vie de Spinoza

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C OLERUS - L UCAS BIOGRAPHIES DE SPINOZA http://www.spinozaetnous.org

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COLERUS - LUCAS

BIOGRAPHIESDE SPINOZA

h t t p : / / www . s p i n o z a e t n o u s . o r g

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C O L E R U S - L U C A S

Biographiesde Spinoza

Texte numérisé par Serge Schoeffert - édition H.Diazhttp://www.spinozaetnous.org

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Table des matières

LA VIE DE BENOÎT DE SPINOZAPar Jean Colerus………………………………………..4

SES PREMIÈRES ÉTUDES..........................................4

SPINOZA S’ATTACHE À L’ÉTUDE DE LATHÉOLOGIE, QU’IL QUITTE POUR ÉTUDIER ÀFOND LA PHYSIQUE..................................................6

LES JUIFS L’EXCOMMUNIENT................................6

FORMULAIRE D’EXCOMMUNICATION GÉNÉRALE ENUSAGE PARMI LES JUIFS ..................................................9

SPINOZA APPREND UN MÉTIER OU ARTMÉCANIQUE..............................................................12

IL VA DEMEURER À RHYNSBURG, ENSUITE ÀVOORBURG ET ENFIN À LA HAYE. .....................13

IL ÉTAIT FORT SOBRE ET FORT MÉNAGER.......13

SA PERSONNE ET SA MANIÈRE DES’HABILLER. .............................................................14

SES MANIÈRES, SA CONVERSATION ET SONDÉSINTÉRESSEMENT..............................................14

IL EST CONNU DE PLUSIEURS PERSONNES DEGRANDE CONSIDÉRATION....................................15

SES ÉCRITS ET SES SENTIMENTS.........................17

QUELQUES ÉCRITS DE SPINOZA QUI N’ONTPOINT ÉTÉ IMPRIMÉS. ............................................22

PLUSIEURS AUTEURS RÉFUTENT SESOUVRAGES................................................................22

LA VIE DE SPINOZAPar un de ses disciples……………………………29

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LA VIE DE BENOIT DESPINOZA

P A R J E A N C O L E R U S 1

pinoza, ce philosophe dont le nomfait tant de bruit dans le monde, étaitjuif d’origine. Ses parents, peu de

temps après sa naissance, le nommèrentBaruch. Mais ayant dans la suite abandonné lejudaïsme, il changea lui-même son nom, et sedonna celui de Benoît dans ses écrits et dans leslettres qu’il signa. Il naquit à Amsterdam, le 24novembre, en l’année 1632. Ce qu’on ditordinairement, et qu’on a même écrit, qu’il étaitpauvre et de basse extraction, n’est pasvéritable ; ses parents, juifs portugais, honnêtesgens et à leur aise, étaient marchands àAmsterdam, où ils demeuraient sur le Burgwal,dans une assez belle maison, près de la vieillesynagogue portugaise. Ses manières d’ailleursciviles et honnêtes, ses proches et alliés, gensaccommodés, et les biens laissés par ses père etmère, font foi que sa race, aussi bien que sonéducation, étaient au-dessus du commun.Samuel Carceris, juif portugais, épousa la plusjeune de ses deux sœurs. L’aînée s’appelaitRebecca, et la cadette Miriam de Spinoza, dont

1 Cette Vie de B. de Spinoza, tirée des écrits de ce fameuxphilosophe et du témoignage de plusieurs personnes dignes de foi,qui l’ont connu particulièrement, par Jean Colerus, ministrede l’Église luthérienne de La Haye parût dans lamême ville en 1706 et en français peu après sonédition hollandaise. N.d.e.

le fils, Daniel Carceris, neveu de Benoît deSpinoza, se porta pour l’un de ses héritiersaprès sa mort, ce qui paraît par un acte passédevant le notaire Libertus Loef, le 30 mars1677, en forme de procuration adressée àHenri Van der Spyck, chez qui Spinoza logeaitlors de son décès.

SES PREMIÈRES ÉTUDES.

Spinoza fit voir dès son enfance, et encoremieux ensuite dans sa jeunesse, que la naturene lui avait pas été ingrate. On reconnutaisément qu’il avait l’imagination vive et l’espritextrêmement prompt et pénétrant.

Comme il avait beaucoup d’envie de bienapprendre la langue latine, on lui donnad’abord pour maître un Allemand. Pour seperfectionner ensuite dans cette langue, il seservit du fameux François Van den Ende, quila montrait alors à Amsterdam, et y exerçait enmême temps la profession de médecin. Cethomme enseignait avec beaucoup de succès etde réputation, de sorte que les plus richesmarchands de la ville lui confièrent l’instructionde leurs enfants avant qu’on eût reconnu qu’ilmontrait à ses disciples autre chose que le latin ;car on découvrit enfin qu’il répandait dansl’esprit de ces jeunes gens les premièressemences de l’athéisme. C’est un fait que jepourrais prouver, s’il en était besoin, par letémoignage de plusieurs gens d’honneur quivivent encore, et dont quelques-uns ont remplila charge d’ancien dans notre église d’Amster-dam, et en ont fait les fonctions avec édifica-tion. Ces bonnes âmes ne se lassent point debénir la mémoire de leurs parents qui les ontarrachés encore à temps de l’école de Satan enles tirant des mains d’un maître si pernicieux etsi impie.

Van den Ende avait une fille unique quipossédait elle-même la langue latine siparfaitement, aussi bien que la musique, qu’elleétait capable d’instruire les écoliers de son pèreen son absence, et de leur donner leçon.Comme Spinoza avait occasion de la voir et delui parler très-souvent, il en devint amoureux,et il a souvent avoué qu’il avait eu dessein del’épouser. Ce n’est pas qu’elle fût des plus belles

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ni des mieux faites ; mais elle avait beaucoupd’esprit, de capacité et d’enjouement, ce quiavait touché le cœur de Spinoza, aussi bien qued’un autre disciple de Van den Ende, nomméKerkering, natif de Hambourg. Celui-cis’aperçut bientôt qu’il avait un rival, et nemanqua pas d’en devenir jaloux ; ce quil’obligea à redoubler ses soins et ses assiduitésauprès de sa maîtresse. Il le fit avec succès,quoique le présent qu’il avait fait auparavant àcette fille d’un collier de perles de la valeur dedeux ou trois cents pistoles contribuât sansdoute à gagner ses bonnes grâces. Elle les luiaccorda donc et lui promit de l’épouser, cequ’elle exécuta fidèlement après que le sieurKerkering eut abjuré la religion luthérienne,dont il faisait profession, et embrassé lacatholique. On peut consulter sur ce sujet leDictionnaire de M. Bayle, tome III, édit. 2, àl’article de Spinoza, à la page 2770 ; aussi bienque le Traité du docteur Kortholt De tribusImpostoribus, édit. 2, dans la préface.

À l’égard de Van den Ende, comme il était tropconnu en Hollande pour y trouver de l’emploi,il se vit obligé d’en aller chercher ailleurs. Ilpassa en France, où il fit une fin très-malheureuse, après y avoir subsisté pendantquelques années de ce qu’il gagnait à saprofession de médecin. F. Halma, dans satraduction flamande de l’article de Spinoza, page5, rapporte que Van den Ende, ayant étéconvaincu d’avoir attenté à la vie de Mgr ledauphin, fut condamné à être pendu etexécuté. Cependant quelques autres qui l’ontconnu très-particulièrement en France avouent,à la vérité, cette exécution, mais ils enrapportent autrement la cause. Ils disent queVan den Ende avait tâché de faire soulever lespeuples d’une des provinces de France, qui, parce moyen, espéraient rentrer dans la jouissancede leurs anciens privilèges ; en quoi il avait sesvues de son côté : qu’il songeait à délivrer lesProvinces-Unies de l’oppression où ellesétaient alors, en donnant assez d’occupation auroi de France en son propre pays pour êtreobligé d’y employer une grande partie de sesforces ; que c’était pour faciliter l’exécution deson dessein qu’on avait fait équiper quelquesvaisseaux, qui cependant arrivèrent trop tard.Quoi qu’il en soit, Van den Ende fut exécuté ;

mais s’il eût eu attenté à la vie du dauphin, il eûtapparemment expié son crime d’une autremanière et par un supplice plus rigoureux 2.

2 On trouve quelques détails sur la mort de Van denEnde dans un livre intitulé : Mémoires et réflexions sur lesprincipaux événements du règne de Louis XIV par M. L. M.D. L. F. (le marquis de La Fare). Rotterdam, 1716, p.147. « Le chevalier de Rohan, perdu de dettes, mal àla cour, ne sachant où donner de la tête, et susceptibled’idées vastes, vaines et fausses, trouva un hommecomme lui, hors qu’il avait plus d’esprit et plus decourage pour affronter la mort. C’était La Truau-mont, ancien officier, qui espéra, se servant duchevalier de Rohan comme d’un fantôme, faire unegrande fortune en introduisant les Hollandais enNormandie, d’où il était, et où il avait beaucoupd’habitudes. Le mécontentement des peuples, et laGuyenne et la Bretagne prêtes à se soulever, leconfirmèrent dans cette pensée. Ces messieurs se servirentd’un maître d’école hollandais, et leur traité fut effective-ment fait et ratifié. Les Hollandais embarquèrent destroupes sur leur flotte, et ne s’éloignèrent pas beauc-oup pendant cette campagne des côtes de Norman-die, où on devait les recevoir. Les états de Hollandeétaient convenus, entre autres choses, que quand tousleurs préparatifs seraient faits, ils feraient mettrecertaines nouvelles dans leur gazette, et elles y furentmises. La Truaumont partit pour aller assembler sesamis en Normandie, mais sous un autre prétexte, neleur ayant pas voulu découvrir tout à fait la trahison.Un de ses neveux, nommé le chevalier de Préault,avait aussi engagé dans leur dessein madame deVilliers, autrement Bordeville, femme de qualité dontil était amoureux et aimé, qui avait des terres en cepays-là ; et M. le chevalier de Rohan était enfin sur lepoint de partir lui-même, quand il fut arrêté et mené àla Bastille. Le roi en même temps envoya Brissac,major de ses gardes, à Rouen pour prendre LaTruaumont. Celui- ci, sans s’émouvoir, dit à Brissac,son ancien ami : « Je m’en vais te suivre, laisse-moiseulement pour quelque nécessité entrer dans moncabinet. » Brissac sottement le laissa faire, et fut bienétonné de l’en voir sortir avec deux pistolets. Il appelales gardes qui étaient à la porte de la chambre, qui, aulieu seulement de le désarmer et de le prendre en vie,le tirèrent et blessèrent d’un coup dont il mourut lelendemain avant que le premier président eût pu luifaire donner la question, et par conséquent sans rienavouer. Cet incident aurait pu dans la suite sauver lavie au chevalier de Rohan, si, après avoir tout nié àses autres juges, il n’avait pas sottement tout avoué àBesons, qui lui arracha son secret en lui promettant sagrâce, action indigne d’un juge. Le maître d’école futpendu, et le chevalier de Rohan eut la tête coupée avecle chevalier de Préault et madame de Villiers. »

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SPINOZA S’ATTACHE À L’ÉTUDE DELA THÉOLOGIE, QU’IL QUITTE POURÉTUDIER À FOND LA PHYSIQUE.

Après avoir bien appris la langue latine,Spinoza se proposa l’étude de la théologie, ets’y attacha pendant quelques années.Cependant, quoiqu’il eût déjà beaucoup d’espritet de jugement, l’un et l’autre se fortifiaientencore de jour à autre, de sorte que, se trouvantplus de disposition à la recherche des produc-tions et des causes naturelles, il abandonna lathéologie pour s’attacher entièrement à laphysique. Il délibéra longtemps sur le choixqu’il devait faire d’un maître dont les écrits luipussent servir de guide dans le dessein où ilétait. Mais enfin, les œuvres de Descartes étanttombées entre ses mains, il les lut avec avidité ;et dans la suite il a souvent déclaré que c’étaitde là qu’il avait puisé ce qu’il avait deconnaissance en philosophie. Il était charmé decette maxime de Descartes, qui établit qu’on nedoit jamais rien recevoir pour véritable qui n’aitété auparavant prouvé par de bonnes et solidesraisons. Il en tira cette conséquence, que ladoctrine et les principes ridicules des rabbinsjuifs ne pouvaient être admis par un homme debon sens, puisque ces principes sont établisuniquement sur l’autorité des rabbins mêmes,sans que ce qu’ils enseignent vienne de Dieu,comme ils le prétendent à la vérité, mais sansfondement et sans la moindre apparence deraison.

Il fut dès lors fort réservé avec les docteursjuifs, dont il évita le commerce autant qu’il luifut possible ; on le vit rarement dans leurssynagogues, où il ne se trouvait que parmanière d’acquit ; ce qui les irrita extrêmementcontre lui, car ils ne doutaient point qu’il ne dûtbientôt les abandonner et se faire chrétien.Cependant, à dire la vérité, il n’a jamaisembrassé le christianisme, ni reçu le saintbaptême ; et quoiqu’il ait eu de fréquentesconversations depuis sa désertion du judaïsmeavec quelques savants mennonites, aussi bienqu’avec les personnes les plus éclairées desautres sectes chrétiennes, il ne s’est pourtantjamais déclaré pour aucune, et n’en a jamais faitprofession.

Le sieur François Halma, dans la Vie deSpinoza3, qu’il a traduite en flamand, rapporte,pages 6, 7 et 8, que les juifs lui offrirent unepension peu de temps avant sa désertion pourl’engager à rester parmi eux sans discontinuerde se faire voir de temps en temps dans leurssynagogues. C’est aussi ce que Spinoza lui-même a souvent affirmé au sieur Van derSpyck, son hôte, aussi bien qu’à d’autres,ajoutant que les rabbins avaient fixé la pensionqu’ils lui destinaient à 1,000 florins ; mais ilprotestait ensuite que quand ils lui eussentoffert dix fois autant, il n’eût pas accepté leursoffres ni fréquenté leurs assemblées par unsemblable motif, parce qu’il n’était pashypocrite et qu’il ne recherchait que la vérité.M. Bayle rapporte en outre qu’il lui arriva unjour d’être attaqué par un juif au sortir de lacomédie, qu’il en reçut un coup de couteau auvisage ; et quoique la plaie ne fût pas dange-reuse, Spinoza voyait pourtant que le desseindu juif avait été de le tuer. Mais l’hôte deSpinoza aussi bien que sa femme, qui tousdeux vivent encore, m’ont rapporté ce fait toutautrement. Ils le tiennent de la bouche deSpinoza même, qui leur a souvent racontéqu’un soir, sortant de la vieille synagogueportugaise, il vit quelqu’un auprès de lui, lepoignard à la main ; ce qui l’ayant obligé à setenir sur ses gardes et à s’écarter, il évita lecoup, qui porta seulement dans ses habits. Ilgardait encore alors le justaucorps percé ducoup, en mémoire de cet événement.Cependant, ne se croyant plus assez en sûreté àAmsterdam, il ne songeait qu’à se retirer enquelque autre lieu à la première occasion ; car ilvoulait d’ailleurs poursuivre ses études et sesméditations physiques dans quelque retraitepaisible et éloignée du bruit.

LES JUIFS L’EXCOMMUNIENT.

Il s’était à peine séparé des juifs et de leurcommunion qu’ils le poursuivirent juridique-ment selon leurs lois ecclésiastiques et l’excom-munièrent. Il a avoué plusieurs fois que lachose s’était ainsi passée, et déclaré que depuisil avait rompu toute liaison et tout commerce

3 C’est un extrait du Dictionnaire de Bayle.

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avec eux. C’est aussi ce dont M. Bayle convient,aussi bien que le docteur Musæus. Des juifsd’Amsterdam, qui ont très-bien connu Spinoza,m’ont pareillement confirmé la vérité de ce fait,ajoutant que c’était le vieux Chacham Abuabh,rabbin alors de grande réputation parmi eux,qui avait prononcé publiquement la sentenced’excommunication. J’ai sollicité inutilement lesfils de ce vieux rabbin de me communiquercette sentence ; ils s’en sont excusés sur cequ’ils ne l’avaient pas trouvée parmi les papiersde leur père, quoiqu’il me fût aisé de voir qu’ilsn’avaient pas envie de s’en dessaisir ni de lacommuniquer à personne.

Il m’est arrivé ici, à la Haye, de demander unjour à un savant juif quel était le formulairedont on se servait pour interdire ou excom-munier un apostat. J’en eus pour réponse qu’onle pouvait lire dans les écrits de Maimonides, auTraité Hilcoth Thalmud Thorah, chapitre 7, v. 2,et qu’il était conçu en peu de paroles.Cependant c’est le sentiment commun desinterprètes de l’Écriture qu’il y avait trois sortesd’excommunication parmi les anciens juifs ;quoique ce sentiment ne soit pas suivi par lesavant Jean Seldenus, qui n’en établit que deuxdans son Traité (latin) du Sanhédrin des anciensHébreux, livre 1, chapitre 7, page 64. Ilsnommaient Niddui la première espèce d’ex-communication, qu’ils partageaient en deuxbranches : premièrement, on séparait lecoupable et on lui fermait l’entrée de lasynagogue pour une semaine ; après lui avoirfait auparavant une sévère réprimande et l’avoirfortement exhorté à se repentir et à se mettreen état d’obtenir le pardon de sa faute. À quoin’ayant pas satisfait, on lui donnait encoretrente jours ou un mois pour rentrer en lui-même.

Pendant ce temps-là il lui était défendud’approcher personne plus près de huit ou dixpas, et personne n’osait non plus avoir aucuncommerce avec lui, excepté ceux qui luiapportaient à boire et à manger ; et cetteinterdiction était nommée l’excommunicationmineure. M. Hofman, dans son Lexicon, tomeIl, page 213, ajoute qu’il était défendu à unchacun de boire et manger avec un tel hommeou de se laver dans un même bain ; qu’ilpouvait cependant, s’il voulait, se trouver aux

assemblées pour y écouter seulement et pours’instruire. Mais si, pendant ce terme d’un mois,il lui naissait un fils, on lui refusait lacirconcision ; et si cet enfant venait à mourir, iln’était pas permis de le pleurer ni d’entémoigner aucun deuil ; au contraire, pourmarque d’une éternelle infamie, ils couvraientd’un monceau de pierres le lieu où il étaitinhumé, ou bien ils y roulaient une seule pierreextrêmement grosse dont ce même lieu étaitcouvert.

M. Goerée, dans son livre intitulé Antiquitésjudaïques, tome I, page 641, soutient que parmiles Hébreux personne n’a jamais été puni d’uneinterdiction ou excommunication particulière,n’y ayant rien de semblable parmi eux qui fûten usage ; mais presque tous les interprètes dessaintes Écritures enseignent le contraire, et onen trouvera peu, soit juifs ou chrétiens, quiapprouvent son sentiment.

La seconde espèce d’interdiction ou excommu-nication était appelée Cherem. C’était un bannis-sement de la synagogue accompagné d’horri-bles malédictions, prises pour la plupart duDeutéronome, chapitre 28, c’est là le sentimentdu docteur Dilherr, qu’il explique au long autome II, Disp. Re. et philolog., page 319. Lesavant Lightfoot, sur la première Épître auxCorinthiens, 5, 5, au tome II de ses œuvres, page890, enseigne que cette interdiction oubannissement était mise autrefois en usagelorsque, le terme de trente jours expiré, lecoupable ne se présentait point pourreconnaître sa faute ; et c’est là, selon sonsentiment, la seconde branche de l’interdictionou excommunication mineure. Les malédic-tions qui y étaient insérées étaient tirées de la loide Moïse, et elles étaient prononcées solennel-lement contre le coupable en présence desjuifs, dans une de leurs assemblées publiques.On allumait alors des cierges ou chandelles, quibrûlaient pendant tout le temps que durait lalecture de la sentence d’excommunication ;laquelle étant finie, le rabbin éteignait lescierges, pour marquer par là que ce malheureuxhomme était abandonné à son sens réprouvé etentièrement privé de la lumière divine. Aprèsune pareille interdiction, il n’était pas permis aucoupable de se trouver aux assemblées, mêmepour s’instruire et pour écouter. Cependant on

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lui donnait encore un nouveau délai d’un mois,qui s’étendit ensuite jusqu’à deux et trois, dansl’espérance qu’il pourrait rentrer en lui-même etdemander pardon de ses fautes ; mais lorsqu’iln’en voulait rien faire, on fulminait enfin latroisième et dernière excommunication.

C’est cette troisième sorte d’excommunicationqu’ils appelaient Schammatha. C’était uneinterdiction ou bannissement de leursassemblées ou synagogues, sans espérance d’ypouvoir jamais rentrer ; c’était aussi ce qu’ilsappelaient d’un nom particulier leur grandanathème ou bannissement. Quand les rabbinsle publiaient dans l’assemblée, ils avaient, dansles premiers temps, accoutumé de sonner ducornet, pour répandre ainsi une plus grandeterreur dans l’esprit des assistants. Par cetteexcommunication, le criminel était privé detoute aide et assistance de la part des hommes,aussi bien que des secours de la grâce et de lamiséricorde de Dieu, abandonné à ses juge-ments les plus sévères, et livré pour jamais àune ruine et une condamnation inévitables.Plusieurs estiment que cette excommunicationest la même que celle dont il est fait mention enl’Épître I aux Corinthien, chapitre 16, verset 22,où l’apôtre la nomme Maranatha. Voici lepassage : « S’il y a quelqu’un qui n’aime pas le

Seigneur Jésus, qu’il soit anathème maharammotha ou maranatha ; » c’est-à-dire qu’il soitanathème ou excommunié à jamais ; ou,suivant l’explication de quelques autres, leSeigneur vient, à savoir, pour juger cet excom-munié et pour le punir. Les juifs avancent quele bienheureux Énoch est l’auteur de cetteexcommunication, et que c’est de lui qu’ils latiennent, et qu’elle a passé jusqu’à eux par unetradition certaine et incontestable.

À l’égard des raisons pour lesquelles quelqu’unpouvait être excommunié, les docteurs juifs enrapportent deux principales, suivant letémoignage de Lightfoot au lieu même quenous avons cité, à savoir, pour dettes ou àcause d’une vie libertine et épicurienne.

On était excommunié pour dettes lorsque ledébiteur condamné par le juge à payer refusaitcependant de satisfaire à ses créanciers. Onl’était pareillement pour mener une vielicencieuse et épicurienne ; quand on étaitconvaincu d’être blasphémateur, idolâtre,violateur du sabbat ou déserteur de la religionet du service de Dieu. Car au Traité du Talmudsanhédrin, folio 99, un épicurien est défini unhomme qui n’a que du mépris pour la parolede Dieu et pour les enseignements des sages,

qui les tourne en ridicule, et qui nese sert de sa langue que pourproférer des choses mauvaisescontre la majesté divine.

Ils n’accordaient aucun délai à untel homme. Il encourait l’excom-munication, qu’on fulminaitaussitôt contre lui. D’abord il étaitnommé et cité le premier jour de lasemaine par le portier de lasynagogue ; et comme il refusaitordinairement de comparaître, celuiqui l’avait cité en faisait publique-ment son rapport en ces termes :« J’ai, par ordre du directeur de l’École,cité N. N., qui n’a pas répondu à lacitation, ni voulu comparaître. » Onprocédait alors par écrit à lasentence d’excommunication, quiétait après signifiée au criminel etservait d’acte d’interdiction ou ban-nissement, dont chacun pouvait

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tirer copie en payant. Mais s’il arrivait qu’ilcomparût et qu’il persévérât néanmoins dansses sentiments avec opiniâtreté, son excommu-nication lui était seulement prononcée debouche ; à quoi les assistants joignaient encorel’affront de le bafouer et de le montrer audoigt.

Outre ces deux causes d’excommunication, lesavant Lightfoot, au lieu ci-devant cité, en rap-porte vingt-quatre autres, tirées des écrits desanciens juifs ; mais ce qu’il dit sur ce sujet nousmènerait trop loin, et est d’une trop grandeétendue pour être inséré ici.

Enfin, à l’égard du formulaire dont ils usaientdans les sentences d’excommunication publiéesde bouche ou exprimées par écrit, voici cequ’en dit le docteur Seldenus, au lieu déjà cité,page 59, et qu’il a tiré des écrits de Maïmonides: « On énonçait premièrement le crime del’accusé, ou ce qui avait donné lieu à lapoursuite qu’on faisait contre lui ; à quoi onjoignait ensuite ces malédictions conçues enpeu de paroles : Cet homme, N. N., soitexcommunié de l’excommunication Niddui, Cheremou Schammatha ; qu’il soit séparé, banni, ouentièrement extirpé du milieu de nous. »

J’ai longtemps cherché quelqu’un des for-mulaires dont les juifs usaient dans ces sortesd’excommunications, mais ç’a été inutilement ;il n’y a point de juif qui ait pu ou voulu m’encommuniquer aucun. Mais enfin le savant M.Surenbusius, professeur des langues orientalesdans l’école illustre d’Amsterdam, et qui a uneparfaite connaissance des coutumes et desécrits des juifs, m’a mis en main le formulairede l’excommunication ordinaire et généraledont ils se servent pour retrancher de leurcorps tous ceux qui vivent mal et désobéissentà la loi. Il est tiré du cérémonial des juifsnommé Colbo, et il me l’a donné traduit enlatin. On peut cependant le lire dans Seldenus,page 524, livre 4, chapitre 7 de son traité Dejure naturæ et gentium.

Nous avons jugé à propos de le traduire et del’insérer ici pour la satisfaction du lecteur.

FORMULAIRE D’EXCOMMUNICATIONGENERALE EN USAGE PARMI LES JUIFS4

Suivant ce qui a été arrêté au Conseil des Angeset jugé définitivement dans l’Assemblée desSaints, nous rejetons, bannissons, déclaronsmaudit et excommunié, selon la volonté deDieu et de son Église, en vertu du Livre de la

4 Ce formulaire se trouve dans l’édition de laPléïade, mais semble ignoré par l’édition de Saisset,présentement utilisée.

Voici par ailleurs la formule d’excommunicationparticulière prononcée contre Spinoza (traduisant letexte de l’image p. 8) n.d.e.:

Les Messieurs du Mahamad vous font savoir qu'ayanteu connaissance depuis quelque temps des mauvaisesopinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ilss'efforcèrent par différents moyens et promesses de ledétourner de sa mauvaise voie. Ne pouvant porterremède à cela, recevant par contre chaque jour deplus amples informations sur les horribles hérésiesqu'il pratiquait et enseignait et sur les actes mons-trueux qu'il commettait et ayant de cela de nombreuxtémoins dignes de foi qui déposèrent et témoignèrentsur tout en présence dudit Spinoza qui a été reconnucoupable : tout cela ayant été examiné en présence deMessieurs les Hahamim, les Messieurs du Mahamaddécidèrent avec l'accord des rabbins que ledit Spinozaserait exclu et écarté de la Nation d'Israël à la suite duhérem que nous prononçons maintenant :

A l'aide du jugement des saints et des anges, nousexcluons, chassons, maudissons et exécrons Baruchde Spinoza avec le consentement de toute la saintecommunauté en présence de nos saints livres et dessix cent treize commandements qui y sont enfermés.Nous formulons ce hérem comme Josué le formula àl'encontre de Jéricho. Nous le maudissons commeÉlie maudit les enfants et avec toutes les malédictionsque l'on trouve dans la Loi. Qu'il soit maudit le jour,qu'il soit maudit la nuit ; qu'il soir maudit pendant sonsommeil et pendant qu'il veille. Qu'il soit maudit àson entrée et qu'il soit maudit à sa sortie. Veuillel'Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l'Éternelallumer contre cet homme toute Sa colère et déversersur lui tous les maux mentionnés dans le livre de laLoi : que son nom soit effacé dans ce monde et à toutjamais et qu'il plaise à Dieu de le séparer de toutes lestribus d'Israël en l'affligeant de toutes les malédictionsque contient la Loi. Et vous qui restez attachés àl'Éternel, votre Dieu, qu'Il vous conserve en vie.

Sachez que vous ne devez avoir / avec Spinoza /aucune relation ni écrite ni verbale. Qu'il ne lui soitrendu aucun service et que personne ne l'approche àmoins de quatre coudées. Que personne ne demeuresous le même toit que lui et que personne ne liseaucun de ses écrits.

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Loi, et des six cent treize préceptes qui y sontcontenus ; nous prononçons le même interditdont usa Josué à l’égard de la ville de Jéricho ;la même malédiction dont Élisée maudit sesenfants badins et insolents aussi bien que sonserviteur Gehazi ; le même anathème dont usaBarak à l’égard de Meros, la même excommu-nication dont usaient anciennement lesmembres du Grand Conseil, et que Jehuda filsd’Ézéchiel fulmina aussi contre son serviteur,comme il est marqué dans le Gemarat au titreKeduschin, p. 70. Enfin sans excepter aucune desmalédictions, des anathèmes, des interdits, desexcommunications, qui ont été fulminés depuisle temps de Moïse, notre Législateur, jusqu’aujour présent ; nous les prononçons toutes aunom d’Achtariel qui est aussi nommé Iah, leSeigneur des batailles ; au nom du grand PrinceMichel ; au nom du Mettateron, dont le nomest semblable à celui de son Maître ; au nom deSardaliphon, font l’occupation ordinaire est deprésenter à son Maître des fleurs et desguirlandes, c’est-à-dire d’offrir les prières desenfants d’Israël devant le trône de Dieu ; en cenom enfin qui comprend quarante-deux lettres,c’est à savoir :

Au nom de celui qui est apparu à Moïse dans lebuisson. En ce nom par lequel le même Moïsea ouvert et fendu les eaux de la mer Rouge ; aunom de celui qui a dit : Je suis celui qui suis, et quiserai ; par les profondeurs mystérieuses dugrand nom de Dieu JEHOVA ; par les saintscommandements gravés dans les deux tablesde la Loi ; au nom du Seigneur enfin le Dieudes batailles, qui repose au-dessus desChérubins ; au nom des Globes, des Roues, et desBêtes mystérieuses qu’Ézéchiel a vues ; au nomde tous les saints Anges qui assistent devant leTrès-Haut, toujours prêts à exécuter ses ordres,nous excommunions tout et un chacun desenfants d’Israël, fils et filles, qui en quelquemanière viole volontairement même un seuldes commandements de l’Église, lesquelsdoivent être observés religieusement et avec leplus grand respect. Qu’il soit maudit parl’Éternel, le Dieu d’Israël qui est assis au-dessusdes Chérubins, dont le nom saint et redoutablefut prononcé par le Souverain Pontife au grandjour de propitiation. Qu’il soit maudit dans leciel et sur la terre, de la bouche même du Dieu

tout-puissant. Qu’il soit maudit au nom dugrand Prince Michel ; au nom de Mettaterondont le nom est tout semblable à celui de sonmaître (les lettres de ce mot Mettateronproduisent le même nombre que le motSchadaï, le Tout-Puissant, à savoir trois centquatorze). Qu’il soit maudit au nomd’Achthariel Iah qui préside aux batailles de parl’Éternel ; au nom de ces Bêtes saintes et Rouesmystérieuses ; qu’il soit maudit de la proprebouche des Séraphin ; qu’il soit enfin maudit aunom de ces Anges administrateurs ; qui sonttoujours présents devant Dieu pour le servir entoute sainteté et pureté.

Est-il né en Nisan (mars), mois dont ladirection est assurée à Uriel et aux Ange de sabande ? Qu’il soit maudit de la bouche d’Urielet de la bouche des Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Ijar (avril), mois dont la directionest assignée l’Ange Zéphaniel et aux Anges desa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche deZéphaniel et de la bouche de tous les angesdont il est le Chef.

Est-il né dans le mois Sivan (mai), mois dontl’Ange qui en a la direction s’appelle Amniel etaux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de labouche de Amniel et de la bouche de tous lesanges de sa bande.

Est-il né en Thammus (juin), mois dont ladirection est assignée à l’Ange Peniel et à ceuxde sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche dePeniel et de la bouche de tous les Anges dont ilest le Chef.

Est-il né dans le mois Abb (juillet), dont ladirection est assignée à l’Ange Barkiel et à ceuxde sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche deBarkiel et de la bouche de tous les Anges dontil est le Chef.

Est-il né dans le mois nommé Elul (août), dontla direction est assignée à l’Ange Periel et auxAnges de sa bande ? Qu’il soit maudit de labouche de Periel et de la bouche de tous lesAnges dont il est le Chef.

Est-il né en Isri (septembre), mois dont ladirection est commise à Zuriel et aux Anges de

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sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche deZuriel et de la bouche de tous les Anges dont ilest le Chef.

Est-il né dans le mois nommé Marcheseh(octobre), dont la direction est commise àZachariel et aux Anges de sa bande ? Qu’il soitmaudit de la bouche de Zachariel et de labouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Hisleu (novembre), mois dont ladirection est assignée à l’Ange Adoniel et àceux de sa bande ? Qu’il soit maudit de labouche d’Adoniel et de la bouche des Angesdont il est le Chef.

Est-il né Jévat (décembre), mois dont ladirection est commise à l’Ange Anaël et auxAnges de sa bande ? Qu’il soit maudit de labouche d’Anaël et de la bouche des Angesdont il est le Chef.

Est-il né en Schevat (janvier), mois dont ladirection est assignée à l’Ange Gabriel et à ceuxde sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche deGabriel et de la bouche des Anges dont il est leChef.

Est-il né en Adar (février), mois dont ladirection est assignée à l’Ange Rumiel et à ceuxde sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche deRumiel et de tous les Anges dont il est le Chef.

Qu’il soit maudit de la bouche des sept Angesqui président sur les sept jours de la semaine, etde la bouche de tous les Anges qui les suiventet combattent sous leurs enseignes. Qu’il soitmaudit de la bouche des quatre Anges qui sontétablis pour présider sur les quatre saisons del’année, et de la bouche de tous les Anges quiles suivent et combattent sous leurs enseignes.Qu’il soit maudit de la bouche du Prince de laLoi, qui s’appelle Couronne et Sceau. Qu’il soitmaudit en un mot de la bouche du Dieu fort,puisant et redoutable. Nous supplions ce grandDieu de confondre un tel homme, et de hâterle jour de sa chute et de sa destruction. Dieu, leDieu des Esprits veuille l’abaisser au-dessousde toute chair, l’extirper, le perdre, l’extermineret l’anéantir. Les jugements secrets du Seigneur,l’orage et les vents les plus contagieux doiventtomber sur les têtes impies ; les Anges

exterminateurs doivent fondre sur eux. Dequelque côté que se trouve l’impie, il netrouvera jamais que contradiction, obstacle etmalédiction. Son âme, à sa mort, abandonnerason corps, livrée aux plus vifs sentimentsd’effroi, d’horreur et d’angoisse. Il lui sera alorsimpossible d’éviter le coup du trépas et lesjugements de Dieu. Que Dieu fasse tomber surlui les maux les plus aigus et les plus violents.Qu’il périsse par l’épée, d’une fièvre ardente, deconsomption, desséché par le feu au dedans, etconsumé de lèpre et d’apostumes au dehors.Que Dieu le poursuive jusqu’à ce qu’il soitentièrement détruit et exterminé. L’impie aurale sein percé de sa propre épée , son arc serabrisé ; il sera comme la paille qui sert de jouetau vent, et l’Ange du Seigneur le chassera et lefera fuir de toutes parts. L’ange du Seigneur lepoursuivra dans l’obscurité, dans les lieuxglissants, où sont les sentiers du méchant et sesissues. Sa ruine arrivera lorsqu’il s’y attendra lemoins. Il se verra pris au piège qu’il aura tendului-même en secret. Chassé de dessus la face dela terre, il passera de la lumière aux ténèbreséternelles. L’oppression et l’angoisse le saisirontde toutes parts. Ses yeux verront sa condam-nation. Il boira la coupe de l’indignation del’Éternel, dont la malédiction le couvriracomme ses propres vêtements. La terre l’en-gloutira. Dieu l’exterminera et lui fermera àjamais l’entrée de sa maison. Que Dieu ne luipardonne jamais ses pêchés. Que la colère etl’indignation du Seigneur l’environnent etfument à jamais sur sa tête. Que toutes lesmalédictions contenues au Livre de la Loireposent sur lui. Que Dieu l’efface de sonLivre, le sépare à a ruine de toutes les tribusd’Israël, et lui donne pour partage toutes lesmalédictions exprimées au Livre de la Loi.

Mais vous qui êtes encore aujourd’hui vivants,attachez-vous à servir le Seigneur votre Dieu,qui a béni Abraham, Isaac, Jacob, Moïse,Aaron, David, Salomon, les prophètes d’Iraël,et tant de gens de bien répandus parmi lesGentils. Qu’il plaise à ce grand Dieu de répan-dre ses bénédictions sur cette sainte assemblée,aussi bien que sur les autres saintes assemblées,et les membres qui les composent. Dieu veuilleles prendre tous en sa sainte garde, exceptécelui-là seul qui viole notre présente déclara-

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tion, les préserver en ses grandes compassions,et les délivrer de toutes sortes de misères etd’oppression. Dieu leur accorde à tous unelongue suite d’années , qu’il bénisse et fasseréussir toutes leurs entreprises. Puise enfin, cegrand Dieu leur accorder bientôt cette grandedélivrance qu’ils attendent avec tout Israël. Etainsi s’accomplisse sa volonté et son bonplaisir. Amen.

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Spinoza s’étant séparé ouvertement des juifs,dont il avait auparavant irrité les docteurs en lescontredisant et découvrant leurs fourberiesridicules, on ne doit pas s’étonner s’ils le firentpasser pour un blasphémateur, un ennemi de laloi de Dieu et un apostat, qui ne s’était retiré dumilieu d’eux que pour se jeter entre les bras desinfidèles ; et il ne faut pas douter qu’ils n’aientfulminé contre lui la plus terrible desexcommunications. C’est aussi ce qui m’a étéconfirmé par un savant juif, qui m’a assuréqu’au cas que Spinoza ait été excommunié,c’était certainement l’anathème Schammathaqu’on avait prononcé contre lui. Mais Spinozan’étant pas présent à cette cérémonie, on mitpar écrit sa sentence d’excommunication, dontcopie lui fut signifiée. Il protesta contre cet acted’excommunication, et y fit une réponse enespagnol qui fut adressée aux rabbins, et qu’ilsreçurent comme nous le marquerons dans lasuite.

SPINOZA APPREND UN MÉTIER OUART MÉCANIQUE.

La loi et les anciens docteurs juifs marquentexpressément qu’il ne suffit pas d’être savant,mais qu’on doit en outre s’exercer dansquelque art mécanique ou profession, pour s’enpouvoir aider à tout événement et y gagner dequoi subsister. C’est ce que dit positivementRaban Gamaliel dans le Traité du Talmud PirkeAboth, chapitre 2, où il enseigne que l’étude dela loi est quelque chose de bien désirablelorsqu’on y joint une profession ou quelque artmécanique ; car, dit-il, l’application continuelleà ces deux exercices fait qu’on n’en a pointpour faire le mal et qu’on l’oublie ; et tout

savant qui ne s’est pas soucié d’apprendrequelque profession devient à la fin un hommedissipé et déréglé en ses mœurs ; et le rabbinJéhuda ajoute que tout homme qui ne fait pasapprendre un métier à ses enfants fait la mêmechose que s’il les instruisait à devenir voleurs degrand chemin.

Spinoza, savant dans la loi et dans les coutumesdes anciens, n’ignorait pas ces maximes et neles oublia pas, tout séparé des juifs etexcommunié qu’il était. Comme elles sont fortsages et raisonnables, il en fit son profit, etapprit un art mécanique avant d’embrasser unevie tranquille et retirée, comme il y était résolu.Il apprit donc à faire des verres pour deslunettes d’approche et pour d’autres usages, etil y réussit si parfaitement qu’on s’adressait detous côtés à lui pour en acheter, ce qui luifournit suffisamment de quoi vivre ets’entretenir. On en trouva dans son cabinet,après sa mort, encore un bon nombre qu’ilavait polis ; et ils furent vendus assez cher,comme on peut le justifier par le registre ducrieur public qui assista à son inventaire et à lavente de ses meubles.

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Après s’être perfectionné dans cet art, ils’attacha au dessin, qu’il apprit de lui-même, etil réussit bien à tracer un portrait avec del’encre ou du charbon. J’ai entre les mains unlivre entier de semblables portraits, où l’on entrouve de plusieurs personnes distinguées quilui étaient connues ou qui avaient eu occasionde lui faire visite. Parmi ces portraits je trouve àla quatrième feuille un pécheur dessiné enchemise, avec un filet sur l’épaule droite, tout àfait semblable pour l’attitude du fameux chefdes rebelles de Naples, Masaniello, comme ilest représenté dans l’histoire et en taille-douce.À l’occasion de ce dessin, je ne dois pasomettre que le sieur Van der Spyck, chez quiSpinoza logeait lorsqu’il est mort, m’a assuréque ce crayon ou portrait ressemblaitparfaitement bien à Spinoza, et que c’étaitassurément d’après lui-même qu’il l’avait tiré. Iln’est pas nécessaire de faire mention despersonnes distinguées dont les portraitscrayonnés se trouvent pareillement dans celivre parmi ses autres dessins.

De cette manière il pouvait fournir à sesnécessités du travail de ses mains, et s’attacher àl’étude comme il avait résolu. Ainsi rien nel’arrêtant plus à Amsterdam, il en partit, s’allaloger chez un homme de sa connaissance quidemeurait sur la route qui mène d’Amsterdamà Auwerkerke. Il y passa le temps à étudier et àtravailler à ses verres ; lorsqu’ils étaient polis,ses amis avaient soin de les envoyer prendrechez lui, de les vendre et de lui en faire tenirl’argent.

IL VA DEMEURER À RHYNSBURG,ENSUITE À VOORBURG ET ENFIN ÀLA HAYE.

En l’an 1664 Spinoza partit de ce lieu et seretira à Rhynsburg, proche de Leyde, où ilpassa l’hiver ; mais aussitôt après il en partit etalla demeurer à Voorburg, à une lieue de laHaye, comme il le témoigne lui-même dans satrentième lettre écrite à Pierre Balling. Il ypassa, comme j’en ai été informé, trois ouquatre ans, pendant quoi il se fit un grandnombre d’amis à la Haye, tous gens distinguéspar leur condition ou par les emplois qu’ils

exerçaient dans le gouvernement ou à l’armée.Ils se trouvaient volontiers en sa compagnie, etprenaient beaucoup de plaisir à l’entendre dis-courir. Ce fut à leur prière qu’il s’établit enfin etse fixa à la Haye, où il demeura d’abord enpension sur le Veerkaay, chez la veuve VanVelden, dans la même maison où je suis logépour le présent. La chambre où j’étudie, à l’ex-trémité de la maison sur le derrière, au secondétage, est la même où il couchait et où ils’occupait à l’étude et à son travail. Il s’y faisaitsouvent apporter à manger et y passait desdeux et trois jours sans voir personne. Maiss’étant aperçu qu’il dépensait un peu trop danssa pension, il loua sur le Pavilioengragt, derrièrema maison, une chambre chez le sieur HenriVan der Spyck, dont nous avons souvent faitmention, où il prit soin lui-même de se fournirce qui lui était nécessaire pour le boire et pourle manger, et où il vécut à sa fantaisie d’unemanière fort retirée.

IL ÉTAIT FORT SOBRE ET FORTMÉNAGER.

Il est presque incroyable combien il a été sobrependant ce temps-là et bon ménager. Ce n’estpas qu’il fût réduit à une si grande pauvretéqu’il n’eût pu faire plus de dépense s’il l’eûtvoulu ; assez de gens lui offraient leur bourse ettoute sorte d’assistance ; mais il était fort sobrenaturellement et aisé à contenter, et ne voulaitpas avoir la réputation d’avoir vécu, même uneseule fois, aux dépens d’autrui. Ce que j’avancede sa sobriété et de son économie se peutjustifier par différents petits comptes qui sesont rencontrés parmi les papiers qu’il a laissés.On y trouve qu’il a vécu un jour entier d’unesoupe au lait accommodée avec du beurre, cequi lui revenait à trois sous, et d’un pot de bièred’un sou et demi ; un autre jour il n’a mangéque du gruau apprêté avec des raisins et dubeurre, et ce plat lui avait coûté quatre sous etdemi. Dans ces mêmes comptes il n’est faitmention que de deux demi-pintes de vin toutau plus par mois ; et quoiqu’on l’invitât souventà manger, il aimait pourtant mieux vivre de cequ’il avait chez lui, quelque peu de chose quece fût, que de se trouver à une bonne table auxdépens d’un autre.

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C’est ainsi qu’il a passé ce qui lui restait de viechez son dernier hôte pendant un peu plus decinq ans et demi. Il avait grand soin d’ajusterses comptes tous les quartiers, ce qu’il faisaitafin de ne dépenser justement ni plus ni moinsque ce qu’il avait à dépenser chaque année. Et illui est arrivé quelquefois de dire à ceux du logisqu’il était comme le serpent qui forme uncercle la queue dans la bouche, pour leurmarquer qu’il ne lui restait rien de ce qu’il avaitpu gagner pendant l’année. Il ajoutait que cen’était pas son dessein de rien amasser que cequi serait nécessaire pour être enterré avecquelque bienséance, et que, comme ses parentsne lui avaient rien laissé, ses proches et seshéritiers ne devaient pas s’attendre non plus deprofiter beaucoup de sa succession.

SA PERSONNE ET SA MANIÈRE DES’HABILLER.

À l’égard de sa personne, de sa taille et destraits de son visage, il y a encore bien des gensà la Haye qui l’ont vu et connu particulière-ment. Il était de moyenne taille ; il avait lestraits du visage bien proportionnés, la peau unpeu noire, les cheveux frisés et noirs, et lessourcils longs et de même couleur, de sortequ’à sa mine on le reconnaissait aisément pourêtre descendu de juifs portugais. Pour ce qui estde ses habits, il en prenait fort peu de soin, etils n’étaient pas meilleurs que ceux du plussimple bourgeois. Un conseiller d’État des plusconsidérables, l’étant allé voir, le trouva en robede chambre fort malpropre, ce qui donnaoccasion au conseiller de lui faire quelquesreproches et de lui en offrir une autre ; Spinozalui répondit qu’un homme n’en valait pasmieux pour avoir une plus belle robe. Il est contrele bon sens, ajouta-t-il, de mettre une enveloppeprécieuse à des choses de néant ou de peu de valeur.

SES MANIÈRES, SA CONVERSATIONET SON DÉSINTÉRESSEMENT.

Au reste, si sa manière de vivre était fort réglée,sa conversation n’était pas moins douce etpaisible. Il savait admirablement bien être lemaître de ses passions. On ne l’a jamais vu ni

fort triste ni fort joyeux. Il savait se posséderdans sa colère, et dans les déplaisirs qui luisurvenaient, il n’en paraissait rien au dehors ; aumoins, s’il lui arrivait de témoigner son chagrinpar quelque geste ou par quelques paroles, il nemanquait pas de se retirer aussitôt pour ne rienfaire qui fût contre la bienséance. Il étaitd’ailleurs fort affable et d’un commerce aisé,parlait souvent à son hôtesse, particulièrementdans le temps de ses couches, et à ceux dulogis, lorsqu’il leur survenait quelque afflictionou maladie ; il ne manquait point alors de lesconsoler et de les exhorter à souffrir avecpatience des maux qui étaient comme unpartage que Dieu leur avait assigné. Il avertissaitles enfants d’assister souvent à l’église auservice divin, et leur enseignait combien ilsdevaient être obéissants et soumis à leursparents. Lorsque les gens du logis revenaientdu sermon, il leur demandait souvent quelprofit ils y avaient fait et ce qu’ils en avaientretenu pour leur édification. Il avait une grandeestime pour mon prédécesseur, le docteurCordes, qui était un homme savant, d’un bonnaturel et d’une vie exemplaire ; ce qui donnaitoccasion à Spinoza d’en faire souvent l’éloge. Ilallait même quelquefois l’entendre prêcher, etfaisait état surtout de la manière savante dont ilexpliquait l’Écriture et des applications solidesqu’il en faisait. Il avertissait en même tempsson hôte et ceux de la maison de ne manquerjamais aucune prédication d’un si habilehomme.

Il arriva que son hôtesse lui demanda un jour sic’était son sentiment qu’elle pût être sauvéedans la religion dont elle faisait profession ; àquoi il répondit : Votre religion est bonne, vousn’en devez pas chercher d’autre ni douter que vousn’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachantà la piété vous meniez en même temps une viepaisible et tranquille.

Pendant qu’il restait au logis, il n’étaitincommode à personne, il y passait la meilleurepartie de son temps tranquillement dans sachambre. Lorsqu’il lui arrivait de se trouverfatigué pour s’être trop attaché à ses médita-tions philosophiques, il descendait pour sedélasser, et parlait à ceux du logis de tout ce quipouvait servir de matière à un entretienordinaire, même de bagatelles. Il se divertissait

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aussi quelquefois à fumer une pipe de tabac ;ou bien, lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit unpeu plus longtemps, il cherchait des araignéesqu’il faisait battre ensemble, ou des mouchesqu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardaitensuite cette bataille avec tant de plaisir qu’iléclatait quelquefois de rire. Il observait aussiavec le microscope les différentes parties desplus petits insectes, d’où il tirait après lesconséquences qui lui semblaient le mieuxconvenir à ses découvertes.

Au reste, il n’aimait nullement l’argent, commenous l’avons dit, et il était fort content d’avoir,au jour la journée, ce qui lui était nécessairepour sa nourriture et pour son entretien. Simonde Vries, d’Amsterdam, qui marque beaucoupd’attachement pour lui dans la vingt-sixièmelettre et qui l’appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jourprésent d’une somme de 2,000 florins, pour lemettre en état de vivre un peu plus à son aise ;mais Spinoza, en présence de son hôte,s’excusa civilement de recevoir cet argent, sousprétexte qu’il n’avait besoin de rien, et que tantd’argent, s’il le recevait, le détournerait infail-liblement de ses études et de ses occupations.

Le même Simon de Vries, approchant de sa finet se voyant sans femme et sans enfants,voulait faire son testament et l’instituer héritierde tous ses biens ; mais Spinoza n’y voulutjamais consentir, et remontra à son ami qu’il nedevait pas songer à laisser ses biens à d’autresqu’à son frère qui demeurait à Schiedam,puisqu’il était le plus proche de ses parents, etdevait être naturellement son héritier.

Ceci fut exécuté comme il l’avait proposé ;cependant, ce fut à condition que le frère ethéritier de Simon de Vries ferait à Spinoza unepension viagère qui suffirait pour sa subsistan-ce, et cette clause fut aussi fidèlement exécutée.Mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’enconséquence on offrit à Spinoza une pensionde 500 florins, qu’il n’accepta pas, parce qu’il latrouvait trop considérable, de sorte qu’il laréduisit à 300. Cette pension lui fut payéerégulièrement pendant sa vie ; et après sa mortle même de Vries de Schiedam eut soin de faireencore payer au sieur Van der Spyck ce quipouvait lui être dû par Spinoza, comme il paraît

par la lettre de Jean Rieuwertz, imprimeur de laville d’Amsterdam, employé dans cette com-mission : elle est datée du 6 mars 1678 etadressée à Van der Spyck même.

On peut encore juger du désintéressement deSpinoza par ce qui se passa après la mort deson père. Il s’agissait de partager sa successionentre ses sœurs et lui, à quoi il les avait faitcondamner par justice, quoiqu’elles eussent mistout en pratique pour l’en exclure. Cependant,quand il fut question de faire le partage, il leurabandonna tout, et ne réserva pour son usagequ’un seul lit, qui était à la vérité fort bon, et letour de lit qui en dépendait.

IL EST CONNU DE PLUSIEURSPERSONNES DE GRANDECONSIDÉRATION.

Spinoza n’eut pas plutôt publié quelques-unsde ses ouvrages, qu’il se fit un grand nom dansle monde parmi les personnes les plusdistinguées, qui le regardaient comme un beaugénie et un grand philosophe. M. Stoupe,lieutenant-colonel d’un régiment suisse auservice du roi de France, commandait dansUtrecht en 1673. Il avait été auparavantministre de la Savoie à Londres, dans lestroubles d’Angleterre, au temps de Cromwell ;il devint dans la suite brigadier, et ce fut enfaisant les fonctions de cette charge qu’il fut tuéà la bataille de Steinkerque. Pendant qu’il était àUtrecht il fit un livre qu’il intitula la Religion desHollandais, où il reproche, entre autres choses,aux théologiens réformés, qu’ils avaient vuimprimer sous leurs yeux en 1670 le livre quiporte pour titre Tractatus theologico-politicus,dont Spinoza se déclare l’auteur en sa dix-neuvième lettre, sans cependant s’être mis enpeine de le réfuter ou d’y répondre. C’est ceque M. Stoupe avançait. Mais le célèbreBraunius, professeur dans l’université de Gro-ningue, a fait voir le contraire dans un livre qu’ilfit imprimer pour réfuter celui de M. Stoupe ;et en effet, tant d’écrits publiés contre ce traitéabominable montrent évidemment que M.Stoupe s’était trompé. Ce fut en ce temps-làmême qu’il écrivit plusieurs lettres à Spinoza,dont il reçut aussi plusieurs réponses, et qu’il le

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pria enfin de vouloir bien se rendre à Utrechtdans un certain temps qu’il lui marqua. M.Stoupe avait d’autant plus d’envie de l’y attirer,que le prince de Condé, qui prenait alors pos-session du gouvernement d’Utrecht, souhaitaitfort de s’entretenir avec Spinoza ; et c’était danscette vue qu’on assurait que Son Altesse était sibien disposée à le servir auprès du roi, qu’elleespérait d’en obtenir aisément une pensionpour Spinoza, pourvu seulement qu’il pût serésoudre à dédier quelqu’un de ses ouvrages àSa Majesté. Il reçut cette dépêche accompagnéed’un passe-port, et partit peu de temps aprèsl’avoir reçue. Le sieur Halma, dans la Vie denotre philosophe qu’il a traduite et extraite duDictionnaire de M. Bayle, rapporte à la page 11qu’il est certain qu’il rendit visite au prince deCondé, avec qui il eut divers entretiens pendantplusieurs jours, aussi bien qu’avec plusieursautres personnes de distinction, particulière-ment avec le lieutenant-colonel Stoupe. MaisVan der Spyck et sa femme, chez qui il étaitlogé et qui vivent encore à présent, m’assurentqu’à son retour il leur dit positivement qu’iln’avait pu voir le prince de Condé, qui étaitparti d’Utrecht quelques jours avant qu’il yarrivât, mais que dans les entretiens qu’il avaiteus avec M. Stoupe, cet officier l’avait assuréqu’il s’emploierait pour lui volontiers, et qu’il nedevait pas douter d’obtenir à sa recomman-dation une pension de la libéralité du roi 5 ;mais que pour lui, Spinoza, comme il n’avaitpas dessein de rien dédier au roi de France, ilavait refusé l’offre qu’on lui faisait avec toute lacivilité dont il était capable.

Après son retour, la populace de la Hayes’émut extraordinairement à son occasion ; il enétait regardé comme un espion, et ils se disaientdéjà à l’oreille qu’il fallait se défaire d’unhomme si dangereux, qui traitait sans douted’affaires d’État dans un commerce si publicqu’il entretenait avec l’ennemi. L’hôte deSpinoza en fut alarmé, et craignit avec raisonque la canaille ne l’arrachât de sa maison aprèsl’avoir forcée et peut-être pillée ; mais Spinozale rassura et le consola le mieux qu’il futpossible. « Ne craignez rien, lui dit-il, à mon 5 le roi de France donnait alors des pensions à tous lessavants, particulièrement aux étrangers qui luiprésentaient ou dédiaient quelque ouvrage. Colerus.

égard ; il m’est aisé de me justifier : assez degens, et des principaux du pays, savent bien cequi m’a engagé à faire ce voyage. Mais, quoiqu’il en soit, aussitôt que la populace fera lemoindre bruit à votre porte, je sortirai et iraidroit à eux, quand ils devraient me faire lemême traitement qu’ils ont fait aux pauvresmessieurs de Witt. Je suis bon républicain, etn’ai jamais eu en vue que la gloire et l’avantagede l’État. »

Ce fut en cette même année que l’électeurpalatin Charles-Louis, de glorieuse mémoire,informé de la capacité de ce grand philosophe,voulut l’attirer à Heidelberg pour y enseigner laphilosophie, n’ayant sans doute aucuneconnaissance du venin qu’il tenait encore cachédans son sein et qui dans la suite se manifestaplus ouvertement. Son Altesse électorale donnaordre au célèbre docteur Fabricius, bonphilosophe et l’un de ses conseillers, d’en fairela proposition à Spinoza. Il lui offrait, au nomde son prince, avec la chaire de philosophie,une liberté très-étendue de raisonner suivantses principes, comme il jugerait le plus àpropos, cum amplissima philosophandi libertate.Mais à cette offre on avait joint une conditionqui n’accommodait nullement Spinoza : carquelque étendue que fût la liberté qu’on luiaccordait, il ne devait aucunement s’en servir aupréjudice de la religion établie par les lois. Etc’est ce qui paraît par la lettre du docteurFabricius, datée de Heidelberg, du 16 février(voyez Spinozæ Oper. posth., Epist. 53, pag. 561).On trouve dans cette lettre qu’il y est régalé dutitre de philosophe très-célèbre et de génietranscendant : philosophe acutissime ac celeberrime.

C’était là une mine qu’il éventa aisément, s’ilm’est permis d’user de cette expression ; il vit ladifficulté, ou plutôt l’impossibilité où il était deraisonner suivant ses principes, et de ne rienavancer en même temps qui fût contraire à lareligion établie. Il fit réponse à M. Fabricius, le30 mars 1673, et refusa civilement la chaire dephilosophie qu’il lui offrait. Il lui manda que« l’instruction de la jeunesse serait un obstacle àses propres études, et que jamais il n’avait eu lapensée d’embrasser une semblable profes-sion. » Mais ceci n’est qu’un prétexte, et ildécouvre assez ce qu’il a dans l’âme par lesparoles suivantes : « De plus, je fais réflexion,

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dit-il au docteur, que vous ne me marquezpoint dans quelles bornes doit être renferméecette liberté d’expliquer mes sentiments pourne pas choquer la religion, Cogito deinde me nescirequibus limitibus libertas illa philosophandi intercludidebeat, ne videar publice stabilitam religionemperturbare velle. » (Voyez ses Œuvres posthumes,page 563, Lettre 54.)

SES ÉCRITS ET SES SENTIMENTS.

À l’égard de ses ouvrages, il y en a qu’on lui at-tribue et dont il n’est pas sûr qu’il soit l’auteur ;quelques-uns sont perdus, ou au moins ne setrouvent point ; les autres sont imprimés etexposés aux yeux d’un chacun.

M. Bayle a avancé que Spinoza composa enespagnol une apologie de sa sortie de lasynagogue, et que cependant cet écrit n’auraitjamais été imprimé. Il ajoute que Spinoza yavait inséré plusieurs choses qu’on a depuistrouvées dans le livre qu’il publia sous le titrede Tractatus theologico-politicus ; mais il ne m’a pasété possible d’apprendre aucune nouvelle decette apologie, quoique, dans les recherchesque j’ai faites, j’en aie demandé à des gens quivivaient familièrement avec lui et qui sontencore pleins de vie.

L’année 1664 il mit sous presse les Principes de laphilosophie de M. Descartes démontrés géomé-triquement, première et seconde partie : RenatiDescartes Principiorum philosophiæ pars prima etsecunda more geometrico demonstratæ, qui furentbientôt suivis de ses Méditations métaphysiques,Cogitata metaphysica ; et s’il en fût demeuré là, cemalheureux homme aurait encore à présent laréputation qu’il eût méritée de philosophe sageet éclairé.

L’année 1665, il parut un petit livre in-12 quiavait pour titre Lucii Antistii Constantis de jureEcclesiasticorum, Alethopoli, apud CajumValerium Pennatum : Du droit des Ecclésiastiques,par Lucius Antistius Constans, imprimé àAléthopole, chez Caïus Valerius Pennatus.L’auteur s’efforce de prouver dans cet ouvrageque le droit spirituel et politique que le clergés’attribue et qui lui est attribué par d’autres nelui appartient aucunement, que les gens

d’Église en abusent d’une manière profane, etque toute leur autorité dépend entièrement decelle des magistrats ou souverains qui tiennentla place de Dieu dans les villes et républiquesoù le clergé s’est établi ; qu’ainsi ce n’est pointleur propre religion que les pasteurs doivents’ingérer d’enseigner, mais celle que le magistratleur ordonne de prêcher. Tout ceci, au reste,n’est établi que sur les principes mêmes dontHobbes s’est servi dans son Léviathan.

M. Bayle nous apprend6 que le style, lesprincipes et le dessein du livre d’Antistiusétaient semblables à celui de Spinoza qui a pourtitre Tractatus theologico-politicus ; mais ce n’est riendire de positif. Que ce Traité ait paru justementdans le même temps où Spinoza commençad’écrire le sien, et que le Tractatus theologico-politicus ait suivi peu de temps après cet autreTraité, n’est pas une preuve non plus que l’unait été l’avant-coureur de l’autre. Il est très-possible que deux personnes entreprennentd’écrire et d’avancer les mêmes impiétés ; etparce que leurs écrits viendraient à peu près enmême temps, il n’y aurait pas lieu pour celad’en inférer qu’ils seraient d’un seul et mêmeauteur. Spinoza lui-même, interrogé par unepersonne de grande considération s’il étaitl’auteur du premier Traité, le nia positivement,ce que je tiens de personnes dignes de foi. Lalatinité des deux livres, le style et les manièresde parler ne sont pas non plus si semblablescomme on prétend : le premier s’exprime avecun profond respect en parlant de Dieu ; il lenomme souvent Dieu très-bon et très-grand,Deum ter optimum maximum. Mais je ne trouve depareilles expressions en aucun endroit desécrits de Spinoza.

Plusieurs personnes savantes m’ont assuré quele livre impie qui a pour titre l’Écriture sainteexpliquée par la philosophie, Philosophia sacræScripturæ interpres 7, et le Traité dont nous avonsfait mention venaient l’un et l’autre d’un mêmeauteur, à savoir, L... M... Et quoique la choseme semble fort vraisemblable, je la laissepourtant au jugement de ceux qui peuvent enavoir une connaissance plus particulière.

6 T. III du Dictionnaire, p. 2773.7 Imprimé in-4° en 1666. Col.

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Ce fut en l’an 1670 que Spinoza publia sonTractatus theologico-politicus. Celui qui l’a traduit enflamand a jugé à propos de l’intituler DeRegtzinnige Theologant, of Godgeleerde Staattkunde :le Théologien judicieux et politique. Spinoza ditnettement qu’il en est l’auteur, dans sa dix-neuvième lettre, adressée à Oldenbourg ; il leprie, dans cette lettre même, de lui proposer lesobjections que les personnes savantes for-maient contre son livre ; car il avait alors des-sein de le faire réimprimer et d’y ajouter desremarques. Au bas du titre du livre, on a trouvébon de marquer que l’impression en avait étéfaite à Hambourg, chez Henri Conrad.Cependant il est certain que ni le magistrat, niles vénérables ministres de Hambourg n’ontjamais souffert que tant d’impiétés eussent étéimprimées et débitées publiquement dans leurville.

Il n’y a point de doute que ce livre fut impriméà Amsterdam, chez Christophe Conrad,imprimeur, sur le canal de l’Églantir. En 1679,étant appelé en cette ville-là pour quelquesaffaires, Conrad même m’apporta quelquesexemplaires de ce Traité et m’en fit présent, nesachant pas combien c’était un ouvragepernicieux.

Le traducteur hollandais a pareillement jugé àpropos d’honorer la ville de Brême d’une sidigne production, comme si sa traduction y fûtsortie de dessous la presse de Hans Jurgen Vander Weyl, en l’année 1694. Mais ce qui est ditde ces impressions de Brême et de Hambourgest également faux, et l’on n’eût pas manqué detrouver les mêmes difficultés dans l’une et dansl’autre de ces deux villes, si on eût entrepris d’yimprimer et publier de pareils ouvrages.Philopater, dont nous avons déjà fait mention,dit ouvertement dans la suite de sa Vie, page231, que le vieux Jean Hendrikzen Glasemaker,que j’ai fort bien connu, a été le traducteur decet ouvrage ; et il nous assure en même tempsqu’il avait aussi traduit en hollandais les Œuvresposthumes de Spinoza, publiées en 1677. Il faitau reste un si grand cas de ce Traité de Spinozaet l’élève si haut, qu’il semble que le monden’ait jamais vu son pareil. L’auteur, ou dumoins l’imprimeur de la suite de la Vie dePhilopater, Aard Wolsgryck, ci-devant libraire àAmsterdam, sur le coin du Rosmaryn-Steeg,

fut puni de cette insolence comme il le méritait,et confiné dans la maison de correction, où ilfut condamné pour quelques années. Jesouhaite de tout mon cœur qu’il ait plu à Dieude lui toucher le cœur pendant le séjour qu’il afait en ce lieu, et qu’il en soit sorti avec demeilleurs sentiments. C’est la disposition oùj’espère qu’il était lorsque je le vis ici à la Haye,l’été dernier, où il vint pour demander auxlibraires le payement de quelques livres qu’ilavait ci-devant imprimés et qu’il leur avaitlivrés.

Pour revenir à Spinoza et à son Tractatustheologico-politicus, je dirai ce que j’en pense, aprèsavoir auparavant rapporté le jugement qu’enont fait deux célèbres auteurs, dont l’un est dela confession d’Augsbourg et l’autre réformé.Le premier est Spitzelius, qui parle ainsi dansson Traité qui a pour titre Infelix literator, page363 : « Cet auteur impie (Spinoza), par uneprésomption prodigieuse qui l’aveuglait, apoussé l’impudence et l’impiété jusqu’àsoutenir que les prophéties ne sont fondéesque sur l’imagination des prophètes, qu’ilsétaient sujets à illusion aussi bien que lesapôtres, et que les uns et les autres avaient écritnaturellement suivant leurs propres lumières,sans aucune révélation ni ordre de Dieu ; qu’ilsavaient, au reste, accommodé la religion autantqu’ils avaient pu au génie des hommes quivivaient alors, et l’avaient établie sur desprincipes connus en ces temps-là et reçusfavorablement d’un chacun. Irreligiosissimusauctor, stupenda sui fidentia plane fascinatus, eoprogressus impudentiæ et impietatis fuit, ut prophetiamdependisse dixerit a fallaci imaginatione prophetarum,eosque pariter ac apostolos non ex revelatione et divinomandato scripsisse, sed tantum ex ipsorummet naturalijudicio ; accommodavisse insuper religionem, quoad fieripotuerit, hominum sui temporis ingenio, illamquefundamentis tum temporis maxime notis et acceptissuperædificasse. »

C’est cette même méthode que Spinoza, dansson Tractatus theologico-politicus, prétend qu’onpeut et qu’on doit même suivre encore àprésent dans l’explication de l’Écriture sainte ;car il soutient, entre autres choses, que« comme on s’est conformé aux sentimentsétablis et à la portée du peuple lorsqu’on a pre-mièrement produit l’Écriture, de même il est à

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la liberté d’un chacun de l’expliquer selon seslumières ; et de l’ajuster à ses propressentiments. »

Si c’était véritable, bon Dieu ! où en serions-nous ? Comment pouvoir maintenir que l’Écri-ture est divinement inspirée, que c’est uneprophétie ferme et stable, que ces saintspersonnages qui en sont les auteurs n’ont parléet écrit que par ordre de Dieu et parl’inspiration du Saint-Esprit, que cette mêmeÉcriture est très-certainement vraie et qu’ellerend à nos consciences un témoignage assuréde sa vérité, qu’elle est enfin un juge dont lesdécisions doivent être la règle ferme etinébranlable de nos sentiments, de nospensées, de notre foi et de notre vie ? C’estalors qu’on pourrait bien dire que la sainteBible n’est qu’un nez de cire qu’on tourne etforme comme on veut, une lunette ou un verreau travers de qui un chacun peut voirjustement ce qui plaît à son imagination, unvrai bonnet de fou qu’on ajuste et tourne à safantaisie en cent manières différentes après s’enêtre coiffé. Le Seigneur te confonde, Satan, ette ferme la bouche !

Spitzelius ne se contente pas de dire ce qu’ilpense de ce livre pernicieux, il joint au juge-ment qu’il en fait celui de M. Manseveld, ci-devant professeur à Utrecht, qui, dans un livrequ’il fit imprimer à Amsterdam en 1674, enparle en ces termes : « Nous estimons que ceTraité doit être à jamais enseveli dans lesténèbres du plus profond oubli : Tractatum huncad æternas damnamdum tenebras, etc. » Ce qui estbien judicieux, puisque ce malheureux Traitérenverse de fond en comble la religionchrétienne, en ôtant toute autorité aux livressacrés, sur qui elle est uniquement fondée etétablie.

Le second témoignage que je veux produire estcelui du sieur Guillaume Van Blyenburg, deDordrecht, qui a entretenu un long commercede lettres avec Spinoza, et qui, dans sa trente etunième, insérée dans les Œuvres posthumes deSpinoza, page 476, dit, en parlant de lui-même,qu’il n’a embrassé aucun parti ou vocation, etqu’il subsiste par un négoce honnête qu’ilexerce : Liber sum, nulli adstrictus professioni ;honestis mercaturis me alo. Ce marchand, homme

savant, dans la préface d’un ouvrage qui portepour titre : la Vérité de la Religion chrétienne,imprimé à Leyde en 1674, exprime ainsi lejugement qu’il fait du Traité de Spinoza :« C’est un livre, dit-il, rempli de découvertescurieuses, mais abominables, dont la science etles recherches ne peuvent avoir été puiséesqu’en enfer. Il n’y a point de chrétien ni mêmed’homme de bon sens qui ne doive avoir un tellivre en horreur. L’auteur tâche d’y ruiner lareligion chrétienne et toutes nos espérances quien dépendent ; au lieu de quoi il introduitl’athéisme, ou tout au plus une religionnaturelle forgée selon le caprice ou l’intérêt dessouverains. Le mal y est uniquement réprimépar la crainte du châtiment ; mais, quand on necraint ni bourreau ni justice, un homme sansconscience peut tout attenter pour sesatisfaire, » etc.

Je dois ajouter que j’ai lu avec application celivre de Spinoza depuis le commencementjusqu’à la fin ; mais je puis en même tempsprotester devant Dieu de n’y avoir rien trouvéde solide ni qui fût capable de m’inquiéter lemoins du monde dans la profession que je faisde croire aux vérités évangéliques. Au lieu depreuves solides, on y trouve des suppositions etce qu’on appelle dans les écoles petitionesprincipii. Les choses mêmes qu’on avance ypassent pour preuves, lesquelles étant niées etrejetées, il ne reste plus à cet auteur que desmensonges et des blasphèmes. Sans être obligéde donner ni raison ni preuve de ce qu’ilavançait, voulait-il de son côté obliger lemonde à le croire aveuglément sur sa parole ?

Enfin, divers écrits que Spinoza laissa après samort furent imprimés eu 1677, qui fut aussil’année qu’il mourut. C’est ce qu’on appelle sesŒuvres posthumes, Opera posthuma. Les troislettres capitales B. D. S. se trouvent à la tête dulivre, qui contient cinq traités : le premier est untraité de morale démontrée géométriquement(Ethica more geometrico demonstrata) ; le second estun ouvrage de politique ; le troisième traite del’entendement et des moyens de le rectifier (Deemendatione intellectus) ; le quatrième volume estun recueil de lettres et de réponses (Epistolæ etresponsiones) ; le cinquième, un abrégé degrammaire hébraïque (Compendium grammaticeslinguæ hebreæ). Il n’est fait mention ni du nom de

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l’imprimeur ni du lieu où cet ouvrage a étéimprimé ; ce qui montre assez que celui qui ena procuré l’impression n’avait pas dessein de sefaire connaître. Cependant l’hôte de Spinoza, lesieur Henri Van der Spyck, qui est encore pleinde vie, m’a témoigné que Spinoza avaitordonné qu’immédiatement après sa mort oneût à envoyer à Amsterdam, à Jean Rieuwertz,imprimeur de la ville, son pupitre où ses lettreset papiers étaient enfermés ; ce que Van derSpyck ne manqua pas d’exécuter, selon lavolonté de Spinoza. Et Jean Rieuwertz, par saréponse au sieur Van der Spyck, datéed’Amsterdam, du 25 mars 1677, reconnaîtavoir reçu le pupitre en question. Il ajoute sur lafin de sa lettre que « des parents de Spinozavoudraient bien savoir à qui il avait été adressé,parce qu’ils s’imaginaient qu’il était pleind’argent, et qu’ils ne manqueraient pas de s’eninformer aux bateliers à qui il avait été confié ;mais, dit-il, si l’on ne tient pas à la Haye registredes paquets qu’on envoie ici par le bateau, je nevois pas comment ils pourront être éclaircis, etil vaut mieux en effet qu’ils n’en sachent rien,etc. » Et c’est par ces mots qu’il finit sa lettre,par laquelle on voit clairement à qui on al’obligation d’une production si abominable.

Des personnes savantes ont déjà suffisammentdécouvert les impiétés contenues dans cesŒuvres posthumes, et averti en même temps toutle monde de s’en donner garde. Je n’ajouteraique peu de chose à ce qu’elles ont écrit. Letraité de morale commence par des définitionsou descriptions de la Divinité. Qui ne croiraitd’abord, à un si beau début, que c’est unphilosophe chrétien qui parle ? Toutes cesdéfinitions sont belles, particulièrement lasixième, où Spinoza dit que « Dieu est un êtreinfini ; c’est-à-dire une substance qui renfermeen soi-même une infinité d’attributs, dontchacun représente et exprime une essenceéternelle et infinie. » Mais quand on examine deplus près ses sentiments, on trouve que le dieude Spinoza n’est qu’un fantôme, un dieuimaginaire, qui n’est rien moins que Dieu. Ainsic’est à ce philosophe qu’on peut bien appliquerce que l’Apôtre dit des impies, Tit. 1, 16 : « Ilsfont profession de reconnaître un Dieu parleurs discours, mais ils le renient par leursœuvres. » Ce que David dit des impies, psaume

14, 1, lui convient bien encore : « L’insensé adit en son cœur qu’il n’y a point de Dieu. »Quoi qu’en ait dit Spinoza, c’est làvéritablement ce qu’il pense. Il se donne laliberté d’employer le nom de Dieu et de leprendre dans un sens inconnu à tout ce qu’il ya jamais eu de chrétiens. C’est ce qu’il avouelui-même dans sa vingt et unième lettre à M.Oldenbourg : « Je reconnais, dit-il, que j’ai deDieu et de la nature une idée bien différente dece que les chrétiens modernes veulent enétablir. » - « J’estime que Dieu est le principe etla cause de toutes choses, immanente et nonpas passagère (Deum, rerum omnium causamimmanentem, non vero transeuntem, statuo). » Etpour appuyer son sentiment, il se sert de cesparoles de saint Paul, qu’il détourne en sonsens : « C’est en Dieu que nous avons la vie, lemouvement et l’être. » Act., XVII, 28.

Pour comprendre sa pensée, il faut considérerqu’une cause passagère est celle dont les produc-tions sont extérieures et hors d’elle-même,comme quelqu’un qui jette une pierre en l’airou un charpentier qui bâtit une maison, au lieuqu’une cause immanente agit intérieurement ets’arrête en elle-même sans en sortir aucune-ment. Ainsi, quand notre âme pense ou désirequelque chose, elle est et s’arrête dans cettepensée ou désir sans en sortir, et elle en est lacause immanente. C’est de cette manière que leDieu de Spinoza est la cause de cet univers, oùil est, et n’est point au delà. Mais commel’univers a des bornes, il s’ensuivrait que Dieuest un être borné et fini. Et quoiqu’il dise deDieu qu’il est infini et qu’il renferme uneinfinité de propriétés, il faut bien qu’il se jouedes termes d’éternel et d’infini, puisque par cesmots il ne peut entendre un être qui a subsistépar soi-même avant tous les temps et avantqu’aucun autre être eût été créé ; mais il appelleinfini ce à quoi l’entendement humain ne peuttrouver de fin ni de bornes ; car les productionsde Dieu, selon lui, sont en si grand nombre quel’homme, avec toute la force de son esprit, n’yen saurait concevoir. Elles sont d’ailleurs si bienaffermies, si solides et si bien liées l’une àl’autre, qu’elles dureront éternellement.

Il assure pourtant, dans sa vingt et unièmelettre, que ceux-là avaient tort qui luiimputaient de dire que Dieu et la matière où

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Dieu agit ne sont qu’une seule et même chose.Mais enfin il ne peut s’empêcher d’avouer quela matière est quelque chose d’essentiel à laDivinité, qui n’est et n’agit que dans la matière,c’est-à-dire dans l’univers. Le dieu de Spinozan’est donc autre chose que la nature, infinie à lavérité, mais pourtant corporelle et matérielle,prise en général et avec toutes ses modifi-cations. Car il suppose qu’il y a en Dieu deuxpropriétés éternelles, cogitatio et extensio, lapensée et l’étendue. Par la première de ces pro-priétés, Dieu est contenu dans l’univers ; par laseconde, il est l’univers lui-même : les deuxjointes ensemble font ce qu’il appelle Dieu.

Autant que j’ai pu comprendre les sentimentsde Spinoza, voici sur quoi roule la dispute qu’ily a entre nous qui sommes chrétiens et lui,savoir : si le Dieu véritable est une substanceéternelle, différente et distincte de l’univers etde toute la nature, et si, par un acte de volontéentièrement libre, il a tiré du néant le monde ettoutes les créatures, ou si l’univers et tous lesêtres qu’il renferme appartiennent essentiel-lement à la nature de Dieu, considéré commeune substance dont la pensée et l’étendue sontinfinies. C’est cette dernière proposition queSpinoza soutient. On peut consulter l’Anti-Spinoza de L. Vittichius, page 18 et suiv. Ainsi,il avoue bien que Dieu est la cause générale-ment de toutes choses ; mais il prétend queDieu les a produites nécessairement, sansliberté, sans choix et sans consulter son bonplaisir. Pareillement, tout ce qui arrive aumonde, bien ou mal, vertu ou crime, péché oubonnes œuvres, part de lui nécessairement ; etpar conséquent il ne doit y avoir ni jugement,ni punition, ni résurrection, ni salut, nidamnation ; car autrement ce Dieu imaginairepunirait et récompenserait son propre ouvrage,comme un enfant fait sa poupée. N’est-ce paslà le plus pernicieux athéisme qui ait jamaisparu au monde ? C’est aussi ce qui donne occa-sion à M. Burmannus, ministre des réformés àEnkhuise, de nommer à juste titre Spinoza leplus impie athée qui ait jamais vu le jour.

Ce n’a pas été mon dessein d’examiner icitoutes les impiétés et les absurdités de Spinoza ;j’en ai rapporté quelques-unes, et me suisattaché à ce qu’il y a de plus capital, seulementdans la vue d’inspirer au lecteur chrétien

l’aversion et l’horreur qu’il doit avoir d’unedoctrine si pernicieuse. Je ne dois cependantpas oublier de dire qu’il est visible que dans laseconde partie de son traité de morale il ne faitqu’un seul et même être de l’âme et du corps,dont les propriétés sont, comme il les exprime,celle de penser et celle d’être étendue, car c’estainsi qu’il s’explique à la page 40 : « Quand jeparle de corps, je n’entends autre chose qu’unemodalité qui exprime l’essence de Dieu d’unemanière certaine et précise, en tant qu’il estconsidéré comme une chose étendue (Per corpusintelligo modum qui Dei essentiam, quatenus ut resextensa consideratur, certo et determinato modoexprimit). » Mais, à l’égard de l’âme qui est etagit dans le corps, ce n’est qu’un autre mode oumanière d’être que la nature produit ou qui semanifeste soi-même par la pensée ; ce n’estpoint un esprit ou une substance particulière,non plus que le corps, mais une modalité quiexprime l’essence de Dieu, en tant qu’il semanifeste, agit et opère par la pensée. A-t-onjamais ouï de pareilles abominations parmi deschrétiens ? De cette manière, Dieu ne sauraitpunir ni l’âme ni le corps, à moins que devouloir se punir et se détruire lui-même. Sur lafin de sa vingt et unième lettre, il renverse legrand mystère de piété, comme il est marquédans la 1re Épître à Timothée, ch. 3 v 16 ensoutenant que l’incarnation du fils de Dieun’est autre chose que la sagesse éternelle, qui,s’étant montrée généralement en toutes choses,et particulièrement en nos cœurs et en nosâmes, s’est enfin manifestée d’une manière toutextraordinaire en Jésus-Christ. Il dit, un peuplus bas, qu’il est vrai que quelques Églisesajoutent à cela que Dieu s’est fait homme ;« mais, dit-il, j’ai marqué positivement que je neconnais rien à ce qu’ils veulent dire (Quodquædam Ecclesiæ his addunt, quod Deus naturamhumanam assumpserit, monui expresse me quid dicantnescire, etc.). » - « Et cela, dit-il encore, me paraîtaussi étrange que si quelqu’un avançait qu’uncercle a pris la nature d’un triangle ou d’uncarré. » Ce qui lui donne occasion, sur la fin desa vingt-troisième lettre, d’expliquer le célèbrepassage de saint Jean, le Verbe s’est fait chair, ch.1, v. 14, par une façon de parler familière auxOrientaux, et de le tourner ainsi : Dieu s’estmanifesté en Jésus-Christ d’une manière touteparticulière.

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Dans mon sermon, j’ai expliqué simplement eten peu de paroles comment, dans ses vingt-troisième et vingt-quatrième lettres, il tâched’anéantir le mystère de la résurrection deJésus-Christ, qui est une doctrine capitale parminous, et le fondement de nos espérances et denotre consolation. Je ne dois pas m’arrêter pluslongtemps à rapporter les autres impiétés qu’ilenseigne.

QUELQUES ÉCRITS DE SPINOZA QUIN’ONT POINT ÉTÉ IMPRIMÉS.

Celui qui a eu soin de publier les Œuvresposthumes de Spinoza compte parmi les écrits decet auteur qui n’ont point été imprimés unTraité de l’Iris ou de l’arc-en-ciel. Je connais ici, à laHaye, des personnes distinguées qui ont vu etlu cet ouvrage, mais qui n’ont pas conseillé àSpinoza de le donner au public ; ce qui peut-être lui fit de la peine et le fit résoudre à jetercet écrit au feu six mois avant sa mort, commeles gens du logis où il demeurait m’en ontinformé. Il avait encore commencé unetraduction du Vieux Testament en flamand, surquoi il avait souvent conféré avec despersonnes savantes dans les langues, et s’étaitinformé des explications que les chrétiensdonnaient à divers passages. Il y avait déjàlongtemps qu’il avait achevé les cinq livres deMoïse, quand, peu de jours avant sa mort, iljeta tout cet ouvrage au feu dans sa chambre.

PLUSIEURS AUTEURS RÉFUTENTSES OUVRAGES.

Ses ouvrages ont à peine été publiés que Dieu,en même temps, a suscité à sa gloire, et pour ladéfense de la religion chrétienne, diverschampions qui les ont combattus avec tout lesuccès qu’ils en devaient espérer. Le docteurThéoph. Spitzelius, dans son livre qui a pourtitre Infelix litterator, en nomme deux : savoir,François Kuyper, de Rotterdam, dont le livre,imprimé à Rotterdam en 1676, est intituléArcana atheismi revelata, etc., les Mystères profonds del’athéisme découverts ; le second est Régnier deMansveld, professeur à Utrecht, qui, dès

l’année 1674, fit imprimer dans la même villeun écrit sur le même sujet.

L’année suivante, à savoir 1675, on vit sortir dedessous la presse d’Isaac Næranus, sous le titred’Enervatio, Tractatus theologico-politici, uneréfutation de ce Traité de Spinoza composéepar Jean Bredenbourg, dont le père avait étéancien de l’Église luthérienne à Rotterdam. Lesieur George-Mathias Kœnig, dans sa Bibliothè-que d’Auteurs anciens et modernes, a trouvé àpropos de nommer celui-ci, p. 770, un certaintisserand de Rotterdam : textorem quemdam rotero-damensem. S’il a exercé un art si mécanique, jepuis assurer avec vérité que jamais homme desa profession n’a travaillé si habilement niproduit un pareil ouvrage ; car il démontregéométriquement, en cet écrit, d’une manièreclaire et qui ne souffre point de réplique, que lanature n’est et ne saurait être Dieu même,comme l’enseigne Spinoza. Comme il nepossédait pas parfaitement la langue latine, ilfut obligé de composer son traité en flamand etde se servir de la plume d’un autre pour letraduire en latin. Il en usa ainsi, comme il ledéclare lui-même dans la préface de son livre,afin de ne laisser ni excuse ni prétexte àSpinoza, qui vivait encore, au cas qu’il luiarrivât de ne rien répliquer.

Cependant, je ne trouve pas que tous lesraisonnements de ce savant homme portentcoup. Il semble d’ailleurs que, dans le corps deson ouvrage, il penche beaucoup vers lesocinianisme en quelques endroits ; c’est aumoins le jugement que j’en fais, et je ne croispas qu’en cela il diffère de celui des personneséclairées, à qui j’en laisse la décision. Il esttoujours certain que François Kuyper etBredenbourg firent imprimer divers écrits l’uncontre l’autre à l’occasion de ce Traité 8, et queKuyper, dans les accusations qu’il formaitcontre son adversaire, ne prétendait pas moinsque de le convaincre lui-même d’athéisme.

L’année 1676 vit paraître le traité de morale deLambert Veldhuis d’Utrecht : De la Pudeurnaturelle et de la dignité de l’homme (LambertiVelthusii Ultrajectensis tractatus moralis de naturalipudore et dignitate hominis). Il renverse en ce Traité 8 Voyez Bayle, Dictionn. crit., p. 2764.

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de fond en comble les principes sur lesquelsSpinoza a prétendu établir que ce que l’hommefait de bien et de mal est produit par uneopération supérieure et nécessaire de Dieu oude la nature. J’ai fait mention ci-dessus de JeanBredenbourg, marchand de Dort, qui dès l’an1674 se mit sur les rangs et réfuta le livre impiede Spinoza qui a pour titre : Tractatus theologico-politicus. Je ne puis ici m’empêcher de lecomparer à ce marchand dont le Sauveur parleen saint Matthieu, chapitre XIII, v. 45 et 46,puisque ce ne sont point des richessestemporelles et périssables qu’il nous présenteen donnant son livre au public, mais un trésord’un prix inestimable et qui ne périra jamais ; etil serait fort à souhaiter qu’il se trouvâtbeaucoup de semblables marchands sur lesbourses d’Amsterdam et de Rotterdam.

Nos théologiens de la confession d’Augsbourgse sont aussi distingués parmi ceux qui ontréfuté les impiétés de Spinoza. À peine sonTractatus theologico-politicus vit le jour, qu’ilsprirent la plume et écrivirent contre lui. Onpeut mettre à leur tête le docteur Musæus,professeur en théologie à Iéna, homme degrand génie, qui dans son temps n’eut peut-êtrepas son semblable. Pendant la vie de Spinoza, àsavoir en l’année 1674, il publia unedissertation de douze feuilles, dont le titre était :Tractatus theoIogico-politicus ad veritatis lumenexaminatus (le Traité de théologie et de politiqueexaminé par les lumières du bon sens et de la vérité). Ildéclare aux pages 2 et 3 l’aversion qu’il a pourune production si impie et l’exprime en cestermes : Jure merito quis dubitet num ex illis quos ipsedæmon ad humana divinaque jura pervertenda magnonumero conduxit, repertus fuerit qui in iis depravandisoperosior fuerit quam hic impostor, magno Ecclesiæmalo et Reipublicæ detrimento natus : « Le diableséduit un grand nombre d’hommes, qui sem-blent tous être à ses gages et s’attachent uni-quement à renverser ce qu’il y a de plus sacréau monde. Cependant il y a lieu de douter siparmi eux aucun a travaillé à ruiner tout droithumain et divin avec plus d’efficace que cetimposteur, qui n’a eu autre chose en vue que laperte de l’État et de la religion. » Aux pages 5,6, 7 et 8, il expose fort nettement les expres-sions philosophiques de Spinoza, expliquecelles qui peuvent souffrir un double sens, et

montre clairement dans quel sens Spinoza s’enest servi, afin de comprendre d’autant mieux sapensée. À la page 16, § 32, il montre qu’enpubliant un tel ouvrage les vues de Spinoza ontété d’établir que chaque homme a le droit et laliberté de fixer sa créance en matière dereligion, et de la restreindre uniquement auxchoses qui sont à sa portée et qu’il peutcomprendre. Il avait déjà auparavant, à la page14, § 28, parfaitement bien exposé l’état de laquestion, et marqué en quoi Spinoza s’écartedu sentiment des chrétiens ; et c’est de cettemanière qu’il continue d’examiner le Traité deSpinoza, où il ne laisse rien passer, pas lamoindre chose, sans le réfuter par de bonnes etsolides raisons. Il ne faut point douter queSpinoza lui-même n’ait lu cet écrit du docteurMusæus, puisqu’il s’est trouvé parmi sespapiers après sa mort.

Quoiqu’on ait beaucoup écrit contre le Traité depolitique et de théologie, comme je l’ai déjà marqué,il n’y a point eu d’auteur cependant, selon monsentiment, qui l’ait réfuté plus solidement quece savant professeur ; et ce jugement que j’enfais est d’ailleurs confirmé par plusieurs autres.L’auteur qui, sous le nom de TheodorusSecurus, a composé un petit traité qui portepour titre : l’Origine de l’athéisme (Origo atheismi),dit dans un autre petit livre intitulé : Prudentiatheologica, dont il est aussi l’auteur : « Je suis fortsurpris que la dissertation du docteur Musæuscontre Spinoza est si rare et si peu connue icien Hollande ; on devrait y rendre plus dejustice à ce savant théologien, qui a écrit sur unsujet si important : car il a certainement mieuxréussi qu’aucun autre. » M. Fullerus, in Continua-tione Bibliothecæ Universalis, etc., s’exprime ainsien parlant du docteur Musæus : « L’illustrethéologien de Iéna a solidement réfuté le livrepernicieux de Spinoza avec l’habileté et lesuccès qui lui sont ordinaires, Celeberrimus illeJenensium theologus Joh. Musæus Spinozæ pestilentis-simum fœtum acutissimis, queis solet, telis confodit. »

Le même auteur fait aussi mention de FrédéricRappoltus, professeur en théologie à Leipzig,qui, dans une oraison qu’il prononça lorsqu’ilprit possession de sa chaire de professeur,réfuta pareillement les sentiments de Spinoza ;quoique, après avoir lu sa harangue, je trouvequ’il ne l’a réfuté qu’indirectement et sans le

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nommer. Elle a pour titre : Oratio contranaturalistas, habita ipsis kalendis junii anno 1670 ; eton peut la lire dans les Œuvres théologiques deRappoltus, t. I, p. 1386 et suiv., publiées par ledocteur Jean Benoît Carpzovius, et impriméesà Leipzig en 1692. Le docteur J. ConradDürrius, professeur à Altorf, a suivi le mêmeplan dans une harangue que je n’ai pas lue, à lavérité, mais dont on m’a parlé avec élogecomme d’une très-bonne pièce.

Le sieur Aubert de Versé publia en 1681 unlivre qui avait pour titre : L’impie convaincu ; ouDissertation contre Spinoza, dans laquelle on réfute lesfondements de son athéisme. En 1687, Pierre Yvon,parent et disciple de Labadie, et ministre deceux de sa secte à Wiewerden en Frise, écrivitun traité contre Spinoza, qu’il publia sous cetitre : L’impiété vaincue, etc. Dans le Supplément auDictionnaire de Moréri, à l’article SPINOZA, ilest fait mention d’un Traité de la conformité de laraison avec la foi (De concordia rationis et fidei), dontM. Huet est l’auteur. Ce livre fut réimprimé àLeipzig en 1692, et les journalistes de cette villeen ont donné un bon extrait, où les sentimentsde Spinoza sont exposés fort nettement etréfutés avec beaucoup de force et d’habileté. Lesavant M. Simon et M. de la Motte, ministre deSavoie à Londres, ont travaillé l’un et l’autre surle même sujet. J’ai bien vu les ouvrages de cesdeux auteurs ; mais je ne sais pas assez lefrançais pour pouvoir en juger. Le sieur PierrePoiret, qui demeure à présent à Reinsbourgprès de Leyde, dans la seconde impression deson livre De Deo, anima et malo, y a joint un traitécontre Spinoza, dont le titre est : Fundamentaatheismi eversa, sive specimen absurditatis Spinozianæ(Les principes de l’athéisme renversés, etc.). C’est unouvrage qui mérite bien qu’on se donne lapeine de le lire avec attention.

Le dernier ouvrage dont je ferai mention estcelui de M. Wittichius, professeur à Leyde, quifut imprimé en 1690, après la mort de l’auteur,sous ce titre Christophori Wittichii professorisLeidensis anti-Spinoza, sive examen Ethices B. deSpinoza. Il parut encore quelque temps aprèstraduit en flamand, et imprimé à Amsterdamchez les Wasbergen. Il n’est pas étrange que,dans un livre tel que celui qui a pour titre : Suitede la Vie de Philopater, on ait tâché de diffamer cesavant homme et de flétrir sa réputation après

sa mort. On débite, dans cet écrit pernicieux,que M. Wittichius était un excellent philosophe,grand ami de Spinoza, avec qui il était dans uncommerce étroit, qu’ils cultivaient l’un et l’autrepar lettres et par des entretiens particuliersqu’ils avaient souvent ensemble, qu’ils étaient,en un mot, tous deux, dans les mêmessentiments, que cependant, pour ne passer pasdans le monde pour spinoziste, M. Wittichiusavait écrit contre le Traité de Morale deSpinoza, et qu’on n’avait fait imprimer saréfutation qu’après sa mort, que dans la vue delui conserver son honneur et la réputation dechrétien orthodoxe. Voilà les calomnies que cetinsolent a avancées ; je ne sais d’où il les apuisées, ni sur quelle apparence de vérité ilappuie tant de mensonges. D’où a-t-il apprisque ces deux philosophes avaient un com-merce si particulier ensemble, qu’ils se voyaientet s’écrivaient si souvent l’un à l’autre ? On netrouve aucune lettre de Spinoza écrite à M.Wittichius, ni de M. Wittichius écrite à Spinoza,parmi les lettres de cet auteur qu’on a pris soinde faire imprimer, et il n’y en a aucune non plusparmi celles qui sont restées sans êtreimprimées ; de sorte qu’il y a tout lieu de croireque cette liaison étroite et les lettres qu’ilss’écrivaient l’un à l’autre sont du cru et del’invention de ce calomniateur. Je n’ai, à lavérité, jamais eu occasion de parler à M.Wittichius ; mais je connais assez particulière-ment M. Zimmermann, son neveu, ministrepour le présent de l’Église anglicane, et qui ademeuré avec son oncle pendant ses dernièresannées. Il ne m’a rien communiqué sur ce sujetqui ne fût fort opposé à ce que débite l’auteurde la Vie de Philopater, jusqu’à me faire voir unécrit que son oncle lui avait dicté, où lessentiments de Spinoza étaient également bienexpliqués et réfutés. Pour le justifier entière-ment, faut-il autre chose que ce dernierouvrage qu’il a composé ? C’est là où l’on voitquelle est sa créance, et où il fait en quelquemanière une profession de foi peu de tempsavant sa mort. Quel homme, touché dequelque sentiment de religion, osera penser, etmoins encore écrire, que tout ceci n’a étéqu’hypocrisie, fait uniquement en vue depouvoir aller à l’église, sauver les apparences, etn’avoir pas la réputation d’impie et de libertin ?

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Si l’on pouvait inférer de pareilles choses de cequ’on prétendrait qu’il y aurait eu quelquecorrespondance entre deux personnes, je neme trouverais pas fort en sûreté, et il n’y aguère de pasteurs qui n’eussent tout à craindreaussi bien que moi de la part des calomniateurs,puisqu’il nous est quelquefois impossibled’éviter tout commerce avec des personnesdont la créance n’est pas toujours des plusorthodoxes.

Je me souviens ici volontiers de Guillaume deDeurhof, d’Amsterdam, et le nomme avectoute la distinction qu’il mérite. C’est unprofesseur qui, dans ses ouvrages et particuliè-rement dans ses leçons théologiques, a toujoursvivement attaqué les sentiments de Spinoza. Lesieur François Halma lui rend justice dans sesRemarques sur la vie et sur les opinions de Spinoza,page 85, lorsqu’il dit qu’il a réfuté les senti-ments de ce philosophe d’une manière sisolide, qu’aucun de ses partisans n’a jamais oséjusqu’à présent le prendre à partie et se mesureravec lui. Il ajoute que ce subtil écrivain estencore en état de repousser comme il fautl’auteur de la Vie de Philopater sur les calomniesqu’il a débitées à la page 193 et de lui fermer labouche.

Je ne dirai qu’un mot de deux auteurs célèbres,et les joindrai ensemble, quoiqu’un peuopposés l’un à l’autre pour le présent. Lepremier est M. Bayle, trop connu dans larépublique des lettres pour devoir en faire icil’éloge. Le second est M. Jacquelot, ci-devantministre de l’Église française à la Haye, et aprésent prédicateur ordinaire de Sa Majesté leroi de Prusse. Ils ont fait l’un et l’autre desavantes et solides remarques sur la vie, lesécrits et les sentiments de Spinoza. Ce qu’ilsont publié sur cette matière, avec l’approbationde tout le monde, a été traduit en flamand parFrançois Halma, libraire à Amsterdam ethomme de lettres. Il a joint à sa traduction unepréface et quelques remarques judicieuses sur lasuite de la Vie de Philopater. Ce qui est de luivaut aussi son prix et mérite d’être lu.

Il n’est pas nécessaire de parler ici de plusieursécrivains qui ont attaqué les sentiments deSpinoza tout récemment à l’occasion d’un livreintitulé Hemel op Aarden, le Paradis sur la terre,

composé par M. van Leenhoff, ministreréformé à Zwoll, où l’on prétend que ceministre bâtit sur les fondements de Spinoza.Ces choses sont trop récentes et trop connuesdu public pour s’y arrêter ; c’est pourquoi jepasse outre pour parler de la mort de ce célèbreathée.

On a fait tant de différents rapports et si peuvéritables touchant la mort de Spinoza, qu’il estsurprenant que des gens éclairés se soient misen frais d’en informer le public sur des ouï-dire,sans auparavant s’être mieux instruits eux-mêmes de ce qu’ils débitaient. On trouve unéchantillon des faussetés qu’ils avancent sur cesujet dans le Menagiana, imprimé à Amsterdamen 1695, où l’auteur s’exprime ainsi :

« J’ai ouï dire que Spinoza était mort de la peurqu’il avait eue d’être mis à la Bastille. Il étaitvenu en France attiré par deux personnes dequalité qui avaient envie de le voir. M. dePomponne en fut averti ; et comme c’est unministre fort zélé pour la religion il ne jugea pasà propos de souffrir Spinoza en France, où ilétait capable de faire bien du désordre, et pourl’en empêcher il résolut de le faire mettre à laBastille. Spinoza, qui en eut avis, se sauva en

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habit de cordelier ; mais je ne garantis pas cettedernière circonstance. Ce qui est certain est quebien des personnes qui l’ont vu m’ont assuréqu’il était petit, jaunâtre, qu’il avait quelquechose de noir dans la physionomie, et qu’ilportait sur son visage un caractère deréprobation »

Tout ceci n’est qu’un tissu de fables et demensonges, car il est certain que Spinoza n’aété de sa vie en France ; et quoique despersonnes de distinction aient tâché de l’yattirer, comme il a avoué à ses hôtes, il les acependant bien assurés en même temps qu’iln’espérait pas d’avoir jamais assez peu dejugement pour faire une telle folie. On jugeraaisément aussi par ce que je dirai ci-après qu’iln’est nullement véritable qu’il soit mort depeur. Pour cet effet je rapporterai lescirconstances de sa mort sans partialité, etn’avancerai rien sans preuve ; ce que je suis enétat d’exécuter d’autant plus aisément que c’estici à la Haye qu’il est mort et enterré.

Spinoza était d’une constitution très-faible,malsain, maigre, et attaqué de phtisie depuisplus de vingt ans, ce qui l’obligeait à vivre derégime et à être extrêmement sobre en sonboire et en son manger. Cependant, ni sonhôte, ni ceux du logis ne croyaient pas que safin fût si proche, même peu de temps avantque la mort le surprit ; et n’en avaient pas lamoindre pensée ; car le 22 février, qui fut alorsle samedi devant les jours gras, son hôte et safemme furent entendre la prédication qu’onfait dans notre église pour disposer un chacun àrecevoir la communion qui s’administre lelendemain selon une coutume établie parminous. L’hôte étant retourné au logis après lesermon, à quatre heures ou environ, Spinozadescendit de sa chambre en bas, et eut avec luiun assez long entretien qui roulaparticulièrement sur ce que le ministre avaitprêché, et après avoir fumé une pipe de tabac ilse retira à sa chambre, qui était sur le devant, ets’alla coucher de bonne heure. Le dimanche aumatin, avant qu’il fût temps d’aller à l’église, ildescendit encore de sa chambre, et parla avecl’hôte et sa femme. Il avait fait venird’Amsterdam un certain médecin que je nepuis désigner que par ces deux lettres, L. M. ;celui-ci chargea les gens du logis d’acheter un

vieux coq et de le faire bouillir aussitôt, afin quesur les midi Spinoza pût en prendre le bouillon,ce qu’il fit aussi, et en mangea encore de bonappétit après que l’hôte et sa femme furentrevenus de l’église. L’après-midi le médecin L.M. resta seul auprès de Spinoza, ceux du logisétant retournés ensemble à leurs dévotions.Mais au sortir du sermon ils apprirent avecsurprise que sur les trois heures Spinoza étaitexpiré en la présence de ce médecin, qui, le soirmême, s’en retourna à Amsterdam par lebateau de nuit sans prendre le moindre soin dudéfunt. Il se dispensa de ce devoir d’autant plustôt qu’après la mort de Spinoza il s’était saisid’un ducaton et de quelque peu d’argent que ledéfunt avait laissé sur sa table, aussi bien qued’un couteau à manche d’argent, et s’était retiréavec ce qu’il avait butiné.

On a rapporté fort diversement les particu-larités de sa maladie et de sa mort ; et cela amême fourni matière à plusieurs contestations.On débite : 1° que dans le temps de sa maladieil avait pris les précautions nécessaires pourn’être pas surpris par les visites de gens dont lavue ne pouvait que l’importuner ; 2° que cespropres paroles lui étaient sorties de la boucheune et même plusieurs fois : Ô Dieu, aie pitié demoi misérable pécheur ! 3° qu’on l’avait ouïsouvent soupirer en prononçant le nom deDieu. Ce qui ayant donné occasion à ceux quiétaient présents de lui demander s’il croyaitdonc à présent à l’existence d’un Dieu dont ilavait tout sujet de craindre les jugements aprèssa mort, il avait répondu que le mot lui étaitéchappé et n’était sorti de sa bouche que parcoutume et par habitude. 4° On dit encore qu’iltenait auprès de soi du suc de mandragore toutprêt, dont il usa quand il sentit approcher lamort ; qu’ayant ensuite tiré les rideaux de sonlit, il perdit toute connaissance, étant tombédans un profond sommeil, et que ce fut ainsiqu’il passa de cette vie à l’éternité ; 5° enfinqu’il avait défendu expressément de laisserentrer qui que ce fût dans sa chambre lorsqu’ilapprocherait de sa fin ; comme aussi que, sevoyant à l’extrémité, il avait fait appeler sonhôtesse et l’avait priée d’empêcher qu’aucunministre ne le vint voir, parce qu’il voulait,disait-il, mourir paisiblement et sans dispute,etc.

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J’ai recherché soigneusement la vérité de tousces faits, et demandé plusieurs fois à son hôteet à son hôtesse, qui vivent encore à présent, cequ’ils en savaient ; mais ils m’ont réponduconstamment l’un et l’autre qu’ils n’en avaientpas la moindre connaissance, et qu’ils étaientpersuadés que toutes ces particularités étaientautant de mensonges, car jamais il ne leur adéfendu d’admettre qui que ce fût qui souhaitâtde le voir. D’ailleurs, lorsque la fin approcha, iln’y avait dans sa chambre que le seul médecind’Amsterdam que j’ai désigné ; personne n’aouï les paroles qu’on prétend qu’il a proférées :Ô Dieu, aie pitié de moi misérable pécheur ! et il n’y apas d’apparence non plus qu’elles soient sortiesde sa bouche, puisqu’il ne croyait pas être siprès de sa fin, et ceux du logis n’en avaient pasla moindre pensée. Et il ne gardait point le litpendant sa maladie ; car, le matin même dujour qu’il expira, il était encore descendu de sachambre en bas comme nous l’avonsremarqué ; sa chambre était celle de devant oùil couchait dans un lit construit à la mode dupays, et qu’on appelle bedstede. Qu’il ait chargéson hôtesse de renvoyer les ministres quipourraient se présenter, ou qu’il ait invoqué lenom de Dieu pendant sa maladie, c’est ce queni elle, ni ceux du logis n’ont point ouï, et dontils n’ont nulle connaissance. Ce qui leurpersuade le contraire, c’est que depuis qu’il étaittombé en langueur il avait toujours marqué,dans les maux qu’il souffrait, une fermetévraiment stoïque, jusqu’à réprimander lesautres lui-même, lorsqu’il leur arrivait de seplaindre et de témoigner dans leurs maladiespeu de courage ou trop de sensibilité.

Enfin, à l’égard du suc de mandragore, dont ondit qu’il usa étant à l’extrémité, ce qui lui fitperdre toute connaissance, c’est encore uneparticularité entièrement inconnue à ceux dulogis. Et cependant c’était eux qui luipréparaient tout ce dont il avait besoin pourson boire et manger, aussi bien que les remèdesqu’il prenait de temps en temps. Il n’est pasnon plus fait mention de cette drogue dans lemémoire de l’apothicaire, qui pourtant fut lemême chez qui le médecin d’Amsterdamenvoya prendre les remèdes dont Spinoza eutbesoin les derniers jours de sa vie.

Après la mort de Spinoza, son hôte prit soin dele faire enterrer. Jean Rieuwertz, imprimeur dela ville à Amsterdam, l’en avait prié, et lui avaitpromis en même temps de le faire rembourserde toute la dépense, dont il voulait bien êtrecaution. La lettre qu’il lui écrivit fort au long àce sujet est datée d’Amsterdam, du 6 mars1678. Il n’oublie pas d’y faire mention de cetami de Schiedam dont nous avons parlé ci-dessus, qui, pour montrer combien la mémoirede Spinoza lui était chère et précieuse, payaitexactement tout ce que Van der Spyck pouvaitencore prétendre de son défunt hôte. Lasomme à quoi ses prétentions pouvaientmonter lui en était en même temps remisecomme Rieuwertz lui-même l’avait touchée parl’ordre de son ami.

Comme on se disposait à mettre le corps deSpinoza en terre, un apothicaire nomméSchroder y mit opposition et prétenditauparavant être payé de quelques médicamentsqu’il avait fournis au défunt pendant samaladie. Son mémoire se montait à seizeflorins et deux sous ; je trouve qu’on y porte encompte de la teinture de safran, du baume, despoudres, etc. ; mais on n’y fait aucune mentionni d’opium, ni de mandragore. L’opposition futlevée aussitôt, et le compte payé par le sieurVan der Spyck.

Le corps fut porté en terre le 25 février,accompagné de plusieurs personnes illustres etsuivi de six carrosses. Au retour del’enterrement, qui se fit dans la nouvelle églisesur le Spuy, les amis particuliers ou voisinsfurent régalés de quelques bouteilles de vin,selon la coutume du pays, dans la maison del’hôte du défunt.

Je remarquerai, en passant, que le barbier deSpinoza donna, après sa mort, un mémoireconçu en ces termes : M. Spinoza, de bienheureusemémoire, doit à Abraham Kervel, chirurgien,pour l’avoir rasé pendant le dernier quartier, lasomme d’un florin dix-huit sous. Le prieurd’enterrement et deux taillandiers firent audéfunt un pareil compliment dans leursmémoires, aussi bien que le mercier qui fournitdes gants pour le deuil de l’enterrement.

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Si ces bonnes gens avaient su quels étaient lesprincipes de Spinoza en fait de religion, il y aapparence qu’ils ne se fussent pas ainsi joués duterme de bienheureux qu’ils employaient ; ou est-ce qu’ils s’en sont servis selon le train ordinaire,qui souffre quelquefois l’abus qu’on fait desemblables expressions à l’égard même depersonnes mortes dans le désespoir ou dansl’impénitence finale ?

Spinoza étant enterré, son hôte fit fairel’inventaire des biens meubles qu’il avait laissés.Le notaire qu’il employa donna un compte deces vacations en cette forme : « Guillaume vanden Hove, notaire, pour avoir travaillé àl’inventaire des meubles et effets du feu sieurBenoît de Spinoza... » Ses salaires se montent àla somme de dix-sept florins et huit sous ; plusbas il reconnaît avoir été payé de cette somme,le 14 novembre 1677.

Rébecca de Spinoza, sœur du défunt, se portapour son héritière, et en passa sa déclaration àla maison où il était mort. Cependant, commeelle refusait de payer préalablement les frais del’enterrement et quelques dettes dont lasuccession était chargée, le sieur Van der Spycklui en fit parler à Amsterdam, et la fit sommerd’y satisfaire, par Robert Schmeding, porteurde sa procuration. Libertus Lœf fut le notairequi dressa cet acte et le signa, le 30 mars 1677.Mais, avant de rien payer, elle voulait voir clairet savoir si, les dettes et charges payées, il luireviendrait quelque chose de la succession deson frère. Pendant qu’elle délibérait, Van derSpyck se fit autoriser par justice à faire vendrepubliquement les biens et meubles en question,ce qui fut aussi exécuté ; et les deniersprovenant de la vendue étant consignés au lieuordinaire, la sœur de Spinoza fit arrêt dessus ;mais voyant qu’après le payement des frais etcharges il ne restait que peu de chose ou riendu tout, elle se désista de son opposition et detoutes ses prétentions. Le procureur JeanLukkas, qui servit Van der Spyck en cetteaffaire, lui porta en compte la somme detrente-trois florins seize sous, dont il donna saquittance datée du 1er juin 1678. La venduedesdits meubles avait été faite ici à la Haye, dèsle 4 novembre 1677, par Rykus Van Stralen,crieur juré, comme il parait par le compte qu’ilen rendit daté du même jour.

Il ne faut que jeter les yeux sur ce compte pourjuger aussitôt que c’était l’inventaire d’un vraiphilosophe ; on n’y trouve que quelques livrets,quelques tailles-douces ou estampes, quelquesmorceaux de verres polis, des instruments pourles polir, etc.

Par les hardes qui ont servi à son usage, on voitencore combien il a été économe et bonménager. Un manteau de camelot avec uneculotte furent vendus vingt et un florinsquatorze sous ; un autre manteau gris, douzeflorins quatorze sous ; quatre linceuls, six flo-rins et huit sous ; sept chemises, neuf florins etsix sous ; un lit et un traversin, quinze florins ;dix-neuf collets, un florin onze sous ; cinqmouchoirs, douze sous ; deux rideaux rouges,une courte-pointe et une petite couverture delit, six florins ; son orfèvrerie consistait en deuxboucles d’argent, qui furent vendues deuxflorins. Tout l’inventaire ou vendue desmeubles ne se montait qu’à quatre cents florinset treize sous ; les frais de la vendue et chargesdéduites, il restait trois cent nonante florinsquatorze sous.

Voilà ce que j’ai pu apprendre de plusparticulier touchant la vie et la mort deSpinoza. Il était âgé de quarante-quatre ansdeux mois et vingt-sept jours. Il est mort levingt et unième février 1677, et a été enterré le25 du même mois.

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LA VIE DE SPINOZA

P A R U N D E S E S D I S C I P L E S 1

TRADUIT PAR E. SAISSET(Ed. 1842)

otre siècle est fort éclairé ; mais iln’en est pas plus équitable à l’égarddes grands hommes. Quoiqu’il leur

doive ses plus belles lumières et qu’il en profiteheureusement, il ne peut souffrir qu’on lesloue, soit par l’envie, ou par ignorance ; et il estsurprenant qu’il se faille cacher pour écrire leurvie, comme l’on fait pour commettre un crime,mais surtout si ces grands hommes se sontrendus célèbres par des voies extraordinaires etinconnues aux âmes communes ; car alors,sous prétexte de faire honneur aux opinionsreçues, quoique absurdes et ridicules, ilsdéfendent leur ignorance et sacrifient à cet effetles plus saines lumières de la raison, et pourainsi dire, la vérité même. Mais quelque risqueque l’on coure dans une carrière si épineuse,j’aurais bien peu profité de la philosophie decelui dont j’entreprends d’écrire la vie et lesmaximes, si je craignais de m’y engager. Jecrains peu la furie du peuple, ayant l’honneurde vivre dans une république qui laisse à sessujets la liberté des sentiments, et où lessouhaits mêmes seraient inutiles pour être

1 Nous donnons ici, comme appendice à l’écrit deColerus, une autre Vie de Spinoza, moins importante, àcoup sûr, mais bien curieuse encore, attribuée aumédecin Lucas, contemporain et ami de Spinoza.Cette pièce est devenue extrêmement rare (n.d.t.).

heureux et tranquille, si les personnes d’uneprobité éprouvée y étaient vues sans jalousie.Que si cet ouvrage, que je consacre à lamémoire d’un illustre ami, n’est approuvé detout le monde, il le sera pour le moins de ceuxqui n’aiment que la vérité, et qui ont quelquesorte d’aversion pour le vulgaire impertinent.

BARUCH DE SPINOZA était d’Amsterdam, laplus belle ville de l’Europe, et d’une naissancefort médiocre. Son père, qui était juif dereligion et Portugais de nation, n’ayant pas lemoyen de le pousser dans le commerce, résolutde lui faire apprendre les lettres hébraïques.Cette sorte d’étude, qui est toute la science desjuifs, n’était pas capable de remplir un espritbrillant comme le sien. Il n’avait pas quinze ansqu’il formait des difficultés que les plus doctesd’entre les juifs avaient de la peine à résoudre ;et quoiqu’une jeunesse si grande ne soit guèrel’âge du discernement, il en avait néanmoinsassez pour s’apercevoir que ses doutesembarrassaient son maître. De peur de l’irriter,il feignait d’être fort satisfait de ses réponses, secontentant de les écrire, pour s’en servir entemps et lieu.

Comme il ne lisait que la Bible, il se renditbientôt capable de n’avoir plus besoin d’inter-prète. Il y faisait des réflexions si justes que lesrabbins n’y répondaient qu’à la manière designorants, qui, voyant leurs raisons à bout,accusent ceux qui les pressent trop d’avoir desopinions peu conformes à la religion.

Un si bizarre procédé lui fit comprendre qu’ilétait inutile de s’informer de la vérité ; le peuplene la connaît pas ; d’ailleurs en croire aveuglé-ment les livres authentiques, c’est, disait-il, tropaimer les vieilles erreurs. Il se résolut donc dene plus consulter que lui-même, mais den’épargner aucun soin pour en faire ladécouverte.

Il fallait avoir l’esprit grand et d’une force extra-ordinaire pour concevoir au-dessous de vingtans un dessein de cette importance. En effet ilfit bientôt voir qu’il n’avait rien entrepris témé-rairement ; car, commençant tout de nouveau àlire l’Écriture, il en perça l’obscurité, en

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développa les mystères, et se fit jour au traversdes nuages derrière lesquels on lui avait dit quela vérité était cachée.

Après l’examen de la Bible, il lut et relut leTalmud avec la même exactitude ; et comme iln’y avait personne qui l’égalât dans l’intelligencede l’hébreu, il n’y trouvait rien de difficile, nirien aussi qui le satisfît ; mais il était si judicieuxqu’il voulut laisser mûrir ses pensées avant quede les approuver.

Cependant Morteira, homme célèbre parmi lesjuifs et le moins ignorant de tous les rabbins deson temps, admirait la conduite et le génie deson disciple. Il ne pouvait comprendre qu’unjeune homme fût si modeste avec tant depénétration. Pour le connaître à fond, ill’éprouva en toute manière, et avoua depuisque jamais il n’avait rien trouvé à redire, tant enses mœurs qu’en la beauté de son esprit.

L’approbation de Morteira, augmentant labonne opinion qu’on avait de son disciple, nelui donnait point de vanité. Tout jeune qu’ilétait, par une prudence avancée, il faisait peu defond sur l’amitié et sur les louanges deshommes. D’ailleurs, l’amour de la vérité était sifort sa passion dominante, qu’il ne voyaitpresque personne. Mais quelque précautionqu’il prît pour se dérober aux autres, il y a desrencontres où l’on ne peut honnêtement leséviter, quoiqu’elles soient souvent très-dangereuses.

Entre les plus ardents et les plus pressés à liercommerce avec lui, de jeunes hommes, qui sedisaient être ses amis les plus intimes, leconjurèrent de leur dire ses véritables senti-ments. Ils lui représentèrent que, quels qu’ilsfussent, il n’avait rien à appréhender de leurpart, leur curiosité n’ayant pas d’autre but quecelui de s’éclaircir de leurs doutes. Le jeunedisciple, étonné d’un discours si peu attendu,fut quelque temps sans leur répondre ; mais à lafin se voyant pressé par leur importunité, il leurdit en riant, « qu’ils avaient Moïse et lesprophètes qui étaient vrais Israélites, et qu’ilsavaient décidé de tout ; qu’ils les suivissent sansscrupule, s’ils étaient vrais Israélites. » À les encroire, repartit un de ces jeunes hommes, je nevois point qu’il y ait d’Être Immatériel, que

Dieu n’ait point de corps, ni que l’âme soitImmortelle, ni que les anges soient unesubstance réelle ; que vous en semble ?continua-t-il, en s’adressant à notre disciple.Dieu a-t-il un corps ? y a-t-il des anges ? l’âmeest-elle immortelle ? J’avoue, dit le disciple, que,ne trouvant rien d’immatériel ou d’incorporeldans la Bible, il n’y a nul inconvénient de croireque Dieu soit un corps, et d’autant plus queDieu étant grand, ainsi que parle le roi-prophète 2, il est impossible de comprendreune grandeur sans étendue, et qui, parconséquent, ne soit pas un corps. Pour lesesprits, il est certain que l’Écriture ne dit pointque ce soient des substances réelles etpermanentes, mais de simples fantômesnommés anges, parce que Dieu s’en sert pourdéclarer sa volonté. De telle sorte que les angeset toute autre espèce d’esprits ne sont invisiblesqu’à raison de leur matière très-subtile etdiaphane, qui ne peut être vue que comme onvoit les fantômes dans un miroir, en songe, oudans la nuit. De même que Jacob vit, endormant, des anges monter sur une échelle eten descendre. C’est pourquoi nous ne lisonspoint que les Juifs aient excommunié lessaducéens, pour n’avoir pas cru d’anges, àcause que l’Ancien Testament ne dit rien deleur création. Pour ce qui est de l’âme, partoutoù l’Écriture en parle, ce mot d’âme se prendsimplement pour exprimer la vie, ou pour toutce qui est vivant. Il serait inutile d’y chercher dequoi appuyer son immortalité. Pour lecontraire, il est visible en cent endroits, et iln’est rien de plus aisé que de le prouver ; maisce n’est ici ni le temps ni le lieu d’en parler. - Lepeu que vous en dites, répliqua un des deuxamis, convaincrait les plus incrédules ; mais cen’est pas assez pour satisfaire vos amis, à qui ilfaut quelque chose de plus solide, joint que lamatière est importante pour n’être qu’effleurée.Nous ne vous en quittons à présent qu’àcondition de la reprendre une autre fois.

Le disciple, qui ne cherchait qu’à rompre laconversation, leur promit tout ce qu’ilsvoulurent. Mais, dans la suite, il évitasoigneusement toutes les occasions où ils’apercevait qu’ils tâchaient de la remuer ; et se

2 Psaumes, 98, 1.

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ressouvenant que rarement la curiosité del’homme a bonne intention, il étudia laconduite de ses amis, où il trouva tant à redirequ’il rompit avec eux, et ne voulut plus leurparler.

Ses amis, s’étant aperçus du dessein qu’il avaitformé, se contentèrent d’en murmurer entreeux, pendant qu’ils crurent que ce n’était quepour les éprouver ; mais quand ils se virenthors d’espérance de le pouvoir fléchir, ilsjurèrent de s’en venger ; et pour le faire plussûrement, ils commencèrent par le décrier dansl’esprit du peuple. Ils publièrent que c’était unabus de croire que ce jeune homme pûtdevenir un jour un des piliers de la synagogue,qu’il y avait plus d’apparence qu’il en serait ledestructeur, n’ayant que haine et que méprispour la loi de Moïse, qu’ils l’avaient fréquentésur le témoignage de Morteira, mais qu’enfin ilsavaient reconnu dans sa conversation quec’était un impie, que le rabbin, tout habile qu’ilétait, avait tort et se trompait lourdement s’il enavait une si bonne idée, et qu’enfin son abordleur faisait horreur.

Ce faux bruit semé à la sourdine devint bientôtpublic, et quand ils virent l’occasion propice àle pousser plus vivement, ils firent leur rapportaux sages de la synagogue, qu’ils animèrent detelle manière, que, sans l’avoir entendu, peus’en fallut qu’ils ne le condamnassent.

L’ardeur du premier feu passée (car les sacrésministres du temple ne sont pas plus exemptsde colère que les autres), ils le firent sommer decomparaître devant eux. Lui, qui sentait que saconscience ne lui reprochait rien, alla gaiementà la synagogue, où les juifs lui dirent d’un visageabattu et en personnages rongés du zèle de lamaison de Dieu : qu’après les bonnes espéran-ces qu’ils avaient conçues de sa piété, ils avaientde la peine à croire le mauvais bruit qui couraitde lui, qu’ils l’avaient appelé pour en savoir lavérité, et que c’était dans l’amertume de leurcœur qu’ils le citaient pour rendre raison de safoi ; qu’il était accusé du plus noir et du plusénorme de tous les crimes, qui est le mépris dela Loi ; qu’ils souhaitaient ardemment qu’il pûts’en laver ; mais que, s’il était convaincu, il n’yavait point de supplice assez rude pour le punir.

Ensuite ils le conjurèrent de leur dire s’il étaitcoupable ; et quand ils virent qu’il le niait, sesfaux amis, qui étaient présents, s’étant avancés,déposèrent effrontément qu’ils l’avaient ouï semoquer des juifs, comme les gens superstitieux,nés et élevés dans l’ignorance, qui ne savent ceque c’est que Dieu, et qui néanmoins ontl’audace de se dire son peuple, au mépris desautres nations. Que, pour la Loi, elle avait étéinstituée par un homme plus adroit qu’eux, à lavérité, en matière de politique, mais qui n’étaitguère plus éclairé dans la physique, ni mêmedans la théologie, qu’avec une once de bonsens on en pouvait découvrir l’imposture, etqu’il fallait être aussi stupides que les Hébreuxdu temps de Moïse pour s’en rapporter à cegalant homme.

Cela joint à ce qu’il avait dit de Dieu, des angeset de l’âme et que ses accusateurs n’oublièrentpas de relever, ébranla les esprits, et leur fitcrier anathème, avant même que l’accusé eût letemps de se justifier.

Les juges, animés d’un saint zèle pour vengerleur Loi profanée, interrogent, pressent,menacent, et tâchent d’intimider. Mais à toutcela l’accusé ne repartit autre chose, sinon queces grimaces lui faisaient pitié, que sur ladéposition de si bons témoins, il avouerait cequ’ils disaient, si, pour le soutenir, il ne fallaitpas des raisons incontestables.

Cependant Morteira étant averti du danger oùétait son disciple courut aussitôt à la synagogue,où ayant pris place auprès des juges, il luidemanda s’il avait oublié les bons exemplesqu’il lui avait donnés, si sa révolte était le fruitdu soin qu’il avait pris de son éducation, et s’ilne craignait pas de tomber entre les mains duDieu vivant ; que le scandale était déjà grand,mais qu’il y avait encore lieu à la repentance.

Après que Morteira eut épuisé sa rhétorique,sans pouvoir ébranler la fermeté de sondisciple, d’un ton plus redoutable, et en chef dela synagogue, il le pressa de se déterminer à larepentance ou à la peine, et protesta del’excommunier, s’il ne leur donnait à l’instantdes marques de résipiscence.

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Le disciple, sans s’étonner, lui repartit : « Qu’ilconnaissait le poids de la menace, et qu’enrevanche de la peine qu’il avait prise à luiapprendre la langue hébraïque, il voulait bienlui enseigner la manière d’excommunier. » Àces paroles, le rabbin en colère vomit tout sonfiel contre lui, et, après quelques froidsreproches, rompt l’assemblée, sort de la syna-gogue, et jure de n’y revenir que la foudre à lamain. Mais quelque serment qu’il en fît, il necroyait pas que son disciple eût le courage del’attendre.

Il se trompa pourtant dans ses conjectures ; carla suite fit voir que, s’il était bien informé de labeauté de son esprit, il ne l’était pas de sa force.Le temps qu’on employa depuis pour luireprésenter dans quel abîme il allait se jeters’étant passé inutilement, on prit jour pour l’ex-communier. Aussitôt qu’il l’apprit il se disposaà la retraite, et bien loin de s’en effrayer : « À labonne heure, dit-il à celui qui lui en apporta lanouvelle, on ne me force à rien que je n’eusse fait demoi-même, si je n’avais craint le scandale ; maispuisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans lechemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que masortie sera plus innocente que ne fut celle des premiersHébreux hors d’Égypte 3. Quoique ma subsistance nesoit pas mieux fondée que la leur, je n’emporte rien àpersonne, et quelque injustice qu’on me fasse, je puis mevanter qu’on n’a rien à me reprocher. »

Le peu d’habitude qu’il avait depuis quelquetemps avec les juifs l’obligeait d’en faire avec leschrétiens ; il avait lié amitié avec des personnesd’esprit, qui lui dirent que c’était dommage qu’ilne sût ni grec, ni latin, quelque versé qu’il fûtdans l’hébreu, dans l’italien, dans l’espagnol,sans parler de l’allemand, du flamand et duportugais. qui étaient ses langues naturelles.

Il comprenait assez de lui-même combien ceslangues savantes lui étaient nécessaires ; mais ladifficulté était de trouver le moyen de lesapprendre, n’ayant ni bien, ni naissance, ni amispour le pousser. Comme il y pensait incessam-ment, et qu’il en parlait en toute rencontre, Van 3 Il faisait allusion à ce qui est dit dans l’Exode, XII,35, 36, que les Hébreux emportèrent aux Égyptiensles vaisseaux d’or et d’argent et les vêlements qu’ilsleur avaient empruntés par l’ordre de Dieu.

den Enden, qui enseignait avec succès le grec etle latin, lui offrit ses soins et sa maison, sansexiger d’autre reconnaissance que de lui aiderquelque temps à instruire ses écoliers quand ilen serait devenu capable. Cependant Morteira,irrité du mépris que son disciple faisait de lui etde la Loi, changea son amitié en haine, et goûtaen le foudroyant le plaisir que trouvent lesâmes basses dans la vengeance.

L’excommunication des juifs 4 n’a rien de fortparticulier ; cependant, pour ne rien omettre dece qui peut instruire le lecteur, j’en toucherai iciles principales circonstances.

Le peuple étant assemblé dans la synagogue,cette cérémonie, qu’ils appellent Herem 5, secommence par allumer quantité de bougiesnoires, et par ouvrir le tabernacle, où sontgardés les livres de la Loi. Après, le chantre,dans un lieu un peu élevé, entonne d’une voixlugubre les paroles d’exécration, pendant qu’unautre chantre embouche un cor 6, et qu’onrenverse les bougies pour les faire tombergoutte à goutte dans une cuve pleine de sang, àquoi le peuple, animé d’une sainte horreur etd’une rage sacrée à la vue de ce noir spectacle,répond Amen d’un ton furieux et qui témoignele bon office qu’il croirait rendre à Dieu, s’ildéchirait l’excommunié, ce qu’il ferait sansdoute, s’il le rencontrait en ce temps-là, ou ensortant de la synagogue.

Sur quoi il est à remarquer que le bruit du cor,les bougies renversées et la cuve pleine de sang,sont des circonstances qui ne s’observent qu’encas de blasphème, que hors de cela on se con-tente de fulminer l’excommunication, comme ilse pratiqua à l’égard de M. de Spinoza, quin’était pas convaincu d’avoir blasphémé, maisd’avoir manqué de respect et pour Moïse etpour la Loi.

4 On trouvera dans le traité de Seldenus, De Jurenaturæ et gentium, le formulaire de l’excommunicationordinaire dont les juifs se servent pour retrancher deleur corps les violateurs de leur loi.5 Ce mot hébreu signifie séparation.6 Ou un cornet appelé en hébreu sophar.

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L’excommunication est d’un tel poids parmi lesjuifs que les meilleurs amis de l’excommunién’oseraient lui rendre le moindre service, nimême lui parler sans tomber dans la mêmepeine. Aussi ceux qui redoutent la douceur dela solitude et l’impertinence du peuple aimentmieux essuyer toute autre peine quel’anathème.

M. de Spinoza, qui avait trouvé un asile où il secroyait à couvert des insultes des juifs, nepensait plus qu’à s’avancer dans les scienceshumaines, où, avec un génie aussi excellent quele sien, il n’avait garde qu’il ne fît en fort peu detemps un progrès très-considérable. Cependantles juifs, tout troublés et confus d’avoir manquéleur coup et de voir que celui qu’ils avaientrésolu de perdre fût hors de leur puissance, lechargèrent d’un crime dont ils n’avaient pu leconvaincre. Je parle des juifs en général ; carquoique ceux qui vivent de l’autel nepardonnent jamais, cependant je n’oserais direque Morteira et ses collègues fussent les seulsaccusateurs en cette occasion. S’être soustrait àleur juridiction et subsister sans leur secours,c’étaient deux crimes qui leur semblaientirrémissibles. Morteira surtout ne pouvaitgoûter, ni souffrir que son disciple et luidemeurassent dans la même ville, aprèsl’affront qu’il croyait en avoir reçu. Maiscomment faire pour l’en chasser ? Il n’était paschef de la ville, comme il l’était de lasynagogue ; cependant la malice est sipuissante, à l’ombre d’un faux zèle, que cevieillard en vint à bout. Voici comment il s’yprit. Il se fit escorter par un rabbin de mêmetrempe, et alla trouver les magistrats, auxquels ilreprésenta que s’il avait excommunié M. deSpinoza, ce n’était pas pour des raisonscommunes, mais pour des blasphèmesexécrables contre Moïse et contre Dieu. Ilexagéra l’imposture par toutes les raisonsqu’une sainte haine suggère à un cœurirréconciliable, et demanda pour conclusionque l’accusé fût banni d’Amsterdam.

À voir l’emportement du rabbin, et avec quelacharnement il déclamait contre son disciple, ilétait aisé de juger que c’était moins un pieuxzèle qu’une secrète rage qui l’excitait à sevenger. Aussi les juges qui s’en aperçurent,

cherchant à éluder leurs plaintes, lesrenvoyèrent aux ministres.

Ceux-ci, ayant examiné l’affaire, s’y trouvèrentembarrassés. De la manière dont l’accusé sejustifiait, ils n’y remarquaient rien d’impie ;d’autre part, l’accusateur était rabbin, et le rangqu’il tenait les faisait souvenir du leur.Tellement que, tout bien considéré, ils nepouvaient consentir à absoudre un homme queleur semblable voulait perdre, sans outrager leministère ; et cette raison, bonne ou mauvaise,leur fit donner leur conclusion en faveur durabbin. Tant il est vrai que les ecclésiastiques dequelque religion qu’ils soient, gentils, juifs,chrétiens, mahométans, sont plus jaloux de leurautorité que de l’équité et de la vérité, et qu’ilssont tous animés du même esprit depersécution.

Les magistrats, qui n’osèrent les dédire, pourdes raisons qu’il est aisé de deviner,condamnèrent l’accusé à un exil de quelquesmois.

Par ce moyen le rabbinisme fut vengé : mais ilest vrai que ce fut moins par l’intention directedes juges, que pour se délivrer des crieriesimportunes des plus fâcheux et des plusincommodes de tous les hommes. Au reste,tant s’en faut que cet arrêt fût préjudiciable àM. de Spinoza qu’au contraire il seconda l’enviequ’il avait de quitter Amsterdam.

Ayant appris les humanités, ce qu’unphilosophe en doit savoir, il songeait à sedégager de la foule d’une grande ville, lorsqu’onle vint inquiéter. Ainsi ce ne fut point lapersécution qui l’en chassa, mais l’amour de lasolitude, où il ne doutait point qu’il ne trouvâtla vérité.

Cette forte passion, qui lui donnait peu derelâche, lui fit quitter avec joie la ville qui luiavait donné la naissance, pour un village appeléRhinburg 7, où, éloigné de tous les obstaclesqu’il ne pouvait vaincre que par la fuite, il s’a-donna entièrement à la philosophie. Comme ily avait peu d’auteurs qui fussent de son goût, ileut recours à ses propres méditations, étant ré- 7 À une lieue de Leyde.

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solu d’éprouver jusqu’où elles pouvaient aller ;en quoi il a donné une si haute idée de sonesprit qu’il y a assurément peu de personnesqui aient pénétré aussi avant que lui dans lesmatières qu’il a traitées.

Il fut deux ans dans cette retraite, où quelqueprécaution qu’il prît pour éviter tout commerceavec ses amis, ses plus intimes l’y allaient voirde temps en temps, et ne le quittaient qu’avecpeine.

Ses amis, dont la plupart étaient cartésiens, luiproposaient des difficultés qu’ils prétendaientne pouvoir se résoudre que par les principes deleur maître. M. de Spinoza les désabusa d’uneerreur où les savants étaient alors, en lessatisfaisant par des raisons tout opposées. Maisadmirez l’esprit de l’homme et la force despréjugés : ces amis retournés chez eux faillirentà se faire assommer, en publiant que M.Descartes n’était pas le seul philosophe quiméritât d’être suivi.

La plupart des ministres, préoccupés de ladoctrine de ce grand génie, jaloux du droitqu’ils croient avoir d’être infaillibles dans leurchoix, crient contre un bruit qui les offense, etn’oublient rien de ce qu’ils savent pourl’étouffer dans sa source. Mais quoi qu’ilsfissent, le mal croissait de telle sorte qu’on étaitsur le point de voir une guerre civile dansl’empire des lettres, lorsqu’il fut arrêté qu’onprierait notre philosophe de s’expliquerouvertement à l’égard de M. Descartes. M. deSpinoza, qui ne demandait que la paix, donnavolontiers à ce travail quelques heures de sonloisir et le fit imprimer l’an 1663.

Dans cet ouvrage il prouva, géométriquement,les deux premières parties des Principes de M.Descartes 8, de quoi il rend raison dans lapréface par la plume d’un de ses amis 9. Maisquoi qu’il ait pu dire à l’avantage de ce célèbreauteur, les partisans de ce grand homme, pourle justifier de l’accusation d’athéisme, ont fait 8 Cet ouvrage est intitulé : Renati Descartes Principiorumphilosophiæ, pars I, II, more geometrico demonstratæ, perBenedictum de Spinoza et apud Johan. Rieuwertz,1663.9 Cet ami est M. Louis Meyer, médecin d’Amsterdam.

depuis tout ce qu’ils ont pu pour faire tomberla foudre sur la tête de notre philosophe, usanten cette occasion de la politique des disciplesde saint Augustin, qui, pour se laver dureproche qu’on leur faisait de pencher vers lecalvinisme, ont écrit contre cette secte les livresles plus violents. Mais la persécution que lescartésiens excitèrent contre M. de Spinoza etqui dura autant qu’il vécut, bien loin del’ébranler, le fortifia dans la recherche de lavérité.

Il imputait la plupart des vices des hommes auxerreurs de l’entendement, et, de peur d’y tom-ber, il s’enfonça plus avant dans la solitude,quittant le lieu où il était pour aller à Vooburg 10,où il crut qu’il serait plus en repos.

Les vrais savants, qui le trouvaient à direaussitôt qu’ils ne le voyaient plus, ne mirentguère à le déterrer, et l’accablèrent de leursvisites dans ce dernier village, comme ilsavaient fait dans le premier. Lui, qui n’était pasinsensible au sincère amour des gens de bien,céda à l’instance qu’ils lui firent de quitter lacampagne pour quelque ville où ils pussent levoir avec moins de difficulté. Il s’habitua doncà la Haye, qu’il préféra à Amsterdam, à causeque l’air y est plus sain, et il y demeura cons-tamment le reste de sa vie.

D’abord il n’y fut visité que d’un petit nombred’amis qui en usaient modérément ; mais cetaimable lieu n’étant jamais sans voyageurs quicherchent à voir ce qui mérite d’être vu, lesplus intelligents d’entre eux, de quelque qualitéqu’ils fussent, auraient cru perdre leur voyages’ils n’avaient pas vu M. de Spinoza.

Et comme les effets répondaient à larenommée, il n’y a point de savant qui ne luiécrivît pour être éclairci de ses doutes. Témoince grand nombre de lettres qui font partie dulivre 11 qu’on a imprimé après sa mort. Maistant de visites qu’il recevait, tant de réponsesqu’il avait à faire aux savants qui lui écrivaientde toutes parts, et ses ouvrages merveilleux, quifont aujourd’hui toutes nos délices, n’occu-

10 Village à une lieue de la Haye.11 Il est intitulé B. d. S. Opera posthuma. 1677, 4.

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paient pas suffisamment ce grand génie, ilemployait tous les jours quelques heures àpréparer des verres pour les microscopes et lestélescopes, en quoi il excellait, de sorte que si lamort ne l’eût point prévenu, il est à croire qu’ileût découvert les plus beaux secrets del’optique. Il était si ardent à la recherche de lavérité que, bien qu’il eût une santé fortlanguissante et qui avait besoin de relâche, il enprenait néanmoins si peu, qu’il a été trois moisentiers sans sortir du logis, jusque-là qu’il arefusé de professer publiquement dansl’académie de Heidelberg, de peur que cetemploi ne le troublât dans son dessein 12.

Après avoir pris tant de peine à rectifier sonentendement, il ne faut pas s’étonner si tout cequ’il a mis au jour est d’un caractère inimitable.Avant lui l’Écriture sainte était un sanctuaireinaccessible. Tous ceux qui en avaient parlél’avaient fait en aveugles. Lui seul en parlecomme savant dans son Traité de théologie et depolitique ; car il est certain que jamais hommen’a possédé si bien que lui les antiquitésjudaïques.

Quoiqu’il n’y ait point de blessure plusdangereuse que celle de la médisance, ni moinsfacile à supporter, on ne lui a jamais ouïtémoigner de ressentiment contre ceux qui ledéchiraient.

Plusieurs ayant tâché de décrier ce livre par desinjures pleines de fiel et d’amertume, au lieu dese servir des mêmes armes pour les détruire, ilse contenta d’en éclaircir les endroits auxquelsils donnaient un faux sens, de peur que leurmalice n’éblouît les âmes sincères. Que si celivre lui a suscité un torrent de persécuteurs, cen’est pas d’aujourd’hui que l’on a mal interprétéles pensées des grands hommes, et que lagrande réputation est plus dangereuse que lamauvaise.

Il eut l’avantage d’être connu de M. lepensionnaire de Witt, qui voulut apprendre delui les mathématiques, et qui lui faisait souvent

12 Charles-Louis, électeur palatin, lui offrit une chairede professeur en philosophie à Heidelberg, avec unetrès-ample liberté de philosopher ; mais il remercia S.A. E. avec beaucoup de politesse.

l’honneur de le consulter sur des matièresimportantes. Mais il avait si peu d’empres-sement pour les biens de la fortune, qu’après lamort de M. de Witt, qui lui donnait unepension de deux cents florins, ayant montré leseing de son Mécène aux héritiers qui faisaientquelques difficultés de la lui continuer, il le leurmit entre les mains avec autant de tranquillitéque s’il eût eu du fonds d’ailleurs. Cettemanière désintéressée les ayant fait rentrer eneux-mêmes, ils lui accordèrent avec joie cequ’ils venaient de lui refuser ; et c’est sur quoiétait fondé le meilleur de la subsistance, n’ayanthérité de son père que quelques affairesembrouillées, ou plutôt ceux des juifs aveclesquels ce bon homme avait commerce,jugeant que son fils n’était pas d’humeur dedémêler leurs fourbes, l’embarrassèrent de tellemanière, qu’il aima mieux leur abandonnertout, que de sacrifier son repos à une espéranceincertaine.

Il avait un si grand penchant à ne rien fairepour être regardé ou admiré du peuple, qu’ilrecommanda en mourant de ne pas mettre sonnom à sa Morale, disant que ces affectationsétaient indignes d’un philosophe. Sa renommées’étant tellement répandue que l’on en parlaitdans les cercles, M. le prince de Condé, quiétait à Utrecht au commencement des der-nières guerres, lui envoya un sauf-conduit avecune lettre obligeante, pour l’inviter à l’aller voir.

M. de Spinoza avait l’esprit trop bien tourné etsavait trop ce qu’il devait aux personnes d’un sihaut rang pour ignorer en cette rencontre cequ’il devait à Son Altesse. Mais ne quittantjamais sa solitude que pour y rentrer bientôtaprès, un voyage de quelques semaines le tenaiten suspens. Enfin, après quelques remises, sesamis le déterminèrent à se mettre en chemin ;pendant quoi, un ordre du roi de France ayantappelé M. le prince ailleurs, M. de Luxem-bourg, qui le reçut en son absence, lui fit millecaresses et l’assura de la bienveillance de SonAltesse.

Cette foule de courtisans n’étonna point notrephilosophe. Il avait une politesse plus appro-chante de la cour que d’une ville de commerce,à laquelle il devait sa naissance, et dont on peutdire qu’il n’avait ni les vices ni les défauts.

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M. le prince, qui voulait le voir, mandaitsouvent qu’il l’attendît. Les curieux quil’aimaient, et qui trouvaient toujours en lui denouveaux sujets de l’aimer, étaient ravis queSon Altesse l’obligeât de l’attendre.

Après quelques semaines, M. le prince ayantmandé qu’il ne pouvait retourner à Utrecht,tous les curieux d’entre les Français en eurentdu chagrin ; car, malgré les offres obligeantesque lui fit M. de Luxembourg, notrephilosophe prit aussitôt congé d’eux, et s’enretourna à la Haye.

Il avait une qualité d’autant plus estimable,qu’elle se trouve fort rarement dans unphilosophe, c’est qu’il était extrêmementpropre, et qu’il ne sortait jamais qu’on ne vîtparaître en ses habits ce qui distingued’ordinaire un honnête homme d’un pédant.

Ce n’est pas, disait-il, cet air malpropre etnégligé qui nous rend savants ; au contraire,poursuivait-il, cette négligence affectée est lamarque d’une âme basse où la sagesse ne setrouve point et où les sciences ne peuventengendrer qu’impureté et que corruption. Non-seulement les richesses ne le tentaient pas, maismême il ne craignait point les suites fâcheusesde la pauvreté. Sa vertu l’avait mis au-dessus detoutes ces choses ; et quoiqu’il ne fût pas fortavant dans les bonnes grâces de la fortune,jamais il ne la cajola, ni ne murmura contre elle.Si sa fortune fut des plus médiocres, son âmeen récompense fut des mieux pourvues de toutce qui fait les grands hommes. Il était libéraldans une extrême nécessité, prêtant de ce peuqu’il avait des largesses de ses amis avec autantde générosité que s’il eût été dans l’opulence.Ayant appris qu’un homme qui lui devait deuxcents florins avait fait banqueroute, bien loind’être ému : Il faut, dit-il en souriant, retrancher demon ordinaire pour réparer cette petite perte. C’est à ceprix, ajouta-t-il, que s’achète la fermeté.

Je ne rapporte pas cette action comme quelquechose d’éclatant ; mais comme il n’y a rien enquoi le génie paraisse davantage qu’en cessortes de petites choses, je n’ai pu l’omettresans scrupule.

Il était aussi désintéressé que les dévots quicrient le plus contre lui le sont peu. Nousavons déjà vu une preuve de son désintéres-sement, nous allons en rapporter une autre, quine lui fera pas moins d’honneur.

Un de ses amis intimes 13, homme aisé, luivoulant faire présent de deux mille florins, pourle mettre en état de vivre plus commodément,il les refusa avec sa politesse ordinaire, disantqu’il n’en avait pas besoin. En effet, il était sitempérant et si sobre 14, qu’avec très-peu debien il ne manquait de rien. La nature, disait-il,est contente de peu, et quand elle est satisfaite,je le suis aussi. Mais il n’était pas moinséquitable que désintéressé, comme on va levoir.

Le même ami, qui lui avait voulu donner deuxmille florins, n’ayant ni femme ni enfant, avaitdessein de faire un testament en sa faveur, et del’instituer son légataire universel. Il lui en parlaet voulut l’engager à y consentir ; mais, bienloin d’y donner les mains, M. de Spinoza luireprésenta si vivement qu’il agirait contrel’équité et contre la nature si, au préjudice d’unpropre frère, il disposait de sa succession enfaveur d’un étranger, quelque amitié qu’il eûtpour lui, que son ami, se rendant à ses sagesremontrances, laissa tout son bien à celui quien devait naturellement être l’héritier 15, àcondition toutefois qu’il ferait une pensionviagère de cinq cents florins à notrephilosophe. Mais admirez encore ici sondésintéressement et sa modération : il trouvacette pension trop forte et la fit réduire à troiscents florins. Bel exemple, qui sera peu suivi,surtout des ecclésiastiques, gens avides du biend’autrui, qui, abusant de la faiblesse desvieillards et des dévotes qu’ils infatuent, non-seulement acceptent sans scrupule dessuccessions au préjudice des héritiers légitimes,mais même ont recours à la suggestion pour seles procurer.

13 M. Simon de Vries.14 Il ne dépensait pas six sous par jour l’un portantl’autre, et ne buvait qu’une pinte de vin par mois.15 À son frère.

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Mais laissons là ces tartufes, et revenons ànotre philosophe.

N’ayant point eu de santé parfaite pendant toutle cours de sa vie, il avait appris à souffrir dès saplus tendre jeunesse ; aussi jamais hommen’entendit mieux cette science que lui. Il necherchait de consolation que dans lui-même ;et s’il était sensible à quelque douleur, c’était àla douleur d’autrui. Croire le mal moins rudequand il nous est commun avec plusieursautres personnes, c’est, disait-il, une grandemarque d’ignorance, et c’est avoir bien peu debon sens que de mettre les peines communesau nombre des consolations.

C’est dans cet esprit qu’il versa des larmeslorsqu’il vit ses concitoyens déchirer leur pèrecommun 16, et quoiqu’il sût mieux qu’hommedu monde de quoi les hommes sont capables, ilne laissa pas de frémir à l’aspect de cet affreuxet cruel spectacle. D’un côté, il voyaitcommettre un parricide sans exemple et uneingratitude extrême ; de l’autre il se voyait privéd’un illustre Mécène et du seul appui qui luirestait.

C’en était trop pour terrasser une âmecommune ; mais une âme comme la sienne,accoutumée à vaincre les troubles intérieurs,n’avait garde de succomber. Comme il sepossédait toujours, il se vit bientôt au-dessus dece redoutable accident. De quoi un de ses amis,qui ne le quittait guère, ayant témoigné del’étonnement : Que nous servirait la sagesse,repartit notre philosophe, si en tombant dansles passions du peuple, nous n’avions pas laforce de nous relever de nous-mêmes ?

Comme il n’épousait aucun parti, il ne donnaitle prix à pas un, il laissait à chacun la liberté deses préjugés ; mais il soutenait que la plupartétaient un obstacle à la vérité ; que la raisonétait inutile si on négligeait d’en user, et qu’onen défendit l’usage où il s’agissait de choisir.Voilà, disait-il, les deux plus grands et plusordinaires défauts des hommes, savoir, laparesse et la présomption. Les uns croupissentlâchement dans une crasse ignorance, qui lesmet au-dessous des brutes ; les autres s’élèvent 16 M. de Witt, pensionnaire de Hollande.

en tyrans sur l’esprit des simples, en leurdonnant pour oracles éternels un monde defausses pensées. C’est là la source de cescréances absurdes dont les hommes sontinfatués, ce qui les divise les uns des autres, etce qui s’oppose directement au but de lanature, qui est de les rendre uniformes, commeenfants d’une même mère. C’est pourquoi ildisait qu’il n’y avait que ceux qui s’étaientdégagés des maximes de leur enfance quipussent connaître la vérité ; qu’il faut faired’étranges efforts pour surmonter les impres-sions de la coutume, et pour effacer les faussesidées dont l’esprit de l’homme se remplit avantqu’il soit capable de juger des choses par lui-même. Sortir de cet abîme était, à son avis, unaussi grand miracle que celui de débrouiller lechaos.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il fit toute sa viela guerre à la superstition ; outre qu’il y étaitporté par une pente naturelle, les enseigne-ments de son père, qui était homme de bonsens, y avaient beaucoup contribué. Ce bonhomme lui ayant appris à ne la point confondreavec la solide piété, et voulant éprouver sonfils, qui n’avait encore que dix ans, lui donnaordre d’aller recevoir quelque argent que luidevait une certaine vieille femme d’Amsterdam.Entrant chez elle, et l’ayant trouvée qui lisait laBible, elle lui fit signe d’attendre qu’elle eûtachevé sa prière. Quand elle l’eut finie, l’enfantlui dit sa commission, et cette bonne vieille luiayant compté son argent : Voilà, dit-elle, en luimontrant sur la table, ce que je dois à votrepère. Puissiez-vous être un jour aussi honnêtehomme que lui ; il ne s’est jamais écarté de laloi de Moïse, et le ciel ne vous bénira qu’autantque vous lui ressemblerez. En achevant cesparoles elle prit l’argent pour le mettre dans lesac de l’enfant ; mais lui, qui le ressouvenait quecette femme avait toutes les marques de lafausse piété dont son père l’avait averti, levoulut compter après elle, malgré sa résistance ;et y trouvant deux ducatons à dire, que lapieuse vieille avait fait tomber dans un tiroir parune fente faite exprès au-dessous de la table, ilfut confirmé dans sa pensée. Enflé du succèsde cette aventure, et de voir que son père luieût applaudi, il observait ces sortes de gensavec plus de soin qu’auparavant, et en faisait

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des railleries si fines, que tout le monde en étaitsurpris.

Dans toutes ses actions la vertu était son objet ;mais comme il ne s’en faisait pas une peintureaffreuse, à l’imitation des stoïciens, il n’était pasennemi des plaisirs honnêtes. Il est vrai queceux de l’esprit faisaient sa principale étude, etque ceux du corps le touchaient peu. Maisquand il se trouvait à ces sortes dedivertissements dont on ne peut honnêtementse dispenser, il les prenait comme une choseindifférente et sans troubler la tranquillité deson âme, qu’il préférait à toutes les chosesimaginables. Mais ce que j’estime le plus en lui,c’est qu’étant né et élevé au milieu d’un peuplegrossier, qui est la source de la superstition, iln’en ait pas sucé l’amertume, et qu’il se soitpurgé l’esprit de ces fausses maximes dont tantde monde est infatué. Il était tout à fait guéri deces opinions fades et ridicules que les juifs ontde Dieu. Un homme qui savait la fin de la sainephilosophie, et qui, du consentement des plushabiles de notre siècle, la mettait le mieux enpratique, un tel homme, dis-je, n’avait garde des’imaginer de Dieu ce que ce peuple s’enimagina. Mais pour n’en croire ni Moïse, ni lesprophètes, lorsqu’ils s’accommodent, comme ildit, à la grossièreté du peuple, est-ce une raisonpour le condamner ? J’ai lu la plupart desphilosophes, et j’assure de bonne foi qu’il n’yen a point qui donnent de plus belles idées dela Divinité que celles que nous en donne feuM. de Spinoza dans ses écrits. Il dit que plusnous connaissons Dieu, plus nous sommesmaîtres de nos passions, que c’est dans cetteconnaissance, où l’on trouve le parfaitacquiescement de l’esprit et le véritable amourde Dieu, que consiste notre salut, qui est labéatitude et la liberté.

Ce sont là les principaux points que notrephilosophe enseigne être dictés par la raisontouchant la véritable vie et le souverain bien del’homme, Comparez-les avec les dogmes duNouveau Testament et vous verrez que c’esttoute la même chose. La loi de Jésus-Christnous porte à l’amour de Dieu et du prochain,ce qui est proprement ce que la raison nousinspire, au sentiment de M. de Spinoza, d’où ilest aisé d’inférer que la raison pour laquellesaint Paul appelle la religion chrétienne une

religion raisonnable 17, c’est que la raison l’aprescrite et qu’elle en est le fondement, ce quis’appelle une religion raisonnable étant, aurapport d’Origène, tout ce qui est soumis àl’empire de la raison. Joint qu’un ancien Père 18

assure que nous devons vivre et agir selon lesrègles de la raison.

Voilà les sentiments qu’a suivis notrephilosophe, appuyé des Pères et de l’Écriture.Cependant il est condamné ; mais c’estapparemment par ceux que l’intérêt engage àparler contre la raison, ou qui ne l’ont jamaisconnue.

Je fais cette petite digression pour inciter lessimples à secouer le joug des envieux et desfaux savants, qui, ne pouvant souffrir laréputation des gens de bien, leur imposentfaussement d’avoir des opinions peuconformes à la vérité. Pour revenir à M. deSpinoza, il avait dans ses entretiens un air siengageant et des comparaisons si justes, qu’ilfaisait insensiblement tomber tout le mondedans son opinion. Il était persuasif, quoiqu’iln’affectât de parler ni poliment, ni élégamment.Il se rendait si intelligible et son discours était sirempli de bon sens, que personne nel’entendait qui n’en demeurât satisfait.

Ces beaux talents attiraient chez lui toutes lespersonnes raisonnables, et en quelque tempsque ce fût, on le trouvait toujours d’unehumeur égale et agréable. De tous ceux qui lefréquentaient, il n’y en avait point qui ne luitémoignassent une amitié particulière ; maiscomme il n’est rien de si caché que le cœur del’homme, on a vu par la suite que la plupart deces amitiés étaient feintes, ceux qui lui étaientles plus redevables l’ayant traité, sans aucunsujet ni apparent ni véritable, de la manière dumonde la plus ingrate.

Ces faux amis, qui l’adoraient en apparence, ledéchiraient sous main, soit pour faire leur couraux puissances qui n’aiment pas les gensd’esprit, soit pour acquérir de la réputation enle chicanant.

17 Rom., XII, 1.18 Théophraste.

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Un jour, il apprit qu’un de ses plus grandsadmirateurs tâchait de soulever le peuple et lesmagistrats contre lui ; il répondit sans émotion :Ce n’est pas d’aujourd’hui que la vérité coûtecher, ce ne sera pas la médisance qui me la feraabandonner. Je voudrais bien savoir si l’on ajamais vu plus de fermeté, ni une vertu plusépurée ; si jamais aucun de ses ennemis a rienfait qui approche d’une telle modération. Maisje vois bien que son malheur était d’être tropbon et trop éclairé.

Il a découvert à tout le monde ce qu’on voulaittenir caché. Il a trouvé la clef du sanctuaire 19,où l’on ne voyait avant lui que de vainsmystères. Voilà pourquoi tout homme de bienqu’il était, il n’a pu vivre en sûreté.

Encore que notre philosophe ne fût pas de cesgens sévères qui considèrent le mariage commeun empêchement aux exercices de l’esprit, il nes’y engagea pourtant pas, soit qu’il craignît lamauvaise humeur d’une femme, soit qu’il se fûtdonné tout entier à la philosophie et à l’amourde la vérité.

Outre qu’il n’était pas d’une complexion fortrobuste, sa grande application aidait encore àl’affaiblir ; et comme il n’y a rien qui dessèchetant que les veilles, ses incommodités étaientdevenues presque continuelles par la malignitéd’une petite fièvre lente qu’il avait contractéedans ses méditations. Si bien qu’après avoirlangui les dernières années de sa vie, il la finitau milieu de sa course. Ainsi il a vécu quarante-cinq ans ou environ, étant né l’an mil six centtrente-deux, et ayant cessé de vivre le vingt etunième de février de l’année mil six centseptante-sept.

Il était d’une taille médiocre ; il avait les traitsdu visage bien proportionnés, la peau fortbrune, les cheveux noirs et frisés, les sourcils dela même couleur, les yeux petits, noirs et vifs,une physionomie assez agréable et l’airportugais.

19 Allusion au Tractatus theologico-politicus, qui a ététraduit en français sous le titre de la Clef du sanctuaire.

À l’égard de l’esprit, il l’avait grand et pénétrant ;il était d’une humeur tout à fait complaisante. Ilsavait si bien assaisonner la raillerie, que les plusdélicats et les plus sévères y trouvaient descharmes tout particuliers.

Ses jours ont été courts, mais on peut direnéanmoins qu’il a beaucoup vécu, ayant acquisles véritables biens qui consistent dans la vertu,et n’ayant plus rien à souhaiter après la hauteréputation qu’il s’est acquise par son profondsavoir. La sobriété, la patience et la vivacitén’étaient que ses moindres vertus. Il a eu lebonheur de mourir au plus haut point de lagloire, sans l’avoir souillée d’aucune tache,laissant au monde sage et savant le regret de sevoir privé d’une lumière qui ne lui était pasmoins utile que la lumière du soleil. Car,quoiqu’il n’ait pas été assez heureux pour voirla fin des dernières guerres, où messieurs desétats généraux reprirent le gouvernement deleur empire à demi perdu, soit par le sort desarmes, ou par celui d’un malheureux choix, cen’a pas été un petit bonheur pour lui d’êtreéchappé à la tempête que ses ennemis luipréparaient. Ils l’avaient rendu odieux aupeuple, parce qu’il avait donné les moyens dedistinguer l’hypocrisie de la véritable piété etd’éteindre la superstition.

Notre philosophe est donc bien heureux, non-seulement par la gloire de sa vie, mais par lescirconstances de sa mort, qu’il a regardée d’unœil intrépide, ainsi que nous le savons de ceuxqui y étaient présents ; comme s’il eût été bienaise de se sacrifier pour ses ennemis, afin queleur mémoire ne fût point souillée de sonparricide.

C’est nous qui restons qui sommes à plaindre ;ce sont tous ceux que ses écrits ont rectifiés et àqui sa présence était d’un grand secours dans lechemin de la vérité. Mais puisqu’il n’a pu éviterle sort de tout ce qui a vie, tâchons de marchersur ses traces, ou du moins de les révérer parl’admiration et la louange, si nous ne pouvonsl’imiter. C’est ce que je conseille aux âmessolides, et de suivre tellement ses maximes etses lumières, qu’elles les aient toujours devantles yeux pour servir de règle à leurs actions ; ceque nous aimons et révérons dans les grands

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hommes est toujours vivant et vivra dans tousles siècles.

La plupart de ceux qui ont vécu dansl’obscurité et sans gloire demeureront ensevelisdans les ténèbres et dans l’oubli ; Baruch deSpinoza vivra dans le souvenir des vrais savantset dans leurs écrits qui sont le temple del’immortalité.