Victor Martial - Mémoire

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Mémoire de master - Janvier 2014 École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes Sous la direction de Marie-Paule Halgand Victor Martial ARCHITECTURES DU 20 ÈME SIÈCLE ENJEUX ET DÉFIS DE LA CONSERVATION D’UN PATRIMOINE RÉCENT LE CAS DE LA STATION PROUVÉ

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Architectures du 20ème siècle : Enjeux et défis de la conservation d'un patrimoine récent - Le cas de la station Prouvé

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Mémoire de master - Janvier 2014École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes

Sous la direction de Marie-Paule Halgand

Victor Martial

ARCHITECTURES DU 20ÈME SIÈCLEENJEUX ET DÉFIS DE LA CONSERVATION

D’UN PATRIMOINE RÉCENTLE CAS DE LA STATION PROUVÉ

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Mémoire de master - Janvier 2014École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes

Sous la direction de Marie-Paule Halgand

Victor Martial

ARCHITECTURES DU 20ÈME SIÈCLEENJEUX ET DÉFIS DE LA CONSERVATION

D’UN PATRIMOINE RÉCENTLE CAS DE LA STATION PROUVÉ

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Je remercie particulièrement pour l’élaboration et l’écriture de ce mémoireMarie-Paule Halgand pour ses conseils

Jean-François Godet pour son temps et sa passionJulien Brégeat, mes amis et ma famille pour leur soutien

et Danielle Laouénan pour sa patience

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INTRODUCTION

LE PATRIMOINE MODERNE :IDENTIFICATION, DOCUMENTATION, PROTECTIONS

LES ARCHITECTURES DU 20ÈME SIÈCLE :DES PATRIMOINES EN DEVENIR

production et panels des architectures du 20ème siècledes architectures / des patrimoines

un patrimoine récent : une frontière de distanciation nécessaire

QUAND L’ARCHITECTURE DEVIENT PATRIMOINEtextes fondateurs et chartes internationales

acteurs et actions : de l’Unesco aux collectivitéslistes de protection et critères d’inscription

LES MESURES D’INSCRIPTION ET DEPROTECTIONS DU PATRIMOINE EN FRANCE

chronologie des politiques de protection patrimoniale en Franceun siècle de constitution d’un patrimoine contemporain

100 ans de protection : état des lieux et suiteun patrimoine en péril, une bataille de la sauvegarde

ENJEUX ET NOUVELLES PROBLÉMATIQUESDE LA CONSERVATION D’UN PATRIMOINE PARTICULIER

"CONSERVER OU RESTAURER ?"conserver ou restaurer : points de vue historiques

quelles approches aujourd’hui ?œuvres d’autrui et droit d’auteur

LES DÉFIS D’UNE MISE À JOUR CONTEMPORAINEle défi des matériaux

transformations et nouveaux usagesla place des normes et réglementations

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ÉTUDE DE RESTAURATION :UN EXEMPLE D’ARCHITECTURE EN SÉRIE

LA STATION SUCY, PAR JEAN PROUVÉgenèse et identité du projetreconnaissance, valeur et protectionsune station parmi cent autres

CHRONIQUE D’UNE RESTAURATION :D’UNE STATION SUCY À LA STATION PROUVÉl’acteuracquisitionfinancementsdestinationphilosophiedémontagediagnosticdocumentationconceptioninnovations

CONCLUSIONS

BIBLIOGRAPHIE

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droit d’auteuradaptations(re)préfabricationinstallationutilisationprojectionsgestionstatutbilans

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INTRODUCTION

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Depuis treize ans déjà, nous sommes entrés dans le 21ème siècle, et l’architecture d’aujourd’hui a la pleine potentialité de devenir le patrimoine de demain. Mais avant de nous projeter en avant, quel regard avons nous aujourd’hui sur le patrimoine d’hier ?

Le 20ème siècle représente un véritable tournant dans l’histoire de l’humanité, et les innovations et découvertes qui ont pu y subvenir sont plus importantes et plus nombreuses que jamais alors. L’architecture n’y échappe pas, et depuis les débuts du développement des pensées modernistes jusqu’à l’apparition des premières architectures high tech, la production artistique et les innovations sociales n’ont cessé de s’accélérer.

Ainsi l’objet principal de ce mémoire sera l’architecture du 20ème siècle, le rapport que nous pouvons y entretenir aujourd’hui, et les missions que nous avons pour la conserver. Nous chercherons alors à savoir dans quelles mesures le patrimoine du 20ème siècle peut partager les approches globales acceptées quant à la considération du patrimoine dit classique.

Bien que cette période de l’histoire soit encore très présente et que nous manquions indubitablement du recul nécessaire pour pouvoir l’observer de manière objective et détachée, nous tenterons dans un premier temps de savoir ce qu’est le patrimoine, en proposant une analyse de la constitution de ce patrimoine en France, et une critique prospective, visant à dresser un cadre historique. Nous verrons alors comment, alors même qu’il est si proche de nous, a déjà pu se créer un patrimoine du 20ème siècle, et comment, dans ses appellations et interprétations diverses et par de nouvelles approches des statuts, cette notion a pu s’appliquer aux architectures du 20ème siècle.

Si la possibilité nous est offerte aujourd’hui de pouvoir considérer ce patrimoine, c’est indéniablement qu’il a pu parvenir jusqu’à nous. C’est là tout l’enjeu du patrimoine que de perpétrer une mémoire et un héritage. Mais si la chose nous paraît évidente, cela soulève beaucoup d’enjeux et de

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défis, principalement ceux des questions de conservation et de préservation, et nous verrons si là encore l’enjeu du 20ème siècle soulève des spécificités particulières dans ses caractéristiques et approches.

Enfin, la sélection d’un objet d’étude et la mise en avant de ses caractéristiques propres permettra une mise en parallèle des approches historiques et théoriques développées dans les premières parties de ce mémoire, avec une situation concrète construite sur la base d’entretiens avec un professionnel de l’architecture dans le cadre d’un projet de restauration d’une station service des années 1970 conçue par Jean Prouvé. Si l’étude de restauration ne permettra pas de dresser des généralités, elle pourra apporter une pierre à l’édifice de la construction de nouvelles approches à considérer lorsque nous aborderons la question de la conservation et la sauvegarde du patrimoine du 20ème siècle.

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LE PATRIMOINE MODERNE :IDENTIFICATION

DOCUMENTATIONPROTECTIONS

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Le 20ème siècle nous a légué une production construite sans aucune commune mesure avec les siècles qui l’ont précédé, tant du point de vue de la quantité bâtie que de la diversité architecturale. Parmi cette production récente, on s’aperçoit que certains éléments auront plus de valeur que d’autres, il nous appartient donc de les identifier et de nous les approprier, même si la subjectivité n’est pas aisée quand le passé n’est pas lointain.

Les hommes n’ont pas de tout temps eu cette sensibilité et cette volonté de garder trace de leur passé. Aujourd’hui nous en avons conscience, et des spécialistes œuvrent en ce sens. Les œuvres du 20ème siècle ne font pas défaut, elles font à présent partie de notre histoire, et constituent des valeurs communes et un patrimoine que nous partageons. Dans ce sens, il sera donc important de savoir comment gérer ce patrimoine, et apprendre à le protéger.

Toutefois, la constitution de ce patrimoine n’a pas toujours été chose aisée, et s’il appartient à tous, il n’est pas forcément unanime et de nombreuses considérations entrent en compte, embrassant plus qu’une dimension architecturale. Enfin, après un siècle de préoccupations patrimoniales, il est temps de regarder en arrière, pour ainsi mieux appréhender les défis qui nous attendent.

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LES ARCHITECTURES DU 20ÈME SIÈCLEDES PATRIMOINES EN DEVENIR

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PRODUCTION ET PANELDES ARCHITECTURESDU 20ÈME SIÈCLE

L’homme a davantage construit au cours de la seconde moitié du 20ème siècle que durant tout le reste de l’histoire de l’humanité1. La production du siècle dernier est considérable en volume, et pour se donner un ordre d’idée, il est intéressant de s’intéresser à l’évolution de la production du logement au sein de ces constructions, où il occupe logiquement une place très majoritaire, reflétant logiquement la croissance démographique observée au cours du siècle, pendant lequel la population passe de 40 millions de français en 1900 à 65 millions aujourd’hui. Dans le même temps, cette population s’est déplacée en masse vers les villes : 30% de population urbaine en 1930, contre 80% aujourd’hui. Au niveau du logement en France, les chiffres parlent d’eux mêmes : alors que pendant l’entre deux guerres, la moyenne de production de logements atteignait les 80.000 unités par an, elle a augmenté après la seconde guerre mondiale pour passer la barre des 100.000 par an au début des années cinquante, puis l’ascension a continué jusqu’aux années soixante-dix pour atteindre 500.000 constructions par an. La moyenne avoisine maintenant les 400.000 constructions neuves par an pour les dernières années. Ainsi l’on compte aujourd’hui 33 millions de logements en France2. Cette augmentation donne une idée des proportions d’expansion qu’a pu suivre la construction d’une manière générale, parallèlement au logement, en incluant tous les autres programmes. Evidemment, ces données ne sont pas à considérer intrinsèquement, et elles sont à mettre en relation étroite avec les conditions géopolitiques qu’a observé le pays, notamment la période de reconstruction d’après guerre ou les crises financières.

Le but n’est pas ici de dresser un panel exhaustif des constructions en France au cours du siècle dernier, mais plutôt de donner un aperçu des différentes typologies et programmes, des différentes technologies, et des divers mouvements qui ont pu voir le jour depuis cent ans, et qui pourront alors être spécifiques, d’une manière ou d’une autre, au 20ème siècle. Alors que lors du recensement de 1990, on comptait environ 5 millions de

1 - F. Goven, inspecteur général des Monuments historiques2 - au 1er janvier 2012, dont 56% indivicuel et 44% collectif, source Insee

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logements construits avant 1914, on peut avancer qu’en l’espace de cent ans se sont construits au moins 28 millions de logements. L’habitat étant la vocation première de l’architecture, ce chiffre reste colossal, et comprend tant le logement individuel que le logement collectif. Celui que l’on retiendra spécifique du 20ème siècle sera peut être plutôt le logement collectif, qui a du accompagner l’accroissement rapide de la population urbaine, avec le défi de redéfinir de nouvelles formes d’urbanismes, dans le but de loger le plus grand nombre dans des espaces parfois limités, sans compromettre la qualité du logement. De même, l’histoire du logement social occuper une place prépondérante dans le développement du 20ème siècle. De nombreux architectes se sont confrontés à cette problématique des grands ensembles, quand les progrès technologiques du béton et de l’acier permettaient de nouvelles solutions innovantes pour le logement. Ce réel défi a induit de nouvelles dimensions urbaines et territoriales dans nos villes, et si ces architectures d’après guerre et de la croissance sont souvent dénigrées, elles sont un des témoignages les plus présents du siècle passé, à l’image de réalisations exemplaires comme les cités radieuses de Le Corbusier, comme en témoigneront ses imitations en Europe. Le logement individuel n’est pas en reste, et a aussi parallèlement modifié nos villes avec le développement de l’habitat pavillonnaire, qui a participé à un étalement urbain que l’on essaie aujourd’hui de contenir. La maison individuelle est d’ailleurs un des terrains d’exercice par excellence pour les architectes, et les exemples en sont légion. Dans les deux cas, le logement a été une base d’exercice extrêmement prolifique pour les architectes, et les expérimentations spatiales n’ont pas cessé, avec la préoccupation constante d’accompagner les évolutions des modes de vie et de contribuer au mieux vivre.

Le 20ème siècle a aussi vu se reconstruire nombre de villes au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec une urgence de reloger les populations après de fortes destructions. Ainsi la période de la reconstruction a changé le visage de beaucoup de villes et recréé de nouveaux ensembles urbains sur des zones sinistrées, essentiellement en zones côtières, parmi lesquelles on pourra citer Marseille, Saint Nazaire, Lorient, Brest, ou bien sûr le Havre, reconstruit entre 1945 et 1964 sur les plans d’Auguste Perret. L’usage en masse du béton sur un système très tramé en fait la plus grande caractéristique, et le centre ville a été inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 2005. Au Havre comme ailleurs, ces reconstructions ont aussi permis aux architectes et urbanistes de repenser l’intégralité des systèmes viaires et de transport, et d’adapter au mieux les villes à l’usage grandissant de la voiture particulière.

Dans le domaine des transports d’ailleurs, l’évolution technologique a logiquement accompagné l’évolution globale, à tel point que la construction d’infrastructure de transport a été très prégnante. L’essor spectaculaire de la voiture

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Maison Radieuse, Marseilleles unités d’habitation, un nouveau mode d’habitat collectif pour la reconstruction

Le Corbusier, 1952

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au cours du siècle a ainsi conduit à la prolifération des axes de transports tels que les autoroutes, qui ont aussi fortement marqué notre paysage. Le réseau ferré s’est aussi énormément densifié sur tout le territoire. Bien sûr, le développement de ces infrastructures a engendré l’apparition de plus d’équipements de transports et de génie civil (ponts viaires ou ferroviaires), parsemés dans le pays le long des différents réseaux linéaires. L’aviation civile se démocratise après la seconde guerre et des aéroports apparaissent progressivement dans les grandes agglomérations. De même, les gares se multiplient le long des voies de chemin de fer, et des gares routières, stations essence et stations d’autoroute constellent les routes. A Paris par exemple, les transports en commun urbains se mettent en place dès 1900 et l’avènement du métro, dont les célèbres édicules art nouveau d’accès aux stations furent alors confiés à Hector Guimard. Les réseaux invisibles se multiplient aussi, et leur présence est donnée par les châteaux d’eau, usines de traitement de l’eau, ou centrales électriques.

Conséquence d’un massif exode rural, la production architecturale a majoritairement pris place en milieu urbain au cours du siècle, et il est donc logique de voir apparaître un large panel d’architectures commerciales de tous types. Outre les enseignes de proximité et de restauration, les garages automobiles deviennent par exemple une nouvelle catégorie d’édifices et se développent beaucoup. Les halles de marchés et halles couvertes se réinventent avec l’apparition et la maitrise progressive du matériau béton, citons par exemple les halles de Reims ou Fontainebleau.

L’architecture industrielle va aussi occuper une place grandissante dans le paysage français. Les constructions sont de tous types et la diversité très riche : usines d’extraction et fourneaux dans le nord par exemple, diverses manufactures, brasseries, usines, halles, hangars, ateliers, entrepôts. Ces nouveaux châteaux se parent de brique, de métal, de verre, de béton, ou de fibre de verre. Ces architectures rationnelles sont au service de l’industrie et la diversité des langages employés est alors révélatrice des activités qu’elles abritent.

Plus près des citoyens, les bâtiments publics suivent logiquement la même courbe de croissance générale, à mesure que l’urbanisation s’accélère au cours du siècle et que la population augmente. On recense alors les principaux bâtiments administratifs publics, du type hôtel de ville ou mairie, postes, bourses du travail, palais de justice, et plus globalement l’ensemble des bâtiments de l’administration publique. Ici, les couleurs politiques entrent aussi en jeu, et l’on note par exemple d’ambitieuses politiques de construction d’équipements publics dans des municipalités socialistes pendant l’entre deux guerres3 (Bordeaux, Lyon,

3 - B. Toulier, Architecture et patrimoines du 20ème siècle en France

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ou Toulouse par exemple). De manière générale, les bâtiments administratifs sont aussi très largement représentés par les bâtiments de bureaux privés, répondant à la demande croissante du secteur tertiaire en France.

Le domaine de la culture et des loisirs a lui aussi été particulièrement prolifique au cours du siècle, alors que les villes s’équipaient tour à tour d’équipements sportifs et culturels. Parallèlement aux structures d’éducation, de l’école maternelle aux campus, la demande en culture est forte et les villes se dotent de bibliothèques et médiathèques, ainsi que de cinémas et de musées. Les enceintes et complexes sportifs se multiplient aussi partout, à l’image des piscines ou des stades. Ces interventions peuvent être des initiatives propres à des collectivités, ou des opérations d’équipement d’envergure, telle par exemple l’opération des mille piscines Tournesol en 19694, où l’Etat impose une architecture nationale standardisée, et qui était destinée à équiper les collectivités en infrastructures sportives.

Au cours du 20ème siècle, l’architecture moderne fait aussi irruption dans une catégorie d’édifices jusque là quasiment uniquement monumentale : les lieux cultuels. Ici encore les constructions vont bon train, notamment dans les quartiers nouveaux et villes nouvelles, ou dans les zones touchées par la guerre. Le béton, «pierre artificielle» est ici très largement représenté, mais à l’instar d’autres constructions, il s’avérera souvent mal maîtrisé ou de mauvaise qualité. On peut citer Le Corbusier à Ronchamps, ou les frères Perret au Raincy parmi les grands noms ayant apporté leur signature à des édifices religieux.

Le 20ème siècle a marqué un seuil dans l’histoire de l’humanité, un siècle qui a vu l’apparition de nouvelles technologies, de nouveaux modes de vie, et engendré de nouveaux usages. Ces révolutions ont tant pu apparaître au cœur du logement, avec l’avènement de la télévision et de l’électroménager, ou au cœur de la ville, avec la démocratisation de la voiture et des technologies de communication. Il a ainsi fallu construire de manière nouvelle pour ce qui n’existait pas auparavant. C’est pourquoi il est indéniablement porteur d’architectures qui lui sont manifestement propres. La production architecturale du 20ème siècle, dans sa quantité et sa diversité typologique, n’est ainsi pas comparable à ce qui a pu la précéder. Ce sont ces évolutions et ces révolutions qui lui donnent son essence, et parallèlement, ce sont aussi les nouvelles technologies dans les matériaux et les manières de construire qui ont permis de créer cette large palette d’architectures.

4 - U. Hassler, Architectures de la croissance, les paradoxes de la sauvegarde

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DES ARCHITECTURES /DES PATRIMOINES

L’une des spécificités essentielles de l’architecture du 20ème siècle est sans commune mesure sa diversité, et cette production sous ses formes les plus diverses donnera lieu à une pluralité patrimoniale exceptionnelle, qui élargira radicalement la notion de patrimoine architectural. La multiplication des programmes, des techniques constructives, des matériaux utilisés, des normes de standardisation, et le développement en volume aussi surprenant que le nombre d’architectes et maîtres d’œuvre qui ont pu y contribuer font que l’appréciation de sa valeur patrimoniale est devenue très complexe.

Il convient tout d’abord de définir ce qu’est et ce que constitue le patrimoine moderne en matière d’architecture et pourquoi alors s’y intéresser. Le patrimoine tel que l’on l’entend aujourd’hui a pendant longtemps souvent été assimilé à la notion de monument. Cependant, concernant l’architecture du 20ème siècle, cette dimension monumentale s’est petit à petit effacée. C’est pendant le ministère de Jack Lang et sa politique de décentralisation dans les années 1980, que la notion de «nouveau patrimoine»5, plus proche du quotidien, va entrer dans les esprits, le gouvernement socialiste défendant le fameux rapport Querrien, selon lequel «l’atelier et la boutique ont remplacé l’église et le château».

Le patrimoine est «un bien que l’on tient par héritage de ses ascendants, et qui est considéré comme un bien propre, une richesse. C’est aussi ce qui est considéré comme l’héritage commun d’un groupe»6. Cette transmission de biens et de valeurs d’une génération à une autre est d’ailleurs bien illustrée par l’acception anglophone du mot, heritage. On parle aussi de patrimoine immobilier lorsque l’on désigne l’ensemble des biens d’une personne, physique ou morale. En 1987, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l’Europe (Convention de Grenade) nous livre dans son article premier une définition du patrimoine architectural7 selon trois sous ensembles. En terme de monument d’abord : toute réalisation particulièrement remarquable en raison de son intérêt historique, archéologique, artistique,

5 - B. Toulier, conférence Les patrimoines de l’architecture du 20ème siècle en France6 - dictionnaire Larousse7 - www.conventions.coe.int/Treaty/fr/Treaties/Html/121.htm - site du Conseil de l’Europe

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scientifique, social ou technique, y compris les installations ou les éléments décoratifs faisant partie intégrante de cette réalisation. Pour les ensembles architecturaux : les groupements homogènes de constructions urbaines ou rurales remarquables par leur intérêt historique, archéologique, artistique, scientifique, social ou technique et suffisamment cohérents pour faire l’objet d’une délimitation topographique peuvent être considérés comme patrimoine. Au niveau des sites : les œuvres combinées de l’homme et de la nature, partiellement construites et constituant des espaces suffisamment caractéristiques et homogènes pour faire l’objet d’une délimitation topographique, remarquables par leur intérêt historique, archéologique, artistique, scientifique, social ou technique.

On s’accorde donc à considérer le patrimoine architectural comme un ensemble de constructions présentant un intérêt qui caractérisent une époque, une civilisation, ou un événement. Pourtant on ne peut s’empêcher de constater que pendant très longtemps les notions de patrimoine se confondaient avec celles de monuments, et que celui ci se résumait, tout du moins aux yeux du grand public, à des constructions telles qu’églises, châteaux, bâtiments publics majestueux, ou encore jardins. Cependant, on voit apparaître depuis les années 1970 un changement de lecture. De nouvelles typologies acquièrent leurs lettres de noblesse grâce à cette réévaluation.

Les appellations concernant ce patrimoine sont variées, et l’on peut en distinguer deux types, de nature chronologique, ou de nature thématique8. La plus globale et la plus fréquente est celle de patrimoine du 20ème siècle, logiquement définie par le calendrier séculaire. On peut aussi retrouver la notion de patrimoine de l’ère moderne, qui englobe environ la période allant des années 1920 jusqu’aux années 1970. Plus proche de nous, on peut considérer que le terme de passé récent, qui lui est évolutif, couvre la période des quarante à cinquante dernières années. Il induit par contre une valeur subjective due au caractère récent de ce patrimoine. D’autres visions privilégient les approches thématiques, comme par exemple certaines organisations qui, à l’instar de DoCoMoMo, s’intéressent prioritairement à l’architecture du mouvement moderne. Du même point de vue, lorsque l’Unesco évoque le patrimoine moderne, celui ci comprend le 20ème siècle, mais aussi la fin du 19ème siècle qui constitue l’amorce de la modernisation qui allait suivre.

De manière générale, même lorsqu’une approche thématique est privilégiée, on a tendance à aborder la production du 20ème siècle dans sa globalité

8 - S. Brunel, F. Vanlaethem, Comment nommer le patrimoine quand le passé n’est plus ancien ?

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lorsque l’on aborde la question de patrimoine. Cela peut paraître paradoxal, au vu de l’éclectisme qui caractérise le 20ème siècle. Mais dans une optique de globalité, on préférera ne pas trop catégoriser les différents mouvements et notions de styles, utilisés en histoire de l’art et de l’architecture, car son application au patrimoine récent peut parfois réduire l’analyse à une dimension stylistique ou formaliste, en éludant les dimensions sociales et techniques. Le catalogage est difficile, mais parmi ces courants, on peut citer l’art nouveau au tout début du siècle, le mouvement moderne à partir des années 1920, avec le Bauhaus ou le style international, l’architecture de la reconstruction après la seconde guerre, le brutalisme des années 1950, puis le high-tech et le post-modernisme, ou enfin le déconstructivisme à partir des années 1980. L’architecture du 20ème siècle inclut des courants totalement opposés dont les chronologies sont parfois difficiles à lire et s’entremêlent. C’est pourquoi, à l’intérieur de ces courants, on préférera dans de nombreux cas un référencement typologique, plus adapté et prenant en meilleure considération les termes d’usage. Toutefois, il est difficile de parler d’un patrimoine, et il convient donc mieux de parler de patrimoines, au pluriel.

Si l’intérêt vis à vis des patrimoines architecturaux du 20ème siècle et sa protection sont dorénavant reconnus et pris en considération, la situation a mis du temps à se mettre en place. C’est il y a maintenant 25 ans que s’est tenue la première rencontre d’envergure traitant des enjeux du patrimoine architectural du 20ème siècle, lors d’un colloque européen au couvent de la Tourette à Eveux en juin 1987, entraînant des prises de conscience à l’échelle internationale. Les raisons de s’intéresser à ce patrimoine sont pourtant multiples, mais comme dans toute notion de patrimoine, la dimension temporelle est importante et il est donc logique qu’il ait fallu quelques décennies pour que le mécanisme se mette en place.

Tout d’abord, ce patrimoine présente un intérêt historique certain, et il illustre toute la richesse de la production architectural d’une époque. La prise de conscience dans les années 1980 survient alors que l’on commence à se rendre compte qu’une partie non négligeable de notre environnement bâti est en péril, et parmi cela, certains témoins importants de la production plus ou moins récente. Pour conserver cette richesse, il est alors important de prendre des mesures, et l’une des plus importante est de connaitre ce patrimoine, et ainsi de conserver la mémoire du passé. Dans l’optique de conservation, la connaissance est un préalable indispensable. Si la conservation matérielle est la partie la plus visible de la conservation et de la transmission d’un héritage, la conservation et la transmission des connaissance sont primordiales. L’intérêt de transmission historique de ce patrimoine est donc prégnant, et, bien que proche, il n’est paradoxalement pas toujours plus documenté que le patrimoine plus ancien. Il est donc fondamental d’élaborer un inventaire et une base documentaire solides dans un but de

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conservation et de connaissance.

La valeur anthropologique de ce patrimoine est aussi très importante, et quoi de mieux que notre cadre de vie peut illustrer un siècle aussi porteur d’évolutions que celui ci ? Le patrimoine bâti illustre beaucoup de bouleversements qui sont marqueurs de leur époque, et son éclectisme est proportionnel à la diversité de la commande et des modes de vie de ceux qui l’ont fait apparaitre. Mais ce serait se tromper que de s’intéresser uniquement à l’enveloppe, alors que la force patrimoniale est donnée par la force de la mémoire et de ceux qui ont vécu cette architecture. Intimement liée au patrimoine partagé, cette dimension sociale et culturelle prend tout son sens par exemple dans le cas des grands ensembles des trente glorieuses, pour ne citer que cet exemple, qui ont accueilli et ont été le foyer de millions de personnes. La mémoire partagée et l’héritage commun, sont aussi qualifiés de patrimoine immatériel, défini par l’Unesco comme «l’ensemble des pratiques, représentations, expressions, connaissances, savoir-faire transmis de génération en génération et constamment recréés par les communautés dans leur milieu». Ce patrimoine se manifeste entre autres à travers les traditions et expressions orales (langues, spectacles, musiques), les pratiques sociales (rituels et événements, gastronomie), ou les savoir-faire artisanaux. Ce patrimoine immatériel ne se rapproche pas forcément à l’architecture, mais dans la constellation qui gravite autour du patrimoine architectural, on a aussi le patrimoine mobilier. Celui ci peut être lié d’une manière particulière à un édifice et lui être complémentaire, c’est pourquoi il est important de considérer aussi ce patrimoine, tout aussi intéressant que l’objet qui l’abrite, et ne pas voir le patrimoine comme une coquille vidée de ses usages. Préserver l’esprit d’un lieu est tout aussi important que de préserver ce lieu en lui même.

Le développement durable peut aussi être un argument qui plaide en faveur de la conservation des architectures du 20ème siècle, à une époque où l’argument écologique prime sur tous les fronts. On s’aperçoit aujourd’hui que dans de nombreux cas, le bilan énergétique et environnemental plaide en la faveur de la conservation et de la transformation des constructions existantes. De même, si le programme du projet de réhabilitation est en adéquation avec la structure existante, les avantages peuvent aussi être économiques, un exemple récent peut être la réhabilitation de la tour Bois le Prêtre à Paris par l’agence Lacaton et Vassal, dont la démolition avait été envisagée auparavant. L’ère du développement durable a ainsi changé la donne et des redéfinitions de l’usage des bâtis sont ainsi prônées, plutôt que des remplacements, pour des raisons écologiques et culturelles, et pour exploiter la potentialité écologique de notre environnement bâti.

L’intérêt quant au patrimoine du 20ème siècle est grandissant et légitime,

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et de plus en plus d’acteurs s’impliquent. Tantôt emblématique, tantôt ordinaire, tantôt objet unique, tantôt productions en série, ces patrimoines sont porteurs de beaucoup d’enjeux, et dans leurs expressions les plus diverses, ils requièrent des considérations particulières, qui ne sont pas toujours les mêmes que celles appliquées au patrimoine classique, souvent monumental, et méritent une attention particulière. Mais la reconnaissance n’est pas aisée pour un patrimoine qui n’est pas vraiment ancien, et le volume présent face à nous ne facilite pas la tâche. Face à cette pléthore de constructions, il sera important de veiller à ne pas céder à une volonté de sur-patrimonialisation. Dans le nombre, tout n’est pas à conserver, et tout n’est pas digne de patrimonialisation, d’où la nécessité d’établir des critères, que nous verrons plus tard. L’une des grandes problématiques auxquelles se heurte ce patrimoine est celle de sa distance temporelle à notre époque : le récent peut il être patrimoine ?

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UN PATRIMOINE RÉCENT :UNE FRONTIÈRE DEDISTANCIATION NÉCESSAIRE

Après avoir défini ce qu’est le patrimoine, il convient de voir de quelle manière il peut s’appliquer aux architectures du 20ème siècle, en prenant en compte la dimension inhérente au patrimoine qu’est bien évidemment la dimension temporelle : ce qui n’est pas ancien peut il revêtir une dimension patrimoniale au sens le plus strict du terme ? Ou faut il réinventer ou réévaluer ces principes dans l’optique de les appliquer à des objets bien particuliers ?

«Idon’tseeit,Idon’tunderstandit,Idon’tfinditold» (« Je ne vois pas, jenecomprendspas,jenetrouvepascelaancien»), ce titre d’un essai de Richard Longstreth illustre assez bien le fait que l’architecture du mouvement moderne a souvent été jugée pas assez ancienne pour avoir une valeur de protection. Certains n’envisagent pas la production du 20ème siècle comme un patrimoine vivant, et préfère la classer académiquement dans un chapitre défini de l’histoire de l’architecture, une période du passé décomposable en styles, écoles, et catégories (international, rationaliste, formaliste, constructiviste) en restant éloigné des concepts l’envisageant comme patrimoine9. Si les productions de de la première moitié du siècle ont acquis avec le temps un âge qui leur ouvre maintenant légitimement les portes d’une potentielle patrimonialisation, la production de la période d’après guerre fait face à un regard beaucoup plus mitigé. Ces architectures qui ne sont pas si anciennes peuvent elles devenir patrimoine ? Et le patrimoine est il par essence ancien ?

En général, l’évaluation de la valeur et de l’importance d’un bien est un processus nécessitant une certaine distance dans le temps. Outre les défis traditionnels liés à l’établissement d’un jugement, cette faible distance temporelle complique les choses dans le cas du patrimoine moderne. Aujourd’hui, la plus grande partie de notre environnement bâti est la résultante directe (ou indirecte) de la modernité. Cette production bâtie est si abondante qu’elle est un contexte avant même d’être un patrimoine10. Cet environnement construit un contexte dans lequel on vit et que l’on a vu se construire. C’est pourquoi l’on peut souvent

9 - E. d’Orgeix, Architectures modernes, l’émergence d’un patrimoine10 - O. Namias, Le patrimoine du 20ème siècle au troisième millénaire

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observer une tendance à mal évaluer son importance ou sa représentativité, quand un attachement émotionnel particulier peut avoir tendance à remplacer une analyse critique et objective.

Le critère de distance historique admise pour la considération d’un bien en tant que patrimoine varie selon les pays, mais reste de l’ordre de une à deux générations. Elle ne s’intéresse pas à l’âge d’une construction, mais le but est donc ici d’assurer un recul nécessaire à une bonne évaluation historique et une analyse scientifique. Ainsi, au Royaume-Uni, une période de trente ans a été mise en place dans les années 1970, après cinquante ans de protection sans critère temporel, qui ont pu donner lieu à des controverses. Au Québec par exemple, la limite a été fixée en 1986 à quarante ans, et c’est pour cette raison que l’opération Habitat 67 à Montréal, conçu par Moshe Safdie, a du attendre 2009 pour voir sa protection au titre de monument historique devenir effective. Les Etats-Unis fixent quant à eux une limite de cinquante ans. En France, il ne paraît y avoir aucune limite concernant la proximité temporelle, mais tacitement l’on parle d’une trentaine d’années. La même durée est d’usage en Ecosse, où c’est un seuil «roulant»11 de trente ans («arolling30-yeardeadline») qui redéfinit en permanence la date butoir. Bien sûr, on recense des enfreintes à la règle dans tous ces états, exceptions dues à des caractéristiques exceptionnelles, ou des états préoccupants, dans lesquels cas la limite pourra être abaissée à une dizaine d’années. En 1960, la consigne était claire dans la Commission supérieure des Monuments historiques : on ne protège pas un artiste vivant, ni les œuvres d’artistes vivants, comme on ne fait théoriquement pas entrer d’artiste vivant au musée. Aujourd’hui, on a bien évolué mais la règle est assez souple, et on voit par exemple que l’on a en 2002 protégé la Maison à Bordeaux, de Rem Koolhaas, soit cinq ans seulement après son achèvement... On peut dire qu’il y a environ 5 à 10% des éléments protégés qui sont déjà des éléments appartenant à des architectes encore vivants aujourd’hui12. Dans le cas du patrimoine mondial de l’Unesco, les experts ont recommandé que toute proposition d’inscription sur la liste devait concerner un édifice ou un site datant d’au moins 25 ans. Tout se sera accéléré pendant le 20ème siècle, et les rapports au temps ont fortement évolué, cela se ressent même dans les processus de patrimonialisation, jusqu’à réduire la période de latence entre la construction d’un édifice et sa patrimonialisation potentielle à une trentaine d’années.

Il est aussi important de noter que, particulièrement durant les trente glorieuses, certaines architectures n’ont pas forcément été conçues pour durer, et n’étaient donc pas destinées à perdurer jusqu’à nous. Certains de ces exemples

11 - Alan Powers, historien de l’architecture britannique12 - B. Toulier, conférence Les patrimoines de l’architecture du 20ème siècle en France

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Maison Lemoine, Bordeauxprix de l’équerre d’argent en 1998, inscrite monument historique en 2002

Rem Koolhaas, 1998

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arrivent donc aujourd’hui à l’âge critique d’une quarantaine d’années, où le vieillissement est tel que des solutions sont à prendre. Ce sont justement ces constructions qui sont aujourd’hui concernées par cette limite temporelle de raison. La question de la reconnaissance et de l’examen d’une qualité architecturale légitime se pose d’autant plus pour ces architectures de la croissance, souvent décriées. La production de masse des années 1960 ou 1970 est souvent, à tort, considérée comme un tout, alors que des exemples d’architectures ingénieuses et audacieuses s’en démarquent évidemment, porteuse d’une véritable qualité architecturale. Mais malheureusement, la considération attachée aux éléments du passé décroit souvent à mesure de la proximité chronologique des œuvres considérées13.

Le patrimoine n’appartient pas à l’époque qui l’a construit, mais à celle qui l’a identifié14, c’est donc en continu que se font l’identification, la constitution, et l’appropriation d’un patrimoine. Nous nous devons de garder ce que nos ancêtres nous ont légué, mais aussi préserver ce que nous avons construit et l’environnement dans lequel le monde présent s’est formé. Le patrimoine du 20ème siècle s’est constitué progressivement autour de nous, presque à notre insu, et forts de ce constat, nous devons garder en conscience que ce que nous construisons aujourd’hui est potentiellement le patrimoine de demain, et surtout un cadre de vie qui perdurera.

13 - B. Lemoine, Réhabiliter les édifices métalliques emblématiques du 20ème siècle14 - F. Loyer, préface Architecture et patrimoines du 20ème siècle en France

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QUAND L’ARCHITECTUREDEVIENT PATRIMOINE

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TEXTES FONDATEURS ETCHARTES INTERNATIONALES

En matière de préservation de patrimoine, dans sa conservation et sa restauration, un texte particulier sert de base de réflexion et d’action pour les architectes et historiens, il s’agit de la Charte de Venise, édictée en 1964 dont les fondements sont encore aujourd’hui d’actualité, et elle sert toujours de mètre étalon dans les projets de restauration.

Mais avant elle, la première charte à poser les bases de la restauration en architecture au 20ème siècle fut celle d’Athènes, établie en 1931 lors du premier IIème congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques (ne pas confondre avec la Charte d’Athènes de 1933, relative au IVème congrès des CIAM et rédigée par Le Corbusier). Elle souligne l’intérêt de toutes les périodes de vie d’un édifice et recommande de «respecter l’œuvre historique etartistiquedupassé,sansproscrirelestyled’aucuneépoque»1. Elle incite à une occupation des monuments respectueuse de leur caractère historique ou artistique, dans la lignée de son histoire. Elle insiste sur le rôle de l’éducation dans le respect des monuments, «profondément convaincue que la meilleure garantie de conservation des monuments et œuvres d’art leur vient du respect et de l’attachement des peuples eux-mêmes». Elle met l’accent sur l’utilité d’une documentation internationale accessible, et la création d’organisations internationales compétentes. Enfin, cette charte souligne l’importance d’une collaboration étroite entre archéologues et architectes.

En 1964, le IIème congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques se réunit à Venise dans le but de réexaminer la Charte d’Athènes afin de l’approfondir et en élargir la portée, fort de l’expérience accumulée pendant trente ans d’application de celle ci. Dans sa nouvelle définition, cette seconde charte élargit la notion de monument historique au «site urbain ou rural qui porte témoignage d’une civilisation particulière, d’une évolution significative, ou d’un événement historique». Ainsi, la Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, instrument juridique fondamental de la préservation du patrimoine, a été introduite à Venise avec ces mots :

1 - source ICOMOS, Conseil International des Monuments et des Sites

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«Chargées d’un message spirituel du passé, les œuvres monumentales des peuples demeurent dans la vie présente le témoignage vivant de leurs traditions séculaires.L’humanité,quiprendchaque jourconsciencede l’unitédesvaleurshumaines, les considère comme un patrimoine commun, et, vis-à-vis des générations futures,sereconnaîtsolidairementresponsabledeleursauvegarde.Ellesedoitdelesleurtransmettredanstoutelarichessedeleurauthenticité.»2

La charte s’inscrit dans la lignée de celle d’Athènes, mais la corrige néanmoins sur certains points. Ainsi, elle conseille d’éviter autant que possible de procéder à des reconstitutions incertaines, dues par exemple à un manque de documentation authentique, et le cas échéant, de faire en sorte qu’elles soient reconnaissables et identifiables en tant que telles. Ainsi elle impose à tout acte de restauration une exigence d’authenticité3. Une des recommandations de la charte a aussi été la création du Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), sur proposition de l’Unesco, organisation dont la mission est de veiller à conservation et à la protection des monuments, des ensembles et des sites du patrimoine culturel mondial.

La dernière charte en date a été édictée à Cracovie en 2000. Elle reprend en grande partie les recommandations des chartes précédentes, en apportant des précisions. Par exemple, elle requiert que «tout nouveau matériau, toute nouvelle technologie doivent être rigoureusement testés, comparés et maîtrisés avant application», afin d’éviter les écueils et les mauvais vieillissements qui pourraient nuire à l’édifice d’origine. Elle dénonce le caractère empirique que pouvaient revêtir certaines restaurations en application des chartes précédentes, et préconise l’établissement d’un «projetderestauration» précis, qui doit être défini en amont et «être basé sur un éventail d’options techniques adéquates et être préparé par un processus cognitif de recueil d’informations et de compréhension de l’immeuble ou du site». Les principes originels d’authenticité, d’intégrité, et d’intervention minimal sont bien sûr toujours fondamentaux.

Le patrimoine récent, à bien des égards, n’est pas comparable au patrimoine traditionnel plus ancien. Néanmoins, les principes relatifs à son étude et son identification reposent sur l’héritage général de la notion de patrimoine. Ces chartes sont bien sûr fondatrices, mais en matière d’identification et de préservation du patrimoine, tous les objets ne peuvent obéir aux mêmes orientations et doctrines. C’est pourquoi, dans les deux dernières décennies du 20ème siècle, des rencontres de professionnels se sont organisées dans le but de réfléchir et statuer sur les dispositions à adopter face à l’émergence d’un nouveau patrimoine récent. Se sont alors formés des mouvements se concentrant sur le devenir de l’architecture du

2 - source ICOMOS, Conseil International des Monuments et des Sites3 - F. Chevallier, «Conservare e valorizzare il patrimonio moderno. La necessità di nuovi approcci», Arkos

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20ème siècle, ou du mouvement moderne en particulier, car de nouveaux éléments sont à poser différemment.

Le constat dans les années 1980 était simple, il n’existait pas d’organisation pour s’occuper et défendre le patrimoine du 20ème siècle. Cette période coïncide pourtant avec l’achèvement de campagnes de réhabilitation d’édifices remarquables, parmi lesquelles on peut trouver des réhabilitations de bâtiments de mouvement Bauhaus à Dessau par Walter Gropius, ou la rénovation du quartier iconique du Weissenhofsiedlung à Stuttgart, dont les bâtiments ayant survécu à la guerre furent rénovés. A l’époque, on note effectivement une prise de conscience importante envers la nécessité de protéger et conserver des symboles de l’architecture du mouvement moderne, mais celle-ci s’oriente vers des réalisations manifestes et très caractéristiques d’un courant puriste des années 1920 et 1930. C’est en 1988 que se forme le comité DoCoMoMo, ONG dédiée à la Documentation et à la Conservation des édifices, sites et ensembles urbains du Mouvement Moderne. Créé aux Pays Bas, il avait pour ambition première de créer et réunir un cercle de spécialistes afin de réfléchir et de travailler sur des cas pratiques de protection architecturale et de réhabilitation appliquées à des édifices de la période du mouvement moderne. Deux ans plus tard, en 1990, a lieu la Conférence d’Eindhoven aux Pays-Bas, conférence fondatrice du mouvement. A l’issue de cette conférence, six objectifs, toujours valables aujourd’hui, ont été définis et sont connus sous les objectifsd’Eindhoven. Ils sont de promouvoir l’importance de ce bâti, travailler à sa documentation, encourager le développement de techniques et méthodes de conservation, et veiller à la sauvegarde de ce patrimoine. Ces objectifs restent aujourd’hui le fondement des principes de conservation de l’architecture du mouvement moderne pour les 52 pays signataires, mais l’organisation n’a pas pour objectif de se cantonner à l’architecture du mouvement moderne dans l’acception qu’on lui connaît communément, mais la valeur historique a plus d’importance que le cadre chronologique, et des édifices d’après guerre sont alors bien sûr considérés4.

Depuis un quart de siècle maintenant, les rencontres thématiques et les séminaires se sont multipliés, et quand auparavant les questions de patrimoine et de conservation étaient l’apanage des seules nations, les collaborations et traités internationaux se font de plus en plus fréquents et utiles, pour un partage efficace des connaissances. Ceci a en partie été rendu possible par la présence de DoCoMoMo dans plus de cinquante pays à travers le monde, présence qui a motivé de nombreuses organisations à se pencher sur le sujet et compléter ce travail,

4 - E. d’Orgeix, Initiatives en Europe et dans le monde, colloque Architectures et patrimoines du XXème siècle, Saint Nazaire, 2006

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permettant des avancées notables5. Ainsi des délégations nationales, comme la délégation australienne de DoCoMoMo (les délégations sont indépendantes) organisa la rencontre de Burra. S’en suit une charte suivant les recommandations de Venise, mais plus adaptée à la situation australienne. Parmi les recommandations, elle pose le principe que les démarches de préservation doivent tenir compte de l’histoire sociale du bâtiment, qui comprend souvent plusieurs périodes. Une restauration n’aboutira pas alors forcément à l’état originel du bâtiment, mais à un de ses états consécutifs, qui correspondra à une étape de sa vie intégrant mieux les usages6.

En 2002, se tient à Istanbul le Symposium7 pour la conservation du patrimoine architectural et industriel du 20ème siècle8. Il avait pour but d’échanger sur les problèmes concernant la conservation du patrimoine architectural du 20ème siècle, en considérant les effets du développement économique rapide et de la mondialisation. Regroupant encore des acteurs internationaux, il s’en est suivie une déclaration importante, qui reconnait pleinement la valeur du patrimoine architectural du 20ème siècle et de tout son environnement, matériel, paysager, ou immatériel et social, mais en déplore le manque de reconnaissance. Pour cela, elle préconise encore de continuer le long travail de documentation relatif à ce patrimoine et sa définition, et d’en faire bon usage dans les processus de sélection de monuments à protéger. Un objectif lancé est aussi de mieux asseoir sa représentation dans des listes telles que celle du patrimoine mondial de l’Unesco, et d’en faire un patrimoine traité de la même manière que d’autres plus anciens ou plus consensuels.

Dans l’établissement d’une discipline telle que la préservation du patrimoine, il est ainsi fondamental d’avoir recours à des textes de références, approuvés par des experts dans le domaine. La portée de ces textes est mondiale, et il est important de veiller à coordonner tous ces efforts, de créer une vision commune des problématiques, et surtout de forger un langage commun dans l’énoncé des principes généraux qui guident les actions de préservation. Cette vision globale est indispensable, et se référer à ces écrits promet d’effectuer des actions cohérentes, et dans une vision favorable au patrimoine et ses valeurs diverses.

5 - S. Macdonald, «La conservation de l’architecture moderne an XXIème siècle», dans Architectures modernes, l’émergence d’un patrimoine6 - F. Chevallier, «Conservare e valorizzare il patrimonio moderno. La necessità di nuovi approcci», Arkos7 - conférence scientifique ou culturelle8 - www2.archi.fr/DOCOMOMO-FR/recommandations-istanbul.htm

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ACTEURS ET ACTIONS :DE L’UNESCOAUX COLLECTIVITÉS

La richesse et l’étendue des patrimoines mobilisent de nombreux acteurs, et, à l’image de ceux ayant édifié, rédigé, ou signé les chartes précédemment citées, leurs domaines de compétence et leur influence sont divers. Tous n’exercent pas à la même échelle, et quand certains sont les preneurs de décisions, d’autres les appliquent. Les missions sont multiples et comprennent par exemple l’identification, la documentation, la recherche, la protection, la diffusion des connaissances, la gestion, la promotion et la valorisation... Lorsque l’on évoque le patrimoine, il est courant de penser de prime abord à sa plus éminente instance qu’est l’Unesco, l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science, et la Culture. L’un des domaines d’action de cette organisation, sous l’égide de l’ONU, est la culture, et sa liste du patrimoine mondial de l’humanité est une reconnaissance hautement symbolique. L’inscription sur cette liste est une distinction faite au patrimoine naturel et culturel d’exception, et de par son statut, élimine le concept d’appartenance à un peuple. Les états membres de l’Unesco ont adopté en 1972 la Convention du patrimoine mondial, qui assure la constitution d’un fond du patrimoine mondial et qui complète les divers programmes de protection patrimoniale aux niveaux nationaux. Un Comité du patrimoine mondial, constitué d’une partie des états membres, a pour rôle principal de juger la recevabilité des propositions d’inscription soumises par les états membres. Dans le cas de biens naturels, culturels ou mixtes qui d’une valeur universelle exceptionnelle, ceux ci pourront figurer sur la liste du patrimoine mondial et être ainsi protégés par la Convention.

Au sein du Comité du patrimoine mondial, en plus des états membres représentants, siègent trois organisations consultatives, dont l’ICOMOS, le Conseil international des monuments et des sites9. Principalement, et en plus de son rôle de conseil pour l’Unesco, l’Icomos se consacre à la conservation et à la protection des monuments, des ensembles et des sites du patrimoine culturel. Ses travaux se basent sur les principes de la charte de Venise. Il a d’ailleurs été créé en 1965,

9 - les deux autres sont l’UICN, l’Union mondiale pour la nature, et l’ICCROM, le Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels

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dans la continuité du congrès de Venise en 1964. Ses membres sont constitués d’experts en leur domaine, et se concentrent sur la préservation du patrimoine, et plus particulièrement aux progrès des techniques de restauration et à l’élaboration de normes pour le patrimoine architectural.

L’Unesco a un rôle de protection et de valorisation important, et l’Icomos joue un grand rôle de conseil et de documentation à l’international. Ces deux instances touchent au patrimoine global, à la fois culturel et naturel. Dans le domaine du patrimoine moderne, comme énoncé précédemment concernant les objectifs d’Eindhoven, une organisation se démarque, notamment en Europe, où elle est née et où sa représentation est importante. Il s’agit de DoCoMoMo, qui est sans conteste de ces organisations qui comptent, et est présente sur la scène internationale depuis maintenant 25 ans. Comme nous l’avons déjà précisé, DoCoMoMo a à la base été fondée en 1988 aux Pays Bas par deux architectes, Hubert-Jan Henket et Wessel de Jonge. Ils constatent que dans les années 1980, très peu de praticiens connaissent encore les techniques utilisées durant la période moderne et se retrouvent confrontés à des restaurations difficiles. Aucune organisation alors ne s’occupe et ne défend le patrimoine du 20ème siècle, et n’est capable de fédérer des actions d’une certaine ampleur, de niveau national ou européen10. DoCoMoMo est alors créé, avec l’ambition de créer une méthode de catalogage des constructions modernes afin de permettre leur sauvegarde, tout en considérant les problématiques liées à leur restauration et à leur conservation. Cet équilibre entre théorie et pratique permet de toucher un plus large panel de professionnels. Aujourd’hui, DoCoMoMo est internationalement reconnue, et a notamment travaillé avec l’Unesco dans la défnition des critères d’évaluation pour l’intégration de l’architecture moderne à la liste du patrimoine mondial.

En France, des acteurs multiples et variés interviennent dans la gestion du patrimoine reconnu et/ou protégé. A titre principal, le ministère de la Culture et de la Communication joue un rôle de fédérateur dans la mise en œuvre de sa politique au travers de ses services11. Au sein du ministère, c’est la Direction de l’Architecture et du Patrimoine qui est principalement en charge de la protection du patrimoine et des politiques nationales, les directions des Musées et des Archives de France intervenant dans des domaines propres, mais aujourd’hui aussi associés à la notion de patrimoine. Le Centre des monuments nationaux est quant à lui chargé de gérer les monuments historiques appartenant à l’État.

10 - E. d’Orgeix, Initiatives en Europe et dans le monde, colloque Architectures et patrimoines du XXème siècle, Saint Nazaire, 200611 - www.urbamet.com/sitesplus/rehabilitation/pages/sites_patrimoine/act_patri/part1.htm - site édité par la Direction générale de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction

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Au sein des régions et des départements, les Services départementaux de l’architecture et du patrimoine, les Architectes des bâtiments de France et les architectes en chef des monuments historiques (qui sont fonctionnaires de l’État) sont habilités à contrôler les travaux concernant les monuments historiques et à en assurer l’entretien, et suivent l’élaboration des zones de protection du patrimoine urbain, architectural et paysager. Les services des Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) comprennent entre autres un service régional de l’Inventaire, et assurent l’instruction des protections au titre de monument historique. Les Directions régionales de l’environnement interviennent en complément en ce qui concerne les protections de sites classés. Les CAUE (Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement)sont des organismes départementaux d’information et de conseil. Ils ont été mis en place pour promouvoir la qualité de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement. Ils ont une mission de renseignement, sensibilisation et formation. Les communes sont elles aussi intégrées à la boucle du patrimoine, par exemple de par l’activité touristique qu’il peut leur apporter, et participent de plus en plus à la mise en valeur et la gestion de leur patrimoine.

Enfin, les particuliers propriétaires d’un bien ou d’un monument historique sont consultés lors du classement de celui. Cela n’est pas nécessaire pour l’inscription, même si la demande émane souvent du propriétaire (50% des monuments historiques sont détenus par des propriétaires privés12). Ils doivent aussi assurer la préservation et l’entretien du bâtiment.

Chaque personne, organisme, ou institution a ainsi sa place et son rôle à jouer dans le domaine du patrimoine, et l’on pourrait aussi citer les organismes financeurs, qui, comme la Fondation du patrimoine, peuvent financer, souvent grâce au mécénat, des projets spécifiques et participent pleinement à la sauvegarde d’un patrimoine. A la fin du parcours, des événements comme les Journées européennes du patrimoine qui sont des manifestations d’envergure menées conjointement en Europe ont pour dessein de sensibiliser le plus grand nombre au patrimoine et de promouvoir la diversité patrimoniale.

12 - chiffres 2013, Ministère de la culture et de la communication

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LISTES DE PROTECTIONET CRITÈRES D’INSCRIPTION

Les chartes et rencontres internationales évoquées précédemment avaient évidemment pour but d’établir des critères et directives quant aux positions à adopter face au patrimoine du 20ème siècle. Parmi ceux ci, on a évidemment les critères d’appartenance à ce patrimoine. Bien sûr, ces critères ne sont pas exhaustifs, et la diversité des objets requiert un examen au cas par cas (y compris concernant les productions en série). Certains organismes ont un but d’inventorisation et de recensement, d’autres celui de dresser des listes, parfois sur la base des inventaires cités plus haut, afin de procéder à des protections. Cette identification est la première pierre du processus de patrimonialisation, et l’une des plus importante. Les experts sont majoritairement unanimes quant à ces critères, et leur souplesse d’interprétation n’est pas limitative mais autorise au contraire une adaptabilité au cas par cas.

Le Conseil de l’Europe livre comme critères à la considération en tant que patrimoine du 20ème siècle les suivants : «la notion d’originalité, d’exemplarité, liée notamment à l’invention technique ; la reconnaissance, à l’inverse, d’une production de masse significative de conditions historiques, sociologiques,économiques, et culturelles ; en corollaire, la reconnaissance d’une diversité locale ; la notion de diversité des programmes et la prise en compte d’une large typologie fonctionnelle ; la notion de cohérence des ensembles et le message idéologique de portéegénérale». Ils suivent les travaux initiés par le colloque de 1987 au couvent de la Tourette13. Ces directives aident les historiens à évaluer la légitimité et la pertinence de telle ou telle œuvre au sein d’une sélection, tout en restant générales pour laisser la place à l’initiative personnelle, qui, dans le domaine des arts, relève aussi d’une part de subjectivité. La notion d’exemplarité et d’originalité induit de prendre en compte les œuvres majeures, sans pour autant tomber dans le piège d’œuvres d’architectes reconnus qui ont pu être plus (ou mieux) médiatisés, mais garder en tête les qualités intrinsèques. La production du 20ème siècle a été très importante, et il est intéressant de veiller à ce que chaque type d’édifice puisse être reconnu, dans le but

13 - B. Toulier, «A la veille de l’an 2000, une nouvelle politique», dans Architecture et patrimoine du XXème siècle en France

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de dresser un panel vraiment représentatif. Parallèlement, des architectures sortant de l’ordinaire méritent évidemment aussi leur reconnaissance, et ainsi témoigner de leur caractéristique unique. Caractéristiques du siècle dernier, les grands ensembles et villes nouvelles ne sont pas à négliger, au titre de la production en série et des ensembles urbains. Mais l’identification du patrimoine est une discipline faisant intervenir des spécialistes de tous champs, avec pour chaque domaine des sensibilités différentes. Ainsi, un architecte, un historien, ou un économiste n’auront pas la même vision des choses, et l’appréciation des qualités d’un objet relève de plus que des critères normalisés.

Sur le plan administratif en France, on distingue le classement, qui est réservé aux édifices «dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire et de l’art, un intérêt public», et l’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, pour «les immeubles ou parties d’immeubles qui, sans justifier une demande de classement immédiat, présentent un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation». Le label patrimoine XX, quant à lui, comprend dans son champs d’action les édifices et ensembles urbains qui étaient autant de témoins matériels de l’évolution architecturale, technique, économique, sociale, politique et culturelle de notre société14. Une définition assez large donc, pour une distinction qui n’aura pas valeur de protection, uniquement de signalement.

Une œuvre peut tout à fait être connue des historiens, architectes, à travers des publications ou des inventaires, et inventoriée comme figurant au catalogue des réalisation d’un maître d’œuvre. A travers une sélection rigoureuse, elle a démontré des caractères d’universalité, de légitimité, d’hétérogénéité ou de globalité, de représentativité, d’ intégrité et d’authenticité15. Elle pourra alors éventuellement être labellisée au titre de patrimoine du XXème siècle, voire inscrite ou même protégée par le classement au titre des monuments historiques ou dans un ensemble géographique protégé (sites, ZPPAUP). Pour assurer sa longévité, il conviendra de l’entretenir et la restaurer, puis, dans la même optique qualitative qui a conduit à son identification, la documentation sur cette œuvre et sa restauration éventuelle seront l’aboutissement de ces enjeux.

14 - Bilan 2011-2012, Patrimoine architectural du 20ème siècle, édifices labellisés, Ministère de la Culture et de la Communication15 - liste de question à prendre en compte lors de l’appréciation d’un patrimoine du 20ème siècle dressée par F. Grementieri, «The preservation of nineteenth- and twentieth-century heritage», dans Identification and Documentation of Modern Heritage, Unesco World Heritage Centre

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LES MESURES D’INSCRIPTIONET DE PROTECTION

DU PATRIMOINE EN FRANCE

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CHRONOLOGIE DESPOLITIQUES DE PROTECTIONPATRIMONIALE EN FRANCE

L’année 2013 marque le centenaire de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques. A cette occasion, il est intéressant de se pencher sur la question de la protection officielle du patrimoine en France, et plus spécialement sur celle du patrimoine construit depuis 1913, qui constitue un seuil en matière de production architecturale, tant en termes de volumes de constructions que d’innovations techniques et architecturales.

Cependant, pour comprendre les mécanismes de mise en place de ces dispositions, il convient de remonter aux débuts de l’histoire de la protection du patrimoine, qui sont bien antérieurs à cette date. En France, les politiques en faveur du patrimoine sont notamment marquées par deux épisodes historiques de première importance : la Révolution française en 1789, et la séparation de l’Église et de l’État en 19051.

1789 - 1830 : INVENTION DE LA NOTION DE PATRIMOINE C’est en 1789, qu’il est décidé, après des épisodes violents de pillages et de destructions liés à la Révolution, de mettre à disposition de l’État les biens de l’Église, et de lui transférer des propriétés monumentales et des objets d’art. C’est alors que durant une quarantaine d’années, la notion de patrimoine va commencer à percer dans les politiques publiques et culturelles. En 1790 un décret officialise la création d’archives nationales, et l’Assemblée crée ensuite une Commission des Monuments, chargée d’étudier le sort des «monuments des arts et des sciences», et qui aura aussi pour mission de gérer la conservation des manuscrits, monuments, œuvres d’art et divers objets mobiliers provenant de structures religieuses, étant dorénavant propriété de l’État. En 1792, la même Assemblée autorise la destruction de tout symbole se référant à l’Ancien Régime, et vote des mesures de protection portant sur des œuvres d’art susceptibles d’être mises en péril par le mouvement révolutionnaire. En 1793, le Comité d’instruction publique alerte l’Assemblée sur la protection de bâtiments remarquables, et demande la mise en place de dispositifs

1 - les dates et événements historiques qui suivent sont extraits d’une chronologie exhaustive publiée par la Direction de l’Information Légale et Administrative

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de pénalisation des dégradations causées à des bâtiments publics. Un rapport concernant le vandalisme sera aussi présenté à la Convention nationale. En août est inauguré le Muséum central des arts de la République2. Un décret est adopté en fin d’année, dans le but de limiter les abus visant à faire exagérément disparaître tous les signes de royauté ou féodalité dans les jardins, parcs, enclos ou bâtisses. En 1974, la Commission temporaire des arts propose au Comité d’instruction publique une instruction sur la manière d’inventorier et de conserver tous les objets d’utilité générale dans les domaines des arts et des sciences. Les Archives nationales créées en 1790 sont mieux régies, et un réseau d’archives national est créé. Leur publicité est dorénavant tolérée, en opposition au secret d’État auquel elles étaient auparavant soumises. En août l’Abbé Grégoire livre un rapport sur «les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer», et le décret de 1793 sur le vandalisme est adopté. En 1796, un service d’archives est créé pour chaque département. En 1801, le ministre de l’intérieur de l’époque présente aux consuls de la République un rapport sur la création de musées de province, qui est adopté. En 1816, une ordonnance royale prévoit la réorganisation des musées, et le premier Inventaire des monuments est publié.

1830 - 1930 : NAISSANCE DE LA POLITIQUE DU PATRIMOINE En 1830, François Guizot, ministre de l’intérieur, présente au roi son rapport sur la création d’une inspection générale des monuments historiques en France. En 1934, Prosper Mérimée deviendra le second titulaire du poste d’inspecteur général des Monuments historiques. En 1837 la commission supérieure des Monuments historiques est créée, et aura pour tâche d’établir la première liste des monuments protégés, qu’elle publiera en 1840. A partir de 1855, tous les documents d’intérêt public seront conservés aux Archives de l’Empire. 1882 voit la création de l’École du Louvre, et marque un point sur l’organisation des musées, distinguant dorénavant les musées en deux catégories, les musées nationaux d’une part, et les musées des villes et des départements d’autre part. La loi du 30 mars 1887 statue sur la conservation des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique et artistique national, apporte une normalisation des règles de la conservation du patrimoine, et détermine les conditions de l’intervention de l’État dans la protection des monuments historiques. Toutefois elle a une portée limitée car elle restreint le classement aux monuments appartenant à des personnes publiques. Cette loi met aussi en place le corps des architectes en chef des monuments historiques

2 - actuel Musée du Louvre

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En 1898, les cascades de Gimel (Corrèze) sont le premier site naturel classé. En 1905, la loi sur la séparation de l’Église et de l’État place sous la juridiction de l’État les édifices de culte ayant été construits avant la promulgation de la loi. En 1906 est promulguée la loi sur la protection des sites et des monuments naturels de caractère artistique. Le 31 décembre 1913 est votée la loi sur les monuments historiques, qui vient compléter et améliorer les dispositions édictées par la loi du 30 mars 1887, notamment en instaurant l’instance de classement et en définissant le cadre et le statut des monuments historiques. Elle prévoit également une nouvelle mesure de protection complémentaire : l’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Elle remplace aussi la notion d’intérêt national par celle d’intérêt public et statue pour la première fois sur le droit de propriété, en étendant dorénavant le classement aux édifices de propriété privée. L’année suivante, la Caisse nationale des monuments historiques et préhistoriques est créée. En 1927 une nouvelle loi vient compléter celle du 31 décembre 1913 en permettant l’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques à des immeubles qui présentent «un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation». On conserve encore les deux niveaux de protection : le classement pour les monuments présentant un intérêt public majeur, et l’inscription pour les monuments d’intérêt suffisant.

1930 - 1960 : ÉLARGISSEMENT DE LA NOTION DE PATRIMOINE En 1930 apparait la loi sur la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire, ou pittoresque. Celle ci étend donc la sauvegarde et la protection au patrimoine naturel, et adopte aussi un double niveau de protection : le classement et l’inscription. En 1941, la loi Carcopino apporte une réglementation sur les fouilles archéologiques terrestres. Elle fixe les conditions d’exploitation des chantiers de fouilles, ainsi que les modalités de sauvegarde des objets et monuments découverts. En 1943, la loi du 31 décembre 1913 se voit complétée par l’ajout d’un périmètre de 500 mètres autour des bâtiments protégés, et instaure que les travaux effectués dans ces abords soient soumis à l’approbation de l’architecte départemental des Bâtiments de France. En 1945, une ordonnance concernant spécifiquement les musées des Beaux Arts distingue maintenant les musées classés et les musées contrôlés.

1960 - 2003 : UNE NOUVELLE NOTION DU PATRIMOINE En 1960 est mise en place la loi sur la création des parcs naturels nationaux. Celle ci est une étape fondamentale dans la protection du patrimoine naturel.

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En 1962 est votée une loi relative à la restauration de grands monuments historiques pour la période courant de 1962 à 1966. Elle est complétée par la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés, qui étend aux ensembles urbains historiques la notion de patrimoine, et permet de gérer ceux ci au moyen d’outils spécifiques tels que les plans de sauvegarde et de mise en valeur. En 1964 est publiée la Charte de Venise, Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, édictée lors du second congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques. En 1967 est mise en place la seconde loi de programme3 relative à la restauration de monuments historiques et à la protection des sites. En 1968 une loi tend à favoriser la conservation du patrimoine artistique national, notamment en instaurant des avantages fiscaux dans l’intérêt des bénéficiaires, cela dans le but d’enrichir le patrimoine national. Le 16 novembre 1972 est adoptée la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, lors de la 17ème conférence générale de l’UNESCO4, organisée à Paris. En 1977, le code de l’urbanisme s’adapte aux politiques de patrimoine et met en place des études d’impact, qui autoriseront ou refuseront un permis de construire si la construction risque de compromettre la conservation ou la mise en valeur d’un site ou d’un monument. En 1979 apparaissent les Services départementaux de l’architecture et du patrimoine (SDAP). En 1982, le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) édite la Charte de Florence concernant la sauvegarde des jardins à caractère historique. Elle vient compléter la Charte de Venise sur la conservation et la restauration des monuments et des sites de 1964. En 1983, les Zones des protection du patrimoine architectural et urbain (ZPPAU) sont mises en place par le gouvernement dans le cadre de la loi de décentralisation. En 1984, en conséquence de la loi de décentralisation de 1983, la procédure d’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques est modifiée, et l’on assiste à la création de Commissions régionales du patrimoine historique, archéologie et ethnologique (COREPHAE). En 1988 est mise en place une loi de programme concernant le patrimoine monumental, pour sa restauration et sa mise en valeur. En 1989 une loi relative aux biens culturels maritimes est promulguée, complétant la loi Carcopino de 1941 sur les fouilles archéologiques. L’École Nationale du patrimoine est créée en 1990, et fusionnera en 2001 avec l’Institut français de restauration des œuvres d’art, pour devenir l’Institut

3 - les lois de programme sont destinées à étendre les perspectives financières de l’État au-delà du cadre annuel4 - Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture

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national du patrimoine (INP). La loi paysage entre en vigueur en 1993. Elle apporte des clarifications quant aux obligations respectives de l’État, qui est garant de la protection et de la mise en valeur des territoires remarquables par leur intérêt paysager, et des communes, qui doivent activement prendre ces dispositions en compte dans leur gestion territoriale. L’appellation ZPPAU devient alors ZPPAUP, avec l’adjonction de la notion de paysage. En 1994 une loi de programme concernant le patrimoine monumental est à nouveau adoptée pour 1994 - 1998, et il est décidé la création de la Bibliothèque Nationale de France. En 1996, une loi élargit la notion de protection de patrimoine, en prenant en considération le «patrimoine modeste, celui qui n’est pas protégé, inscrit ou classé», ou patrimoine de proximité. Les Collèges régionaux du patrimoine et des sites et les COREPHAE fusionnent en 1997 pour constituer les Commissions régionales du patrimoine et des sites (CRPS). Un avis des CRPS est nécessaire à toute proposition de classement ou d’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, ainsi que pour tout projet de création de ZPPAUP. En 1999, l’État initie une démarche de communication autour de l’accessibilité au patrimoine et à la culture : gratuité un dimanche par mois, accès aux monuments gérés par la Caisse nationale des monuments historiques et des sites ou appartenant à l’État, et gratuité pour les jeunes des moins de 18 ans. Le Ministère de la culture propose la création d’un label «Patrimoine du 20ème siècle», mesure de visibilité et non de protection. Il sera officialisé en 2000. En 2000, la Caisse nationale des monuments historiques et des sites devient le Centre des monuments nationaux. La loi sur la solidarité et le renouvellement urbain (loi SRU) renforce la protection du patrimoine, et la disposition sur le périmètre de 500m aux abords des monuments historiques est assouplie et peut être adaptée aux réalités topographiques et patrimoniales de l’environnement immédiat du monument. En 2002 la création des Établissements publics de coopération culturelle vise à favoriser la coopération entre collectivités territoriales dans la gestion des biens culturels. La Commission des finances pointe dans un rapport remis au Sénat une sous-utilisation des crédits alloués à la rénovation du patrimoine, et la Commission Patrimoine et décentralisation publie un rapport sur les «réflexions et propositions pour une politique nationale du patrimoine». Parallèlement, une loi relative à la démocratie de proximité prévoit des recours possibles concernant les avis des architectes des bâtiments de France. 2003 est l’année de la réforme des musées nationaux. Elle a pour but d’accroître l’autonomie des grands musées nationaux, de moderniser le dispositif d’acquisition d’œuvres d’art, et de recadrer les missions de la Réunion des musées nationaux.

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2003 À AUJOURD’HUI : LE PATRIMOINE À L’ÈRE DE LA DÉCENTRALISATION ET DE LA MONDIALISATION 2003 sonne l’application de la loi de décentralisation, initiée par le gouvernement Raffarin, au niveau du patrimoine. Un plan national d’action en faveur du patrimoine est présenté en conseil des ministres, puis une commission est chargée d’étudier les critères du transfert de monuments historiques appartenant à l’État vers les collectivités locales. Elle identifie les critères qui déterminent si un monument appartenant à l’État a vocation à demeurer la propriété de celui-ci, ou à être transféré à une collectivité locale. Elle propose ainsi que 136 édifices ne changent pas de statut, et que 162 autres puissent être transférés à des collectivités territoriales. En 2004 est votée la loi relative aux libertés et responsabilités locales. Elle officialise la possibilité de recourir à des transferts de biens entre Etat et collectivités, complétée par des expériences de décentralisation de la gestion des crédits nécessaires à l’entretien et la restauration de ces monuments. Les collectivités locales disposent maintenant de compétences élargies, et notamment celle de la gestion du patrimoine culturel, dont font partie les opérations de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, qui devient alors l’Inventaire général du patrimoine culturel. La loi permet maintenant d’équilibrer et rationaliser la répartition des monuments entre Etat et collectivités, le transfert gratuit se faisant à l’initiative des collectivités. Une commission statue plus en profondeur sur les motifs et critères qui justifient qu’un monument reste propriété de l’État. Elle apporte en conclusion que la propriété de l’État doit rester exceptionnelle, et préconise l’affectation locale des monuments. Une liste des monuments transférables ou conservés par l’État est donc constituée, et un programme de mise en valeur des monuments historiques voit le jour. En 2005, la liste des biens et sites susceptibles d’être décentralisés est rendue publique, et compte 176 édifices relevant précédemment de l’autorité du Ministère de la culture et du Centre des monuments nationaux. Dès l’année suivante, le Ministère de la culture reçoit 107 requêtes d’informations de la part de collectivités, et 65 candidatures au transfert. En 2007, la décentralisation se mue en mondialisation lorsque le gouvernement français signe un accord de coopération culturelle avec le gouvernement des Emirats Arabes Unis, en vue de la création d’un musée du Louvre à Abu Dhabi. En 2009, dans le cadre du plan de relance, 100 millions d’euros supplémentaires sont versés au budget du Ministère de la culture. Trois priorités sont alors dégagées : les monuments historiques, les équipements culturels en région, et les grands projet nationaux. Le volet patrimoine de ce plan de relance concernera, entre autres, la Bibliothèque nationale de France, le musée du Louvre, ou le château de Versailles. Plus tard, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture

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et de la communication, annonce la gratuité des musées et monuments nationaux à tout jeune résident de l’Union Européenne. Parallèlement, le projet de loi Grenelle I supprime la notion de conformité à l’avis des architectes des bâtiments de France dans les zones ZPPAUP. Le 12 juillet 2010, la loi Grenelle II remplace les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) par les aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP). Conséquence, les 600 ZPPAUP de France devront être transformées en AVAP dans un délai de 5 ans. La même année, le parc national de la Réunion et la cité épiscopale d’Albi sont inscrits au Patrimoine mondial de l’humanité. En 2011, la question du patrimoine national est abordée au Sénat dans une proposition de loi proposant la possibilité de cession de ce patrimoine aux villes ou aux départements, chose non possible jusqu’alors. Le conseil d’analyse économique publie dans l’année un rapport sur la valorisation du patrimoine culturel en France et les différentes propositions visant à financer sa protection.

Cette chronologie détaillée permet de comprendre les différents mécanismes qui, par addition, complément, ou substitution, ont pu avec le temps aboutir aux politiques de patrimoine en vigueur aujourd’hui. Cela nous donne des indices pour entrevoir les possibilités d’évolution dont dispose encore le domaine de la politique culturelle et patrimoniale. La lecture sur un peu plus de deux siècles nous permet aussi de saisir comment des politiques globales, comme celle de la décentralisation, touchent aussi le domaine du patrimoine, et dans ce cas là donnent une importance non négligeable à l’échelon régional ou départemental dans la gestion d’un patrimoine à la fois local et national. Il est intéressant de noter que, tout au long de cette chronologie des politiques de patrimoine en France, lorsque le sujet du patrimoine architectural et des monuments historiques est abordé, c’est dans tous les cas le parc monumental qui est concerné, et celui ci est omniprésent. La première référence officielle se ayant attrait au patrimoine du 20ème siècle apparait en 1999, avec le lancement du label éponyme, soit à la veille du changement de siècle. Mais la notion de patrimoine a aussi évolué au cours du siècle, en adoptant progressivement une portée plus large, englobant alors les ensembles urbains et les éléments de paysage.

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UN SIÈCLEDE CONSTITUTION D’UNPATRIMOINE CONTEMPORAIN

A la fin de l’année 1913, le 31 décembre, est votée la loi sur les monuments historiques. Très novatrice, cette loi est l’une des plus anciennes en ce domaine dans le monde. Souvent prise pour modèle, elle fonde le dispositif actuel d’intervention de l’État en matière de protection du patrimoine monumental, et la plupart des dispositions d’origine sont encore en vigueur aujourd’hui. Complétée à plusieurs reprises tout au long du siècle, avec notamment des dispositions relatives aux espaces protégés, elle est aujourd’hui intégrée dans le Livre VI du code du Patrimoine depuis février 2004. Elle régit l’ensemble des dispositions relatives à la protection et à la conservation du patrimoine monumental français, qui compte aujourd’hui près de 44 000 immeubles et plus de 260 000 objets mobiliers5, classés ou inscrits au titre des monuments historiques. Son application est donc effective depuis un siècle maintenant, mais est loin d’avoir été linéaire. De sa signature à son centenaire, il est donc l’occasion d’observer de quelles manières les politiques de sauvegarde et les procédures de protection du patrimoine ont pu être appliquée aux réalisations du 20ème siècle, de 1913 à aujourd’hui.

Le 20ème siècle a été largement marqué en Europe, et donc en France, par les deux épisodes de guerres mondiales, et les périodes qui les ont précédées et succédées. Durant la première moitié du siècle, du point de vue des ministères, les bâtiments du 20ème siècle pouvant être considérés comme monuments et revêtir une valeur patrimoniale étaient surtout ceux se rapportant à la commémoration d’un événement lié à une guerre. De ce fait, les premiers édifices à bénéficier de l’application de la loi du 31 décembre 1913 sur la protection des monuments historiques sont dédiés à la célébration des champs de bataille de la première guerre mondiale. La Première Guerre mondiale et ses conséquences retardent d’ailleurs considérablement la préparation et l’entrée en vigueur du décret d’application de la loi, qui ne sera finalement adopté que le 18 mars 1924. Ainsi la protection au titre des monuments historiques est alors une marque de la mémoire du pays, conjointement à la construction de nombreux monuments commémoratifs. On assiste ainsi au classement de lieux du théâtre de la guerre, le

5 - chiffres 2013, Ministère de la culture et de la communication

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premier étant une plateforme de tir à Zillisheim dans le Haut-Rhin en 1920, soit deux ans à peine après la fin de la première guerre. En 1922 suivirent d’autres champs de bataille, situés en Picardie, Champagne-Ardenne ou Lorraine. Dans ces premières années d’application de la loi de 1913, on assiste aussi aux premiers conflits et mésententes autour de l’application du texte. Cela concerne en grande partie les monuments commémoratifs érigés à la mémoire des combattants et des bombardements, que certains voudraient voir classés au même titre que les champs de bataille. Mais dans les textes, la loi de 1913 établit un lien entre la protection d’un bien et sa restauration. Or des monuments érigés en 1920 ne nécessitent pas de restauration et se heurtent évidemment à l’interdiction selon cette loi de classer toute construction récente. Dans la même optique, peu après la guerre, on assiste aussi à des volontés de classement dans le but de protéger des ruines, de façon à conserver l’image marquante de la guerre, alors que la loi de protection vise à conserver en l’état les qualités intrinsèques des édifices, et non mettre en exergue les dommages symboliques qu’ils ont pu subir. Cependant, ces dispositions ne sont pas universelles, et les cicatrices de la guerre relèvent d’un traitement individualisé. Ainsi, après la seconde guerre mondiale, il est pris en 1946 la décision de protéger l’intégralité du village d’Oradour-sur-Glane, deux ans seulement après le massacre. Le village est conservé en l’état et revêt le statut de monument national. Celui ci est destiné à perpétrer la mémoire, et illustrer la violence et l’oppression engendrées par la guerre. Les décisions de protection de monuments du siècle en cours se limitent donc quasiment à des monuments-mémoire pendant la première moitié du 20ème siècle. Ce n’est qu’à partir de la fin des années cinquante, avec la création du ministère des Affaires culturelles, que des mesures de protection plus raisonnées apparaissent. Une première liste concernant des monuments de la fin du 19ème et du début du 20ème siècles candidats à la protection est présentée en 1957 à la commission supérieure des Monuments historiques. Cette liste se limite toutefois à des édifices situés dans Paris et ses environs. Le théâtre des Champs Elysées, construit en 1913 sur les plans d’Auguste et Gustave Perret, devient ainsi, en 1957, l’une des premières œuvres «modernes» protégées au titre des Monuments historiques (en l’occurrence, seule sa façade est inscrite), cependant celui ci a bénéficié d’un traitement de faveur, faisant de son inscription une exception.

Au cours des années cinquante, on relève à l’international une prise de conscience vis à vis d’architectures modernes, par exemple aux Etats Unis, où est créée en 1958 une association visant à sauver la Robie House de Frank Lloyd Wright6. Sur ce même modèle, la Villa Savoye bénéficie d’une campagne de sauvetage en 1959, et participe à mettre en lumière la nécessité de protection du patrimoine moderne français. Cela a conduit à une révision de la loi du 31 décembre

6 - B. Toulier, Architectures et patrimoines du XXème siècle en France

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Façade du Théâtre des Champs Elysées, Parispremière œuvre moderne protégée en 1957

Auguste Perret et Henry Van de Velde architectes, Antoine Bourdelle sculpteur, 1913

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1913 sur les monuments historiques, qui jusqu’alors spécifiait que seuls les immeubles présentant un intérêt archéologique pouvaient être protégés. C’est sous l’impulsion d’André Malraux, ministre des Affaires culturelles, que la loi prévoit alors un classement ou une inscription possible aux constructions contemporaines remarquables. Son ministère commence alors à considérer la valeur patrimoniale de l’architecture. C’est après cette importante révision qu’a pu être dressée une seconde liste, la «liste Malraux». Publiée en 1963, elle est donc constituée de monuments dits «modernes» dans le but d’une protection. Celle ci adopte des principes de sélection permettant de procéder à des choix raisonnés : les architectes auteurs des édifices doivent être représentatifs et les courants auxquels ils appartiennent doivent être significatifs. On note une prise en compte de l’aspect constructif, avec une importance donnée à la mise en œuvre d’avancées techniques. C’est en cette même année qu’une troisième liste est édictée, celle ci véritablement à l’origine d’une première vague de protection des édifices du 20ème siècle. Rédigée sous l’égide de Max Querrien, directeur de l’architecture au ministère, cette liste adopte une classification par thèmes et courants architecturaux (époque 1900, mouvement moderne, style international de 1925 à 1940). On y retrouve des architectes de renom (Auguste Perret, Marcel Lods, Robert Mallet-Stevens, Jean Prouvé, ou Le Corbusier), et des constructions faisant usage des technologies nouvelles du béton armé ou de la construction métallique. La commission des Monuments historiques, d’abord réticente, met en place des mesures de protection et d’inscription au profit de la centaine de bâtiments présents sur la liste. Un an plus tard, seulement cinq édifices seront protégés, alors que se tiendra dans le même temps le IIème Congrès international des architectes et techniciens des monuments historiques à Venise. Les discussions de ce congrès aboutiront à l’établissement d’une charte, la Charte de Venise, dans laquelle la notion de monument historique sera élargie et ne se limitera plus à l’architecture monumentale, mais désignera aussi des sites et édifices caractéristiques d’une civilisation ou d’une évolution particulière. Max Querrien appliquera très vite les principes de cette charte dans ses actions. La politique du patrimoine menée par André Malraux portera petit à petit ses fruits, et en 1967 la moitié des édifices présentés sur la liste de 1963 sera protégée. Fait surprenant démontrant la particularité de la protection du patrimoine du 20ème siècle (ou plus largement la protection d’édifices récents à l’heure de leur inscription), parmi les concepteurs des œuvres classées, on recense plusieurs architectes vivants (Le Corbusier ou Beaudouin et Lods par exemple). Les textes prévoient en effet de ne pas protéger l’œuvre d’architectes encore en vie, mais une loi sur la propriété artistique de 1957 leur accorde plus de droits, et cette doctrine sera transgressée à plusieurs reprises sous l’influence de Malraux et Querrien. C’est ainsi que Le Corbusier réclamera lui même les protections de certaines de ses réalisations, qui lui seront rapidement accordées.

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Après un essoufflement de cette politique volontariste, dix ans plus tard, la direction des Monuments historiques entreprend la constitution d’une nouvelle liste du patrimoine récent pouvant prétendre à une protection. Cette fois ci, dans le but de recenser un panel représentatif des constructions modernes en France et non en région parisienne seulement, elle fait appel aux conservatoires régionaux des Bâtiments de France, qui doivent alors chacun dresser une liste régionale de monuments édifiés depuis 1830. Cette initiative fait suite à l’émoi de l’opinion publique provoqué par la destruction des halles Baltard à Paris en 1971, qui amènera une prise de conscience de certains politiques. La liste ainsi constituée sera composée d’environ 300 édifices, et un tiers appartient au 20ème siècle. La médiatisation de cette liste par le ministre de la culture de l’époque Michel Guy, et la volonté de mener à bien une campagne de mise en valeur du patrimoine architectural et culturel français conduira à l’inscription de 80 édifices du 20ème en 1975. Parmi ceux ci, un tiers représente tout de même l’architecture du mouvement moderne des années 1920-1930. Cette impulsion donnée en 1975 donnera ensuite lieu à une quinzaine d’inscriptions de patrimoine récent par an pendant une dizaine d’années.

A partir de 1981, conscient de l’apport certain joué par la médiatisation des campagnes de protection des années 70, Jack Lang, ministre de la Culture, axe la politique patrimoniale sur des édifices du quotidien, et met tout en œuvre afin de multiplier les collaborations avec des acteurs extérieurs au ministère de la Culture pour accroître la visibilité de ses actions. C’est ainsi que sur les conseils de Max Querrien et son fameux rapport, il est décidé d’élargir la protection aux «nouveaux patrimoines», qui sont commerciaux, industriels, ferroviaires, cultuels, plus ancrés dans le quotidien. Le credo est ici que «l’atelier et la boutique ont remplacé l’église et le château». Le but est de chercher à représenter un panel complet regroupant des échantillons représentatifs de constructions typologiques données. Des politiques thématiques sont alors lancées, ou des impulsions nouvelles sont redonnées à des campagnes initiées dans les années 70. La première, missionnée en 1974, s’attelle à dresser un inventaire des devantures commerciales parisiennes. Elle gagnera en précision en 1979 en devenant un «Inventaire des boutiques parisiennes de la période 1919-1939». Au total, 700 boutiques auront été inventoriées, et sur les 130 candidates à la protection, 70 boutiques et devantures du 20ème siècle bénéficieront d’une inscription en 1983. C’est la première fois qu’une liste est véritablement fondée sur un principe de typologie, afin de discerner un échantillon réellement représentatif d’un type d’édifices. Cette opération sur les boutiques sera reconduite dans d’autres grandes villes françaises, ce qui lui donnera une plus grande visibilité et entraînera aussi une augmentation non négligeable du nombre de protections durant cette période. Ce modèle d’inventoriage sera reconduit avec le montage d’une opération

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en partenariat avec la SNCF, la RATP, et le ministère des transports en 1983. Les services des monuments historiques amorcent alors une campagne de recensement du patrimoine ferroviaire français. Celui ci englobe le bâti, comme les gares, ou les installations industrielles liées à l’activité ferroviaire, mais aussi certains matériels roulants (au titre de mobilier), des ouvrages d’art, ou le patrimoine particulier de la RATP. En deux ans, cette opération a ainsi permis le classement de 23 bâtiments et 15 ouvrages d’art à travers le pays. D’autres initiatives similaires seront lancées, ou proposées au ministère, mais à l’instar du projet de protection thématique des salles de cinéma ou des stations balnéaires, certaines n’accuseront qu’un succès mitigé. Des expositions thématiques consacrées aux architectures balnéaire, ferroviaire et commerciale vont aussi sensibiliser le public et apporter une visibilité à ces actions. La première moitié des années 80 a donc permis une grande avancée dans la protection du patrimoine récent et contemporain, notamment grâce à des initiatives fortes et volontaristes de la part du ministère de la culture. Les politiques de protections thématiques sur les «nouveaux patrimoines» ont ainsi multiplié par dix le nombre de protections annuelles. De 1981 à 1984, le nombre de protections ayant pour sujet un élément de patrimoine récent est monté à 151, soit l’équivalent des protections touchant à la Renaissance sur cette même période. La proportion est notable, mais conserve une place marginale, totalisant 12 % des arrêtés. Ces années de réflexion sur le patrimoine mènent à l’organisation en 1984 d’un colloque sur «les monuments historiques demain», qui est l’occasion de faire l’état des lieux sur le patrimoine récent et la place donnée aux architectures du quotidien dans celui ci.

1984 marque un tournant dans les politiques et les procédures d’inscription sur l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Parmi les lois globales de décentralisation, il est décidé, par un décret du 15 novembre, la déconcentration des inscriptions sur l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Dans chaque région est alors instaurée une Commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique (COREPHAE) agissant auprès des commissaires de la République. Ce changement de procédure ne sera pas anodin car les trois quarts des protections relèvent de l’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. De plus, en 1985, la commission supérieure des monuments historiques accueille une section particulière, dédiée au patrimoine industriel. Le principe de campagnes thématiques initiées les années précédentes est maintenu, et celles déjà engagées sont poursuivies. Cette initiative sera notable dès 1986, où, alors que les inscriptions en général doublent par rapport à l’année précédente, celles concernant le patrimoine du 20ème siècle triplent. Les études typologiques et sérielles se penchent alors sur la question du patrimoine industriel, et c’est ainsi que quelques exemples d’usines acquièrent une reconnaissance pour leurs qualités intrinsèques.

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Parallèlement, toujours en 1985, les préfets de régions se voient confier la sensibilisation du public au patrimoine du 20ème siècle. Les COREPHAE ont aussi pour mission de dresser des listes d’œuvres non protégées d’architectes reconnus ayant exercé au 20ème siècle, dans le but d’étendre la protection de ce patrimoine. Pourtant, dans la totalité des mesures de protection, le patrimoine du 20ème siècle reste anecdotique, représentant alors seulement environ 1% des protections (dont 90% d’inscriptions). C’est pourquoi est tenu un colloque sur «les enjeux du patrimoine du 20ème siècle» à Évreux en 1987. Dans la lignée du plan patrimoine, lancé en 1986 par François Léotard, ministre de la culture et de la communication, ce colloque vise à prendre des mesures pour combler le déficit de protection de ce patrimoine. Comme la connaissance préalable est indispensable à toute tentative de protection, une priorité est donnée à l’étude approfondie de constructions, dans le but de mieux appréhender leur protection et leur conservation ou transformation inhérentes. Il est décidé de créer un centre de recherche et de collecte d’informations sur les architectures du 20ème siècle, à l’Institut français d’architecture. En 1990, les trois quarts des régions présenteront aux COREPHAE des édifices du 20ème siècle, et ceux ci représenteront jusqu’à 45% des cas étudiés en Île de France dans les années 1990. On pointe alors le fait que la loi du 31 décembre 1913 n’est pas toujours très adaptée à ce patrimoine, et dans de nombreux cas, elle entre presque en concurrence avec les procédures de création de ZPPAU, avec lesquelles les cohabitations sont parfois difficiles à gérer, dépendant de tutelles différentes.

Durant les dernières décennies du 20ème siècle, la gestion de la protection du patrimoine s’est donc d’abord basée sur des listes de monuments souvent novateurs ou conçus par des architectes renommés à partir des années 1960. A partir de 1975, c’est dans une politique dynamique de listes thématiques que des ensembles d’architectures du quotidien ont pu faire leur apparition, mieux disséminées sur le territoire français. Enfin, à partir des années 1980 et la délégation des inscriptions à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques aux régions, le nombre global d’inscriptions a fortement augmenté. Parmi celles ci, la part des inscriptions du patrimoine du 20ème siècle s’est maintenue à environ 12%, mais accuse toujours un déficit global important, qui se ressent d’autant plus pour la production de la seconde moitié du siècle, beaucoup moins reconnue de par son assimilation fréquente aux grands ensembles urbains, souvent décriés. En 1998, l’État engage une action positive, en réunissant les services de l’architecture et du patrimoine, qui sont alors séparés depuis vingt ans, l’un relevant du ministère de la culture, l’autre de l’équipement, au sein de la DAPA7, direction de l’architecture et du patrimoine, dans le but de restaurer une vision globale et cohérente du patrimoine pour le grand public.

7 - B. Toulier, «Patrimoine: n’oublions pas le XXe siècle», entretien dans L’express, publié le 07.09.2000

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100 ANS DE PROTECTION :ÉTAT DES LIEUX ET SUITE

A la veille de l’an 2000 et du nouveau millénaire, le ministère de la culture et de la communication pose en 1999 un constat sur le patrimoine du 20ème siècle en France et sa protection : «peu protégé aujourd’hui au titre des monuments historiques, le patrimoine architectural, industriel, et technique du 20ème siècle constitue, sur le plan de sa conservation et de sa mise en valeur, un des enjeux culturels des années à venir auxquels le ministère de la culture et de la communication est confronté»8. Conscient que le patrimoine architectural du 20ème siècle est trop souvent méconnu du grand public, il s’engage alors à faire connaître et valoriser ce patrimoine. François Barré (directeur de l’Architecture et du Patrimoine de 1998 à 2000), imagine la création du Label Patrimoine du 20ème siècle, instrument symbole de la reconnaissance et de la diffusion de ce patrimoine auprès du public.

Cette prise de conscience et cette volonté de réserver au patrimoine du 20ème siècle une attention particulière avaient été engagées dès 1997, avec la création de l’exposition « Mille monuments du 20ème siècle en France ». L’objectif de cette exposition était de présenter au public le millier d’édifices du 20ème siècle alors protégé au titre des monuments historiques, et de dresser un bilan sur ce capital monumental récent. Cette opération de communication est alors destinée à être itinérante. Logiquement, les monuments présentés étaient constitués à 43% d’architectures de la période 1900-1913, dont la moitié de courant art nouveau ou belle époque, à 33% de la production de l’entre deux guerre et sa période de reconstruction, et la production post-1945 en constituait seulement 9%, avec en grande majorité des constructions des années cinquante ou soixante.

En 2000, sous l’égide de Catherine Trautmann, alors ministre de la Culture et de la communication, est donc mise en place l’application du Label Patrimoine du XXème siècle. La création du label Patrimoine du XXème siècle en 1999 avait pour but d’apporter une nouvelle reconnaissance à une production mal connue ou mal aimée du grand public. Une dizaine d’années plus tard, nous sommes en mesure d’effectuer un bilan sur cette opération. Environ 2700 édifices ou ensembles

8 - circulaire du 19 juin 1999 instituant la création du label Patrimoine du 20ème siècle

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Plaque signalant un édifice labellisé Patrimoine du XXème siècleici l’immeuble du journal La Loire Républicaine à Saint Étienne

Création Patrick Rubin et Valérie de Calignon

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urbains ont été labellisés pendant la décennie9. Cela est peu, et l’on peut aussi remarquer que les deux tiers des édifices porteurs du label sont protégés au titre des Monuments historiques, et n’ont donc pas bénéficié de campagne particulière, mais se sont vus attribuer de facto le label. Il ne résulte de la labellisation aucune protection particulière, et elle n’entraîne pas de caractère réglementaire ou financier. L’objectif des débuts était de mobiliser les DRAC en région et les encourager à la constitution d’un inventaire et à la mise en place d’expositions publiques. Malheureusement, les procédures ont été calquées sur les procédures de classement et d’inscription, le label s’est peu à peu transformé en protection de 3ème échelon, alors qu’il ne constitue qu’un signalement.

On remarquera néanmoins que l’architecture postérieure à la seconde guerre mondiale fait l’objet d’une réelle attention, puisque plus de la moitié des édifices porteurs du label, qu’ils soient protégés ou seulement labellisés, ont été construits après-guerre10, et concernent essentiellement des ensembles d’habitation. Cette donnée représente un véritable basculement, si l’on s’en réfère au constat qui a prévalu à la création du label Patrimoine du XXème siècle en 1999. En effet, l’essentiel des protections 20ème siècle concernait des édifices antérieurs aux années 1930. Mises à part les régions qui travaillent à de véritables campagnes de labellisation (à l’image de l’Île de France ou de la Provence Alpes Cote d’Azur), la portée du label reste pourtant faible, puisque ce sont souvent des édifices isolés qui viennent rejoindre la liste. On voit là le poids des mesures de décentralisation, puisque depuis 2007 l’Inventaire est passé entre les mains des régions, avec des volontés de politique culturelles différentes, et des moyens d’intervention des DRAC très variés11. Bernard Toulier estime pourtant qu’en contournant les solutions classiques d’inventorisation, on pourrait facilement créer une liste d’un million d’édifices du 20ème siècle, en mettant par exemple à contribution les écoles d’architecture ou l’Académie d’architecture.

Pour information, le registre des monuments historiques ne compte aujourd’hui environ que 1700 édifices appartenant au 20ème siècle, même si environ un tiers datent d’avant 1914. L’an 2000 marque une stagnation du volume d’arrêtés de protection, après la forte baisse initiée depuis 1996 (cf graphique page suivante). Paradoxalement, la situation du patrimoine du 20ème siècle n’est pas si mauvaise par rapport à

9 - chiffres 2012, Ministère de la Culture et de la Communication10 - Bilan 2011-2012, Patrimoine architectural du 20ème siècle, édifices labellisés, Ministère de la Culture et de la Communication11 - O. Namias, «XXème siècle, un certain label», Le patrimoine du 20ème siècle au troisième millénaire

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Nombre d’arrêtés de protection de monuments historiques par année depuis 1960 nombre total dont classements

1000

1200

800

600

400

200

01960 1980 20001965 1985 20051970 1990 20101975 1995

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l’évolution générale des bâtiments protégés : 50 édifices protégés en 1969, 1000 en 1998, et 1700 aujourd’hui. L’augmentation du nombre d’inscriptions est donc assez rapide en termes de chiffres, même si le 20ème siècle ne compte que pour environ 2,5% du corpus total des édifices protégés12. L’époque contemporaine, catégorisation couvrant les 19ème, 20ème, et 21ème siècles pour le Ministère de la Culture, totalise par contre 17% des protections. L’augmentation isolée du nombre des classements est donc encourageante, mais la proportion totale par rapport à l’intégralité des protections reste toujours très minime. Parallèlement, le nombre d’éléments au sein de ZPPAUP est aussi en hausse, de même que les catégorisations en tant qu’élément remarquable dans les PLU, suite à l’application en 2000 de la loi SRU, mais les chiffres sont plus difficiles à établir.

«Je tiens à ce qu’une attention particulière soit portée au patrimoine du XXesiècle.Lesassociationsdedéfensedupatrimoineattirentfréquemmentnotreattentioncollectivesurlesatteintesportéesàcepatrimoineetellesontraison.Lesdifficultésbienréellesliéesnotammentàlaréutilisationnedoiventpasconduireàla disparition systématique de ce patrimoine : nous occulterions ainsi tout un pan denotrehistoire,qu’ellesoitarchitecturale,urbaineouindustrielle...»

Aurélie Filippetti, le 13 septembre 2013

Le 13 septembre dernier, Aurélie Filippetti présentait son plan patrimoine. Parmi les mesures importantes qu’il contient, on note principalement la simplification des catégories d’espaces protégés, passant de dix à trois, soient les cités historiques, les sites classés, et les abords, avec la disparition de certaines dispositions, comme le périmètre des 500 mètres et les ZPPAUP. Le PLU patrimonial fait son apparition, et le label Patrimoine du XXème siècle est inscrit dans la loi avec pour effet d’assujettir les démolitions éventuelles à l’aval de la DRAC locale13. Cette disposition aura pour effet d’encourager la réalisation de diagnostics patrimoniaux de manière beaucoup plus fréquente, et ainsi d’éviter de nombreuses démolitions. De plus, les campagnes de labellisation du Patrimoine du XXème siècle vont être relancées pour lui donner une meilleure visibilité. De même, les CAUE vont être associés aux Commissions régionales de protection des sites pour une meilleure articulation entre architecture et patrimoine.

12 - B. Lemoine, Réhabiliter les édifices métalliques emblématiques du 20ème siècle13 - D. Errard, «Patrimoine : les annonces d’Aurélie Filippetti», Lemoniteur.fr, 13.09.2013

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UN PATRIMOINE EN PÉRILUNE BATAILLE DE LA SAUVEGARDE

Le patrimoine du 20ème siècle dispose donc d’une attention particulière et la prise de conscience quant au péril de celui ci est effective. On note que la ministre de la Culture parait attentive aux actions des associations de défense du patrimoine, mais paradoxalement, celle ci est nominée à la seconde édition des Parpaings d’or 201314, prix annuel décerné par le site internet L’abeille et l’architecte, blog satirique de critique d’architecture, dans la catégorie «Le parpaing d’or 2013 de la ministre de la Culture qui, bien qu’elle soit en charge de l’architecture s’en tamponnelecoquillard,etalaissédétruiredesœuvresarchitecturalesmajeures». Sa nomination s’appuie sur les pertes qu’a pu subir le patrimoine du 20ème siècle en France en 2013, notamment sur la non-action du gouvernement concernant quatre destructions d’édifices emblématiques, que sont la halle de Fontainebleau de Nicolas Esquillan (1942), l’usine Sandoz à Rueil-Malmaison de Bernard Zehrfuss et Jean Prouvé (1968), l’église de Gesté (1840-1862), ou l’usine Famar à Orléans de Jean Tschumi (1953). Malheureusement les diverses actions entreprises pour sauver ces bâtiments n’ont pas pu aboutir, et ces bâtiments s’ajoutent à la liste des édifices remarquables pourtant démolis, rejoignant les halles Baltard et la piscine Molitor à Paris, ou le casino de Royan15. Avec ces exemples de destructions, la situation est problématique et inquiétante pour beaucoup d’édifices en péril (même si dans certains des cas présents, des décisions ont été prises antérieurement par le précédent gouvernement). De nombreuses organisations non gouvernementales tirent la sonnette d’alarme, et à l’instar de DoCoMoMo, leur action permet bien sûr de participer à la sauvegarde en alertant les autorités compétentes.

Mais depuis quelques années, les associations de sauvegarde du patrimoine jouissant d’une reconnaissance certaine ne sont plus les seuls acteurs visibles à intervenir et prendre parti contre des décisions de démolition d’édifices. Des pétitions ont toujours été menées dans la préservation et la sauvegarde de l’architecture, mais Internet leur a donné une visibilité sans précédent et est devenu un outil très précieux. Des institutions comme le Getty Conservation Institute aux Etats Unis ont su s’adapter à ce nouveau média et en exploité la potentialité de

14 - www.labeilleetlarchitecte.wordpress.com - article publié le 2 décembre 201315 - J-J. Larrochelle, «Cent ans de loi sur le patrimoine, dix ratés», Le Monde, 13.09.2013

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Voûte en béton de la halle de marché de Fontainebleaudétruite le 23 septembre 2013

Nicolas Esquillan ingénieur, Henri Bard architecte, 1942

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diffusion. Les réseaux sociaux et la blogosphère mondiale participent à la mise en lumière des menaces pesant sur des réalisations. Le lancement de pétitions est ainsi devenu assez aisé, et il n’est pas rare de récolter quelques centaines de signatures. Mais avec le caractère éphémère d’internet, les batailles perdent vite de leur vigueur et de leur visibilité. Quand celles ci réussissent, elles aboutissent sur des procédures longues et coûteuses, et donc peu adaptées à des initiatives personnelles en dehors du ressort d’une association, ou une organisation. Certaines associations, n’hésitent pas à faire appel à la générosité des internautes pour lever des fonds nécessaires à une sauvegarde, comme dans le cas du Cape Cod Modern House Trust, qui a pu lever 68.000 dollars pour la restauration d’une maison en novembre 201316. Malheureusement, les manifestations sont déclenchées par l’annonce d’une démolition, et il est souvent bien trop tard pour tenter une quelconque intervention, et la mise en route de recours administratifs se heurte au problème du temps.

Malgré ces prises de position et ces mobilisations de grande ampleur, et même avec le soutien de grands noms de l’architecture et de l’urbanisme, ces actions n’aboutissent pas toujours. On citera l’opération des logements sociaux de Courcouronnes, conçus en 1983 par Paul Chemetov, et dont la démolition a été officialisée en octobre dernier, après avoir mobilisé de grands noms comme Jean Nouvel, Bernard Tschumi, Christian Devillers, ou Henri Ciriani, en plus des habitants de l’immeuble. L’équilibre entre désir patrimonial et capacités d’évolution des villes est parfois difficile à trouver, et cet exemple en est une preuve. La décision a ému sur la toile17, mais pour reprendre une expression d’Émilie d’Orgeix, quand le travail à accomplir est celui de pompiers du patrimoine, qui arrivent alors que l’incendie est déjà allumé, les chances de réussite sont déjà beaucoup plus minces.

La solution est bien sûr de mener une action de fond, sur la durée, et non des actions en catastrophe. C’est ainsi qu’agissent les organisations comme DoCoMoMo, en veille permanente, et même en lutte contre l’indifférence du grand public et des décideurs à l’encontre du patrimoine récent, car l’indifférence, le désintérêt, la méconnaissance ou l’oubli pouvant être aussi nuisible à sa sauvegarde qu’une démolition. Un patrimoine délaissé a moins de chances de survivre à l’épreuve du temps.

16 - www.kickstarter.com/projects/1506263890/weidlinger-house-restoration17 - A. Cailliau, T. Kiseleva, «Soldes d’été du Patrimoine architectural du XXe siècle !», d’architectures, publié sur site internet le 22.07.2012

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ENJEUX ET NOUVELLESPROBLEMATIQUES D’UN

PATRIMOINE PARTICULIER

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Le patrimoine du 20ème siècle n’est pas tout à fait un patrimoine comme les autres. Cependant il en partage des valeurs, et c’est avec une bonne connaissance des autres patrimoines et de leur appréhension que l’on pourra alors définir quels sont les défis à relever face à ce patrimoine particulier. Face à la multitude grandissante des situations particulières, une solution unique n’existe pas, mais l’on cherchera toujours à élaborer des méthodes généralisantes.

Lorsque l’on aborde des questions de conservation, la première préoccupation est celle de conserver des objets dans leur entièreté et leur intégrité matérielle. Or, si le 20ème siècle nous a livré une production très riche, celle ci était aussi le fruit de nombre d’innovations et d’expérimentations, qui ne nous faciliteront pas la tâche. En effet, ce patrimoine récent se révèle être plus fragile et difficile à appréhender qu’un patrimoine plus ancien au niveau de sa conservation.

Si nous sommes si familiers avec le 20ème siècle, c’est parce que nous y avons grandi et vécu. Ainsi il constitue notre cadre de vie depuis des années. Mais au fil du temps, les usages et les préoccupations changent et évoluent. Il nous faut donc maintenant faire face au défi qui est celui de faire évoluer ce patrimoine bâti parallèlement à nos modes de vie.

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"CONSERVEROU

RESTAURER ?"

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CONSERVER OU RESTAURER :POINTS DE VUEHISTORIQUES

Nous l’aurons bien compris, les architectures du 20ème siècle constituent un patrimoine architectural remarquable et pléthorique. Cependant, une fois ce patrimoine identifié, il présente d’autres enjeux, qui sont principalement ceux de sa préservation, contre le temps qui est son pire ennemi, à un moment où, du fait de son âge, ce patrimoine se montre vulnérable. Des dispositions sont à prendre pour lutter contre les dégradations dues, en partie au temps, mais à d’autres facteurs de son environnement, comme l’eau, la pollution, des événements extérieurs, l’usure, le manque d’entretien... Une fois le diagnostic effectué, élément fondamental, base de tout projet de conservation et de sauvegarde, il convient d’agir, dans le but de sauvegarder l’objet, en permettre un usage optimal, et pouvoir le transmettre aux générations suivantes. Largement usitée dans les différentes chartes relatives au patrimoine, la notion de restauration apparaît conjointement à celle de monument historique, au 19ème siècle, et à partir de ce moment là, deux doctrines vont progressivement s’élever : celle de la conservation, et celle de la restauration.

La conservation vise à remédier aux défaillances de la matière pour faire perdurer le monument. On peut distinguer ensuite la conservation préventive, qui crée les conditions optimales de préservation, et la conservation curative, qui intervient sur l’objet pour retarder son altération. L’enjeu et le but de sa conservation est de pouvoir continuer à jouir de ces valeurs et les transmettre aux générations futures1.

La restauration est au service de la conservation. On la définit généralement comme une opération directe et volontaire sur l’œuvre pour remédier à ses défauts d’aspect ou de présentation, et en parfaire sa lecture et sa perception. Il s’agit de prolonger la vie d’une chose qui risque de mourir. Cette définition porte en elle toutes les ambiguïtés de la notion. En effet, si l’on parle de défauts d’aspects, c’est en référence à un stade qui en serait exempt. On peut y voir un état originel, un état parfait, idéalisé selon un canon, ou un état qui serait conforme et idéal à notre point de vue. De plus, le fait d’opérer sur

1 - A. Laurent, Aspects théoriques de la restauration du patrimoine

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l’œuvre implique sa modification, qui soulève alors le problème de l’authenticité. Selon que l’on désire restaurer un plaisir esthétique ou sauvegarder un témoignage historique, la démarche de restauration sera radicalement différente. De plus, de la conservation stricte à la reconstruction, il existe une gamme infinie d’opérations de restauration2.

La définition de restauration architecturale est inséparable de celle de la conservation, puisqu’elle la sert. Il n’est pas évident de tracer une limite nette entre les deux, mais cette opposition est à l’époque le point de départ de débats théoriques. Elle est comme illustrée dans la controverse entre les architectes contemporains Eugêne Viollet-le-Duc et John Ruskin3. Le premier entend, grâce à une grande connaissance des styles architecturaux et en agissant par analogie, retrouver l’unité stylistique du monument : «Restaurerunédifice,cen’estpasl’entretenir,lerépareroulerefaire,c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné». Cette théorie le conduit à restaurer les monuments dans un état supposé et théorique, et s’applique à effacer les restaurations précédentes qui lui semblent non conformes. Il s’agit pour lui de redonner une sorte de pureté historique à un bâtiment, mais certains y voient plus une destruction de l’authenticité historique. Ruskin, lui, dénonce cette démarche en affirmant que l’authenticité de l’œuvre réside dans sa matière et que toute modification de celle-ci revient à renoncer à son authenticité, à son essence même. Il préfère laisser les monuments du passé dans leur état, craignant que l’intervention les dénature et les trahisse. Il estime qu’il faut se contenter de conserver les monuments, et accepter qu’ils puissent mourir, plutôt que de les dénaturer par de faux ajouts. Pour lui, l’âge est un facteur essentiel dans la beauté et l’intérêt qu’il présente.

Ces deux positions sont illustrées dans un ouvrage de 1893 écrit par Camillo Boito, Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine.4

Camillo Boito, met en scène un dialogue entre deux personnages inspirés de Viollet-le-Duc et John Ruskin et construit une approche plus questionnante. Fondée sur la notion d’authenticité, sa doctrine affirme néanmoins que le présent a la priorité sur le passé, c’est à dire que la restauration peut acquérir une légitimité si elle ne prétend pas se faire passer pour l’original. Pour cela, il développe les bases d’un style restauratif, où la restauration se donne à voir. Les ajouts, corrections, remplacement seront ainsi mis en scène par des couleurs, des textures, des matériaux différents pour éviter toute confusion avec ce qui reste de l’original. Il précise que la justesse et la nécessité de toute intervention doivent être soigneusement évaluées.

2 - ibid.3 - www.tourisme93.com/petite-histoire-de-la-restauration-des-monuments-historiques.html4 - F. Choay, introduction de Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine, C. Boito

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Ainsi, il pose les fondements critiques de la discipline.

Nous sommes ici en présence des fondements des théories de conservation, qui ont tout d’abord concerné les édifices anciens aux débuts des préoccupations patrimoniales, mais ces questions de fond se posent toujours. L’on verra qu’elles peuvent aussi s’appliquer, dans leur grandes lignes, au patrimoine du 20ème siècle, et que, malgré l’évolution de l’architecture, de la société, et du métier d’architecte depuis le 19ème siècle, les dissidences n’ont pas cessé et les oppositions idéologiques subsistent, même si depuis les visions ont évolué et se sont portées vers des positionnements moins extrêmes.

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QUELLESAPPROCHESAUJOURD’HUI ?

Une question importante concernant la conservation de l’architecture du passé récent consiste à savoir si celle ci peut se nourrir des approches existantes mentionnées plus tôt, et qui sont inscrites dans les chartes et réglementations, ou si les défis propres à la sauvegarde du patrimoine récent relèvent de nouvelles approches. En théorie, ces principes devraient tout à fait pouvoir s’appliquer à tout type d’architecture, récent comme ancien. Au début des années 1990, les protections de bâtiments modernes se multiplient, et la question de leur sauvegarde se fait entendre. Là, face au manque d’expérience en la matière, on s’accorde à dire que la discipline de la conservation s’engage sur un terrain nouveau5. On avait alors encore une fois deux camps qui s’opposaient. Ceux, d’un côté, qui prônaient une approche philosophique conforme aux chartes connues et aux méthodes de conservation traditionnelles mais que l’on appliquerait à un objet effectivement particulier, et, de l’autre côté, ceux qui arguaient pour une remise en question des standards, pour en développer de nouveaux qui seraient alors plus spécifiques au patrimoine en question.

Suite à de nombreuses dissensions, on est tout de même parvenu à établir certains consensus. L’approche prévue par les chartes peut effectivement être transposée au patrimoine récent de manière générale, mais elle conservera surtout sa validité pour les éléments les plus monumentalisés. Mais il est évident que le traitement de certains points requiert inévitablement un regard spécifique, notamment au regard de certains éléments techniques particuliers. Les spécificités (et les problèmes inhérents) à des principes de construction ou des utilisations de matériaux novateurs qui caractérisent la production du 20ème siècle ont pu permettre aux praticiens de développer une nouvelle vision de la conservation, en intégrant pleinement une réflexion plus créative qu’académique, et en laissant la place à une certaine inventivité et une souplesse dans l’application et l’interprétation des principes en vigueur. On comprendra bien sûr que la radicalité qui a autrefois pu être de mise

5 - S. Macdonald, «La conservation de l’architecture moderne an XXIème siècle», dans Architectures modernes, l’émergence d’un patrimoine

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entre deux doctrines n’est plus d’actualité et n’est pas la meilleure des choses. Il convient évidemment de nuancer la problématique, car il existe autant de méthodes et de moyens de restauration que de projets de sauvegarde. Cependant, on peut travailler à en tirer quelques catégorisations et distinctions.

Jean Marie Blanchecotte6 pose les bases d’un diagnostic en analysant les aspects architecturaux et urbains d’un édifice, et envisage les différents niveaux d’intervention qui peuvent entrer en considération, non seulement au niveau des qualités intrinsèques du bâtiment observé, mais il porte une attention particulière à la question urbaine, prégnante et indissociable des projets menés durant le 20ème siècle.Le premier consiste à considérer que le bâtiment a vécu, qu’il est devenu obsolète au regard des normes actuelles, et que l’absence de valeur particulière ouvrent le droit à sa démolition, laissant ainsi la place à une nouvelle opération.Le second observe la pertinence de la situation urbaine d’un édifice ou d’un ensemble urbain, qui doivent donc être conservés, mais dont la réécriture est envisageable. On assiste alors à une nouvelle création architecturale.Le troisième concerne un bâtiment qui possède une vraie valeur architecturale, mais dont seulement certains éléments essentiels doivent ou peuvent être conservés.Le dernier introduit la notion de valeur emblématique d’un bâtiment, qui doit être évaluée avec un recul suffisant, chose parfois rendue difficile concernant la production du 20ème siècle, et les différentes politiques de protection dont elle a pu être l’objet. Ici, le regard et l’appréciation du grand public sont aussi à prendre en compte, sensibilisé par des actions diverses.

Au regard des multiples diagnostics possibles et des différentes stratégies qui s’ouvrent aux maîtres d’œuvre, Emmanuel Mourier7 distingue cinq types d’intervention. Chacune s’applique au cas par cas, et les latitudes de transformation d’un édifice patrimonial ne manquent pas pour faire évoluer un patrimoine en dehors de strictes logiques de conservation.

La restauration constitue en la sauvegarde ou la réfection à l’identique de tout ou partie d’un bâtiment en vertu de sa valeur patrimoniale.La réhabilitation-restauration est l’amélioration d’un édifice en conservant sa fonction principale et en restituant au plus près l’esprit et la lettre d’origine avec des moyens contemporains.La réhabilitation est l’amélioration d’un édifice en conservant sa fonction principale, tout en transformant certains de ses éléments ou composants.La restructuration maintient la fonction principale d’un édifice, tout en modifiant

6 - chef du service départemental de l’architecture et du patrimoine de Paris, dans Réhabiliter les édifices métalliques emblématiques du 20ème siècle7 - architecte et enseignant au DSA Architecture et patrimoine à Paris Belleville

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partiellement sa structure et plusieurs de ses éléments ou composants, afin de l’agrandir, améliorer son habitabilité, transformer son image et son rapport à la ville.La reconversion vise à modifier la fonction d’un bâtiment pour éviter sa désaffection et permettre sa réappropriation par une transformation radicale.

Ces deux spécialistes nous livrent ainsi leurs visions quant à la posture à adopter face à des situations diverses, et aux dénomination des types d’interventions envisageable. Mais les visions sont larges et la stricte catégorisation difficile. Cependant, c’est la multiplication de ces interprétations qui pourra mener à l’identification de méthodologies communes, peut être alors basées tant sur les divers retours d’expériences que sur l’édification de principes généraux mieux adaptés à ces nouveaux objets.

Pour Claude Parent, l’un des grands ennemis de l’architecture du 20ème siècle, ce sont les architectes8. Il y a toujours quelque chose dans l’architecture qui est difficile à reprendre d’un architecte à un autre, et il faut souvent un architecte pour détruire l’œuvre d’un autre architecte. C’est pour cela qu’un des enjeux essentiels de la sauvegarde est la connaissance. Face à un empirisme parfois dévastateur, les formations adéquates sont trop peu nombreuses. Par exemple en France, seulement deux DSA concernant la réhabilitation ou la reconversion sont proposés (à Paris Belleville et à l’École de Chaillot). Alors que le contexte bâti et urbain, ainsi que le «déjà là» ont toute leur importance, les initiatives de formation, ou au moins de sensibilisation, quant aux questions de la sauvegarde et de la réutilisation, par exemple dans le contexte de renouvellement urbain auraient de plus en plus leur place au cours des études d’architecture, comme c’est par exemple déjà le cas en Italie. Les stratégies de sauvegarde pour l’architecture du 20ème siècle sont aussi multiples et singulières qu’il en existe d’objets, et si certains d’entre eux sont restaurés comme des œuvres d’art et se retrouvent au musée, certains sont lourdement et maladroitement transformés. La réhabilitation peut aussi être intelligente et responsable, mais n’exclut pas non plus forcément de pouvoir repenser les choses astucieusement.

8 - colloque Architectures et patrimoines du XXème siècle, Saint Nazaire, 2006

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ŒUVRES D’AUTRUIET DROIT D’AUTEUR

Restaurer, réhabiliter, ou reconvertir un bâtiment, c’est, par définition, aborder la restauration d’une construction existante, et donc l’œuvre d’un architecte ou ingénieur qui nous a précédé. Il faut alors respecter le travail d’autrui, et œuvrer à sa conservation. De manière générale, la question du droit d’auteur ne se pose pas, ou très peu, dans la conservation de bâtiments anciens ou très anciens, où l’auteur est souvent décédé. La problématique est clairement différente lorsque l’auteur d’une construction est encore vivant, comme cela peut être le cas lors d’interventions sur un patrimoine récent. Cela engendre alors des situations particulièrement intéressantes, et constitue une chance dans le domaine de la restauration.

Il existe encore des occasions où l’on peut engager la participation du concepteur d’origine dans un projet de restauration d’un édifice moderne. Cependant, à mesure qu’avance le temps, les occasions d’avoir affaire avec les concepteurs d’origine sont de plus en plus rares. La conservation du patrimoine moderne en a pourtant donné quelques exemples, comme dans le cas de l’Opéra de Sydney, inauguré en 1973. En 1998, l’Opéra a besoin de s’agrandir et se moderniser, et se s’adapter à de nouveaux usages. Dans ce but, on fit appel à Jorn Utzon en qualité d’architecte conseil pour la création de nouveaux corps de bâtiments ainsi que des changements intérieurs. Mais sa mission a surtout été celle de créer un ensemble de recommandations, les Utzon Design Principles9. Ces recommandations guident toutes les modifications apportées à l’ensemble des bâtiments de l’Opéra de Sydney, de l’entretien quotidien à l’ajout d’un nouveau bâtiment. Parallèlement, Jorn Utzon, assisté de son fils Jan, lui aussi architecte, a supervisé la conception de nouveaux éléments de l’ensemble, comme un nouveau foyer ou une promenade extérieure. Dans le cas présent, la collaboration de l’architecte concepteur, et sa capacité à retranscrire les principes d’origine du projet tout en prenant en compte les évolutions des besoins et usages, a permis de continuer à faire vivre le bâtiment tout en en évitant l’obsolescence grâce à la mise en place d’un programme prospectif. La continuité dans la maîtrise d’œuvre

9 - S. Burke, «Moderne bien aimé : comment renouer avec les concepteurs d’origine», dans Architectures modernes, l’émergence d’un patrimoine

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Extraits de Utzon Design Principles, 2002Utzon y expose ses principes de conception, à l’image des ambiances lumineuses,

et y guide la manière d’y apporter d’éventuelles modifications ultérieures

Modifications made progressively“I suggest that modifications can be made as the questions and needs arise.”

Human experience“As in large cathedrals the Opera House is functional in the sense that people have a beautiful experience entering and walking up the stairs and entering the auditoria.”

Can’t go back to ideas of 1960s - based on different brief“It would not be correct to go back to the thoughts and ideas that were new in the early 1960’s which were based on a different programme for the building.”

Nature’s colours“I had what you would call nature’s colours on the exterior. That was the general idea - concrete, granite and ceramics.”

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a aussi permis de ne pas mettre en péril l’authenticité de l’œuvre dans le projet de conservation.

Le fondement de tout projet de conservation ou de restauration est de comprendre les intentions originelles du concepteur, peut importe l’âge du bâtiment, et d’agir en principe dans l’intérêt propre du bâtiment et sa conservation. Concernant la valeur patrimoniale d’un bien, et comme énoncé dans les Chartes, les notions d’authenticité (forme, matériaux, tradition et techniques, situation et emplacement) et d’intégrité (entièreté, intégralité sur le plan matériel, structurel, esthétique, fonctionnel)10 sont des aspects fondamentaux. Dans les faits, il est évidemment très rare de pouvoir prétendre à une collaboration telle que l’exemple de l’Opéra de Sydney. Mais dans le cas d’une restauration, il convient de prendre contact avant toute intervention avec le créateur d’origine si celui ci est en vie.

Si cela est le cas, celui ci dispose évidemment de son droit de propriété intellectuelle. S’associer les compétences et les savoirs du concepteur d’origine augure d’avoir accès à des informations et des intentions pertinentes par rapport à l’œuvre considérée. Le concepteur peut ainsi éclairer le nouveau maître d’œuvre sur ses partis pris et ses choix divers. Des intentions de départ non formalisées peuvent être par exemple révélées. Cela permettra aussi de connaître la vision et les prospectives entretenues par le concepteur sur une éventuelle évolution. Evidemment, il y a de fortes chances de voir apparaître des divergences d’opinion entre le créateur et le conservateur sur un certain nombre de questions, mais celui ci doit savoir voir son œuvre reprise par quelqu’un d’autre et la voir adaptée pour d’autres besoins qui ne sont plus ceux d’origines. Il existe aussi le risque que le concepteur d’origine veuille améliorer son œuvre, ou la faire évoluer selon des volontés développées depuis la construction. Cela peut aller dans le bon sens mais, selon la sensibilité et les volontés du nouveau conservateur et son optique, il faut veiller à ne pas dénaturer l’œuvre de base et en garder l’essence, mais allier la vision du concepteur et la pratique de la conservation.

Si le concepteur d’origine n’est plus en vie, on peut aussi chercher à accéder au plus grand nombre possible de documents d’archives, et d’apports de la part d’autres architectes ou historiens au fait du sujet. Les témoignages verbaux de collaborateurs, de clients, d’associés, ou même de membres de la famille sont une source d’informations elle aussi souvent utile, et propice à apporter des éléments de réponses attendus, ou à révéler des faits jusqu’ici inconnus mais qui peuvent avoir une certaine importance. Il revient alors au conservateur, avec comme outils toutes les connaissances

10 - ibid.

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accumulées, de procéder à son projet de restauration.

Il existe alors évidemment un aspect juridique à la notion de droit d’auteur. Légalement, le droit d’auteur en architecture est reconnu depuis 190211. Mais dans les situations de restauration, d’adaptation, ou de transformation, il n’est pas toujours très bien compris ou appliqué, ni même connu. En termes juridiques, le maître d’œuvre jouit d’un droit d’auteur sur ses œuvres, dès lors qu’une œuvre est originale. Il dispose alors d’un droit moral et d’un droit patrimonial. Ceux ci lui accordent le contrôle de la diffusion de sa propriété intellectuelle (publications ou photos par exemple), et le droit moral lui permet de s’opposer à la modification ou à la dénaturation de son œuvre. Mais l’auteur en architecture ou en urbanisme n’est pas vraiment un auteur comme les autres, car son œuvre est habitée par le propriétaire et usager12. Ce droit d’auteur peut être exercé par l’architecte en personne, mais aussi par ses ayant-droits, sa famille, ou une institution. Si les modifications des œuvres architecturales ne sont pas interdites, il faut que celles ci soient motivées par des besoins indispensables et légitimes, et qu’il n’y y ait pas d’alternative. Dans les faits, l’avantage est souvent donné au propriétaire matériel (usager) plutôt qu’au propriétaire immatériel (l’architecte). Cette recours au droit d’auteur est parfois utilisé pour se prémunir de travaux négatifs sur un édifice, mais cela n’aboutit pas souvent et ne constitue pas une vraie protection pour le patrimoine (cf Paul Chemetov et la démolition de Courcouronnes).

Conserver et restaurer aujourd’hui le patrimoine d’hier constitue un défi, mais lorsque la mémoire vivante du bâtiment est encore présente, cela permet d’accéder à une source d’informations inestimable, et au plus utile des témoignages pour une restauration.

11 - J-F. Degioanni, A. Tricoire, « Les architectes face au droit d’auteur », Le Moniteur, article publié le 21.08.200812 - M. Huet, avocat de l’immobilier et du droit d’auteur, extrait de L’architecte auteur, 2006

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LES DÉFIS D’UNE MISE À JOURCONTEMPORAINE

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LE DÉFI DESMATÉRIAUX

Bien que récente, Claude Parent qualifie l’architecture du 20ème siècle de fragile et vulnérable1. Il fonde son propos sur plusieurs raisons, et pas uniquement celle de son intégrité physique et des qualités intrinsèques des matériaux concernés. Au niveau de sa reconnaissance, nous l’avons vu, mais aussi de par son rapport étroit avec le monde de l’industrie. Il incrimine ainsi le paradoxe de l’industrialisation, qui bien qu’elle ait pu faire voir le jour à de nouveaux matériaux extrêmement innovants, possède aussi le corollaire de conduire cette production à une obsolescence au processus parfois plus rapide que celui de sa mise au point. Une technologie évolue et ainsi en chasse ainsi une autre, c’est le principe de l’innovation industrielle. Mais c’est là aussi toute la contradiction de la production industrialisée, qui caractérise pourtant particulièrement certaines étapes de la production du 20ème siècle et qui a pleinement participé à son expansion et son inventivité, mais qui en parallèle introduit implicitement sa désuétude et son obsolescence programmée. Il ne reste plus alors, dans le cas d’une restauration et quand les matériaux originels n’existent plus, de se «débrouiller pour en trouver des pastiches»2.

La production architecturale du 20ème siècle est pléthorique, et la floraison de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques tout au long du siècle a aussi considérablement élargi la palette des constructeurs. La prise en considération des nouveaux patrimoines récents s’est donc tout naturellement accompagnée de celle de l’élargissement de la gamme des techniques à prendre en compte. Les architectes des monuments historiques travaillaient sur la pierre, le bois, et les matériaux traditionnels. Ils doivent aujourd’hui maîtriser l’acier, le béton, l’aluminium, les matériaux composites. Le caractère parfois expérimental des procédés, la complexité des solutions qui sont souvent plus exigeantes, la multiplicité des matériaux, la gestion des détails techniques et leur interface souvent délicate, la plus grande vitesse d’exécution, le vieillissement mal maîtrisé des matériaux, le manque de recul sur leur évolution pendant une longue durée, l’imprévision parfois des concepteurs posent des problèmes nouveaux aux restaurateurs. En conséquence, le patrimoine

1 - actes du colloque Architectures et patrimoines du XXème siècle, Saint Nazaire, 20062 - ibid.

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du 20ème siècle est souvent plus fragile et plus complexe que le patrimoine plus ancien et donc plus délicat à réhabiliter.

Des cycles d’entretien réguliers peuvent être opérés au cours des premières décennies de la vie d’un bâtiment, plutôt que des restaurations ou réhabilitations lourdes. Mais les matériaux ne sont pas éternels, et en dépit d’une bonne gestion et d’une attention à un entretien régulier, des dispositions quant à des interventions plus importantes sont à envisager, car il arrive inévitablement un moment où la situation devient plus critique, et que des initiatives s’imposent. Les bâtiments modernes nécessitent généralement des réparations initiales (moyennes) dans un délai de moitié moins long que dans le cas de constructions classiques, soit environ 25 à 30 ans après leur construction, puis des réparations majeures dans les 50 à 60 ans, au lieu des 100 ou 120 observés habituellement dans le bâti traditionnel.3

Dans les cas de restauration, les phases préliminaires de diagnostic et d’analyse techniques en amont prennent alors toute leur importance et convoquent par là même des connaissances et des savoir faire nouveaux.

Au niveau de ces matériaux, et ici peut être plus qu’ailleurs, il n’est pas question de chercher à généraliser ou établir des principes intangibles concernant les techniques de restauration à mettre en œuvre sur la production du 20ème siècle et ses matérialités, qui sont d’une palette gigantesque et d’une galerie de mises en œuvre et de finitions immense. Plutôt que les techniques qui sont là aussi trop nombreuses, on peut peut être, non pas chercher à diagnostiquer, mais à dresser une liste de ce que peut être ce panel, avec l’avènement de matériaux nouveaux, des mises en œuvre innovantes, mais que le temps a souvent mis à mal, pour de multiples raisons. L’un des avantages de la construction du début du siècle et des siècles précédents est que les matériaux comme la brique et la pierre ont tendance à être assez durable pour durer des siècles. En revanche, les bâtiments construits depuis les premières décennies du siècle ont peu à peu commencé à utiliser des matériaux nouveaux, verre, ciment, mélanges à base de différentes matières synthétiques. Ces matériaux ne vieillissent pas, ils se détériorent4.

On a pu voir au cours du 20ème siècle l’avènement et la démocratisation du béton armé. François Hennebique, commença à travailler sur la matière en tant qu’ingénieur dès la fin du 19ème siècle, mais c’est grâce à des architectes tels que Tony Garnier ou Auguste Perret que le matériau se démocratise au début du 20ème

3 - Ross Thorne, «Quality, longevity, and listing», dans Structure and style : conserving 20th century buildings, 19974 - J. Capol, «Quelle protection pour le patrimoine des années de la croissance économique ?», dans Architectures de la croissance, les paradoxes de la sauvegarde

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siècle, alors sujet de nombreuses expérimentations, plus ou moins heureuses. Qualifié de pierre artificielle, le béton armé a cette qualité qu’est la durabilité, mais il se détériore après une exposition prolongée aux intempéries lorsqu’il n’est pas employé comme il se doit ou au moins protégé convenablement. Les risques majeurs de la mise en danger du béton sont la fissuration et l’érosion prématurée, qui peuvent alors dévoiler les armatures, provoquer des décollements de surfaces, ou altérer l’aspect visuel du béton, résultant de facteurs extérieurs comme l’eau, les gels, des vibrations, ou une mauvaise conception dans les matériaux mis en œuvre, le calcul des charges ou l’épaisseur donnée5. De mauvaises pratiques de construction au cours du siècle ont admis une épaisseur de béton recouvrant les armatures souvent trop faible, ce qui a facilité le travail de la corrosion. Pour remédier à cela, on peut pratiquer des restaurations de surface, qui consistent à employer des bétons en couche mince pour recouvrir l’ensemble. Les pathologies du béton sont nombreuses, et ont mis en danger nombre de réalisations du 20ème siècle, notamment celles du mouvement moderne, sur les plans esthétiques et structurels. On pourra citer en exemples la maison Fallingwater de Frank Lloyd Wright, ou des réalisations de Le Corbusier comme la Villa Savoye, qui toutes deux ont du faire face à des travaux d’envergure, et cela à plusieurs reprises, pour contrer les dangers d’intégrité engendrés par de mauvaises conceptions techniques lors des réalisations. Sans restauration adaptée, ces maisons n’auraient sans doute pas subsisté jusqu’aujourd’hui. Ainsi les désordres d’ordre esthétiques peuvent entrer en seconde ligne d’attention, mais quand les capacités structurelles d’un bâtiment sont mises à mal, les précautions à prendre sont d’un tout autre ordre et font alors appel à des considérations plus importantes et l’implication d’acteurs spécialisés.

Le 20ème siècle a aussi vu l’avènement de métaux comme l’aluminium et de nouveaux alliages métalliques, ainsi que la continuation d’une architecture métallique, qui avait commencé avec l’utilisation de la fonte dès la fin du 18ème siècle, puis le fer, et enfin l’acier depuis la toute fin du 19ème siècle. Une chose importante ici est de distinguer l’acier en structure de l’acier en enveloppe, qui ne subiront pas les mêmes sollicitations. Lorsqu’une structure métallique est bien protégée, sa durée de vie peut être extrêmement longue. A l’inverse, les façades et les couvertures constituant l’enveloppe d’un bâtiment sont précisément là pour le protéger, et sont donc le bouclier face aux intempéries. L’une des grandes innovations techniques du siècle restera sans doute l’invention du mur rideau, qui s’est accompagné de recherches sur la légèreté et la solidité des métaux. Cela a permis d’aboutir à de nouveaux alliages plus performants, et l’aluminium va connaître un grand essor à partir du milieu du siècle,

5 - B. T. Carmichael, When Modern Becomes Historic : Preserving the Modernist Building Envelope, American Institute of Architects, cours en ligne

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Villa Savoye, Poissyétat de la maison abandonnée dans les années 1950, avant la campagne de restauration

Le Corbusier, 1928

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vanté pour sa légèreté, ses capacités mécaniques et sa résistance à la corrosion. L’usage de l’aluminium va donc se généraliser, et celui, entre autres, des murs rideaux par la même occasion. Ici, et de manière assez générale dans l’utilisation des métaux en architecture, l’obsolescence est souvent liée non pas aux matériaux eux même, mais aux vieillissements de joints ou de l’interface entre les différents éléments et aux désordres qui en résultent6.

Non plus structurels, mais utilisés dans la majorité des cas en façade ou en couverture, les dérivés des matières synthétiques et les matériaux composites ont aussi fait leur apparition. Au sortir de la guerre, les matières plastiques n’étaient pas utilisées mais les améliorations techniques vont amener un grand choix de matériaux plastiques et composites et leur usage va vite se généraliser dans la construction. De nombreux types de matières plastiques montrent des signes de détérioration sévère, qui peuvent parfois apparaître sans beaucoup de signes avant coureurs. Les altérations communes incluent la décoloration (les plastiques ont tendance à blanchir, jaunir ou s’opacifier), la présence de craquelures et de rupture du matériau, des distorsions peuvent aussi apparaître, et dans des cas particuliers ils peuvent se transformer en poudre, comme par exemple certaines mousses.

Le «cap de la quarantaine»7, qui est souvent le stade critique, mais à voire plus, ou voire moins, le patrimoine du 20ème siècle manifeste ses premières faiblesses, et le vieillissement a été d’autant plus rapide que le changement des techniques de construction avait été radical. De plus, bien que longtemps considérés comme novateurs et sans entretien, les matériaux nécessitent alors fait un entretien d’autant plus scrupuleux que leur emploi innovait et que, parfois, leur mise en œuvre était expérimentale8.

Pour une bonne réussite, il est important que le maître d’œuvre, l’architecte, soit formé à la question particulière des matériaux et de leur prise en charge, soit par sa connaissance et ses formations, soit en s’entourant de spécialistes en la matière. Car si l’architecture est un métier de collaborations, la restauration l’est tout autant et s’adjoindre les services et les conseils d’un spécialiste est primordial pour ne pas commettre d’écueils. Le constat est le même du côté des artisans, qui doivent être bien formés aux techniques relatives à l’intervention, et bien connaitre les matériaux, dans leur matérialité et leur mise en œuvre, car si c’est l’industrie qui a construit l’architecture du 20ème siècle, c’est maintenant à l’artisanat de prendre le relais pour la conserver.

6 - B. Lemoine, Réhabiliter les édifices métalliques emblématiques du XXème siècle7 - Sophie Roulet, dans L’empreinte, n°47, décembre 19998 - Odile Roy, mémoire en vue de la citation de la station-service de Ludwig Mies van der Rohe située sur l’île des Soeurs, Montréal, 2009

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TRANSFORMATIONSET NOUVEAUXUSAGES

La question de la matérialité dans la restauration pose de nombreuses problématiques, et dans le cas du patrimoine du 20ème siècle, les questions d’authenticité des matériaux de conception sont très importantes. Mais il est établi maintenant qu’il est très difficile de généraliser des approches, car cette question doit bien sûr être gérée au cas par cas en s’adaptant à chaque objet d’étude. D’autres questions se posent, et s’ancrent pleinement dans la volonté de pérenniser l’architecture en continuant à la faire vivre. En 1896, Louis Sullivan énonçait le célèbre principe form follows function. Même si cet énoncé est considéré comme une des bases du mouvement fonctionnaliste, et qu’il possède son lot de détracteurs, il embrasse une dimension plus large et reste l’un des principes fondamentaux de l’architecture, et une bonne partie de l’architecture du 20ème siècle n’y fait pas exception.

Cet enjeu, conditionnant la forme à la fonction pourrait nous porte à croire que tout changement de vocation est susceptible de compromettre ce lien inextricable qui devrait exister entre la fonction d’un édifice et sa configuration formelle. Certains auteurs comme François Loyer vont même jusqu’à condamner les changements d’usage qui, tout en permettant de conserver les édifices dans leur matérialité, auraient pour effet de les dénaturer et de les priver de l’essence même du témoignage qu’ils constituent; ils questionnent résolument l’intérêt de maintenir des éléments qui ne seront qu’hypocrites. Ces principes sont bien sûr fondés et légitimes. Cependant, en 1999, Loyer nuancera lui-même ses propos en associant davantage cette thématique fonctionnaliste à la production architecturale de la première moitié du XXe siècle, tandis que la seconde génération des modernes aurait davantage exploité la thématique de la polyvalence selon laquelle «seule la mobilité des formes pouvait répondre à l’obsolescence rapide des fonctions, en permettant leur réappropriation aufuretàmesuredesbesoins»9.

Sortons du mouvement moderne ou du fonctionnalisme et voyons plus

9 - Odile Roy, Cadre de référence et principes d’intervention pour la conservation du patrimoine moderne du campus de l’Université Laval à Québec, 2007

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large, la question est de savoir, si les architectes créent et conçoivent leurs bâtiment pour une fonction attribuée et son groupe d’usagers inhérent, que faire d’un bâtiment dont la fonction est devenue obsolète ou a nécessité de changer ? Les problématiques sont donc de savoir comment réutiliser et continuer à utiliser ces édifices lorsque l’obsolescence de l’usage d’origine nous y oblige. Ce sujet concerne à l’évidence les grands édifices industriels du 20ème siècle, auxquels on pensera en premier et qui font couramment l’objet de réhabilitations (centrales électriques, usines, ateliers, entrepôts...) mais, pour les périodes les plus récentes, il concerne aussi les équipements publics, les immeubles de bureaux, les bâtiments de logements collectifs...

Comment adapter des bâtiments à de nouvelles exigences d’aménagement d’espace ? Comment conserver les caractéristiques originales d’un bâtiment si elles se révèlent matériellement problématiques ? Comment adapter des édifices de très grande taille à des usages réalistes ? Comment adapter les façons de vivre d’aujourd’hui à l’architecture résidentielle d’hier ?

Il est clair que toute intervention sur un édifice va assez rapidement remettre en cause non seulement sa distribution, mais aussi sa morphologie, parce qu’il n’est plus forcément adapté à des valeurs d’usage actuelles. La mise en question de la valeur patrimoniale va aussi souvent de pair avec le changement d’affectation du bâtiment, et donc avec l’adaptation à de nouvelles normes et à de nouvelles fonctionnalités, qui peuvent contribuer à le transformer en profondeur, voire même à lui donner une nouvelle nature. Mais la priorité trop importante et presque dogmatique souvent donnée à l’intégrité de la conception originale empêche parfois d’avancer et peut représenter un frein à la définition de méthodes et courants à appliquer à la restauration du patrimoine bâti du 20ème siècle10. C’est pour cela qu’il reste essentiel de communiquer et présenter des projets de restaurations réussies pour mettre en évidence que le changement d’affectation peut aussi révéler tout le caractère architectural ou fonctionnel d’un édifice en réinterrogeant ses principes de conception de base, et, le cas échéant, de démontrer comme une architecture à ambition polyvalente peut, dans les faits, illustrer ces principes.

Depuis les années 1980, il est de bon ton dans les milieux institutionnels français de la culture, face à un bâtiment moderne ou industriel ayant perdu son affectation, de proposer l’installation d’un musée, ou celle d’un lieu d’art et de culture11. Il existe des réussites incontestables, lorsque la définition du projet de

10 - Susan Macdonald11 - F. Chevallier, «Conservare e valorizzare il patrimonio moderno. La necessità di nuovi approcci», Arkos, 2004

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Projet de la nouvelle école des beaux arts de Nantesréhabilitation des halles Alstom 4 et 5

Franklin Azzi, 2012

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réutilisation correspond à une forte demande, ou un besoin public que l’on a su évaluer et satisfaire avec justesse. Les premiers projets de réutilisation d’anciennes usines dans la région lilloise, dont elle est riche, par l’agence Reichen et Robert, vont avoir un impact important dans la prise de conscience par le public des valeurs patrimoniales des bâtiments industriels et de leur capacité à s’adapter à de nouveaux usages12.

Mais face aux pénuries de logement fréquemment mises en exergue, en France, on pourra peut être regretter de ne pas voir émerger plus de projets à visée de réhabilitation dans de architectures vantant d’autres ambitions. Dans cette veine, on déplore la surface de bureaux vacants dans les grandes villes alors que le logement peine à se construire. La réhabilitation de surfaces tertiaires ou industrielles en logements pourrait ainsi répondre à une demande sociale.

Lorsque la conservation n’est pas compatible avec l’utilisation, l’on peut aussi conserver pour la mémoire, sans alors rétablir de fonction à un édifice. On élimine alors tout usage de l’œuvre en question, pour ne considérer que les qualités architecturales et symboliques de l’objet. Cette démarche se pose surtout dans le cas de réalisations exemplaires, et souvent uniques ou à l’état de prototype, et amène au phénomène de muséification de l’œuvre. C’est par exemple le cas de la maison Dymaxion, conçue par Buckminster Fuller à partir des années 194013. Celle ci a subi d’importants travaux de restauration et est maintenant exposée au musée Ford de Détroit, à l’opposé des volontés et intentions de son créateur d’en faire une machine à vivre, mais lui permettant alors de perdurer dans le temps.

Dans tous les cas, il est clair que la restauration et la réhabilitation sont des enjeux d’architecture, mais elles sont aussi du ressort urbain, quand les politiques de renouvellement se font de plus en plus courantes et impliquent de facto la dimension d’usage et d’utilisation de bâtiments existants, à l’échelle d’une ville ou d’un quartier. Des édifices réhabilités, si porteurs d’un nouvel usage pertinent, peuvent devenir de véritables catalyseurs urbains et insuffler de nouvelles dynamiques.

12 - J-F. de Canchy, «Le patrimoine métallique du XXème siècle : un enjeu de conservation», dans Réhabiliter les édifices métalliques emblématiques du XXème siècle 13 - James Ashby, «L’énigme de la maison Dymaxion : défis de sauvegarde et machine à habiter de Fuller», dans Architecture industrialisée et préfabriquée : connaissance et sauvegarde

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LA PLACE DESNORMES ETRÉGLEMENTATIONS

Alors que la question du développement durable, de l’écologie, et des économies d’énergies prend une place de plus en plus importante dans le monde de l’architecture, il est maintenant acquis et compris que tout bâtiment se doit de présenter de bonnes performances énergétiques, dans l’intérêt de tous et pour la sauvegarde de l’environnement et des ressources en énergies. Mais au delà des obligations officielles et des normes, ces préoccupations sont à considérer dans tout projet, dans une optique de confort d’usage. Ce constat se pose-t-il lorsque l’on aborde la question de la conservation, et donc de la restauration ?

En général, les bâtiments du siècle dernier ont été construits avec peu d’égard pour la conservation de l’énergie. Bien que certains monuments historiques soient souvent exemptés du respect de la conformité aux normes environnementales, la performance thermique est une considération très importante. La hausse des coûts de l’énergie et la plus grande prise de conscience de l’impact environnemental de la construction ont fait de l’efficacité énergétique une priorité de réhabilitation. Cependant, les caractéristiques inhérentes aux architectures et matériaux anciens font que l’amélioration des performances énergétique d’un bâtiment peut être difficile à concilier avec la considération historique dans une logique de conservation.

Ce qu’il faut alors examiner et apprécier devient d’autant plus complexe au regard de l’application des normes contemporaines qui peuvent s’appliquer de manière drastique, et alors remettre en cause le respect historique de l’édifice et être lourd de conséquences (conditions de mise aux normes de sécurité sur les structures existantes, exigences d’accessibilité aux PMR, désamiantage, performances phoniques et thermiques, respect des règles de sécurité...)14. Rarement compatible avec le projet d’un retour à l’état d’origine d’un bâtiment, le respect de l’état actuel et la prise en compte des règles de sécurité et de construction peuvent certes dénaturer l’authenticité du bâtiment, mais en

14 - J-F. de Canchy, directeur de la DRAC Île de France

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Ancien siège de Siemens à Saint Denisune réhabilitation en profondeur, qui n’a pas pu ménager les panneaux de façade

Bernard Zehrfuss, 1970 - Bleas & Leroy, 2012

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garantissent cependant la réutilisation15. Ainsi ceux ci ne peuvent perdurer sans se conformer à de nouveaux impératifs qui nous on aujourd’hui été imposés. Cela constitue une solution sine qua non pour l’assurance de voir ces constructions continuer à évoluer.

Il est clair que toute intervention lourde sur un édifice le soumet de facto aux contraintes réglementaires en vigueur, qui peuvent être très différentes de celles de l’époque de sa construction Les exigences de confort sanitaire, isolation phonique et thermique, sécurité incendie, contraintes de maintenance, ont profondément changé en trente, quarante, ou cinquante ans, et posent problème lors de la réhabilitation d’édifices dès lors que l’on souhaite leur conserver une valeur d’usage, d’autant plus que les considérations économiques sont prégnantes. Les audits énergétiques démontrent souvent l’intérêt environnemental de la préservation de l’architecture traditionnelle, mais il est aussi assuré que ce n’est pas forcément le cas pour les bâtiments conçus à partir des années 1950, époque où l’énergie bon marché semblait inépuisable et où les architectes employaient volontiers des matériaux dont la production était vorace en énergie16.

A titre d’exemple, le prix de l’Equerre d’argent a été attribué en 2011 à la rénovation de la tour Bois-Le-Prêtre à Paris, et cela est une belle illustration de la capacité à allier architecture de qualité et performances environnementale, y compris dans le cas de réhabilitations. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal ont bien montré comment cette tour des années 1960, victime d’une rénovation thermique dans les années 1990, a pu au terme d’une véritable démarche architecturale devenir en 2011 une belle référence en matière de qualité d’usage et de confort. Cet exemple démontre que ce sont bien des solutions architecturales et non uniquement techniques qui peuvent aboutir à des réhabilitations de qualité sans pour autant ignorer les questions techniques.

Les architectures du 20ème siècle nous lancent des défis de redéfinition de ce patrimoine, dans ses acceptions formelles, matérielles, techniques, et d’usage. Des solutions architecturales intelligentes existent et peuvent être employées à travers des projets de restauration ou de réhabilitation, qui devront pour ce faire employer des processus mobilisant tant la connaissance préalable de ce patrimoine de manière sociale et intrinsèque, mais aussi les méthodes et approches développées par l’expérience pour traiter de ces cas d’intervention particuliers.

15 - B. Toulier, Architecture et patrimoine du XXème siècle en France16 - Susan Macdonald, «La conservation de l’architecture moderne an XXIème siècle», dans Architectures modernes, l’émergence d’un patrimoine

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ÉTUDE DE RESTAURATIONUN EXEMPLE D’ARCHITECTURE

EN SÉRIE

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Après avoir brossé un aperçu de la richesse et de la diversité architecturale du patrimoine du 20ème siècle, et vu dans quelles conditions et quels rapports au présent celui ci pouvait (s’)entretenir, sous les optiques plutôt théoriques ou généralistes que sont la patrimonialisation et la conservation, il sera intéressant de mettre ces notions à profit en étudiant une contribution d’un architecte à la constitution d’un patrimoine du 20ème siècle.

Pour cette étude de cas, mon choix s’est plus particulièrement porté sur une œuvre de Jean Prouvé, un architecte parmi tant d’autres, mais dont on se souviendra pour ses contributions tant techniques qu’architecturales, à travers plus d’un demi siècle de production, des années 1920 à sa mort dans les années 1980, et qui auront été guidées par des considérations tant sociales que techniques, accompagnées par cette soif d’innovation et d’expérimentation qui aura caractérisé le 20ème siècle.

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LA STATION SUCYPAR

JEAN PROUVÉ

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Dans le but d’illustrer les notions développées en amont et commenter leur application sur un objet donné, nous choisirons pour la dernière partie de ce mémoire, de porter une étude sur un objet architectural conçu par Jean Prouvé en 1969 qu’est la station service Sucy livrée à Total, afin d’analyser et de commenter ce que peut représenter le cycle de vie et de conservation d’un objet architectural, de sa genèse à sa restauration, en passant par ses usages et sa patrimonialisation.

Dans le domaine de l’architecture, l’un des outils essentiels pour développer des propos construits autour d’un cadre plus ou moins théorique réside dans l’observation et l’analyse de situations construites : monographies d’architectes, corpus de bâtiments choisis, études de projets individuels… Pour étayer un discours, et parallèlement construire celui-ci, on peut ainsi s’appuyer sur un ou plusieurs objets à étudier. Deux critères principaux conditionnent le choix de cet objet d’étude : sa capacité à exprimer la problématique et le problème étudié, et l’accès aux informations le concernant. On ne cherche donc pas à étudier un cas qui pourrait être représentatif d’un phénomène à une échelle globale, mais qui justifie tout de même d’un certain potentiel de montée en généralité et d’une capacité à analyser le processus étudié.

Ainsi, en suivant la direction prise dans le déroulement de ce mémoire, nous tenterons d’expliciter premièrement comment l’on peut aboutir à une certaine patrimonialisation d’un objet, puis dans quelle mesure et avec quels outils nous pouvons agir dans le sens de sa conservation et sa préservation.

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GENÈSEET IDENTITÉDU PROJET

Après la première guerre mondiale, et dans le but d’asseoir son indépendance énergétique, la France décide de se doter de sa propre industrie pétrolière. C’est ainsi que naît en 1924 la CFP (Compagnie Française des Pétroles). Voulant ensuite se lancer dans la distribution, la CFP créera en 1954 la marque Total et se lance alors dans le rachat de petites sociétés possédant des stations service sur tout le territoire français. A la fin des années 1960, et après le rachat du réseau Azur, Total devient l’un des premiers acteurs du marché en France. Depuis le début de cette décennie, l’architecture s’est de plus en plus industrialisée et standardisée dans le monde des stations service. Ce sont d’abord les auvents qui se développent, et de nouveaux architectes ou ingénieurs, profitent des nouveaux matériaux à leur disposition pour innover dans la forme et la structure. BP innove alors en créant ses célèbres boutiques en demi-rond à grandes baies vitrées, au décor jaune et blanc. Par la suite BP créera aussi des auvents à pied central en forme de champignon, qui conservent encore un style unique1.

En 1968, pour développer rapidement son réseau et le moderniser dans la lutte commerciale de l’image de marque des grands pétroliers, Total a besoin de stations modulaires et rapides à installer, et à déplacer si besoin, selon les variations des flux automobiles, où le trafic routier l’exige. Pour concevoir ces stations, Total fait alors appel à l’un des meilleurs architectes dans ce domaine, qui a su au cours de sa carrière allier technique et conception innovante, et qui a fait du modulaire tout un art. Total s’adresse alors à Jean Prouvé, et lui demande de concevoir un modèle qui, de la simple station isolée jusqu’aux grandes aires autoroutières, en ville comme à la campagne, pourrait exprimer l’image moderne, fonctionnelle, et novatrice de la firme. Cette collaboration ne sera pas une première, car Jean Prouvé travailla précédemment en 1953 sur un premier projet de station service pour Total, en association avec son frère Henry, aujourd’hui beaucoup plus connu, et qui est visible au Vitra Design Museum de Weil am Rhein en Allemagne.

1 - P. Pannetier, «Stations-service Total modulables des années 70», Route Nostalgie

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Prouvé s’entoure alors de ses collaborateurs Bédier, Binotto, et Moreau, et s’attelle à la tâche. Il livrera en 1969 un premier prototype, auquel peu de modifications importantes seront apportées. Sa réponse va droit à l’essentiel : il propose un diptyque. Pour protéger les pompes, il imagine deux types d’auvent, l’un circulaire perché sur une colonne centrale, et l’autre rectangulaire, sur quatre poteaux métalliques, solution à choisir selon les conditions d’implantation et de capacité de la station. Il y ajoute alors un petit bâtiment destiné à héberger les services de la station (accueil, caisses, boutique, sanitaires, et réserves) en rez-de-chaussée, et offrant un logement de fonction au pompiste et sa famille à l’étage. Le bâtiment adopte une forme circulaire de façon à s’adapter au rayon de braquage des véhicules le contournant, et est ainsi dessiné sur la base d’un polygone à treize faces. Prouvé défendait une architecture légère, industrialisée, et donc facile et rapide à installer sur le site. La conception de la station service le démontre, et constitue même un quasi-manifeste2. La structure métallique de la station vient se poser sur des fondations en béton préfabriquées. Celle ci est constituée de trois planchers similaires formés de treize sections triangulaires identiques, prenant appui sur un fût central et des poteaux périphériques. Des panneaux de remplissage préfabriqués viennent ensuite composer les façades. Les assemblages simples permettront le montage et le démontage de la station en quelques heures. Total sera convaincu par cette proposition et validera alors la proposition, Prouvé et son équipe travailleront sur le projet jusque 1971, année où seront livrées et installées les premières stations sur le sol français. Pour répondre à toutes les situations, Jean Prouvé concevra trois types de stations sur le même modèle : une «tour» à rez-de-chaussée et logement à l’étage, un bâtiment circulaire sans étage, et un bâtiment semi circulaire de plain pied3 (cependant seulement quatre exemplaires de ce dernier type seront produits).

Dans la lignée de ses expérimentations sur le métal, c’est en toute logique que Jean Prouvé s’est tourné vers ce matériau pour concevoir cette station. Ainsi, la structure porteuse de la station est pensée en métal et utilise le procédé de tôle pliée cher à l’architecte. L’élément central de la structure est donc un fût métallique en tôle d’acier, cette gaine centrale regroupe également la tuyauterie complète et tous les fluides, ainsi que la chaudière pour le système de chauffage par air chaud distribué dans les planchers. Sur le pourtour sont disposés (ou posés sur les dés de fondation) treize poteaux rectangulaires en tôle d’acier de 1,5 mm d‘épaisseur. La structure rayonnante des planchers, composée de 13 sections de plancher triangulaires vient

2 - D. Amouroux, «C’était au temps… des modèles», 303, n° 67, 2000, p. 218-2193 - P. Sulzer, Jean Prouvé, Œuvre complète, Volume 4 : 1954-1984

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Premières séries de stations Sucy en situationphotographies d’époque

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Plan de rez-de-chaussée de la stationateliers Jean Prouvé, 1969

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s’y arrimer pour être reliée au fût. Celles ci sont triangulées et modelées de tôle de 2 mm d’épaisseur. Tous ces éléments, exceptés le fût central, sont galvanisés pour mieux résister à la corrosion. L’astuce structurelle de Prouvé est ici d’opérer un découpage différent entre les unités de montage et la hiérarchie structurelle traditionnelle. Une unité de montage ne correspond pas à une unité structurelle, et c’est en assemblant l’intégralité des caissons de la structure horizontale que les demi-poutres s’assemblent entre elles pour former des poutres. La structure principale est donc très simple et composée de seulement trois éléments distincts : le fût central, les poteaux périphériques, et les caissons de plancher. Dans l’alphabet des structures4 forgé par Jean Prouvé, la station correspond alors au «type à noyau central». Ainsi le montage de la structure s’effectue comme un mécano, est extrêmement rapide et peut être opéré par une équipe de cinq ouvriers sans équipement lourd en seulement quelques heures.

La principale innovation de Prouvé ici réside dans la concrétisation de l’utilisation de panneaux de façade composites qu’il met au point depuis quelques années, en collaboration avec Matra. Ces panneaux en polyester sont très novateurs à l’époque et sont destinés à tous types de constructions. Le modèle installé ici sera aussi installé sur les façades de l’hôpital de Beaune, mais les stations constituent leur plus grande échelle de diffusion5. Ce sont des panneaux sandwichs, à peau en polyester armé de fibre de verre sur fibrociment, avec un remplissage isolant en mousse phénolique ininflammable de 45 mm d’épaisseur. Ces panneaux ont donc la particularité encore rare à l’époque d’être à la fois industrialisés, coupe feu, isolés, et en polyester armé. Pour la station, Prouvé dessine quatre types différents de panneaux, qui seront amenés à recouvrir indifféremment la partie basse ou la partie haute de la station. D’une largeur de 2,25 m, on retrouve alors les panneaux entièrement pleins, un type de panneau percé d’une fenêtre en bandeau à ouverture coulissante, qui sera utilisé à l’étage pour l’habitation, un autre type de panneau qui comprend lui une fenêtre en bandeau placée en position haute pour les sanitaires et les réserves, et enfin un dernier panneau accueillant une double porte donnant un accès privé à l’habitation par le rez-de-chaussée. A l’étage, des panneaux à ouverture en bandeau seront donc utilisés, et au rez-de-chaussée, les panneaux seront complétés par de larges baies et portes vitrées pour la partie boutique pour permettre une bonne surveillance de la station et assurer le rôle de vitrines.

4 - F. Gratz, «Structure et assemblage», dans Jean Prouvé à Nancy, l’événement5 - R. Guidot, «De l’expérience vient la certitude : dialogue avec le matériau», dans Jean Prouvé à Nancy, l’événement

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Les panneaux de façade sont systématiquement blancs et c’est par la couleur des auvents (rouge, orange ou bleu marine) que l’on a pu distinguer trois périodes de productions différentes, même si des opérations de mise à jour opérées par Total ont pu changer les dimensions et les caractéristiques de ces auvents. Les auvents originaux conçus par Prouvé étaient en fait des casquettes brise soleil, lesquels étaient constitués de longues baguettes en aluminium. (l’aluminium ne sera utilisé à travers le projet que pour des éléments secondaires, tels les menuiseries, brise soleil, ou parcloses)

A l’intérieur, le responsable de la station pouvait loger avec sa famille, le logement disposant d’une surface d’environ 80 m2. Les pièces étaient disposées concentriquement et un couloir tournait autour du fût central pour assurer la distribution. L’aménagement se voulait modulable, avec des cloisons coulissant sur des rails disposés au plafond.

Les premières stations ont été livrées à partir de l’année 1971, et la toute première installée fut celle de Sucy en Brie, près de Créteil. C’est donc elle qui a donné son nom à la série de stations Sucy. Celle ci, qui est propriété de Total, est toujours en activité et a récemment été réhabilitée pour correspondre à la nouvelle identité visuelle de la firme. Total continua de produire des stations Sucy jusque dans les années 1980, et l’on a compté en 1985 jusqu’à 128 stations de ce type en activité en France6. Cependant, c’est l’avènement des premières réglementations d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite qui a stoppé net le développement du produit. En effet, du fait de la présence du vide sanitaire et de l’épaisseur des caissons de plancher inférieur, la montée dans la station s’effectuait via deux marches en béton. Un certain nombre de ces stations sont encore aujourd’hui en activité, même si leur nombre décroit d’année en année. La conception de ces stations ne prévoyait à l’origine pas une durée de vie de plus d’une quinzaine, voire d’une vingtaine d’années.

Paradoxalement, ces stations ont donc perduré beaucoup plus longtemps que prévu, illustrant la qualité de la conception d’origine, qui a su ne pas rendre les stations obsolètes dans leur usage commercial. Un autre paradoxe à observer est celui que jamais aucune des stations n’aura été déplacée «pour suivre les variations detrafic» comme la volonté de Total le laissait entendre. Au lieu de cela, elles se sont simplement multipliées sur le territoire.

Alors que beaucoup des réalisations de Jean Prouvé partageant ces volontés de standardisation et d’industrialisation sont restées à l’état d’expérimentation ou

6 - Joseph Ellouk, ingénieur méthode chez Total

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Station Sucy à étage, état originelArnouville les Gonesse, 1984

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de prototypes en très petites séries, on peut noter que la diffusion de ces stations s’est faite à une échelle nationale, preuve de la confiance de la firme Total dans le travail de l’architecte, et l’adéquation certaine de sa réponse face aux attentes du pétrolier. Malgré son architecture très typée, rationaliste et fonctionnaliste, ses principes géométriques affirmés et l’importance d’un système constructif métallique qui fonctionne en synergie avec les panneaux de façade pour donner toute sa rigidité structurelle à l’édifice, le modèle de station Sucy est une construction non connue de Jean Prouvé, peut être du au fait de sa fonction, peu prompte à une médiatisation. Mais, à l’exception du mobilier évidemment, elle représente surement l’une de ses réalisations les plus répandues sur le territoire français, et l’une de ses réussites, en termes de longévité, de maîtrise structurelle, et d’innovation technique, en dépit du caractère modeste du projet.

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RECONNAISSANCEVALEURET PROTECTION

La valeur patrimoniale de cette station service produite en série à plus d’une centaine d’exemplaires peut, de prime abord, ne pas sembler évidente. Par exemple, la mention du projet ne figure que dans très peu d’ouvrages ou monographies consacrés à Jean Prouvé et il est très rare de le rencontrer ailleurs dans la littérature.

Le cas de la station est à replacer dans l’intégralité de l’œuvre de Jean Prouvé, dont la notoriété a connu une très forte croissance au cours des dernières années. A l’époque, peut être un peu trop en avance sur son temps, ses inventions et ses propositions de voir la production architecturale comme la production automobile (si le Corbusier créait pour la voiture, Jean Prouvé créait comme la voiture) n’ont pas eu l’écho escompté. Sa production a surement maintenant atteint un certain degré de maturité, qui fait que sa fortune critique a évolué dans le bon sens. Pendant longtemps, il ne jouira pas d’une très forte reconnaissance, mais une médiatisation plus importante depuis quelques années a fait croître sa notoriété, si bien qu’on lui admet le syndrome de l’homme génial mais incompris de son vivant, et qui vaut très cher après sa mort7.

Ainsi sa côte s’est envolée auprès des collectionneurs de design du 20ème siècle au cours des dernières années. Ses meubles d’époque s’arrachent maintenant à prix d’or, et Vitra en profite alors pour relancer sa collection Jean Prouvé et réédite les fameuses chaises Standard ou la table Compas. Cette spéculation, qui va totalement à l’encontre de tous les principes de Jean Prouvé, qui lui voulait une architecture et un mobilier accessibles au plus grand nombre, a ensuite atteint les sphères de sa production architecturale. C’est ainsi que l’une de ses maisons tropicales de Brazzaville a atteint le montant de cinq millions de dollars lors d’une transaction à New York en 2007. Les constructions pas trop encombrantes attisent donc aussi l’appétit des

7 - Henri de Rohan-Csermak, préface de Jean Prouvé : entre architecture, design et industrie

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Modèle de station Sucy simpleGalerie Patrick Seguin, Paris, 2012

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collectionneurs, des marchands et des musées. Aujourd’hui, une porte provenant d’une de ses maisons de Meudon se vend plus cher que la maison. La logique de la préfabrication fait que l’on trouve maintenant portes à hublots, éléments de façade, brises soleil, aérateurs, escaliers ou luminaires dans des galeries spécialisées dans le design du 20ème siècle, comme chez Patrick Seguin ou Jousse. Certains spécialistes dénoncent alors un marché de l’art qui s’est exagérément épris des productions Prouvé et ne cesse de les mettre en pièces, voire de les cannibaliser, comparable au dépouillement des châteaux français après la Révolution, véritable dépeçage architectural8.

La station Sucy n’échappe pas à la règle, et les transactions vont aussi bon train. En 2008, une station à étage s’est vue adjugée à 202 000 € lors d’une vente aux enchères à Niort9. Il est donc particulier et peu ordinaire de pouvoir traiter en architecture d’un bien produit en série et qui dispose d’une côte sur le marché de l’art. On peut alors se questionner sur le statut de cet objet, et de sa considération ambiguë oscillant entre architecture (immobilier) et design (de facto mobilier). Fait plus étonnant (mais significatif de l’irruption de cet objet dans les sphères de la culture), le responsable de la maison Dior, Raf Simons, mue la station en podium lors d’un défilé à la galerie Gagosian en juin 2013.

Le nom de Jean Prouvé apparaît 49 fois en tant qu’auteur dans le registre de l’inventaire du patrimoine, soit pour des constructions dont il est l’auteur officiel, soit pour des collaborations, alors en qualité d’ingénieur. Parmi ces mesures de protection de son œuvre, on trouve entre autres deux exemplaires de la station Sucy, inscrites très récemment. En 2012, la ville de Draveil, dans l’Essonne, voit sa station service inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. En avril 2013, une station similaire a elle aussi été inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques à Beure, commune de 1350 habitants dans le Doubs. C’est la démolition d’une autre station à Dijon en avril 2012 qui avait alors alerté les services culturels de la région, ce qui a par la suite déclenché la volonté de lancement de la procédure : «Nous avons constaté que ces stations deviennentparticulièrementrares.Laplupartontétédétruitesoudémontées»10, notait Pascal Mignerey, de la DRAC Bourgogne. En 2007, la Commission Régionale du Patrimoine et des Sites de la région Provence Alpes Côte d’Azur avait déjà décidé d’attribuer le label Patrimoine du XXème siècle à deux exemplaires de la station Sucy, toutes deux toujours en

8 - Olivier Cinqualbre, La Maison tropicale - Jean Prouvé9 - www.gazette-drouot.com/static/magazine_ventes_aux_encheres/top_des_encheres/meuble_2008.html10 - , L’Est Républicain, avril 2013

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Station service de Beure, Doubsinscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 2013

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activité. L’une d’entre elles dispose d’un étage d’habitation (modèle beaucoup plus répandu). Ainsi ces prises de conscience de la présence d’un patrimoine en menace de disparition, et la renommée croissante de l’architecte incitent les comités régionaux en charge des inscriptions à l’inventaire supplémentaire à présenter ces candidatures ou ces propositions de labellisation.

Si à mesure que les stations disparaissent leur rareté augmente corollairement, alors on imaginera facilement que leur valeur marchande suivra la même courbe. Cependant, ce qui fait la valeur d’un patrimoine est loin d’être uniquement sa valeur marchande. Ce critère n’entrera d’ailleurs pas en considération dans une évaluation de ce type. Mais toute décision prise dans un projet de conservation dépend fortement de la valeur que l’on aura attribuée au dit patrimoine, surtout lorsqu’il est considéré comme ordinaire et diffus. C’eut été le cas de la station à un certain temps, et la station a cette capacité à témoigner d’une époque et ses pratiques, par des valeurs communes, ethnologiques et historiques, qui rappellent toute l’histoire du développement de la voiture individuelle depuis les années 1970, époque où les stations colonisaient les routes. On n’oubliera bien sûr pas sa valeur architecturale avec la forme ronde particulière de l’édifice, ses capacités de modularité, et les différentes variantes produites, et surtout son ingénieux système constructif.

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UNE STATIONPARMICENT AUTRES

L’une des caractéristiques principales de l’objet est son caractère sériel. Pendant les années 1970, les stations Sucy furent le fleuron de Total, et s’inscrivaient dans la lignée des architectures préfabriquées industrialisées. Si à l’époque elles avaient un rôle de repère et constituaient des valeurs sûres où que l’on se trouve, la situation est différente aujourd’hui. quarante ans plus tard, il est cohérent de penser qu’il n’est plus possible que même deux de ces stations soient encore identiques sur tous les aspects. Un architecte allemand s’est lancé le défi de recenser toutes les stations Sucy édifiées en France et en faire un état des lieux. Cette inventorisation de longue haleine lui a permis d’identifier jusqu’à présent 104 stations11. Sur le nombre, il comptait 48 stations détruites, 22 toujours en service, et 12 stations reconverties (le statut des 22 restantes était alors encore à définir). Depuis cinq ans maintenant, les chiffres ont évidemment évolué, et c’est sans surprise celui des stations détruites qui a le plus gonflé. Incendies, démolitions, démontages, les raisons ne manquent pas, mais heureusement, certaines stations tiennent encore bon. Parmi ses comptages, apparaissent aussi dans la catégorie des stations détruites celles qui ont pu être démontées, et donc disparaître de leur site d’origine. On prendra alors en compte les stations délocalisées, qui ont pu être démontées puis remontées ailleurs. Parmi celles ci, on retrouve toutes les stations passées par la case enchères ou ayant séjourné dans des galeries, ainsi que celles possédées par des collectionneurs. L’ossature métallique de l’une des stations avait d’ailleurs pendant un temps été présente à l’école d’architecture de Nancy.

D’autres stations ont continué d’exercer leur activité première et sont toujours en fonctionnement aujourd’hui. Comme beaucoup d’autres, le métier de pompiste a évolué au cours des dernières décennies, et des ajustements et transformations auront donc été effectués. A l’instar de la station de Sucy en Brie, qui arbore maintenant la couleur taupe de la nouvelle identité architecturale de Total, elles ont pu recevoir des mises à jour de ce type lorsqu’elles sont toujours sous

11 - chiffres 2008, source Andreas Buss

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Ancienne station de Quimper, reconvertie en pizzeria à emporter

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le giron du pétrolier. Certaines ont logiquement été revendues et sont dorénavant placées sous une autre enseigne ou sont indépendantes.

Dans la liste des stations «converties», les transformations sont longues. Dans le même domaine d’activité, on peut compter une concession automobile à Evreux, ou un distributeur de fioul à Lyon. Certaines ont adopté une démarche plus originale et se sont transformées en pizzeria ou en salon de coiffure, comme à Quimper dans le Finistère. A Vernaison, dans le Rhône, deux architectes ont racheté une station installée au bord d’une route, qu’ils ont restauré, avec l’aide de Total qui a pu leur fournir une seconde station démontée, pour en récupérer les pièces détachées. La station abrite maintenant leur agence d’architecture12. Quelques exemples d’usage à vocation d’habitation sont aussi recensés, à l’instar de l’auteur de la thèse sur les stations, qui vient de s’installer avec sa femme et son enfant dans un modèle Sucy. On citera aussi le cas d’une station située près de Lyon, que le propriétaire a «améliorée» par l’adjonction d’un toit en tuile à plusieurs pentes...

La variété des détournements de l’usage d’origine démontre bien la flexibilité de l’édifice et la praticité de sa structure à noyau central, qui autorise toutes sortes d’aménagements. Petit à petit il y aura inévitablement de moins en moins de ces stations sur le bord de nos routes, et c’est là leur destin, alors que les stations subsistantes ont déjà dépassé leur espérance de vie. Chaque élément de la série d’origine acquiert avec le temps une identité propre et perd son caractère sériel pour s’émanciper. Car dans les cas où l’édifice ne bénéficie d’aucune protection, ce sera toujours l’usager qui se révélera plus fort que l’architecture. Ainsi il est normal qu’avec les évolutions qui nous ont accompagnés, il ne soit pas pensable de vouloir conserver les stations en l’état, d’autant plus lorsqu’elles ne sont plus destinées à offrir des services automobiles. On ne pourrait pas tout sauvegarder, et cela n’aurait que peu d’intérêt. Car n’oublions pas que ce n’est qu’avec son corollaire, la destruction, que l’action de conservation prend tout son sens.

12 - B. David, «Lieux dits carbure chez Prouvé», Architecture d’aujourd’hui

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CHRONIQUE D’UNE RESTAURATIOND’UNE STATION SUCY

À LA STATION PROUVÉ

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La chronique qui suit va s’attacher à suivre un projet de restauration d’une station Sucy, mené de bout en bout par un designer nantais, qui s’avère être le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre dans ce projet. Si bien sûr ce récit n’est pas exhaustif et ne vise pas à établir de généralités, de par son caractère isolé, il pourra néanmoins nous éclairer sur les différentes étapes et processus qui s’enchaînent et se superposent dans le déroulement (pas toujours linéaire) d’un projet de restauration. La chronique s’intéressera plus à documenter et comprendre la démarche conceptuelle de projet, les intentions, les volontés architecturales, les difficultés rencontrées, qu’à analyser des aspects techniques très poussés. Comme pour le pavillon du centenaire de l’aluminium, ou la maison du peuple à Clichy, qui ont déjà pu rencontrer des nécessités de restauration là aussi bien spécifiques, nous verrons quelles sont les décisions mises en œuvre pour la sauvegarde de l’édifice. Il sera aussi l’occasion d’aborder des aspects plus pragmatiques et financiers que nous n’avons pas rencontrés précédemment, comme des questions d’usage et de gestion à long terme. Ici l’objet en question est donc issu d’une série, et l’un des aspects importants de sa restauration sera de constater la place prise par la création architecturale nouvelle et sa valeur apportée à l’objet de départ, qui va le mener d’une architecture générique à une architecture unique.

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La station Prouvé installée sur le parc des chantiers, Nantes

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L’ACTEUR ET SON PROJET

Jean-François Godet est nantais, et il est l’instigateur de l’ensemble du projet de la station Prouvé. Designer de formation (formé aux Beaux Arts de Nantes), il est chef de projet au sein de l’entreprise nantaise Métalobil, et c’est un touche à tout, grand passionné d’architecture, de design, et de petites structures.

Il est à la fois propriétaire, maître d’ouvrage, et maître d’œuvre dans la conduite de ce projet, ce qui lui donne une triple casquette, et lui a laissé une grande liberté dans le déroulement des opérations. Toutefois, il a aussi été épaulé par l’équipe de Métalobil, notamment Mathieu Lebot qui était l’architecte officiellement en charge du projet.

Sa passion des petites structures remonte à longtemps, et le projet de la station Prouvé n’est pas le premier (ni le dernier) dans lequel il a pu se lancer. Cette restauration est à la base un projet et un coup de cœur personnels, avant d’avoir pu prendre l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui.

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ACQUISITION

C’est en 2001 que tout commence. Jean-François Godet croise à Rezé un bâtiment qui l’interpelle, à l’angle de la route des Sorinières et du Chemin des Loges. Très vite, il y reconnaît un langage particulier et se présente au gérant de la station service Total, qui en est propriétaire et y vit avec sa famille depuis 1984. Il n’était pas le premier, et d’autres se sont intéressés à la station avant lui, mais il lui laisse ses coordonnées, dans le cas éventuel où il songerait un jour à sa revente...

En 2004, le propriétaire se fait entendre, et recontacte Jean-François Godet. Ils sont encore trois à être intéressées par l’acquisition de la station, dont deux allemands ayant effectué un tour de France en Citroën DS dans le but de recenser toutes les stations Sucy. Conscient de la valeur de son bien et attaché sentimentalement, il vend la station à Jean-François Godet, sous la condition cependant qu’il obtienne un permis de construire dans les trois ans à suivre, s’assurant ainsi que sa station ne sera pas revendue en pièces détachées ou reste stockée dans un hangar.

La transaction est conclue, et en 2006, pour laisser la place à un nouveau programme immobilier au même emplacement, le propriétaire cesse son activité et la station est prête à être démontée.

La station restera donc à priori dans les environs, et Jean-François Godet la démonte minutieusement et la stocke en pièces détachées à l’abri le temps de trouver un nouvel usage à donner à cette station, et donc de monter un nouveau projet.

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La station à son emplacement d’origine, à Rezécelle ci y sera restée en activité durant 35 ans

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FINANCEMENTS

Jean-François Godet est le seul acteur financier de l’ensemble de ce projet, et a lui même entièrement racheté et restauré la station, au prix d’un gros investissement personnel.

Le prix d’acquisition ne sera pas dévoilé dans ce mémoire, mais on peut indiquer qu’il est inférieur à celui auquel a été vendue une station à Niort en 2008 (202 000 €).

Il n’a pas été aisé pour Jean-François Godet de trouver des financements pour l’acquisition, puis le montage de son projet, dans la mesure où les établissements bancaires sont plus enclins à engager des prêts sur le foncier.

Des financements extérieurs auraient surement pu être apportés, mais la mobilisation de telles sommes d’argent demande du temps et beaucoup de démarches, ce que n’autorisait pas le timing serré de quelques mois entre la signature du contrat avec le CRDC et l’installation effective de la station sur l’île de Nantes. Ni Nantes Métropole, ni Le Voyage à Nantes ne disposait de ce budget à cette époque, et la firme Total, que Jean-François Godet a pris le soin de contacter, n’a pas particulièrement été sensible à une telle démarche architecturale.

Le coût total de la restauration s’élève à environ 60 000 €, somme comprenant les études architecturales, le travail des bureaux d’études techniques, les assurances diverses. Cependant le montant ne comprend pas le démontage de son emplacement de Rezé et la restauration totale des panneaux de façade en 2007.

Il est à noter que dans le cas d’un déplacement de la station, qui induirait alors son démontage, le stockage des éléments, et la remise en état du terrain (réseaux et fondations), la facture a été chiffrée à environ 35 000 €.

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DESTINATION

L’idée de départ de Jean-François Godet après l’achat de cette station était d’en faire son habitation principale. Mais des doutes quant à la transformation en logement confortable et le peu de terrains disponibles situés au plus proche du cœur de Nantes lui font abandonner l’idée, et il cherche donc d’autres pistes.

En 2008, il se rapproche de la Samoa et leur présente la station, son histoire, et la potentialité d’en faire un objet hors norme, et suggère de l’implanter sur l’île de Nantes. Ses interlocuteurs sont sensibles au travail de Jean Prouvé, et ensemble ils cherchent des usages possibles à cette station.

Leurs discussions aboutissent, et en septembre 2008, le CRDC (Centre de Recherche pour le Développement Culturel, association responsable de la manifestation Estuaire) est intéressé par la location de la station dans le cadre de la biennale d’Estuaire, dont l’édition suivante aura lieu à l’été 2009, pour en faire un lieu d’accueil du public.

Le CRDC souhaiterait installer ses bureaux, pour une douzaine de personnes, à l’étage, et faire du rez-de-chaussée un point d’information, ainsi que la billetterie et la boutique de la manifestation. L’association s’engage donc sur l’exploitation et la location de la station pour les éditions 2009 et 2011 d’Estuaire.

Au cours du montage du projet, le programme a évolué, pour s’orienter toujours vers un lieu d’accueil du public en rez-de-chaussée, avec informations, boutique et billetterie, mais il est décidé de dédier l’étage à un espace de lecture et d’exposition.

C’est donc au cours de discussions et d’analyses de besoin qu’est née la nouvelle destination de la station, après l’initiative du propriétaire de contacter la Samoa pour trouver ensemble un usage pertinent et pérenne. Ce n’est qu’à partir de ce moment là que le projet de restauration peut vraiment commencer, avec les objectifs et envies donnés par le futur exploitant.

Une convention de location du terrain de 15 ans ayant été signée avec Nantes Métropole, on peut imaginer que la station gardera sa fonction en ce même endroit pour encore quelques années.

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PHILOSOPHIE

Dans un projet de restauration, l’approche sensible de la chose et les convictions personnelles amènent à privilégier certaines approches par rapport à d’autres.

Pour Jean-François Godet, le point focal du projet de la station Prouvé était de retrouver l’état d’origine et les éléments principaux du bâtiment tels qu’ils avaient pu être à l’époque, dans le plus grand respect de l’auteur initial et de sa conception architecturale. Ainsi tous les éléments essentiels de structure ou de façade ont été conservés dans la mesure où ils étaient en bon état, et restaurés lorsque cela s’imposait. Mais le remplacement de parties d’éléments a été minime, et dans ces cas, opéré dans les règles de l’art. Il n’y a pas non plus eu d’actions destructrices sur la matière même de la construction, et les dispositions ont été prises pour que la restauration soit réversible et que la station puisse être rendue à son état initial.

«ne pas tomber dans le fanatisme de l’objet restauré, mais redonner toute salisibilitéàl’œuvredeProuvé»

Le parti pris était ici de retrouver une clarté, une lisibilité claire dans la lecture du système Prouvé, pour montrer au maximum cette netteté de dessin et de détails dans le montage. Cette restauration a donc été menée sous le signe de la mise en valeur de l’objet originel, dans le but de dévoiler, ou exacerber ses capacités et ses qualités constructives et spatiales. Dissimulées pendant des années sous des enseignes publicitaires ou des faux plafonds, il était temps, et un devoir, de mettre en valeur l’ingéniosité constructive et les qualités architecturales de l’édifice.

Bien sûr, cela n’empêche pas de développer un avis critique sur la construction, et l’architecte a pu ici prendre le parti de remplacer ou de modifier certains éléments de la construction, dans les cas où les technologies et techniques d’aujourd’hui lui permettaient d’apporter une meilleure réponse à certains usages. Par exemple nous verrons qu’il a su en certains points améliorer le caractère démontable et remontable de la station.

Une restauration est aussi pour lui l’occasion de se confronter à un architecte de renom, de mettre en valeur son œuvre tout en apportant sa touche personnelle contemporaine.

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DÉMONTAGE

Le cas particulier de la station et de sa restauration est qu’elle n’est pas un objet immobilier à proprement parler, mais son caractère démontable et déplaçable l’affranchit d’une affectation à un environnement figé.

Ainsi la première étape du projet de restauration a été de démonter la station, pour ensuite la stocker en attendant d’intervenir ultérieurement dessus. Le démontage a soulevé beaucoup d’appréhensions. Tant par le risque de découvrir de mauvaises surprises, que par la procédure à adopter. Car si les phases de montage disposaient d’un minimum d’information, celles de démontage n’étaient pas du tout référencées.

Ainsi le démontage était la phase à optimiser pour constituer une base de données photographique de l’édifice au cours des différentes étapes, pour documenter les détails d’assemblages et les mesures à prendre qui serviront au remontage. C’est aussi le moment d’effectuer une répertorisation et un étiquetage logique de tous les éléments sur place, pour ensuite effectuer un inventaire de toutes les pièces. Cela demande d’être consciencieux pour permettre un bon déroulement de la suite du projet. En l’occurrence le nombre et les différents types d’éléments ne sont pas nombreux dans le cas de la station, la tâche n’a pas été difficile. Par contre, la structure parait simple et épurée, mais dans les faits il y a un certain nombre de détails de montage à retenir et maîtriser ultérieurement.

La station avait préalablement été vidée de son contenu et désossée (cloisons intérieures, faux plafonds, installations), et les différents revêtements (lino, moquette) avaient été supprimés (les planchers auxquels ils étaient collés n’ont donc pu être conservés). L’édifice, qui avait subi des modifications au cours du temps (stores, rideaux métalliques, aménagements) est donc remis à son état d’origine. Il ne subsistait donc plus que les éléments essentiels, c’est à dire la structure métallique, les éléments de façade en panneaux polyester, et l’auvent.

Le démontage s’est effectué partie par partie. Premièrement l’auvent, puis le toit, le fût supérieur, les panneaux de l’étage, la structure du plancher intermédiaire, le fût inférieur, le plancher du rez-de-chaussée, et enfin les poteaux périphériques. Ceux ci étaient uniquement posés sur les dés de béton des fondations, le seul ancrage de la station étant disposé sous le fût technique, et se sont maintenus parfaitement verticaux.

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Le seul recours à un engin de levage a été dans l’enlèvement des panneaux de façade, qui n’offrent pas de point de prise en main, et pèsent entre 120 et 140 kg, ils ont donc été déposés par ventouse.

Le démontage de la station s’est donc effectué avec un certain empirisme, faute de documents de référence. La principale crainte de l’architecte était de voir la structure de la station vriller ou se déformer lors de l’enlèvement des panneaux de façades, qui effectuent théoriquement le rôle de contreventement. Heureusement, il avait été confirmé en dernière minute par un ancien collaborateur de Prouvé que les panneaux n’avaient pas à être déposés dans un ordre précis.

Stockage et inventoriage lors du démontage de la stationéléments de la structure horizontale

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DIAGNOSTIC

En 2006, le stockage de la station permet un examen plus approfondi de l’état général de la structure, suite à l’examen global et visuel qui a pu être fait sur place et pendant le démontage. Il ne reste donc plus de la station que son ossature et les panneaux de façade.

La station avait énormément souffert d’un manque d’entretien au cours de ces dernières (dizaines) d’années. De ce fait l’état général était très mauvais, il avait atteint un seuil critique. Le plus préoccupant était l’état des panneaux de façade. Ceux ci étaient dégradés par de très nombreuses perforations, qui n’avaient jamais été réparées, et le polyester de surface avait souffert de l’eau, des UV, et du temps, et avait donc besoin d’être restauré.

C’est pourquoi en 2007, Jean-François Godet prend la décision de faire restaurer les panneaux, l’intervention étant urgente, pour éviter qu’ils ne se dégradent encore plus.

Concernant les panneaux, les parcloses, éléments filants en aluminium assurant la jonction verticale entre les panneaux et les poteaux, sont très abîmées et il faudra en remplacer certaines. Les vitres des fenêtres des panneaux de l’étage seront à remplacer et les coulissants sont en mauvais état. De même, les joints entourant les fenêtres sont tous à remplacer. Au rez-de-chaussée, certaines baies vitrées sont cassées, on les remplacera donc par des nouvelles.

La structure métallique était au contraire dans un état extrêmement sain. Les tôles pliées avaient été galvanisées pour les protéger, et les éléments étaient de surcroit bien protégés des précipitations. Certains éléments de triangulation de planchers avaient aussi pu souffrir de l’humidité au rez-de-chaussée, et ces membrures devront donc être remplacées. Seuls les poteaux portaient des traces de corrosion en pied, le défaut de vide sanitaire et non entretien de la station avaient mené à des accumulations de feuilles mortes, ce qui a attaqué les poteaux. L’intégrité structurelle de la station n’est pas remise en cause et l’acier est toujours sain. C’était là un diagnostic très encourageant pour enclencher sereinement le projet.

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DOCUMENTATION

Durant les deux années, et même ensuite, entre la réception de la station et le commencement des études après définition du projet, Jean-François Godet s’est lancé dans une recherche de documentation sur la station Sucy.

Le fait d’avoir été produite à plus d’une centaine d’exemplaires et d’avoir été conçue par un architecte notoire peut laisser penser que le sujet sera bien documenté. Il n’en est rien. Les ressources concernant la station Sucy sont très faibles, et il a fallu prendre contact avec beaucoup de personnes différentes et se déplacer pour glaner des informations.

Il ne disposait alors au début que d’un plan de principe que lui avait confié l’ancien propriétaire. Les ressources étant très faibles, internet a alors été d’une grande aide, permettant de lier contact avec les personnes voulues. Jean-François Godet a donc pu se rapprocher de personnes ayant travaillé avec Jean Prouvé, quelques collaborateurs, mais aussi des spécialistes comme Catherine Dumont D’Ayot ou Catherine Coley, ou Peter Sultzer. Des membres de sa famille, notamment sa fille, ont aussi pu lui apporter une aide non négligeable. Un architecte zurichois avait quelques années auparavant entrepris une thèse sur le sujet précis des stations Sucy. Bien que rédigée en allemand, elle a aussi été d’une précieuse aide, comme la consultation d’archives spécialisées. Jean-François Godet n’est pas le premier passionné à vouloir restaurer une station Sucy, et d’autres architectes l’ont même fait avant lui. Ce fut alors l’occasion de les rencontrer dans leur station, hébergeant leur agence, pour partager leur expérience. Total ne disposait apparemment d’aucun document relatif à la station dans ses archives, ou n’était pas disposé à les communiquer.

La restauration prend alors une dimension collective et sociale. Même s’il n’y a pas de création de base de données spécifique, ce qui pourrait être intéressant, chacun est enclin à partager son expérience et son savoir faire, et ainsi en faire profiter les autres personnes désireuses de mener un projet similaire ou simplement se documenter.

C’est ainsi qu’avant de commencer les études de conception, le maître d’œuvre a pu se constituer petit à petit une base de données et se documenter pleinement sur le sujet pour aborder la restauration de la meilleure des façons, la connaissance du sujet étant le premier préalable à un travail de restauration.

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CONCEPTION

Les études se sont déroulées pleinement de septembre 2008 jusqu’au printemps 2009, avant l’installation de la station au début du mois de juin, soit environ six à sept mois d’études une fois le programme d’usage fixé.

Il s’agissait alors de définir les volontés architecturales compatibles avec la nouvelle affectation de l’édifice, mais aussi avec la notion d’une restauration respectueuse de l’architecture de la station.

La disposition des panneaux de façade, tous interchangeables, a été conservée identique à celle d’origine, les cinq baies vitrées toute hauteur du rez-de-chaussée sont donc disposées à la suite, conservant la très large ouverture visuelle. L’entrée dans la station se faisait auparavant de manière frontale, par deux portes battantes vitrées au centre, elle se fait maintenant par le biais de deux portes doubles se faisant diamétralement face, de part et d’autre des baies. Il a été décidé de garder les volumes à leur plus simple expression, et ne pas effectuer de cloisonnement, sauf pour les pièces closes indispensables qui seront réduites au minimum (sanitaires, rangement). Ainsi l’espace est libre au rez-de-chaussée comme à l’étage, où seuls des éléments de mobilier viendront définir les espaces de déambulation. De même, les surfaces seront continues et sans accrocs, et la palette chromatique et celle des matériaux utilisés seront réduites. Néanmoins la sobriété aura aussi pour but de faire deviner l’originale structure radiale et l’inviter à se dévoiler. Des considérations simples pour magnifier une architecture sans fioriture aucune, qui seront matérialisées par des dispositifs architecturaux efficaces et d’une finesse certaine.

La conception tentera aussi, sur l’aspect technique et dans la mesure du possible, d’apporter de nouvelles réponses à certaines dispositions constructives qui ont pu être négligées pendant les études originelles et ne servent pas le caractère réellement démontable de l’objet.

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INNOVATIONS

L’ensemble du projet a une dimension très contemporaine, et cela même si l’architecture d’origine est facilement identifiable de l’extérieur. Le maître d’œuvre a choisi de conserver l’intégrité du bâtiment, c’est à dire son entièreté, son intégralité sur le plan matériel, esthétique et fonctionnel.

Ainsi la structure originelle a été conservée, restaurée lorsque besoin, et remontée à l’identique. On a touché le moins possible à la matière, et lorsque les panneaux de façade ont été restaurés, la mousse isolante qu’ils contenaient n’a subi aucune action. L’introduction de nouveaux matériaux, éléments, nouvelles techniques, et la modification de son emplacement remettent par contre quant à eux en question la notion d’authenticité. Nous allons faire le tour des principales modifications apportées qui ont pu modifier (sans l’altérer) le caractère de l’édifice.

Le changement de statut de la station a poussé le maître d’œuvre à effectuer des modifications non négligeables. La première, et peut être la plus importante bien que très peu perceptible, est la modification des accès à la station. L’accès au public a engendré, pour des raisons de sécurité (voir adaptations) le besoin de disposer de deux issues de secours. La station comportait bien à l’origine deux accès au rez-de-chaussée, matérialisés par une double porte battante en verre au centre des baies, et l’une de ces baies était coulissante (le local stockage/déchets dispose aussi d’un accès indépendant). Ces portes sont très inconfortables thermiquement et sont des modèles marchands issus du commerce, il est donc décidé de les changer. Les portes d’entrée ne sont donc pas d’origine, ni dans leur matérialité, ni dans leur dessin, car c’est en effet Jean-François Godet qui les a dessinées. En bois peint en blanc et flanquées de trois hublots circulaires, elles font illusion, et l’observateur non averti se méprend de l’utilisation de ce langage Prouvé, mais qui n’est pourtant pas authentique. Le designer s’est inspiré de photographies d’esquisses d’époque dessinées par Prouvé, retrouvées dans son atelier, et vraisemblablement destinées à équiper des portes de service. Cette modification, presque une addition, a été motivée par des raisons techniques et fonctionnelles, mais a contribué à apporter un confort d’utilisation à l’édifice. Plus performantes thermiquement, elles sont aussi plus résistantes au regard des questions de vandalisme. La conception a amené le designer à penser à l’après, et celui ci a tiré pleinement parti de la logique de conception modulaire des

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Finitions du sol intérieur de la stationpanneaux de particules bois et ciment teints dans la masse

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panneaux de façade. Ainsi les doubles portes constituent un panneau réversible, et le sens de leur ouverture est donc modifiable en fonction de l’utilisation souhaitée.

Si la structure primaire s’est révélée être saine et avoir plutôt bien vieilli, les aménagements intérieurs successifs n’étaient pas de qualité et ne reflétaient pas la richesse du projet. Ils n’ont donc pas été conservés, et l’architecte a repensé des nouvelles alternatives. Les sols d’origine étaient constitués de plaques de bois aggloméré de 35 mm d’épaisseur, mais le collage de revêtements de sol sur leur surface n’a pas rendu leur conservation possible. Le maître d’œuvre ne voulant pas utiliser de revêtements de surface, les planchers sont constitués de panneaux de particules de bois et ciment de teinte sombre, directement verrouillés à la structure métallique horizontale, et posés en disposition radiale autour du fût central. Les éléments du sol révèlent ainsi l’assemblage et la manière dont ils ont été montés, et offrent une clarté de la structure pour le visiteur. Leur composition offre une durabilité importante dans le temps et adaptée à une forte utilisation, tout en offrant une finition satisfaisante.

Enfin, une troisième décision prise par le nouveau maître d’œuvre a été de doubler toutes les parois de la station, pour deux raisons. La première était la volonté de créer un espace épuré et clair, et la seconde d’améliorer les performances thermiques du bâtiment. Le designer a alors opté pour un doublage intégral de toutes les parois intérieures par l’utilisation d’un matériau encore peu utilisé en architecture, mais reconnu dans les domaines du design ou de l’événementiel, le dibond. Le dibond est un matériau composite composé de deux tôles de parement aluminium de 0,3mm chacune, recouvertes d’un film de protection, et un noyau central en polyéthylène. Inventé en 1992, ce matériau aurait sans aucun doute convaincu Jean Prouvé, alliant la rigidité et les capacités mécaniques de l’aluminium au poids et au prix du plastique. Le dibond est très facilement usinable, et en fraisant l’une des deux tôles extérieures, le pliage ou le cintrage de la matière est aisé. Toutes les parties pleines des panneaux de façades ont donc été doublées par des plaques de dibond recouvrant des panneaux rigides de laine de roche de 10 cm d’épaisseur, améliorant sensiblement les capacités thermiques. Afin de ne pas opérer d’opérations destructrices sur la matière, le maître d’œuvre s’est refusé à effectuer des percements dans les panneaux de façade. Le moyen retenu pour conserver une rigidité suffisante à ces grandes plaques a été d’effectuer des plis dans la hauteur. L’ancrage en pied est axé sur un rail métallique. L’absence d’éléments de fixation visible réside dans le fait que la solution retenue pour l’accrochage à la structure est une fixation par bande velcro. Ainsi l’incidence sur l’existant est quasi nulle et cela permet une dépose aisée, facilitant ainsi les procédures de démontage.

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La solution du dibond a aussi été retenue en plafonds, et, à l’image de la découpe des panneaux de plancher, la disposition s’aligne dans l’axe radial des poutres. Outre le fait de créer une continuité et une unité de matériaux, la disposition a été pensée de manière à loger les luminaires fluorescents dans l’épaisseur du doublage et dans l’axe des poutres, signalant l’emplacement de la structure métallique horizontale et jouant un jeu de miroir avec les nervures correspondantes au sol.

Enfin, en matière de dispositions techniques, l’étanchéité de toiture a été totalement repensée et adaptée à la démontabilité, quand la solution adoptée dans les années 1970 découlait des techniques utilisées dans le bâtiment traditionnel pour les toitures plates. L’étanchéité était en effet assurée par la pose d’un film goudronné sur la surface de la toiture, solution plus adaptée à des structures fixes et non démontable. Ici le restaurateur a opté pour l’installation d’une membrane en PVC, qui est vissée au panneau supérieur de toiture. Durable et fixée mécaniquement, elle permet surtout d’être démontée puis remontée sans en compromettre les qualités. Ce point est l’une des innovations qui, en termes de démontabilité, apportent une réelle amélioration dans la logique globale du projet, et affirment ses intentions de mobilité.

Ces innovations apportent un réel changement à l’image de l’édifice, mais elles ont toutes été conduites dans un souci de mise en valeur de la potentialité et des qualités de l’existant. Les dispositifs architecturaux mis en œuvre sont ici à la fois simples et font appel à des matériaux standards, mais ils sont d’une grande finesse et on relève un souci du détail important. On reconnaît ici la valeur ajoutée du profil du designer produit, qui connaît véritablement les matériaux et leur mise en œuvre optimale jusque dans les détails, et sait ainsi les transposer à l’architecture.

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doublage des cloisons extérieures et du plafond de la stationpanneaux de dibond blanc de 3 mm

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DROIT D’AUTEUR

De telles interventions posent évidemment la question du rapport entre l’architecte concepteur d’origine et le restaurateur, sous la notion du droit d’auteur, mais aussi du respect de la paternité de l’œuvre.

Les modifications mentionnées plus tôt, même si elles participent entièrement à la nouvelle identité du lieu, résultent plus de questions d’aménagement. En revanche, les portes sont surement l’élément sur lequel le nouveau maître d’œuvre est le plus intervenu en terme de création, même si celle si s’est basée sur des esquisses originales. Cette intervention pose la question plus globale de la place de la création dans un projet de restauration.

Dans le cas présent, Jean-François Godet a attendu un certain temps avant de contacter la famille de Jean Prouvé, de peur de se heurter à des divergences d’opinions vis à vis de son projet. Cependant, l’accueil a été très bon, et la famille l’a accompagné dans l’aventure. Elle a d’ailleurs apprécié le fait qu’il ait pu prendre des libertés, et réinterpréter les intentions originelles, les retravailler, et pousser les concepts plus loin. Car en architecture, le temps manque parfois, et sur l’ampleur d’un projet entier, certains aspects peuvent ne pas avoir été poussés à bout et nécessiter une reconsidération.

Ainsi le redesign de ces portes n’est en aucun cas à considérer comme un acte de plagiat, mais plutôt en tant que production très inspirée. Certains prôneraient d’assumer totalement le remplacement de certains éléments. Ici les codes du concepteur d’origine sont repris comme un hommage, et le restaurateur ne se cache pas de son inspiration ni ne revendique d’avoir œuvré seul. Preuve en est que le challenge est réussi, l’intégration au projet initial est totale et ne souffre pas de fausse note.

Le requestionnement quarante ans plus tard de cette architecture s’est tout au long du processus de (re)conception fait avec en tête la philosophie du concepteur, tant dans la conception de cet objet en particulier, que dans la démarche globale qu’il a pu développer tout au long de sa carrière et dans laquelle, c’est le souhait du restaurateur, cette nouvelle vision contemporaine de la station pourrait trouver sa place.

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Les nouvelles portes de la stationbois peint et hublots vitrés

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ADAPTATIONS

En sus des considérations architecturales qu’il a fallu prendre en compte dans l’élaboration du projet, des adaptations diverses ont du être effectuées, pour par exemple pouvoir adapter le bâtiment aux normes thermiques ou réglementaires actuellement en vigueur. Ici ces préoccupations ont été abordées comme adaptations nécessaires à un usage confortable, et non comme des contraintes réelles.

Les considérations thermiques n’étaient pas une priorité à l’époque, excepté au niveau de la faible isolation des panneaux de façade, dont l’efficacité était compromise par l’absence d’isolation en sous face du bâtiment ou les faibles performances du simple vitrage. A l’époque du pétrole bon marché, et dans le cas d’une commande pour Total, la question du chauffage n’était pas un souci. Lors de la rédaction du CCTP, les organismes de contrôle ont été souples et le but était alors de «faireaumieux». Il a donc été décidé de doubler les façades comme expliqué précédemment par de la laine en panneaux de 10 cm. On a aussi renforcé l’isolation en plancher bas et intermédiaire par la mise en place d’isolant en vrac dans l’épaisseur de la structure, et par des panneaux de laine de roche de 24 cm en toiture, pour limiter au maximum les déperditions. Le chauffage est dorénavant assuré par un système de climatisation réversible, qui n’utilise donc évidemment plus le système de circulation d’air chaud de l’époque, prévu dans les planchers, et un système de ventilation mécanique a été installé.

Concernant les règles de sécurité, elles correspondent ici aux normes s’appliquant aux ERP, ce qui peut alors être assez contraignant. Le programme prévoyait au départ une utilisation tertiaire de bureaux pour une douzaine de personnes, en plus de l’accueil du public au rez-de-chaussée. Les normes prévoyaient alors la mise en place de deux issues de secours les plus éloignées l’une de l’autre, offrant deux unités de passage, et s’ouvrant vers l’extérieur. Grâce aux nouvelles portes, la condition a été remplie. Mais elles demandaient aussi la modification de l’escalier, qui devait aussi avoir une largeur suffisante. Or la modification de l’escalier était rendue impossible par les contraintes de disposition de la structure, et il était hors de question de procéder à des modifications structurelles. Il a alors même été soulevé la possibilité d’installer un toboggan pour l’évacuation de l’étage, mais une solution plus réaliste a bien sûr été adoptée. Les bureaux ne seront finalement pas hébergés à l’étage, et une dérogation sera accordée permettant de réguler le flux de visiteurs à l’intérieur de la station et principalement à l’étage.

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Au niveau structurel, les performances de contreventement des panneaux de façade n’ont pas pu entrer en considération lors des calculs, et le bureau d’étude a alors exigé la pose de deux croix de Saint André à chaque étage, soudées aux poteaux derrière le doublage de dibond, et assurant ainsi la stabilité de l’édifice.

L’accessibilité aux personnes à mobilité réduit est assurée par l’installation d’une rampe et d’escaliers en extérieur, réalisés en acier autopatinable, dans la continuité des consignes d’aménagement urbain du parc des chantiers.

D’autres adaptations mineures ont été apportées, comme les protections solaires qui prennent maintenant la forme de bannette enroulables, en lieu et place des brise soleil qui n’auraient pas été efficaces sur une orientation ouest où les rayons du soleil sont rasants, et la pose de stores verticaux pour l’occultation.

La station en cours de montage en attente de la pose d’isolation

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(RE)PRÉFABRICATION

Suite au diagnostic et aux études conceptuelles et techniques approfondies, un gros travail de concrétisation s’est présenté. En effet, de la station il ne restait que l’ossature, tout le reste n’était que concept.

Dans la logique du projet, tous les éléments allaient bien sûr être préfabriqués, puis assemblés sur site. L’avantage dont disposait alors le maître d’œuvre était celui d’avoir un atelier entièrement équipé à sa disposition1, lui permettant de procéder à tous types d’opérations sans avoir à se tourner vers des prestataires extérieurs. Une très grande partie des travaux a donc pu être effectuée directement par le maître d’œuvre.

Nous avons vu que les panneaux ont été les premiers éléments à être restaurés (cette fois ci par un spécialiste). Une fois le polyester restauré, il restait à remplacer les huisseries des fenêtres en aluminium, et en changer les vitrages pour le doubler. Les joints d’étanchéité avaient énormément souffert, mais il fut possible de trouver des références correspondantes encore en production sur le marché pour les remplacer, certains à destination du bâtiment, et d’autres à usage automobile. Un des types de joints a néanmoins nécessité la fabrication d’un moule spécial pour obtenir un profil sur mesure, mais l’investissement a été rentabilisé par le nombre de mètres linéaires à produire assez conséquent. Pour la réalisation des parcloses en aluminium, des profils ont aussi été recréés pour remplacer les éléments en mauvais état.

La structure en elle même a aussi nécessité des réparations. Si la tôle avait bien été galvanisée, elle a tout de même souffert de l’eau et des éléments étaient à changer. Ici les compétences de l’atelier ont pu être mises à contribution. Les travaux de découpe, façonnage, et soudure du métal y ont été effectués, par exemple pour le remplacement de certaines membrures de triangulation des planchers, ou celui de quelques rares profilés commerciaux reliés au fût qui avaient souffert. Un certain nombre des poteaux a du être repris en pied, pour traiter de la corrosion légère, et ils ont ensuite tous été repeints pour les protéger, même s’ils ne sont pas apparents dans la construction. Le fût central a du être décapé, le collage d’une moquette sur son pourtour ayant endommagé sa surface. Enfin, tous les composants de l’aménagement intérieur ont aussi pu être

1 - Métalobil est une structure mixte, dont le travail s’étend de la conception à la fabrication de différents projet, ils disposent donc d’un atelier complet

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façonnés en atelier. Les découpes et finitions de planchers, plafonds, et parois y ont été effectués.

Le mobilier présent dans la station a lui aussi été préfabriqué, mais Jean-François Godet et Métalobil n’en ont assuré ni la conception ni la fabrication. La borne d’accueil du public, ainsi que les éléments d’exposition en bois contreplaqué du rez-de-chaussée et de l’étage ont tous été produits par Coupechoux, en participation à Estuaire 2009.

Préparation des éléments de structure en atelierbrise-soleil, poteaux en cours de peinture, quartier de plancher, fût

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INSTALLATION

Le montage final sur site a été précédé d’essais de montage en atelier, pour garantir le bon fonctionnement de tous les éléments, s’assurer que les éléments repris en atelier étaient bien conformes, et vérifier et confirmer certains détails d’assemblage.

Sur site, la ceinture de fondations avait auparavant été coulée, elle est dessinée sur les mêmes plans que ceux d’origine, le choix de les laisser apparentes est délibéré car la forme est plutôt harmonieuse, et pour maximiser les mouvements d’air du vide sanitaire, qui gardera la structure saine et sèche. Les différents réseaux sont aussi prêts à recevoir les installations.

Il aura fallu environ une dizaine de jours pour l’édification de la station. On dispose en premier lieu les quartiers d’ossature de plancher sur leurs trois appuis, un central et deux périphériques. Arrivent ensuite les poteaux, qui viennent se poser sur les plots de fondation et d’arrimer à l’ossature. Une fois tous ces éléments solidarisés, le fût a été amené au centre de l’édifice, mais dans d’autres cas de montage de station similaire, on pose d’abord le plancher du rez-de-chaussée, ce qui permettra de faire ensuite glisser le fût métallique vers le centre de la construction. De là, on peut répéter l’opération pour l’installation de la structure de l’étage, du plancher, puis du fût supérieur, et enfin de la toiture. Une fois la toiture posée, les éléments de panneaux de façade peuvent être montés grâce à un engin de levage léger, d’abord sur tout le pourtour du rez-de-chaussée, puis à l’étage. Ils se montent l’un après l’autre en les maintenant aux poteaux par le système de parcloses. Les croix de Saint André ont été fixées une fois tous les panneaux mis en place et la structure stable.

Les aménagements intérieurs ont alors pu commencer quand les réseaux électriques ont été installés. Etant donné que quasiment la totalité des éléments avait été préfabriqués ou préparés en amont, le chantier de montage s’est bien déroulé, même si la station ne s’est pas montée en quelques heures, comme il était prévu à la base, mais les prévisions de Prouvé et Total s’entendaient sur des montages à la chaine effectués par des techniciens formés et habitués.

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montage de la station au printemps 2009rez-de-chaussée en attente du reste de la structure...

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UTILISATION

Au jour le jour, le bâtiment est agréable à vivre et adapté à l’utilisation qui en est faite. On est pourtant loin des performances d’un bâtiment passif ou BBC, et l’inertie thermique est inexistante. Le but n’était pas ici de livrer un bâtiment performant, et la restauration a ses limites, ainsi climatisation et chauffage se révèlent indispensables pour éviter les surchauffes en été et disposer d’un confort d’utilisation en hiver.

PROJECTIONS

Si les caractéristiques spatiales de la station correspondent aujourd’hui aux usages demandés, la polyvalence et la non détermination spatiale du lieu l’autorisent à se transformer, moyennant peut être quelques aménagements selon la destination adoptée.

L’ambition première de Jean-François Godet après l’acquisition de la station était d’en faire son habitation principale. Aujourd’hui, il réalise que les qualités thermiques ne sont pas vraiment compatibles avec un usage d’habitation, du moins en l’état actuel. La solution à envisager serait d’installer du double vitrage sur toutes les ouvertures et repenser l’intégralité des détails techniques afin d’éliminer au maximum les points problématiques, notamment de ponts thermiques.

Pour l’instant, le bail signé avec Nantes Métropole court encore pour une dizaine d’années, et d’ici là, la station devrait alors rester sur le parc des chantiers. La suite reste inconnue.

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La station, stratégiquement positionnée au cœur du parc des chantiers

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GESTION

Si dans un projet de restauration, ou d’architecture en général, on se doit de prévoir les modalités de gestion et d’entretien du bâtiment, il faut aussi savoir se parer à toute éventualité, et certaines réalités du terrain engendrent des enjeux financiers et de maintenance non prévus.

Le vandalisme et les dégradations volontaires sont le gros souci dont souffre aujourd’hui la station. En effet, au vu de sa situation sur le parc des chantiers et la proximité de celui ci avec le Hangar à bananes, la station est très fréquemment la cible de jets de pierre, dégradations volontaires, et autres graffitis. La partie la plus exposée est bien sûr le rez-de-chaussée, et les panneaux de façade se révèlent très sensibles à la perforation, comme les miroiteries sont sensibles au bris et aux rayures. Ces actes ont contraint le propriétaire à recouvrir l’intégralité de la partie basse de la station d’un film plastique transparent pour la protéger. Malheureusement ce film jaunit et cloque énormément avec le temps, et gâche fortement l’aspect visuel de la station. Les panneaux ont donc l’air totalement jaunis et sont partiellement recouverts de graffitis à certains endroits, et les vitres sont recouvertes de ce film qui cloque et crée de la condensation entre les deux surfaces... Ces malveillances coûtent cher à entretenir, dégradent fortement l’aspect et l’image de l’édifice, et mettent en péril la santé du bâtiment. Des discussions sont en cours avec Nantes Métropole dans le but de trouver des solutions pour faire cesser le problème, et à plus courte échéance, de négocier un partage des frais dans le cas de réparations relatives au vandalisme.

En quatre ans, il a déjà été nécessaire d’effectuer une opération de maintenance sur les panneaux, qui sont les éléments les plus fragiles et exposés du bâtiment. Certaines restaurations effectuées en 2007 se révèlent maintenant de qualité moyenne, et l’on constate par endroits des défauts d’osmose du plastique. Parallèlement, le bâtiment a pu se couvrir de très légères mousses par endroits, mais cela est tout à fait normal et constitue un vieillissement classique. Mis à part les aléas des dégradations occasionnelles donc, la restauration du bâtiment a su être efficace et on ne dénombre pas d’incident majeur. Ainsi, le bâtiment va entamer son premier cycle régulier de maintenance en 2014, soit cinq ans après son installation.

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STATUT

Au cours de cette restauration, la station aura acquis une toute nouvelle identité, et sera passée de l’objet en série à l’objet unique. Ici, la dénomination joue un rôle important, la station acquiert son statut d’objet unique par sa restauration. D’une station Sucy générique, elle devient la station Prouvé, œuvre unique. L’auvent qui autrefois portait le nom de la firme pétrolière et en faisait un porte drapeau porte maintenant le nom de la station Prouvé. Cette dénomination porte à confusion, dans le sens où le Voyage à Nantes présente la station comme un prototype, lui augurant alors une valeur d’unicité, alors que la réalité en est à l’opposé.

Elle est à ce titre recensée par le Voyage à Nantes comme une œuvre Estuaire à part entière, au même titre que les anneaux de Buren ou l’Absence des ateliers Van Lieshout, pour qui, «réhabilitée en 2009, elle permet de vivre et partagerunmomentdel’histoiredudesign». Même s’il n’aura pas participé à l’élaboration ou au financement du projet, le Voyage à Nantes aura beaucoup fait pour sa mise en valeur et la communication autour de cette expérience. Jean Prouvé est alors présenté comme designer, architecte, artiste, et un formidable inventeur. Il semble que ce nom n’aura jamais autant été connu par les nantais (et les touristes). Flanquée d’adhésifs Estuaire, la station est aussi devenue un porte drapeau et un support signalétique de la manifestation, élément du projet global d’un territoire qui se veut donner une place prépondérante à l’art et la culture. De par sa fonction de point d’informations, elle est le catalyseur de cette offre culturelle et le camp de base pour une exploration de l’île de Nantes. L’objet est donc maintenant devenu un lieu, point de repère et trait d’union, entre les nefs Dubigeon et leur éléphant, et le hangar 32, au graphisme signalétique similaire.

La station a dorénavant acquis et imposé son statut urbain. Sa forme de petit kiosque lui donne un côté très urbain, et ses dimensions lui permettent de rivaliser en hauteur avec les socles des nouveaux immeubles du projet de la Prairie au Duc et l’école Aimé Césaire.

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illustration générique de la station relayée sur les supports du Voyage à Nantes

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BILANS

On pourrait penser que restaurer une architecture produite en série, conçu par un architecte connu, et construite il n’y a que quarante ans pourrait s’avérer plus aisé, de par l’expérience acquise par d’autres dans leurs projets respectifs, l’existence d’une base de données conséquente, ou le relatif bon état de l’objet.

Mais il n’en est rien. Si d’autres ont déjà procédé à des restaurations du même type, chacun suit ses propres approches méthodologiques et veut s’approprier l’objet à sa manière, même si évidemment, toute expérience est bonne à considérer. Aujourd’hui, la conservation d’informations est rendue aisée (et obligatoire) par l’usage généralisé de l’informatique, mais le fossé est énorme avec la situation d’il y a quelques décennies, et toutes les formes de documentation n’ont pas pu parvenir jusqu’à nous. De même, la dimension très expérimentale de la station et de ses matériaux n’a pas joué en faveur de leur longévité, d’autant plus que la station n’avait pas pour vocation d’être utilisée plus d’une quinzaine d’années.

La question de la production en série de l’objet d’origine se heurte ainsi avec les réalités d’une restauration ultérieure. Si les idéaux de départ, ont pu être la réduction des coûts, la rationalisation des composants, ou la production en nombre, dans les faits il s’agit bien d’une opération de restauration sur mesure d’un élément unique partie d’une série, qui a depuis longtemps acquis son indépendance.

Dans notre cas, le caractère de production en série de l’objet n’aura donc pas forcément grandement facilité le travail de restauration. Mais cela est aussi du au caractère personnel de l’expérience : la volonté était de (re)créer un objet qui, bien que reflétant et ayant pour identité première la création de Jean Prouvé, puisse aussi acquérir un nouveau visage et correspondre à son nouveau propriétaire. Car l’architecture est une démarche hautement personnelle, d’autant plus lorsque l’on conçoit pour soi même.

Restaurer cette station a aussi entraîné un certain lot de responsabilités : comment ne pas trahir les principes d’origine, comment ne pas dénaturer l’original, sans pour autant le sanctifier dans un état antérieur qui ne serait que peu adéquat aujourd’hui ? Le travail effectué méritera-t-il l’approbation des descendants de l’auteur, ou de l’ancien propriétaire ? Le restaurateur doit-il se cacher derrière le concepteur et brider sa créativité ? Ici la démarche créative n’a pas été éludée, et le projet renvoie ainsi des notions d’usage et d’image tout à fait contemporaines et adaptées.

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En extérieur, c’est plutôt l’original qui est donné à voir, l’intervention portant principalement sur une remise en état des éléments fondamentaux pour leur redonner leur authenticité, et le travail d’une signalétique nécessaire à sa nouvelle identification. A l’intérieur, c’est la réinterprétation qui prime, et c’est là que se donne à voir toute l’intervention de création engagée par le designer, par ses nouvelles spatialités et matérialités.

Pour autant, un chantier de restauration est une démarche longue et coûteuse. Un des éléments les plus importants à prendre en compte est celui de la gestion après avoir effectué cette restauration, qu’il ne faut pas prendre à la légère. Si à l’issue du projet, l’objet est en bonne condition, il continuera cependant à vieillir. Même lorsque l’on en prend soin et l’entretient, un bâtiment, à fortiori ancien, continuera indéniablement à vieillir. Les matériaux employés à l’époque sont très exigeants, et cette composante est très importante. De plus, à cela s’ajoute la question du vandalisme, qui altère le bâtiment et engendre des interventions imprévues. C’est pourquoi, avant d’entamer une démarche de restauration, la question monétaire est primordiale. Aux coûts d’acquisition et de restauration s’ajoutent ceux d’entretien, qui sont à prévoir et seront plus élevés que ceux d’un bâtiment classique du fait de la spécificité des actions à entreprendre, ainsi que les frais imprévisibles et qui ne sont pas du ressort du propriétaire. Enfin, dans le cas d’une construction démontable, et dans l’éventualité d’un déplacement, les frais sont alors encore non négligeables et à intégrer au budget global à prévoir.

Conjointement, la question du coût se pose dans le choix des matériaux choisis et des possibilités de mise en œuvre. Si certains collectionneurs peuvent faire appel à des restaurateurs spécialisés ou des galeristes pour redonner vie à un objet, ici le restaurateur a orienté son intervention selon son budget et son accès à certaines techniques de mise en œuvre, en gardant en tête que des améliorations qualitatives pourront être opérées plus tard. Le résultat est qualitatif, mais parfois au prix de certains compromis.

Heureusement, la reconnaissance de ce long travail a été positive. Cela a participé à la volonté et la fierté d’avoir pu œuvrer, à son niveau, à faire reconnaître l’œuvre de Prouvé. De plus l’accueil critique est très bon, et l’objet est source de beaucoup d’interrogations. Quand beaucoup n’imaginent pas un instant qu’il eut pu un jour s’agir d’une station service, d’autres sont dubitatif quand à l’âge annoncé de l’édifice.

Le processus de conception et de recherche de documents originaux, de témoignages, d’expériences diverses a aussi introduit une dimension sociale

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extrêmement importante au cœur du projet. Cela a conduit à la création d’un cercle de passionnés et de spécialistes en la matière, dont Jean-François Godet est dorénavant l’un des membres, en France et en Europe.

Aujourd’hui, et avec du recul, le designer reconnaît que le projet était un véritable challenge à de nombreux égards. Mais la conduite de ce projet reste une très bonne expérience pour lui, à tel point que celui ci se lance dans un autre projet de réhabilitation, cette fois ci il s’agira d’une maison bulle à six coques de 1968, conçue par Jean Maneval. Et le chantier s’augure d’une toute autre envergure...

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CONCLUSIONS

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L’étude de cette restauration aura été riche en enseignements, et nous pourrons en tirer quelques préceptes, qui viennent alors confirmer ce que nous avions développé au long de ce mémoire.

La définition d’un patrimoine est difficile, et n’est pas appropriée pour qualifier les patrimoines et les productions du 20ème siècle. Le cas de la station nous l’illustre bien : un objet singulier parmi tant d’autres, qui pourra nous toucher, et laissera certains de marbre. Cette notion a ainsi une définition différente pour chacun d’entre nous, en fonction de notre histoire et de nos sensibilités.

L’identification des patrimoines du 20ème siècle reste une priorité, et, une fois effectuée, la diffusion et la communication permettent ensuite une réelle reconnaissance. Ainsi l’échange autour de ces informations, à l’instar de DoCoMoMo ou dans des cercles plus restreints, lui assurent un partage diffus des connaissances, indispensables à toute autre décision.

Le patrimoine est souvent assimilé à la protection. Mais attention, il serait impossible et non justifié de vouloir tout protéger. La protection ou l’inscription n’assurent d’ailleurs pas forcément la sauvegarde et la pérennité d’une œuvre, et oublient dans leurs critères un grand nombre d’éléments de qualité. La restauration de la station Sucy n’aurait surement pas abouti à la création de la station Prouvé si celle ci avait à la base été inscrite ou protégée.

Le credo de la patrimonialisation est la sauvegarde et la transmission. Et en architecture, le meilleur moyen de transmettre et sauvegarder est surement l’acte de conservation. Ici l’on a vu que les visions divergent, et les actions inhérentes aussi. Les philosophies s’affrontent, et parfois se comprennent, voire se complètent. Chaque édifice ou objet a son histoire et son vécu, et cela est aussi vrai pour les multiples, qui requerront un traitement au cas par cas.

Parallèlement à ces volontés de conserver ce qui nous a précédé et maintenant nous tient à cœur, certaines choses évoluent vite et changent. D’abord, la matière, les matériaux, qui dans de nombreux cas concernant l’architecture du 20ème siècle, auront plutôt eu à subir un vieillissement qu’une évolution, souvent prématuré. Ainsi le témoignage de toute une époque ne nous est parfois parvenu qu’altéré.

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Ensuite, ce sont nous qui changeons. Nos modes de vie, nos habitudes, ont fortement évolué depuis un siècle. Et c’est maintenant à l’architecture qui nous entoure de s’adapter à ces changements. Et forcément, en s’adaptant elle se modifiera.

Les patrimoines du 20ème siècle sont bel et bien des patrimoines particuliers, et il convient donc d’adopter des attitudes appropriées quant à la question de leur préservation. Mais ceci c’est pas une science, plutôt un ensemble de pratiques qui, l’expérience et le temps allant, tendent à se définir de mieux en mieux.

La leçon à tirer ici est peut être celle qui conclura que dans la sauvegarde et la conservation d’un patrimoine, mieux vaut parfois assister à des initiatives et des projets personnels qui, même s’ils ne répondent pas exactement à une vision académique de la conservation diffusée par certains, vaudront beaucoup mieux que l’inscription ou le classement d’un édifice qui, certes, sera alors reconnu et protégé, mais n’aura plus les mêmes potentialités et possibilités d’évolution.

On peut alors penser que le monde de la conservation a bien changé, lui aussi, qu’il a su s’adapter, non pas uniquement aux changements de notre société, mais s’adapter à des architectures présentes, et apprendre à agir différemment. Si énormément de données rentrent en ligne de compte, les architectes ont maintenant à savoir convoquer tant leurs cultures théoriques qu’une évaluation pertinente des cultures d’aujourd’hui.

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CRÉDITS IMAGES

couverture : Fonds Jean Prouvép. 16 : http://rbarc1a1.blogspot.fr/2013/04/blog-niet-renaissance-gebouw-unite.htmlp. 26 : © Ila Bêkap. 43 : Archives Nationalesp. 50 : http://www.francesurfaceinternational.com/archives/2014/01/05/28894580.htmlp. 56 : © Daniel Villafruelap. 61 : © D. R., Le Moniteurp. 81 : © Victor Gubbinsp. 85 : © Franklin Azzip. 88 : Fonds Bernard Zehrfuss, Cité de l’Architecture et du Patrimoinep. 88 : © Pleyad.frp. 97 : © Pascal Pannetierp. 98 : Fonds Jean Prouvép. 101 : © Peter Sultzerp. 104 : © Galerie Patrick Seguinp. 106 : © Ludovic Laudep. 109 : © Olivier G.p. 113 : © D. Trap. 116 : © Ouest Francep. 121 : © David Liaudetp. 126 : © Jean-François Godetp. 129 : © Jean-François Godetp. 131 : © Thierry Llansadesp. 133 : © Philippe Gambertp. 135 : © Jean-François Godetp. 137 : © Eric Milteaup. 139 : © Jean-François Godetp. 142 : © Bernard Renoux, pour Le Voyage à Nantes

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édité à Nantes en janvier 2014

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