Verset de La Lumiere-libre

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© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2009 DOI: 10.1163/057053909X12544602282358 Arabica 56 (2009) 543-595 brill.nl/arab L’interprétation symbolique du verset de la lumière chez Ibn Sīnā, G ̇ azālī et Ibn ʚArabī et ses implications doctrinales Mohammed Chaouki Zine IREMAM (Aix-en-Provence) Abstract Le verset de la lumière a fait l’objet de nombreux commentaires allant de la simple interpréta- tion littérale à l’interprétation allégorique qui mobilise un lourd appareil herméneutique et doc- trinal. Cette étude passe en revue les premières exégèses basées sur le contact direct avec les témoins de la révélation, et examine ensuite trois interprétations relatives à trois modes de pen- sée différents : 1) l’interprétation philosophique d’Ibn Sīnā qui justifie le système métaphysique par le recours au texte de la tradition (le Coran) ; 2) l’interprétation symbolique de G ̇ azālī qui crée une interaction entre les idées philosophiques et l’expérience mystique, sous l’égide d’une visée éminemment « théologique » ; 3) l’interprétation soufie d’Ibn ʚArabī qui se laisse guider par l’énoncé du Coran et son esprit. Le verset de la lumière offre une multitude d’interprétations en fonction de l’esprit doctrinal qui prédomine. Les symboles employés sont autant un « texte » qu’un « prétexte » pour légitimer un point de vue ou une visée théorique. Keywords Ibn Sīnā, G ̇ azālī, Ibn ʚArabī, exégèse, taʙwīl, herméneutique, symbolique, soufisme, falsafa, théologie Le verset de la lumière mérite plus qu’une étude comme celle-ci. En effet, il a fasciné exégètes, philosophes et mystiques de par sa prépondérance symboli- que et sa valeur herméneutique et initiatique. Il a fait l’objet de nombreux commentaires qui reflètent, en réalité, la pluralité des interprétations données aux symboles employés (le tabernacle ou la niche, la lampe, le verre, l’arbre, l’huile, le feu, etc.). Comment ces symboles ont été interprétés ? Quel est le sens des paraboles (amt ̱ āl ) que Dieu propose aux hommes ? Cette étude propose trois commentaires relatives à trois orientations que sont la falsafa que représente Ibn Sīnā (m. 431/1037), la “synthèse doctrinale” (théologie, philosophie et soufisme) de G ̇ azālī (m. 505/1111) et le tas ̣ awwuf d’Ibn ʚArabī (m. 638/1240). Elle tente de montrer que les commentaires réalisés par ces trois ténors de la pensée islamique classique adoptent les exégèses antérieures,

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ETUDE

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  • Koninklijke Brill NV, Leiden, 2009 DOI: 10.1163/057053909X12544602282358

    Arabica 56 (2009) 543-595 brill.nl/arab

    Linterprtation symbolique du verset de la lumire chez Ibn Sn, Gazl et Ibn Arab et ses

    implications doctrinales

    Mohammed Chaouki ZineIREMAM (Aix-en-Provence)

    AbstractLe verset de la lumire a fait lobjet de nombreux commentaires allant de la simple interprta-tion littrale linterprtation allgorique qui mobilise un lourd appareil hermneutique et doc-trinal. Cette tude passe en revue les premires exgses bases sur le contact direct avec les tmoins de la rvlation, et examine ensuite trois interprtations relatives trois modes de pen-se dirents : 1) linterprtation philosophique dIbn Sn qui justie le systme mtaphysique par le recours au texte de la tradition (le Coran) ; 2) linterprtation symbolique de Gazl qui cre une interaction entre les ides philosophiques et lexprience mystique, sous lgide dune vise minemment thologique ; 3) linterprtation soue dIbn Arab qui se laisse guider par lnonc du Coran et son esprit. Le verset de la lumire ore une multitude dinterprtations en fonction de lesprit doctrinal qui prdomine. Les symboles employs sont autant un texte quun prtexte pour lgitimer un point de vue ou une vise thorique.

    KeywordsIbn Sn, Gazl, Ibn Arab, exgse, tawl, hermneutique, symbolique, sousme, falsafa, thologie

    Le verset de la lumire mrite plus quune tude comme celle-ci. En eet, il a fascin exgtes, philosophes et mystiques de par sa prpondrance symboli-que et sa valeur hermneutique et initiatique. Il a fait lobjet de nombreux commentaires qui retent, en ralit, la pluralit des interprtations donnes aux symboles employs (le tabernacle ou la niche, la lampe, le verre, larbre, lhuile, le feu, etc.). Comment ces symboles ont t interprts ? Quel est le sens des paraboles (amtl ) que Dieu propose aux hommes ? Cette tude propose trois commentaires relatives trois orientations que sont la falsafa que reprsente Ibn Sn (m. 431/1037), la synthse doctrinale (thologie, philosophie et sousme) de Gazl (m. 505/1111) et le tasawwuf dIbn Arab (m. 638/1240). Elle tente de montrer que les commentaires raliss par ces trois tnors de la pense islamique classique adoptent les exgses antrieures,

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    comme nous allons les exposer par la suite, tout en se distinguant par la sp-cicit du terrain de prdilection qui est la leur. Chaque commentaire est imprgn dides proportionnes au contenu de chaque doctrine et la vise globale de chaque auteur. Mais chaque commentaire est dtermin aussi par lesprit du temps, au sens hglien desprit objectif. Ainsi, les savoirs, les habi-tudes et les hritages confectionnent, subrepticement, les textes et les com-mentaires. Un pluriel (ides admises, autorits adoptes, habitudes incorpores) laisse une marque sur un singulier qui la reproduit dans ses commentaires et ses apprciations. Cest ce que nous allons dcouvrir avec lvolution du commentaire du verset de la lumire, du commentaire littral au dveloppe-ment hermneutique et symbolique.

    Le verset 35 de la sourate 24: Dieu est la lumire des cieux et de la terre. Le symbole de Sa lumire est semblable une niche o se trouve une lampe ; la lampe est dans un verre ; le verre est comme un astre brillant ; elle est allume grce un arbre bni, un olivier, ni dorient ni doccident, dont lhuile clairerait, ou peu sen faut, mme si nul feu ne la touchait. Lumire sur lumire. Dieu guide vers sa lumire qui Il veut. Dieu propose des paraboles aux hommes. Et Dieu est de toute chose Savant.

    Le mot nr comporte plusieurs acceptions plus ou moins nuances en fonc-tion du type de commentaire et de lexgte qui en est lauteur. Daniel Gima-ret recense celles que lon trouve dans la plupart des exgses : Nr, comme nom divin, vient naturellement (comme le conrme la liste de Sufyn) du

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    trs clbre v. 24, 35 couramment appel verset de la lumire et qui commence par ces mots : Allhu nru s-samwt wa l-ardi 1.

    Le problme quil soulve est de savoir comment traduire la phrase sur le plan smantique : Lumire de Dieu ? Lumire provenant de Dieu ? Il men-tionne les signications thologiques ou sotriques attribues au mot nr : guidance (hud), Celui qui illumine (munawwir), apparent (zhir), etc. Le terme hud est en grande partie employ par les exgtes ; munawwir est le sens donn par Bagdd, Quayr, Tus, etc. ; zhir est prfr par Gazl dans le Mikt al-anwr comme nous allons le voir plus loin. Mais il y a aussi linterprtation corporiste ou anthropomorphique rapporte par lhr-siographie attribuant Dieu un corps lumineux. Le verset semble dsigner une mtaphore dans un but heuristique en dcrivant la lumire divine par des mots accessibles et familiers aux gens : Si Dieu nest pas lumire au sens pro-pre, il faut donc lentendre mtaphoriquement. Plusieurs explications, cet gard, ont t proposes 2.

    1- Le verset de la lumire dans lexgse musulmane

    Avant dtudier les interprtations dIbn Sn, de Gazl et dIbn Arab, voyons tout dabord comment le verset a t comment par les premiers exgtes.

    Ab Gafar M. b. Garr al-Tabar3 (m. 310/923) commente le mot nr par guidance et disposition, cest--dire que Dieu est le Guide (hd) des cieux et de la terre et Il est Celui qui dispose (mudabbir) leur cration4. Il rapporte la signication soutenue par Ubayy b. Kab (m. 30/650) qui accorde ce terme le sens de clart (diy). Le tabernacle ou la niche (mikt) signie la foi tablie dans le cur du croyant. Le Coran, mmoris par le cur, prend aussi la mme signication. Lune des appellations du Coran est lumire daprs le verset Une preuve vous est venue de votre Seigneur, et Nous avons fait des-cendre vers vous une lumire clatante (Cor. 4, 174).

    La lumire est le Coran qui signie guidance (hud) et expression claire (bayn)5 : En eet, si dans certains versets hud signie bayn cela vient de

    1 D. Gimaret, Les noms divins en Islam : exgse lexicographique et thologique, Paris, Cerf ( Patrimoines/islam ), 1988, p. 372.

    2 Ibid., p. 373.3 Sur cet exgte v. Claude Gilliot, Exgse, langue et thologie en islam. Lexgse coranique de

    Tabar, Paris, Vrin, ( tudes musulmanes , 32), 1990.4 Tabar, Gmi al-bayn an tawl y al-Qurn, Le Caire, 19683, 12, p. 135.5 Sur le bayn v. Cl. Gilliot, Langue et Coran selon Tabar. I La prcellence du Coran ,

    Studia Islamica, 68 (1988), p. 79-106.

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    ce que, le bayan se rvlant au cur par la lumire de la science, cette lumire tend (madda) le cur vers la chose explicite et lincline vers elle 6. Le verset dit Dieu guide vers Sa lumire qui Il veut grce aux yt qui signient deux choses : les versets du Coran rcits et mmoriss par le croyant ; et les signes rigs dans lunivers guidant les hommes vers un Crateur. Ces yt riges dans le monde ou tablies dans le cur prennent donc le nom de tabernacle7. Ce dernier contient une lampe (misbh) assimile par Tabar au cur (qalb). La lampe se trouve dans un verre (zugga), cest--dire le cur est dans la poi-trine (sadr). Le verre ressemble un astre brillant (kawkab durr). La lampe tient son combustible dun arbre bni (lolivier), allusion faite au cur qui obtient les sciences et les sagesses du Coran8. Dautres variantes sont voques par Tabar pour donner plusieurs signications du verset :

    La niche, cest la poitrine du croyant.La lampe, cest le Coran et la foi.Le verre, cest le cur.

    Il rapporte galement la parole dIbn Abbs (m. 68/687) selon laquelle la guidance (hud) est dans le cur du croyant comme un tabernacle. Le cur est semblable la lampe dont lhuile claire avant mme que le feu ne la touche. Lorsque ce dernier la touche, sa lumire rayonne de plus en plus. Autrement dit, le cur est guid par la lumire de la foi avant que la science ne lui parvienne. Lorsque celle-ci latteint, sa guidance et sa lumire augmen-tent. La science joue ici le rle de combustible provenant de larbre, cest--dire du Coran. Un autre sens est rapport daprs Ibn Abbs et Mughid (m. 104/722) : la lampe et ce quelle contient symbolisent le cur intrieur ( fud ) et son dedans (gawf ). La lampe, cest le fud et la lucarne, cest le dedans. Cette interprtation est originale et dbouche sur la dimension mys-tique, car le fud est plus profond que le cur (qalb). Elle table sur la profon-deur des choses : La niche contient une lampe , La lampe est dans le verre , etc. Ibn Arab pensera aux implications concentriques et cycliques. Cet appro-fondissement est le fait de lexgse mystique comme nous allons le voir.

    Quelle est la signication de larbre qui nest ni oriental, ni occidental ? L encore, Tabar rassemble les propos de plusieurs exgtes sur la nature de cet

    6 Paul Nwyia, Exgse coranique et langage mystique, Beyrouth, Dr al-Mariq, 1970, p. 122.7 Sur ce terme v. Cl. Gilliot, Exgse, p. 104-105 : Tabar ne dit rien dune parent trangre

    de ce terme, mais comme il pos un problme de comprhension, il en donne de nombreuses dnitions et descriptions : une lucarne, le lieu o lon pose une bougie, une niche dans laquelle on met une mche de lampe. Selon Mughid, le terme signie lucarne en thiopien, cest ce que rapporte Ibn Qutayba .

    8 Tabar, p. 137.

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    arbre. La plupart dentre eux admettent lide de son origine cleste. Car si cet arbre tait dorigine terrestre, il aurait sans doute une situation gographi-que. Le fait quil soit dpourvu de dimensions, montre quil appartient au monde suprasensible. Il est donc un symbole (matal )9 que Dieu a manifest pour dcrire Sa lumire. En employant ces symboles, Dieu veut rapprocher le sens de Sa lumire de lentendement humain : Il sagit dun parabole que Dieu propose, car si cet arbre tait de ce monde, il serait oriental ou occidental 10.

    Tous les objets de ce verset ont donc une fonction symbolique qui consiste reconduire le sens habituel et matriel (niche, lampe, verre, etc.) son ori-gine spirituelle (cur, Coran, foi, etc.). Cette tche symbolique est une entre-prise hermneutique. La racine tymologique du mot symbole (sumbolon) suggre dj le rassemblement de deux moitis, lune est visible, lautre est invisible. Le symbole (matal ) est la face cache de la chose. Il en est la nature cleste, cest--dire idale et immuable. Son expression scripturaire est le cou-ple invisible (gayb)/visible (ahda).

    Le paroxysme de ce symbolisme se manifeste dans lexpression Lumire sur lumire (nr al nr) : la lumire de la foi enracine dans le cur est consolide par la lumire des yt qui procurent adhsion et certitude. Le Coran est cette lumire indubitable qui sassocie la lumire de la nature saine ( tra) de lhomme. Il sagit dune science qui corrobore ce que celui-ci connat dj par sa facult intellectuelle, cest--dire les connaissances a priori tablies dans son me.

    Un autre exgte et traditionniste Ab l-Farag Abd al-Rahmn b. Al b. al-Gawz11 (m. 597/1200) reprend les signications lgues par ses prdces-seurs. Dieu est la lumire des cieux et de la terre, cest--dire quIl guide leurs habitants. La parent smantique entre la lumire (nr) et la clart (diy) admise par Ubayy b. Kab est galement reprise. Il est aussi le Mudabbir en disposant harmonieusement lordre cosmique daprs la lecture de Mughid et de Zaggg (m. 311/923). Ubayy b. Kab commente le dbut du verset par Dieu illumine (Allahu nawwara) les cieux et la terre 12.

    9 Dans la mystique musulmane larbre est synonyme de lHomme parfait (al-Insn al-kmil ) assimil au prophte. Larbre en tant que symbole dsigne par exemple chez Ibn Arab la ra-lit muhammadienne, cest--dire le prophte en tant que symbole archtypique. Sur cette ra-lit v. Michel Chodkiewicz, Le sceau des saints. Prophtie et saintet dans la doctrine dIbn Arab, Paris, Gallimard ( Bibliothque des sciences humaines ), 1986.

    10 Tabar, op. cit., p. 142.11 Ibn al-Djawz , EI.12 Ibn al-Gawz, Zd al-masr f ilm al-tafsr, d. A. Mahd, Beyrouth, Dr al-kitb al-arab,

    2001, III, p. 295.

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    1- Le symbole de Sa lumire est semblable (mata lu nrihi)Ibn al-Gawz voque ici quatre signications selon celui auquel renvoie le pronom axe de la 3e personne h de nri[hi] : (1) Ibn Abbs attribue le h Dieu, cest--dire lexemple de sa guidance dans le cur du croyant ; (2) Ubayy b. Kab lattribue au croyant. Il sagit de la lumire de la foi ; (3) Ubayy dit galement que cest la lumire de Muhammad ; (4) Sufyn al-Tawr (m. 161/778) lattribue plutt au Coran. 2- La niche (mikt)Ibn Abbs : le lieu o lon met une mche de lampe.Mughid : la lampe.Ubayy b. Kab et al-Farr : la lucarne, un trou dans le mur o lon pose une bougie.Ibn Qutayba : lucarne en thiopien.3- La lampe (misbh)Ibn Abbs : la clart (daw)Mughid : la mche.Ubayy, Farr, Ibn Qutayba, Zaggg : la lampe (sirg)4- Le verre comme un astre brillant (kawkab durr)13

    Ibn Qutayba : la clart est plus brillante dans le verre comme lastre qui fait son apparition.Dautres exgtes comme Zaggg laissent entendre lide dloignement (dar), car la lumire repousse lobscurit et lide de scintillement applicable aux astres qui brillent avec clat.5- Un olivier, ni dorient ni doccident (l arqiyya wa-l garbiyya)Ibn Abbs, Ubayy b. Kab : un arbre verdoyant que le soleil natteint pas.Ibn Abbs, Mughid, Zaggg : un arbre dans le dsert que lombre natteint pas. Son huile est excellente.Al-Hasan al-Basr (m. 110/728) : un arbre du paradis et non pas de la vie dici-bas.6- Lumire sur lumire (nr al nr)Mughid : le feu manant de lhuile.Ibn al-Sib : la lampe et le verre sont deux lumires.Ab Sulaymn al-Dimaq : la lumire du feu, de lhuile et du verre.

    13 Sur le mot durr, Ibn al-Gawz donne plusieurs variantes syntaxiques qui mettent en valeur le verbe daction daraa (Zaggg) qui signie repousser, mais aussi dar (Ibn Abbs), darr (Ubayy b. Kab, Qatda), dary (Ibn Masd, Ikrima, Qatda), dur (Ibn Katr, N, Ibn mir), dur (Zaggg) semblable au durr, des particules trs petits (poussires), allusion faite aux toiles innombrables, lointaines et scintillantes formant une constellation. Sur ces variantes v. Frzbd, al-Qms al-muht, Beyrouth, 1991, I, p. 118-19, la lettre dl.

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    La signication allgorique de ces symboles coraniques varie aussi dun ex-gte lautre et tourne autour de trois signis :

    (1) La lumire de Muhammad dont le tabernacle est Ibrhm et le verre est Isml daprs le rcit de Quraz, ou le tabernacle est Abd al-Muttalib et le verre est Abd Allh, respectivement le grand-pre et le pre du Prophte selon Dahhk b. Muzhim (m. 105/723).

    (2) La lumire de la foi dont le tabernacle est le cur.(3) La lumire du Coran qui stend sur le cur.

    7- Dieu propose des paraboles aux hommes (wa-yadribu llh al-amtl li-l-ns)Ibn al-Gawz explique la porte pdagogique de ces symboles. Ceux-ci sont cits comme des exemples (amtl ) ou des rapports de similarit (abh) pour rapprocher lide que Dieu veut transmettre aux hommes.

    Venons-en maintenant un autre type de commentaire qui est lexgse spiri-tuelle. Conrme-t-elle ces explications bases essentiellement sur la langue ? Elle ne semble pas sloigner de lexplication littrale, mais se distingue par la transposition symbolique quelle opre comme le montrent le Haqiq al-tafsr de Sulam (m. 412/1021) et le Latif al-irt de Quayr (m. 465/1072). Le commentaire de Sulam conserve lessentiel de lexgse littrale. Mais les mots sont peu peu substitus par des notions consonance sotrique. Il rapporte dIbn At lide selon laquelle Dieu a embelli les cieux par douze signes cosmiques et le cur des gnostiques par douze vertus14. On remarque ici la correspondance symbolique chre aux sous entre lunivers (le macrocosme) et lme (le microcosme) daprs le verset Nous leur montrerons Nos signes dans lunivers (mot mot : les horizons) et en eux-mmes (Cor. 41, 53).

    Ibn Masd (m. 32/652) : la niche est le cur du croyant contenant une lampe, celle-ci tant la lumire de la foi dans un verre qui est le secret intime (sirr).

    Ab Sad al-Harrz (m. 286/899): la niche est le dedans de Muhammad, son me ; le verre est son cur ; la lampe est la lumire dpose en lui compa-rable un astre brillant. Elle sallume partir dun arbre bni qui est Ibrhm.

    Sulam expose son tour les signications du mot nrihi. quoi renvoie le pronom axe h ?

    Hasan al-Basr : le cur du croyant.Sufyn al-Tawr : la lumire du Coran.Sahl b. A. Tustar (m. 282/896): la lumire de Muhammad.

    14 Sulam, Haqiq al-tafsr, d. S. Imrn, Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya-M. A. Baydn, 2001, II, p. 45.

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    Sur le dbut du verset, Ab l-Qsim al-Gunayd (m. 298/911) dit que Dieu est Celui qui illumine (munawwir) le cur des Anges pour Le glorier constamment, et le cur des prophtes pour Le connatre et Ladorer. Al-Wsit (m. 331/942) dit quIl est le guide des cieux et de la terre, une signication tablie par les premiers exgtes. Le sens rcurrent qui prvaut dans linterprtation du verset est la connaissance (marifa)15. La lumire de la connaissance est comparable la lampe : elle illumine le cur. Sa lumire sajoute la lumire de la foi. Guzagn (m. 200/815) explique que les vertus spirituelles sont des lumires qui pntrent dans cur : Lumire sur lumire . Elles procurent au cur la certitude (yaqn). Celle-ci est compara-ble lhuile dont la combustion augmente la lumire de la foi.

    Le commentaire de Quayr explique la lumire par la guidance (hud, hidya) et par les preuves (adilla, pl. de dall ) sur la cration parfaite : Il a dit : la lumire des cieux et de la terre, cest--dire quIl les a illumins, cr en eux la clart et la beaut et tabli les preuves visibles 16. Il a aussi embelli le cur par des lumires direntes dans le degr et dans limportance : lin-tellect (aql ), la comprhension ( fahm), la science (ilm), la certitude ( yaqn), la connaissance (marifa) et lunicit (tawhd ).

    la dirence des autres commentaires qui se contentent dassimiler la lumire la guidance, lexgse spirituelle, on la vu avec Sulam, se distingue en spciant davantage les degrs hirarchiques de la lumire, de la moins importante qui est lintellect la plus rayonnante qui est lunicit. Cette hi-rarchie qui dbute par une lueur et culmine par la lumire des lumires prend pour exemple concret les lumires du monde sensible : la moins importante est la lumire de la vue (basar) et la plus excellente est le soleil comparable la vision intrieure (basra). Ces correspondances symboliques sont mieux dcri-tes par Gazl comme nous allons le voir plus tard. Linterprtation que Quayr donne du verset privilgie la dimension cognitive au sens dune connaissance directe et intuitive :

    La niche, cest la poitrine (tombeau des secrets) La lampe, cest le cur (sige des connaissances)Le verre, cest lillumination qui sempare du cur.Larbre, cest la foi laquelle le cur adhre. Cet arbre est u-topique (gr. ou privatif et topos : sans lieu) sans rfrence lOrient ou lOccident. Il est impr-gn par toutes les directions spirituelles : crainte pieuse (hawf ) et espoir (rag), crainte rvrencielle (rahba) et aspiration (ragba), extinction ( fan) et perma-nence (baq), Loi (ara) et Ralit sotrique (haqqa), etc.

    15 Ibid., p. 46, 48 et 49 et Sulam, Ziydt haqiq al-tafsr, d. Gerhard Bwering, Beyrouth, Dr al-Mariq, 1997, ( Recherches , 17), p. 105-6.

    16 Quayr, Latif al-irt, Le Caire, 1981, II, p. 611.

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    En guise de conclusion, le grand tafsr de Fahr al-Dn al-Rz (m. 606/1210) rassemble toutes les acceptions terminologiques accordes aux symboles du verset de la lumire que nous venons de voir. Rz ne se contente pas de citer point par point le sens des mots tels quils ont t rapports par ses prdces-seurs, mais il examine lexactitude de ces signications. Daprs lui le sens qui convient au mot niche est le trou dans un mur (kawwa) pour y mettre la bougie. Le kawkab durr est comment par lastre gigantesque et lumineux : durr semble tre ce qui est volumineux et brillant. Lexpression ni dorient ni doccident pose problme. Il saccorde pour dire que les deux dimensions se rejoignent an que larbre puisse tre la fois dorient et doccident, rcu-sant par l le sens dun arbre du paradis : Dieu a propos le symbole de ce quils voient. Or, personne dentre eux na vu les arbres du paradis 17. Il exclut aussi que cet arbre soit labri du soleil en tant entirement couvert. Car le but est que larbre soit expos au soleil pour avoir un fruit mr. Les implica-tions philosophiques et spirituelles de ces symboles sont aussi examines par Rz, notamment les commentaires de Gazl, dIbn Sn et du sousme en gnral18.

    Nous avons tent de donner quelques repres sur la manire de com menter le verset et dinterprter ses symboles dans lexgse musulmane, avec toutes les dirences doctrinales et terminologiques que celle-ci implique. Voyons prsent en quels termes le verset a t traduit (gr. hermeneus au sens de tra-duction intra-textuelle, transposition des termes, etc.) par Ibn Sn, Gazl et Ibn Arab. Nous verrons que leur explication du verset varie en fonction de lesprit doctrinal qui prdomine. Le commentaire du philosophe na pas la mme teneur smantique et systmatique que linterprtation du mystique. Chaque commentaire est conditionn par la vise de lauteur et par le voca-bulaire qui lexprime.

    2- Ibn Sn et la thorie des Intellects spars

    Comme le souligne Louis Gardet, chez Ibn Sn, exgse et mystique ne sont pas spares de son systme philosophique : Nous verrions toujours Ibn Sn intgrer les valeurs proprement religieuses, et en donner des explications conformes son systme. Nous en avons assez dit, semble-t-il, pour montrer quil ne sagit point l dun surajout extrinsque, et moins encore dune

    17 Rz, Mafth al-gayb, Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya, 1990, XII, p. 206.18 Ibid., p. 203-5.

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    mesure de prudence et de compromission [. . .]. Lexgse dIbn Sn, nous pouvions y attendre, est une exgse allgorique, disons plus prcisment : une exgse allgorique de mode philosophique 19.

    L. Gardet remarque quil y a une continuit entre son systme philosophi-que et ses rexions sur la mystique ou la tradition coranique20. Cette remar-que est pertinente dans la mesure o les commentaires dIbn Sn de certains versets comportent le discours philosophique quil a hrit de ses prdces-seurs. De son ct Peter Heath fait larticulation entre le logos et le muthos chez Ibn Sn21, ou bien entre le discours rationnel de la falsafa et le discours mythologique de lnonc du texte rvl22.

    Tel est le cas du verset de la lumire comment deux reprises : dans al-Irt wa-l-tanbht 23 et dans une ptre sur la prophtie24. Il est comment conformment la thorie de lintellect et de la prophtie daprs P. Heath25.

    Le titre complet de lptre est ptre sur la preuve des prophties et lin-terprtation de leurs symboles et de leurs exemples (Risla f Itbt al-nubuwwt wa-tawl rumzihim wa-amtlihim). Le titre suggre dj une interprtation symbolique, cest--dire une entreprise hermneutique (tawl ) au-del de lexplication littrale ou syntaxique des mots. Lobjectif pralable-ment esquiss est de prouver le bien fond de la prophtie (nubuwwa), une dmarche dj initie par Frb (m. 339/950) en introduisant la falsafa (mtaphysique et psychologie) dans lexplication de ce phnomne26. Par

    19 Louis Gardet, La pense religieuse dAvicenne, Paris, J. Vrin, ( tudes de philosophie mdi-vale , 41), 1951 p. 139.

    20 Sur ce dbat v. L. Gardet, Quelques aspects de la pense avicennienne dans ses rapports avec lorthodoxie musulmane , Revue homiste, 45 (1939), p. 537-75 ; p. 693-742 ; La connais-sance mystique chez Ibn Sn et ses prsupposs philosophiques , Le Caire, IFAO ( Mmorial Avicenne , 2), 1952.

    21 Peter Heath, Allegory and Philosophy in Avicenna (Ibn Sn), Philadephie, University of Pennsylvania Press ( Middle Ages Series ), 1992, p. 8.

    22 Mythologie ne signie pas ici ction ou aabulation comme le dit le verset par la voix des incrdules : Ce ne sont que des lgendes des anciens (Cor. 8, 13, 23, 83, 25, 5, etc.), mais elle a le sens de plnitude imaginative, et de crativit de lesprit. Cf. ce propos Mohammed Arkoun, Peut-on parler de merveilleux dans le Coran ? , dans Ltrange et le merveilleux dans lIslam Mdival, Paris, 1978. Aussi les tudes de Paul Ricoeur, Le conit des interprtations. Essai dhermneutique I, Paris, Seuil, 1969 et Temps et rcit, Paris, Seuil, 1983-1985.

    23 Ibn Sn, al-Irt wa-l-tanbht, d. S. Duny, Le Caire, Dr al-Marif ( Dahir al-arab , 22), 1968, II, p. 389-92 ; Livre des directives et remarques, trad. Amlie-Marie Goi-chon, Paris, J. Vrin, 1951, p. 324-26.

    24 Dans Tis Rasil, Le Caire, 1908, p. 120-32 ; d. Michel Marmura, Beyrouth, Dr al-nahr ( Dirst wa-nuss falsayya , 2), 1991.

    25 P. Heath, Allegory, p. 184 ; Dimitri Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, Leyde-New York, E.J. Brill( Islamic Philosophy and heology , 4), 1988 , p. 299 sq.

    26 Cf. en particulier Frb, r ahl al-madna l-fdila, d. Ali Boumelhem, Beyrouth, Librairie Hilal, 1995.

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    ailleurs, le titre met laccent sur une notion importante dans linterprtation symbolique. Il sagit du matal qui trouvera dans le commentaire de Gazl une analyse abondante. On passe alors du simple exemple ( Sa lumire est semblable ) une rexion dordre thologique et mystique sur la nature de la ressemblance (tabh).

    Ces considrations doctrinales ont t souleves par la plupart des com-mentateurs, toutes disciplines confondues. En ce qui concerne Ibn Sn, et pour tayer largument de L. Gardet, le verset de la lumire est interprt selon la thorie de lme (nafs). Il est hors de propos de sattarder longtemps sur ce qui constitue la psychologie et la mtaphysique dAvicenne27. Retenons en particulier la thories des Intellects (uql, pl. de aql ) dont le verset four-nit lexplication allgorique.

    Dans ce genre de commentaire, on est loin de lexplication terminologique qui cherche les correspondances lexicographiques et syntaxiques. On est ga-lement aux antipodes de lexplication anagogique qui donne aux symboles coraniques une teneur sotrique. Ces symboles sont expliqus partir dun impratif doctrinal : ajuster le verset pour quil exprime le fond de la pense dAvicenne. Comme nous lavons fait avec les autres exgses, nous suivrons terme aprs terme la signication prte chaque symbole du verset, puis nous essaierons de voir la porte pistmologique de ce commentaire.

    Comme la plupart de ses prdcesseurs (dont Frb), Ibn Sn doit la philosophie hellnistique sa vision intellectuelle et cosmogonique du monde28. Dans une grande partie de son uvre Kitb al-if, K. al-Nagt et les Irt, sans compter les ptres, il forge une mtaphysique semblable celle de Platon, dAristote et de Plotin, voyant dans lunivers un ordre cosmique gr par des Intellects spars dans leur ralit essentielle, mais lis lme dans un processus complexe.

    27 Pour connatre exhaustivement la pense dIbn Sn, les contributions dAmlie-Marie Goichon sont dune aide prcieuse : La distinction de lessence et de lexistence daprs Ibn Sn, Paris, Descle de Brouwer, 1937 ; Lexique de la langue philosophique dIbn Sn, Paris, 1938 ; La place de la dnition dans la logique dAvicenne , La Revue du Caire, 27 (1951), p. 95-106 ; Philosophie et histoire des sciences , Cahiers de Tunisie, 3 (1955), p. 17-40 ; Ibn Sn , EI, III, p. 965-72 ; Georges C. Anawati, Essai de bibliographie avicennienne, Le Caire, Dr al-Marif ( Millnaire dAvicenne ), 1950 ; Parviz Morewedge, Ibn Sns Concept of Self , he philosophical Forum, V/1 (1972) ; J. Jolivet et R. Rashed (d.), tudes sur Avicenne, Paris, les Belles Lettres ( Science et philosophie arabe ), 1984 ; et les tudes rcentes de Dimitri Gutas, en particulier Avicenna and the Aristotelian Tradition; David C. Reisman d., Before and After Avicenna, Leyde-Boston, Brill ( Islamic Philosophy, heology and Science , 52), 2003.

    28 Cf. Herbert A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes on Intellect, New York-Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 74 sq. ; Rahim Acar, Intellect versus Active Intellect : Plotinus and Avicenna , dans D.C. Reisman, Before and After Avicenna, p. 69-87.

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    Dans la Risla f-l-Hudd, un opuscule de dnitions philosophiques, il donne plusieurs acceptions du mot intellect (aql )29 : 1- la nature saine de lhomme : une facult grce laquelle il distingue le bien

    du mal. 2- lacquisition a posteriori de lois universelles : un ensemble de vises menta-

    les comme prmisses au moyen desquelles lesprit dduit certaines vrits.3- une disposition protable lhomme dans ses mouvements et ses repos.

    Ces signications communes sont compltes par dautres acceptions phi-losophiques30 dont le nombre est de huit : (1) la dnition aristotlicienne qui fait de lintellect un ensemble de concepts (tasawwur) et de jugements (tasdq)31 que lme obtient par nature saine ( tra) ; (2) lIntellect thori-que ou spculatif (aql nazar) est la facult de lme qui reoit les quiddi-ts des choses universelles en tant que telles ; (3) lIntellect pratique (aql amal) est la facult de lme qui stimule son dsir pour connatre les cho-ses particulires dans un but prsum (gestion de la Cit, la politique, etc.) ; (4) lIntellect matriel (aql hayln) est la facult de lme prpare pour recevoir les quiddits dpourvues de la matire ; (5) lIntellect habi-tus (aql bi-l-malaka) est le perfectionnement (entlchie) de lintellect matriel au point de devenir une facult proche de lacte ; (6) lIntellect en acte (aql bi-l-l ) est le parachvement de lme dans une forme quelle quelle soit, lvoquant quand elle la veut ; (7) lIntellect acquis (aql mustafd) est une quiddit abstraite imprime dans lme par actuation venant de lextrieur ; (8) lIntellect agent (aql fal ) est une quiddit pure dpourvue de toute matire : (a) en tant quIntellect, il est une subs-tance formelle en tant par soi une quiddit pure ; (b) en tant quIntellect agent, il est une substance qui fait passer lIntellect matriel de la puis-sance (quwwa) lacte ( l ) en lirradiant par sa lumire.

    Ces signications philosophiques de lintellect mettent en uvre leur fonc-tion mtaphysique et psychologique : comment seectue la jonction (ittisl ) entre lme (en bas de la pyramide des Intellects) et lIntellect agent, donateur des formes au sommet de cette pyramide ? Cest en tudiant la nature de cette

    29 Risla f l-Hudd, p. 79-81 dans Tis Rasil; Livre des dnitions, trad. A.-M. Goichon, Le Caire, IFAO ( Mmorial Avicenne , 6), 1963, p. 13-19.

    30 Cf. Ibn Sn, K. al-Nagt, d. M. Fakhry, Beyrouth, al-fq, 1982, p. 204-205.31 Sur ces deux notions v. titre dexemple Ibn Sn, K. al-Nagt, p. 43 ; Le Livre de science,

    I- Logique, Mtaphysique, trad. M. Achena et H. Mass, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 23 ; Mantiq al-mariqiyyn, p. 9 dans Tis Rasil.

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    jonction et sa dirence en fonction des Intellects rceptifs des formes quIbn Sn commente le verset.

    Il commence par le mot nr qui comporte deux acceptions : un sens propre ou essentiel (dt) et un sens mtaphorique (mustar). Le premier est la lim-pidit parfaite (la lumire en tant que forme pure) et le second sentend en deux sens : le bien et la cause qui mne au bien : je veux dire que Dieu est un bien en soi et quIl est cause de tout bien 32. Cette double signication est voque galement par Gazl dans le Mikt lorsquil parle dune lumire unique et vritable qui est Dieu et hormis elle tout nest que mtaphore. Ce qui est curieux dans la description avicennienne est dattribuer Dieu le sens mtaphorique de la lumire. Nous aurons ainsi le schma suivant :

    Lumire

    Essentielle (par soi) Mtaphorique

    Le bien La cause du bien

    Dieu

    Cette description va lencontre de ce que croient la plupart des exgtes et en particulier les sous. Le commentaire de Gazl contredit en eet cette description, car il place laspect virtuel de la lumire du ct des tres possi-bles. La lumire en tant que nom et ralit ne se dit que pour Dieu. Ceci a amen le traducteur anglophone du Mikt W.H.T. Gairdner33 y voir les germes de ce qui deviendra plus tard lunicit de ltre (wahdat al-wugd) faussement attribue Ibn Arab. Il faut voir dans la description dIbn Sn ce que D. Gimaret lexpose par ces mots : Si Dieu nest pas lumire au sens propre, il faut donc lentendre mtaphoriquement .

    Comme lavait remarqu L. Gardet34, la Risla f Itbt al-nubuwwt fait tat de trois sortes dIntellects : le matriel (hayln), l habitus (malaka) et lacquis (mustafd ). Dautres textes du Nagt et des Irt en recensent quatre

    32 Risla f Itbt al-nubuwwt, p. 125, dans Tis Rasil; d. M. Marmura, p. 49.33 W.H.T. Gairdner, Al-Ghazls Mishkt al-Anwr and the Ghazl problem , Der Islam,

    4 (1914), p. 121-153.34 L. Gardet, La pense religieuse dAvicenne, p. 114.

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    dont lIntellect agent (aql fal ). Comment transposer les symboles corani-ques la lumire de cette architectonique intellectuelle ?

    1- La niche (mikt) est lIntellect matriel (hayln) tourn vers les intelligi-bles35. Le commentateur des Irt, Nasr al-Dn Tus explique davantage en disant que cet Intellect est obscur en soi (do le terme grec hyl qui est la matire premire indtermine), mais il a la prdisposition recevoir la lumire, tout fait comme la niche. En obtenant cette lumire de lIntellect agent, il passe de lintellect possible (bi-l-quwwa) lintellect en acte (bi-l-l ). Il devient un Intellect habitus (bi-l-malaka) comparable au verre. Il obtient ainsi une forme qui le place au-dessus de son tat initial.2- Le verre (zugga) qui contient lhuile est lIntellect habitus, cest--dire lIntellect matriel perfectionn au point de devenir une puissance proche de lacte. Cest sa puret et sa transparence qui permettent de dire que le verre est semblable une toile brillante 36. Cet Intellect peroit les connaissances a priori ou les intelligibles soit par lide ou la rexion ( kra) assimile larbre (lolivier), soit par lintuition (hads) dsigne par lhuile.

    La rexion est caractrise par larborescence et la soif insatiable de cher-cher les vrits premires par la logique. Il sagit donc dun eort spculatif long et extnuant (raisonnement, dduction, induction, etc.) menant vers des voies multiples et divergentes, linstar de larbre dont les racines et les bran-ches sentremlent. Lintuition, en revanche, saisit directement les vrits grce son auto-intellection. Elle est comparable lhuile, indice de la trans-parence et de la combustion. Comme si les vrits acquises taient le feu qui sembrase dans la tte, indice de lintelligence vive et elliptique. Larbre de la rexion nest ni de lorient ni de loccident lorient est le point o la lumire se lve ; il signie chez lme humaine les facults purement raisonnables, o se lve la lumire au sens absolu. Mais cet orient de lme ne peut rien don-ner sil na pas de matire do la lumire peut tre tire. Ainsi lolivier nest pas de lorient. Il nest pas non plus de loccident, de lendroit o la lumire se perd, cest--dire des facults bestiales, animales, o steint la lumire de lme raisonnable 37.

    La version propose par L. Gardet dtermine plutt la nature de la rexion : Lexpression ce qui nest pas de lorient ni de loccident, senten-dra de la nature de la rexion, ni purement rationnelle, ni purement ani-

    35 Irt, II, p. 389 ; trad. A.-M. Goichon, p. 324 ; Risla, p. 125 ; d. M. Marmura, p. 49.36 A.-M. Goichon, La distinction, p. 322 ; Irt, II, p. 390 ; trad. p. 325. 37 A.-M. Goichon, La distinction, p. 322 ; voir galement Ibn Sn, Rislat Hayy b. Yaqzn,

    analyse et trad. partielle par A.F. Mehren, Leyde, Brill, 1889. Dans ce rcit, lauteur explique la thorie des Intellects en rapport avec lme humaine.

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    male 38. Cette conjonction qui sert nier (ni . . . ni . . .) est aussi armative, dans la mesure o larbre qui nest ni de lorient ni de loccident peut tre les deux en mme temps. Autrement dit, lme humaine est la fois rationnelle et animale39. Lexemple le plus expressif est lexgse spirituelle qui runit les contraires (crainte et espoir, extinction et permanence, etc.) comme nous lavons vu prcdemment.

    La remarque de L. Gardet est judicieuse, car la rexion qui nest pas rationnelle et/ou animale peut contenir quelque chose dintuitif comme loli-vier recle dans ses fruits lhuile destine allumer le feu. Traduction : la rexion ( kra) comporte quelque chose dintuitif (hads). Si on admet cette explication, on pourrait alors briser les obstacles qui sinterposent entre lex-prience philosophique et lexprience mystique.

    Les lments de ce rapprochement se trouvent dans la classication des sciences procde par Ibn Arab, lorsquil met le mode rceptif de lintellect dans la branche des sciences du secret (ilm al-asrr)40.

    3- La lampe (misbh) est lIntellect en acte (bi-l-l ), cest--dire lIntellect habitus devenu parfait et apte sassimiler aux formes intelligibles. Il sappelle aussi lIntellect acquis (mustafd ), point de jonction entre lme et lIntellect agent. Il est infus par ce dernier et imprim dans lme par actuation venant de lextrieur comme lhuile (laspect intuitif de la rexion) se rajoute la lampe. LIntellect agent reprsente le feu qui illumine davantage. Lhuile de la lampe brille par elle-mme, mais le feu rend celle-ci encore plus amboyante, comme lIntellect agent irradie par sa lumire lIntellect habitus Lumire sur lumire .

    La lumire de lIntellect agent sajoute la lumire de lIntellect habitus pour donner lIntellect saint (aql quds)41 : cest lintellect humain qui, tout illumin par lIntellect agent spar, devient miroir parfait des formes intelli-gibles, et tel quil se trouve actualis un degr minent chez les prophtes, et par participation, chez les gnostiques : capable aussi bien de la marifa ou connaissance mystique, que du hads, clair dintuition intellectuelle 42. Cest par lIntellect saint que se dnissent la prophtie et la saintet. Lensemble des Intellects spars et des intelligibles constituent lIntellect universel (aql

    38 L. Gardet, La pense religieuse dAvicenne, p. 139.39 Les multiples formes de lme (vgtale, animale, rationnelle) sont analyses dans Ibn

    Sn, Kitb al-if, vol. 6 : ilm al-nafs, Prague, Travaux de lAcadmie tchcoslovaque des sciences, 1956, p. 40-68 ; K. al-Nagt, p. 196-200 ; Mabhat an al-quw l-nafsniyya, d. A.F. al-Ahwan, Le Caire, 1952, p. 147-178.

    40 Cf. infra.41 Irt, p. 394-5 ; trad. A.-M. Goichon, p. 327-8 ; K. al-if, p. 246 ; K. al-Nagt, p. 206. 42 L. Gardet, La pense religieuse dAvicenne, p. 115.

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    kull) grce auquel lIntellect saint des prophtes et des gnostiques reoit lillumination parfaite43.

    Lusage par Ibn Sn des symboles coraniques pour expliquer le phno-mne de la prophtie, lui ouvre la possibilit demployer dautres notions comme lange (malak) dans un systme philosophique frapp au sceau du platonisme et du noplatonisme. Ainsi par exemple son explication de la rvlation (wahy) qui est une eusion (ifda), et lange (malak) est cette puissante eusante reue [. . .] non par essence, mais par accident. Cest lui [lange] qui fait voir le rcepteur [le prophte]. Les anges ont t appels de noms divers cause de signications diverses, mais lensemble est un, indivis par essence, divis seulement par accident, cause de la division du rcepteur 44.

    On comprend, cet gard, que lobtention des formes intelligibles varie dune personne lautre, cest--dire en fonction des rcepteurs, entre ceux qui peroivent les sciences par intuition et imagination (mutahayyila)45 en ayant une somme importante de savoirs dans un temps innitsimal compa-rable au clin dil, et ceux dont limagination est dfaillante et peroivent lentement en ayant peu de savoirs dans un parcours laborieux de raisonne-ment et de dduction.

    Daprs Dimitri Gutas, lexplication avicennienne, qui tablit les corres-pondances symboliques, tente de trouver chaque mtaphore coranique un concept philosophique. Ainsi, le commentaire du verset de la lumire nest que lextrapolation de la thorie de lIntellect46. Cette explication se veut une dmarche pistmologique en distinguant, chez les rcepteurs, entre le mou-vement de lme par la rexion et le pouvoir de limagination dans la per-ception des intelligibles. Le prophte est plus prdispos recevoir la rvlation que le gnostique ou le commun des hommes en raison du degr lev de leusion divine quil peroit. Il dispose de trois qualits qui le pr-parent recevoir lillumination :

    1- la lucidit de lintelligence en recevant leusion sans intermdiaire et dans une clart parfaite.

    2- limagination en tant que fonction cognitive et sraphique permettant de rendre le grossier subtil pour lassimiler intellectuellement, et de rendre le subtil grossier pour le voir oculairement : le prophte voit lange dans la veille (yaqaza).

    43 Risla, p. 127 ; d. M. Marmura, p. 52.44 Ibid., p. 124 ; d. M. Marmura, p. 47.45 Cf. Ibn Sn, Risla f l-Nafs wa-baqih wa-madih, chapitre 13 : f Itbt al-nubuwwa ,

    d. A.F. Ahwan, Le Caire, 1952, p. 117-118 ; K. al-if, p. 170-74. 46 D. Gutas, Avicenna, p. 304 sq.

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    3- le pouvoir dinuencer la matire ou le monde extrieur par les miracles (mugizt) et les prodiges (karmt)47.

    Ces vertus peuvent inclure le gnostique (rif ) qui ne se distingue du prophte que par le mode de rception des intelligibles, comme la lumire de la lampe par rapport au soleil. De ce fait, la tentative dIbn Sn est de dpas-ser laspect rigide et formel de la philosophie en souvrant sur lexprience mystique. Les textes tardifs des Irt ouvrent cette philosophie la science exprimentale incarne dans le tasawwuf. Le passage de la falsafa cette science gustative a t lapanage dun Gazl rudit, encyclopdiste et pol-miste vhment.

    3- Linterprtation symbolique du verset de la lumire chez Gazl

    Lide dIbn Sn sur la dirence des modes de rception est reprise par Gazl qui sinterroge dans Marig al-quds sur laptitude de chacun dans la perception des ralits suprieures : Sache que les philosophes (hukam) sont diviss sur cette prdisposition (istidd)48 : est-elle unique chez les personnes de lespce humaine ou bien dirente ? 49.

    Il voque les opinions qui laissent entendre que chacun a une prdisposi-tion dirente de lautre selon lobjet vis et le temprament. Bien que lme humaine soit unique et indivisible, chaque personne peroit les formes sensi-bles et intelligibles en fonction de ses forces et ses aptitudes. Ceci explique lexcellence du prophte dans la perception de leusion divine par rapport au saint et au commun des hommes. Ces dirences sont le reet des degrs hirarchiques de lIntellect comme il le rappelle dans un chapitre du Marig Note sur les exemples des degrs de lIntellect dans le Livre divin (bayn amtilat martib al-aql min al-Kitb al-ilh) .

    Gazl commente le verset de la lumire en explicitant les symboles qui correspondent aux dirents degrs de lIntellect : le tabernacle est lIntellect

    47 Dans la Rislat al-Anwr (Rasil, Hayderabad, 1948, I, p. 15) et Kitb al-Targim (Rasil, II, p. 39), Ibn Arab recense trois qualits spirituelles communes au prophte et au saint : la science manant de Dieu (ilm ladun), la vision imaginale dans le songe (h ayl ) et lnergie spi-rituelle ou laspiration motrice (himma). Ces qualits ne semblent direr de celles avances par Ibn Sn que dans la nature de la perception : chez le philosophe celle-ci est intellectuelle et acquise, et chez le mystique, elle est exprimentale, cest--dire par got initiatique (dawq) et reue directement.

    48 Gazl donne lIntellect matriel le nom de prdisposition absolue (istidd mutlaq), cest--dire la facult prpare pour recevoir leusion.

    49 Gazl, Marig al-quds, Le Caire, Matbaat al-istiqma, s. d., p. 44.

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    matriel. Comme le tabernacle est apte recevoir la lumire, lme est prdis-pose obtenir la lumire de lIntellect. Lorsquelle obtient les ides premi-res, elle devient comme le verre (indice de la transparence). En obtenant ces ides par la rexion exacte, elle devient comme larbre (indice de la multipli-cit des savoirs). En recevant ces mmes ides par lintuition, elle atteint le degr de lIntellect habitus en devenant comme lhuile (indice de la combus-tion). En progressant davantage dans la perception de ces ides, elle sillumine encore plus. En saisissant ces ides telles quelles sont, sans cause ni interm-diaire, elle devient comme la lampe (indice de la clart totale). En assimilant toutes les formes intelligibles, elle est lumire sur lumire. Lorigine de toutes ces lumires est lIntellect agent compar au feu50.

    Cest dans le Mikt al-anwr que Gazl livre son enseignement sotri-que. Avant dexposer son interprtation, signalons tout dabord que cette p-tre a fait lobjet de nombreuses controverses. mir al-Naggr rsume lopinion de ceux qui ont mis des doutes sur lattribution de cette ptre Gazl51.

    En premier lieu gure Abd al-Qdir Mahmd qui lattribue plutt un auteur shite et fait une critique interne du texte en dcelant des termes ou des phrases qui nont pas t employs par Gazl dans ses uvres authenti-ques. Il relve des expressions appartenant un vocabulaire noplatonicien. Montgomery Watt pense son tour que le Mikt est un essai apocryphe crit dans un style rappelant les thses noplatoniciennes, notamment le troisime chapitre autour du hadith Dieu se cache derrire soixante-dix voiles de lumire et dobscurit . Face ces doutes, Abd al-Rahmn Badaw rplique en voquant dautres manuscrits de lptre non exploits52. Dautres spcia-listes dont Farid Jabre et Ab l-Al Aff, ont pu dmontrer son authenticit. Comme le remarque Naggr, Ibn Tufayl cite un long paragraphe du troisime chapitre du Mikt dans son roman Hayy Ibn Yaqzn sans quil remette en question son authenticit53. Rappelons aussi quIbn Arab commente plu-sieurs reprises le hadith de la lumire et de lobscurit et sur lequel nous reviendrons plus tard54. Rz son tour consacre de longues pages de son Mafth al-gayb pour commenter quelques passages du Mikt.

    Le Mikt condense de faon symbolique les grands thmes de la mtaphy-sique et de lexprience spirituelle. Compose de trois chapitres, il met lac-

    50 Ibid., p. 55.51 A. Naggr, Nazart f kr al-Gazl, Le Caire, Dr Saf, 1989, p. 42-46.52 A. Badaw, Muallaft al-Gazl, p. 197-198.53 A. Naggr, Nazart, p. 45. 54 Fut. (al-Futht al-makkiyya, Beyrouth, Dr Sdir, s. d.), II, p. 154 (chap. 81) ; IV, p. 38

    (chap. 426).

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    cent sur laspect virtuel de la lumire chez les tres contingents. Ibn Arab dira plus tard une expression similaire dans le Fuss al-hikam en attribuant la vritable existence Dieu, les tres possibles ntant que lombre de cette exis-tence. Avant dtudier de prs la valeur pistmologique et hermneutique de cet essai, intressons-nous tout dabord son introduction.

    a- La science du secret (sirr)

    Dans cette introduction, Gazl seorce de rappeler certains principes connus de la communaut des sous, savoir cultiver le secret dans les sciences so-triques. Il rappelle, en eet, la nature ineable de lexprience mystique : Tout mystre nest pas dvoilable ni divulgable, et toute vrit nest pas exposable ni susceptible dtre montre clairement. Bien au contraire les poi-trines des hommes libres sont les tombeaux des secrets 55.

    Certaines personnes, non inities la voie spirituelle, peuvent rejeter osten-siblement les secrets qui leur sont dvoils. La tradition rapporte quIbn Hurayra disait Jai recueilli de lenvoy de Dieu deux rcipients de science (autre traduction : deux sortes de hadith) : lune je lai rpandu ; lautre, le nai pas divulgu sinon on maurait coup la gorge 56. Quelle est donc limpor-tance de prserver les secrets ? La science du secret trace les limites de toute volont de savoir, except les initis nomms rifn, connaissants ou gnostiques.

    Le hadith cit par Gazl rsume la relation entre la science sotrique et le gnostique qui en porte le secret : Il y a une sorte de science cache connue seulement de ceux qui sont savants par Dieu. Sils en parlent, seuls les contre-disent ceux qui mconnaissent Dieu 57. La science cache (ilm maknn) est diuse parmi ceux qui se connaissent et se reconnaissent dans cette science. Ne doivent pas y avoir accs ceux qui renient quune telle science puisse mener vers la certitude.

    Cest pour cette raison, les sous emploient la mconnaissance (nakira) loppos de la connaissance (marifa). La nakira met en doute quune vrit soit accessible une seule lite et secrtement enseigne. Cependant, la science cache nest pas une science occulte de teinture sectaire, mais un savoir dont le contenu est un signe (alma) dans lequel les gnostiques se connaissent. Le signe indique une ralit suprieure accessible par ceux qui en dtiennent le langage. Curieusement le mot alma qui signie signe, attribut ou

    55 Gazl, Mikt, p. 182 ; trad. R. Deladrire, p. 36.56 Buhr, Sahh, K. al-Ilm, I, p. 41, Beyrouth, Dr al-Gl, s. d.57 Gazl, Mikt, p. 183 ; trad. R. Deladrire, p. 36.

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    caractristique croise dans sa racine le ilm qui est la science. Ce croisement est rendu possible sur le plan doctrinal par un hadith Le jour de la rsurrec-tion, le Seigneur se manifeste un groupe en disant : Je suis votre Seigneur. Ils disent : Que Dieu nous prserve de Toi. Nous resterons ici en attendant que notre Seigneur arrive. Lorsque notre Seigneur vient, nous Le conna-trons. Dieu vient dans la forme quils connaissent en disant : Je suis votre Seigneur. Ils disent : Tu es notre Seigneur 58.

    Dans ce hadith, le recours un signe connu et unanimement reconnu est indispensable, autrement la connaissance deviendrait mconnaissance. Le Seigneur qui est mconnu dans le premier cas est le mme dans le second cas lorsquIl est reconnu grce un attribut didentication. Gazl semble se reconnatre chez son interlocuteur par le biais de cet attribut et cest pour cette raison quil ne le prive pas du savoir dont il dispose les clefs. Il a bien compris la teneur de cette pdagogie spirituelle qui consiste prserver les secrets sotriques tout en faisant proter ceux qui en sont dignes. Le secret est semblable une armoire contenant un trsor inestimable. Il faut la clef approprie pour ouvrir ses serrures. Louverture nest pas uniquement instru-mentale (la clef symbolisant la somme de techniques et de mthodes), mais aussi intuitive dsigne essentiellement par la lumire. Cette clavis mystica est le moyen appropri pour connatre la porte symbolique de la lumire.

    b- Les facettes de la lumire : une thorie de la connaissance

    Gazl commence par rappeler une constante doctrinale partage par la com-munaut des sous selon laquelle les noms de Lumire, Existence, Vie, Volont, etc. sont des attributs rels inhrents lEssence divine. Lorsque ces noms sont attribus aux tres possibles, ils revtent un caractre virtuel ou mtaphorique. Cest ce quil dit propos du nr montrant que la vritable lumire est Dieu, et que le nom de lumire appliqu un autre tre est purement mtaphorique et ne pas prendre au sens propre 59.

    Il commence par citer les multiples facettes de la lumire, celles-ci tant superposes jusquau sommet de cette hirarchie : Quand elles se manifeste-ront leurs dirents niveaux, il tapparatra clairement alors que Dieu est la lumire suprme et ultime, et quand leur nature profonde te sera dvoile, il sera vident pour toi que Lui seul, sans associ, est la Lumire relle et vrita-

    58 Ibn Hanbal, Musnad, V, p. 372 ; Muslim, Sahh, Beyrouth, Dr ihy al-turt, 1972, III, p. 19.

    59 Gazl, Mikt, p. 183 ; trad. R. Deladrire, p. 37.

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    ble 60. La lumire en tant quobjet de perception est unique, mais les sujets qui la peroivent sont dirents.

    Gazl cite quatre sortes de personnes qui divergent sur le sens de la lumire :

    1- le commun des hommes (awmm) pour qui la lumire signie la manifes-tation (zuhr)61. La perception seectue par lune des facults, la vue (basar) en loccurrence : lumire dsigne ce qui est visible par soi-mme et ce qui rend visible autre chose, comme par exemple le soleil. Telle est sa dnition, et son sens propre, selon la premire acception 62.

    2- llite spirituelle (hawss) qui peroit la signication profonde en allant de la vue sensible (basar) la vue clairvoyante (basra).

    3- llite de llite (hawss al-hawss) qui va au-del de la vue intrieure, vers le secret intime de ltre.

    Gazl die ici une thorie de la connaissance quil a dj esquisse dans son uvre matresse Ihy ulm al-dn63. Partant du monde sensible, lauteur attribue lil laptitude de voir grce la lumire. Celle-ci ne surait pas si la vue est frappe par la ccit : La nature de la lumire et son intelligibilit consistent donc dans le fait dtre apparente pour la perception. Mais la per-ception est subordonne la fois lexistence de la lumire et celle de lil dou de la vue. La lumire est ce qui est apparent et qui fait apparatre ; cependant, pour les aveugles, aucune lumire nest apparente ni ne fait rien apparatre. Lorganisme vivant dou de la vue est donc un lment aussi ncessaire la perception que la lumire apparente 64.

    Il est donc ncessaire de ne pas dissocier lappareil visuel de la perception qui sopre par lui. La lumire nest que lclairage dune situation o le sujet connaissant entre en contact avec lobjet de connaissance: En consquence le nom de lumire mriterait davantage dtre appliqu ce qui voit plutt qu ce qui est vu 65. Bien quelle soit une lueur permettant lil de voir, la vue ne peut pas galer la lumire clatante du soleil.

    60 Ibid.61 Cest lacception quil donne aussi au nom divin al-Nr en tant que Manifeste (z hir)

    faisant apparatre les choses : Gazl, al-Maqsad al-asn f arh man asm Allh al-husn, d. F. Shehadi, Beyrouth, Dr al-Mariq, 1971, p. 157.

    62 Gazl, Mikt, p. 184 ; trad. p. 38.63 Ihy ulm al-dn, Le Caire, d. Halab, 1358h/1939, (4 vol.), notamment le chapitre

    intitul Commentaire sur les merveilles du cur (Kitb arh agib al-qalb).64 Gazl, Mikt, p. 184-185 ; trad., p. 38-39.65 Ibid.

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    Cet exemple est formul ladresse de llite pour comprendre la dirence entre le monde sensible et le monde des formes intelligibles. Celui-ci est par rapport celui-l comme le soleil par rapport la vue. Il se distingue par sa clart et sa subtilit. Le monde sensible est cern par plusieurs imperfections : lloignement et la proximit excessifs (lil ne voit pas ce qui est trop loin ou trop proche), les crans de tout genre (corps grossier, brouillard, fume, etc.), laspect apparent des choses (lil ne voit pas toutes les choses dun seul coup). Ces imperfections tributaires de lil naectent pas dautres facults et organes que Gazl rsume dans le cur (qalb). Ce dernier a un il interne qui prend plusieurs dnominations : intellect (aql ), me (nafs), esprit (rh)66. Gazl place lintellect dans un rang lev par rapport lil pour plusieurs raisons67 :

    1- Auto-rexion : lintellect se peroit lui-mme contrairement lil qui peroit grce un lment extrieur (la lumire). Cette saisie intuitive mane de ce quIbn Sn appelle, dans le Nagt, les principes premiers (awwaliyyt), une sorte de connaissances a priori, universels et indpen-dants de la matire. Grce ces principes, lintellect saisit sa substance intelligible et assimile les formes dtaches du sensible.

    2- Universalit : lil est conditionn par les circonstances spatiales. Lintel-lect, en revanche, va au-del de ces restrictions pour saisir la nature pure et inconditionnelle des choses, cest--dire leur forme intelligible.

    3- Dvoilement : lil se heurte des obstacles physiques lempchant daller au-del des choses perues. Lintellect lui, se meut librement dans le domaine du Trne et du Pidestal divins et de ce qui se situe derrire les voies des cieux, ou dans le Plrme suprme et le Royaume cleste, tout aussi librement quil se meut dans son univers propre et dans son royaume immdiat, savoir le corps qui lui aect en propre 68. Lintellect fran-chit, ainsi, les seuils que le monde sensible impose la perception visuelle. En somme, il dvoile la nature essentielle des ralits.

    4- Profondeur des choses : lil ne dpasse pas la surface des objets quil atteint. Les dimensions sont rduites certaines caractristiques visibles comme la longueur, la largeur, la couleur, la position, etc. Lintellect, inversement, pntre leur profondeur pour saisir leur univers intelligible. Il saisit, en

    66 Pour connatre la nature et la fonction de chacune de ces facults, v. en particulier, Ihy, vol. 3.

    67 Gazl recense sept imperfections de la vue par rapport lexcellence de la lumire sapientiale, alors que Rz en dnombre vingt : v. Mafth al-g ayb, p. 196-199.

    68 Ibid., p. 186 ; trad., p. 41.

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    eet, leur nature noumnale69, si par celle-ci on entend lenvers de laspect phnomnal des choses. Ceci permet lintellect de dvoiler non seule-ment leur face externe (par la vue), mais aussi leur accomplissement interne, en tant que choses ayant des origines, des causes et des nalits.

    5- Au-del de la nitude : lil est frapp par le sceau de la nitude, cest--dire par les limites endognes face la dimension incommensurable de ltre. La lumire de lintellect sinsinue dans lpaisseur des choses pour dcou-vrir leur essence cache et leur univers illimit.

    6- Par-del les frontires : conditionn par les circonstances naturelles qui rduisent sa facult visuelle, lil ne peut jamais embrasser la totalit des choses. Sa force est synoptique, jamais analytique. Lintellect procde, en revanche, par analyse en examinant les dtails jusqu linni. Il dcouvre une multitude de niveaux cognitifs proportionns aux degrs existentiels de lobjet de connaissance.

    7- Certitude versus trompe-lil : ayant dot de principes inns et universels, lintellect dcouvre la ralit des choses telles quelles sont en elles-mmes ( per se). Lil, en revanche, trbuche dans sa perception en attribuant des dimensions variables et dans la plupart des cas errones : par exemple, le soleil dans la dimension dune pice de monnaie. Il est confront une illusion doptique et lintellect est confort dans sa certitude.

    Lintellect acquiert la certitude grce aux principes inns dposs en lui ou par le biais de sciences videntes (ulm darriyya) ou de ncessits rationnel-les. Il exclut tout ce qui contredit le bon sens ou les vrits premires. Il se nourrit de ces vrits pour comprendre la nature des ralits qui se prsentent lui : Quand brille la lumire de la sagesse, lintellect voit en acte aprs navoir t quen puissance de voir 70. Ce passage reprend la thorie de lIn-tellect agent (aql fal ) enseigne par ses prdcesseurs Frb et Ibn Sn. Il

    69 Dans la tradition philosophique occidentale du 18e sicle, Emmanuel Kant (1724-1804) avait emprunt Platon le terme noumne an de lopposer au phnomne. Le noumne dsigne la chose en soi, en tant quelle est saisie mentalement : Si par noumne nous entendons une chose, en tant quelle nest pas objet de notre intuition sensible, en faisant abstraction de notre manire de lintuitionner, cette chose est alors un noumne dans le sens ngatif. Mais si nous entendons par l un objet dune intuition non sensible, nous admettons un mode particulier dintuition, savoir lintuition intellectuelle, mais qui nest point la ntre et dont nous ne pouvons mme pas saisir la possibilit ; et ce serait le noumne dans le sens positif , Kant, Critique de la raison pure, trad. J. Barni, A.L. Delamarre et F. Marty, p. 982, dans uvres philosophiques, I, Paris, Gallimard ( Bibliothque de la Pliade ), 1980.

    70 Gazl, Mikt, p. 180 ; trad., p. 45.

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    met en valeur lide dun Intellect agent irradiant par sa lumire (irq) lin-tellect en passant de la vision en puissance la vision en acte71.

    Cependant, Gazl inchit la signication philosophique pour lui donner un sens spirituel. Ce nest pas lIntellect agent qui illumine les contres de la raison, mais le Coran en tant que sagesse illuminative. Cette explication rejoint lexgse traditionnelle des premiers commentateurs : les versets du Coran sont pour lil de lintellect ce quest la lumire du soleil pour lil externe, puisque cest par elle que sactualise la vision 72. Largument de Gazl est scripturaire en invoquant le nom du Coran qui est lumire daprs le verset prcdemment cit (Cor. 4, 174). Par un regard batique, lintellect peroit le monde suprieur qui est la cause ou le principe du monde infrieur. Celui-ci procde du monde cleste comme leet est engendr par la cause Cest comme nous le prciserons plus loin en expliquant ce que sont le tabernacle, la lampe et larbre. Leet ne saurait manquer de correspondre la cause et, dune certaine faon, de lui ressembler plus ou moins. Il y a l un profond mystre, mais celui qui pntrera au cur de cette vrit se dvoileront ais-ment les signications caches des symboles du Coran 73.

    Le Coran, qui est lumire , est apport par le Prophte dont le nom est le ambeau qui illumine (sirg munr). Le gnostique est par rapport au pro-phte ce que la lune est par rapport au soleil. Le premier tire sa lumire de la source du second. Cette source originelle et archtypique mrite le vritable nom quon donne au mot nr, les autres sources tant des copies ou des reli-ques ou, selon lexpression de Gazl, une pure mtaphore (magz). La connaissance mystique consiste dans le passage du mtaphorique au rel ou de lexistence contingente et phmre lexistence immuable et ternelle. Lexistence dune seule et unique lumire va de pair avec le dogme de lunicit (tawhd ) prch dans ces pages du Mikt. Les croyants pratiquent ce dogme par adhsion et imitation. Les initis le peroivent par exprience fruitive quils trouvent dans leurs curs.

    Gazl soulve le problme de cette exprience qui frle lexcs chez cer-tains matres de lextase comme Ab Mansr al-Hallg (m. 309/922) ou Ab Yazd al-Bistm (m. 255/849). Certaines de leurs expressions [ je suis le Vrai (Dieu) , an l-Haqq ; ou louange moi, que ma gloire est grande , subhn, m azama an] paraissent, de prime abord, choquantes aux yeux des traditionnistes, car elles semblent impliquer la fusion (ittihd). Gazl mini-mise, cependant, le danger de ces formulations en y voyant une apparence

    71 Cf. Richard MacDonogh, Creation and the Cosmic System: al-Ghazl and Avicenna, Heidelberg, C. Winter, 1992.

    72 Mikt.73 Mikt, p. 192 ; trad., p. 48.

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    didentication semblable la passion dun amant ardent. Fidle son expli-cation pdagogique qui mle clart et paraboles, Gazl commente un vers dAb Nuws (m. 198/813 ?) pour montrer que lidentication prsume nest que mtaphore et parodie de fusion :

    Le verre est tellement mince et le vin tellement clair quils se confondent Et quil y a doute,Cest comme sil y avait du vin et pas de verre, Ou comme sil y avait un verre et pas de vin .

    Pour carter toute identication, il dit Et il y a une dirence entre dire : le vin est le verre et dire : cest comme si le vin tait le verre 74. Lexpression comme si requiert une valeur hermneutique majeure dans la tradition mys-tique de lislam, notamment chez Ibn Arab. Ce dernier cite le verset o Balqs, reine de Saba, confond son trne en disant Cest comme si ctait lui ! (Cor. 27, 42). Il sinspire de ce rcit pour fonder une ide de la connais-sance mi-chemin entre lunit et la multiplicit, entre lunion fusionnelle et la distance intentionnelle qui caractrisent le sujet connaissant dans son rap-port avec lobjet de connaissance. Sa thorie de la correspondance (munasba) entre le Crateur et la crature puise dans cette valeur hermneutique du comme si pour dpasser la fois limmanence et la transcendance, connues dans la pense musulmane sous le nom de tabh (littralement : ressemblance, similitude) et de tanzh (littralement : dpouillement de Dieu de tout anthropomorphisme).

    Par ailleurs, sur le plan pistmologique, le vers dAb Nuws rappelle curieusement une expression de Gunayd plusieurs fois commente et justie par Ibn Arab pour dnir la qualit du gnostique (rif ) : La couleur de leau est celle de son rcipient 75. Cette parabole dsigne la nature saine et transparente du gnostique (semblable leau)76 qui sidentie toute forme et prend ses couleurs et ses caractristiques. Allusion faite la largeur desprit qui caractrise le gnostique, voyant dans les multiples croyances des expres-sions divergentes de la mme et unique ralit. En ce sens, le rif se voit par-tout dans le miroir des tres et des croyances, puis seace devant lui-mme pour ne contempler que lunit qui traverse lexistence tout entire : il est teint lui-mme et teint sa propre extinction ( fan) 77. Et Gazl de dire : un tel tat, relativement celui qui sy trouve plong, nest appel

    74 Mikt, p. 197 ; trad., p. 54.75 Fut., II, p. 316 (chap. 177).76 Leau symbolise la connaissance comme il le dit dans le Mikt, p. 210.77 Gazl, Mikt, p. 198 ; trad., p. 54.

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    identication (ittihd ) que par abus de langage, alors que son vritable nom est rduction lunit (tawhd ) 78.

    La dirence tymologique opre par la notion de littihd (la racine WHD comporte les deux mots) met mal la cohrence interne de la doctrine du tawhd. Cest pourquoi Gazl a port un il critique sur lexprience extatique tout en reconnaissant laspect mtaphorique de ses noncs (sous forme de vers, sentences, maximes, etc.). Sil a tent de trouver des excuses ces tats batiques, cest pour deux raisons : tout dabord, se protger des savants traditionnistes qui se prsentent comme les seuls matres penser ; ensuite, protger cette exprience labri de ceux dont la dcience intellec-tuelle ou morale est avre.

    Il rappelle ce quil a dj voqu dans lintroduction, savoir le caractre ineable de cette exprience. Il lui arrive mme de franchir les lignes traces par les fuqah pour rappeler que la tradition coranique et prophtique a employ des termes connotation anthropomorphique comme le hadith Mon serviteur se rapproche de Moi par rien qui Me soit plus cher que les uvres que Je lui ai imposes, et il continue se rapprocher de Moi par les uvres surrogatoires, de telle sorte que Je laime ; et quand Je laime, Je suis loue par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main par laquelle il saisit, le pied par lequel il marche 79. Sil recourt ces traditions prophti-ques, cest pour dmontrer deux choses : dune part, que la vritable existence est celle de Dieu, Celui-ci tant ltre en soi (ayn) de toute chose ; dautre part, que la tradition scripturaire utilise sans confusion lanthropologie et la cosmologie pour dnir la ralit divine.

    Il tente de justier les paroles des matres de lextase en trouvant un appui doctrinal dans le texte rvl an de contredire les drives excommunicatrices des savants traditionnistes80. Le dsir de ressemblance (Dieu sassimile aux membres et aux facults de lhomme, et lhomme qui prtend lidentica-tion avec Dieu) est rendu possible par la thorie de la correspondance (munasba) revue et corrige plus tard par Ibn Arab.

    Grce cette thorie, Gazl abolit les barricades psychologiques et doctri-nales interposes entre linterprtation voulue par les docteurs de la Loi pour comprendre les versets et les traditions caractre anthropomorphique, et linterprtation symbolique des sous pris damour et dabsolu. La tche nen pas douter est dicile. Mais de par sa clart pdagogique, Gazl expli-que la thorie de la correspondance pour mieux cerner ses atouts et ses

    78 Mikt.79 Buhr, Sahh, 8, bb al-Tawdu, p. 131.80 Dans le Faysal al-tafriqa bayna l-islm wa-l-zandaqa (d. S. Duny, Le Caire, 1961), il

    nhsite pas ouvrir le feu sur tous les courants thologiques qui abusent de lexcommunication.

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    apports, et ceci dans le but de surmonter les problmes lis au conit des interprtations.

    c- Linterprtation symbolique, ses rgles et ses usages : une thorie de la correspondanceEn parlant de la lumire et de son double aspect rel et virtuel, Gazl se trouve confront au problme des images mtaphoriques employes par le verset. Quel est le secret de cet emploi ? Pourquoi vouloir comprendre la nature spirituelle du monde cleste en utilisant comme symboles les objets du monde terrestre ? Sagit-il de deux mondes radicalement dirents sans aucun lien ?

    Gazl admet la dualit dans lordre cosmologique et mtaphysique. Il nex-clut pas pour autant que le monde suprieur (nomm aussi malakt), agit sur le monde infrieur (dni comme tant mulk), par ses forces cratrices, et que ce dernier sert de preuves pour dsigner les ralits de lautre monde81. Il est, de ce point de vue, le symbole82 (mitl ) du monde invisible, cest--dire un monde ayant un rapport avec lautre monde sous une certaine modalit.

    Gazl emploie le mot tamtl pour dsigner plusieurs choses :

    1- allgorie, cest lexpression dides par des images comme lide de la lumire en se rfrant au soleil, au feu et la lampe.

    2- analogie, cest lidentit de rapport entre des tres. Comme il y a ressem-blance entre les images (le lion et le courage), il y a analogie entre les ides.

    3- comparaison, cest dterminer lidentit et la dirence entre les choses ou les phnomnes.

    4- assimilation, cest rendre une chose semblable une autre chose. 5- reprsentation, cest le fait quune chose prsente remplace ou supple

    une chose absente. Lesprit rend prsent une chose absente par ide,

    81 V. Timothy J. Gianotti, Al-Ghazls Unspeakable Doctrine of the Soul, Leyde-Boston, Brill ( Brill Studies in Intellectual History , 104), 2001. Lauteur soutient lide selon laquelle larticulation entre le mulk et le malakt passe par le coeur qui nest pas uniquement le rceptacle de la connaissance, mais aussi la force de reprsentation qui transmue les ralits spirituelles en symboles. Cest un peu semblable lhegemonikon des stociens, ou la partie directrice de lme qui se situe au niveau du cur. La psychologie gazalienne est inextricablement lie la cosmologie (p. 148 sq.)

    82 Sur la symbolique v. titre dexemple Gilbert Durand, Limagination symbolique, Paris, PUF, 1964 ; Ren Alleau, La science des symboles, Paris, Payot, 1976 ; De la nature des symboles, Paris, Flammarion, 1958 ; Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952 ; Ren Gunon, Symboles fondamentaux de la science sacre, Paris, Gallimard, 1962 ; Henry Corbin, En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971-1973.

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    mmoire ou imagination. On peut citer aussi personnication, incarna-tion, identi cation, etc.

    Parmi ces signications, certaines dsignent ladquation ou la fusion entre le symbole et ce quil reprsente, dautres gardent une distance pistmologique pour identier clairement chaque objet de connaissance. Gazl semble appuyer la deuxime explication pour viter les questions fcheuses de lunion fusionnelle entre Dieu et la crature. cartant cette unit de ltre, il opte pour une corrlation entre les mondes suprieur et infrieur : La misricorde divine a fait quil y ait une relation dhomologie entre le monde visible et celui du Royaume cleste. En consquence, il ny a aucune chose du premier qui ne soit un symbole (mitl ) de quelque chose du second [. . .]. Une chose est le symbole dune autre si elle la reprsente en vertu dune certaine simili-tude et si elle lui correspond en vertu dune certaine corrlation 83.

    Comme il le fait avec les termes ittihd et tawhd (la mme racine WHD), Gazl prend le sens du mitl avec prudence pour carter le mitl (la mme racine MTL) qui est le semblable. Cest un mot qui porte confusion. Le Coran carte toute similitude entre Dieu et la crature Il ny a rien qui Lui ressemble (Cor. 42, 11). Sur la dirence entre le symbole (mitl ) et le sem-blable (mitl ), Gazl donne quelques lments de rponse dans son ptre al-Madnn bihi al gayr ahlihi. Nous y reviendrons. Sur un autre plan, le terme matal dans le verset Le symbole de Sa lumire est semblable (matal nrihi) peut tre interprt comme exemple, modle, type, etc., et non pas comme similitude ou ressemblance. En eet, le terme matal peut signier archtype, cest--dire un type original dune chose. Ainsi, le monde sup-rieur est loriginal et le monde infrieur nest quune copie.

    Cette ide ne peut pas faire de Gazl un platonicien malgr lui comme la laiss croire mir al-Naggr84. Il y a l un jeu de langage qui spare radicale-ment les deux penseurs. Pour Platon85, les ides immuables et archtypiques sont des prototypes des choses. Gazl dit tout fait le contraire, ce sont les choses du monde visible qui sont des indices de lautre monde. Certaines de ses uvres comme al-Hikma f mahlqt Allh86 rigent le monde sensible en symbole de la perfection cleste.

    En examinant attentivement les textes de Gazl, nous pouvons mme dceler une certaine relation non pas entre un archtype et une chose, mais entre un original et un simulacre. Le mot simulacre dsigne lapparence,

    83 Gazl, Mikt, p. 205 ; trad., p. 65-66.84 A. Naggr, Nazart f kr al-Gazl, op. cit., p. 55.85 Platon, Phdon, trad. E. Chambry, Paris, Flammarion, 1965, p. 124-125, 73b-74c.86 Gazl, al-Hikma f mahlqt Allh, Le Caire, 1903, 1908.

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    laspect, limage, le spectre, etc., ce qui nest pas tranger la pense de Gazl qui montre que les tres possibles ne sont quune apparence quelque peu chimrique face lexistence relle de Dieu. Il le montre en distinguant la lumire relle (source ou origine), et la lumire mtaphorique attribue aux tres possibles. Cette ide sera comprise et approfondie plus tard par Ibn Arab qui envisage que le monde na pas une existence eective. Il est comme lombre dune personne, subordonne elle : La ralit tout entire est une imagination lintrieur dune imagination. La Ralit, le Vrai est Dieu envi-sag spcialement dans Son essence et dans Son tre, non pas au point de vue de Ses noms 87.

    Ibn Arab soutient-il que le monde est une ction (ou songe) comme ctait le cas chez les sceptiques grecs, et plus tard lge du baroque (n XVIe et dbut XVIIe sicle) ? Loin de rendre le monde une ralit ctive, Ibn Arab pense plutt quil est une relation analogique (nisba) et les relations nont pas dexistence propre88. Le monde est une nisba qui existe et nexiste pas la fois. Il existe en tant que forme piphanique de la manifestation divine (tagall) et nexiste pas au sens propre que les sous donnent au mot existence (wugd ). Lexistence absolue se dit uniquement pour Dieu. Elle est, de ce point de vue, asit (ltre qui est par soi).

    En tablissant une dualit dans lordre des ralits, Gazl cherche moins les rapports naturels et cosmiques que les correspondances symboliques et spirituelles : Le monde du Royaume cleste (malakt) est un monde invisi-ble, tant cach la plupart des hommes, et le monde sensible est un monde immdiatement perceptible, puisque tous les connaissent. Mais le monde sensible est un point dappui pour slever vers le monde intelligible. Sil ny avait pas entre les deux liaison et correspondance, la voie pour y monter serait ferme. Et si cela ntait pas possible, il serait donc impossible de partir vers la Prsence du Seigneur et de se rapprocher de Dieu 89.

    Il y a comme une sorte dascension qui part de la multiplicit visible dans le monde sensible et culmine sur une unit qui na ni quivalent ni sembla-ble : Et Celui qui est exempt de toute correspondance analogique est Dieu, le Vrai 90. Comme pour conrmer son ide sur la nature virtuelle des tres, Gazl sappuie sur le songe ou, plus exactement, sur linterprtation des rves (tabr). Le songe exerce dans la doctrine gazalienne deux fonctions : (1) une fonction ontologique en rduisant les phnomnes de simples formes

    87 Fus. (Fuss al-hikam, d. Ab l-Al Aff, d. Zahra, 1370h/1992), I, p. 104 ; Le livre des chatons des sagesses, trad. Charles-Andr Gilis, Beyrouth, Bouraq, 1997, I, p. 251.

    88 Fut., III, p. 398 (chap. 369) et IV, p. 66 (chap. 452).89 Gazl, Mikt, p. 204-5 ; trad., p. 64-5.90 Ibid., p. 206 ; trad., p. 67.

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    piphaniques et spectrales. La notion de limagination chez Ibn Arab com-porte ces lments mtaphysiques91 ; (2) une fonction hermneutique dans la mesure o les images vues dans le songe sont des symboles dsignant des ralits.

    Gazl mise sur le songe ou la vision imaginale (ruy) pour expliquer davantage son symbolisme. Il emploie le terme tabr de mme racine que ubr qui signie passage, transition, traverse, etc. De ce point de vue, linterprtation des rves signie le passage dune forme rve la chose quelle dsigne92. Le terme ruy indique la vision imaginale et comporte un sens dune grande valeur spirituelle en se basant sur le hadith La vision ima-ginale (ruy) est une parcelle de la prophtie 93.

    Roger Deladrire a traduit ce mot par songe, ce qui dsigne, en ralit, un sens faible face au sens fort du mot vision imaginale. La ruy excde le sens habituel du mot vision pour dsigner une sorte de rvlation (wahy). Ce qui corrobore cette ide est le tmoignage de ia : La premire chose que lEn-voy de Dieu a reu est la vision imaginale authentique (ruy sdiqa) dans le sommeil 94. La ruy se rapproche dun mode de perception qui est la pro-phtie et la saintet. Gazl livre quelques lments de ce symbolisme proph-tique et hagiologique dans le deuxime chapitre du Mikt et dans un autre chapitre du Madnn.

    En eet, dans le Madnn il explique la signication symbolique de la vision de Dieu ou du prophte dans le songe. Cest dans ce passage quil seorce de rsoudre le problme du symbolisme en distinguant entre le semblable (mitl ) et le symbole (mitl ). Le mitl na pas dquivalent comme lintellect qui a une signication propre quaucune autre notion ne peut partager 95. En dautres termes, lintellect a une reprsentation symbolique qui est le soleil, mais ce dernier ne ressemble pas lintellect. Lintellect manifeste les formes intelligibles en les rendant claires et accessibles, comme le soleil qui illumine les choses sensibles en leur procurant visibilit et distinction. Mais ni le soleil ni lintellect ne partagent une signication commune.

    Gazl donne un autre exemple : dans le songe, le soleil reprsente le sul-tan et la lune symbolise le vizir, mais le sultan ne ressemble pas au soleil par son aspect physique, pas plus que le vizir ne ressemble la lune96. Si, mal-

    91 Cf. H. Corbin, Limagination cratrice dans le sousme dIbn Arab, Paris, Flammarion, 1958.

    92 Cf. Gazl, Qnn al-tawl, d. Mahmd Bg, Damas, al-Matbaa l-ilmiyya, 1993.93 Ibn Hanbal, Musnad, p. 18, 50, 219, etc. ; Buh r, Sahh, Tabr, p. 2, 4, 10, 26.94 Buhr, Sahh, IX, p. 37 ; Muslim, Sahh, II, p. 197.95 Gazl, Madnn, p. 306, dans Rasil.96 Gazl, Mikt, p. 207 ; trad., p. 67 ; Madnn, p. 306-307.

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    gr tout, la ressemblance entre le sultan et le soleil est avre, elle ne peut tre que conceptuelle, cest--dire lide de domination exerce sur le monde. Le sultan domine ses serviteurs comme le soleil illumine toutes les choses en les rendant visibles. Le sultan communique ses serviteurs par le biais du vizir, comme le soleil propage sa lumire clmente et moins fulgurante par linter-mdiaire de la lune : De mme que les ralits suprieures de nature spiri-tuelle sont symbolises par le soleil, la lune et les toiles, elles peuvent tre aussi reprsentes par dautres symboles, quand on les considre sous dautres aspects que celui de luminosit 97.

    Parmi les symboles cits par Gazl gurent les eaux qui reprsentent les connaissances. Les valles symbolisent les curs (daprs le verset 13, 17). Les connaissances se dversent dans les curs partir dune source initiale qui est le prophte, comme les eaux jaillissent des sources pour irriguer les valles. Dans le Madnn, il cite dautres symboles coraniques et prophtiques comme le lait symbolisant la science, la corde reprsentant la religion, etc. Les images du lait et de la corde symbolisent quelque chose, mais ne res-semblent pas lui, car le symbole (mitl ) explique la chose et le semblable (mitl ) ressemble la chose 98.

    d- Le verset de la lumire : implications pdagogiques et spirituelles

    Sagissant du verset de la lumire, les objets cits (tabernacle, lampe, verre, arbre, huile, feu) sont donc des symboles qui expliquent pourquoi Dieu est la lumire des cieux et de la terre, mais ne sont en aucun cas des choses similai-res ce quelles dsignent.

    Ainsi, le symbolisme chez Gazl a une porte hermneutique (explication et comprhension) cartant toute signication assimilatrice. Conscient des problmes que pose la dirence entre expliquer et ressembler, Gazl tente dinterprter la thologie autrement. Il procde un dplacement signi-catif dans la manire de percevoir la divinit. Comme la lumire est unique et hormis elle, tout nest que mtaphore, Dieu en tant quEssence (dt) est la seule ralit qui existe, celle-ci tant inconnaissable et inaccessible. La seule faon de lapercevoir est de saisir les relations qui se rapportent elle, savoir les noms divins. Ceux-ci ne sont pas des attributs surajouts lEssence, mais se distinguent par la fonction quils exercent dans la cration. Le Savant, le Crateur, le Tout-Misricordieux, etc. accomplissent des tches direntes : Sil y a au-dessus de ce qui grave les sciences une chose qui dispose de lui,

    97 Ibid., p. 207 ; trad., p. 68.98 Gazl, Madnn, p. 307-308.

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    son symbole est la Main. Cette Prsence, en tant quElle englobe la Main, la Table, le Calame et le Livre selon un ordre harmonieux, est alors dite symboliquement possder une Forme. Et si lon trouve la forme humaine un certain ordre analogue, elle est selon la Forme ou lImage du Tout-Misricordieux. Et il y a une dirence importante entre dire selon la Forme ou lImage du Tout-Misricordieux et dire : selon la Forme ou lImage de Dieu, parce que cest la Misricorde divine qui a congur la Prsence divine selon cette forme 99.

    Ce dplacement pistmologique est une ide originale de Gazl qui sera commente et institue en doctrine chez Ibn Arab. Ce dernier a instaur une thorie des Noms divins analogue celle de Gazl. Certes les Noms et les Attributs divins ne sont pas spars de lEssence mais, tant des relations, ils ont le rle de grer le monde infrieur (ordre, cration, sagesse, perfection, harmonie, etc.) et dtre lintermdiaire entre ce monde et lEssence impn-trable : Lhomme est donc selon la Forme du Tout-Misricordieurx et non pas selon la Forme de Dieu. En eet, le Prsence de la divinit est autre que la Prsence de la misricorde, autre que la Prsence de la souverainet et autre que la Prsence de la seigneurie 100.

    Cest en partie grce cette distinction que Gazl russit surmonter le paradoxe de la vision de Dieu dans le songe. Il pense que cest Sa forme qui est saisie et non pas Son Essence (Lui-mme, Son Ipsit) se justiant par le hadith Jai vu mon Seigneur dans la plus belle des formes . Le hadith emploie le nom divin Seigneur comme seule ralit accessible, lEssence ou le Soi tant cach et imperceptible. Par ailleurs, voir Dieu, cest percevoir Sa manifestation dans la forme saisie par le sujet connaissant ou vue dans le songe. Cette manifestation acquiert le sens fort de tagall qui peut tre traduit par Prsence de Dieu ou thophanie. Gazl donne lexemple de Gabriel qui apparat dans la forme de Dihya (un personnage radieux qui vcut lpoque du Prophte) pour communiquer lenseignement divin101. Ce nest pas Gabriel lui-mme qui sest transform en ce personnage, mais cest le per-sonnage qui a servi de modle pour symboliser la manifestation de lange.

    Gazl cite un autre exemple qui concerne lamour divin. Selon lui, lamour tel que lhomme connat et peroit (sentiment, sensation, aection) sert dimage mtaphorique pour expliquer ce que lamour de Dieu veut dire, sans que ce dernier soit assimil lamour naturel. Pour saisir la puret de lamour divin, Gazl prconise dliminer toutes les images non dtaches de la matire et nourries par limagination (hayl ) et la facult estimative (wahm).

    99 Gazl, Mikt, p. 209 ; trad., p. 70.100 Ibid.101 Sur ce hadith v. Buhri, Sahh, K. al-mn, I, p. 20 ; Ibn Hanbal, Musnad, I, p. 27 et 51.

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    Lexplication de Gazl tente de trouver un ajustement doctrinal face aux exi-gences de la ralit multiple et polymorphe. Sa faon dapprhender les cho-ses la pouss rfuter deux thses opposes qui ignorent la nature complexe du monde : 1- la thse sotriste (btiniyya) qui brise la lettre au prot dun contenu profond ou dun esprit transcendantal ; 2- la thse littraliste (zhiriyya) chez qui la chose la plus profonde est la surface ! Il ny a pas de profondeur dpassant la lettre.

    Gazl mise sur une interprtation symbolique qui adopte les deux thses sans lexcs qui les caractrise : Celui qui isole le sens apparent est un gros-sier littraliste, celui qui isole le sens cach est un intrioriste, tandis que celui qui unit les deux est linterprte parfait 102. Il rappelle ici une rgle herm-neutique qui englobe la prescription lgale (car il sagit bel et bien du Livre) et son aspect symbolique103. En dautres termes, runir les deux signications, cest adhrer lindissociable relation entre la Loi (ara) et la ralit sotri-que (haqqa). Il cite plusieurs reprises une parole soue : Lhomme parfait est celui chez qui la lumire de la connaissance nteint pas celle de la pit scrupuleuse . Les uvres pieuses prescrites par la Loi sont aussi importantes que la lumire du savoir qui atteint le cur. La sagesse consiste aller de la lettre au sens, sans se passer pour autant de la lettre. Celle-ci est intriorise et devient chez le sujet connaissant une ralit subtile. Elle ressemble au corps vu dans le songe, i.e. un corps subtil rendu pur et transparent grce limagi-nation : Ceci te montre comment les prophtes peroivent les formes visi-bles concrtement et comment ils voient les ralits intelligibles derrire les formes. Le plus souvent la ralit intelligible se prsente dabord la vision intrieure, puis elle claire la facult imaginative, dans laquelle simprime alors une forme homologue la ralit intelligible et la reproduisant. Ce type de rvlations en tat de veille requiert une interprtation, comme celles qui se produisent pendant le sommeil, et qui ont besoin dune transposition symbolique 104.

    Le recours limagination permet de runir sur le plan hermneutique la lettre et le sens, et au niveau mtaphysique, le monde sensible et le monde intelligible. Elle runit lextrieur et lintrieur an de combler les dciences relatives lsotrisme et au littralisme. Ceci explique limportance qua prise

    102 Gazl, Mikt, p. 210 ; trad., p. 71. 103 Rappelons que Gazl, dans sa polmique avec les Ismaliens (Fadih al-btiniyya, d.

    A. Badaw, Le Caire, Dr al-qawmiyya, 1964) et face aux abus dexcommunication manant des docteurs de la Loi (Faysal al-tafriqa), a vu la ncessit dtablir un canon pour lhermneutique pour prvenir contre les excs de tout genre : v. en particulier Faysal al-tafriqa, Qnn al-tawl, Gawhir al-Qurn (d. M. Qabbn, Beyrouth, Dr ihy al-ulm, 1990), etc.

    104 Gazl, Mikt, p. 213 ; trad., p. 74.

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    limagination dans le sousme postrieur, en particulier chez Ibn Arab. tant une ralit mtaphysique et un mode cognitif, elle jouera partir de lcole akbarienne un rle prpondrant. Elle a permis Gazl et successeurs de surmonter les problmes thologiques que posent les notions dichotomiques : intrieur (btin)/extrieur (zhir), transcendance (tanzh)/ressemblance (tabh), Loi (ara)/Ralit sotrique (haqqa), sensible (hiss)/intelligible (aql), etc. En eet, limagination comme mode de perception transcende les ralits opposes. Bien quelle soit une dimension importante sur le plan doctrinal, elle nest quune facult humaine au ct des autres facults.

    Gazl recense cinq facults qui ont pour modle les cinq objets cits par le verset :

    1- La facult sensible peroit les choses par le biais des cinq sens (vue, oue, odorat, got, toucher). Son symbole est la niche.

    2- La facult imaginative prend les donnes sensorielles an de les conserver et permettre lintellect de les saisir. Son modle est le verre : elle est caract-rise par la matrialisation, la purication et la prservation. A linstar du verre (conu matriellement, sujet au polissage et protge la substance quil contient de toutes les circonstances malencontreuses), limagination matrialise les ides qui traversent son territoire, purie ou rend limpide les images dtaches du sensible et prserve lintellect de toute incoh-rence ou clatement prjudiciable.

    3- La facult intellectuelle saisit les signications intelligibles sous forme de principes premiers ou connaissances videntes (marif darriyya). Son symbole est la lampe. Celle-ci illumine lespace o elle se trouve en ren-dant visibles les choses limitrophes et en chassant lobscurit. Lintellect accomplit une fonction similaire dans la mesure o sa lumire dvoile les principes universels et chasse lignorance en assimilant les conn