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VISAGE DE DIEU ET VISAGE DE L'HOMME VISAGES DE DIEU ET VISAGES DE L’HOMME CHEZ LE PÈRE JACQUES DE JÉSUS C hristiane M eres PRÉALABLE Vouloir découvrir les visages de Dieu et les visages de l’homme dans la vie d’une personne relève d'une double ambi- guité: l’une consiste à projeter ses propres idées dans cette re- cherche, l'autre risque de rendre partielle et partiale cette dé- couverte en déchiffrant seulement certains aspects de sa vie. Néanmoins il faut tenter l’aventure, conscient de cette am- bivalence, et se laisser interpeller par celui qu’on découvre alors comme à neuf. « J'ai pensé, dit Lévinas, que c'est dans le visage d’autrui que Dieu me parle ‘pour la première fois"». Le philosophe Lévinas - et avec lui, le Père Jacques - se méfient de «cette collectivité qui dit nous, qui sent l’autre à côté de soi, et non pas en face de soi». Tous deux ont ramené de l’abî- me sombre des années de guerre ce métal précieux: l'humain, non pas dans la peur pour leur propre mort, mais dans l’humi- lité et l’obligation à l’autre. Non pas dans les bruits de l'histoi- re, mais dans la rencontre nue du visage de l’autre, devenu frè- re en humanité. L’autre prend sens dans son «visage» qui n’est pas une don- née de connaissance, mais un appel à dévoiler son propre visa- ge. Autrui «me regarde» dans les deux sens du terme, c’est-à di - re que je suis obligé à son égard, responsable de lui. Autrui me parle par la nudité du visage qui est langage avant toute parole prononcée. A défaut de faire une analyse globale, nous scruterons trois moments qui représentent des clés pour entrer dans une lectu- re cohérente de toute la vie du Père Jacques: Teresianum 56 (2005/1) 199-223

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VISAGE DE DIEU ET VISAGE DE L'HOMME

VISAGES DE DIEU ET VISAGES DE L’HOMME CHEZ LE PÈRE JACQUES DE JÉSUS

C h r is t i a n e M e r e s

PRÉALABLEV ouloir découvrir les visages de Dieu e t les visages de

l’hom m e dans la vie d’une personne relève d 'une double am bi­guité: l’une consiste à pro jeter ses propres idées dans cette re ­cherche, l'autre risque de rendre partielle et partiale cette dé­couverte en déchiffrant seulem ent certains aspects de sa vie.

N éanm oins il faut ten ter l’aventure, conscient de cette am ­bivalence, et se laisser interpeller p ar celui qu’on découvre alors com m e à neuf.

«J'ai pensé, dit Lévinas, que c'est dans le visage d ’autrui que Dieu me parle ‘pour la première fois"».

Le philosophe Lévinas - et avec lui, le Père Jacques - se m éfient de «cette collectivité qui dit nous, qui sent l ’autre à côté de soi, et non pas en face de soi». Tous deux ont ram ené de l’ab î­m e som bre des années de guerre ce m étal précieux: l'hum ain, non pas dans la peu r pour leur p ropre m ort, m ais dans l’h u m i­lité et l’obligation à l’autre. N on pas dans les b ru its de l'h isto i­re, m ais dans la rencon tre nue du visage de l’autre, devenu frè­re en hum anité.

L’autre prend sens dans son «visage» qui n ’est pas une d on­née de connaissance, mais un appel à dévoiler son p ropre visa­ge. Autrui «me regarde» dans les deux sens du term e, c’est-à di­re que je suis obligé à son égard, responsable de lui. A utrui m e parle p a r la nudité du visage qui est langage avant tou te parole prononcée.

A défaut de faire une analyse globale, nous scruterons trois m om ents qui représentent des clés pour en trer dans une lectu­re cohérente de toute la vie du Père Jacques:

Teresianum 56 (2005/1) 199-223

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Le visage du Tout-Autre à travers les serm ons du jeune p rê­tre Lucien Bunel:

Le visage de Dieu que le jeune p rêtre fougueux Lucien Bu­nel nous révèle, est le visage d’un Dieu proche de l'hom m e, tel­lem ent proche qu’il prend lui-m êm e les traits, les sentim ents et les m anières hum aines pour se dire, se com m uniquer, se don­n er à connaître. Le Dieu de la Révélation biblique se laisse voir, toucher, approcher dans le visage hum ain du Christ. Jésus- C hrist est «le lieu natal» de Dieu selon la belle expression d’Adolphe Gesché.

En se faisant hom m e, Dieu a tou t bouleversé. Il a boulever­sé tou t ce qu’on savait de lui. On le croyait perdu dans le ciel. Il se fait tou t proche com m e un frère. On le croyait revêtu de puis sance. Il revêt la fragilité de l'enfant. On le croyait invisible: il se fait bousculer dans la foule des hom m es. On le croyait M aître de l'univers: il se fait serviteur et lave les pieds des siens. On le croyait Roi: il devient sem blable au to rtu ré de partou t.

Il est venu transform er la relation de tou t hom m e à un Dieu désorm ais proche, parce qu’incarné dans une chair d 'hom m e. Il a aussi éclairé d'une exigence nouvelle le rap po rt de l'hom m e avec l’hom m e, désorm ais son frère, parce que tous sont enfants d 'un m êm e Père.

«L’autre» toujours à rencontrer:Le Père Jacques est a ttiré p ar «l’autre», celui qui est diffé­

rent. Dans son dernier livre, Stanislas B reton caractérise la di­m ension relationnelle p ar ces trois prépositions: «être en rela tion, c ’est être vers, avec et pota » (L'avenir du christianisme, DDB, 1999). Se tou rn er vers l’autre, c'est le respecter dans sa différence et c'est se respecter soi m êm e différent devant l’au ­tre, en assum ant sa propre histoire telle qu'elle est. E tre avec l’autre, c'est se faire solidaire en partageant ce qu’on a et ce qu’on est, en se m ettan t su r un pied d'égalité. E tre p ou r l’autre, c’est lui offrir l’am itié et la tendresse de son cceur, vivre en am i­tié avec celui qui est différent.

La présence de «l'autre» court com m e un fil rouge à travers tou te l’existence du Père Jacques, qu’il s'agisse de celui qui est au tre au niveau social, éducatif ou religieux. La rencon tre d 'ag­nostiques lui apprend d’abord que l'hom m e peu t vivre sans ré ­férence à Dieu. L’incroyance com m e fait de civilisation est un fait tou t court auquel il ne peut tou rn er le dos. Il apprend que l’affirm ation de Dieu n ’est donc pas contraignante et qu’à for­

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tiori l’hom m e est un être libre. La foi en un Dieu personnel est un acte de liberté et d 'une liberté qui libère. La foi en Dieu ne peu t être nécessaire dans le sens qu'elle oblige ou s’im pose. Il apprend de «l’autre» que sa propre foi est libre et appelle à la li­berté.

Du Père Jacques on peut dire ce que Amin M alouff dit dans son livre Les identités meurtrières (Grasset, p. 60):

«Pour aller résolument vers l ’autre, il fau t avoir les bras ou­verts et la tête haute, et Von ne peut avoir les bras ouverts que si l ’on a la tête haute».

bailleurs où se reflète le visage du Tout-Autre dans le visage de l'autre:

Tandis que l’Antiquité a cherché les traces de Dieu en in te r­rogeant le grand livre de la création et du cosmos, la m odernité se tourne vers l’hom m e p ou r ten ter d ’y trouver le reflet de Dieu. Mais un «Dieu après Auschwitz?», qui est-il? Où est-il? Com ­m ent en tre r en relation avec lui?

De la «kénose», le Dieu biblique seul en est capable. Il de­m ande à l'hom m e de l'accueillir, non com m e un signe de re tra it ou d 'effacem ent voire d’absence, mais bien com m e LE signe vrai, véridique et vérifiant de sa présence qui ne veut pas s’im ­poser m ais rendre l’hom m e pleinem ent libre. Il se fait vide p a r­ce qu’il se vide de lui-m êm e (Phil. 2, 6-7). Com me s'il fallait ce dépouillem ent, cet anéantissem ent, ce vide, ce m anque po u r qu'il y ait épiphanie divine, apparition de Dieu dans une p ré­sence silencieuse.

Dieu fait de sa kénose son m ode de présence. Il choisit cet­te form e ultim e et extrêm e de précarité vidée de tou te form e, pour se laisser chercher et trouver là où Dieu et l’hom m e sont anéantis l'un et l’autre: dans l’abîm e des cam ps nazis. C'est là que Dieu prend condition d 'abaissem ent avec l’hom m e abaissé et anéanti dans sa dignité hum aine.

Dans les cam ps de concentration, la forte arm ure d 'une po­sition sociale, d ’une profession où fortune et pouvoir s 'en tre­m êlent, tom be en ruines. D’u n seul coup, ces hom m es se dé couvrent revêtus uniquem ent de leur propre hum anité , la plus personnelle. Ils sont projetés dans u n espace vide qu’il faudra m eubler p a r des ressources intérieures et des qualités h um ai­nes. Il ne reste rien d’autre. En touchan t le fond de la détresse, chaque être sera jugé à faune de ses ultim es valeurs hum aines.

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1. LE VISAGE DU TOUT AUTRE DANS LES SERMONS DU JEUNE PRETRE LUCIEN BUNEL

O rdonné p rêtre le 11 juillet 1925 dans la cathédrale de Rouen, à l’âge de 25 ans, Lucien Bunel connaît enfin le bonheur sacerdotal auquel il aspire depuis longtem ps. D 'em blée il enta m e un m inistère hau t en couleurs et riche en rencontres. De plus larges responsabilités à l’Institu tion Saint Joseph du Havre alternent avec la rem ise su r pied d ’une troupe scoute du Havre et une disponibilité jam ais dém entie pour son m inistère de p ré­d icateur enthousiaste dans les diverses paroisses du H avre et dans quatorze com m unes de Seine-Inférieure. Pour lui il y a à la fois co n tin u ité et renouvellem en t d ans so n ac tiv ité sa ­cerdotale. Les rencontres de tous âges et de tou te provenance élargissent son clavier d’expérience, d’au tan t plus qu'il p rend le pli de répondre à tous les appels. Appelé souvent et tou jours ré­pondant, son style étonne, celui du p réd icateur com m e du p ro ­fesseur. Son rayonnem ent lui aussi fascine. Il est novateur, déjà prophétique quelque part.

Dans le prem ier serm on conservé de Lucien Bunel, nous pouvons lire un tra it autobiographique dans la description de l’attitude qu’il prête à sain t François de Sales:

«II s'était accoutum é à se recueillir en lui-m êm e p o u r de­m eurer aux pieds de Dieu. Oh! Certes il aurait vou lu courir se cacher dans une solitude complète p ou r se donner tou t à ce Dieu q u ’il portait en lui-même. Mais puisque les besoins de l ’apostolat le retenaient dans le monde, il renouvelait chaque jour ses efforts pour tenir son attention fixée su r le Bon Dieu et peu à peu il était venu à vivre avec lui com m e avec u n ami. À tou t m om en t du jour, quelles que soient ses occupations, il sa­va it épancher son coeur dans le coeur du B on Dieu, silen­cieusement, sans aucun bruit de paroles, il lui m urm urait com ­bien il désirait l ’aim er et surtou t le voir aimé. E t Dieu lui rendait ses caresses» (Serm on du 31 janv ier 1926 à S ain t Paul du H a­vre).

En lisan t ses prem iers serm ons, nous découvrons ce lan ­gage passionné qui est celui de Lucien Bunel et qui reste ra ce­lui du Père Jacques de Jésus. A l’in té rieu r d’un m êm e serm on, on apençoit l’opposition en tre un style g rand iloquen t, tr ib u ­ta ire de l’enseignem ent requ au Sém inaire, et des appels d i­rects, sim ples, chaleureux, im prégnés de sa m éd ita tion p e r­

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sonnelle. Q uand Lucien parle de la justice de Dieu, il sem ble avoir b ien assim ilé son cours su r un Dieu Juge qui p u n it très sévèrem ent tou tes les fautes, m ais au coeur de ce m êm e expo­sé, il s’ém erveille de l’am o ur d’u n Dieu qui n ’a qu ’u n désir: pardonner. E n 1929, après quatre années de m in istère extrê­m em ent actif, il n ’est plus question de passer en jugem ent de­van t un Dieu redou tab le qui dem anderait des com ptes com m e c’é ta it le cas dans de n om breux serm ons an té rieu rs , (p a r exem ple ceux du 26 sep tem bre 1926, du 6 décem bre 1926, du 26 décem bre 1926, du 30 janv ier 1927, du 6 février 1927, du 3 avril 1927, du 5 avril 1927, du 8 avril 1927, du 5 ju ille t 1927, du 13 octobre 1927, du 1er novem bre 1927, du 16 sep tem bre 1928, du 16 décem bre 1928, du 27 janv ier 1929), m ais d ’en tre r joyeusem ent dans l’héritage offert g ra tu item en t p a r un Père aim ant.

Dès son p rem ier serm on conservé en date du 31 janvier 1926, on est interpellé, tou t com m e les jeunes de son aud ito ire d ’alors, de son a rt consom m é d’am ener progressivem ent ses aud iteu rs au plus p rofond d’eux-m êm es, de leu r p a rle r au coeu r en leu r p ré se n ta n t D ieu com m e Q uelqu 'un qui les attend, les a ttire p a r amour.

D uran t le Triduum du 14 novem bre 1926, il parle de la p ré­sence de Dieu dans le coeur hum ain . Avec une chaleur com m u­nicative et une audace en tra înan te , il m édite su r la présence in térieu re de Dieu qui vient vivre en l’hom m e son m ystère d 'am our trin itaire , ce qui lui est source de b o nh eu r et de tran s­fo rm ation in térieure (Serm on du 13 novem bre 1926, serm on du 22 m ai 1927). Il désire partager ce don t il a l’expérience: «vivre profondém ent plongé en Dieu, réaliser intensém ent la pré­sence de Dieu» (Conférences aux anciennes E nfants de M arie, chez les Ursulines, février 1931).

A p artir d’u n constat qui réd u it la religion à des règles m o­rales, il affirm e qu’elle est b ien davantage «la rencontre et l ’union de deux cœ urs» (cf. serm on du 2 décem bre 1928).

A travers une form e vivante de dialogue, il donne les réponses à des questions ou objections prêtées ou n on aux auditeurs. Ses tou rnures p laisantes ou ses anecdotes am u san ­tes garden t l'a ttention en éveil et le sourire aux lèvres. Son lan ­gage est ciselé p a r des sentim ents qu’il ne cache pas: sa vivaci­té dans les reproches lancés aux riches p a r exemple, et une exultation tou te juvénile.

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Il interpelle les gens au niveau de leu r vie quotid ienne, de leu r travail, de leurs soucis (ouvriers, m ères de famille; etc.) p ou r les am ener à s'ouvrir à la rencon tre de Dieu dans leu r vé­cu, dans leur quotidien, dans ce problèm e précis. Il stim ule ainsi leur désir de p rier et de com m unier (cf. aussi Triduum du 3 au 6 m ars 1927). Il touche la sensibilité personnelle en p a r­tan t de ce que chacun porte en soi po u r m o n trer que la recher­che de bonh eu r est très hum aine et justifiée, que Dieu seul p eu t y répondre et qu’il offre ce bon heu r à chacun. Il a l'art de tou cher le cœ ur en p arlan t de la souffrance, en connaissance de cause, et de la consolation, dans le sens paulin ien , que la foi apporte (cf. serm on de l’Ascension du 9 m ai 1929). Il s'adresse aussi à l’intelligence hum aine en exposant le désir légitim e de com préhension, de connaissance et de recherche de la vérité (cf. serm on du 9 m ai 1929).

Avec une chaleur de ton et une richesse dans l’expression, il fonde sa conviction su r une profonde connaissance de la Bi­ble et su r une expérience spirituelle personnelle. A p a r tir des p ratiques habituelles de son époque, il m ontre ce qu’elles ont d ’insuffisant et ce qu'elles p résenten t com m e trem plin p our ouvrir à un am our divin tou jours plus grand (cf. serm on 31 m ai 1927 et 13 octobre 1927). Sans se lasser, il invite à a im er Dieu et l’au tre en donnan t des m oyens très concrets et sim ples pou r m anifester cet am o ur (cf. serm on du 15 ju in 1928).

Dans le serm on du 17 m ars 1929, le choix des sain ts évo­qués p ar Lucien correspond aux diverses facettes com plém en­taires de sa personnalité: sa vie spirituelle se relie à la réflexion théologique rigoureuse à travers sain t Thom as d ’Aquin, à la re ­cherche effective de la pauvreté à travers sain t F rançois d'Assi- se et à la contem plation à travers sain t Jean de la Croix, dont il fait son guide bien avant son entrée au Carmel.

Il p art de ce que tous connaissent p a r expérience: la dégra­dation des m oeurs, le m atérialism e am bian t et l’individualis­me tou jours plus prononcé pour inviter les chrétiens à résister à ces couran ts d'époque. Avec acuité il fait p rendre conscience à ses aud iteu rs qu’eux-m êm es en sont atteints. C'est tou jours pou r inviter à la prière et au tém oignage (cf. T riduum d’Adora- tion perpétuelle du 15 au 18 novem bre 1928).

Déjà il a un esprit de résistance face à tou t conform ism e (cf. serm on du 23 décem bre 1928). Dans son serm on p o u r la fête du Christ-Roi, il s’appuie su r l’expérience concrète de ses

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aud iteurs concernan t l’influente néfaste des idées qui abou tis­sent à l'athéism e et à la décadence m orale po u r p roclam er la royauté de Jésus-Christ qui seule peu t sauver. Il appelle avec véhém ence les chrétiens à vivre leur foi (cf. serm on du 25 otto- bre 1930).

Il lui arrive de p artir d’un philosophe «irréligieux» po u r m on trer que tou t hom m e honnête peu t reconnaître les b ien ­faits du christianism e et les m éfaits de son rejet. Dans la m êm e foulée, il expose les divers ravages de l'égoïsm e et tém oigne h ard im en t que seule la con tem plation du C hrist p eu t tire r l’hom m e du «cloaque» de l'égoïsme.

Il aim e aussi frapper fort dans ses serm ons. Il p rend p laisir à choquer son audito ire en lui assénant ru dem en t la vérité chrétienne. Il secoue, il scandalise au besoin, sans peur il em ­ploie le m ot raide et abrupt.

« Un jour d ’adoration il ne dit pas un m ot de la fête m ais don­na un serm on social atom ique qui scandalisa la m oitié des audi­teurs: "Moi, ouvrier, fils d ’ouvrier, je viens vous parler de Jésus Ouvrier..." C'était tou t l'évangile social exposé à des ouvriers dans leur langage. Il avait quinze ans d ’avance. C’est tou t fuste s ’il ne se fit pas descendre de chaire, m ais aujourd’h u i il se ferait applaudir», re late un de ses am is (cité p a r le Père Philippe de la Trinité, p. 94, note 1).

Son a rd eu r est capable d 'aller ju sq u ’à la violente et m êm e au sarcasm e quand il évoque, sans aucun m énagem ent, ces chrétiens dont la vie est un contre-tém oignage:

«A h! Je le sais, il y a ie chrétien du monde, celui qui est chré­tien parce que c ’est le bon ton d ’être chrétien, pauvre ombre de chrétien, vie inutile, bois sec qui ne rapporte jamais de fruit. De tels chrétiens sont notre honte, de tels chrétiens chargent l'Église; ils l’empêchent d'être estimée et aimée. Ils nous sont en horreur com m e ils sont en horreur à Dieu et à son Christ. C’est d ’eux que parle saint Jean dans l'Apocalypse quand il dit: “Parce que vous n'êtes ni chauds ni froids, Dieu vous vomira...!"» (Pèlerinage des hom m es du Havre au Sacré-Cceur de M ontm artre, 16 ju in 1929)

«Dans mes sermons, confie-t-il à son frère René en 1941, je n ’ai pas cessé de rappeler, chaque fois que l ’occasion m ’en a été donnée, de dures vérités à ceux qui considèrent le travail, non com m e une fin en soi, m ais com m e une exploitation de l ’hom m e par l’hom m e. S ’il m ’avait été donné de pouvoir changer quelque chose en Frante, j ’aurais d'abord donné aux ouvriers des loge­

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m ents aérés et sains, des conditions de travail p lus hum aines. Tu sais que j'ai toujours eu en hon eu r les fils de famille, incapables, ces espèces de snobs qui pensent épater tou t le m onde avec leur torpédo et leurs cheveux «gominolés» » (Réflexions faites à son frère René en 1941, citées p a r le Père Philippe de la Trinité, p. 93, note 3).

Quelle est le visage divin que ce p rêcheur enthousiaste, tou t d ’une pièce, transm et sans m énagem ent ni p o u r soi, ni p o u r ses auditeurs?

«Une prédication, c'est d'abord la résonance de la chair. Dis­cerner si la parole du parlant sort d 'un corps sincèrement offert à Dieu, du “temple de son corps” ou bien si ses m ots sont un exer­cice qui donne le change. Discerner si le pécheur revient du com ­bat au désert ou bien s ‘il répète des banalités qui n o n t en lui au­cun ancrage. Prêcher “du lieu de sa chair"; devient alors tém oi­gnage pour la vérité. Ce n ’est p lus l'éxténuant travail qui consiste à répondre à des argum ents opposés, m ais davantage une manifestation de soi com m e un être habité par Dieu»

(Philippe Lefèvre, op. Le Verbe en chair, M éditation sur Jé­sus prêcheur (Le 4) dans La Vie Spirituelle, m ars 2002, n° 742, p. 789-797).

La preuve qu’une parole est actuelle, c 'est que la chair, tou t l'être du p rêcheur en soit tém oin.

«La prédication n ’est pas d ’abord une activité dans laquelle on est p lus ou m oins performant. C’est premièrement une décou­verte, source de toutes paroles à venir: celle d ’un Père qui a sur m oi prononcé une parole de vie, qui a fait émerger m a chair d 'un lieu caché et lui donne consistance et déploiement» (Ibidem , p. 796).

A défaut d’être exhaustif, voici sim plem ent quelques fla- shes rap ides qui sont com m e des reflets que Lucien Bunel transm et du visage de Dieu qui l’habite et l'anim e:

A. DIEU, UN BLESSÉ D’AMOURL'une des images les plus parlantes de Dieu que Lucien por­

te en lui et qui s’affine au gré des événements de sa vie, est celle d ’u n Dieu vulnérable qui se laisse blesser au coeur. Sa blessure d'am our, au-delà des mots, dévoile la soif de son coeur, l’élan de sa tendresse, et le désir de sa proxim ité avec l’hom m e.

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«L ’hom m e ne pouvant pas m onter jusqu à lui, c est Dieu qui descend ju sq u ’à lui, c ’est Dieu qui se fait hom me, c ’est lui qui prend les conditions de la vie hum aine et il naît à Bethléem. Ah, hom me, ne crains p lus servilement ton Dieu! Il est devenu en tou t semblable à toi, horm is le péché! Ne redoute p lus de t appro­cher de lui, c ‘est un hom m e com m e toi, souffrant com m e toi, pleurant com m e toi, priant com m e toi! » (Serm on de Noël 1928 à St Léon du Havre)

«Avec Jésus, nous ne faisons q u ’un corps, un m êm e corps dont il est la tête. Or cette tête, ce chef est un blessé d ’am our » (Serm on du 6 m ars 1927).

Dieu a créé l'hom m e p ar désir d 'am our, p a r désir de com ­m union. Cette créature fragile le fait trem bler de tendresse, le blesse d 'une b lessu re d 'am o u r qui n ’est guérie que p a r la réponse d ’am our de l’hom m e.

Qu’est-ce donc qu 'un religieux? dem andera plus ta rd le Pè­re Jacques dans une conférence su r sainte Thérèse de l'Enfant- Jésus.

«Un religieux, c'est un blessé d ’amour, oui, m ais de cet am our profond, inguérissable, insatiable q u ’est l’am our de Dieu. Un religieux, c ’est un fou, mais de cette folie qui est sagesse, puisque c ’est un fou de Dieu» (Conférence intitu lée Thérèse la religieuse non localisée et non datée).

B. DIEU ATTEND L’HOMME«Si un seul jour, il nous apparaissait dans son affectueuse

attitude d ’attente!» (Serm on du 19 m ars 1926)Dieu est celui qui a ttend l'hom m e com m e un am i a ttend

son ami.«Est-ce possible? Est-ce possible que moi, pauvre petit être

de néant, insignifiante poussière oubliée dans l’infini de l ’éspa- ce, m oi qui su is fa it de boue, d ’une boue écœurante dont les re­lents im purs me m onten t ju sq u ’au cœ ur chaque fois que les passions agitent le fond de m on être, m oi qui su is misère, m oi qui pèche presque malgré moi, m oi qui ai le dégoût de moi- même, je deviendrais l ’am i de D ieu? Dieu me tendrait la m ain à moi? Dieu se pencherait sur moi? Dieu me sourirait, m ’enve­lopperait de tendresse, me m urm urerait ces doux m ots affec­tueux que savent se dire des amis? Eh bien oui! Si effarant que

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ce mystère puisse paraître, il est réel» (Serm on de la Pentecôte 1928).

C. DIEU REGARDE L’HOMME«Les seuls regards qui nous fon t vivre sont ceux qui nous es­

pèrent» (Saint-Exupéry).L'homme est un être regardé. Un être qui reçoit son iden ti­

té dans le regard de l’Autre. Dieu est celui qui regarde l’hom m e com m e un am i regarde son ami.

Lucien ne se lasse pas de répéter:«... pensez au Bon Dieu si près de vous, voyez son bon regard

d ’infinie tendresse et de toute l ’ardeur de votre cœ ur aimant, sou­riez-lui doucement, souriez-lui com m e à quelqu’un dami, don­nez-lui votre vie, habituez-vous à vivre en cœurà cœ ur avec lui!» (Serm on du 19 m ars 1926 aux élèves de l’In stitu tion Sain t Joseph du Havre).

«Il y a un autre regard qui s ’en vient à la rencontre du vôtre. Il y a des lèvres qui vous sourient, il y a un visage qui rayonne, il y a tou t un être qui vous accueille et qui vous caresse. S i ses bons yeux si doux se posaient un jour sur vous et si vous pouviez lire dans ce regard divin tou t l ’infini d ’am our que Jésus a pour vous» (Serm on du 3 m ars 1927 à Sainte M arie du Havre p o u r le Tri- duum d’A doration Perpétuelle).

«Surtout ne venez pas voir Jésus pour lire devant lui des prières toutes faites que l ’on trouve dans les lèvres. Mais appro­chez de Lui tendrement et jetez-vous devant Lui à genoux sur le pavé, là et longuement fixez-le du regard, d ’un bon regard parlant où passera votre aimé. C est votre cœ ur quLl veut et non poin t des formules» (Serm on du 5 m ars 1927 à Sainte M arie du H a­vre).

«Savoir que Dieu nous voit, savoir q u ’il nous sourit, savoir que son regard nous caresse sans cesse; songer qu'il nous aime, follement, infinim ent! E t nous, à notre tour, le voir des yeux de l ’âme, Lui sourire nous aussi, Lui dire un m ot du cœur, avec toute sa foi, tou t son amour. Mon Dieu et m on Tout! et vivre tou­jours ainsi, partout, en Lui souriant, quelle joie! Joie intense, sans cesse renouvelée!» (Serm on de Pentecôte 1928)

«Regarder silencieusement à l ’intérieur de soi, dans la paix du recueillement et y trouver Dieu, Dieu qui nous regarde, Dieu

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qui nous sourit, Dieu qui vous aime, Dieu qui fait ses délices de reposer en nous» (Serm on de Carêm e 1929 à Saint Léon du H a­vre).

D. DIEU SE DONNE«Ah! mes frères, si vous aviez vu le chef-d’œuvre q u ’était

l ’hom m e au sortir des m ains divines ! Il était donc réalisé, cet être fait de boue que Dieu avait conçu dans son intelligence de­p u is l'éternité. Il existait enfin! Oh quel bonheur pour Dieu! Oui, Dieu était heureux. Heureux d ’avoir donné la vie, d ’avoir confié à d ’autres une faible étincelle de l'être im m ense et in fini qu'il gardait pour Lui-même. Le bien, lorsqu’il existe, cherche à se com muniquer. Or Dieu est le bien sans lim ites et par une loi com m e im m anente, Dieu voulait se donner, Dieu voulait se ré­pandre, Dieu voulait se diffuser. La création de l'hom m e lui avait perm is cette action. Dieu s ’était donné, sa vie s ’était éten­due. Un éclair de son être avait pénétré le pauvre être de boue et cet être vivait. Oh! Comme le Bon Dieu reposa sur Adam u n re­gard de complaisance. E t Dieu v it avec joie q u ’il avait façonné quelque chose de bon» (Serm on du 29 m ars 1927 à Sainte An­ne du Havre).

«Oh frère qui m ’entend, âme qui que tu sois! ne vas-tu pas consentir à essayer de vivre ainsi, en cœ ur à cœ ur d iv in ? Ton Dieu, tu le portes. Ton Dieu est en toi!» (Serm on de Pentecôte 1928 à Saint M ichel du Havre)

2. «L’AUTRE» TOUJOURS À RENCONTRERToute relation hum aine est colorée p a r la com plexité de la

rencon tre avec l’autre qui est abordé, recherché, parce qu’il est «autre». Souvent il est difficile de trouver le m ot juste, le geste qui accueille, le silence à respecter. En hésitan t trop, to u t peu t être perdu. En faisant trop, tou t peut être m anqué.

«Où est ton frère?» Cette question de Dieu à Caïn vaut p ou r tou t hom m e. Elle concerne la responsabilité vis-à-vis du p ro ­chain et elle transform e le com portem ent, voire l’identité p ro pre. Dans l’accueil de l’au tre se joue à la fois l’identité la plus vraie et la plus personnelle enfin trouvée dans le regard d ’au ­

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tru i. E n accueillant l’au tre com m e frère, c'est soi-m êm e qu’on trouve en vérité. E n contem plant dans le regard de l’au tre le vi­sage de Dieu, c’est la personne qui accède à sa pleine h u m an i­té. Lucien Bunel est le quatrièm e enfan t et il se d ira tou jours fier d ’être fils d 'ouvriers, affron tan t dans un com bat quotidien, la pauvreté, sans p ou rtan t vivre dans la m isère. Les m ilieux ai­sés n 'on t pour la classe ouvrière que réaction d 'indifférence ou d'inconscience. Très tô t le petit Lucien se confronte aux injus­tices sociales qui b lessen t sa fierté parfo is om brageuse en éveillant ainsi son souci des plus dém unis po u r les défendre, les soutenir, lu tter avec eux p ou r la justice et la dignité.

La tou te prem ière rencon tre avec l’au tre qui a m arqué p ro ­fondém ent le petit Lucien se situe en 1909. Il a n eu f ans. Il joue avec ses frères et soeur lorsqu’u n m endiant, vieillard à longue barbe, bâton en m ain et baluchon su r le dos, lui dem ande un m orceau de pain. Sans ten ir com pte du refus très net de la m a­m an Bunel, Lucien court à la cuisine, taille un gros m orceau de pain, y m et du from age et le tend au m endian t qui l’é tonne p a r sa réponse incongrue: «Non, merci, petit, ton geste me su f­fit!» Il d isparaît aussitôt. Cet événem ent ne s’effacera pas de la m ém oire de l'enfant et restera com m e u n appel à ne jam ais se ferm er à l'autre.

D urant l’été 1916, il s'occupe du patronage de B arentin . «Il voulait déjà conquérir les âmes et les enfants q u ’il recherchait, c ’était ceux qu'on appelle les durs. Ceux-ci l ’aim aient» tém oigne un jeune hom m e de deux ans son aîné.

Lucien ne reste pas enferm é dans son m ilieu qu'il ne ren ie­ra jam ais po u r au tan t et dont il restera fier. Mais une tension déjà rem arquée à son entrée au Petit Sém inaire reste sensible po u r Lucien entre le m ilieu populaire de ses origines et le m i­lieu extrêm em ent aisé des familles du Havre qu’il fréquente p a r l’in term édiaire de l’Institu tion Saint Joseph ou des p aro is­ses où il prêche. La ten tation est alors grande de céder à une certa ine form e de «lutte des classes» et il y succom be parfois, non sans éclats. Mais son sens profond de la charité p rend le dessus et c'est à instru ire solidem ent des vérités de la foi, à in ­v iter à une vie in térieure profonde et à la sainteté qu'il em ploie son ta len t oratoire.

D urant son service m ilitaire au F ort de M ontlignon, le jeu ­ne sém inariste lie rap idem ent am itié avec les soldats prêts à m alm ener ce «curé» en soutane. C’est lui qui devient m eneur

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en s’im posant sim plem ent p a r ce qu’il est. P ou r la prem ière fois dans sa vie, il est a tte in t p a r ces conversations déplacées et ces situations de vie orageuse que les cam arades lui confient. II écoute m ais il a mal. Ce m onde-là l’effraie, il a p eu r de la dé­chéance hum aine. Son cœ ur déborde de questions su r le sens à donner au mal. P ourtan t il n ’a pas p eur de m o n trer sa foi, de la vivre com m e relation personnelle à un Dieu personnel.

«Son action était discrète, c'était un «catalyseur» agissant par sa seule présence, ou com m e je lui disais en le taquinant du «radium surnaturel», rayonnant sans cesse autour de lui» re late le fidèle am i de régim ent Antoine Thouvenin.

Sa véritable expérience d ’éducateur s’ébauche à M arom - me. Lucien a 22 ans. Il est au G rand Sém inaire. Tous les jours, pendan t les vacances, il p rend les enfants d’ouvriers et les oc­cupe du m atin ju sq u ’au so ir à travers des prom enades, des jeux, des conseils adaptés, une fo rm ation religieuse au tan t qu’hum aine. Tout y passe. Son ascendant étonne. Il ob tien t des résu lta ts renversants su rtou t des plus espiègles et de plus diffi­ciles.

N om m é professeur à l’Institu tion Saint Joseph du Havre, Lucien éveille ses jeunes à des horizons étonnants. Il console l’élève le m oins doué ou le m oins travailleur et lui redonne confiance en lui-m êm e.

Son enthousiasm e p ou r le scoutism e le conduit ju sq u ’en Angleterre lors d ’un cam p à P lym outh du ran t l’été 1928. La rencon tre d ’une troupe catholique avec une troupe p ro testan te dans un pays p ro testan t lui donne l’occasion de travailler au rapprochem en t effectif et au dialogue oecum énique bien avant Vatican II. Il aim e déjà regarder au-delà de l’horizon im m édiat. Dans une lettre adressée au journal La Croix, il écrit:

«Il m ’est impossible de vous dire quels sentim ents m ’envahi­rent, ni quels m ots je prononçai, mais avant de bénir tou t ce pe­tit m onde d ’enfants protestants appartenant à toutes les confes­sions, je leur criai m on affection débordante pour leurs âmes, et tou t ce que je mettais de désir dans ma bénédiction. Depuis ce soir, tous s ’agenouillèrent avant de regagner leurs tentes pour re­cevoir fidèlement et avec quel respect la bénédiction du prêtre ca­tholique» (Im pressions d ’Angleterre, texte cité p a r le Père P h i­lippe de la Trinité, p. 109).

F o rm ateu r de l’intelligence, de l’affectivité et de la liberté, le Père Jacques, au Petit-Collège d’Avon, veut éduquer des jeu-

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nés entiers, vrais, libres, à l’aise dans leur peau com m e dans leur psychism e, des êtres responsables aux convictions fortes, ouverts aux autres et au Tout-Autre. Ferm e com m e le roc, plein de tendresse sous une enveloppe parfois rude et décapante, il m anie la parole avec une prodigieuse dextérité. Son sens du m ot fait choc, secoue et en dit long. La relation éducative en­ferm e ce paradoxe d 'être à la fois un lieu d’a ttachem en t à l'au ­tre et, au cœ ur de cette m êm e relation, un lieu de renoncem ent à vouloir l’au tre po u r soi et pareil à soi. Ce ren on cem en t constitue l’échelon vers la vraie liberté qui est aussi accès à l’al- térité.

L’une des constantes de sa m éthode éducative, c’est sa p ré ­occupation réelle et vraie po u r les durs, les jeunes difficiles et p roblém atiques, les laissés-pour-com pte tro p facilem ent. Il s'en occupe, il les stim ule, il leur fait confiance et leu r donne ainsi confiance en eux-m êm es. Il les ouvre à des possibles ignorés p a r eux-m êm es. «Plus est en l ’hom m e!» tel au ra it pu être sa devise pédagogique.

D urant la «drôle de guerre», le Père Jacques organise con­férences et causeries religieuses. C'est à u n désir réciproque d'existence qu'il appelle. Il accueille l'existence de l'au tre quel qu'il soit, com m e être hum ain et c'est ainsi qu'il pose le fonde­m ent de tou t lien social. Il recherche en priorité le contact et le dialogue avec les «outsiders», ceux qui pensen t au trem ent, ceux qui sont différents.

Tout hom m e devient p leinem ent lui-m êm e lorsqu 'il se lais­se transform er au contact de l'autre. P our trouver Dieu, le Père Jacques s’avance à la rencon tre de tou t hom m e devenu et re connu com m e frère en é tan t p our le frère ce que Dieu est pour lui.

Il se retrouve ainsi, p a r le choix de ses actes, aux côtés des hom m es de tou te catégorie sociale, politique et religieuse qui sont destinés à être élim inés p ar le régim e nazi au pouvoir. Il est solidaire de tou t ce peuple, com m e le p rophète Elie é ta it so­lidaire des enfants d'Israël, com m e le Christ é ta it solidaire de l’hum an ité entière. Com m e en 1928, lorsqu’au cours d 'un sé­jo u r en Angleterre, le Père Jacques avait pressenti l’urgence de l’oecum énism e, dans les cam ps il sent aussi avec force l’exigen­ce d’une vérité hum aine à constru ire ensem ble. Les cam ps de­viennent un véritable laborato ire d’oecum énism e. Com m e le sont aussi les foules de m alades. En bonne san té com m e en li­

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VISAGE DE DIEU ET VISAGE DE L'HOMME 213berté, les hom m es s’inventent distinctions, séparations, éche­lons à gravir, m ise en m arge du com m un et su rtou t m ise au- dessus du com m un. Sous le regard de feu et de com passion du Père Jacques, les hab itan ts des baraques dans les différents cam ps où il apporte la vie du corps et de l’âme, redeviennent u n g rand corps fraternel. Il n 'y a plus ni Ju if ni Espagnol, ni F rançais ni Polonais, ni com m uniste ni catholique au regard de ce carm e qui sillonne les allées des cam ps où se concentren t tou tes races, langues, peuples et nations et où l'exclusion c reu ­se des traces indélébiles dans les corps com m e dans les esprits. Les différences raciales sont com m e pulvérisées p a r ce souffle de justice qui le fait courir de l’un à l’autre, inlassablem ent. Avec tous, indistinctem ent, il parle, il écoute ce langage de cris étouffés et de soupirs exhalés. Il sait qu'ils appartien nen t tous à la m êm e patrie: tu souffres, donc nous som m es de la m êm e race.

À Compiègne, il déniche très vite les plus dém unis et les plus m alheureux du cam p qui rum inen t leur p eu r à l’écart de to u t groupe.

Ce qui surprend, c’est de voir son em pressem ent à aller au- devant les com m unistes, u n bloc hom ogène et solide, des h o m ­m es qui professent les idées les plus opposées en m atière de foi et de religion à celles du Père Jacques. Né dans une fam ille o u ­vrière, le jeune p rêtre Lucien Bunel avait depuis longtem ps dé­couvert à quel po in t ces m asses ouvrières étaient séparées de la foi au Christ, lui-m êm e sim ple ouvrier. D ésorm ais les fils de fer barbelés lui perm ettron t de vivre en com m unauté de vie avec ces m ilitants ouvriers dont il adm ire l'énergie et la so lidarité dans l’épreuve. La sim plicité de son am itié, son respect de leurs convictions, son dévouem ent sans faille lui ouvrent les coeurs.

Une centaine de détenus de Com piègne se jo ignen t à lui tous les soirs po u r réciter le chapelet. Une fois de plus, le Père Jacques a le souci d 'un ir la p ratique de la foi à la connaissance de la foi. Il organise des cours de catéchism e po u r tous, y com ­pris les non-catholiques. «Cela ne m'intéresse pas de ne rencon­trer que des chrétiens. Ce sont les autres que je veux rencontrer» avoue-t-il. Il parle de l’éducation des enfants, du m ariage, du respect du corps, du sens de la famille, du rôle de l'É tat, de l’enseignem ent, de la loi suprêm e: l'am our de Dieu et l’am our du prochain. En abo rd an t ces sujets, le Père Jacques pense à

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favenir, il ose regarder plus h au t et plus loin que les fils de fer qui bouchen t l'horizon et risquen t de ré tréc ir le coeur et l’es­prit.

La reconnaissance des différences d 'opinion et de croyance ouvre un débat vrai entre ceux qui cherchen t la vérité p a r des chem ins nouveaux. Ce qui im plique écoute, dialogue sans peur p o u r faire ensem ble u n bou t de chem in. C’est ce que le Père Jacques a fait avec les com m unistes qui ne pensen t pas com m e lui. Il n 'a pas peu r de cette dém arche d ’ouverture face aux con­victions de celui qui est «différent». Depuis longtem ps, il aim e se confron ter à l’autre, à celui qui affiche son altérité p a r ra p ­p ort à lui. Toujours il rejoin t l'au tre à travers des désirs com ­m uns. Avant les com m unistes, c’é ta ien t les jeunes les plus «durs» de M ontlignon ou d ’ailleurs, c’é ta ien t les ouvriers du N ord les plus exclus ou les élèves d’Avon les p lus ferm és.

Dans l'im m ense «cloître» de Gusen, le Père Jacques vérifie la volonté de vie de Dieu po u r ce peuple des «sans», les écrasés, les opprim és, les anonym es, su rtou t les sans-liberté. Il décou vre ainsi son p ropre appel: révéler aux pauvres u n Dieu de Vie. Que ce soient les com m unistes de Com piègne ou de Gusen, le Père Jacques «noue des relations particulièrement affectueuses. N on pas par tactique m ais bien par sympathie. Une réciprocité solide d ’ailleurs s ’établit. Lui, je le sais, a toujours gardé p ou r eux peut-être le meilleur de sa charité et eux pour lui le p lus certain attachement, et ils ont contribué l'un et les autres, dans ce camp de Gusen, à éliminer les séparations entre groupes et convictions politiques différentes, heureusement nuancées, à peine percepti­bles» (Roger Heim, La Sombre Route, p. 72-73).

Face à une évolution de la société qui considère l’histo ire com m e le p rodu it de forces politiques, sociales ou économ i­ques tou jours plus globalisantes et donc plus im personnelles, le Père Jacques ose s’engager, au prix de sa vie, p o u r la p riorité de la culture, de l’intelligence et la créativité face à l’o rganisa­tion industrielle de l'exterm ination de l'hom m e p a r l’hom m e.

«Passion pour Dieu et pour l'hum anité à arracher aux p u is­sances de la m ort qui la brisent. Passion d am our pour l'oeuvre de Dieu qui s ’accom plit par nos coeurs, nos m a ins et nos intelligences»

(H om élie d ’o rd in a tion , église Sain t-Ignace, P aris, citée dans le livre de Jean-Jacques Pérennès, Pierre Claverie, un Algé­rien par alliance, Cerf, p. 308).

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Au term e de ce survol rap ide p ortan t su r la rencon tre de l’au tre dans la vie du Père Jacques, une question reste ouverte: où a-t-il puisé cette force de se laisser constam m ent in terpeller p a r la rencon tre avec l’autre, rencontre qu’il n 'a jam ais esqui­vée, m ais bien au contraire recherchée, voire provoquée. Un élém ent de réponse nous est offerte dans une conférence de sa dernière re tra ite chez les carm élites de Pontoise en sep tem bre 1943, quelques sem aines avant son arrestation . Il y m et en exergue la figure de Zachée:

«Zachée qui était riche m ais de petite taille, ne pouvan t voir le Christ et en ayant le v i f désir, court devant l’endroit où le Christ va passer et sur le bord du chem in m onte dans un arbre. Quand il eut la possibilité de voir de ses yeux le Christ, voici qu ’il vend tou t ce qu'il avait et distribue tous ses biens aux pauvres et voici qu ’il d it à Notre-Seigneur. Tous ceux à qui j ‘ai p u faire quelque tort, je leur rends en très large part.

C’est q u ’on ne peu t pas voir le Christ et rester ce que l ’on est, on ne peu t pas échanger un regard avec le Christ et n ’être pas bouleversé ju sq u ’à la conversion totale. (...) C’est cela que je vou drais vous aider à faire: vous amener ju sq u ’au Christ, afin que vous puissiez, dans le silence de la retraite, échanger un regard avec le Christ, m ais un regard vrai, un regard vivant, dans un contact réel. (...) Le Christ est un être vivant qui est là, qui est chez lui, ici ; m ais pour voir le Christ, il fau t faire com m e Zachée, il fau t se faire pauvre. (...) Ce Christ qu il fau t “voir" et j ’insiste sur cette nécessité qu ’il fau t “voir" le Christ: il m ‘est arrivé quel­quefois de dire en définissant un chrétien: «Un chrétien, c ’est quelqu’un qui a VU le Christ». »

(Conférence de retraite , intitulée Voir le Christ de m ard i m atin , 7 septem bre 1943 au Carmel de Pontoise)

Ce texte synthétise la rétrospective de sa vie de carm e et d 'éducateur et constitue en m êm e tem ps la prospective du don total de soi com m e tém oin.

3. L’AILLEURS OÙ SE REFLÈTE LE VISAGE DU TOUT- AUTRE DANS LE VISAGE DE AUTRE

«Il ne su ffit pas de répondre «me voici», il fau t se donner; se donner non avec des mots, m ais avec des réalités, avec de la vie, avec de la vie crucifiée, avec de la souffrance vécue, voulue, ai­

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mée» (Conférence intitulée Thérèse la religieuse, non localisée, non datée).

Telle est la loi in térieu re qui guide les paroles et les actes du Père Jacques depuis sa jeunesse. Cette loi du don de soi est la structu re d ram atique et existentielle fondam entale de tou te condition hum aine. Vivre consciem m ent cet idéal m ène su r le chem in de l’accom plissem ent h um ain et spirituel.

R ester hom m e aux frontières de l'inhum ain est un m o­m ent d 'accom plissem ent pour le Père Jacques où il devient ce à quoi tou te sa vie l’a préparé.

Poser la question de Dieu alors que la m achinerie nazie s’évertue à anéan tir l’hom m e, voire anéan tir le pourquo i de sa ra ison d’être, c'est s 'in terroger im plicitem ent su r le sens ultim e d ’u ne telle existence m enacée m in u te ap rès m in u te . C 'est l'in terrogation suprêm e qui est ici en jeu : non plus sim plem ent s 'in terroger su r le sens de son existence de déporté qu'il est de­venu, m ais s 'in terroger su r le sens du sens. C’est le sens du sens qui est m is en interrogation . Le Père Jacques donne une rép o n ­se à cette question. Non pas une réponse quelconque, fut-elle personnelle, m ais la seule réponse possible face à l’h o rreu r ins­titu tionnalisée: la réponse de l’Evangile, la réponse m êm e du Christ, lui qui a donné sens, un sens to talem ent nouveau à ce qui, en soi, est nonsens. Le Père Jacques a d’em blée com pris qu’on ne peu t lu tter contre les forces du m al avec les arm es de S atan en em ployant la m êm e logique m ortifère de puissance. L'Evangile lui indique une au tre voie: résister au m al à l’im age de Jésus-Serviteur qui a vaincu la m ort en donn an t sa vie ju s­qu’au bout. Il ne se contente pas de subir la p récarité extrêm e des cam ps, il l’interprète, il lui donne un sens, une orien tation . Il em pêche que ne s’éclipse le sens de l’hom m e et de sa dignité. Il résiste au m al avec d 'au tres arm es que celles du mal, à l’im a­ge de Dieu qui résiste à la m ort en donnan t la vie. La présence divine au cœ ur m êm e de ce non-sens qu'est l’univers concen­tra tionnaire , est vécue com m e Altérité absolue ouvran t une porte à l’in térieu r du cœ ur p ou r un surcro ît de sens qui sauve l'hom m e.

Dans l’h o rreu r des cam ps, il découvre u n Dieu infin im ent discret, à peine perceptible, caché, silencieux. C'est ce Dieu-là qui parle au cœ ur du Père Jacques. Il lui révèle une m anière nouvelle d’être prophète de la présence du Dieu de vie dans cet univers où règne la m ort. Il lui fait découvrir aussi u n peuple

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resté attaché à ce Dieu au sein de cette épreuve sans nom et qui, com m e lui, résiste à la logique de puissance et de dom in a­tion, en restan t debout dans sa dignité d ’hom m e. Son aposto ­lat dans cette portion d’hum anité des cam ps nazis, dans ce peuple de bagnards, lui fait p o rte r un au tre regard su r sa m is­sion prophétique de carm e.

En prison et dans les cam ps, le Père Jacques m ontre le sens du com bat pour la dignité de l’hom m e, de tou t hom m e, car il a com pris depuis longtem ps que l’enjeu de la seconde guerre est la conception m êm e de l’hom m e. C’est pourquo i il se porte volontaire pour partager, an im er et gagner ce com bat. Pour lui se réalise ce que Soljénitsyne dit dans son D iscours à l’Académ ie des sciences m orales et politiques lors de la rem ise de son grand prix, le 13 décem bre 2000 à Moscou:

«.... les potentialités de l’esprit l'emportent sur les conditions d ’existence et sont capables de les dominer» (cité p a r Figaro Ma­gazine, 17 m ars 2001).

Com bien de fois, dans ce bagne de l’horreur, n ’a-t-il pas dû penser à la phrase de Pascal qu’il avait lue, citée, com m entée: «L’hom m e passe infin im ent l ’homme.»

Auprès de chaque être hum ain , quel que soit son m anque, le Père Jacques s’est arrêté. En hom m e d’abord. En chrétien ensuite. En p rêtre carm e finalem ent p o u r p rendre soin de lui com m e du blessé de la parabole (Le 10, 29-37). Il n ’a cessé d ’entendre l’avertissem ent de Jésus: «J’avais faim , j ’avais so if je ta is nu, malade, en prison... » (Mt. 25, 35-36).

Dans les cam ps il répond du plus profond de lui-m êm e à sa vocation d ’hom m e de prière. Dans ces conditions extrêm es de dénuem ent, sa prière irrad ie la paix su r tous les tém oins. On a dit que «sa présence était la preuve du Dieu Vivant».

Le christianism e n ’a d’au tre raison d ’être - et le Père Jac ­ques ne le savait que trop bien - d ’au tre projet que de m ener hard im en t ce com bat p our que la liberté s'affirm e et se déploie au-delà de tou t ce qui risque de l’em prisonner, de l’entraver, ex­térieurem ent ou in térieurem ent. S ur ce terra in de l’existence hum aine cruellem ent affrontée au mal, le Père Jacques p ropo ­se la foi chrétienne com m e une force réelle de vérité et de vie qui lui donne de vivre, sans désespoir, au cœ ur du gouffre to r­tionnaire. Il propose la foi en la vivant lui-m êm e dans cette nouvelle perspective qui s’ouvre à lui p a r les événem ents. Tou­jou rs il refuse de p lier la nuque passivem ent lorsqu 'il voit

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l’hom m e tra ité com m e un objet sans valeur, c’est-à-dire une quantité négociable, évaluable, m anipulab le et finalem ent je ­table après emploi, après que l’idéologie nationale-socialiste en a tiré le m axim um d 'in térêt au nom d’une économ ie pervertie.

«Cet hom m e a voulu, par son exemple, faire de nous des per­sonnes et non des individus» (Tém oignage de l'Abbé B arb ier ci­té dans p a r le Père Philippe de la Trinité, p. 413-419).

Dans cet im m ense désert concentrationnaire , le Père Jac­ques affronte le «conflit des conditions filiales» selon l’expres­sion de Xavier Thévenot. Comme Jésus au désert. Com m e le prem ier hom m e, il est m is à l’épreuve. Com m e le peuple de Dieu dans sa traversée du désert, il est tenté. Com m e Jésus après son baptêm e, il se m et à l'écoute de la Parole divine face aux voix séductrices de la chair, du pouvoir et du prestige.

La prem ière ten tation engage le conflit en tre la chair et l’esprit. La corporéité, symbolisée p a r la nourritu re , renvoie à l’édification de la personnalité à travers la zone orale qui est la zone la plus archaique dans l’hom m e. Le Père Jacques affronte volontairem ent la faim du corps en se privant p ou r d ’autres. P our cet hom m e qui pendan t des m ois se tien t vaillam m ent aux frontières de la m ort et de la vie, la joie et l'occupation quotid ienne consistent à partager ou à assu rer un sem blan t de vie à ces hom m es réduits à l’é ta t de fantôm es vivants, à ces corps difformes, ces visages dévastés p a r la faim ou le déses­poir. Il ne cesse de déam buler dans ce lieu de détresse où la m o rt rode, frappe aux portes et s 'insinue jusque dans l’im agi­nation et dans les rêves.

Il se sent solidaire de tou tes les faim s du cœ ur de l’hom m e qui ne peuvent être assouvies p a r des nourritu res terrestres. Il n ’a pas peu r de poser des gestes qui, à p rem ière vue, n ’on t au ­cune efficacité et qui s’inscrivent dans le dom aine de la g ra tu i­té: il donne une parole d 'encouragem ent, il donne son sourire, il donne son tem ps et son énergie d’écoute, il se donne sans com pter. Cet hom m e a la force spirituelle de se priver des m ai­gres tem ps de repos en les em ployant à écouter, à consoler, à réconforter, à confesser après douze heures d 'un travail exté­nuan t. C’est la nou rritu re indispensable du cœur.

Le Père Jacques tient h au t le courage de vivre et de lutter. Par une m aîtrise étonnante de soi et u n don de soi non m oins ra ­dical, il veille su r la zone psychologique de l'hom m e, tellem ent fragilisée lorsque le corps est sous-alim enté et décharné. Face à

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cette m ultitude d’hom m es sans berger enferm és dans cet enclos concentrationnaire, il est facile de devenir m eneur d 'hom m es, rassem bleur et de succom ber ainsi à la ten tation du pouvoir. Tant de tém oins du cam p ont m entionné son m agnétism e sur les personnes com m e sur les foules. Le Père Jacques ne succom ­be pas à la tentation du pouvoir qui consiste à convoiter la p re­mière place en s'im posant. Le pouvoir qui vient de l'am our sait patien ter et n ’entre jam ais p a r effraction dans le cœ ur de l'autre. Il suscite à être. Il invite à donner et à se donner.

Le Père Jacques parle de tout, sauf des souffrances qu’en­d uren t les déportés. Il parle de tout, sauf de la m o rt qui les ta ­lonne à chaque pas. Tous les sujets sont d’actualité, m êm e la cuisine... Il réussit à éveiller la pensée et la réflexion dans ce lieu dém entiel où l'hom m e est ravalé à un objet. Il parle et d is­cute de tout, sauf de la m ort om niprésente.

Avec doigté, le Père Jacques suscite l’ém erveillem ent. Qui, en effet, est capable de contem pler la beatité d ’un coucher de soleil dans un cam p de concentration com m e celui de Gusen?

Face à la tentation du prestige, le Père Jacques n 'est pas un héros de perform ance spirituelle qui inciterait Dieu à des p ro ­diges. Il affronte le désert des cam ps délivré de tou t program me, nu de toute image, purifié d’un modèle tou t fait, m ais obligé de s’inventer dans la nouveauté de l’Esprit. C'est dans l'Esprit qu'il refuse les catégories cloisonnées et les jugem ents a priori.

Cet hom m e n 'a pas hésité, m algré la hantise de la corde, de la potence, de la cham bre à gaz, de faire descendre le Christ dans ce lieu de m isère et de partager avec ses com pagnons le pain de son Corps livré. Dans ce m ilieu de persécutions scien ti­fiquem ent organisées, ce prêtre-bagnard a p rononcé su r un m orceau de pain noir, parfo is m êm e sur quelques m iettes de pain les paroles de la consécration: «Prenez, mangez, ceci est m on Corps. .. »

Cet hom m e a jeté des ponts entre l’Évangile et l'actualité de l’enfer concentrationnaire p a r la qualité de son regard et du don de soi sans faille. Cet hom m e a transform é les autres. Il a in terrogé leurs valeurs. Il a donné la réponse de l'Évangile, la réponse du Christ qui se donne jusqu 'au bout.

Dans le désert des cam ps, le Père Jacques se donne à Dieu et à l'au tre en vrai fils de Dieu et en frère de tou t hom m e: son désir de Dieu et sa foi en Dieu dem eurent un feu intact, m êm e au plus no ir de l’h o rreu r et de la nuit.

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Pour cet hom m e exposé ne com pte qu 'une chose: a ider l’au tre à vivre, en l'aim ant «en actes et en vérité».

«Quand on rencontrait le Père Jacques et p lus particulière­m ent dans un camp de concentration, on n ’avait p lus honte d ’être un homme. C était un hom m e qui vous réconciliait, dans la guerre, avec l ’espèce hum aine» (Jean Gavard dans Les enfants du Père Jacques).

Le Père Jacques est habité du b on heu r de donn er la vie, b on heu r où s'inscrit en creux, depuis de longue date, celui de donner sa vie. D onner sa vie bribe p a r bribe aux enfants de Ba- ren tin et de M arom m e, aux soldats de M ontlignon et de Re- m enoncourt, aux élèves du Havre et d’Avon, aux résistan ts et aux déportés. Tous, unanim em ent, tém oignent de son don de soi sans réserve.

Le Père Jacques est habité p a r des visages et des nom s, in ­n om brab les. Il est h ab ité p a r des cris et des silences, innom m ables. P our tous il rayonne ce b on heu r de se donner en donnan t sa vie, son tem ps, son écoute, son énergie, son in ­telligence, son pain, son souffle.

Cet hom m e au regard de feu, cet hom m e don t la seule p as­sion est de rayonner Celui dont il se sait aim é, s'est consum é à la suite de son M aître et Seigneur, découvert dans chaque visa­ge hum ain.

Ce qui le passionne c’est l'hom m e, tou t hom m e, tous les hom m es, les jeunes, les souffrants. Com m e Jésus il pouvait d i­re: «Il fau t que j ’aille. » C’est que l'Am our de Dieu pousse à l’am o ur de l’hom m e.

Le Père Jacques est un être ardent, un être passionné de Dieu et de l’hom m e, de Dieu en l’hom m e, du reflet divin en to u t visage hum ain.

«La foi chrétienne n'est pas une question de religion, c ’est une affaire de vie ou de mort»

(M gr P ierre Claverie dans Jean-Jacques Pérennès, Pierre Claverie, un Algérien par alliance, Cerf, p. 318).

CONCLUSIONL’un des m essages de la vie du Père Jacques porte su r la

question du visage de l’Autre reconnu com m e Père et du visage de l’au tre reconnu com m e frère.

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Après l’éblouissem ent et la fougue de ses jeunes années p ou r ce Dieu à qui il veut livrer sa vie dans une recherche d ’ab ­solu, il m esure l'épaisseur de tan t de différences que le rang so­cial, la race, l'histoire et la religion élèvent com m e barrières apparem m ent infranchissables. Loin de s’en ten ir à u n dialo­gue superficiel, le Père Jacques tou jours cherche à aller ju s­qu’au bou t de la rencontre, dans la vérité et la confiance, que ce soit avec ses jeunes élèves ou avec ses codétenus, qu ’ils soient com m unistes ou libre-penseurs, qu'ils soient résistan ts ou nazis.

Le Père Jacques ne fuit jam ais cette place exposée qui est la lutte p ou r une hum anité plurielle. Personne ne peu t le faire taire, personne n 'arrive à étouffer en lui la flam m e de sa pas­sion po u r la vraie dignité de l'hom m e. Il occupe cette place ex­posée de m anière fraternelle m ais non naive. Il sait les dangers auxquels il s'expose en résistan t à tou te form e d’avilissem ent de l'hom m e. Respectueuse et engagée, encourageante et soli­daire, sa parole tranche vivem ent dans les consciences et les cœ urs et oblige tou jours à p rendre parti.

Face à l’em prise de l'utilitaire com m e unique critère d 'éva­luation de la personne et de la société, le Père Jacques ose s’en­gager ju sq u ’au bou t pour défendre la dignité et la liberté de tou te personne hum aine quelles que soient son origine, sa ra ­ce, sa conviction, sa religion. N ourrir l'espérance, an im er l’in ­telligence, en tra iner le cœur, stim uler les valeurs, c’est p lus qu’un program m e, c’est un défi de tou t instan t, m inute après m inute. Une traversée de l’inconnu. Une traversée dans la foi.

Le tém oignage de vie du Père Jacques révèle l'in tégrité de sa personne, la véracité de sa vie et la vérité de sa vocation car- m élitaine. L'une et l’au tre sont inséparables du don de sa vie ju sq u ’au bout. Ce don de soi radical ne se concentre pas dans un geste unique, fut-il ultim e, m ais dans une continu ité de ges­tes qui signifient, en sens vectoriel, ce don to ta l de lui-m êm e qui ne s'achèvera qu à son dernier souffle.

H om m e présent su r le terrain , il est a tten tif à chacun. Il re ­cherche le consensus non p a r le plus petit dénom inateu r com ­m un, encore m oins p a r la m anipulation , m ais p ar le regard su r les vrais enjeux. Chacun a pu se sen tir associé à sa prise de po­sition. Lucide, sans être naïf, il rayonne sa foi. H om m e de conviction et de dialogue, il est to talem ent ouvert à l’au tre et sans appréhension p ou r le rencontrer. Courageux, il sa it com ­

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m e l'apôtre que «ce n'est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, m ais un esprit de force, d ’am our et de maîtrise de soi» (II Tm. 1, 7).

Le don de soi ju sq u ’au bou t scelle po u r tou jours l'au then ­ticité de la personne qui a réconcilié en elle-m êm e et à travers ses actes, la vie et la pensée, la dottrine et l'action, l'am our de Dieu et l’am our du frère, l’appartenance à un peuple et l’u n i­versel.

Le Père Jacques est tém oin et prophète. P rophète qui p ro ­clam e en parole et en acte la dignité de tou t hom m e et sa liber­té, l’intégrité de la foi et l’universalité de l'am our.

Face à l'univers concentrationnaire et face à l’inépuisable «Pourquoi le mal?» le Père Jacques invoque u n Dieu qui est en lui-m êm e et po u r lui-m êm e le sens de la vie, le Dieu de Vie dans un royaum e de m ort. Ce n 'est pas la souffrance qui lui ap ­prend à prier, m ais c’est le Dieu de Vie plus fort que le m al et la m ort qui donne sens à tou te souffrance.

«Donner sa vie, cela n'est possible que dans la confiance en un Dieu qui est la vie et qui donne la vie, un Dieu que l ’on peu t appeler Père m êm e dans la souffrance et la mort. Avec Lui et com m e Jésus, nous pouvons lutter contre les puissances de la m ort avec les armes de la vie: amour, justice, paix, liberté, vérité, confiance, compassion. Avec Lui et com m e Jésus, nous pouvons exposer nos vies sans craindre ceux qui tuent le corps m ais ne peuvent tuer l'esprit. (...) La vie est une résurrection indéfinie où la m ort signe, chaque jour, le sérieux de notre discours et de nos engagements. „Ma vie, nu l ne la prend, m ais c'est m oi qui la don­ne. “Jésus nous permet de transformer la m ort subie en don a c tif de nous-m êm es où la vie se renouvelle et s ’intensifie»

(Hom élie de Mgr Pierre Claverie, À travers la mort, Le Lien, avril 1995, citée dans le livre de Jean-Jacques Pérennès, Pierre Claverie, un Algérien par alliance, Cerf, p. 308).

Le Père Jacques au ra it pu exprim er sa riche expérience de vie et de don de soi en ces term es d 'un au teu r contem porain:

«Quand je m ’approche de Dieu pour dépasser l ’image que j'en ai, pour l’approcher com m e un «prochain» toujours à venir, quand je l ’approche pour l’aimer, je sais et je ne sais pas l’aim er Dans cette approche, je le découvre habité par ces mille et mille enfants d'Abraham et de lumière, je découvre que ses m ains sont gravées des nom s propres des m ultitudes. Dans cette approche je me découvre habitée m oi-m êm e par des visages dont la présence

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aimante, dont l ’alliance, m ’aident à aimer Dieu davantage. Si je su is l’hôte de l’Esprit, si l’Esprit crie en m oi „Abba, Père" et me fraie ainsi un passage vers Dieu, j ’entends aussi la voix de ceux qui m 'habitent com m e un père, une mère, des frères et des soeurs, il entends la voix de ceux qui, par leur amour, m ’ouvrent une voix vers Dieu. Je su is disponible à leur esprit d ’am our qui m'habite »

(Françoise MIES, Présence et absence de Dieu dans la rela­tion interpersonnelle, dans Revue Théologique de Louvain, 30, 1999, p. 32-58).