus est un agent équipé

spécifiquement pour le tourisme, avec ses vêtements spécialisés, ses bottes de randonnée,

ses bâtons de marche, ses guides imprimés et ses cartes topographiques, des outils qui

informent ses perceptions et modulent son expérience. Le voyage est un mode de

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consommation de l‟espace, mais il est aussi l‟indicateur du statut social du touriste98

,

particulièrement dans le cas de celui qui se propose de visiter la région himalayenne au

pied de l‟Everest, montagne symbolisant ce que l‟homme moderne a conquis de plus

grand, montagne qu‟il a su par ailleurs dominer puis commercialiser (Barry et Elmes

1999 : 179, Boukreev 1998, Krakauer 1998).

Au niveau de l‟individu et du corps, l‟activité touristique est toujours en quelque

sorte en relation contrastée avec le travail, impliquant un déplacement loin de ses lieux

d‟accomplissement (Hall 2005 et d‟après l‟expression « beyond the workplace (narrowly

defined) », dans Smith 2007). Pour les touristes, ce déplacement n‟est que temporaire

toutefois, et ceux-ci entretiennent l‟intention de retourner à la maison et au travail dans des

délais assez brefs, ce qui limite d‟autant plus leur engagement dans le milieu visité (Urry

2002 : 3)99

. Le mouvement est pendulaire entre le travail et les vacances : il appartient à

l‟habitus d‟un corps produit par le travail.

D‟après la théorie de Simmel (Vivanco et Gordon 2006), mais aussi selon les

théories du rite de passage de Van Gennep et Turner (citées dans Spoon 2008), le tourisme

est une performance de rupture par rapport à la vie quotidienne et le travail. Les

commentaires de nombre de touristes avec lesquels j‟ai pu m‟entretenir sur le terrain sont

toutefois inconciliables avec ces idées de « rupture ». Dit autrement, le tourisme n‟est pas

système autonome (Michaud 2001 : 18 ; 20). Par rapport au capitalisme et à l‟espace qu‟il

produit et qui le reproduit, les lieux des vacances s‟inscrivent dans un rapport de continuité

plutôt que de rupture, à la fin de la chaîne productive et au début de la consommation

improductive, sur un axe Nord-Sud de relations sociales et d‟échanges de capitaux,

d‟expansion et d‟extension des marchés, en plus d‟être le prétexte de la découverte et de

l‟harnachement de nouveaux produits touristiques.

98

Le touriste, dans son expérience de l‟extraordinaire, nous informe sur l‟être constitué qu‟il est : souvent un

homme blanc, éduqué, de classe moyenne-aisée et très mobile (Frohlick 2005). 99

À ce sujet, je peux citer l‟ensemble des touristes s‟étant prêtés à des entrevues semi-formelles et

informelles : lorsque sondés sur la question, aucun d‟entre eux ne se serait établi au Khumbu pour y vivre.

Dans mes réponses recueillies ne se trouvait aucune trace d‟hésitation. La frontière entre les vacances et le

quotidien demeure toutefois impondérable et inqualifiable par l‟interviewé.

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177

4.2.1 Le problème des représentations touristiques

Afin de comprendre analytiquement comment le Khumbu est spatialisé, je dois me

pencher sur la façon dont l‟« ordre » apparent du paysage est réapproprié par un autre

« ordre », par d‟autres représentations qui n‟émanent pas de la dialectique in situ entre les

corps et leur environnement. Par exemple, comme que j‟ai pu l‟observer, l‟espace des

touristes, perçu par les touristes, est tissé de sensations obtenues au fil des randonnées

quotidiennes tout comme il est dû à l‟assimilation des représentations glanées dans des

guides de voyage imprimés, dans des romans d‟aventure dont l‟action se déroule dans les

tréfonds de l‟Himalaya, sur des carte topographiques dont ils déchiffrent les courbes de

niveau franchies plus tôt dans la journée et celles qui s‟annoncent pour le lendemain, au

cours des soirées passées autour du foyer, dans les salles communes des hôtels, à siroter un

thermos de thé ou une bouteille d‟eau de marque Everest. Les guides et les porteurs

sherpas et népalais de ces touristes ont aussi leurs espaces liminaires où ils se regroupent,

consomment du whisky ou du rakshi, un alcool que l‟on distille dans toutes les maisonnées

du Népal, et jouent aux dés ou aux cartes tout en discutant des clients avec qui ils

aimeraient garder contact, potentiellement des commanditaires fortunés et généreux, et des

clientes avec lesquelles ils désireraient s‟acoquiner. Les pratiques animant ces espaces

liminaires que sont les salles communes et les parties de cartes, à l‟évidence, ne

synthétisent pas la production de l‟espace dans toutes ses ramifications : néanmoins, elles y

participent en en diffusant des représentations de l‟espace qui sous-tendent la production et

l‟appropriation d‟espaces pour y habiter mais aussi pour s‟y représenter. Les

représentations de l‟espace sont, de par leur support matériel, des outils. L‟outil infléchit la

pratique, et conséquemment module la perception que l‟agent acquiert du monde, et

transforme l‟agent jusque dans son corps (parfois de façon coercitive, parfois jusqu‟à le

tuer, selon la théorie critique de Karl Marx, citée à la fois chez Ingold 2000 : 307-8 et

Lefebvre 2000 : 465). En ayant recours à ces cartes ainsi qu‟à ces guides imprimés, le

touriste infléchit son mode d‟engagement dans le monde, transfigure la nature de ses

relations avec les autres agents du Khumbu, s‟aligne sur la production de l‟espace

touristique qui est aussi négociée par ces dits autres agents, que ces derniers travaillent du

tourisme ou non.

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178

4.2.2 Les guides voyages

Les guides de voyage imprimés recommandent aux touristes de minimiser les effets

de leur présence sur les lieux qu‟ils visitent. Par exemple, « the Lonely Planet Guide

positions practices as commonsense: „taking only photographs and leaving only footprints

should go without saying‟ » (Bindloss and Taylor 2004: 48 cités dans Waitt et Cook 2007).

Waitt et Cook (2007) ont observé chez des groupes de touristes en Thaïlande une

inaptitude à entrer en interaction directe avec ce qui les environnait, une incapacité de

résider et de prendre place dans l‟environnement visité. Pour le touriste, il paraît

impensable de toucher la « nature » que l‟on doit protéger et avec laquelle le rapport

physique, le rapport corporel et le toucher plus particulièrement, est interdit. « According

to Vivanco (2003: 9), there is an environmental discourse that some tourists follow,

confirming globalizing narratives of natural redemption “while reducing and

marginalizing local socio-historical and cultural-ecological complexities” » (Spoon 2008 :

85). Le touriste, dont les pratiques en apparence sans conséquence sont cautionnées par les

suggestions des guides imprimés, naturalise cependant son engagement dans un processus

capitaliste de production de l‟espace du Khumbu.

Par exemple, il paraît bien « naturel » au touriste d‟avoir à défrayer un droit d‟accès

pour entrer au PNS ou pour visiter des musées qui répliquent la maison traditionnelle

sherpani. De même, le touriste prodigue des donations aux monastères dans lesquels il

pénètre et il contribue monétairement à l‟entretien des sentiers quand des ouvriers

installent à l‟entrée de leur chantier une boîte pour collecter les dons. Ces lieux, du

Khumbu devenu parc national aux sentiers, pourtant, n‟ont pas toujours été des

marchandises. Encore tout récemment, ils échappaient tous autant qu‟ils sont à l‟espace du

capital. Le touriste est constamment engagé dans la production capitaliste des lieux et de

l‟espace prétendument « naturels » au Khumbu. Le Khumbu qui est présenté aux

voyageurs dans les récits d‟aventure, dans les guides touristiques imprimés et qui est

schématisé sur les cartes de référence pour le randonneur se révèle être une représentation

supportant l‟intensification de la demande, de la consommation et de la marchandisation

des certains de ses lieux et de certains aspects de sa « nature » distinctive.

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179

4.2.3 Les cartes

We know for a fact that tourism and map are part of each other. When you

arrive at a new place like Nepal, the very first thing you need to hold is a map.

The map gives you a sense of confidence and some command over new space.

We get a sense that the place is right there and you are just right here. A good

map in that sense works as our great companion. […] Maps in this series have

been designed scientifically and artistically. Our over a six-year-long endeavor

has taught us to work and think like professionals in this field. These maps, in

our opinion, narrow down the distance between you and places you would like

to reach within Nepal. (Shangri-La Maps ; http://www.shangrilamaps.com/

aboutus.php, page consultée le 5 juin 2011)

Les cartes sont, au même titre que les guides imprimés et illustrés, les supports de

représentations savamment choisies ; elles sont des outils développés avec soin, des

éléments de la production de l‟espace par et pour l‟industrie du tourisme. Les cartes sont

pour les touristes à la base de l‟expérience et de la consommation touristiques de l‟espace

au Khumbu. Ces artefacts spatiaux découlent de grands exercices historiques de

cartographie commandés par l‟empire britannique – le Raj Britannique en Inde –, mais

aussi de colonisation intérieure, en d‟autres mots de l‟État du Népal sur « son » territoire et

sur les peuples qui l‟habitent. La cartographie est un acte de simplification et

d‟aplanissement historique, c‟est-à-dire de naturalisation. « As in the modern artefactual

map, all those movements of coming and going through which people develop a knowledge

of their environment are pushed into the wings, to recall de Certeau‟s phrase, leaving the

map as a fait accompli » (Ingold 2000 : 230, emphase originelle). Pour Lefebvre, la carte

est comparable au croquis, au plan, aux représentations de l‟espace qui servent le pouvoir

sous couvert de rationalité : « L‟espace architectural et urbanistique semble hors de

portée. [Et c‟est cette création de faux-consensus sur l‟espace cartographié, voilant le

pouvoir de l‟agent sur l‟espace, glorifiant le travail de spécialistes, qui sont les mécanismes

du pouvoir.] Sur le plan mental, [l‟espace] porte des noms prestigieux : lisibilité, visibilité,

intelligibilité ; sur le plan social, il se donne pour l‟intangible résultat de l‟histoire »

(2000 : 110-1, voir aussi Scott 1998). Sur une carte spécialement conçue pour le touriste,

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les attraits les plus spectaculaires de la « nature » népalaise sont répertoriés et viennent

qu‟à former l‟armature d‟un espace réifié par le touriste, auquel le touriste s‟identifie, dans

lequel le touriste s‟investit pleinement – socialement, corporellement et matériellement.

L‟accroissement et l‟intensification des mouvements des touristes et du capital sur

les sentiers touristiques, jamais remis en cause, est d‟ailleurs posé comme la solution à tous

les besoins qui demeurent à combler au Népal, présenté comme le vecteur du

développement et de la conservation, tandis que, contradictoirement, l‟espace est de moins

en moins accessible et de plus en plus difficilement approprié par le résident de longue

durée, pour cause d‟inflation, de hausse des valeurs foncières et immobilières, de

multiplications des « fonctions » luxueuses de l‟espace dispendieuses à produire.

Le Népal, peu développé, quadrillé de sentiers mais de peu de routes, est

« naturellement d‟intérêt » pour le tourisme, tel que le prétend le slogan « Naturally

Nepal » du BTN. Cependant, cette nature népalaise est en fait, elle aussi, une production,

qui plus est une production contrôlée depuis quelques décennies par les agents détenteurs

des moyens de production touristiques. La consommation touristique, guidée par les cartes,

n‟est pas réflexive à cet égard, car elle aborde la « nature des choses », comme « quelque

chose » d‟extérieur au corps, aux sensations, un lieu hors-de-portée, intouchable, qui plus

est perçu à vol d‟oiseau, un lieu dans lequel on se déplace dans son corps comme dans un

véhicule (Ingold 2000 : 192). Ce qui environne le corps devient, pour le corps touristique,

un lieu conservé « hors de l‟histoire » et vécu « comme une fête ».

La carte naturalise le territoire népalais ce qui a pour effet de reconduire les

divisions sociales ayant mené à sa production : la carte indique au touriste où s‟arrêter pour

se sustenter, pour se reposer. Elle confirme l‟organisation territoriale du Khumbu et les

divisions entre localités prospères et localités invisibles, en marge des sentiers principaux.

La carte implique une idéologie masquant les intérêts politiques : elle fixe les limites d‟une

opération spatiale, elle réifie le zonage100

de l‟espace des vacances versus l‟espace du

travail, de l‟espace de consommation productive versus l‟espace de consommation

improductive. La carte propose mais produit aussi un itinéraire échelonné sur une durée de

100

Je traduis le terme de « zoning » de Lefebvre par celui de « zonage ».

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181

deux à trois semaines en conformité avec le temps des vacances alloués aux travailleurs

selon les conventions en vigueur dans le Nord global. La cartographie, en bref, est une

spécialité technologique orientée vers la production, la réalisation d‟un espace futur,

dominé par le tourisme et au service de projets de développement régional, de programmes

de conservation et d‟expansion de l‟industrie touristique (d‟après Lefebvre 2000 : 14-15).

Les cartes aplanissent l‟histoire de la production du Khumbu, ses enjeux propres et

précis, ses luttes. En plus de définir dans l‟espace l‟emplacement « le long des sentiers »

des agents sherpas influents et prospères, propriétaires d‟hôtels et fournisseurs de services

touristiques, la carte réifie et reconduit leur ascendance et leur domination sur leur propre

société, sur les marchés qui s‟étendent, qui transigent de plus en plus de denrées, sur la

spatialité subie et difficilement renégocié entre les agents du Khumbu. Ces disparités

sociales, qui ne sont pas nouvelles dans la société sherpani, mais qui avec le temps et avec

l‟expansion de l‟espace touristique s‟accroissent comme jamais auparavant dans l‟histoire

du Khumbu, engendrent à leur tour aussi des effets circonstanciés, comme jadis dans leur

histoire : aux fortunés de l‟espace touristique reviennent les occasions d‟entretien les

communautés monastiques, d‟effectuer des voyages et des pèlerinages, d‟émigrer (voir la

troisième et dernière partie du présent chapitre), occasions, actions et entreprises qui

légitiment et naturalisent leur position sociale et leur position dans la production de

l‟espace touristique dans lequel est réinscrit le Khumbu.

4.2.4 Le touriste-objet et le Sherpa-marchandise

Lefebvre, à l‟instar d‟Urry (2002 : 1-2, cité précédemment) insiste sur le fait que le

regardeur scrute dans le paysage une image de lui-même, une image narcissique qui lui

parle de la façon dont est constituée son propre regard (Lefebvre 2000 : 218-9). Le propre

de l‟activité de regarder, recadrée dans l‟espace touristique, c‟est l‟occultation des

processus de production du paysage : « […] ce qui suscite l‟illusion touristique, celle d‟une

participation à l‟œuvre et d‟une compréhension, parce qu‟on passe à-travers le pays et le

paysage, parce qu‟on reçoit passivement une image. Ce qui occulte et engloutit dans

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182

l‟oubli à la fois l‟œuvre concrète, les produits engendrés, et l‟activité productrice »

(Lefebvre, Ibid.). Alors que j‟étais en visite chez Ang Pemba Sherpa de Khumjung, sont

entrés chez lui une dizaine trekkeurs d‟une importante compagnie touristique. Ils allaient

passer la nuit sur place. Depuis la véranda du très bien nommé « Hilltop Lodge », ils

regardaient Khumjung en plongée, en disant : «C‟est un beau petit village. Je trouve par

contre que toutes les maisons sont similaires [dans la région]. Ça doit être difficile de

construire ici ! Les maisons sont « bien » de façon générale, surtout si je compare à ce que

j‟ai vu dans d‟autres pays du Tiers-Monde. Le tourisme doit leur apporter beaucoup, ça

doit être du gros business ici !» Dans ce discours, des siècles de « bâtissage » et de

production du Khumbu, sont réduits à la seule donnée économique – et au tourisme qui est

la cause de tout le bien dans « les pays du Tiers-Monde ». Les représentations que

mobilisent les touristes, arrivés nouvellement dans la région, reposent sur une conception

du monde qui n‟appartient pas au « monde vécu » in situ. Ces touristes se trouvent

incapables de jauger de l‟enchaînement ou de l‟articulation des processus productifs, datant

du commerce transhimalayen, passant par le travail pour les expéditions, avec les yaks,

menant à la propriété des hôtels et, subséquemment, à l‟évanouissement progressif des

troupeaux. Le regardeur inattentif, mis devant le fait accompli qu‟est le village sherpa,

oublie de considérer le comment de sa production. Pour lui, le Khumbu est un lieu – voire,

un fétiche – n‟existant que pour les vacances et la belle saison : qui d‟ailleurs voudrait

s‟offrir la froidure de l‟hiver de l‟Himalaya ? Ceux qui s‟approprient l‟espace touristique

l‟ont bien compris : les prospères hôteliers du Khumbu, passent eux-mêmes l‟hiver à

Katmandou, « la nouvelle yersa ».

Sous l‟effet de la consommation touristique, la culture « visitée » et l‟ensemble de

ses produits mais aussi ses cycles, ses saisons se simplifient, se naturalisent et se

marchandisent (Urry 2002 : 8), à tel point que culture et nature, à ce point de vue,

deviennent indifféremment des objets de consommation. « Some authors (McLaren 2003;

Vivanco 2003) have pointed out this process in relation to tourism, where the tourism

product is the environment, and at times, the indigenous peoples who are considered part

of the landscape » (Spoon 2008 : 85). Le corps tout comme ce qui l‟environne, l‟imago du

paysage, est transformé en des biens consommables.

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183

Aller au plus haut, en ramener des preuves photographiques, s‟accaparer les

fétiches paysagers et les consommer improductivement sont des désirs touristiques

(Pandey 1994). Ces désirs dispendieux pour les touristes, mais lucratifs pour d‟autres

agents entreprenants, sont canalisés par des compagnies d‟aviation, l‟État népalais au-

travers des visas, des taxes de luxe, des taxes de service et des droits d‟accès aux aires

protégées, par des agences touristiques au Népal et à l‟étranger, et par une majorité de

Sherpas impliqués dans le tourisme, bien sûr.

L‟acquisition et l‟accumulation de marchandises qui sont devenues, comme le dirait

Merleau-Ponty (2009), l‟imago de tout un segment de vie, des objets métonymiquement

l‟égal du paysage, sont d‟autres pans de l‟habitus touristique. Cette acquisition de fétiches

par les touristes est la force derrière le processus par lequel les éléments du paysage

deviennent des objets de consommation marchandisés. Les moulins à prière bouddhistes,

les habits et chapeaux traditionnels des Sherpas, les figurines représentant des yaks et les

imitations en résine des bijoux aux couleurs locales ou tibétaines inondent les marchés de

Namche Bazaar, sont étalés le long des sentiers jusqu‟au Mont Everest. Ce processus

invasif appartient à l‟espace du capital, du tourisme capitaliste, qui sans cesse se renouvelle

et s‟étend. En effet, ce qui rend l‟espace capitaliste si efficace, si dynamique et flexible,

c‟est qu‟il recèle toujours un caractère local, même par rapport au marché mondial

(Lefebvre 2000 : 394), même dans les réseaux touristiques internationaux.

Dans le Khumbu, l‟espace des marchés de même que l‟espace domestique sont

devenus des enjeux, sont devenus une problématique sociale. Un bond qualitatif a été

franchi entre le village, c‟est-à-dire le lieu habité, et la station touristique, « ce lieu

fabriqué par la manufacture touristique », comme la désigne l‟un de mes informateurs, le

guide de haute montagne britannique J. Livingstone. La production de l‟espace touristique

capitaliste, qui appartient au marché mondial et du transport global, n‟est cependant pas

désincarnée. Elle n‟est pas le résultat de forces, de systèmes et de « niveaux », ou

d‟« échelles » sans formes concrètes. Elle est la somme de pratiques et d‟efforts individuels

et d‟expériences corporelles. Pour que la production d‟un espace soit possible au Khumbu

et par-delà le Khumbu, des supports conjecturels sont nécessaires, sous forme de travail, de

matériel et d‟investissements.

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184

L‟espace produit au Khumbu transforme la « nature » et la « culture » locale en

marchandises et, à l‟opposé, font du touriste un objet qui est cible de séduction (Ortner

1999). Il est un enjeu à gagner, à ravir, à tel point que j‟ai déjà entendu des Sherpas parler

des touristes en termes de « troupeaux », c‟est-à-dire que du point de vue des Sherpas les

touristes sont en partie des gens bêtes qu‟il faut aiguillonner dans la même direction et,

comme l‟indique Brower dans un fascinant passage où elle cite l‟un de ses informateurs,

qu‟il faut pousser à faire don de soi, de sa laine, de son lait, de quoi que ce soit qui possède

une valeur d‟échange (1991a).

À-travers leur implication dans le tourisme, les Sherpas se cherchent des

commanditaires pour le financement de leurs entreprises, de l‟éducation de leurs enfants

ainsi que pour l‟amélioration des infrastructures dans leurs villages. La recherche de

commanditaire n‟est pas une nouveauté en contexte sherpa. Plusieurs fêtes annuelles de la

tradition sherpani demandent la participation généreuse des plus nantis d‟une localité

donnée. Ortner (1978) a aussi établi que dans la forme des rites qui scellent les relations

entre l‟humain et les esprits du Khumbu, on retrouve la volonté des Sherpas de soudoyer,

de créer par les marques de l‟hospitalité une obligation : dans le rituel, par les offrandes,

les esprits sont amadoués et en retour se retrouvent contraints à accomplir certaines tâches

profitables aux humains. Trente ans après qu‟Ortner ait publié Sherpas throught their

rituals, je note que le type de relation de contrainte qu‟elle analyse a toujours cours dans le

Khumbu. Elle lie maintenant touristes étrangers et Sherpas. Fisher (1990), Adams (1996),

Hillary (2000), racontent tous avoir été la cible de la séduction des Sherpas – et je prétends

que quiconque passe par le Khumbu peut faire l‟objet de ce type de séduction qui s‟impose

cérémonieusement aux visiteurs. J‟en ai été l‟objet aussi, lorsque l‟on m‟invitait à visiter

les morts lors des cérémonies funéraires et les vivants lors des mariages, à visiter les

gompas, les monastères, les écoles, voire des musées et des ONGs et, au passage, laisser

une donation ou un présent.

En dépit de ce jeu, de ces négociations qui prennent place dans l‟espace, sa

production mais aussi celle de l‟agencéité et de la subjectivité des Sherpas demeure

subordonnées au tourisme. Les Sherpas résident dans de nouveaux espaces liminaires des

vacances qui sont délimités par des représentations, des récits, dont celui de la

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« conservation » que racontent l‟armée, l‟État et les réseaux de conservation. Au sein de

ces espaces liminaires, les habitants du Khumbu prennent la forme d‟une autre espèce à

gérer rationnellement. Ces dynamiques touristiques que recadrent le Khumbu dans un

espace capitaliste plus global désapproprie partiellement les Sherpas de leur capacité de

résider dans les lieux et le paysage du Khumbu.

Certes, tous ces lieux du Khumbu sont produits, tous traitent des rapports de

production et du mode de production qui les ont façonnés : ils en sont les artefacts. Or, la

nouvelle logique unique du tourisme capitaliste, avec ses représentations simplificatrices et

« naturalisatrices », s‟impose unilatéralement dans l‟ensemble des lieux, des corps et des

agents du Khumbu. Il y a, en dépit des négociations survenant entre les agents du Khumbu,

en dépit d‟un changement à l‟égard du mode de production de l‟espace, transformation et

reproduction des inégalités sociales, des inégalités qui s‟inscrivent avec toujours plus de

force dans le monde matériel. Pour celui qui n‟est pas « connaisseur », pour le touriste par

exemple, il est toutefois permis de vivre comme une fête la demeure paysanne

« traditionnelle » et la station touristique, le sentier et la montagne (d‟après Lefebvre

2000 : 89), sans se soucier le moins du monde du processus de leur production.

En dépit de tous leurs efforts, les Sherpas ne sont pas parvenus à s‟approprier les

moyens de produire l‟espace qui serait le leur. Tout au mieux, ils parviennent à la

subversion de ces moyens, ils parviennent à prendre une position mitigée dans ce nouveau

processus de production de l‟espace par le tourisme capitaliste, une subversion qui ne vaut

pas l‟habitation et son autonomie. Faute de mieux, on délaisse l‟« habiter » et l‟on se

contente de l‟« habitat ». L‟habitat est un mécanisme de contrôle et de coercition : au

Khumbu, il est l‟hôtel, la station touristique et, dans la foulée, la maisonnée, la gompa, tout

lieu semi-privé conçu par ou transformé pour le touriste. Si d‟une part le touriste devient

un objet, la cible de la séduction des Sherpas, d‟autre part le Sherpa tout comme son

habitat deviennent des marchandises, des trophées photogéniques, l‟imago du voyage.

Dans les trois extraits qui suivent, est mentionnée l‟action des arpenteurs et des

trekkeurs. On y parle aussi de photographie, cette forme d‟appropriation touristique de

l‟artefact spatial. On y naturalise les Sherpas, « fameux peuple des montagnes », sans

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référence aux conditions géopolitiques qui les ont réorientés vers le travail d‟expédition et

l‟himalayisme d‟abord, de randonnée ensuite et d‟hospitalité enfin. L‟aspect visuel des

choses est amplifié et d‟aucune façon ni sa production ni sa perception ne sont-elles

problématisées. Ces descriptions sont des faits accomplis, des « cartes » répertoriant les

aspects de « l‟habitat » des Sherpas qui, dans le Khumbu, sont devenus des marchandises

touristiques distinguées :

1- Mt Everest has been calling out to trekkers and climbers since it first appeared in the

telescopes of mountain surveyors, and the trails that climb through the foothills of the

world‟s highest mountain still offer some of the most challenging trekking in

Nepal. […] Solu Khumbu is the homeland of the Sherpa people, who have become

famous for their skills as guides and mountaineers. As often as not, the owner of the

lodge you stay at will have climbed some of the tallest mountains of earth. The

Buddhist monuments of the Sherpas – stupas, chortens (stone Buddhist monuments),

mani walls (built of stone carved with Buddhist prayers), and gompas (monasteries) –

mirror the towering landscape all around. Bring extra film or memory cards for your

camera at it‟s easy to go snapping-crazy in the Khumbu. [Lonely Planet 2009 : 84]

2- Sagarmatha is an exceptional area with dramatic mountains, glaciers and deep valleys,

dominated by Mount Everest, the highest peak in the world (8,848 m). Several rare

species, such as the snow leopard and the lesser panda, are found in the park. The

presence of the Sherpas, with their unique culture, adds further interest to this site.

[UNESCO : http://whc.unesco.org/en/list/120, page consultée le 9 mars 2011]

3- Sagarmatha (Mt. Everest) National Park is spread over an area of 1,148 sq. km in the

Himalayan ecological zone in the Khumbu region of Nepal. The famed Sherpa people,

whose lives are interwoven with the teachings of Buddhism, live in the region. The

renowned Tengboche and other monasteries are common gathering places to celebrate

religious festivals such as Dumji and Mani Rumdu. In addition to Tengboche, Thame,

Khumjung and Pangboche are some other famous monasteries. For its superlative

natural characteristics, UNESCO listed SNP as a World Heritage Site in 1979. The

trek from Namche to Kala Pathar is very popular. The Gokyo Lake and Chukung

valleys also provide spectacular views. The Thame Valley is popular for Sherpa

culture while Phortse is famous for wildlife viewing. There are some high passes

worth crossing over. [DNPWC : http://www.dnpwc.gov.np/national-parks-

sagarmatha.asp, consultée le 9 mars 2011].

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187

De façon similaire dans les trois extraits, la « culture » se résume à quelques

manifestations facilement appropriées par l‟objectif de la caméra. Cette dite « culture » sert

d‟autres intérêts que celui de l‟« habiter » dont, au premier lieu, l‟expansion et la

pérennisation de la consommation touristique de l‟espace-habitat. Certes, les projets de

production spatiale diffèrent dans chacun des extraits : visiter, apprécier, conserver. Or,

une constante s‟en dégage : il s‟agit de la production pour la consommation touristique

capitaliste.

Toutefois, et ce malgré ce que la simplicité des formulations du troisième extrait

pourrait laisser croire, le nouveau plan de gestion du DNPWC (2005) offre pour sa part une

approche beaucoup plus nuancée de la gestion et de l‟administration du territoire du

Khumbu, conceptualisé (par le DNPWC du moins) comme partie intégrante du territoire

népalais. Cette approche n‟est pas entièrement dominée par le tourisme ; elle montre que le

PNS et le DNPWC ont des moyens de production de l‟espace d‟une autre provenance, qui

sont en l‟occurrence de nature étatique. Le DNPWC focalise sur la gestion des matières

premières au nom de la conservation et la canalisation des revenus du tourisme à des fins

de « développement basé sur la participation locale ». Un tel paradoxe entre l‟ouverture

(développement, participation locale) et la fermeture (conservation, gestion) semble le

propre des aires protégées étatiques, lesquelles s‟arrogent un territoire pour lui imposer un

mode de production étatique (d‟après Brenner 2001 et Swyngedouw 1992) qui travaille sur

l‟acte d‟habiter pour le redéfinir. L‟appropriation par l‟État du territoire national sous

prétexte de « protection de l‟environnement » prête vie et forme à un processus qui

s‟articule avec les pratiques touristiques dans la production de l‟espace du Khumbu.

4.3 Un nouveau plan de gestion pour le PNS : marchandisation et zonage

Depuis au moins 2005, le PNS s‟intéresse explicitement au contrôle et à

l‟administration des revenus qu‟il dérive du tourisme pour la conservation de

l‟environnement et la production lucrative de la nature fétichisée du Khumbu. Cette

orientation est au centre des différentes mesures énoncées dans son plan de gestion

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récemment mis-à-jour (DNCWP 2005). Les nouvelles dispositions pécuniaires du PNS

envers le tourisme sont étayées par des études menées par des chercheurs qui, parlant au

nom de cette spécialité qu‟est la conservation de l‟environnement au Népal, envisagent que

les retombées du tourisme sont à même d‟assurer un financement pérenne à la fois pour les

projets de protection de l‟environnement que pour ceux de développement économique, le

très cité diptyque « conservation et développement » (Baral et Heinen 2006 ; Zurick 1992 :

619). Cette conception du tourisme comme mode de financement de la conservation et

mode de développement régional trouve écho dans les recommandations formulées par

l‟Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Pour l‟UICN, tous les

éléments de la nature, toutes les espèces animales et végétales, sont intrinsèquement

importants : ils ont tous également une valeur écologique. Certains éléments de la nature

toutefois se révèlent plus charismatiques ou plus photogéniques que d‟autres et recèlent par

conséquent une valeur économique, émotionnelle et visuelle leur assurant un haut

rendement sur les marchés touristiques (UICN 2007 : 7).

À ce sujet, je note que les variations dans les populations animales du Khumbu sont

inextricablement liées entre elles et sont aussi dans le contexte actuel largement définies,

non seulement par l‟espace de la conservation, mais aussi par l‟espace du tourisme et la

demande touristique pour des animaux exotiques devenus les fétiches et l‟imago du

voyage. En guise d‟exemple, je cite la relation entre les yaks, les caprins sauvages (dont le

thar de l‟Himalaya, Capricornis Thar) et l‟humain : en effet, alors que le nombre de tête de

bétail décline dans le Khumbu puisque l‟industrie touristique accapare les éleveurs devenus

restaurateurs et hôteliers, il apparaît que le nombre de chèvres sauvages a récemment

explosé. L‟augmentation des populations de chèvres sauvages au Khumbu est possiblement

été causée par le déclin de la compétition entre celles-ci et les yaks (Brower 1991a; Som,

Yonzon et Thapa 2007). Bien que les caprins ravagent les champs (marginalisant d‟autant

plus les paysans locaux), ils demeurent tout de même protégés par les tabous religieux des

Sherpas ainsi que les règlements du Parc national qui interdisent la chasse. D‟autre part, les

chèvres sauvages sont très prisées par les touristes qui se plaisent à les observer et à les

photographier. De son côté, la récente réapparition du léopard des neiges, un prédateur des

chèvres sauvages mais aussi des troupeaux des Sherpas, s‟est produite dans un Khumbu

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riche en gibier dont l‟abondance soudaine est toute sauf naturelle. En d‟autres mots, les

interactions complexes entre les populations humaines et animales, les pratiques

touristiques et celles appuyant le concept de conservation de l‟environnement se révèlent

être ici interdépendantes des transformations économiques et politiques marquant la

production de l‟espace au Khumbu depuis plus d‟un demi-siècle.

J‟ai enfin constaté qu‟en dépit de la nuisance que représentent pour les paysans

Sherpas les mammifères sauvages, qu‟il s‟agisse d‟herbivores ou de carnivores, ces

animaux s‟avèrent être des « biens environnementaux lucratifs » pour les Sherpas vivant du

tourisme, justement parce que ces animaux sont convoités par les touristes. Nuisance pour

les uns, biens lucratifs pour les autres : il apparaît que dans le contexte d‟aujourd‟hui

jusqu‟aux bêtes du Khumbu sont socialisées et intégrées dans l‟espace propre aux marchés

et aux pratiques touristiques. Sous cet angle d‟approche, l‟augmentation des populations de

mammifères sauvages mettent en évidence le pouvoir des détenteurs des moyens

touristiques sur le reste des agents du Khumbu.

Initiés par le PNS et le DNPWC, la marchandisation de la nature et le zonage, le

découpage de l‟espace en « fonctions » de conservation et de développement, d‟après la

théorisation de Lefebvre, sont deux processus, ou ensembles de pratiques, qui

métamorphosent les agents du Khumbu, qui transforment la répartition et les itinéraires des

populations sur le territoire, tout en accroissant des transferts de capitaux, l‟accroissement

des marchés et l‟intensification du travail dans le cadre de la production d‟un espace

touristique capitalise de plus en plus solidement défini au Khumbu.

4.3.1 Marchandisation de la nature

Les nombreux mariages survenant entre des pans de la conservation de

l‟environnement et des aspects du tourisme au sein des discours comme des pratiques

d‟ONGs telle l‟UICN et des organismes paragouvernementaux tel l‟UNESCO ont pour

finalité de sécuriser des fonds pour le roulement et le fonctionnement des aires protégées

dans le monde. Leurs instructions ont mené à ce qu‟en 2005 soit publié un plan

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quinquennal (2006-2011) pour le PNS dont l‟objectif principal est de voir à l‟arrimage

entre la conservation de l‟environnement, le tourisme et le développement régional du

Khumbu (DNPWC 2005). Ce plan de gestion est une production conjointe du DNPWC et

du Programme touristique d‟atténuation de la pauvreté rurale (TRPAP), lui-même financé

dans le cadre du Programme des Nations-Unies pour le développement (UNDP). Ce

nouveau programme vient abroger les précédents qui, à la façon du modèle Yellowstone de

la conservation, protégeaient un espace « nature » des influences néfastes de la « culture »

et des sociétés, des populations humaines en général (West et al 2006, West et Brockington

2006, Robbins 2004, UNESCO 1979). Le nouveau plan de gestion du PNS vise, par

l‟intermédiaire de plusieurs suggestions concernant la tenue des établissements humains,

l‟extraction des matières ligneuses, l‟entretien des sentiers, à gérer les populations qui

résident dans le PNS et sa ZT (à ce sujet, voir West et al. 2006). Le virage gestionnaire de

2005, parce qu‟il est à ce point axé sur le développement humain et la gestion des filières

du tourisme, vient aussi donner chair à et renforcer une marchandisation de la « nature »,

vient revigorer la marche du capital pour lequel la « nature » constituait la dernière

frontière (Heynen et al. 2007, Smith 2007). Dans le modèle Yellowstone, l‟humain faisait

figure de destructeur d‟une nature appartenant à un ordre extérieur au social. Dans l‟espace

touristique renouvelé au Népal, la nature est de plus en plus produite, immanente au travail

agentiel dont l‟objectif est la pérennisation du tourisme et le développement régional, la

production et la pratique spatiales, grâce aux dividendes de l‟industrie touristique.

Je note dans un premier temps que le changement qualitatif dans la gestion des aires

protégées en général et du PNS en particulier ne remet pas en question l‟usage touristique,

la consommation touristique de l‟espace, bien au contraire. À l‟appui de cette affirmation,

je cite la croissance ininterrompue de l‟achalandage touristique au Khumbu (de 20 visiteurs

en 1963 à 3 500 en 1973, puis à 6 000 en 1980 et plus du double dans la décennie 1990, à

25 000 au début des années 2000, à plus de 30 000 en 2010). Le cap des 30 000 visiteurs

annuels dans le Khumbu a été produit par le jeu simultané et in situ des agents qui

voulaient bien y parvenir et peut-être même contre le gré d‟autres agents mis à la marge, au

nombre desquels les paysans des villages en retrait des sentiers. Dès la décennie 1970,

autant les visions romantiques du Népal et de l‟Himalaya que la fascination pour l‟Everest

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et les théories bioenvironnementales aujourd‟hui contredites (telle celle de la dégradation

environnementale dans l‟Himalaya dont il a été question précédemment) ont motivé l‟ajout

du PNS à la liste du Patrimoine mondial. Les calculs, l‟espérance de revenus, les dépenses

touristiques préprogrammées, la nature marchandisée d‟aujourd‟hui, au même titre que la

reconnaissance de l‟UNESCO, viennent conforter le tourisme et ses retombées régionales

sur le Khumbu – et conforter aussi sa respatialisation dans un monde d‟échanges

capitalistes.

L‟objectif de plusieurs agents gouvernementaux et non-gouvernementaux

impliquées dans l‟industrie touristique au Népal et au PNS est de mitiger les dégâts de ce

cette économie (e.g., travail pour contrer le développement inégal et la répartition

inégalitaires des richesses, frein à la coupe intensive des forêts pour le bois de chauffe et la

construction, etc.). Les solutions apportées aux conséquences malheureuses du tourisme

sont économiques et techniques. À ce sujet, l‟une des grandes nouveautés dans le plan de

gestion du parc publié en 2005, quand on le compare à ceux qui définissaient sa production

depuis 1976, sont les exhortations à la « participation communautaire » (DNPWC 2005) :

pour les Sherpas, celles-ci se sont traduites par une demande de plus en plus de temps de

travail non-rémunéré prodigué à la question environnementale, travail qui de surcroît

produit les marchandises naturelles que les agents touristiques, souvent les seuls appelés

directement à « participer », échangent aux touristes, ce qui stimule les marchés et la

circulation du capital au Khumbu.

Les plans de gestion s‟appuient sur des récits et des représentations, par exemple

ceux concernant le romantisme du Népal, l‟authenticité immobile de la culture sherpani,

l‟impératif de conserver la « nature », de faire participer les « populations locales » et de

faire fructifier les retombées du tourisme. Ces récits sont eux-mêmes, au fil du temps,

retravaillés, de même que les plans de gestion et les projets dont ils sont au fondement. Les

redéfinitions de ces récits, plans et représentations témoignent de l‟extension de la

production au quotidien et sur le long temps d‟un espace touristique capitaliste qui, lui-

même, produit une nature environnementale et humaine (culturelle, sociale et corporelle)

consommable. Cette idée que le tourisme est une économie propice pour la production de

l‟espace au Khumbu est avérée dans la formulation des plans de gestion des aires protégées

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eux-mêmes : produits par des instances internationales et intergouvernementales,

mobilisant des approches quantitatives et statistiques poussées brandies par des spécialistes

scientifiques, ils justifient des interventions techniques sur les sections d‟un territoire

savamment découpé en fonction de ses particularités par rapport à l‟espace capitaliste :

Investment in conservation of nature and culture in SNPBZ and the careful

management of tourism in the area is extremely worthwhile for Nepal as a

whole. [The government of Nepal] has limited financial resources to provide

adequate funding for all the activities contained in this Plan. SNP is one of

Nepal‟s most important tourism and mountaineering destinations. The fact that

the benefits of SNP‟s tourism spreads far beyond the boundaries of Park is not

well appreciated. DNPWC 2005 : 97.

Une telle fonctionnalisation de l‟espace qui sert majoritairement à l‟accroissement

des échanges capitalistes peut surprendre de la part d‟une institution gouvernementale

ayant le mandat de protéger la nature du Khumbu. Or, la « contradiction » est évitée pour

qui appréhende le monde matériel en tant que production, pour qui suppose que la

« nature » du Khumbu peut incorporer et faire fructifier le capital. Dans la section suivante,

j‟analyse comment l‟espace fonctionnalisé et capitalisé par les administrateurs du PNS et

leurs collaborateurs scientifiques transforme les agents du Khumbu et leurs relations

sociales en plus de s‟inscrire dans le support matériel de ces relations.

4.3.1 Le zonage

For example, you think, before you come here, you want to come to the

Sagarmatha National Park (SNP) area. You didn‟t think I am going to the

Khumbu area, the Sherpa area. You were thinking I am going to the SNP area.

This is the thing. SNP is world-renowned. Oh! SNP! But the old Sherpa

people, they don‟t know the SNP.

Phurba Sherpa de Khumjung.

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L‟organisation de l‟espace ainsi que l‟agencement de ses fonctions est de plus en

plus le fait de spécialistes (Zimmerer 2006, Lefebvre 2000). Le zonage qui résulte de leur

travail brise le paysage dans « une unité bureaucratiquement stipulée, un puzzle où chaque

morceau est une opération », une opération qui fait de l‟espace un tout fonctionnel

(Lefebvre 2000 : 366). Lefebvre donne l‟exemple du coron autour de l‟usine comme image

d‟un monde habité qui est produit par et pour le mode de production industriel,

reproduisant non pas seulement la force de travail, mais créant aussi des dispositions dans

les corps et transformant la subjectivité des travailleurs. Dans le PNS, je retrouve comme

exemple de « zone » opérationnelle et fonctionnelle définie dans le but de reproduire et

d‟étendre l‟espace du capital la «zone tampon» (ZT) qui ceinture les villages. Le principe

de ZT a été assenti par le gouvernement de Katmandou en 1996 dans une loi spécialement

conçues à leur effet. Avant 2002, les villages du Khumbu échappaient à la législation des

aires protégées (DNPWC 2005 : iv). En 2002, la ZT du PNS, s‟étendant sur la région dite

de Pharak et rassemblant aussi dans sa masse tous les villages encerclés dans le territoire

du PNS, est entrée en vigueur. En 2005, cette zone a été reconnue et entérinée de nouveau

par le plan de gestion du PNS mis-à-jour. Afin de comprendre en quoi la ZT et la spécialité

scientifique à laquelle elle répond, en l‟occurrence la conservation, sont soumises au

capital, il me faut réexaminer d‟un certain nombre de points : la réglementation et

l‟imposition de l‟extraction des ressources naturelles, la connexion ou les connexions entre

des instances de conservation internationales et le PNS et la reproduction du statu quo en

ce qui a trait aux disparités socioéconomique existant entre les touristes et les résidents du

Khumbu.

D‟abord, la ZT a pour objectif avéré la réglementation et l‟imposition de

l‟extraction des ressources premières (Gazette officielle du Népal 1996). Ceci entraîne un

bon nombre de répercussions sur les habitants du Khumbu. Par exemple, les règles mises

de l‟avant ont rendu l‟extraction des matières ligneuses conditionnelle aux activités de

reforestation. Cette réglementation soutire du travail aux communautés visées, mais attire

aussi des subventions et l‟appui d‟ONGs, dont la Sir Edmund Hillary Trust of Canada qui

se spécialise dans la plantation forestière au Khumbu. La nouvelle réglementation accroit

le transfert de capitaux et les déplacements des travailleurs. De plus, elle transforme la

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forêt en une « seconde nature », une nature produite à l‟accès payant (directement pour les

touristes, indirectement pour les résidents qui défraient les coûts liés à l‟inflation des

produits et des propriétés survenant sur tout le territoire du Khumbu). Comme l‟extraction

des ressources ligneuses est aussi imposable, elle commande l‟institution d‟une

bureaucratie qui a pour fonction de percevoir les nouvelles taxes, renforçant et justifiant et

la présence de l‟État et celle de l‟administration du PNS. Les taxes créent également une

demande en monnaie au sein même des communautés sherpanis. Ces nouveaux besoins

monétaires importants ne peuvent être satisfaits qu‟en étendant l‟espace touristique,

subjugué au capital.

Ensuite, la combinaison bipartite de la ZT et du PNS emboîte le pas et se télescope

dans d‟autres projets de conservation établis sur des bases similaires parce que tous

également élaborés d‟après les canevas des instances internationales et

intergouvernementales telles l‟UICN, l‟ONU (l‟UNESCO) et le WWF. La ZT du PNS perd

en spécificité pour ce qu‟elle gagne en fonctionnalité par rapport aux voisins qui la

bordent, comme par exemple le projet du Paysage sacré de l‟Himalaya qui s‟étend sur le

Buthan, l‟Inde et le Népal (WWF, http://www.worldwildlife.org/what/wherewework/

easternhimalayas/WWFBinaryitem6370.pdf, page consultée le 14 mars 2011). Dominée par

des instances gouvernementales et non-gouvernementales internationales, elles-mêmes

cosignataires de traités réservant de plus en plus explicitement des aires « sacrificielles »

de conservation, notamment dans le cas du Khumbu-PNS afin d‟y préserver des ressources

en eau ayant une valeur d‟usage dans les plaines fertiles du Népal, de l‟Inde et de la Chine

ou, plus généralement dans le cas des aires protégées des pays en développement, pour y

séquestrer le carbone revendu sous forme de crédits dont la valeur augmente rapidement

dans le Nord global (ONU, www.un-redd.org/AboutUNREDDProgramme/

GlobalActivities/New_Multiple_Benefits/tabid/1016/Default.aspx, consultée le 14 mars

2011) ; la ZT et le PNS existent de moins en moins en référence à un paysage produit sur le

long terme au Khumbu, sinon uniquement par et pour un réseau de conservation de

l‟environnement dont les enjeux sont négociés dans un espace d‟échanges et de relations

capitalistes.

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Enfin et par conséquent aux deux points précédents, la ZT soutient la reproduction

de l‟espace de consommation capitaliste qu‟est le parc touristique du PNS. Elle valide

l‟existence de cet espace de loisir (Lefebvre 2000 : 367), parce que maintenant elle traverse

toutes les échelles du local, de l‟État et de l‟international, au nom des communautés

locales, à-travers de systèmes de compensation, par exemple, pour les dommages causés

aux avoirs privés par les animaux sauvages, en visant la mitigation des pertes senties dans

un espace de conservation ou encore, par exemple, en subventionnant l‟entretien des

maisons traditionnelles, et ce en dépit du fait que les conditions de vie offertes par ces

espaces de conservation et ces habitations devenues habitats n‟équivalent pas, et loin sans

faut, à celles dont jouissent les touristes dans leur pays d‟origine.

L‟une des caractéristiques d‟un espace totalitaire est celui de restreindre l‟accès à

certaines localités, de légiférer sur les lieux de rassemblement, ou de contrôler ces lieux, de

les investir en permanence. C‟est toute l‟activité de randonné et de tourisme qui est

organisée ainsi : elle transforme le paysage et fait des demeures des Sherpas, des villages et

des sentiers, des « stations » pour le tourisme. Dans son sillon, les forêts dont elle a abusé

longtemps sont devenues, pour la pérennité de l‟activité touristique, un produit gestionnaire

et une rareté. La fréquentation touristique a transformé des éléments du paysage et le

produit des champs en marchandises. Ces changements ont ensuite fait naître de nouvelles

hiérarchies sociales et ont encastré toutes les échelles de l‟espace dans une seule logique de

production et de consommation.

Lefebvre nous renseigne à savoir que la production de l‟espace repose sur trois

termes : la terre, le capital, le travail (Lefebvre 2000 : 372-5). Non seulement le tourisme

capitaliste s‟est emparé par tous les moyens de la terre et de la « nature », mais il tend

maintenant à produire cette nature. Ce qu‟il a accompli, il l‟a fait à-travers la planification

régionale, le zonage, sous la pression du marché mondial et d‟instances internationales,

grâce à des idéologies appartenant aux touristes et aux spécialistes de la conservation de la

« nature », à-travers, justement, cette notion de « nature » et ce « en détruisant la nature et

les temps naturels » (Lefebvre 2000 : 375-6). Le marketing, les idées à la mode comme la

conservation et le développement, les bureaux et les agences touristiques, dont le BTN,

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manipulent la demande, c‟est-à-dire les touristes, lesquels se contentent d‟informations et

ne visent pas à atteindre une connaissance intime des endroits visités.

Si d‟une part on découvre et on produit toujours de nouvelles raretés

environnementales et de nouvelles causes de dilution de l‟attention, comme le

réchauffement planétaire, d‟autre part l‟environnement constitue un nouvel alibi

idéologique à la reproduction de l‟espace capitaliste (Lefebvre 2000 : 379). L‟espace a fait

tabula rasa de ce qui était déjà un produit de la relation sur le long terme, le paysage, pour

lui imposer de nouveaux arrangements, de nouveaux moyens et un nouveau mode de

production capitaliste où jusqu‟aux forêts et jusqu‟aux rochers sont l‟objet d‟une taxation.

En effet, l‟espace capitaliste moderne sait mobiliser l‟espace nature par abstraction, par la

planification et le contrôle, il sait l‟arracher à la propriété de type traditionnel, à la stabilité,

à la transmission patrimoniale (Lefebvre 2000 : 388, voir aussi Smith 2007, Castree

2008a), pour lui poser de nouvelles règles de jeu. Au Khumbu, quelles sont ces nouvelles

règles et dans quelles espaces sont-elles aujourd‟hui renégociées ? Les nouveaux réseaux et

filières qui traversent l‟espace aujourd‟hui permettent-ils aux agents du Khumbu de se

représenter tels qu‟ils sont où exigent-ils d‟eux une adaptation inconditionnelle aux

conditions spatiales préétablies ?

4.4 Les filières et les nouveaux espaces de représentation

Dans le Khumbu, le tourisme est constitué d‟un ensemble d‟activités productives

qui posent et supposent les relations sociales entre les agents de la région. Toutefois,

l‟espace du Khumbu ne se résume pas au tourisme : la problématique spatiale du Khumbu,

selon les jalons de la théorie établie par Lefebvre, est aussi vécue dans des espaces

liminaux, inventifs et alternatifs à l‟espace dominant. Ces espaces marginaux, situés entre

les représentations de l‟espace dominantes et les pratiques agentielles sans cesse réadaptées

au milieu de vie en transformation, sont le contexte de luttes sociales qui, par

enchaînements de mouvements dialectiques, réaménagent l‟ensemble des cadres spatiaux

vécus. C‟est pourquoi, quand j‟examine la relation entre les pratiques dominantes du

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tourisme et l‟espace du Khumbu, il m‟importe aussi ne pas négliger d‟explorer les rapports

entre ces activités touristiques et les autres activités pratiquées dans le Khumbu, qu‟il

s‟agisse de commerce, sur les marchés et les routes, de religion, dans les monastères,

d‟agriculture, dans les champs, de participation aux projets de conservation de

l‟environnement, dans le PNS et les comités de la ZT. L‟ensemble de ces activités,

interfaces des interactions entre agents aux Khumbu, font naître de nouveaux espaces de

représentation qui sont les lieux où se vie l‟espace, là où il s‟implante, est réapproprié et se

transforme – ou se reproduit.

En guise d‟introduction, j‟atteste d‟un cas qui me parait exemplaire de cette

production d‟espaces alternatifs dans la spatialisation touristique même du Khumbu.

Pasang Dolma Sherpa, rencontrée à Katmandou, est une Sherpani stoïque, femme d‟affaire

chevronnée, qui a repris les rennes de l‟agence touristique que son défunt père a fondée en

1973. L‟agence a toujours pignon sur rue sur l‟une des principales avenues de Thamel, un

quartier de la capitale qui a été le berceau du tourisme au Népal. Le souci actuel de Pasang

Dolma est d‟offrir le meilleur service possible aux touristes qui contractent au-travers elle

leurs vacances en montagne. Bien qu‟elle-même ayant vécu toute sa vie à Katmandou, elle

dit s‟inquiéter de voir que les Sherpas les plus aisés du Khumbu – à l‟instar de son père –

n‟investissent pas massivement dans « leur région » pour le développement de leurs

villages, notamment pour la création d‟espaces de loisirs et de plaisirs, de cinémas, de

cybers et de clubs. Elle craint que les Sherpas, surtout les plus prospères, abandonnent le

Khumbu en entier comme ils ont délaissés certains village en particulier (tel celui de Pare

au Chapitre 3).

La position de Pasang Dolma est d‟intérêt parce qu‟elle est celle d‟un truchement :

ses actions acheminent des touristes dans le Khumbu et au registre de ses responsabilités

apparaît celle d‟engager ceux qui iront accompagner ces dits touristes en tant que guides.

Ses manières, sa corporalité, son habitus, tout chez elle nous parle à la fois et sans

contradictions de l‟être-sherpa et de l‟être-touriste. Bien que résidente de la capitale

népalaise, sa relation avec le Khumbu est quotidienne, ne serait-ce qu‟à-travers les affaires

qu‟elle y conclue, bien qu‟à distance. Jusque dans sa personne, elle matérialise la rencontre

entre le capital, la capitale du Népal et l‟une de ses régions, tandis que sa compagnie atteste

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198

de la production d‟un espace intermédiaire réfléchissant sur le Khumbu, sur Katmandou et

sur le reste du monde. La florissante compagnie qu‟elle gère est une filière du circuit

touristique par et pour lequel est produit l‟espace du Khumbu.

Les capitaux mis en circulation par l‟industrie touristique dans le monde ont été

estimés à 941 milliards de dollars en 2008 (UNWTO 2008). Si l‟entreprise de Pasang

Dolma peut sembler dérisoire au sein d‟un tel conglomérat d‟activités, il n‟en demeure pas

moins que sans les agences comme celle de Pasang Dolma et beaucoup d‟autres

institutions semblables et à petite échelle, le tourisme au Népal n‟aurait pas la forme et le

visage qu‟on lui connait aujourd‟hui. Si l‟observation à l‟échelle de l‟espace permet de

percevoir simultanément dans les tendances locales – au Khumbu, à Katmandou –

l‟imposition d‟ordres rationnels « globalisés » et le jeu du capital global, il est essentiel de

se rappeler que cette imposition n‟est que l‟un des deux côtés de la relation dialectique

qu‟est la production de l‟espace. L‟agence de Pasang Dolma constitue un aspect de

l‟espace, un lieu qui lui permet en tant que Sherpa de se représenter, de prendre pied dans

les processus qui transforment le monde qu‟elle perçoit et qu‟elle subit. Deux remarques

qui valent pour ce type d‟espace de représentation vaudront aussi pour tous les espaces,

circuits, réseaux et filières similaires dans le Khumbu. Premièrement, ces espaces de

représentation, ces « moments » et ces « efforts » de spatialisation n‟ont rien

d‟idiosyncratiques : ils contribuent directement à la production – à la transformation ou à la

reproduction – de l‟espace dominant (touristique, capitaliste). Ils témoignent d‟une logique,

d‟un ordre qui traverse l‟espace en général, cet ordre qui articule tous les lieux localisés en

tant que modules et fonctions de la production de l‟espace. Deuxièmement, et cette

remarque découle de la précédente, ces espaces de représentation, et jusqu‟aux plus

contestataires d‟entre eux, sont en quelque sorte l‟espace lui-même. La contribution et

l‟effervescence de ces espaces-ci insufflent une vitalité à cet espace-là. De la sorte,

l‟espace ne demeure jamais un phénomène figé dans le temps, mais concrétise toujours un

processus de redéfinition de soi et du monde, en des séries de secousses dialectiques qui

touchent à la fois au matériel (à la terre), aux agents qui y habitent (au travail) et aux

représentations et aux logiques qui subordonnent à leur cause les moyens de la production

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199

(au capital). Ces brassages dialectiques qui se présentent sous forme de luttes sociales dans

un espace contribuent au jeu pour un espace.

Dans cette optique, je présente dans ce qui suit des espaces de représentation qui

découlent des marchés et des marchandises, de la conservation de l‟environnement, des

pèlerinages et des pratiques bouddhistes, de l‟éducation et de l‟émigration.

4.4.1 Développer un marché puis l’incorporer

Dans le Khumbu, l‟État népalais se manifeste d‟abord par la présence d‟un

détachement de 250 à 300 militaires stationnés sur la colline de Mendalphu, auxquels

s‟additionnent les 35 membres et employés permanents du personnel du PNS. Ces agents

de l‟État ont été les instigateurs de la tenue hebdomadaire d‟un marché ouvert à Namche

Bazaar au cours des années 1970 (Stevens 1993a : 353)101

. À la suite des agents de l‟État,

ce sont les touristes qui sont venus insuffler les relations marchandes dans le Khumbu.

De façon ostensible, le tourisme a eut pour effet de stimuler et de gonfler les

relations marchandes dans la région du Khumbu (et entre le Khumbu et le reste du monde)

et du coup, de désenclaver la région, du moins dans une perspective capitaliste.

L‟approvisionnement des villages et des yersas devenus stations touristiques permanentes

et, de façon plus générale, la satisfaction des besoins des touristes s‟irradie dans l‟espace et

les marchandises s‟y accumulent et s‟y multiplient. Par exemple, avant l‟arrivée massive

de randonneurs dans le Khumbu, le produit des champs n‟était pas considéré en tant que

marchandise par les Sherpas (Norgay 2001 : 54). Ce qui avait poussé et muri sous le soleil

n‟était pas comptabilisé comme étant le résultat d‟un travail quelconque ; demander

rémunération en l‟échange des produits de la terre, pour les Sherpas, était en conséquence

impensable. Incidemment, il semble avéré de dire que la monétarisation des échanges de

nourriture au Khumbu est l‟une des réponses des Sherpas face au tourisme.

101

Auparavant, le commerce s‟effectuait dans les demeures privées.

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200

Ajoutant à ces transformations sociales au niveau des échanges matériels, d‟autres

institutions viennent aujourd‟hui renforcer à la « marchandisation de tout » (d‟après

l‟observation à l‟effet que « The production of nature becomes capitalized „all the way

down.‟ », Smith 2007 : 31) et encourager l‟introduction de nouveaux produits et le

développement de nouveaux services. Qu‟il s‟agisse d‟offrir des soins médicinaux tibétains

ou des séances de massothérapie en montagne, l‟objectif premier dans l‟opinion des

économistes de Katmandou est de faire fleurir l‟espace touristique mercantile au Khumbu,

tablant sur le désir des touristes de bénéficier de services de qualité, tels des hôtels plus

luxueux, l‟accès à des douches chaudes et des intérieurs chauffés (BTN, comm. pers.). Le

BTN et plusieurs ONGs préconisent aussi dans leurs formations destinées aux guides et

aux porteurs touristiques l‟adoption d‟une attitude serviable et diligente dans le but de «

satisfaire aux besoins des touristes » et enjoignent d‟accroître les retombées immédiates du

tourisme via la production de nouveaux produits locaux (Ang Nima Sherpa de Thamo,

comm. pers.; BTN, comm. pers., KEEP et SPCC, comm. pers.). Dans la veine de la

marchandisation des produits potentiels du Khumbu, l‟ethnonyme « Sherpa » est devenu

une marque de commerce qui mise sur le mythe de l‟Everest (« Sherpa Adventure Gear

was inspired by the many unsung Sherpa heroes of Everest »,

www.sherpaadventuregear.com, page consulté le 30 juin 2011) et ses produits de haute

qualité sont écoulés dans des points de vente au États-Unis, au Canada, en Amérique du

Sud, en Europe, au Japon, à Katmandou et au Khumbu 102

.

À l‟analyse, je dénote que plus de denrées et de produits sont transigés sur les

marchés du Khumbu aujourd‟hui que jamais dans leur histoire et l‟inflation générée par le

tourisme y est abrupte. En effet, les prix sur les marchés locaux en moyenne chiffrent au

double de ceux ayant cours à Katmandou. Ils fluctuent jusqu‟à chiffrer au triple de ceux-ci

en certaines périodes de l‟année, notamment pendant celles où les liaisons aériennes sont

difficiles, comme pendant la mousson, ou accaparées par les passagers étrangers (d‟après

les données recueillies par Spoon 2008 et Mingma Chhiring Sherpa, comm. pers.). Il

102

Adams (1996) inspecte la question de l‟utilisation métaphorique et polysémique de l‟ethnonyme

« sherpa » dans des contextes de plus en plus variés et ce dans le but de catégoriser soit l‟appartenance

ethnique, soit l‟emploi en tant que porteur, soit de façon plus générale la position de « facilicitateur » dans

des relations de travail. À l‟évidence, l‟idée autour du mot « sherpa » s‟est fonctionnalisée et s‟est recentrée

sur le travail, avant de se marchandiser sous forme de vêtements de sport.

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201

n‟existe aucun mécanisme de surveillance des prix dans le Khumbu, si ce n‟est

l‟association des hôteliers de Namche qui régule le prix des chambrées et nuitées pour ce

village uniquement.

De manière de plus en plus prononcée, l‟État népalais aujourd‟hui s‟appuie sur

l‟entreprise privée, le « marché » et le « circuit » touristique et ainsi qu‟au principe de

« responsabilité corporative » des entrepreneurs du tourisme pour veiller au développement

des régions isolées du pays (NTB, comm. pers.). L‟un des inconvénients de ces approches

développementales par le tourisme et la « marchandisation de tout » est son aveuglement

face aux disparités de ressources et de moyens qui sévissent au sein des communautés

visées (Robbins 2004, Paulson, Gezon et Watts 2004). Pis, je distingue que ces

développements par le marché et pour le marché du tourisme capitaliste exacerbent les

inégalités au sein des villages.

Malgré qu‟il soit en définitive lui-même une invention de l‟État et que ses

marchandises soient le résultat de processus de production récents, le marché

hebdomadaire de Namche est le lieu de rassemblement d‟une majorité de propriétaires

d‟hôtels, les personnages les plus prospères du Khumbu. Ils viennent y acheter du ciment,

de la bière chinoise en cannettes, des vêtements chauds. Ces marchandises sont importées

par des Tibétains qui, corporellement et vestimentairement, ressemblent plus aux parents

des hôteliers sherpas que ces dernier qui sont pourtant leurs enfants. Les différences sont

frappantes entre les agents de ces groupes qui, une génération plus tôt, avaient tout en

commun : contre des Tibétains rachitiques aux cheveux négligés et à la dentition malade se

présentent des hôteliers sherpas bien nourris, soigneusement peignés et souriants. Le

marché, aujourd‟hui le lieu de rencontre entre les pauvres et les riches, sert à la

subsistance, à l‟enrichissement, au partage, à l‟émulation, au plagiat103

, à l‟envie. Il a été,

grâce à la demande touristique, le lieu de la transformation de la société sherpani. Au fil

des exemples discutés ici, il apparait que le marché au Khumbu est à la fois un concept,

une conception de l‟espace, une pratique et un espace de représentation où l‟agent situé

103

Comme disait un hôtelier de Lukla à propos de son travail : «We didn‟t study this, we don‟t know how to

do it properly. We run our lodge how we think it‟s best. When someone has a good idea, the others will copy

it.» (cité par Noll 2006, dans son mémoire de maîtrise dont un exemplaire reposait chez P. Sherpa de

Namche)

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202

dans le monde trouve un sens au quotidien. Il est un lieu de négociation socioéconomique

qui influe directement sur le devenir du Khumbu.

4.4.2 Les paysans et les porteurs à la marge des marchés

Le monde des paysans et des porteurs actifs dans la région du Khumbu, que ceux-ci

soient d‟origine Sherpa, Bothia ou tibétaine, Rai, Tamang ou Gurung, est – tout comme

celui des hôteliers – en transformation vis-à-vis l‟espace touristique capitaliste. Cependant,

ces paysans et ces porteurs sont économiquement parlant à la dépendance des hôteliers et

des touristes de la région. Qui plus est, les paysans semblent être ceux qui pâtissent le plus

de l‟expansion de l‟espace du capital et du tourisme. Certes, des initiatives pensées par le

CDV visent spécifiquement les paysans du Khumbu : par exemple, tout dernièrement, des

serres agricoles ont été décernées par voie de loterie à un nombre limité d‟habitants de la

région. Avec ces serres, on vise à produire des légumes qui viendront diversifier le menu

soumis au palais des touristes. Cette initiative maraîchère s‟adresse directement à l‟espace

touristique et à son marché. Sans aucun doute, avec l‟achalandage touristique, les paysans

du Khumbu n‟éprouvent aucune difficulté à écouler leurs récoltes sur les marchés locaux

du Khumbu. Cependant, la productivité de leurs terres (et, prévisiblement, celle de leurs

étroites serres également) demeure contrainte et les paysans ne peuvent pas à eux seuls ni

satisfaire la demande touristique, ni concurrencer le prix des produits divers acheminés sur

les marchés du Khumbu depuis les basses terres du Népal et les plaines fertiles de l‟Inde.

La difficulté d‟intégration des marchés et la précarité socioéconomique des paysans

sherpas s‟expriment de moult façons. Au niveau du corps, de l‟espace incorporé, l‟une des

marques les plus probantes de cette iniquité est l‟accumulation et la concentration des

maux sociaux et physiques au sein des tranches paysannes des habitants sherpas. Il y a

deux décennies, dans une monographie portant sur les changements survenus dans le

Khumbu depuis qu‟il y a accompli ses premières visites au début des années 1960, Fisher

soulignait que grâce aux efforts des réseaux de l‟aide internationale, aux avancées de la

médecine régionale et à l‟introduction du sel iodé dans l‟alimentation sherpani, le

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203

crétinisme et le goitre avaient été presqu‟entièrement éradiqués chez les habitants du

Khumbu. Ces afflictions thyroïdiennes avaient par le passé un taux de prévalence très élevé

chez les Sherpas (de l‟ordre de 92% ; Fisher 1990 : 66). Or, lors de mon séjour dans le

Khumbu, j‟ai pu noter que chez les paysans se manifestent des symptômes apparentés au

crétinisme (troubles de la parole, mutisme, dentition incomplète), des troubles de

comportement (alcoolisme, anxiété), en plus du célibat qui m‟a paru fréquent. Ces

stigmates sociophysiques, qui paraissent ne survenir que chez les paysans, n‟ont rien de

naturel, puisqu‟ils suivent les failles sociales sherpanis – or, ces tares sont naturalisées par

les contreparties des paysans, ceux qui parmi les Sherpa vivent du tourisme, et qui

prétendent que le sort des paysans découle non pas du manque de filet social les

accommodant, mais bien de leur manque d‟éducation, de leur manque d‟entreprenariat, de

leur paresse.

L‟économie très compétitive créée par le tourisme impose à certains agents de cette

industrie un lourd fardeau et une grande part des coûts sociaux de l‟inscription du Khumbu

dans un espace transnational de loisirs. À ce sujet très exactement, les paysans ne sont pas

les seuls à défrayer les coûts et les efforts de l‟économie du loisir. Les porteurs venus de

l‟extérieur de la région du Khumbu et travaillant du tourisme sont incités par cette dite

industrie à accepter une charge supplémentaire parce qu‟ils sont rémunérés – littéralement

– en fonction du poids qu‟ils chargent sur leur dos. Souvent, ils se retrouvent sans lit et

chambre le soir venu. Tandis que ceux qui travaillent du tourisme doivent attendre le

coucher des visiteurs étrangers avant de jeter leurs pénates sur le sol des salles communes

dans les hôtels104

, ceux qui transportent les denrées à être revendues dans les marchés

hebdomadaires doivent se rabattre souvent sur la perspective de dormir dans une

dépression fangeuse ou sous un rocher surplombant le sentier.

L‟espace de la fête est très étriqué pour les porteurs. Au sein des groupes de

randonnée, j‟ai constaté qu‟avec fréquence, à la suite d‟une longue journée de marche, le

104

Dans Tigers of the Snow, l‟historien social Jonathan Neale rassemble en un cas convaincant plusieurs

occurrences d‟injustices et de mauvais traitements subis par les porteurs expéditionnaires au cours des années

formatrices de l‟himalayisme (XIX et XXe siècles). À plusieurs égards, les porteurs népalais d‟aujourd‟hui

sont les héritiers et les tributaires de cette page noire de l‟histoire de l‟exploration de l‟Himalaya par des

visiteurs étrangers.

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204

personnel expéditionnaire dîne de son côté, séparément de leurs employeurs les touristes –

et ceci est particulièrement vrai avec les porteurs, qui ne parlent pas couramment d‟autres

langues que le népalais. Cette manière de découper les groupes en « fonctions » empêche

ce que je nomme le « monitoring » entre les porteurs, les guides, et les touristes. J‟ai noté

que tandis que les touristes entre eux bâtissent leurs itinéraires, les comparent sur les

cartes, discutent et se renseignent sur leur condition physique et leur adaptation à l‟altitude

une fois le soir venu (ledit « monitoring »), leurs porteurs laissés à eux-mêmes trouvent

refuge dans des débits d‟alcool et des maisons de jeux clandestines. Il n‟est pas rare que,

déshydratés et manquant de sommeil, les porteurs expéditionnaires soient ceux qui

souffrent le plus des maux liés à l‟altitude. Tous les ans d‟ailleurs, des porteurs des basses

vallées venus travailler le temps d‟une saison dans l‟industrie du tourisme du Khumbu

succombent des complications de santé entraînées par l‟altitude. L‟espace diurne, pour les

porteurs, est celui du travail. Les lieux festifs et les lieux de bien-être des porteurs

demeurent invisibles et inaccessibles tout le jour durant. Une fois la nuit tombée, alors

qu‟éloignés de leurs familles et de leurs centres d‟intérêts quotidiens, les porteurs ont accès

à bien peu d‟espaces de plaisirs.

Dans ce contexte, des ONGs telles que Porter Progress se dédient à l‟amélioration

des conditions de travail des porteurs. Une partie de leurs efforts ne contribue cependant

qu‟à lubrifier le fonctionnement de l‟industrie touristique, sans plus (en donnant des cours

d‟anglais aux porteurs, par exemple, mais aussi en s‟accaparant un rôle de lobby pour les

porteurs auprès des touristes105

). L‟Himalayan Rescue Association (HRA) prodigue quant à

elle des soins gratuits aux porteurs et des services payants aux touristes. Les fonds de

l‟HRA reposent en définitive sur l‟achalandage touristique, les touristes étant les

principaux usagers des services médicaux offerts en haute montagne ainsi que de grands

consommateurs des médicamentations atténuant les effets de l‟altitude. Bien que les

porteurs des régions peu élevées du Solu et du sud du Solu venus travailler le temps d‟une

saison au Khumbu soient tout aussi à risque que les touristes de souffrir des maux liés à

l‟altitude, il semble que leurs soins de santé dépendent d‟ONGs fondées par des étrangers,

où travaillent des bénévoles étrangers, dont la continuité est assurée grâce aux donations

105

Par exemple, l‟ONG KEEP encourage fortement les touristes à employer des porteurs locaux afin de

stimuler les économies régionales (comm. pers.).

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205

des touristes par et pour le tourisme. Ce système de soins qui n‟est pas exclusif aux

porteurs et qui est à la dépendance de l‟industrie touristique peut être compris comme un

nouvel espace de représentation, mais qui demeure dominé par le mode de production

capitaliste et qui cherche à s‟établir despotiquement dans des pratiques touristiques.

L‟organisation politique et le sentiment d‟appartenance des porteurs à un groupe de

travailleurs, indispensables pour la création de réelles alternatives pour et par les porteurs,

sont cependant minées par le fait que l‟emploi est saisonnier, précaire, complémentaire au

travail des champs, et regroupe des représentants de plusieurs agglomérations, de plusieurs

régions et de plusieurs ethnies différentes.

En somme, la précarité des paysans et des porteurs sur les marchés de plus en plus

investis par le tourisme, et par rapport à l‟industrie touristique en général, est partiellement

compensée par l‟effort de groupes, dont des ONGs, qui apportent des solutions

cosmétiques (cours d‟anglais, serres d‟agriculture) et concrètes (soins de santé) aux

problèmes subis. Toutefois, dans la majorité des cas, ces solutions et les nouvelles filières

qui les servent sont mises à la dépendance du tourisme et ceux qui ne cooptent pas le

tourisme, par exemple le paysan qui ne se tourne pas à l‟agriculture de serre, sont

marginalisés au sein même de la marge à laquelle ils appartiennent. Foncièrement, les

dynamiques entourant les paysans et les porteurs ne sont pas dans le contexte actuel au

fondement d‟espaces de représentation radicalement différents – ni radicalement

démocratiques, d‟ailleurs.

4.4.3 Participation locale et conservation environnementale

D‟autres espaces sont nés au Khumbu avec le but justement de démocratiser le

partage des revenus du tourisme et de mitiger les impacts négatifs liés à cette activité sur

tout le spectre des relations socioenvironnementales. Depuis qu‟il englobe l‟administration

d‟une part des revenus du tourisme (dont ceux découlant des droits d‟accès perçus), la

gestion du territoire (et les revenus de la taxation du prélèvement des ressources) et

l‟organisation-conseil des communautés dans le Khumbu, le plan du PNS fait figure de

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206

projet totalitaire pour l‟espace dans lequel est inclus le Khumbu. Ce plan se dit pour la

conservation de l‟environnement et quelques-unes de ses dispositions récupèrent l‟idée

d‟éducation environnementale et visent à éveiller chez les visiteurs comme chez les

résidents du Khumbu une « conscience environnementale globale » (voir la section 3.1.2

du Chapitre 3).

L‟environnement, terme qui n‟a pas encore trouvé d‟équivalent dans le langage

sherpa et qui est d‟introduction récente dans le parler népalais, est rapidement devenu un

lieu du pouvoir investi d‟abord par les intermédiaires et figures de la politique locale et

régionale les plus près des groupes intergouvernementaux et des ONGs internationales

prônant une utilisation durable des ressources et la protection de l‟environnement. Dans le

Khumbu, « l‟environnement », qui se manifeste sous forme d‟événements sportifs, de

manifestations médiatiques, de voyages de sensibilisation a pris la forme d‟un « hôtel »

(i.e., d‟une bulle environnementale, en plus d‟être un investissement et un moyen de

production capitaliste) pour les propriétaires d‟hôtels : le prétexte de l‟environnement a

conforté leur position sociale avantageuse en lui procurant un vernis de légitimité. Les

propriétaires d‟hôtels qui sont aujourd‟hui les facilitateurs des événements

« environnementaux » au Khumbu. Ils sont aussi les représentants majoritaires de la

« participation locale » à ces événements. Cette notion d‟environnement ainsi que celle de

nature, pour la protection desquelles une grande somme d‟efforts et de capitaux sont

déployés, servent à naturaliser et fournissent un alibi idéologique à la prospérité des

entrepreneurs touristiques. Ces efforts, ironiquement, injectent aussi une nouvelle vitalité

dans les marchés touristiques du Khumbu, eux-mêmes carburant largement aux énergies

fossiles parce que reposant sur le transport aérien.

Les institutions de la conservation, plus que tous les autres agents impliqués dans la

production de l‟espace dans lesquels s‟inscrit le Khumbu, préconisent la « participation

locale », mesure soutirant du travail non-rémunéré aux « communautés » locales (sans

prise en compte des distinctions et des clivages basés sur l‟ethnie, la caste, la classe ou le

genre) et soutirant aussi de l‟information grâce à l‟appropriation des savoirs locaux. Dans

la dernière décennie, cette « variable » qu‟est la participation locale est devenue, au même

titre que l‟expansion territoriale et le financement, un indicateur du succès des aires

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207

protégées selon la justification que plus la participation locale est grande, plus la

conservation environnementale se couronne de succès (NTB, comm. pers., Sir Edmund

Hillary Trust of Canada, comm. pers.). À un niveau plus intime, plus près du corps, les

instances environnementales impliquées dans la protection de l‟environnement au Khumbu

déchiffrent la « participation locale » comme une « variable » indiquant le développement

d‟une « conscience environnementale » des « communautés » locales. Tout comme au sein

d‟un marché, où théoriquement les chances de gain et les opportunités sont les mêmes pour

tous, les instances qui prônent la « participation locale » s‟aveugle devant les divisions et

les inégalités sociales qui caractérisent les « communautés » desquelles provient le travail

nécessaire à la conservation environnementale, à la protection de l‟environnement ou la

production de la nature. Les nombreux nouveaux groupes qui participent activement à

mener à bien les projets du PNS – dont le comité des usagers de la ZT, sorte de conseil de

village, mais aussi les groupes de jeunes, les groupes de femmes, etc. – comptent parmi

leurs membres une majorité de propriétaires d‟hôtels, souvent même les mieux nantis

d‟entre eux, ainsi que leurs femmes106

et leurs enfants.

Ce phénomène n‟a rien de nouveau. Déjà dans les années 1950, Fürer-Haimendorf

(1964) constatait que les positions de prestige et leurs prérogatives étaient réservées à des

familles anciennes, bien nanties, propriétaires de terres propices à l‟agriculture et établies

dans le Khumbu de longue date. Ces transmissions inégalitaires des positions sociales

avantageuses reliées à la gestion des ressources, transformée depuis au fil des siècles par

les relations entre la région et l‟État – qu‟il s‟agisse de la collection des impôts (rôle du

pembu, cf. Chapitres 2 et 3) ou du contrôle des forêts (rôle du shingi nawa dans les mêmes

chapitres) – se sont poursuivies sous le couvert de la « participation locale » avec l‟arrivée

d‟ONGs internationales et intergouvernementales intéressées par le Khumbu, désirant en

faire un lieu d‟exemple des réussites gestionnaires (i.e., reforestation, projets de

microturbines électriques, etc.) comme des dangers de la dégradation environnementale

(i.e., fonte des glaciers, développement irréfréné du tourisme).

106

Les femmes sherpanis sont au moins tout aussi entreprenantes que les hommes. Certaines d‟entre elles

sont propriétaires d‟hôtels. Plusieurs sont aussi veuves, leur mari étant disparu lors d‟une expédition en haute

montagne ou des suite de l‟alcoolisme, ou de la périlleuse et risquée combinaison des deux.

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208

L‟une des incidences de la « participation » massive des hôteliers dans la gestion et

l‟administration des ressources environnementales, et non la moindre, a été la proclamation

d‟une règle entourant la collecte de bois. Dans le Khumbu, il n‟est permis de prélever des

forêts désignées du bois de chauffe que deux fois l‟an, pour une durée de 15 jours chaque

fois. L‟un des anciens membres des comités de la ZT qui a appuyé cette initiative l‟a, de

son propre aveu, fait pour enrayer le commerce du bois qui était de plus en plus investi par

des nouveaux immigrants dans la région. Après ces migrants, ceux qui perdent le plus de la

nouvelle réglementation sont les paysans et les moines qui collectent la matière ligneuse

par eux-mêmes. Les propriétaires d‟hôtel engagent des aides manuelles qui parfois

travaillent à l‟année dans leurs établissements ou qui parfois encore sont engagées

expressément pour les deux périodes de collecte du bois. Avec l‟explosion du tourisme, ce

type de main-d‟œuvre est en pénurie et le salaire du journalier se trouve en hausse

drastique à l‟image du prix des produits transigés sur les marchés de la région. Le salaire

d‟une aide manuelle est trop élevé pour que les paysans et les moines du Khumbu puissent

l‟acquitter, eux qui ont un accès limité à l‟économie monétarisée du tourisme. Sous ces

contraintes, il n‟est pas rare de voir au temps de la collecte du bois au Khumbu des femmes

âgées et des veuves ramener des boisseaux de petites branches et d‟autres matières

combustibles de petite dimension (telles des pommes de pins), les seules qu‟elles sont

capables de recueillir et de transporter. Dans certaines gompas isolées, telle celle de

Lawudo, le feu est aussi nourri de brindilles. Sans relève chez les jeunes sherpas plus

intéressés par le tourisme, les moines de ces austères retraites se font vieux et leur

condition physique ne leur permet plus d‟empiler sur leur dos de lourdes bûches. Le peu

que les vieilles femmes, les vieux paysans et les vieux moines récoltent souvent est vite

consumé. Le bois qui leur manque alors, ils se le procurent soient à vil prix, ou

illégalement, durant les 335 jours de l‟année où la collecte du bois est interdite dans les

limites et la juridiction du PNS.

La réglementation sur la collecte du bois dans le Khumbu avalisée par les

propriétaires d‟hôtels qui investissent majoritairement les nouveaux groupes et lieux de la

« conservation environnementale » reflète leur habitude et leur capacité à engager des aides

manuelles et des journaliers qui les aident dans l‟accomplissement de toute tâche. Or, cette

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capacité qu‟ils ont de recruter des aides extérieures de la maisonnée leur provient

uniquement de leurs revenus dérivés du tourisme. Ceux qui ne touchent pas de revenus

touristiques sont doublement marginalisés, à la fois économiquement et par rapport aux

nouvelles règles de la « conservation ».

Par ailleurs, les propriétaires des hôtels du Khumbu ainsi que leurs enfants sont les

premiers à s‟exiler afin de rejoindre les rangs d‟institutions de la « conservation » et de

l‟administration des ressources naturelles qui occupent des rôles de plus en plus grands

dans la production de l‟espace touristique au Népal. Ainsi, des Sherpas héritiers des deniers

du tourisme siègent aujourd‟hui à la section népalaise du WWF et à l‟Association de

Montagne du Nepal (AMN/NMA), toutes deux situées à Katmandou. De là s‟ensuit que la

« conscience environnementale » pensée à Katmandou pour le Khumbu a pour origine et

pour finalité le développement et l‟expansion du tourisme.

En bref, avec la création de nouveaux groupes d‟usagers et la « participation »

massive des mieux nantis du Khumbu dans ces groupes, le fardeau et le prix de la

« conservation » se fait le plus pénible à porter pour les plus démunis du Khumbu. L‟accès

aux positions de prestige – et le tremplin qu‟elles offrent vers des positions meilleures

encore au sein d‟institutions décisionnelles importantes – est réservé à certaines couches

fortunées de la société du Khumbu, qui par ailleurs ne manquent pas de légitimer leurs

accès privilégié en mobilisant les discours de l‟environnementalisme. Il y a dans la

conjoncture entre la « participation locale » et la « conservation environnementale »

création de nouveaux espaces de représentations pour les Sherpas, mais leur accès n‟est ni

démocratique, ni indépendant du tourisme, encore une fois.

4.4.4 Production des monastères et des hôtels dans l’espace touristique

D‟emblée, que les transformations du paysage s‟effectuent principalement le long

des sentiers (cf. Chapitre 3) trouve son explication dans la logique d‟expansion de l‟espace

touristique capitaliste. Le fait qu‟au sein des nouveaux espaces de représentations tels les

groupes d‟usagers de la ZT se trouve une forte concentration de propriétaires d‟hôtels

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210

témoigne aussi d‟un capitalisme se confortant lui-même dans sa position dominante et

centrale, dans sa position hégémonique. De la sorte, la réification des inégalités sociales au

Khumbu dans les hôtels et la personne des hôteliers devient autant le prétexte que

l‟aboutissement des frictions sociales. Comme on peut l‟apercevoir à la lumière de la

problématique examinée dans la section précédente, la « participation locale » dénote

d‟une transformation sociale mais conduit aussi bien à la reproduction des inégalités

sociales préexistantes au sein des communautés sherpanis.

Dans un champ d‟activité différent, j‟observe également que la reproduction et la

consolidation du statu quo vis-à-vis les inégalités sociales s‟extériorise et se matérialise par

le biais des donations qui sont accordées aux monastères et aux gompas par les plus riches

individus du Khumbu. Ceux-ci sont irrévocablement les propriétaires des hôtels les plus

aisés qui, à l‟image des collecteurs d‟impôts sherpas autrefois à la solde de l‟État népalais

des Gurkha (cf. Chapitre 2), accumulent des richesses puis les rendent légitimes en

effectuant d‟ostensibles donations aux institutions religieuses.

Les touristes que l‟on amadoue et que l‟on invite à « découvrir » et à « collaborer »

à la conservation de la culture sherpani et de ses infrastructures religieuses contribuent

aussi à la transformation et à la pénétration par le tourisme des espaces de représentation de

la vie bouddhiste dans la région de l‟Everest. Tandis qu‟ils balisent les sentiers, les

touristes, peu importe leurs moyens, sont fortement invités à faire des détours dans le but

de visiter les lieux sacrés du Khumbu et il est convenu qu‟ils le feront en échange d‟une

donation. Les dividendes locaux et les contributions volontaires du tourisme ont non

seulement permis l‟entretien constant des monastères et des gompas de villages, ils ont

aussi permis aux Sherpas de revitaliser leurs célébrations rituelles et de construire de

nouveaux bâtiments (Ortner 1999). Bien que dans certains cas profitable culturellement, le

tourisme a aussi engendré son lot d‟effets pervers, notamment la transformation en

spectacle, sur une base quotidienne, de la méditation rituelle et, sur une base annuelle, du

très sacré festival de Mani Rimdu au monastère de Tengboche (Stevens 1993a : 425).

Plutôt que de créer l‟autonomie, les donations aux monastères causent leur dépendance au

tourisme. Tout un espace religieux est en transformation au Khumbu : il est pénétré par le

tourisme et est le résultat d‟une relation qui se marchandise.

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211

Ces transformations qui affectent la vie bouddhique du Khumbu sont parallèles à

celles qu‟éprouvent certains Sherpas intéressés à s‟investir dans le tourisme. Pour ce faire,

ils doivent parvenir à mobiliser au sein de leurs réseaux sociaux (auprès d‟amis touriste, de

leur famille ou d‟autres amitiés) des commanditaires pour la construction d‟un

établissement de chambres. En ce sens, trouver un commanditaire est un jeu sérieux

(Ortner 1999), un jeu de séduction (Adams 1996) au cours duquel le Sherpa et son hôte ou

son patron, c‟est-à-dire le touriste ou toute autre figure d‟autorité, peuvent en venir à

redéfinir leurs projets de vie et leurs projets pour l‟espace. La pratique touristique se

matérialise dans l‟intersubjectivité des Sherpas et de leurs hôtes et de façon simultanée

dans le support matériel de cette relation sociale, dans les édifices, les hôtels, les demeures

familiales et, comme je viens de le poser, dans les monastères et les gompas. Ces lieux

deviennent tous les fondations du mode de production capitaliste : ils s‟ouvrent à la libre-

circulation de l‟agent qui en est le visiteur, ils deviennent semi-privés et ne peuvent assurer

leur pérennité qu‟en assurant le flot du capital. Ainsi, non seulement l‟iniquité des

transactions sociales et marchandes au Khumbu s‟élève dans la production des lieux

hôteliers ou des monastères, mais d‟égale façon elle touche l‟intersubjectivité entre ceux du

Khumbu et les propriétaires du capital touristique, ces derniers qui pénètrent de plus en

plus assurément les lieux de la vie bouddhique ou de la vie privée. Décidemment, le jeu du

pouvoir entre le Sherpa et le touriste trouvent leur expression tangible dans les lieux du

Khumbu. Or, l‟attraction est double, voire deux fois double : l‟hôtel demande peut-être de

la part de l‟hôtelier l‟adoption d‟une attitude serviable et séductrice, et les monastères peut-

être doivent-il s‟ouvrir et se donner en spectacle aux touristes, mais dialectiquement ces

lieux transforment aussi le touriste qui les visite – aussi assurément qu‟ils transforment les

Sherpas qui les habitent.

4.4.5 Les pèlerinages et les savoirs bouddhistes

Depuis au moins 50 ans, les Sherpas voyagent de par le monde et ils en tirent une

grande fierté. Encore aujourd‟hui, les Sherpas indiquent sur leur curriculum vitae les pays

étrangers qu‟ils ont visité (souvent suite à l‟invitation d‟un commanditaire, d‟un « ami »

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212

touriste). Malgré tout, les Sherpas ont de la difficulté à se faire reconnaître autrement que

comme étant « les locaux du Khumbu » et les guides sur l‟Everest (Frohlick 2003 et 2004).

L‟un des premiers voyageurs Sherpas à s‟être rendu en Europe et en Amérique est une

figure inusitée du nom de Khunjo Chumbi, qui remplissait la fonction de gardien du

reliquaire de la gompa de Khumjung. Il accompagna le scalp du Yéti de la gompa pour un

périple autour du monde, rencontrant lors de celui-ci nombre de scientifiques et de

dignitaires étrangers. La nature des voyages des Sherpas est si diverse qu‟elle mériterait à

elle-seule une étude entière107

: la complexe nature des voyages des Sherpas nous renseigne

souvent sur la fascination qu‟ils exercent sur les étrangers qui rêvent de visiter leur contrée

d‟origine ainsi que sur les projets que ces étrangers entretiennent par rapport à la région au

pied de l‟Everest. Toutefois, dans la présente section, ce ne sont pas l‟ensemble des

voyages sherpas qui retiennent mon attention. Je me concentre plutôt sur un type bien

précis de déplacements effectués par des Sherpas qui englobent des pèlerinages, des

vacances, des échanges avec divers monastères de par le monde.

Après le plus fort de la saison touristique, laquelle survient en octobre et en

novembre de chaque année, une majorité de Sherpas quittent le Khumbu pour éviter le

froid de janvier et vont habiter des appartements non loin de Boddhanath, un stupa de

grande envergure situé sur une route de commerce millénaire établie entre le Tibet et le

Népal, route elle-même plus ancienne que l‟édification de Katmandou108

. Ces « vacances »

sont pour plusieurs propriétaires possédant des hôtels disséminés dans le Khumbu

l‟occasion de se retrouver entre eux, de voir leurs enfants pensionnaires des établissements

scolaires privés de Katmandou, de prendre du bon temps et aussi de se ressourcer dans ce

lieu sacré qu‟est Boddhanath. Les pèlerinages sont donc l‟apanage des hôteliers du

Khumbu, une pratique qui de plus vient rehausser leur image publique pieuse par rapport à

celle de tous leurs homonymes du Khumbu.

107

Ces voyages ont des finalités divergentes, mais ils recoupent tous des pratiques modernes partagées par les

visiteurs étrangers et touristes du Khumbu. Pour les uns, le voyage a pour but l‟obtention d‟une éducation de

qualité et, pour les autres, il répond à un désir d‟accroître le lot de leurs réalisations en montagne. À l‟égard

de cette deuxième catégorie, l‟aventure de Lhakpa Rita Sherpa sur les « Sept sommets » (i.e. le sommet le

plus élevé de chaque continent) ou les accomplissements controversés du Suisse d‟ethnie sherpani David

Lama en Patagonie sont des exemples probants. 108

Katmandou aurait été fondée au XIVe siècle. Les cités de Patan et de Bhaktapur, qu‟elle englobe

maintenant, sont elles aussi antérieures à la capitale népalaise. Ces deux dernières étaient sur la route

commerciale mentionnée dans le paragraphe ci-dessus.

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213

Mon interlocuteur Pasang Sherpa de Namche m‟entretenait au sujet des pèlerinages

que les Sherpas accomplissent, lesquels peuvent selon lui être comparés aux voyages des

touristes qui se déplacent de loin pour venir admirer les montagnes. Ses homonymes

sherpas, pendant leurs vacances, me disait l‟hôtelier de Namche, vont admirer des temples

et des monastères importants du bouddhisme au Népal et en Inde. P. Sherpa ignore

pourquoi les touristes et les Sherpas voyagent et vont « admirer » des objets qui les

dépassent. À cette question, ce mémoire fourni des pistes de réponses glanées dans

l‟histoire coloniale, dans la fascination entretenue envers l‟Everest, aventure ultime du

sujet moderne, dans la cartographie, dans les représentations et théories diverses qui

concernent l‟Himalaya et, aussi, dans la logique d‟expansion inhérente au capital.

Si l‟un de mes informateurs sherpas compare les pèlerinages avec les voyages

touristiques, c‟est décidemment que la connexion religieuse du Khumbu avec le Tibet et,

plus récemment, avec l‟Inde, s‟est transformée à l‟ère du tourisme, comme se sont

transformées plusieurs autres activités dont la pratique précède l‟explosion de cette

industrie dans le Khumbu. Depuis longtemps, le Tibet exerce une influence certaine sur le

Khumbu, à tous les niveaux, dont ceux, par exemple du corps avec la médecine tibétaine et

les pratiques bouddhistes d‟exorcisme et de l‟architecture avec, en guise d‟exemple, la

réforme spontanée de l‟apparence des demeures sherpanis qui s‟est exprimée en la

soudaine prolifération des copies des fenêtres à lattes, de mode tibétaine, posées par des

ouvriers tibétains au monastère de Tengboche lors de la restauration de ce dernier après le

tremblement de terre qui l‟a endommagé en 1934. Ces fenêtres enjolivées sont aujourd‟hui

devenues la signature distinctive des hôtels les plus luxueux de la région.

D‟autres « copies » architecturales au Khumbu sont d‟envergure plus

impressionnante encore. Depuis les années 1960, les monastères construits au Khumbu

sont en fait des « répliques », des reproductions d‟établissements religieux déjà existants au

Tibet, mais qui ont disparu ou qui ont été abandonnées après l‟envahissement des troupes

chinoises. C‟est le cas du couvent de Thamo qui est le « miroir » et le « pendant » d‟une

institution ayant jadis existé au Tibet, aujourd‟hui détruite. Le financement de ces lieux

monastiques au Khumbu repose sur les donations que leurs lèguent les touristes, les

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214

Sherpas des communautés les plus proches d‟eux et d‟autres groupes religieux bouddhistes

– la plupart internationaux – sensibles à la cause des réfugiés tibétains.

Parfois, les nonnes de Thamo, à l‟instar des moines d‟autres monastères au

Khumbu, accueillent parmi leurs rangs des enfants de réfugiés qui ont accompli leur

éducation religieuse en Inde ou ailleurs dans le monde. D‟autres fois, les gompas

villageoises et même les écoles accueillent des Sherpas qui ont terminé eux-aussi un cursus

monastique bouddhiste ailleurs au Népal ou à l‟extérieur du pays. C‟est par exemple le cas

de Phurba Goeling de Khumjung qui, lors de mon séjour au Khumbu, enseignait certains

aspects de la tradition bouddhiste aux jeunes inscrits à l‟école secondaire de l‟endroit.

Phurba Goeling a vécu quinze années de sa vie dans un grand monastère du sud de l‟Inde.

Jusqu‟à l‟âge d‟environ vingt ans, il a étudié à Tengboche au Khumbu avant de quitter

cette institution pour une autre offrant un cursus religieux plus approfondi. Son retour

temporaire à Khumbu correspond avec l‟élaboration de la part des comités d‟usagers de la

ZT et des CDV d‟initiatives pour revigorer la pratique de la religion chez les jeunes au

Khumbu.

Je constate également que certains lieux d‟enseignement, de retraite, de médiation

et de prière, dont des monastères, en Inde et ailleurs dans le monde, sont de plusieurs autres

façons affiliés au Khumbu. C‟est le cas notamment de la petite gompa et de la caverne de

Lawudo qui offrent le gîte à des visiteurs étrangers souhaitant y compléter une retraite

spirituelle. La gompa de Lawudo fait partie d‟un réseau et d‟une fondation bouddhiste qui

animent des activités dans une foule de pays sur tous les continents.

Au fil de ces exemples de changements architecturaux, de reconstructions de

monastères et de couvents tibétains au Khumbu, d‟éducation religieuse et de mise en

relation et en réseau des institutions bouddhistes, dans le contexte contemporain,

j‟entrevois qu‟un travail de spatialisation s‟impose. Bien que n‟étant pas totalement

encapsulé par le mode de production capitaliste, il partage cependant beaucoup avec lui à

l‟égard des déplacements et des échanges. Cet espace de représentation de la religion

s‟élèverait sans doute en alternative aux pratiques touristiques capitalistes, si ce n‟est que,

d‟un côté, les pèlerinages des Sherpas sont exclusifs à ceux d‟entre eux qui ont gagné avec

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le tourisme le moyen de les accomplir et, d‟un autre côté, les échanges et le réseautage des

institutions bouddhistes du Khumbu est souvent le prétexte de voyages et de rencontres

entre détenteurs de moyens capitalistes, qu‟ils soient touristes ou hôteliers. L‟espace de la

religion, bien qu‟il ne soit pas égal à celui du tourisme, souvent n‟est investi et réapproprié

que par ceux qui prospèrent dans le tourisme.

4.4.6 L’éducation et l’émigration

D‟une part le succès des Sherpas engagés dans le tourisme a permis au Khumbu de

se transformer matériellement et socialement. D‟autre part, ce même succès à une

incidence sur les migrations sherpanis, lesquelles se produisent grâce au tourisme et

s‟arriment avec lui, comme c‟est le cas avec les pèlerinages. Puisque la venue du tourisme

a coïncidé avec la restriction de la Chine sur le commerce transhimalayen, l‟industrie

touristique est peut-être tout autant la cause de déplacements saisonniers que le facteur qui

a prévenu un exode massif des Sherpas hors du Khumbu à la recherche d‟alternatives

économiques (Stevens 1993b : 426) Si le tourisme recadre le paysage du Khumbu dans un

espace touristique plus grand, c‟est qu‟il fournit aux agents du Khumbu les moyens de

transformer leur situation tout autant qu‟il accapare des lieux, du travail et des capitaux lui

servant à se reproduire. Le tourisme, en tant qu‟activité économique et productive, est le

moteur, c‟est-à-dire le mode du changement au Khumbu et la force orientant le travail des

communautés y résidant, tout en leur permettant voyager et d‟établir de lucratifs

commerces à Katmandu (Adams 1996, Stevens 1993b).

J‟ai choisi de traiter de l‟éducation dans la dernière section du dernier chapitre de

mon mémoire principalement à la suite de l‟affirmation de Fisher selon laquelle : « While

tourism knocked the Sherpa economy off center, the schools brought change but also gave

Sherpa society the tools to maintain its cultural equilibrium » (1990 : 173). D‟autres

chercheurs évoluant dans les mêmes années que Fisher ont posé le problème à l‟inverse :

alors que le tourisme se développe au point de devenir d‟importance centrale dans la

production du Khumbu et dans sa réinscription dans un espace touristique plus large, les

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216

jeunes Sherpas subissent très tôt la tentation de décrocher de leurs études afin de s‟investir

dans les activités touristiques lucratives fondées par leurs parents et pour lesquelles ils

n‟ont pas besoin d‟aucune qualification particulière (Brower 1991a). Il semble par ailleurs

que plusieurs parents souhaitent que leurs enfants apprennent en premier lieu l‟anglais qui

leur servira à répondre aux demandes de l‟industrie touristiques. Ce souhait en lui-même

indique la prévalence d‟une « subjectivité touristique » au sein même des projets éducatifs

qu‟établissent les Sherpas pour eux-mêmes et pour leurs enfants.

D‟autres chercheurs encore pointent vers le fait que l‟éducation du cursus étatique

prodiguée en népalais et en anglais aux Sherpas risque d‟entraîner la disparition des savoirs

locaux (Spoon et Sherpa 2009, Spoon 2008, Stevens 1993a et 1993b). Cette crainte est

partagée par beaucoup d‟adultes sherpa dont certains d‟entre eux qui proposent des actions

pour éviter la perte de savoirs qui informent les Sherpas sur leur façon particulière

d‟habiter le monde. Pour ma part, je constate que les réalisations des étudiants Sherpas les

plus citées et célébrées dans le Khumbu concernent entre autres les accomplissements des

figures d‟A. R. Sherpa de Khunde, qui a étudié en Nouvelle-Zélande et au Pays de Galle la

gestion et la conservation des aires protégées (son mémoire déposé en 2002 s‟intitule

Making Wilderness Area Management Sustainable through Ecotourism) et d‟A. J. Sherpa

qui, inspiré à l‟idée de s‟envoler sur les ailes des avions compacts desservant Lukla, est

devenu pilote, d‟abord au Népal, aux manettes de petits avions, puis en Allemagne, où il

opère des vols sur des Boeings 757 (Sherpa et Höivik 2003).

Comme me le mentionnait mon informateur Lhakpa Lama de Namche Bazaar, qui

travaille pour la marque Sherpa Adventure Gear dont il a été question plus tôt dans le

présent chapitre, aujourd‟hui une majorité de jeunes sherpas a accès à une éducation de

base, voire dans certains cas une éducation privée de haute qualité. Lhakpa Lama affirme

que cet état de fait a plus que toutes choses procuré la liberté pour les jeunes du Khumbu

de choisir leur profession, alors que celle-ci était en quelque sorte hérité de leurs parents

par le passé. À la lumière de mon analyse, dans l‟espace du tourisme, cette « liberté de

choix » obtenue après des années d‟éducation permet certes pour un jeune adulte de se

positionner sur un marché touristique au Khumbu, ou de choisir des alternatives, à

Katmandou, sur d‟autres marchés. À la lumière des deux exemples cités plus haut,

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217

l‟éducation prodiguée au Khumbu n‟est pas en soi un espace de représentation qui vient

contester l‟espace englobant et dominant du tourisme, de la conservation environnementale

ou du capital. Toutefois, elle vient assurément fournir des outils aux Sherpas pour atteindre

les objectifs d‟un tourisme de meilleure qualité, mieux contrôlé par eux – ou d‟émigrer

pour se greffer profitablement à d‟autres industries.

Synthèse du Chapitre 4

Dans la première partie de ce chapitre, j‟ai soutenu l‟idée que les représentations de

l‟espace, qu‟elles appartiennent aux touristes, à leurs guides de voyage et à leurs cartes,

interviennent autant au niveau de la matérialité du Khumbu en l‟éclairant dans une lumière

singulière qu‟à celui du corps, transformant et informant les dispositions de ce dernier, ses

habitudes c‟est-à dire en d‟autres mots, transformant l‟habitus des agents qui y résident ou

qui visitent la région au pied de l‟Everest. Ces représentations, au niveau de la vie vécue,

sont certes par ensuite renégociés entre les différents agents du Khumbu, entre les touristes

et les Sherpas, entre les Sherpas et l‟État et des instances d‟une multitude de pays, mais il

n‟en demeure pas moins que certains agents économiquement ou socialement mieux

positionnés par rapport aux autres réussissent avec plus de succès à faire valoir leurs

représentations et leurs projets pour l‟espace dans lequel ils viennent inscrire le Khumbu.

Dans la deuxième partie, j‟ai pu établir que le plan de gestion du PNS et les

régulations qu‟il interpelle œuvrent de façon similaire aux représentations cartographiques

et discursives approchées dans la première partie du chapitre. Ensemble, ils tranchent entre

« nature » et « culture » et promeuvent la transformation de l‟espace et son expansion à-

travers les activités touristiques, ses échanges, ses marchandises. Le travail du PNS a pour

effet de fonctionnaliser le Khumbu et pour objectif de mettre sa « nature » sur un marché

touristique. En s‟appropriant une part des revenus liés à l‟exploitation et à l‟accès au

territoire, les agents du PNS prévoient assurer la conservation de l‟environnement, c‟est-à-

dire la pérennisation de ce qui « environne » l‟agent touristique, sans remettre en cause le

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statu quo des inégalités socioéconomiques entre ce dernier et les autres agents du Khumbu

et en validant des modèles de conservation importés de par le monde.

Dans la troisième partie de ce chapitre, j‟ai dénombré et commenté quelques-unes

des dynamiques traversant des lieux qui supportent des processus transformatifs et des

activités reproductives de l‟espace du Khumbu, qu‟ils relèvent des marchés, de la

production et de l‟expérience des paysans et des porteurs, de la production des hôtels et des

monastères, des réseaux tissés par les pèlerinages et l‟observances de pratiques bouddhistes

ou de l‟éducation et de l‟émigration. Tous ces lieux et ces activités interpellent l‟espace

touristique capitaliste d‟une part et d‟autre part lui soumettent des ajouts, des

transformations, des innovations dans lesquelles l‟agent peut prendre place. Toutefois, à

l‟analyse, je perçois que ces espaces liminaires n‟offrent pas entre eux d‟alternatives réelles

au tourisme. D‟un côté le tourisme s‟approprie la triade terre, travail et capital, et les

relations dialectiques qui les animent, il devient le lieu commun, l‟espace totalitaire

enchâssant tous les lieux du Khumbu – et même certains lieux éloignés, investis par des

instances internationales et intergouvernementales répondant aux rythmes du capital. D‟un

autre côté, la terre, le travail et le capital sont perçus et vécus différemment par une

panoplie d‟agents sociaux impliqués autant dans la production d‟un espace totalitaire que

dans celle d‟espaces liminaux qui font état de la richesse du grain social et des iniquités qui

le ponctuent. En conclusion, cette tension entre des représentations autoritaires et

totalitaires et des espaces liminaires et marginaux est l‟espace, qui est le support et l‟enjeu

des luttes sociales qui « parlent au pouvoir et au capital » mais prennent racine dans

l‟expérience qu‟incorpore l‟agent situé dans le monde, cet agent pour qui le monde

quotidien en est un qui est perçu et vécu ou subi, qui possède une histoire affective et

sensible.

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Conclusion.

L’apport des théories et des pratiques anthropologiques à la

réflexion sur le devenir du Khumbu

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221

Conclusion.

L’apport de l’anthropologie à la réflexion sur le devenir du Khumbu et

sur ses questions socioenvironnementales

Dans le Khumbu, tout comme au Népal, dans les pays qui lui sont voisins et à la

grandeur du globe, l‟espace sous toutes ses formes est de plus en plus défini par des

spécialistes qui appliquent au devenir des sociétés leurs concepts génériques de nature et de

culture, leurs logiques d‟abstraction des échanges dérivées de visions macroécologiques et

macroéconomiques. Ces conceptions président à l‟élaboration de plans et de programmes,

des représentations qui rationnalisent la production à grande échelle, qui l‟organisent et

l‟optimalisent, et qui se matérialisent dans des institutions comme l‟État, les aires

protégées, les ONGs environnementales ou de développement et la société en général. Bien

à leur tour, ces représentations et ces institutions engendrent en théorie tout comme en

pratique d‟importantes transformations au niveau des relations entre l‟humain et son

environnement, d‟une part criminalisant certaines pratiques, d‟autre par incitant à

l‟adoption d‟autres jugées plus profitables socialement. À l‟analyse, je constate

qu‟aujourd‟hui les leviers conceptuels de la conservation des ressources environnementales

et du développement économique des sociétés réduisent une infinité de relations

socioenvironnementales développées sur le long temps à leur plus petit commun

dénominateur, à l‟échange de marchandises et à la consommation de richesses, sans rendre

compte des histoires et des conjonctures complexes menant à l‟avènement d‟un milieu de

vie habitable reflétant le mode de vie particulier de ses habitants. Le cas du Khumbu est

éloquent à cet égard.

Dans le Khumbu, à partir du corps et pour l‟agent habitant le monde, les

particularités du paysage perçu sont le résultat d‟un immense travail partagé socialement,

d‟une implication attentive et attentionnée dans et pour le monde sur plusieurs générations,

au-travers de régimes de pouvoir et de régimes de savoirs, à l‟intérieur comme au-delà

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222

d‟ensembles géopolitiques constamment redéfinis et de négociations politiques ponctuelles

et répétées. Grâce à des techniques telles l‟ethnographie et la recension et l‟analyse

documentaire, j‟ai pu observer qu‟au Khumbu aujourd‟hui prédominent par rapport au

travail social menant à la définition de l‟environnement des pratiques et des logiques

accessoires à la production capitaliste, qui par le tourisme dans un premier temps, mais

aussi par la conservation et le développement dans un autre temps, viennent modifier le

caractère du paysage et le respatialiser dans un ensemble de discours et de pratiques portés

à l‟échelle mondiale. D‟un milieu de vie habitable orienté vers les besoins quotidiens, le

Khumbu est devenu l‟habitat optimalisé de l‟expansion des marchés et de l‟accroissement

des échanges.

J‟ai voulu à travers ce mémoire comprendre ce qu‟est le milieu de vie et

l‟environnement de la société vivant au pied de l‟Everest, tout en considérant l‟articulation

des pratiques quotidiennes et de la production locale de cette dernière avec une production

généralisée qui s‟exprime surtout par le spectre du tourisme et la logique du capitalisme.

L‟approche que j‟ai retenue appartient à ce vaste champ d‟étude qu‟est l‟anthropologie de

l‟environnement et m‟a permis de tisser des liens concrets, appuyés par des donnés et une

analyse rigoureuse, entre les relations vécues et subies en société et celles prenant place

entre un corps, un organisme, un agent, et le contexte de son habitation, son

environnement, l‟espace qu‟il produit et auquel il s‟adapte dialectiquement, que ces

relations s‟expriment sous forme de discours, de pratiques au quotidien ou par le

truchement de représentations schématiques et d‟objets matériels.

Dans le but d‟exposer clairement les relations et les tensions entre mes propres

concepts que sont le paysage et l‟espace, lesquels j‟ai exposés dans le Chapitre 1, j‟ai

procédé en trois étapes, chacune correspondant à un angle d‟approche particulier du

problème lié à l‟explication de la diversité des relations socioenvironnementales chez

l‟humain au Khumbu. J‟ai tenu à contextualiser la production du paysage propre au

Khumbu dans un premier temps (Chapitre 2), puis à explorer plus en profondeur son

existence en tant que milieu de vie dans un deuxième temps (Chapitre 3) avant d‟aborder

dans un troisième et dernier temps, dans le Chapitre 4, les processus largement touristiques

et définitivement capitalistes qui aujourd‟hui intègrent le Khumbu dans les rouages et les

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mécanismes d‟une production de l‟espace généralisée, marchandisée et globale. Ces trois

temps de l‟analyse m‟ont permis d‟abord de comprendre le Khumbu en tant qu‟artefact

historique et politique de modes de vie qui n‟étaient pas, par le passé, subordonnés aux

marchés capitalistes et au tourisme, de le considérer ensuite en tant que lieu des relations

quotidiennes, vécue phénoménologiquement, émotivement et sensiblement, et enfin, de

l‟appréhender en tant qu‟enjeux à l‟intérieur de relations de production capitalistes

internationales.

Au final, les chapitres de mon mémoire dans leur succession ont le mérite de

souligner que les relations socioenvironnementales, en plus d‟être diverses en nature,

possèdent un nombre impressionnant de facettes et de dimensions complexes. Les relations

de coproduction qui prennent place entre des organismes et leur environnement sont riches

et changeantes parce qu‟à la fois historiques et politiques, c‟est-à-dire à la fois la finalité, le

produit, le processus et l‟enjeu de la transformation ou de la reproduction du monde vécu,

du paysage perçu et de l‟espace subi. Mon étude au Khumbu des relations entre des agents

et ce qui les environne montre que les relations socioenvironnementales sont contingentes

et sans cesses reconfigurées dans le temps au gré des actes commis par qui possède le

pouvoir et par qui a la capacité d‟agir, de contester et de s‟approprier à son tour le pouvoir,

au fil des négociations entre qui produit d‟une part des espaces dominants et de qui bâtit

d‟autre part des espaces liminaux, tous espaces qui dialectiquement tissent la riche toile de

la vie vécue.

Dans le Chapitre 2 d‟abord, j‟ai traité en premier lieu de la question des activités

traditionnelles qui animaient le Khumbu avant son ouverture au tourisme et à

l‟international au milieu du XXe siècle. L‟agriculture, l‟élevage et le commerce

transhimalayen, au même titre la religion bouddhiste, ont laissé une empreinte distinctive

dans le paysage du Khumbu, une empreinte encore observable aujourd‟hui. Par

conséquent, j‟ai pu examiner comment les transformations du paysage sont elles-mêmes

survenues dans un cadre pratique défini par les relations entre les résidents du Khumbu et

ceux des États voisins, le Tibet, le Népal et l‟Inde. Ces relations, comme je les ai illustrées,

sont venues qu‟à changer en elles-mêmes et surtout sont parvenues à transfigurer le

Khumbu. Les négociations au sein par exemple d‟un État Kipat (autonome) et d‟un État

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népalais moderne expliquent les disparités socioéconomiques chez les résidents du

Khumbu ainsi que l‟apparition et la disparition de certaines institutions personnifiées par

des pembu (collecteurs d‟impôt) et des shingi-nawa (gardes forestiers). Encore, les

relations entre un bouddhisme Nyangmapa et un autre Gelugpa règlent l‟adoption de

critères moraux et l‟allocation des ressources au Khumbu pour l‟édification de monastères,

pour la tenue de festivals, pour la propagation d‟affiches du palais de Potala et du Dalaï-

lama, elles-mêmes flanquant des posters où figurent des paysages des Alpes suisses et de la

ligne d‟horizon de New York ponctuée de gratte-ciels. Dans le même chapitre, j‟ai en effet

posé les bases de ma réflexion sur les changements autant dans les relations

socioenvironnementales que dans l‟environnement et dans l‟agent social au Khumbu, les

dernières sections du chapitre abordant les questions de la fermeture de la frontière

tibétaine, de l‟ouverture du Népal à l‟étranger et de la création d‟une aire protégée pour

Everest, le Parc National de Sagarmatha (PNS).

Ensuite, dans le Chapitre 3, j‟ai cherché à comprendre comment le paysage est la

manifestation concrète et tangible de la coproduction du corps et de ce qui l‟environne. Je

me suis questionné à savoir comment le paysage devient un milieu de vie habitable pour

ceux qui, quotidiennement, négocient leur place dans le monde. Pour ce faire, j‟ai exploré

comment divers éléments du paysage répondent aux besoins de ses habitants et sont en

même temps marqués par l‟usage du monde de ces derniers. J‟ai pour ce faire choisi un

nombre limité mais exemplaire d‟éléments paysagers pour la production desquels les

habitants du Khumbu adoptent des pratiques profondément significatives dans le contexte

de l‟élaboration des relations entre l‟humain et l‟environnement. Ces éléments sélectionnés

sont les glaciers, les villages, les forêts, les monastères, les yaks, les sentiers, les hôtels, les

esprits et les divinités. Au sujet de chacun d‟eux, j‟ai élaboré à propos de leur existence

matérielle, sentimentale et pratique, ainsi que sur leurs caractéristiques dans le droit

coutumier et par rapport à la législation en vigueur aujourd‟hui au PNS et au Népal.

Enfin, dans le Chapitre 4, j‟ai appréhendé la question de l‟intégration du Khumbu

dans un espace mondial où le mode de production dominant est capitaliste et où les moyens

non pas seulement de production, mais aussi les moyens de spatialisation, c‟est-à-dire les

moyens d‟emplacement du Khumbu en miroir à l‟espace du travail, dans le contexte de la

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division internationale du travail, sont touristiques. J‟ai appréhendé les représentations et

les pratiques touristiques capitalistes au Khumbu en tant qu‟outils et en tant qu‟efforts à la

base de la formation de nouveaux réseaux et de nouvelles filières regroupant des agents

sociaux en groupes distincts sur différentes échelles, qu‟elles soient locales ou

internationales. Ces réseaux et filières sont aussi, parce qu‟ils sont le cadre de la vie

quotidienne, des espaces de représentation où les agents sociaux fomentent le devenir du

Khumbu par rapport à l‟espace capitaliste mondial, dans des séries de relations

dialectiques. Le Chapitre 4 se conclue sur l‟idée que l‟espace produit socialement est

fluide, en continuel mouvement et en perpétuel changement, bien qu‟au-travers de ces

transformations affectant l‟espace se confirment des processus de valorisation et de

marchandisation des éléments de la vie quotidienne conceptuellement rattachés à la nature

et à la culture. Ces processus pour leur part viennent retravailler les corps, les agents du

Khumbu, le paysage et l‟environnement au pied de l‟Everest selon une logique

expansionniste, souvent formalisée, créatrice d‟inégalité au sein des populations qui

nouvellement s‟intègrent aux marchés globaux et dans la compétition qui caractérise un

travail divisé à l‟international.

J‟ai préféré lors de ma rédaction découper mon analyse entre les chapitres 3 et 4 à

la lumière de ma constatation à l‟effet que la production capitaliste a d‟un côté une

influence directe sur le devenir du Khumbu, en plus d‟assumer d‟un autre côté dans les

discours et les pratiques les apparences d‟un processus inéluctable. Je souhaitais alors

montrer la relativité, la contingence du processus de production capitaliste au Khumbu. Je

conçois qu‟il ne pourrait y avoir d‟approche critique de l‟espace dominant sans

l‟exploration des espaces alternatifs préexistant à la production capitaliste, espaces

observables dans le paysage traditionnel qui est doté d‟une capacité d‟hystérésis.

Les chapitres 3 et 4 reflètent du coup mes intérêts pour deux concepts distincts mais

qui partagent beaucoup l‟un avec l‟autre, nommément le paysage et l‟espace. Le choix que

j‟ai fait de découper mon analyse entre une attention portée au paysage puis à l‟espace

repose sur aussi sur la mise en tension des deux termes par rapport à la question du

politique. En effet, Ingold, dans sa « dwelling perspective », ne problématique que très peu

la question du politique, la question du pouvoir. Ses études se concentrent sur l‟agent dans

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le but de témoigner de la diversité des modes de vie chez l‟humain. Cette approche qui

insiste sur la façon dont des agents et des groupes humains se différencient les uns par

rapport aux autres grâce à leurs pratiques – le côté particulariste de la vie, le côté

idiographique de l‟anthropologie – fournit des études de cas étoffées peuvent intéresser et

inspirer les décideurs, technocrates, agenceurs et découpeurs de l‟espace (d‟après Lefebvre

2000 : 48). Mais cette même « dwelling perspective » est difficilement critique du travail

desdits décideurs. En contrepartie, Lefebvre indique dans sa théorie de la production de

l‟espace les bases d‟une approche nomothétique qui fait l‟analyse de la production à

plusieurs niveaux, traversant au passage les échelles, depuis l‟organisme jusqu‟à

l‟international. Cette approche qui gagne à être appuyée d‟études de terrain poussées a

pour objectif de déceler dans le devenir du monde la marque du pouvoir et d‟en dresser la

critique.

Mon analyse, partagée entre des concepts cherchant à consigner la richesse de

l‟expérience vécue in situ, dans un corps et un environnement, et d‟autres concepts

questionnant la production et la reproduction des inégalités dans les processus faisant

advenir les corps et leur environnement, souligne le caractère contingent, historique et

localement spécifique du Khumbu en face de processus globalement généralisés, mais à

l‟évidence ne s‟exprimant pas de façon monolithique partout dans le monde. Mon approche

témoigne en somme des relations entre le local et le global en discutant de ses dimensions

vécues corporellement et environnementalement dans un contexte donné, ici le Khumbu.

Ce genre d‟approche, je n‟en doute pas, peut s‟appliquer à d‟autres contextes et à d‟autres

expériences de la production des mondes humains.

J‟ai aussi pu montrer dans le cadre de mon étude que l‟approche par le concept du

corps est éminemment politique et convoque à des réflexions sur des questions de justice et

d‟équité. Le corps appartient à la pratique et à la production : il est l‟objet d‟appropriations

et de réappropriations, d‟articulations et de transformations opérées socialement. Il est un

pendant et un niveau de l‟espace toujours en négociation, toujours un lieu de contestation.

Une étude qui analyse d‟une part les caractéristiques biophysiques d‟un lieu, les pratiques

productives y survenant, les modes de penser, de découper et de transmettre ou d‟échanger

la propriété foncière, les lois et les règlements qui s‟appliquent sur l‟environnement ainsi

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pensé et découpé, serait incomplète sans une attention portée au concept du corps. D‟autre

part, la problématique de la production des marchandises, de leur échange, des relations

qui soutiennent les flots des capitaux à plusieurs échelles, des liens entre des

représentations et la fonctionnalisation de l‟espace, sa rationalisation et son optimisation

dans le but d‟assurer la pérennisation de la production capitaliste, n‟aurait pas le même

intérêt si elles n‟affectaient pas aussi la production des corps, leur distribution dans

l‟espace et le devenir de milieux pour la vie.

Chacun des chapitres ici reliés, à l‟instar des concepts retenus lors de l‟analyse, se

prêtent à plus de discussion. J‟estime que les échanges sur les questions évoquées par ma

recherche doivent dès aujourd‟hui survenir et prendre place autant dans les cercles des

concepteurs de l‟espace au Khumbu – l‟État népalais, le PNS, les ONGs

environnementales qui les conseillent – qu‟auprès de la société habitant dans la région au

pied de l‟Everest, en s‟instituant au-delà du principe actuel de « participation locale », en

prenant compte des plus marginalisés au sein des villages, des hameaux et des stations

touristiques. Le dialogue doit du même élan prendre en compte les particularités locales du

paysage, la « nature » précise des relations socioenvironnementales propres à chacun des

groupes d‟agents engagés dans la production du Khumbu et les intérêts promus à

l‟international pour la conservation de l‟environnement, le développement local et

régional, les espaces de vacances, de tourisme, de fête et d‟aventure.

La région au pied de l‟Everest, non seulement comme je l‟entends mais comme elle

est généralement présentée et vécue, est le catalyseur de passions pour des environnements

à l‟esthétisme époustouflant présentant des défis autant physiques que gestionnaires. Mon

étude, qui ajoute au matériel déjà publié sur le Khumbu, adopte une position où l‟accent est

mis sur le caractère transitoire des expériences socioenvironnementales. Les projets de

conservation de l‟environnement et de développement touristique, malgré ce que l‟on en

dit, n‟ont rien à voir avec la préservation d‟une nature située à l‟extérieur des corps et des

sociétés ou avec la protection d‟écosystèmes réglés par des lois inaltérables. Ce qui

environne l‟Everest et les habitants du Khumbu, cet environnement, est relatif à une

production sociale qui reflète les décisions concrètes de l‟Homme par rapport à son mode

de vie. Les scientifiques s‟intéressant au devenir du Khumbu doivent considérer

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pleinement la nature politique des transformations socioenvironnementales survenant dans

cette région de l‟Himalaya dans le contexte même de la « conservation ». Les études

socioenvironnementales au Khumbu ne peuvent plus aujourd‟hui éluder des problèmes de

recherche permettant de mieux comprendre comment la marchandisation de certains

éléments de l‟environnement himalayen et des relations sociales au sein des communautés

de montagne structure les transformations qui y sont perçues et vécues ou subies. Je ne

peux qu‟enjoindre mes pairs chercheurs à réfléchir autant à partir de bases utopiques que

scientifiques sur la potentialité de voir dans le futur surgir au Khumbu ou ailleurs dans le

monde d‟autres modes d‟habiter l‟espace qui ne seraient pas sous-jacents à la

marchandisation capitaliste de l‟ensemble des existants et des existences

socioenvironnementales.

L‟élevage des yaks, par exemple, a façonné le paysage traditionnel du Khumbu en

alliant solidement les rythmes saisonniers, les déplacements spatiaux, les pratiques

quotidiennes, les relations entre les animaux et les humains et les relations des humains

entre eux. Puisque l‟élevage du yak s‟est montré capable d‟allier des échanges marchands

ou s‟en priver selon ses logiques et ses besoins intrinsèques et indépendants, il importe de

comprendre sa contribution distinctive dans l‟espace vécu du Khumbu d‟une part et d‟autre

part de comprendre la façon avec laquelle il s‟articule aujourd‟hui avec des pratiques

économiques résolument capitalistes. De telles pratiques ambivalentes situées entre le

mode de production capitaliste et d‟autres modes de bâtir le monde peuvent renseigner qui

les étudie attentivement sur les alternatives concrètes aux méthodes actuelles de produire

l‟espace, des méthodes qui, en généralisant et en rationnalisant les échanges marchands,

risquent fort d‟affecter négativement la disponibilité et la santé des ressources

environnementale et humaines à court, moyen ou long terme.

Dans la foulée, des agents sociaux intéressés par le Khumbu se creusent une niche

privilégiée dans la production capitaliste et légitiment aux yeux de tous leurs pratiques

d‟appropriation des ressources environnementales pourtant indispensables à l‟existence du

Khumbu en tant que milieu de vie équitablement partagé par ses habitants. Dans ce

contexte, la « participation locale et communautaire » au Khumbu n‟est déjà plus

l‟expression de l‟intérêt venant des communautés locales « en général », comme on

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voudrait bien le croire, sinon qu‟elle est signe des inégalités qui ont été développées au

sein de ses communautés dans le processus de production d‟un espace de vacances

mondialement reconnu.

Au-delà de la question de la redistribution juste des capitaux qui circulent dans le

Khumbu se pose celle, plus fondamentale, à savoir comment les capitaux circulent dans le

Khumbu, grâce à quelles représentations et quelles pratiques de l‟espace. L‟espace des

vacances de cette région de l‟Himalaya doit être entendu comme distinct de celui du travail

bâti socialement ailleurs dans l‟espace-monde, quoiqu‟en relation avec ce dernier, c‟est-à-

dire impliqué dans une relation dialectique de coproduction des espaces mondiaux. Une

étude de la production du Khumbu non seulement interroge la gestion

socioenvironnementale des ressources et les relations socioenvironnementales négociées in

situ, mais doit parallèlement considérer les modes de consommations préprogrammés dans

l‟espace du travail à l‟échelle-monde. Par conséquent, la définition de ce qu‟a de particulier

l‟environnement du Khumbu pose la problématique du paysage et de l‟espace à toutes les

échelles de leur production, du local à l‟international. Dans un premier temps, il s‟agit de

s‟interroger à savoir quelles sont les relations vécues au Khumbu. Pourquoi ces relations-ci

et non pas d‟autres ? Dans un deuxième temps, il faut questionner quelles représentations

de l‟espace, quelles pratiques sociales spatiales supportent la matérialisation de ces

relations dans le monde. Dans un troisième temps, il est primordial d‟allouer du temps à la

réflexion sur les effets vécus des espaces ainsi matériellement créés, produits et reproduits.

Sur quelles bases scientifiquement et philosophiquement pondérables entamer alors la

production d‟espaces alternatifs reflétant les besoins et les volontés des agents les plus

concernés par le quotidien du Khumbu ?

La présence de plusieurs groupes d‟agents au Khumbu complexifie l‟ethnographie

et l‟analyse anthropologique des relations y survenant entre l‟humain et son

environnement. Pour l‟anthropologie, il est significatif, sinon urgent, de développer des

cadres de travail suffisamment robustes afin d‟assurer une « participation locale »

théoriquement et philosophiquement fondée. C‟est ce genre de travail que j‟ai pu réaliser

sur mon terrain grâce à l‟emploi de méthodes participatives et de jeux photographiques

cernant les intérêts particuliers d‟une panoplie d‟agents tous très différents les uns des

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autres. J‟ai aussi pu mieux comprendre la vie vécu des agents du Khumbu grâce à un devis

de recherche visant explicitement à sonder et comprendre par quels processus, pratiques et

partages ceux-ci se constituent en groupes distincts impliqués à divers niveaux dans des

négociations quotidiennes dans un espace et pour le devenir de l‟espace qu‟ils désirent

avoir pour milieu de vie. L‟anthropologie, alliant une approche de terrain et des analyses

théoriquement fortes, est toute désignée pour l‟étude des effets de la production capitaliste,

de la consommation touristique, du déroulement des projets de développement et de

conservation. De surcroît, la discipline anthropologique possède des bases solides

permettant d‟appréhender la problématique question de la justice et de l‟équité sociales.

J‟ai ouvert cette porte en montrant qu‟au Khumbu, des droits sociaux deviennent des

privilèges : c‟est ce que je constante quand je note qui s‟accorde des pèlerinages, une

éducation de qualité, des voyages. À la lumière de mes observations, la pratique d‟une

anthropologie critique est à promouvoir afin de comprendre quel monde, quels milieux de

vie, quels espaces développe-t-on en société, et quels rejete-t-on ? Quelles relations

particulières entre l‟humain et l‟environnement conserve-t-on, comment et pour le bénéfice

de qui ?

En définitive, les relations dialectiques coproduisant les corps et ce qui les

environne, de même que les réseaux et les filières de l‟espace (capitaliste) sur lesquelles

elles débouchent dans le contexte actuel, non seulement sont complexes « en nature » mais

aussi en constante transformation. Seule une attention minutieuse portée aux rythmes, aux

sensations et aux pratiques propres à tous les groupes d‟agents situés dans le monde,

rythmes et pratiques les différenciant les uns des autres, mais qui les mettent en rapport les

uns avec les autres, peut mener à une meilleure compréhension des enjeux de la production

paysagère et spatiale et ce, au Khumbu comme ailleurs.

Une participation directe – plutôt qu‟une optimisation de la production et de ses

profits ou une redistribution calculée des revenus masquant les inégalités à la base même

de leur génération – est à préconiser pour faire advenir un espace plus juste pour tous au

Khumbu. La « participation locale » dans le contexte actuel est un mécanisme de

reproduction des inégalités et de la production de l‟espace par des groupes ayant la main

mise sur les représentations, les pratiques et les relations liées à l‟expansion du capital. La

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reconnaissance de l‟existence et de la participation de l‟ensemble des agents du Khumbu

envers la production du paysage et de l‟espace est primordiale si l‟on vise l‟avènement

d‟un milieu de vie juste pour ces derniers. Les bases de cette reconnaissance sont à fonder

autant scientifiquement et philosophiquement : plutôt que d‟astreindre les fonctions de

l‟espace et la diversité des relations socioenvironnementales liant des corps et leur

environnement à un calcul de coûts et de bénéfices, la réflexion à venir devra envisager les

moyens concrets menant à la fondation d‟entreprises sociales dont le produit le plus

valorisé ne sera pas le capital mais l‟équité elle-même.

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Annexe 1.

Description des 47 photos utilisées dans l’exercice photographique

1. Enfant Rai assis au pied d‟un mur de mani à Goyom

2. Katas et drapeaux de prières sur un arbre au sommet du col Lamjura

3. Scène d‟agriculture, déchaumage (femme) et labours avec bête de somme (homme) près de

Jumbesi

4. Murs de mani et stupa à Ghat

5. Intérieur d‟une maison traditionnelle Sherpa (musée de la culture Sherpa à

Mandelphu/Namche Bazaar)

6. Maison de Zarok couverte de pâtés de bouse de vache, mis là à sécher pour en faire du

combustible

7. Monuments funéraires sur la moraine séparant Periche de Dingboche

8. Pavot bleu (Meconopsis sp.) dans un paysage alpin

9. Autel (lap-so) du Camp de base de l‟Everest

10. Drapeaux de prières au sommet du Col de Renjo

11. Cuisinière cuisant des pains plats (chapati) sur feu de bois dans une hutte de

Najingdingma

12. Vue en plongée des glaciers autour de Chhukung au-dessous de l‟Ama Dablam

13. Porche (Kani) richement ornementé du monastère de Tingboche

14. Parapentiste en action avec l‟Ama Dablam en arrière-plan

15. Chute à l‟entrée de Benkar

16. Randonneurs traversant le glacier vivant de Cho La

17. Roselin tacheté (Carpodacus rubicilla)

18. Vue en plongée de Gokyo (le lac et la station touristique éponymes) et du glacier

Ngozumpa avec le Mont Cholatse en arrière plan

19. Collection de livres sacré et autel bouddhiste dans la salle commune d‟un hôtel de Gokyo

20. Baies rouges tachant le paysage au-delà de Dingboche

21. Thar de l‟Himalaya [Capricornis thar]

22. Stupa ancienne dont la forme est miroitée par l‟Ama Dablam

23. Zokpios chargés de sac de pomme de terre et leur guide

24. Salle commune d‟un hôtel bondée de touristes à Tengboche

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25. Randonneuse dans le fracas rocheux de le descende de Chhukung Ri, pic subsidiaire du

massif de Lotse et de l‟Everest culminant à 5 550 mètres

26. Vue en plongée de terrasses agricoles au dessus de la rivière Likhu (Likhu Khola)

27. Moraine du glacier Khumbu avec le Mont Pumori jaillissant au-dessus de ce dernier

28. Anthropologue gratifié de l‟accolade d‟un jeune sherpa (4 ans) très affectueux, à Paiya La,

en arrière plan le Pharak

29. Enfants au bord de la rue et camion juché sur des tréteaux à Jiri, localité où le réseau routier

népalais abdique devant le contrefort himalayen

30. [X], vue du Pharak [village]

31. Glacier Ngozumpa, l‟Everest en arrière plan

32. Glacier Khumbu, regard porté en direction du Camp de base de l‟Everest et des séracs qui

marquent la route alpine sur la montagne

33. Quelques tentes dans un Camp de base tranquille, en automne

34. Volleyball scolaire à Jumbesi

35. Pont suspendu au-dessus de la « rivière de lait » (Dudh Kosi) au confluent de la Bothe Kosi

et au pied du promontoire montagneux sur lequel s‟assoit Namche Bazaar

36. Âne transportant des sacs de riz, cloche au cou

37. Pont de métal de Shivalaya

38. Statut du Boudhha

39. Morne vue en direction d‟Everest (nuage couvrant son sommet) depuis l‟Hotel Everest

View, Syangboche

40. Jeune vache et hôtel sommaire près de Goyom

41. Femmes Rai transportant des feuilles de bambou à Najingdingma

42. Villages de Khundu et de Khumjung où tous les domiciles arborent un toit vert

43. Deux stupas de forme dépareillée à Bhandar

44. Intérieur du monastère de Jumbesi

45. Hôteliers à Chhukung

46. Porteurs surchargés approchant de Namche Bazaar

47. Groupe d‟hommes accrochant une nouvelle affiche faisant la promotion du circuit de

randonnée touristique de Numbur

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