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Vers une compréhension post-ontologique du social Les défis posés par le débat Luhmann – Habermas Mémoire Jorge Andrés Pemjean Letelier Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Jorge Andrés Pemjean Letelier, 2014

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Vers une compréhension post-ontologique du social Les défis posés par le débat Luhmann – Habermas

Mémoire

Jorge Andrés Pemjean Letelier

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Jorge Andrés Pemjean Letelier, 2014

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III

RÉSUMÉ

Ce travail de maîtrise a pour but de confronter les théories sociales de Niklas Luhmann

et de Jürgen Habermas, afin d‟éclairer les défis que le monde contemporain pose à la

pensée philosophique. À la suite d‟un examen approfondi, qui nous mènera à revisiter les

traditions classique (Weber et Durkheim) et moderne (Parsons) de la sociologie, il sera

possible de mettre en évidence les implications qui s‟ensuivent pour les concepts de

société, de rationalité et de normativité. Plutôt que de prendre parti pour l‟une des théories

en question, nous décèlerons leur signification philosophique en exposant la manière dont

elles abordent le phénomène de la complexité. Nous discutons enfin de la place qu‟occupe

l‟humanisme au sein de la théorie sociale contemporaine.

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ABSTRACT

This M.A. thesis compares the social theories of Niklas Luhmann and Jürgen Habermas.

Its main goal is to cast light upon the problems that philosophical thinking encounters in its

attempt to understand modern society. The Luhmann-Habermas debate is presented from a

comparative perspective, which will then lead into key problems of both classical (Weber

and Durkheim) and modern (Parsons) traditions of sociology. It is our contention that this

debate reveals two alternative standpoints from which the concepts of society, rationality,

and normativity can be conceived. Instead of endorsing one theory or the other, this thesis

would rather display their philosophical significance by addressing the manner in which

they deal with complexity. Finally, the place of humanism within contemporary social

theory is examined.

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TABLE DE MATIÈRES

RÉSUMÉ III

ABSTRACT V

TABLE DE MATIÈRES VII

AVANT-PROPOS XI

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 5

TROIS NOTIONS CENTRALES DE LA THEORIE DES SYSTEMES 5 I. FONCTION 7 II. AUTOPOÏESE 10 III. OBSERVATION : UN NOUVEAU DEPART POUR LA CONNAISSANCE DU SOCIAL 16

CHAPITRE 2 25

LA THEORIE DES SYSTEMES COMME THEORIE DE LA SOCIETE MODERNE 25 I. LE CONCEPT DE SUPERTHEORIE 25 II. OBSERVATION ET SENS DANS LES SYSTEMES PSYCHIQUES ET SOCIAUX 29 III. LES DIMENSIONS DU SENS 37 IV. DOUBLE CONTINGENCE ET COMMUNICATION 42 V. EVOLUTION 47 VI. LES PIEGES DE L’HUMANISME 52

CHAPITRE 3 61

ENTRE PHILOSOPHIE ET SOCIOLOGIE : LA THEORIE DE L’AGIR COMMUNICATIONNEL COMME THEORIE DE

LA SOCIETE 61 I. LA RATIONALISATION SOCIALE CHEZ MAX WEBER 65 II. DIAGNOSTIC SUR LE MONDE MODERNE : PERTE DE SENS ET PERTE DE LIBERTE 71 III. LE CHANGEMENT DE PARADIGME : DE L’AGIR EN FINALITE A L’AGIR COMMUNICATIONNEL 73 IV. LE SYMBOLISME ET LA FORMATION DES SOLIDARITES SOCIALES CHEZ DURKHEIM 81 V. LA THEORIE DES MEDIUMS CHEZ PARSONS 86 VI. LA THEORIE DES MEDIUMS CHEZ LUHMANN 89

CHAPITRE 4 99

LE MONDE VECU ET SON RAPPORT AVEC L’AGIR COMMUNICATIONNEL 99 I. LE CONCEPT DE MONDE VECU ET LE TOURNANT PRAGMATIQUE 100 II. LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE DU MONDE VECU 106 III. LES LIMITES DE LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE ET LA DIMENSION SYSTEMIQUE DE LA SOCIETE 109 IV. LA DISJONCTION DU SYSTEME ET DU MONDE VECU 112 V. LA COLONISATION SYSTEMIQUE DU MONDE VECU 116

CHAPITRE 5 121

INTERSUBJECTIVITE ET COMMUNICATION : DEUX POINTS DE DEPART POUR LA THEORIE SOCIALE 121

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VIII

RAISON, DROIT ET EVOLUTION 143

CONCLUSIONS 161

BIBLIOGRAPHIE 167

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IX

À mes parents, qui m’ont toujours

encouragé à aller plus loin.

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XI

AVANT-PROPOS

Je tiens à remercier messieurs Patrick Turmel et Olivier Clain, qui ont gentiment accepté

d‟évaluer ce projet de recherche, ainsi que monsieur Luc Langlois, sans l‟aide de qui je

n‟aurais pas été en mesure de l‟achever. J‟aimerais aussi transmettre mes remerciements à

Marie-Lyse Voynaud, qui a accepté de réviser une version préliminaire de ce travail.

Le mémoire que le lecteur s‟apprête à consulter est le fruit de deux ans de travail

ininterrompu, au bout desquels j‟ai l‟impression d‟avoir acquis une certaine maîtrise de la

langue française, ainsi qu‟une enrichissante expérience de vie en exil. De ce fait, les défis

que j‟ai dû relever ne sont pas seulement d‟ordre linguistique. Il m‟a aussi fallu surmonter

les altérations existentielles qui se produisent dans la vie d‟un étranger. Cela étant, je tiens à

remercier une personne d‟exception qui m‟a accompagné tout au long de ce processus.

Merci Salomé : cette réussite est aussi la tienne.

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Introduction

La controverse entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann s‟inscrit dans le contexte

socioculturel d‟une modernité éclatée. Cette dernière témoigne, d‟ailleurs, de toute une série de

manifestations paradoxales, dont les phénomènes de réification opérés par la domination

bureaucratique et la logique marchande du capitalisme, qui mènent à problématiser notre

compréhension de ce qu‟est la société. Tant Habermas que Luhmann se réapproprient la question

critique qui circonscrit le domaine de la théorie sociale, en l‟occurrence comment la société est-elle

possible ?, afin de dresser un portrait renouvelé des faits sociaux. Bien qu‟ils empruntent des voies

différentes, nos auteurs conviennent qu‟une rupture avec la tradition moderne s‟impose :

l‟épuisement du paradigme épistémologique sujet–objet exige de penser la nature du social en

faisant appel à des théories post-ontologiques. Notre travail aura pour but justement de préciser la

signification qu‟a, pour chacun de nos auteurs, l‟expression théorie post-ontologique, ainsi que de

mettre en évidence les implications qui s‟ensuivent pour les concepts de société, de rationalité et de

normativité.

D‟une part, Habermas insiste sur l‟importance de la communication langagière en tant que

véhicule de l‟intégration sociale. À en croire le philosophe francfortois, on ne comprendrait guère le

caractère problématique du monde contemporain sans faire référence aux trois processus que sont la

transmission réflexive des traditions culturelles, la légitimation des ordres de vie et la socialisation.

Ceux-ci se recoupent sur une dimension fondamentale : ils sont tous des processus qui opèrent par

voie discursive et qui posent une exigence d‟ordre argumentatif. Ainsi, Habermas met en relief le

rôle que remplit la communication langagière dans la constitution de la vie collective : le langage

est, pour lui, générateur de sens, dans la mesure où il permet d‟instituer des représentations

partagées à l‟égard des institutions et, par là même, de forger et d‟entretenir la solidarité reliant les

membres d‟une communauté humaine. En d‟autres mots, la pensée habermasienne se caractérise par

le fait de formuler une notion d‟intersubjectivité qui ne repose plus sur l‟activité cognitive d‟un

sujet isolé, mais sur la communauté de sens qui résulte de la conclusion d‟ententes motivées

rationnellement. De ce fait, Habermas tâche de marier les catégories philosophiques de rationalité

et d‟intersubjectivité en ayant recours à une analyse sociologique des processus conduisant à la

formation d‟un monde socioculturel proprement moderne.

Or, la seule référence à la communication langagière ne suffit pas à caractériser les sociétés

telles qu‟elles sont à l‟heure actuelle. Aussi faut-il rendre compte des instances autonomes dont le

fonctionnement ne s‟explique par l‟activité dialogique des êtres humains. Il s‟agit de sphères

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sociétales que la tradition sociologique a nommées systèmes. C‟est la raison pour laquelle on peut

difficilement comprendre la théorie habermasienne sans se référer aux contributions de la théorie

des systèmes. À mesure que son travail progressait, Habermas a intégré des concepts développés,

dans un premier temps, par Talcott Parsons et, plus tard, par Niklas Luhmann. Tout

particulièrement, les notions de système, de fonction, de média et d‟autopoïèse s‟avèrent décisives

pour saisir la signification de la controverse entre Habermas et Luhmann. Dans le sillage de la

tradition intellectuelle allemande, Luhmann relève la nécessité de penser le social de manière

systématique, c‟est-à-dire par le biais d‟une théorie générale renfermant une prétention à

l‟universalité.

En quel sens est-il permis d‟affirmer que la théorie des systèmes constitue une théorie post-

ontologique ? Comme Habermas, Luhmann en vient à la conclusion que le paradigme sujetŔobjet a

épuisé complètement son potentiel explicatif. En conséquence, un changement de paradigme se

révèle nécessaire : chez Luhmann, la notion de système se substitue à celle de sujet. Celle-là

comporte l‟avantage de permettre des descriptions autoréférentielles de la société dans un monde où

l‟on ne peut plus guère ramener les manifestations de l‟être à une unité fondamentale. Autrement

dit, la théorie des systèmes cherche à décrire le monde moderne à partir d‟une panoplie de

références systémiques, en raison desquelles on peut observer le monde selon les prémisses

opérationnelles qui appartiennent à chaque système. La science, le droit, l‟économie, l‟art,

l‟éducation, la religion et la famille constituent désormais des observateurs regardant le monde

d‟après des critères distincts. En tant que systèmes de la société, chacun d‟entre eux crée un rapport

différencié avec son environnement, qui apparaît comme étant incommensurable aux autres

rapports.

La particularité de la pensée luhmannienne réside dans son approche antihumaniste : Luhmann

se déleste du recours à une fondation intersubjective des normes et valeurs de la vie sociale. Il

considère, en revanche, que la société moderne possède une constitution communicationnelle

comportant des traits émergents. En effet, il faut penser la communication comme un niveau

distinct du réel, dont l‟existence ne relève pas des contributions apportées par la subjectivité. En

d‟autres termes, Luhmann distingue entre la communication et la conscience. Tant l‟une comme

l‟autre sont examinées à la lumière de la catégorie de système, de sorte qu‟elles partageraient des

caractéristiques communes, dont la reproduction autopoïétique, l‟utilisation d‟opérations

référentielles et la fermeture sur le plan des opérations. Toutefois, elles constituent des

environnements l‟une pour l‟autre. À l‟aide de cette stratégie, Luhmann formule une théorie

permettant d‟expliquer le régime d‟activité des systèmes dont les manifestations ne se limitent pas

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aux interactions langagières tenues par les êtres humains. De ce fait, Luhmann tente de fournir une

représentation plausible des ordres sociaux contemporains, dans la mesure où ces derniers

possèdent une autonomie fonctionnelle qui se soustrait aux souhaits et aux intentions des individus.

Le présent mémoire se divise en cinq chapitres. Dans le premier chapitre, nous exposerons trois

notions centrales de la théorie luhmannienne, à savoir celles de fonction, d‟autopoïèse et

d‟observation. Cette tâche doit précéder une présentation systématique de l‟entreprise

luhmannienne, car lesdites notions synthétisent les intuitions intellectuelles qui se trouvent à la base

de la théorie des systèmes. Au demeurant, nous estimons nécessaire d‟amorcer le présent mémoire

par une présentation de l‟œuvre de Luhmann. Celle-ci ayant reçu une réception beaucoup moins

chaleureuse que celle de Habermas, l‟examen de la théorie des systèmes doit être envisagé avec

équanimité, d‟autant plus qu‟on lui a fait violence en l‟interprétant par un biais habermasien. Nous

ferons valoir plus loin que la lecture qu‟en fait Habermas ne correspond pas, à vrai dire, aux

intentions qui animent la démarche de Luhmann.

Le deuxième chapitre fera état de la théorie sociale de Luhmann comme programme de

recherche sur la société contemporaine. Il s‟agit d‟une tentative de construction théorique fixant son

point de départ sur un constat d‟échec : à en croire Luhmann, la sociologie se trouverait à présent

dans un état de crise, car elle n‟a pas su fournir une théorie unifiée de la société moderne. Luhmann,

quant à lui, cherche à développer un nouvel appareil catégorial en ayant recours à un spectre élargi

de disciplines scientifiques, dont la biologie de la connaissance, le calcul logique, la

phénoménologie et la cybernétique. De ce fait, il avance une notion post-ontologique du social qui

éclaire le biais humaniste qui a caractérisé les concepts de société formulés par la tradition

intellectuelle européenne, en particulier par la métaphysique ontologique.

Le troisième chapitre sera consacré à la théorie sociale de Habermas. Nous insisterons sur la

coopération interdisciplinaire qui s‟y établit entre la philosophie et la sociologie. Selon l‟auteur, une

description vraisemblable de la modernité socioculturelle doit faire appel à la sociologie, puisque

celle-ci est la seule science humaine, outre la philosophie, qui a étudié de manière systématique la

problématique de la rationalité. Habermas se réapproprie donc la théorie de Max Weber pour

montrer que les sociétés modernes résultent d‟un processus de rationalisation qu‟il faut interpréter à

la fois comme une consolidation de la maîtrise techno-scientifique de la nature par l‟homme

(rationalité instrumentale) et comme une rationalisation d’ordre communicationnel. Nous verrons

aussi que Habermas intègre certains éléments de la sociologie d‟Émile Durkheim et de Talcott

Parsons, afin de mettre en évidence deux processus corrélatifs. D‟une part, la formation des sociétés

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modernes sape le fondement religieux de la cohésion sociale au profit d‟une intégration de la

société mobilisée par la justification discursive des valeurs. D‟autre part, force est de reconnaître

que les sociétés modernes comportent une dimension systémique qui se soustrait à tout examen

communicationnel. Pour cette raison, Habermas doit intégrer la notion de média à sa théorie. Puisée

dans la tradition fonctionnaliste de la théorie sociale, le concept de média vient décrire le régime

d‟activité des systèmes de la société à caractère fonctionnel. L‟intérêt que Habermas accorde à la

sociologie s‟explique par l‟impossibilité de la philosophie à expliquer, à elle seule, les processus de

rationalisation dont participent les sociétés modernes, ainsi que ses manifestations paradoxales et

répressives.

Dans le quatrième chapitre, nous présenterons le concept de monde vécu. Issu de la sociologie

phénoménologique, ce dernier vient parachever le concept d‟activité communicationnelle proposé

par Habermas. Le concept de monde vécu permet de rendre compte, à trois niveaux distincts, de la

consolidation d‟une compréhension moderne du monde. Par ailleurs, le monde vécu constitue un

dispositif conceptuel autorisant Habermas à infléchir le sens d‟une théorie critique de la société. En

effet, il interprète les manifestations répressives de la modernité Ŕ notamment la formation du

prolétariat urbain et la domination bureaucratique de l‟État Ŕ dans les termes d‟une colonisation du

monde vécu, c‟est-à-dire dans les termes de l‟effritement des structures communicationnelles de la

société au profit d‟un élargissement de la rationalité instrumentale et stratégique qui caractérise le

fonctionnement autonome des systèmes.

Dans le cinquième chapitre, nous exposerons sélectivement les moments de la controverse entre

Habermas et Luhmann. Le concept de société étant le point focal de notre enquête, nous nous

centrerons sur les aspects du débat touchant les théories habermasienne et luhmannienne telles

qu‟exposées respectivement dans Théorie de l’agir communicationnel et Systèmes sociaux. C‟est

dans ces œuvres que l‟on trouve une version achevée des théories de Habermas et de Luhmann,

bien que celles-ci aient expérimenté des modifications par la suite. Finalement, nous ferons état des

implications qui en découlent pour les concepts de rationalité et normativité.

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Chapitre 1

Trois notions centrales de la théorie des systèmes

À en juger par l‟étendue et la radicalité des thèses, l‟œuvre de Niklas Luhmann réclame une

attention toute particulière. Luhmann tâche de renouveler l‟appareil théorique de la sociologie, dans

le but de considérer la nature des faits sociaux à l‟aide d‟une grammaire inédite. En fait, le terme

nature risque d‟en brouiller la compréhension, puisqu‟il rappelle les dispositifs conceptuels qu‟ont

utilisés les traditions de la métaphysique ontologique et du droit naturel pour identifier

respectivement les déterminations essentielles de l‟être et celles du social. Luhmann se distancie de

ces écoles, qu‟il range sous la dénomination de pensée vieille européenne (ou vieille Europe), afin

d‟examiner le fait du social à la lumière d‟un paradigme syncrétique qui intègre les contributions de

la biologie évolutionnaire, de la phénoménologie, de la cybernétique, du calcul logique et de la

théorie sociale de Talcott Parsons. Il ne s‟agit guère d‟une œuvre disparate, même si la diversité de

sources le suggère. Dans le sillage de l‟idéalisme allemand, Luhmann entend formuler une théorie

de la société contemporaine permettant d‟appréhender la complexité qui lui est constitutive. Que

l‟on parle des flux de transactions financières, des élections politiques ou d‟un simple match de

football, toute espèce d‟événement communicationnel, si anodin soit-il, trouve sa place dans la

théorie des systèmes. Autrement dit, l‟héritage de la pensée idéaliste se manifeste chez Luhmann

sous la forme du système théorique, sans lequel il ne serait pas possible d‟aborder scientifiquement

l‟objet sociologique par excellence, à savoir la société. Toutefois, le rapport qui noue Luhmann à la

tradition philosophique occidentale n‟est pas herméneutique. Bien au contraire, notre auteur n‟en

retient que la nécessité de penser systématiquement le réel, c‟est-à-dire de le soumettre à un examen

minutieux à l‟aide d‟un programme de recherche compréhensif et renfermant une prétention à

l‟universalité.

Sur la théorie de Luhmann pèse, néanmoins, un mutisme presque absolu. À une exception près1,

on ne trouve pas dans le monde francophone d‟indices qui annoncent le renversement de cette

tendance. La parution de l‟édition française de Systèmes sociaux, en 2010, en vient à remédier à

cette lacune en quelque sorte. En effet, elle permet de combler toute une série de raccourcis qui

transparaissent dans une lecture hâtive de l‟œuvre de Luhmann. Cela dit, nous estimons qu‟il est

nécessaire d‟en commencer la présentation avec cette indication préliminaire. À l‟encontre des

traditions métaphysiques classique et moderne, notre auteur aborde le phénomène du social par le

biais d‟une théorie constructiviste. La théorie des systèmes interprète tout rapport à la réalité

1 Il s‟agit du livre d‟Estelle Ferrarese, Niklas Luhmann. Une introduction, Agora, France, 2007.

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comme une opération cognitive qui relève de la constitution structurale d‟un observateur. Ainsi le

réel ne serait-il ni l‟expression d‟un ordre cosmologique, ni le résultat de l‟activité synthétique d‟un

sujet transcendantal. D‟après Luhmann, le réel existe sous la forme d‟un rapport sélectif à la réalité

que chaque système établit conformément à son propre régime d‟activité. Le réel n‟est donc pas,

pour Luhmann, un objet porteur de prédicats dont on pourrait repérer certaines manifestations dites

essentielles. Aussi notre auteur se déleste-t-il du concept de totalité : le réel n‟est ni une aggregatio

corporum, ni une universitas rerum. Selon le point de vue choisi, le réel adopte un visage

particulier. En d‟autres mots, la voie constructiviste empruntée par Luhmann se caractérise par le

fait d‟aller à l‟encontre de la tradition métaphysique, en ceci que la formule canonique adequatio

rei ad intellectum est mise en échec au profit d‟une approche épistémique privilégiant l‟utilisation

des opérations de distinction pour appréhender la panoplie des manifestations qu‟admet le réel.

Luhmann récuse ainsi la thèse selon laquelle il y aurait une identification entre le contenu de

l‟expérience et la pensée.

L‟approche luhmannienne repose sur le calcul logique de George Spencer Brown. Ce dernier

permet d‟appréhender l‟identité des étants par le biais d‟une théorie de la différence. Luhmann

développe par là même un concept d‟observation qui recentre l‟analyse du réel sur la prémisse

suivante : celui-ci admet autant de possibilités qu‟il existe d‟observateurs. Le sociologue de

Bielefeld tente de dresser un portrait plausible de la société contemporaine : cette dernière s‟avère

un ordre à la fois complexe, fonctionnellement différencié et doté d‟une structure qui se déploie à

l‟échelle planétaire.

Or, pour saisir pleinement la signification de la théorie des systèmes, il nous faut premièrement

introduire les distinctions principales dont Luhmann fait usage. Christian Borch soutient qu‟il y en

aurait trois, en l‟occurrence les catégories de fonction, d‟autopoïèse et d‟observation.2 Luhmann y

aurait porté un intérêt plus ou moins grand à mesure que son travail progressait. Selon Borch, par

l‟entremise de ces concepts, Luhmann aurait voulu clarifier l‟intention systématique qui anime son

projet théorique. En l‟espace de trente ans de labeur ininterrompu, Luhmann tissa une pléthore de

relations conceptuelles, parfois hermétiques, afin de refléter la complexité qui caractérise les

sociétés modernes. Fonction (I), autopoïèse (II) et observation (III) seraient, en conséquence, des

termes solidaires, dans la mesure où ils établissent un cadre interprétatif permettant i) de fixer les

conditions épistémologiques pour observer les phénomènes sociaux ; ii) de décrire la reproduction

de la société sous une perspective évolutive ; et iii) d‟expliciter les conditions de possibilité du

social tout en rendant compte de l‟origine de la théorie sociale elle-même, en tant que processus

2 Christian Borch, Niklas Luhmann, Routledge, Introduction, New York, NY, 2011.

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ayant lieu dans la société. Suite à la présentation des concepts en question, nous serons en état de

comprendre la théorie systémique dans l‟originalité qui lui est propre, c‟est-à-dire en ce qui la

distingue de la philosophie de la conscience.

I. Fonction

Premièrement, Luhmann s‟intéresse aux problèmes de construction théorique sur lesquels

débouche le paradigme sociologique de Talcott Parsons. Nommé par l‟acronyme AGIL, le modèle

parsonien comporte une structure quadripartite, dont chaque lettre désigne une prestation

fonctionnelle que la société doit réaliser afin d‟assurer sa reproduction : l‟adaptation,

l‟accomplissement de buts (goal attainment), l‟intégration et le maintien des valeurs.3 Chez

Parsons, l‟existence de la société dépend de sa capacité à remplir les exigences suivantes : i)

satisfaire des besoins à partir d‟une base restreinte de ressources, c‟est-à-dire administrer

efficacement la rareté ; ii) prendre des décisions contraignantes pour les membres de la collectivité,

dans le but d‟atteindre certains buts à titre groupal et, par là même, renforcer les identités collectives

; iii) réaliser l‟intégration sociale, c‟est-à-dire assurer une coordination comportementale efficace

par l‟institutionnalisation des rôles sociaux complémentaires ; enfin, iv) mettre à la disposition des

acteurs sociaux un ensemble de valeurs qui leur permettent d‟avoir une compréhension partagée du

monde. Parsons estime que les sociétés modernes doivent relever le défi de maîtriser un

environnement extrêmement complexe, d‟où le nombre de niveaux que comporte sa théorie. Le

paradigme AGIL présente ainsi le problème central de la sociologie, en l‟occurrence « comment

l‟ordre social est-il possible ? », dans les termes d‟une théorie fonctionnelle : seule une

différenciation sur le plan des structures permettrait d‟assurer la reproduction des sociétés dans un

environnement complexe. Les ordres sociaux s‟expliqueraient, somme toute, par l‟existence d‟une

configuration structurale spécifique : toute espèce de société doit comprendre un sous-système

3 Parsons utilise alternativement les termes latence et pattern maintenance. Quel que soit le terme employé, la

signification en est identique : ces concepts réfèrent à la capacité de généraliser des valeurs sachant trouver

ultérieurement une expression institutionnelle. Nous y reviendrons plus loin. Compte tenu de l‟influence décisive

qu‟a exercée Parsons sur Luhmann et Habermas, nous devrons nous rapporter à la pensée de Parsons à maintes

reprises. Néanmoins, notre intérêt principal réside dans la lecture qu‟en font Luhmann et Habermas. Il est

pertinent de souligner ici que cette lecture constitue déjà un point de divergence entre nos auteurs. D‟une part, la

façon dont Habermas s‟approprie la théorie parsonienne témoigne d‟une certaine tension qui est, en quelque sorte,

centrale à son propos. Selon Habermas, cette dernière comporte quelques erreurs de construction sur le plan

conceptuel Ŕ car elle ne saurait rendre compte de la place de l‟intersubjectivité langagière dans

l‟institutionnalisation des normes et des valeurs. Or, Habermas n‟en prend pas congé pour autant, puisqu‟il lui faut

garder le concept de média afin de décrire le régime d‟opération des systèmes à caractère fonctionnel. D‟autre

part, la théorie parsonienne est explicitement répudiée par Luhmann, à cause de son déficit d‟abstraction et de

généralité. Nous reviendrons sur ces divergences plus loin.

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économique permettant l‟administration de la rareté ; un sous-système politique permettant la

réalisation des buts groupaux ; une communauté sociétale réalisant l‟intégration ; et un ensemble de

valeurs partagées par ses membres, que Parsons nomme tantôt système culturel, tantôt système

fiduciaire (maintien de valeurs).4

Selon Luhmann, cette solution théorique s‟avère inadéquate, en ceci qu‟elle rattache les

conditions de possibilité de l‟ordre social à une structure prédéterminée. À l‟encontre de la thèse

forte du programme parsonien, Luhmann mise sur une inversion de l‟importance relative que

Parsons accorde aux notions de structure et de fonction. Depuis ses travaux de jeunesse, Luhmann a

fait usage d‟un concept modifié de fonction pour mettre en évidence le caractère contingent que

revêt l‟évolution sociale. Il faut voir là une disposition intellectuelle cherchant à déterminer les

conditions de possibilité de l‟ordre social en partant de l‟hypothèse suivante : l‟évolution de la

société n‟est point conditionnée par une espèce de nécessité historique ou structurelle ; elle

s‟explique, en revanche, par les avantages fonctionnels qui découlent d‟une certaine manière de

traiter la complexité. La formulation luhmannienne met l‟accent sur la stabilisation et la

généralisation de solutions spécifiques favorisant le traitement d‟une gamme élargie de problèmes.

L‟utilisation des prix dans le système économique constitue un bon exemple de cela. Par le

moyen des prix, l‟économie parvient à coordonner une série fort complexe d‟événements, dont la

signification est, à vrai dire, fonctionnelle : il s‟agit d‟utiliser à répétition un mécanisme spécifique

afin de régler la distribution de biens, en l‟occurrence les transactions monétaires. En un sens assez

rudimentaire, la préoccupation centrale de l‟économie, pourrait-on dire, est d‟administrer la

production et la distribution des denrées et des services. Toutefois, rien d‟essentiel ne gît dans le

mécanisme du prix. Au contraire, sa formation procède de certaines conditions historiques (ou

génétiques) qui se produisirent de manière contingente.

L‟utilisation luhmannienne du terme contingence met en relation les deux significations que la

tradition philosophique avait octroyées à ce concept : d‟après lui, une entité est contingente lorsque

que son occurrence dépend de toute une série de conditions qui ne lui sont guère essentielles. Dans

cette veine, Luhmann définit le concept de contingence négativement : est contingent tout ce qui

n‟est ni nécessaire ni impossible. De ce fait, Luhmann tente de saper l‟aura de nécessité qui

enveloppe la notion de structure utilisée par Parsons.

4 Parsons, T., The Social System, chapitres 1 et 2, Free Press, Glencoe, IL, 1951. Voir aussi Chernilo, D., « The

Theorization of Social Co-ordinations in Differentiated Societies : the Theory of Generalized Symbolic Media in Parsons,

Luhmann and Habermas » dans British Journal of Sociology, Vol 53, Issue No 2, (september 2002), pp. 431-49.

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Ainsi, le sociologue de Bielefeld avance l‟hypothèse suivante : que certains mécanismes Ŕ dont

les prix Ŕ aient acquis une forme structurale s‟explique par les avantages fonctionnels qu‟ils

comportent en matière de réduction de la complexité. En conséquence, aucune forme de

différenciation sociale n‟est nécessaire. L‟évolution de la société s‟avère, en revanche, le fruit de la

stabilisation sélective des mécanismes réducteurs de la complexité. Luhmann fraye une voie

d‟analyse permettant de repérer les conditions sociales qui favorisent le renforcement de certaines

stratégies de gestion de la complexité. Compte tenu de ce qui précède, on peut affirmer que le

concept luhmannien de complexité constitue un catalyseur des structures sociales.5 On retrouve

l‟origine du terme complexe dans le mot latin complexus, soit le participe passé du verbe complecti,

ce dernier voulant dire en même temps entrelacer et embrouiller. Cette indication étymologique

permet de saisir la signification que Luhmann octroie au concept en question. Celui-ci vient en aide

à la théorie sociale, dans la mesure où il fait valoir l‟opacité qui appartient à une société dépourvue

des moyens pour se représenter elle-même dans l‟une ou dans plusieurs de ses composantes. Dans

la théorie luhmannienne, la société moderne s‟avère un ordre différencié fonctionnellement. Par là,

on doit entendre la prolifération d‟une série de sphères autonomes qui se sont spécialisées, au fil de

l‟évolution sociale, dans la résolution de problèmes distincts.

L‟exemple proposé ci-dessus est révélateur du caractère sélectif qui appartient à la réduction de

la complexité. Bien qu‟utile pour gérer la rareté, le mécanisme du prix possède une capacité

restreinte de coordination sociale. Ceci veut dire que d‟autres types de problèmes sociaux ne font

pas partie de l‟horizon des préoccupations proprement économiques. Les entreprises peuvent certes

accorder une signification pertinente à la légitimité d‟un gouvernement, par exemple. Or, cela

n‟implique pas que l‟élection des dirigeants politiques d‟un pays relève du système économique,

c‟est-à-dire qu‟elle soit une décision d‟ordre économique. Le terme différenciation fonctionnelle

désigne à la fois deux états de choses : d‟une part, le fait que le traitement de la complexité implique

une réduction ; d‟autre part, l‟inexistence d‟une sphère sociétale privilégiée dont dépend la

reproduction de la société tout entière.

« On peut décrire une société comme fonctionnellement différenciée à partir du moment où

elle forme ses sous-systèmes principaux dans la perspective de problèmes spécifiques qui

devront dès lors être résolus dans le cadre de chaque système fonctionnel correspondant. Cela

implique de renoncer à une hiérarchie fixe des fonctions, dans la mesure où il est impossible

d‟établir une fois pour toutes que la politique serait toujours plus importante que l‟économie,

l‟économie toujours plus importante que le droit, le droit toujours plus important que la science,

la science toujours importante que l‟éducation, l‟éducation toujours plus importante que la santé

(et peut-être pour bien boucler le cercle : que la santé serait toujours plus importante que la

5 Luhmann, N., Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, p. 62, Presse de l‟Université Laval, Québec, 2010.

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10

politique !). À la place d‟une telle hiérarchie que l‟on retrouve dans le système indien des castes

ou dans les ordres statutaires médiévaux, il conviendrait alors d‟instituer la règle selon laquelle

chaque système accorde le primat à sa propre fonction et qu‟il considère dès lors les autres

systèmes fonctionnels Ŕet en l‟occurrence la société tout entièreŔ comme son environnement. »6

Dès lors, complexité et différenciation sociale sont des termes corrélatifs. Que la société

moderne gère la complexité par le biais d‟un modèle fonctionnel témoigne du fait qu‟il n‟existe plus

une instance sociétale assurant à elle seule la reproduction de la société. À l‟heure actuelle, on

constate plutôt que celle-ci se déploie sous la forme d‟une division de fonctions. Par fonction,

Luhmann entend un schéma logique permettant de comparer différentes formations sociales en

raison de leur capacité à établir des procédés standardisés. C‟est grâce aux systèmes fonctionnels

que la société a réussi à développer des stratégies générales pour codifier une gamme élargie de

problèmes. À l‟encontre de Parsons, qui examine la formation et l‟évolution des systèmes au moyen

d‟un modèle déductif et basé sur quatre exigences fonctionnelles, Luhmann considère qu‟il n‟est pas

possible de prévoir le cours évolutif que suivront les systèmes de la société. Bien au contraire, la

théorie sociale vient éclairer en quoi consiste la modernité avancée au point de vue d‟une théorie de

la différenciation sociale : seuls les systèmes fonctionnels jouissent de la faculté de consolider des

structures. La formation en est déclenchée par la complexité. Nous avons illustré ce principe à

l‟aide du système économique. Notre auteur ne se limite pourtant pas à décrire les opérations

constitutives de celui-ci. Aussi les systèmes politique, légal, éducationnel, artistique, religieux et

scientifique s‟inscrivent-ils dans la théorie de Luhmann. Décrire le régime d‟activité de chacun des

systèmes fonctionnels dépasse largement nos ambitions. Nous nous bornerons plutôt à expliquer le

phénomène de la différenciation fonctionnelle dans les termes d‟une différenciation sociale. Ce

faisant, nous pourrons mieux appréhender la façon dont Luhmann comprend lui-même sa théorie.

II. Autopoïèse

Le concept d‟autopoïèse se révèle tout aussi central pour Luhmann. Cette notion atteste de

l‟influence profonde qu‟ont exercée les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela

sur la pensée de notre auteur. Telle que présentée dans Systèmes sociaux, la notion d‟autopoïèse

permet d‟étayer sa théorie de la société en empruntant une voie non ontologique. La racine du mot

grec poïésis révèle le sens du terme utilisé par Luhmann : parce qu‟autopoïétiques, les systèmes de

la société parviennent à reproduire leurs composantes grâce à un enchaînement circulaire

6 Luhmann, N., Politique et complexité, pp. 43-4, Cerf, France, 1999.

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d‟opérations. La continuité des opérations assure, par ailleurs, la reproduction des éléments de base.

Ceux-ci s‟intégreront par la suite à un réseau fermé d‟opérations, dont le but est de poursuivre

ultérieurement la production d‟éléments. Bref, le terme autopoïèse désigne la production circulaire

de composantes.7

Que les systèmes de la société soient autopoïétiques veut dire, de prime abord, qu‟ils possèdent

la capacité d‟orienter leur reproduction au fil du temps de manière autoréférentielle. On ne saurait

appréhender l‟importance capitale du concept en question si l‟on perdait de vue la dimension

temporelle qui lui est propre. À la différence de son antécédent grec, le concept d‟autopoïèse ne se

borne pas à une sphère de production technique. Le terme poïésis désigne, en effet, un type

d‟activité artisanale qui se conclut dès l‟instant même où une œuvre est achevée ; cette dernière est,

de ce fait, extérieure à la production. Le concept formulé par Maturana et Varela vise, au contraire,

la capacité de certaines entités à maintenir en œuvre une fonction productrice qui se déroule de

façon circulaire. Autrement dit, l‟autopoïèse n‟est pas qu‟une autoproduction. Le terme désigne

plutôt une prestation déployée itérativement qui est capable de poursuivre un régime d‟activité

conditionné de manière endogène.

En quel sens le concept d‟autopoïèse fournit-il une avenue d‟analyse non ontologique pour les

phénomènes sociaux ? Luhmann répond à cette question en ayant recours aux concepts de relation

et d‟élément.8 Le concept d‟autopoïèse opère une dévaluation de celui-ci au profit de celui-là. En

effet, Luhmann s‟intéresse beaucoup moins aux parties constituantes des systèmes sociaux qu‟aux

rapports qu‟elles créent afin de remplir une fonction donnée. Ainsi, le concept d‟élément perd de

son importance, car l‟autopoïèse d‟un système social relève, à vrai dire, de la stabilité des relations

qu‟actualisent ses éléments constitutifs. Ceci atteste d‟un changement de paradigme dans la théorie

des systèmes : l‟existence des entités autopoïétiques ne renvoie pas à des particules élémentaires,

pour ainsi dire, qui en seraient le substrat ultime. Bien au contraire, si Luhmann investit le concept

d‟autopoïèse, c‟est parce qu‟il cherche à apporter un appareil théorique renouvelé permettant de

décrire une réalité dynamique qui se caractérise par une forte propension à la variation. Les

systèmes sociaux n‟ont guère d‟identité. En revanche, ils réalisent une activité autoreproductrice

qu‟un observateur scientifique peut saisir à l‟aide des concepts d‟autopoïèse et d‟autoréférence.

Le fonctionnement du système légal des sociétés modernes vient illustrer le principe de

l‟autopoïèse. Peu importe quel est le contenu des décisions juridiques quand il faut livrer, par

7 Nous nous référons ici à Maturana, H., et Varela, F., L’arbre de la connaissance, Don Mills, Ont. Addison Wesley,

Paris, 1994. 8 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 58.

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exemple, une délibération judiciaire. Ce qui détermine la validité d‟une injonction, c‟est l‟ensemble

de lois en vigueur, et ce, tant en matière de la signification de la démarche judiciaire (l‟imputation)

qu‟en matière du résultat qui s‟ensuit (la sanction). Celle-ci est sans doute une interprétation

controversée du droit, dans la mesure où elle défend une notion procédurale de validité légale. Dans

le sillage de Max Weber et Carl Schmitt, Luhmann considère que la validité du droit provient des

normes et des procédures qui ont été préalablement instituées. Toutefois, l‟exemple proposé est tout

de même instructif de la façon dont se déroule l‟autopoïèse du système légal. C‟est en vertu de

l‟établissent d‟un réseau circulaire d‟opérations (les décisions légales) que le droit assure le

maintien de son régime d‟activité, même si l‟environnement (Umwelt) lui offre de nombreuses

allégations contradictoires les unes par rapport aux autres (complexité). Par ailleurs, la légitimité

procédurale fournit un ensemble de règles permettant la normalisation des procédures qui favorisent

à la fois la poursuite de la discussion parlementaire et le traitement d‟allégations auprès de la

justice. Luhmann nomme validité légale9 cet ensemble de procédures. Par le biais de la validité

légale, le droit veille aux attentes normatives qui découlent de la vie sociale.

La dimension temporelle de l‟autopoïèse permet de mieux cerner le concept de complexité.

Grâce à l‟organisation autopoïétique qui les caractérise, les systèmes sociaux sont en mesure

d‟attribuer une signification temporelle à la complexité. La formule « temporalisation de la

complexité »10

désigne cette capacité. Luhmann soutient que la formation d‟un réseau

opérationnellement fermé a pour fonction de faciliter le traitement des éléments appartenant au

système. Ainsi, les systèmes fermés sur le plan des opérations octroient une signification

événementielle à leurs éléments constitutifs. Autrement dit, les éléments sont considérés comme des

épiphénomènes qui se produisent irréversiblement. C‟est la raison pour laquelle Luhmann affirme

que les systèmes de la société ne possèdent pas un substrat matériel. Les systèmes ne sont pas, à

vrai dire, des choses. Ils s‟avèrent plutôt des entités constituées par une série observable de rapports,

qui leur permet d‟instaurer un principe d‟ordre. Luhmann désigne cet état de fait par le terme

structure. Cela dit, on peut dire que Luhmann s‟intéresse à la fonction que remplit la structure des

systèmes sociaux. Celle-ci a pour fonction de relier de nombreux éléments en raison d‟un principe

spécifique, sans lequel les observations scientifiques se heurteraient à une multiplicité d‟événements

tout à fait insaisissable. Les structures permettent ainsi d‟attribuer une signification déterminée à la

complexité.

Cette signification adopte d‟emblée une forme temporelle que Luhmann tente d‟élucider à l‟aide

9 Luhmann, N., Law as A Social System, chapitre 3, Oxford University Press, 2004. 10 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 89-94.

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de la distinction entre réversibilité/irréversibilité. On peut en relever la pertinence en ayant recours

à nouveau au système légal. Le droit possède la faculté d‟inscrire ses opérations dans un registre

temporel et, de cette manière, de se doter des outils nécessaires pour suspendre la validité d‟une

décision légale prise précédemment. Bien que les événements ne soient pas réversibles en tant que

tels, les systèmes autopoïétiques sont en état de revenir sur des opérations et des processus qui ont

eu lieu dans le passé. Il se peut, par exemple, qu‟une personne condamnée puisse faire usage d‟un

recours légal permettant de rouvrir le procès judiciaire dont était issue sa peine. Certes, l‟édiction

de la peine constitue un événement irréversible. Toutefois, sous l‟angle du processus (le procès), il

est permis de remettre en cause les décisions livrées précédemment, ainsi que d‟exiger des

indemnités. Grâce à sa structure procédurale, le droit réussit à maîtriser une complexité fort élevée.

Nous disposons maintenant des outils pour comprendre la signification du terme structure.

Celui-ci désigne une série de rapports sélectivement stabilisés par un système. Dans le cadre de la

théorie luhmannienne, les structures permettent de rattacher un sens discernable à la complexité du

monde. Comme on l‟a vu, le droit possède un programme de règles spécifiques pour attribuer une

valeur légale à chacune des requêtes adressées à la justice, ainsi qu‟à chaque projet de loi discuté

dans le parlement, à savoir : les lois instituées et, en dernier ressort, la constitution politique d‟un

État. Toute communication qui se produit dans la société, quel qu‟en soit le contenu, peut être

observée au moyen de la validité légale. Par conséquent, les décisions juridiques se voient

forcément renvoyées à d‟autres décisions de la sorte, que ce soit durant la promulgation de

nouvelles lois ou durant une délibération judiciaire. D‟après Luhmann, la formation systématique de

la jurisprudence et le développement de la casuistique constituent des structures permettant

d‟accorder une valeur légale aux requêtes que le système juridique accueille dans chacune de ses

organisations : les tribunaux et le parlement. La structure du système légal autorise l‟établissement

d‟un rapport significatif entre deux éléments (les requêtes et les sanctions) et enclenche, de ce fait,

la formation des attentes en vue des comportements admis (et proscrits) par des règlements à valeur

normative.

Si le concept de structure s‟identifie à la capacité de raccordement entre deux éléments dans le

système, ce sont, à vrai dire, les attentes qui concrétisent stricto sensu la base structurale des

systèmes. Le système juridique fournit encore une fois un bon exemple pour illustrer la thèse en

question. On peut s‟attendre à ce que les projets de loi soient élaborés en conformité avec les

articles élémentaires de la constitution en vigueur ou que l‟on puisse avoir recours à la justice quand

les droits sont bafoués. Le concept de structure élaboré par Luhmann a fait l‟objet de

mécompréhension à maintes reprises. Notre auteur nous met lui-même en garde contre les erreurs

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auxquels peut induire la structure (!) prédicative du langage : cette dernière fait croire que les

systèmes sont des choses auxquelles nous pouvons attribuer des prédicats. Les concepts de structure

et de système, tels qu‟utilisés par Luhmann, exigent d‟abandonner les représentations

conventionnelles qui viennent à l‟esprit lorsque l‟on y pense : une structure n‟est ni un assemblage

mécanique de parties, ni un objet composé d‟éléments. Il faut évoquer, par contre, les attentes qui

résultent du régime d‟activité de la communication sociale. Nous y reviendrons plus loin.

Le concept d‟autopoïèse met l‟accent sur les opérations des systèmes. Pour sa part, le concept

d‟opération renvoie à la production itérative d‟éléments systémiques. Cela dit, il faut poser à présent

cette question : quel type d‟opération effectuent les systèmes de la société ? À l‟évidence, le concept

d‟autopoïèse distancie Luhmann de la notion d‟intersubjectivité, chère à la sociologie de filiation

phénoménologique. Les exemples que l‟on a présentés plus haut annonçaient déjà ce dont il s‟agit :

les structures légales et économiques de la société permettent de poursuivre une activité

autopoïétique d‟ordre communicationnel, qui se déroule de manière autonome et émergente, c‟est-à-

dire indépendamment de la conscience et de la volonté des êtres humains. Chez Luhmann, les

phénomènes sociaux possèdent une constitution autopoïétique qui se caractérise par un type

particulier d‟organisation, en l‟occurrence la fermeture opérationnelle. En effet, la communication

établit un rapport d‟indifférence vis-à-vis d‟autres domaines du réel. En guise d‟exemple : bien que

la communication puisse référer aux processus digestifs du corps humain, elle ne reproduit point de

telles opérations. La société ne vit pas, soutient Luhmann ; le vocable vie sociale se révèle être un

usage métaphorique du terme vie, puisqu‟aucune opération communicationnelle ne jouit de la

capacité à reproduire des cellules, des tissus, etc. À première vue, cela peut paraître un oxymore.

Or, à y regarder de près, on constate chez Luhmann une compréhension raffinée des dispositifs

conceptuels utilisés par la théorie sociale. En effet, la plupart des théories de la société adoptent la

prémisse que le social est une relation entre des êtres humains. En témoigne l‟influence

considérable du concept d‟intersubjectivité dans le champ théorique de la sociologie durant la

deuxième moitié du XX siècle.11

Cependant, comment serait-il possible d‟identifier ce qu‟est

proprement le social à partir d‟une telle avenue ? Faut-il le reconduire à une espèce d‟existence

mentale, à la manière d‟une théorie phénoménologique de la constitution ? Mais encore, comment

démêler le social du psychique en partant de cette distinction ? Fixer le point de départ de la théorie

sociale sur le concept d‟autopoïèse, à la manière de Luhmann, demande d‟abandonner la notion

d‟intersubjectivité. Sous le jour d‟une théorie de l‟autopoïèse, le concept d‟intersubjectivité s‟avère

une erreur catégorielle. Nous y reviendrons plus loin.

11 D‟ailleurs, Habermas lui-même fait sien, comme on le verra, un concept langagier d‟intersubjectivité fondé sur

cette prémisse. Voir infra Chapitre 4.

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Fermeture opérationnelle signifie notamment interruption des processus qui ont lieu dans

l‟environnement du système. Ce dernier restreint son domaine d‟opération à l‟aide des limites, grâce

auxquelles tout élément en provenance de l‟environnement subit des transformations qui favorisent

son traitement à l‟intérieur du système. Or, il ne s‟ensuit pas que les systèmes sociaux opèrent de

manière solipsiste. Aussi paradoxal que cela paraisse, la fermeture se révèle la condition de

possibilité d‟une ouverture cognitive sur l‟environnement. Parmi les différentes opérations réalisées

par les systèmes, on range un type particulier que Luhmann nomme opérations référentielles. Il s‟y

réfère par le terme observation. Grâce à la fermeture opérationnelle, les systèmes constituent des

structures qui leur permettent de déterminer les événements qui adviennent dans le monde. Cette

détermination se produit, bien entendu, par le moyen des observations. Autrement dit, les systèmes

ne jouissent pas seulement de la capacité à enchaîner circulairement des éléments, mais peuvent

aussi octroyer une signification aux événements environnementaux de manière à assurer la

continuité de leur autopoïèse. À l‟instar de Maturana et Varela, Luhmann considère les systèmes de

la société d‟après le principe de la détermination structurelle : la possibilité d‟octroyer une

signification distinctive au réel dépend des structures constitutives des observateurs. Ainsi, le droit

observe le réel par le biais de la validité légale, tandis que l‟économie observe le réel par le biais de

la rentabilité. La fermeture opérationnelle et l‟ouverture cognitive s‟inscrivent dans un rapport de

conditionnement réciproque qui tient à la constitution autopoïétique des systèmes de la société.

Ceux-ci sont, pour Luhmann, des systèmes de communication capables de départager

symboliquement leur domaine d‟opération d‟avec un environnement sur lequel ils ne possèdent

aucun contrôle.12

12 « If one pays attention to how the problem of epistemology is formulated, one can in fact discover a

radicalization. The tradition of epistemological idealism was about the question of the unity within the difference

between cognition and the real object. The question was: how can cognition take notice of an object outside of

itself? Or: how can it realize that something exists independently of it while anything which it realizes already

presupposes cognition and cannot be realized by cognition independently of cognition (that would be a self-

contradiction)? No matter if one preferred solutions of transcendental theory or dialectics, the problem was: how

is cognition possible in spite of having no independent access to reality outside of it. Radical constructivism,

however, begins with the empirical assertion: cognition is only possible because it has no acces to the reality

external to it. A brain, for instance, can only produce information because it is coded indifferently in regard to its

environment, i.e., it operates enclosed within the recursive network of its own operations. Similarly one would

have to say: communication systems (social systems) are only able to produce information because the

environment does not interrupt them. And following all this, the same should be self-evident with respect to the

classical “seat” (subject) of epistemology: to consciousness ». Erkenntnis als Konstruction, traduction anglaise de

H.G. Moeller, dans Luhmann Explained. From Souls to Systems, p. 242, Open Court, Chicago and La Salle,

Illinois, 2006.

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III. Observation : un nouveau départ pour la connaissance du social

Le concept d‟observation vient clore notre premier chapitre. À l‟aide de ce concept, Luhmann

explicite les prémisses d‟une théorie de la connaissance étayée dans les termes d‟une épistémologie

constructiviste. Il faut rappeler, de prime abord, que Luhmann prend congé des fondements de la

Subjektsphilosophie. Comme on le sait, la thèse sur la différenciation fonctionnelle constitue la

grande nouveauté qu‟apporte Luhmann au sujet de la compréhension des sociétés modernes. À

proprement parler, cette thèse appartient à Émile Durkheim. Le sociologue français avait compris

l‟avènement des sociétés modernes sous le jour d‟une division croissante du travail social. À la

suite de Durkheim, Luhmann infléchit le sens de la thèse de la différenciation sociale afin de mieux

caractériser la condition dans laquelle nous situe actuellement la complexité. Que la société

moderne soit un système différencié au plan des fonctions veut dire essentiellement que tout rapport

à la réalité se caractérise par le fait d‟être décentré, car dépendant d‟une façon particulière d‟aborder

le phénomène de la complexité. En appréhender la signification n‟implique pas que l‟on puisse

connaître la totalité des événements ayant lieu dans la société. Chez Luhmann, le concept de

différenciation fonctionnelle exclut, par principe, cette possibilité. Au contraire, observer consiste à

opérer une distinction qui produit, de par son dessein catégorial même, une tache aveugle (blinder

Fleck). Les observations revêtent ainsi un caractère paradoxal : elles éclairent en même temps

qu‟elles occultent le réel.

Luhmann soutient que la dyade sujet/objet est irrévocablement épuisée. Que Kant et Husserl

soient les interlocuteurs principaux de Luhmann ne devrait pas surprendre, si l‟on tient compte du

type de problèmes que notre auteur entend résoudre dans Systèmes sociaux. Luhmann tâche d‟y

développer un nouvel appareil catégorial afin d‟examiner les phénomènes sociaux. Dans ce but,

Luhmann estime qu‟il faut se délester de l‟obstacle épistémologique que constituent les théories

transcendantales de la subjectivité. Luhmann ne cherche pourtant pas à formuler une critique

immanente de l‟idéalisme et de la phénoménologie. La théorie luhmannienne fait plutôt éclater les

prémisses fondamentales de la philosophie de la conscience. Tout particulièrement, Luhmann vise

la catégorie de sujet, laquelle s‟avère de toute évidence la pierre angulaire de l‟épistémologie

moderne.

Chez Luhmann, la notion de sujet apparaît à maintes reprises et sous divers points de vue. Nous

croyons qu‟il est possible de reconduire cette panoplie de références à deux enjeux majeurs. D‟une

part, le concept de sujet constitue ce que Luhmann nomme, à la suite de Bachelard, un obstacle

épistémologique : par l‟entremise de la catégorie de sujet, la philosophie a prôné la capacité de

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l‟intelligence humaine à comprendre la société comme si elle était un objet quelconque. Or, la

société n‟est pas un objet, au sens de l‟épistémologie idéaliste. Luhmann estime que le phénomène

de la complexité exige d‟abandonner cette avenue théorique, puisqu‟il n‟est pas possible

d‟appréhender les phénomènes sociaux à partir des prémisses ontologiques (a). D‟autre part, la

notion de subjectivité s‟avère, à la lumière d‟une théorie évolutive de la société, un discours

anthropocentrique issu de la culture européenne du XVIIIe siècle. En tant que thèmes de la

communication sociale, les théories philosophiques de la subjectivité chercheraient à exprimer un

refus des vicissitudes qui se rattachent à la différenciation fonctionnelle (b).

(a) Luhmann se distancie des théories de la constitution transcendantales et dialectiques. Point

besoin n‟est ici de reconstruire les thèses épistémiques ni de l‟idéalisme allemand, ni de la

phénoménologie husserlienne. Une indication sommaire devrait suffire à expliquer le sens de la

théorie de l‟observation avancée par Luhmann. D‟après lui, le concept de sujet s‟avère un

instrument d‟observation inadéquat. Pour la philosophie idéaliste, la notion de sujet représente le

point focal de toute appréhension cognitive de la réalité. Le sujet cesse d‟être, chez Kant, une

structure porteuse de prédicats (Aristote). En revanche, il y apparaît comme étant la condition de

possibilité d‟une saisie universelle du réel. Par conséquent, l‟objet se révèle être le résultat de

l‟activité synthétique qu‟accomplit le sujet a priori. En d‟autres termes, la validité de la

connaissance est garantie par les prestations transcendantales de la subjectivité humaine. Dès lors,

le sujet est censé trouver chez lui-même des certitudes sur la nature de la réalité. La validité de la

connaissance procède, en dernière instance, de la déduction d‟une série de catégories qui précèdent

l‟expérience. Pour sa part, Husserl récupère les thèses centrales de la métaphysique kantienne afin

de formuler une théorie de l‟intentionnalité (Intenzionalität) de la conscience centrée surtout sur le

pôle subjectif des opérations de constitution. En ce sens, la phénoménologie constitue à la fois une

théorie de la conscience et du monde, en ceci qu‟elle comprend ce dernier à partir du régime

d‟activité intentionnelle déployé par la subjectivité humaine, c‟est-à-dire comme le corrélat des

visées synthétiques de la conscience.

Luhmann abandonne cette province théorique. Depuis ses travaux de jeunesse, notre auteur

s‟efforce de montrer le lien étroit qui unit la structure sociale aux descriptions de la société. Notre

auteur fait valoir que les systèmes sociaux utilisent des descriptions dans le but de favoriser sa

reproduction. Le concept de sémantique désigne cet usage reproductif de la communication sociale.

Luhmann poursuit ici l‟intuition suivante : si la théorie sociale aspire à éviter l‟emprunt d‟énoncés

ontologiques, elle doit s‟abstenir de se prononcer sur la nature des phénomènes sociaux, et sur celle

de la société tout court. Au lieu de dire ce qu‟est la société en soi, il serait plus judicieux, soutient

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Luhmann, d‟observer ce qu‟elle communique à propos d‟elle-même. Pour ce faire, il faut examiner

les descriptions que le système social produit comme résultat de son propre régime d‟activité.

Luhmann aborde cette problématique dans l‟article de 1981 Wie ist soziale Ordnung möglich?

(Comment l’ordre social est-il possible ?). Luhmann y reprend la question critique de la

métaphysique kantienne afin d‟en faire le critère de délimitation du champ sociologique. La

prétention à l‟universalité de la sociologie luhmannienne ne relèvera plus d‟un ensemble d‟objets

choisis à l‟avance, mais du problème délimité par sa question centrale. Ainsi, la théorie sociale peut

se référer à toute espèce de phénomène, dans la mesure où cela permet de répondre à la question

suivante : quelles sont les conditions de possibilité pour qu‟il existe une société ? À la manière de la

philosophie critique, cette interrogation vise les conditions de possibilité de l‟existence d‟un type

particulier de phénomènes. Or, il ne faut surtout pas comprendre l‟entreprise de Luhmann comme

un problème d‟ontologie régionale. Bien que Luhmann suive une stratégie analogue à celle de la

philosophie kantienne, il faut remarquer que la réponse apportée par le sociologue de Bielefeld

diffère amplement de la façon dont l‟idéalisme comprend le fait du social.

Contra la philosophie du sujet, Luhmann avance cette thèse : la théorie sociale doit être

comprise comme un programme de recherche du système scientifique de la société. En tant que

système social autonome, la science détermine elle-même les conditions sous lesquelles on peut

répondre à la question posée ci-dessus. Il n‟existe pas de critère qui lui soit extérieur, à la manière

d‟un principe transcendantal. Il n‟est point de position originaire (au sens ontologique du terme) par

laquelle la connaissance en général serait justifiée a priori ; pour Luhmann, un point d’Archimède

fait tout simplement défaut. La question portant sur la possibilité du social attesterait déjà de la

différenciation fonctionnelle d‟une sphère sociétale particulière, dont le fonctionnement rend une

telle interrogation valable sous la forme d‟une entreprise scientifique. Ainsi, le modus operandi de

la communication scientifique permet d‟expliquer pourquoi l‟épistémologie existe comme

discipline différenciée dans la société. À en croire Luhmann, c‟est l‟effectivité de la communication

déployée au sein de la communauté scientifique qui dote la question sociologique d‟une

signification distinctive.

Nonobstant l‟inflexion constructiviste proposée par l‟auteur de Systèmes Sociaux, il faut dire que

l‟épistémologie occupe une très grande place dans les écrits de Luhmann. Cependant, à l‟encontre

de l‟idéalisme, Luhmann renvoie l‟épistémologie au domaine d‟une théorie générale de la société

qui fait d‟elle-même l‟un de ses objets. Une telle condition s‟impose par souci de complétude : si la

théorie de la société vise à cerner la totalité des phénomènes sociaux, elle doit être en état de se

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comprendre elle-même comme une forme d‟autopoïèse de la communication. En d‟autres termes,

l‟autoréférence s‟avère la condition épistémique la plus élémentaire d‟une théorie sociale

renfermant une prétention à l‟universalité. Comme on le sait, le projet théorique de Luhmann a été

influencé dans une forte mesure par les travaux de Maturana et Varela. Ces auteurs s‟inscrivent dans

le tournant naturaliste de l‟épistémologie.13

Cette dernière s‟y révèle un moment de l‟évolution

phylogénétique de l‟espèce humaine ; ainsi n‟apparaît-elle plus guère comme étant le sommet du

discours scientifique. Certes, l‟épistémologie demeure, pour Maturana et Varela, un ensemble

d‟énoncés axiomatiques déterminant les conditions de formulation et de vérification des hypothèses

scientifiques. Néanmoins, le discours épistémologique ne se veut plus une condition incontournable

pour l‟appréhension de la réalité. Par épistémologie, les biologistes chiliens entendent seulement un

nombre réduit de « critères scientifiques », dont la pertinence et la validité se vérifient dans le cadre

restreint de la communauté scientifique. De ce fait, la science coexiste avec d‟autres formes

d‟appréhension cognitive du réel. Elle conserve tout de même la prérogative de décider du statut

scientifique des énoncés assertoriques sur la nature, l‟homme et la société.14

C‟est ainsi qu‟on s‟aperçoit de l‟importance de la figure de Kant en tant qu‟interlocuteur de

Luhmann. En effet, la philosophie kantienne tente de contourner le problème que représentent les

circularités tautologiques par le biais d‟une théorie transcendantale de la subjectivité, selon laquelle

l‟autoréférence s‟avère une faculté exclusive de la conscience. Selon la lecture qu‟en fait Luhmann,

Kant aurait rattaché la notion de sujet à la capacité de la conscience à produire un rapport réflexif à

elle-même et, par là même, à se poser comme point de départ du processus cognitif par lequel la

réalité est susceptible d‟être connue15

. L‟originalité de la théorie luhmannienne repose à proprement

parler sur la façon dont elle conçoit l‟autoréférence : elle n‟est pas une faculté qui appartient

exclusivement à la conscience, mais plutôt un fait de la nature, un événement ayant lieu

simultanément à plusieurs niveaux de la réalité. Aussi l‟autoréférence se déploie-t-elle dans les

systèmes organiques (tels les appareils du corps humain), les machines, les systèmes psychiques (la

conscience) et les systèmes sociaux (la communication). À l‟encontre de Kant, Luhmann ne

comprend pas l‟autoréférence comme une entrave à l‟élaboration d‟une théorie générale. Il s‟agit,

par contre, d‟un constat élémentaire sur lequel il est possible d‟éluder une stratégie ontologique de

fondation. En guise de clôture à Systèmes sociaux, Luhmann fait le bilan du problème en question

en soulignant la nécessité de l‟affronter et de prendre congé définitivement de tout principe

précédant l‟expérience :

13 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 558. 14 Maturana, H. et Varela, F., op. cit. 15 Luhmann, Niklas, Systèmes sociaux, op. cit., p. 559.

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20

« Ce fut un compromis génial, hautement couronné de succès et remarquable entre accepter

et refuser l‟autoréférence ! Un a priori dans la fonction de la fondation, comme si cela n‟était

pas déjà une contradiction en soi. La tradition a conservé cette pensée, elle l‟a exploitée et

revitalisée à répétition. En réalité, à prendre le problème au sérieux, il ne pouvait pas être

surmonté. Mais le retrait de la problématisation progresse sans cesse. On trouve avec peine

aujourd‟hui quelqu‟un qui pense authentiquement ainsi. Celui qui défend une pensée

transcendantale Ŕ et on le peut naturellement quand on écrit des livres ou quand on donne des

conférences dans le cadre d‟un congrès Ŕ fonde cela historiquement sur une connaissance

théorique : avec Kant. »16

Peut-être est-il permis de choisir une formule plus familière afin d‟exprimer la thèse en

question : chez Luhmann, l‟autoréférence revêt une signification épistémique de premier ordre,

puisqu‟elle rend compte de l’implication du sujet de la connaissance dans l’objet. Luhmann

infléchit la signification du problème fondamental de la théorie de la connaissance en adoptant une

prémisse épistémologique constructiviste. Autrement dit, l‟activité synthétique de la subjectivité est

mise à l‟écart au profit d‟une théorie de l‟observation qui mise sur le sens que les observateurs

attribuent à la réalité. Qu‟est-ce que c‟est qu‟observer? Selon Luhmann, cette question n‟est point

futile, car d‟elle dépend la possibilité de fonder une épistémologie non ontologique. Il puise son

concept d‟observation dans le calcul logique du mathématicien britannique George Spencer Brown.

Observer, soutient Spencer Brown, c‟est effectuer une distinction. Il s‟agit d‟une opération logique

qui divise le réel en deux morceaux, dont l‟un constitue au sens strict l‟objet de l‟observation. En

effet, toute espèce de distinction implique, en vertu de sa conception théorique, une opération

corrélative et simultanée que Luhmann nomme, à la suite de Spencer Brown, indication.17

Cela dit,

le concept d‟observation est défini au moyen d‟une formule synthétique : observer, c‟est effectuer

une distinction indicative. L‟autre morceau de la forme, poursuit Luhmann, s‟avère un unmarked

space, un domaine inconnu de la réalité Ŕ et, en raison justement de cela, l‟horizon entourant la

connaissance d‟un objet particulier. Les opérations de distinction n‟ont qu‟un potentiel limité

d‟éclairer le réel.

Luhmann semble rattacher sa position épistémique à une condition structurelle de la société

moderne : puisque complexe, la société est devenue opaque à l‟heure actuelle. En effet, à la

différence des mondes socioculturels de l‟Antiquité et du Moyen Âge, la société contemporaine ne

parvient pas à se représenter symboliquement dans une figure permettant de rendre compte de la

totalité de ses opérations. Les possibilités décelées par l‟observation sont donc limitées, puisqu‟elles

dépendent de la constitution structurale des systèmes. En d‟autres mots, l‟observateur se voit

16 Ibid, p. 558. 17 Brown, G.S., Laws of Form, Cognizer Co, Long Island City, NY, 1994.

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21

impliqué dans ce qu‟il distingue. Comme on l‟a vu, le droit n‟observe pas le monde de la même

façon dont le fait l‟économie : ces références au monde, que Luhmann désigne par le terme alter-

référence (Fremdreferenz), témoignent de l‟implication du sujet Ŕ ou l‟observateur, selon la formule

luhmannienne de prédilection Ŕ dans la constitution de l‟objet. Plus précisément : le droit observe le

monde à l‟aide de la validité juridique ; l‟économie, à l‟aide des prix. D‟une part, l‟environnement

du droit constitue un ensemble factuel d‟événements nécessitant une régulation juridique ; d‟autre

part, l‟environnement de l‟économie devient observable grâce au critère de la rentabilité du travail,

des investissements et du capital. Pour Luhmann, le monde (ou le réel) s‟identifie à l‟unité des deux

fragments distingués par l‟observation : celui indiqué par l‟observation et l‟unmarked space,

respectivement le système et l‟environnement.18

La différence entre structure sociale et sémantique permet de souligner deux aspects centraux de

la position avancée par Luhmann. Premièrement, la possibilité d‟étayer une description de la société

par l‟entremise des thèmes véhiculés par la communication sociale. Ces thèmes reflètent la structure

des systèmes sociaux, c‟est-à-dire la manière dont la société opère une réduction de la complexité et

parvient, de ce fait, à se reproduire. Que l‟on privilégie un concept autoréférentiel d‟observation

dénote le caractère post-ontologique de l‟entreprise luhmannienne. La communication doit se

rapporter à elle-même afin de rendre compte du régime d‟activité qui lui est propre. À y regarder de

près, il ne s‟agit pas d‟une théorie de l‟événement communicationnel, car les systèmes doivent

adopter une forme structurelle afin de maintenir en œuvre leur autopoïèse. À ce but concourent les

thèmes de communication. Ils constituent des ressources sémantiques permettant d‟actualiser

sélectivement un tissu de rapports significatifs entre les événements qui adviennent dans le monde.

Les systèmes tirent partie de cela dans le but d‟assurer leur autopoïèse. Ils produisent, de ce fait,

une description de la logique opérationnelle qui leur appartient.

Deuxièmement, ces considérations nous permettent de préciser davantage le sens que Luhmann

attribue au concept d‟observation. Comme on le sait, la théorie sociale constitue une observation qui

s‟opère sur la base des descriptions fournies par les différents systèmes de la société. Eu égard à la

relation entre la structure et la sémantique, la théorie de Luhmann se veut une observation de

second ordre, dans la mesure où elle se donne pour but d‟examiner la communication sociale du

point de vue des descriptions effectuées par la société à son propre égard. En d‟autres termes,

l‟observation s‟avère une espèce de jeu de renvois auquel participent les systèmes sociaux à titre

d‟entités fermées opérationnellement. Les descriptions constituent ainsi des auto-observations des

18 Luhmann, N., « Erketnnis als Konstruktion » dans, [tr. an. Cognition as Construction dans Luhmann Explained.

From Souls to Systems, pp. 256, Open Court, Illinois, 2006].

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22

systèmes de la société.

Compte tenu de ce qui précède, le concept d‟observation permet d‟éclairer la signification de la

complexité. Chez Luhmann, complexité signifie notamment « nécessité de sélectionner ».19

Si le

traitement de la complexité exige que les systèmes réduisent le nombre d‟événements significatifs

afin d‟assurer la poursuite de leur autopoïèse, il n‟est pas moins vrai de dire que cette réduction est

réalisée à l‟aide d‟un code de sélection. Le code fait partie de la structure des systèmes. En vertu de

celui-ci, un système peut accorder une signification discernable à l‟environnement en conformité

aux prémisses opérationnelles qui lui sont constitutives. Chaque système de la société profite de

l‟utilisation des codes pour observer le monde d‟un point de vue distinct, qui renforce, malgré son

unilatéralité, la capacité de raccordement à l‟intérieur du système. Il faut indiquer, par ailleurs, qu‟il

n‟est pas possible pour un système de transposer la signification de son code aux opérations d‟un

autre système, puisque toute entité autopoïétique se caractérise par le fait d‟être fermée sur le plan

des opérations. Cela étant, Luhmann propose une solution de rechange pour le concept de sujet : au

lieu d‟un sujet transcendantal ayant la faculté d‟appréhender la totalité du social, une théorie de

l‟observation doit fixer son point de départ sur la panoplie de références systémiques qui coexistent

dans la société.

« La constitution traditionnelle du concept de monde autour d‟un « centre » et donc d‟un

sujet est abandonnée, mais pas tout simplement éradiquée sans substitut. À la place de ce

centre, intervient la différence ou plus précisément les différences système/environnement qui

se différencient dans le monde et constituent ainsi le monde. Chaque différence devient ainsi le

centre du monde, et qui rend précisément le monde nécessaire ; il intègre pour chaque

différence système/environnement toutes les différences système/environnement que chaque

système trouve en lui-même et dans son environnement. Dans ce sens, le monde est

multicentrique Ŕ mais seulement de telle sorte que chaque différence puisse intégrer les autres à

son propre système ou à son environnement. »20

(b) Dans le cadre de la théorie systémique, le concept de sujet apparaît sous un nouveau jour.

Depuis la deuxième moitié du XVII siècle, la subjectivité est devenue l‟un des thèmes majeurs de la

philosophie. Point besoin n‟est d‟expliciter ici le rapport qui unit ce concept à la culture humaniste

de la modernité. Luhmann considère la catégorie de sujet par le biais des concepts de structure

sociale et de sémantique. En ce sens, le concept apparaît comme un thème de la communication

sociale qui surgit en Europe vers la fin de l‟Ancien régime. Ainsi, il ne devrait pas paraître

surprenant que la philosophie idéaliste ait posé la conscience à l‟origine de la société, puisque les

premiers symptômes de la différenciation fonctionnelle se manifestèrent, selon Luhmann, au siècle

19 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 63. 20 Ibid., p. 261.

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23

des Lumières.21

Pour notre auteur, la philosophie du sujet s‟avère une réaction face à l‟impossibilité

de saisir subjectivement la totalité du monde et celle du social, tout particulièrement.

Deux processus décisifs concourent à la formation d‟une telle sémantique, à savoir : le

renouveau de l‟expérience du salut et la création de la presse typographique. Premièrement, la

Réforme protestante marque le renouveau de la compréhension chrétienne du salut. Ayant fracturé

l‟unité catholique de la culture médiévale, le protestantisme plaide pour une réinterprétation de

l‟expérience du salut qui va dans le sens d‟une intériorisation de la foi. Dès lors, seule une

profession de foi authentique permettra de recevoir la grâce. Luhmann soutient que l‟effondrement

de la tradition du droit naturel provoqua l‟éclosion d‟une nouvelle disposition cognitive au sein de

la culture européenne. La philosophie du sujet y trouve son origine. Désormais, l‟homme ne peut

compter que sur lui-même pour acquérir des certitudes. Autrement dit, les sources religieuses de la

morale perdent tout simplement de leur force au profit d‟une fondation subjective de la

connaissance de l‟homme, la morale et la nature.22

Deuxièmement, la massification du texte écrit en

Europe renforça ce processus. En effet, les médiums de diffusion (Verbreitungsmedien) Ŕ tels la

presse typographique et, à l‟heure actuelle, les télécommunications Ŕ permirent de surmonter les

restrictions spatio-temporelles qu‟imposait à l‟époque la communication orale. Ils déclenchèrent un

formidable accroissement du nombre de livres, pamphlets et journaux, lesquels firent office de

vecteurs pour la pensée critique à l‟aube de la modernité.

En tant que sémantique sociale, le discours philosophique de la subjectivité met en évidence que

la fonction des sémantiques ne se limite pas à refléter, pour ainsi dire, les structures sociales.

L‟avènement de la société moderne marque l‟éclosion d‟un nouveau principe de différenciation

sociale, en l‟occurrence la différenciation fonctionnelle. Ainsi, au regard de la société, les êtres

humains se révèlent des usagers des prestations fournies par ses différents systèmes : désormais, les

êtres humains seront des sujets de droit, des électeurs, des consommateurs, des travailleurs, etc.

Pour qu‟ils puissent remplir cette multiplicité de rôles, il est nécessaire que la communication

sociale possède des ressources qui lui permettent de se maintenir en œuvre.

Sous la perspective de l‟autopoïèse de la communication, la théorie de la subjectivité se révèle

être une description inadéquate de la société moderne. En effet, considérer l‟être humain comme

point focal de la réalité ne s‟accorde pas avec la manière dont la société organise ses opérations sur

la base d‟un principe d‟ordre fonctionnel. En ce sens, Luhmann soutient que les sémantiques

21 Voir A Theory of a Different Order. A Conversation with Katherine Hayles and Niklas Luhmann, dans Rasch, W.,

Niklas Luhmann’s Modernity. The Paradoxes of Differentiation, Stanford University Press, Stanford (CA), 2000. 22 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 161.

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peuvent aussi bien refléter qu‟occulter les transformations qui s‟opèrent sur la structure du système

social. En particulier, la sémantique de la subjectivité témoigne de l‟obsolescence de la culture

anthropocentrique qui naquit en Europe vers la fin du XVIe siècle. Certes, les êtres humains

incarnent une forme d‟existence qui ne se laisse pas déterminer complètement par les processus

sociaux. Or, considérer l‟homme comme le centre du monde Ŕ et par là même comme l‟auteur

intellectuel et matériel de la société Ŕ est une conception qui va à l‟encontre des transformations

structurelles qu‟a connues la société depuis le XVIIIe siècle.

« There is, after all, a hidden relation between the functional differentiation of the societal

system and the individual‟s self-proclamation as subject. Given the traditional connotation of

hypokeimenon/subiectum – something “lying under” and supporting attributes Ŕ “subject”

means something that underlies and carries the world, and, therefore, something that exists in

its own right as a transcendental and not as an empirical phenomenon. […] The individual

leaves the world in order to look at it. I interpret this extramundane position of the

transcendental subject as a symbol for the position of the empirical individual in relation to a

system of functional subsystems. He does not belong to any one of them in particular but

depends on their interdependence. […] We should drop the term “subject” (“psychic system”,

“consciousness”, “personal system”, perhaps even “individual” would do the job) if we are

simply referring to a part of reality. How can we conceive of a part of reality as underlying or

supporting reality? Can a part simultaneously be the base of the whole? […] The transcendental

theory of consciousness was at least aware of this problem and tried to solve it by claiming

extramundane status for self-referential conscious experience. But if we refuse to accept this

transcendental solution, and of course we do, we are again faced with the old paradox of

privileged part supporting a whole. »23

23 Luhmann, N., Essays on Self-Reference, pp. 113-4.

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Chapitre 2

La théorie des systèmes comme théorie de la société moderne

Les concepts de fonction, d‟autopoïèse et d‟observation nous permettent de comprendre les

ruptures de Luhmann avec les traditions de la métaphysique et de la philosophie du sujet. Il nous

faudra à présent montrer les lignes principales du projet théorique luhmannien dans sa spécificité.

Premièrement, il s‟agira d‟examiner la notion de superthéorie, en raison de laquelle Luhmann peut

faire un constat d‟échec : si la sociologie se trouve à présent dans un état de crise, la raison en est

l‟incapacité de cette dernière à fournir une théorie unifiée de la société moderne. La notion de

superthéorie vient remédier à cela, dans la mesure où elle établit les conditions que doit remplir une

connaissance systématique du social (I). Deuxièmement, nous exposerons le maître concept de la

théorie des systèmes, en l‟occurrence la catégorie de sens. Celle-ci permet de redéfinir notre

compréhension de ce qu‟est le social, puisque le sens constitue, à vrai dire, la modalité

opérationnelle qui correspond en propre aux systèmes de communication. Elle s‟avère par ailleurs la

condition de possibilité d‟une observation du réel (II). Troisièmement, nous présenterons le concept

de dimension de sens : bien qu‟il soit une catégorie dépourvue de différence, celui-ci est susceptible

d‟être décomposé en trois dimensions. Il ne s‟agit pourtant pas d‟une distinction analytique, mais

d‟une ressource observationnelle permettant d‟appréhender la façon dont des systèmes

autoréférentiels parviennent à établir des liens significatifs avec l‟environnement (III).

Quatrièmement, nous examinerons la signification que Luhmann octroie au concept de

communication : on ne pourrait guère comprendre son importance décisive, si l‟on faisait

abstraction des notions complémentaires de double contingence et d‟émergence (IV).

Cinquièmement, nous exposerons la théorie de l‟évolution sociale de Luhmann. D‟après lui, une

société à structure différenciée se révèle être le résultat d‟une longue évolution qui, en passant par

les sociétés stratifiées, remonte aux sociétés segmentaires. À cet égard, le concept de principe de

différenciation se révélera indispensable (V). Finalement, nous serons en mesure de saisir la

signification de l‟anti-humanisme qui caractérise l‟entreprise luhmannienne (VI).

I. Le concept de superthéorie

Il ne serait pas possible de comprendre le sens de la démarche luhmannienne si l‟on faisait

abstraction de l‟intention systématique qui l‟anime, sans quoi la théorie des systèmes deviendrait

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suspecte ou, à tout le moins, contre-intuitive. Luhmann fixe son point de départ sur l‟état de crise

que vit à l‟heure actuelle la sociologie théorique. En voici le bilan :

« La sociologie se trouve dans une crise théorique. Bien qu‟elle ait augmenté nos

connaissances avec succès, la recherche empirique n‟a pas conduit à la formation d‟une théorie

spécifique unifiée de la discipline. Certes, en tant que science empirique, la sociologie ne

saurait renoncer à la prétention de contrôler ses affirmations à l‟aide de données tirées de

l‟expérience, indépendamment de la nouveauté ou de l‟ancienneté des canaux où sont déversés

les résultats. Mais de ce principe, elle ne peut fonder le champ spécifique de son objet ni

préciser son unité comme discipline scientifique. La résignation à ce sujet est telle que plus

personne n‟entreprend la tentative de fondation. »24

Cet état de fait s‟expliquerait, selon Luhmann, par l‟incapacité de la discipline à fournir une

théorie unifiée. D‟où la nécessité d‟entamer un travail de fondation qui prenne toutefois congé des

formules ontologiques. Dans l‟introduction de Systèmes sociaux, Luhmann introduit son projet sous

la dénomination de superthéorie. Il faut voir là une prétention universaliste qui vise à pallier cette

lacune, et dont le fondement repose sur la pertinence théorique du concept de système. Grâce à

celui-ci, la sociologie serait en état d‟appréhender un type d‟objets partageant une série finie

d‟attributs, en l‟occurrence la reproduction autopoïétique, la fermeture opérationnelle et l‟utilisation

d‟opérations référentielles (en tant que procédé d‟observation). Le concept de système permettrait

par ailleurs de décrire quatre entités hétérogènes : les organismes biologiques, les machines, les

systèmes psychiques (ou la conscience) et les systèmes de communication. Luhmann offre une

caractérisation quadripartite du réel qui ne s‟identifie pourtant pas à une théorie des types. En

d‟autres termes, il ne s‟agit pas de dériver les traits distinctifs du vivant, du psychique et du social à

partir de la catégorie générale de système. Luhmann cherche plutôt à renouveler l‟appareil théorique

de la sociologie afin de décrire le régime d‟activité correspondant aux systèmes de la société, qui

sont, comme on l‟a vu, des systèmes de communication.25

En ce sens, on peut dire que Luhmann

procède de façon heuristique, sans pour autant renoncer au but ultime de formuler une théorie

générale.

H. G. Moeller26

a apporté des commentaires fort intéressants à propos de la manière dont

Luhmann comprend lui-même la portée de son projet. Bien que Luhmann n‟ait pas livré une

définition nominale de la notion de superthéorie, l‟usage qu‟il en fait suggérerait une affinité

24 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 27. 25 Luhmann distingue quatre types de système social, à savoir : les interactions, les organisations, les systèmes de

fonctions et la société mondiale (ou système société). L‟analyse détaillée de cette taxinomie n‟est pas, à vrai dire,

essentielle pour le propos que nous tentons d‟étayer dans ce travail. Nous ferons tout de même référence aux

systèmes fonctionnels et, plus loin (chapitre 5), aux systèmes organisationnels, car une reconstruction du débat

entre Luhmann et Habermas ne peut en faire abstraction. 26 Moeller, H.G., Radical Luhmann, pp. 36-8, Columbia University Press, New York, 2010.

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27

élective avec le concept de système qu‟utilise Hegel. La superthéorie de Luhmann comporterait au

moins trois traits qui rappellent la philosophie hégélienne. Premièrement, Luhmann relativise

l‟importance que les théories sociales accordent aux faits. Certes, toute théorie doit prendre au

sérieux l‟exigence de « conserver un rapport à la réalité » ; toutefois, la science sociale « ne doit pas

se laisser duper par la réalité ».27

De même, Hegel s‟intéresse moins aux événements qu‟aux

processus historiques permettant à l‟Esprit de prendre conscience de lui-même. Par ailleurs, les

deux théories, celle de Luhmann et celle de Hegel, ont été constituées de manière minutieuse et à

l‟aide de concepts généraux. Moeller utilise ici l‟expression begrifflich durchkonstruiert pour rendre

compte du caractère systématique que renferment ces entreprises théoriques. Celles-ci ne traitent

donc pas, à proprement parler, de vérités nues (nackte Wahrheiten) Ŕ telles, par exemple, les

préférences en matière de consommation de différentes classes sociales ou la date de naissance de

Napoléon Ŕ, mais tâchent de livrer un appareil catégorial compréhensif afin d‟expliquer des

totalités, respectivement l‟avènement de la société moderne (par le moyen d‟une théorie générale

des systèmes28

) et celui de l‟Esprit absolu (par le moyen d‟une phénoménologie de l’Esprit).

Deuxièmement, il faut rappeler que Luhmann et Hegel tâchent de raffiner, chacun à sa manière,

l‟appareil catégorial de la science. Si la dialectique hégélienne vient en aide au transcendantalisme

de Kant29

, la théorie des systèmes tente, pour sa part, de fournir les éléments nécessaires à la

formulation d‟une théorie sociologique générale. En effet, Luhmann considère que la théorie sociale

est demeurée captive des concepts issus de la pensée idéaliste. C‟est la raison pour laquelle nous

avons reconstruit, au chapitre précédent, la critique qu‟il adresse à la philosophie de la subjectivité

transcendantale. Formuler une théorie générale de la société moderne implique, comme on l‟a vu,

de congédier définitivement la notion de sujet.

Troisièmement, Hegel et Luhmann utilisent l‟autoréférence comme devise théorique. Moeller

soutient que le système hégélien traite de l‟Esprit en un double sens. D‟une part, le concept de Geist

fournit une clef interprétative permettant de comprendre l‟histoire de l‟humanité au regard des

manifestations de l‟Esprit. D‟autre part, ce dernier opère une médiation entre le sujet et l‟objet. Dès

lors, il est possible de considérer l‟histoire comme une histoire de l‟Esprit. Ce dernier se révèle

l‟objet par excellence de la connaissance philosophique. De ce fait, le système hégélien est science

de l‟Esprit au double sens du génitif, c‟est-à-dire connaissance systématique de l‟Esprit (genetivus

27 Ibid., p. 42. 28 Nous montrerons plus loin que, pour Luhmann, une telle théorie comprend trois volets, à savoir : une théorie de

la formation et différenciation des systèmes, une théorie de l‟évolution et une théorie des média de

communication généralisés sur le plan symbolique. 29 Habermas, J., Connaissance et intérêt, pp. 39-56, Gallimard, France, 1976.

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objectivus) par l‟Esprit (genitivus subjectivus), le sujet et l‟objet de la phénoménologie en même

temps. Pour sa part, Luhmann octroie une importance décisive au concept d‟autoréférence, puisque

celui-ci autorise la théorie de la société à s‟inscrire elle-même dans sa propre construction. Comme

on le sait, la théorie Ŕ ainsi que l‟épistémologie et l‟activité scientifique tout court Ŕ est, pour

Luhmann, un événement communicationnel qui se produit au sein de la société. Cela étant, la

sociologie est contrainte à en rendre compte.

Ce qui distingue la superthéorie du système hégélien, c‟est la façon dont elle conçoit le concept

d‟observation. Luhmann avance une critique de la phénoménologie de Hegel assez provocatrice. Le

sociologue de Bielefeld s‟y réfère par l‟expression « le grand roman de la philosophie ».30

Luhmann

tâche de montrer par là qu‟une phénoménologie de l‟Esprit situe la subjectivité humaine en deux

endroits à la fois. Chaque manifestation spirituelle de l‟humanité (la religion, l‟art et la philosophie)

constitue un moment partiel du déploiement de la conscience de soi. Or, Hegel se veut capable

d‟observer le processus itératif de dépassement (Aufhebung) de l‟Esprit au point de vue de son

achèvement, de sa réalisation finale. Autrement dit, l‟Esprit devient pleinement conscient de lui-

même dans et grâce à la philosophie de Hegel. C‟est la raison pour laquelle cette dernière peut

rendre compte des différents stades de développement de l‟Esprit. La lecture que Luhmann fait de la

pensée hégélienne, qu‟elle soit juste ou pas, permet d‟interpréter le concept dialectique de système

par le moyen de l‟autoréférence. Pour Luhmann, la dialectique se révèle un bon modèle des théories

autoréférentielles. Toutefois, la philosophie de la conscience ne possède pas d‟outils théoriques

permettant de comprendre le réel à partir de l‟unité d‟une différence. À y regarder de près, l‟œuvre

de Luhmann ne cherche pas à examiner des totalités, mais plutôt la façon dont la société observe

son unité sous une multiplicité de références systémiques. La possibilité de saisir le phénomène de

la complexité résidera donc dans un concept d‟observation qui éclaire le monde comme l‟unité de la

différence entre un système et son environnement.

« Une sérieuse discussion du rapport de la théorie fonctionnaliste des systèmes à la tradition

de la théorie transcendantale et à la théorie dialectique pourrait commencer ici. Le point de

départ de toutes ces variantes de théories réside dans le théorème de l‟autoréférence

accompagnante que, certainement, personne ne contesterait en aucun cas. Nous avons affaire à

différentes versions de ce problème de la référence simultanée à soi-même et à autre chose. On

parvient au transcendantalisme lorsqu‟on conçoit ce problème comme une particularité de la

conscience et qu‟on fait de la conscience un sujet. On parvient à la dialectique lorsque, face à la

synchronisation de la référence à soi et de la référence à quelque chose d‟autre, on s‟intéresse à

30 « Anders als im großen Roman der Philosophie, anders als in der Phänomenologie des Geistes, gibt es deshalb

kein Ende, in dem die Erkenntnis mit ihrem Gegenstand, die Vernunft mit der Wirklichkeit eins wird. Auch wird

die alte Differenz von Erkenntnis und Gegenstand, die alte ontologische Negativität der Erkenntnis als Operation

außerhalb des zu Erkennenden, nicht vorgefuhrt, um zu zeigen, wie die Erkenntnis in der Geschichte dialektisch

zu sich selbst kommt. Es gibt keine Einheit als Ende ». Luhmann, N., Die Wissenschaft der Gesellschaft, p. 547,

Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1990.

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leur unité sous-jacente (donc en dernière analyse, on se concentre sur l‟identité de l‟identité et

de la différence et non sur la différence de l‟identité et de la différence). La dialectique peut,

mais ne doit pas nécessairement, être combinée avec la théorie transcendantale. Nous tenons la

théorie transcendantale pour une fausse absolutisation d‟une seule référence systémique (mais

en même temps pour un bon modèle des théories de l‟autoréférence) ; et nous tenons la

dialectique pour une théorie trop risquée au regard de l‟identité présupposée (alors les passages

et les connexions au sein de la théorie doivent tout de même toujours partie de la différence).

Ces prises de distance des propositions théoriques dans ce domaine du problème conduisent à la

théorie fonctionnaliste du système. Celle-ci affirme que les systèmes autoréférentiels acquièrent

de l‟information à l‟aide de la différence entre autoréférence et alter-référence (bref à l‟aide de

l‟autoréférence accompagnante) qui leur permet l‟autoreproduction. »31

II. Observation et sens dans les systèmes psychiques et sociaux

L‟autoréférence constitue donc le principe cardinal de la théorie luhmannienne. Or, quelle

garantie épistémique peut-elle fournir ? Si la science doit se limiter à rendre compte des

autoréférences qu‟actualisent les systèmes de la société, en quoi la description scientifique d‟un

système diffère-t-elle de ce que lui-même peut communiquer sur ses propres états ? Pour répondre à

cette question il faut rappeler l‟un des concepts élémentaires de la théorie des systèmes, en

l‟occurrence la fermeture opérationnelle. Pour Luhmann, cette dernière se trouve être la condition

de possibilité d‟une ouverture cognitive du système sur l‟environnement. Luhmann désigne cette

disposition cognitive sous le terme alter-référence (Fremdreferenz). L‟alter-référence permet aux

systèmes d‟octroyer une signification distincte aux événements qui adviennent dans le monde,

soient-ils des événements du système ou de l‟environnement. En d‟autres termes, pour que la

communication puisse avoir un sens, il est nécessaire qu‟elle soit dotée de la capacité à distinguer

l‟autoréférence de l‟alter-référence. Luhmann introduit ainsi le concept de sens, dont le rôle est de

clarifier comment les systèmes utilisent alternativement l‟autoréférence et l‟alter-référence pour

orienter leur autopoïèse.

Opter pour une épistémologie basée sur l‟observation des systèmes autoréférentiels n‟implique

pas supposer que les systèmes opèrent de manière solipsiste. Bien au contraire, puisque les systèmes

se servent de l‟alter-référence, ils sont en état de se poser eux-mêmes comme l‟objet d‟une

observation. Le concept d‟observation employé par Luhmann est tributaire de la théorie

phénoménologique de l‟intentionnalité. En effet, à l‟origine de toute espèce d‟observation se profile

une référence renvoyant à quelque chose qui se trouve au-delà d‟elle-même. Luhmann emploie ici

la formule suivante : « Le phénomène du sens apparaît sous la forme d‟un excédent de référence[s]

31 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 524-5.

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30

à d‟autres possibilités d‟expérience et d‟action ».32

Chez Luhmann, le sens se révèle être une

structure de renvoi permettant le traitement d‟une expérience riche en possibilités et dotée, pour

cette raison, d‟horizons ouverts. Une panoplie des possibilités s‟ouvre sélectivement devant chaque

système grâce au sens. Celui-ci lui permet d‟opérer une réduction de complexité en sélectionnant

quelques unes de ces possibilités.

Le concept de sens comporte une deuxième détermination qui est décisive pour le projet de

Luhmann : il est le type de modalité fonctionnelle qui correspond à la fois aux systèmes sociaux (ou

systèmes de communication) et aux systèmes psychiques (ou systèmes de conscience). Par

l‟utilisation du sens, la communication peut en même temps déployer un régime d‟activité dépourvu

d‟interruptions et déterminer l‟objet de ses opérations référentielles. À ce but concourt

l‟établissement des limites du système. À l‟aide des limites, les systèmes cernent l‟étendue de leurs

opérations tout en se différenciant de l‟environnement. Nous avons discuté plus haut de

l‟importance des thèmes de la communication pour l‟autopoïèse. Selon Luhmann, ce sont les

thèmes qui commandent le processus itératif de différenciation d‟avec l‟environnement. Les thèmes

permettent de définir des critères de pertinence limitant l‟étendue et le contenu des contributions qui

seront fournies ultérieurement. Ainsi, les limites des systèmes s‟avèrent, en dernier ressort, des

acquis structurels déterminés de manière significative, dont la construction relève de l‟actualité et

de la pertinence des thèmes de la communication. De ce fait, le sens offre la possibilité de se

rapporter à un monde dont l‟unité est assurée paradoxalement, puisque constituée par l‟unité de la

différence rectrice entre le système et l‟environnement. Autrement dit, l‟accessibilité du monde

présuppose une structure référentielle qui actualise, à chaque moment et de manière sélective,

l‟identité du système par le moyen de l‟établissement de limites, sans quoi tout rapport au monde

serait bloqué à cause d‟une autoréférence qui se déroulerait dans une circularité inébranlable. Dans

le sillage de Husserl, Luhmann soutient que toute observation vise un objet qui renvoie à

l‟environnement du système observateur. Le concept d‟alter-référence rappelle pour cette raison la

constitution intentionnelle d‟un horizon intentionnel qui entoure les opérations de la subjectivité.

Or, à la différence de Husserl, pour qui l‟intentionnalité est somme toute une faculté particulière de

la conscience, Luhmann considère que les systèmes de communication possèdent, eux aussi, la

capacité d‟orienter leur régime d‟activité à l‟aide du sens. La capacité de gérer la différence entre

l’autoréférence et l’alter-référence ne serait donc pas une faculté exclusive de la conscience.

Ces précisions nous permettent de mieux comprendre la manière dont Luhmann conçoit le

concept d‟observation. À l‟encontre de Maturana et Varela, qui prétendent que seul le langage peut

32 Ibid., p. 104.

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31

inscrire les opérations d‟un observateur dans un domaine proprement sémantique,33

Luhmann

soutient que toute espèce de système possède la faculté d‟observer. Dans le cadre de la théorie des

systèmes , l‟observation n‟est donc pas une prérogative de l‟homme, mais une possibilité découlant

de l‟utilisation des opérations référentielles. Selon Luhmann, il n‟y aurait que deux types de

systèmes capables de distinguer l‟autoréférence de l‟alter-référence : seuls les systèmes psychiques

et les systèmes sociaux seraient en mesure de comprendre une observation comme une attribution

de sens.

Cette thèse demande quelques exemples. Une cellule possède-t-elle la capacité de distinguer

entre l‟autoréférence et l‟alter-référence? Si l‟on pense à la perméabilité des membranes cellulaires,

on pourrait être tenté de répondre affirmativement. Les cellules réagissent à la concentration de

certains éléments chimiques en modifiant les seuils d‟excitation électriques qui déterminent la

porosité de leurs membranes. Les seuils sont ajustés au besoin afin de favoriser ou empêcher

l‟entrée d‟une molécule permettant la reproduction des processus intracellulaires. Cette façon

d‟envisager le phénomène en question peut induire en erreur, puisque, même si l‟on y reconnaît un

certain degré d‟autorégulation, c‟est un observateur scientifique, en l‟occurrence un biologiste, qui

distingue l‟autoréférence (dans le cas présent, la concentration d‟un élément chimique donné à

l‟intérieur de la cellule) de l‟alter-référence (dans le cas présent, l‟adaptabilité des seuils

d‟adaptation pour favoriser ou limiter les flux provenant de l‟extérieur). L‟usage du concept

d‟autorégulation se justifie en tant qu‟attribution de sens effectuée par un observateur.

Luhmann s‟approprie la distinction husserlienne noèse/noème pour déterminer la manière dont le

sens participe de l‟autopoïèse des systèmes psychiques. La conscience témoigne de la faculté

d‟orienter son autopoïèse vers soi-même (noèse) ou vers un objet autre (noème). Chez Luhmann, les

systèmes psychiques apparaissent comme étant des entités susceptibles de référer leur sélectivité

soit à eux-mêmes, soit à leur environnement. Luhmann emploie donc la distinction entre action et

expérience pour décrire l‟activité référentielle déployée par les systèmes usant du sens. Quand un

système se réfère à un événement comme issu d‟une sélection propre, on parlera d‟action.

Alternativement, le concept d‟expérience désigne l‟attribution d‟une sélection à l‟environnement.

Les systèmes psychiques se forment, selon Luhmann, en se différenciant d‟un monde ambiant par la

réactualisation itérative d‟une opération spécifique, à savoir la conscience. Celle-ci constitue un

réseau circulaire de production d‟événements psychiques, que Luhmann désigne par le terme

pensée. En tant qu‟éléments des systèmes psychiques, les pensées s‟intègrent à un réseau circulaire

afin de permettre ultérieurement la production d‟autres éléments de la sorte.

33 Maturana, H. et Valera, F., op. cit.

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32

L‟influence de Husserl se fait sentir très visiblement sur ce point. Luhmann s‟approprie le

modèle intentionnel que Husserl développe dans les Logische Untersuchungen et les Ideen.

Toutefois, Luhmann abandonne la thèse de la constitution transcendantale.34

Il introduit, en

revanche, le concept d‟individualité des systèmes psychiques afin de rendre compte du régime

d‟activité qui appartient à la conscience. Il s‟agit, bien entendu, d‟une orientation théorique

fonctionnaliste, selon laquelle une telle entité doit être comprise en raison de la manière spécifique

dont elle constitue et reproduit son unité, c‟est-à-dire en raison du type d‟opération particulière qui

lui permet de poursuivre son autopoïèse. Luhmann appelle conscience la reproduction itérative des

événements psychiques. Ainsi, la conscience n‟est pas déterminée par sa participation à une

subjectivité transcendantale, mais par une série de caractéristiques qu‟elle partage avec les systèmes

de communication, en l‟occurrence : l‟autopoïèse, la fermeture opérationnelle et l‟utilisation du

sens. Tout comme les systèmes de communication, la conscience entretient des échanges

écologiques, c‟est-à-dire des rapports à l‟environnement conditionnés de manière autoréférentielle.

De ce fait, il y a autant de systèmes psychiques que d‟êtres humains. D‟où l‟introduction du terme

« individualité », afin d‟appréhender le type d‟autopoïèse qui est constitutif à la conscience. Son

propos étant d‟établir les lignes directrices d‟une théorie générale de la société, Luhmann ne

s‟attarde pas trop longtemps aux systèmes psychiques. Il s‟y réfère seulement par souci de

complétude.

Jusqu‟ici, nous avons caractérisé le sens comme une ressource à la fois intentionnelle et

sémantique. Ce portrait doit maintenant être enrichi. Aussi le sens se révèle-t-il un acquis évolutif,

dont l‟histoire (Sinngeschichte) doit être examinée à l‟aide d‟une théorie de l‟évolution. En effet, le

sens témoigne de la coévolution expérimentée par la conscience et la communication. Considérer le

sens sous le jour d‟une théorie évolutive de la société permet de mettre en évidence son caractère

dynamique. Comme on le sait, le sens constitue une structure référentielle qui favorise

34 Voir Luhmann, N., op. cit., p. 274 : « […] mon pressentiment est que […] beaucoup de thèmes et même

d‟ambitions de la philosophie de la conscience réapparaîtront dans ce contexte. En effet, nous rejetons

l‟affirmation que la conscience est sujet. Elle n‟est sujet que pour elle-même. Malgré cela, on peut comprendre

que l‟autopoïèse est ouverte et en même temps fermée dans le médium de la conscience. Dans chaque structure

qu‟elle accepte, adapte, change ou abandonne, elle est connectée à des systèmes sociaux. Ceci est vrai pour la

« pattern recognition », pour le langage et pour tout le reste. Malgré ce couplage, elle est authentiquement

autonome parce que ne peut être structure [subjective] que ce qui peut guider l‟autopoïèse de la conscience et se

reproduire en elle ». Et plus loin, pp. 318-9 : « Dans ce qui suit, il est surtout important que l‟on distingue

soigneusement l‟autopoïèse des systèmes sociaux de l‟autopoïèse des systèmes psychiques (bien que les deux

opèrent sur la base d‟une autoréférence douée de sens) et qu‟on ne tende pas seulement à refonder par exemple un

réductionnisme individualiste. Le concept fondamental d‟une reproduction du système autoréférentiel fermé peut

au contraire s‟appliquer directement aux systèmes psychiques, c‟est-à-dire à des systèmes qui reproduisent la

conscience par la conscience et qui ne dépendent que d‟eux-mêmes, et donc ni ne reçoivent la conscience de

l‟extérieur ni ne transmettent la conscience vers l‟extérieur. Par « conscience » il ne faut rien comprendre de

substantiellement existant (ce à quoi le langage nous conduit constamment), mais seulement le mode spécifique

d‟opérations des systèmes psychiques ».

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33

l‟actualisation sélective des possibilités mises à la disposition des systèmes. Par ailleurs, il possède

un noyau d’actualité instable. Toute espèce de pensée et toute offre communicationnelle se une

caractérisent par une forte propension au changement, sans quoi l‟autopoïèse risquerait de cesser

abruptement. Autrement dit, Luhmann tâche d‟inscrire l‟activité référentielle des systèmes dans le

temps.

Nous avons abordé l‟imbrication du temps avec la complexité, au chapitre précédent. Nous y

avons vu que Luhmann interprète le phénomène de l‟autopoïèse comme une gestion temporalisée

de la complexité. Le passage d‟un état actuel à un état potentiel nécessite donc du temps. Afin

d‟éviter les surcharges cognitives pendant que l‟autopoïèse se réalise, les systèmes mettent en

œuvre des généralisations symboliques.35

Celles-ci leur permettent de créer un temps qui s‟applique

de manière exclusive au système, et d‟assurer par là même le raccordement des opérations

autopoïétiques. Lorsque ces généralisations symboliques déclenchent la formation de structures,

nous parlerons de codes.36

La distinction entre l‟actuel et le potentiel étant constamment mise à jour,

la dimension temporelle du sens permet de mieux cerner la signification qui revient au fait de la

complexité. Le passage d‟une réalité actuelle à une réalité potentielle n‟implique pas l‟élimination

des possibilités non sélectionnées. D‟après Luhmann, le sens traite la complexité au moyen des

différences significatives qui permettent toute de même d‟en tirer quelques informations pertinentes

pour l‟autopoïèse du système. En d‟autres termes, les possibilités non sélectionnées ne disparaissent

point ; l‟utilisation d‟une exclusion sensée permet de renvoyer ultérieurement à ces possibilités, si

besoin est, pour renforcer la capacité de raccordement à l‟intérieur du système.

Pour cette raison, les systèmes psychiques et les systèmes sociaux ne traitent pas la complexité à

la manière des machines. Bien que contraints à opérer une réduction de complexité, la conscience et

la communication nécessite un certain degré d‟indétermination favorable à la poursuite de leur

autopoïèse. La complexité n‟est donc pas effacée (!), mais plutôt reproduite, puisque son traitement

engage les systèmes dans un processus de formation de structures. De ce fait, les systèmes

deviennent plus complexes eux-mêmes pour faire face à la complexité du monde. Dans les mots de

Luhmann :

« Dans sa totalité, le sens est donc un traitement selon des différences et, à vrai dire, des

différences qui, comme telles, ne sont pas pré-données, mais qui acquièrent uniquement leur

applicabilité opérative […] du fait qu‟elles sont douées de sens. L‟auto-mobilité de l‟occurrence

du sens est par excellence autopoïèse. Sur cette base tout événement (aussi petit soit-il) peut

35 Voir Luhmann, op. cit., pp. 138-43 et pp. 285 sq. 36 Nous en avons dit déjà bien des choses, notamment à propos de la validité légale et des prix. Voir chapitre 1,

section III.

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34

ainsi acquérir du sens et devenir un élément dans le système. Ce n‟est donc pas quelque chose

comme « une pure existence mentale » qui est affirmée, mais la fermeture du réseau

d‟indications de l‟autoréproduction. Dans cette perspective, les mouvements de sens sont

constitués de façon autonome, pour la fonction de permettre l‟acquisition et le traitement de

l‟information. Ils ont leur propre portée, une complexité propre, un temps propre.

Naturellement, ils n‟existent pas dans le vide ni dans un royaume de l‟esprit. Ils ne survivraient

pas à la destruction de la vie où à [celle de] sa base chimique et physique. Seulement cette

dépendance n‟est pas […] une prémisse opérative de l‟occurrence du sens. Ainsi, le sens

garantit le complexe de propriétés nécessaires à la formation des éléments du système, à savoir

la possibilité qu‟a l‟élément lui-même de se laisser déterminer par sa relation avec d‟autres

éléments du système. L‟autoréférence, la redondance et l‟excédent de possibilités garantissent

l‟indétermination requise. Et l‟orientation d‟après des différences sémantiquement fixées guide

le processus autopoïétique de la détermination du sens en prenant en même temps en

considération et en donnant forme au fait qu‟à travers chaque sélection d‟actualités suivantes

quelque chose d‟autre est exclu. »37

Utiliser le concept de sens pour décrire l‟activité et l‟évolution des systèmes sociaux est une

décision lourde de conséquences. En premier lieu, parce que la théorie des systèmes ne peut pas

rendre compte de l’origine du sens. Le sens constitue en ce sens (!) une catégorie dépourvue de

différence. Pour les systèmes sociaux et psychiques tout espèce de réalité est évidemment douée de

sens. Il n‟est donc pas possible de se rapporter au fait du sens à partir du non-sens. Même l‟absurde

n‟est pas totalement dénué de sens. L‟expérience de l‟absurde fournit plutôt l‟occasion de remettre

en question la classe de distinctions que l‟on utilise pour déterminer un rapport au monde. Dans ce

cadre, Luhmann soutient que le non-sens s‟avère un cas spécial de l‟usage d‟opérateurs logiques. Il

est permis, en effet, d‟y faire référence par le biais des conclusions contradictoires qui découlent de

l‟application des principes logiques. Or, ceci ne met pas en suspens l‟activité référentielle du sens.

Bien au contraire, toute opération, soit-elle communicationnelle ou psychique, est véhiculée par le

sens.38

Est-il possible encore d‟affirmer qu‟il y a des phénomènes manquant de sens ? Luhmann

réfuterait une telle affirmation en soutenant qu‟elle serait une convention langagière tout

simplement. Posons, à titre d‟illustration, le cas suivant : aller au quotidien à un travail ne

rapportant qu‟un très faible niveau de satisfaction fournit l‟occasion de démissionner et passer à

autre chose ; le cas contraire constitue, en revanche, une occasion pour intensifier la haine que l‟on

ressent envers notre travail. Si l‟on décide, par ailleurs, qu‟il n‟est pas possible de démissionner Ŕ

car on sait que de cela dépend toute une série d‟engagements Ŕ, on peut toujours s‟adonner à des

37 Ibid., pp. 110-1. 38 Peter Sloterdijk en arrive à des conclusions similaires. À l‟instar de Heidegger, il tâche de montrer que l‟être

humain, tel un Dasein, ne peut pas remonter au commencement de son existence. La construction narrative de

l‟identité retrouve sa limite dans le fait même de la naissance, où le réel ne possède pas encore de constitution

langagière. Sloterdijk voit là la condition ontologique de la création de récits mythiques. L‟impossibilité de

remonter à l‟origine de l‟existence expliquerait aussi pourquoi la philosophie a toujours préféré les métaphores

crépusculaires au détriment des figures de style référant à la natalité. Voir Zur Welt kommen – Zur Sprache

kommen. Frankfurter Vorlesungen, Suhrkmap Verlag, Frankfurt am Main, 1988.

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35

loisirs permettant de combler l‟insatisfaction qui découle de notre travail. Par conséquent, le

manque de sens se révèle être l‟épuisement d‟une prémisse de sélection. À en croire Luhmann,

l‟interruption de l‟activité du sens serait la fin de l‟autopoïèse, c‟est-à-dire la rupture du lien

communicationnelle ou la disparition de la conscience.

Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons affirmer que, pour Luhmann, la mise en œuvre du

sens exige une description formulée dans les termes d‟une théorie de l‟évolution, et tout

particulièrement dans ceux d‟une théorie de l‟évolution des couplages structurels39

résultant des

relations écologiques qu‟entretiennent l‟être humain et la société. Le concept de sens, à lui seul,

constitue seulement un outil conceptuel permettant d‟éclairer la façon dont des systèmes fermés

opérationnellement parviennent à établir des liens significatifs avec l‟environnement. Comme on le

sait, Luhmann utilise le terme contingence pour décrire ce phénomène. Il n‟y aurait pas, selon lui,

de condition ontologique qui expliquerait la naissance du sens ou l‟usage qu‟en font les systèmes de

communication et psychiques pour orienter leur autopoïèse. Pour cette raison, l‟histoire de la

société apparaît, chez Luhmann, sous la forme d‟une dérive évolutive, dont les causes doivent être

recherchées à l‟aide d‟une méthodologie génétique. À cet égard, le sens s‟avère un élément crucial,

en ceci qu‟il est porteur d‟une grande capacité de généralisation. La formation des systèmes

autopoïétiques renvoie à l‟utilisation des généralisations symboliques qui favorisent l‟établissement

des codes permettant de traiter la complexité. Autrement dit, expliquer le régime d’activité des

systèmes de sens implique d’effectuer une reconstruction phylogénétique de l’évolution corrélative

et contingente qu’ont expérimentée l’être humain et la société. Toutefois, Luhmann s‟intéresse

surtout à la façon dont cette dernière accomplit une réduction de complexité par l‟autopoïèse de la

communication. Au demeurant, la communication écologique, dont l‟objet est le rapport que la

société noue avec son environnement (et tout particulièrement avec l‟homme), constitue à n‟en pas

douter un thème incontournable pour la sociologie, sans qu‟elle soit pour autant indispensable à

une théorie générale de la société. Cela dit, Luhmann soutient qu‟on doit prendre congé des théories

de la subjectivité pour analyser le phénomène de la communication. Au sein de la théorie des

systèmes, la conscience n‟est pas une prémisse opérationnelle de la reproduction de la société, bien

que cette dernière ne puisse survivre à la disparition de la conscience, ni celle-ci à la destruction du

substrat biochimique de la vie.40

39 La notion de couplage structurel désigne l‟établissement d‟un rapport stable avec l‟environnement reposant sur

l‟ouverture que permettent les structures systémiques. Pour ce qui est du couplage structurel entre l‟être humain et

la société, nous renvoyons à la première partie du chapitre 5, section IV, où nous abordons explicitement ce

problème. 40 « De même que l‟autoreproduction des systèmes sociaux se déploie d‟elle-même par la communication qui

déclenche la communication et continuera si rien ne l‟arrête, il y a également dans l‟être humain des reproductions

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La présentation de la catégorie de sens nous permet de revenir à la différence entre la structure

sociale et la sémantique. Si, par le biais de l‟autoréférence, Luhmann situe l‟analyse sociologique au

sein même de la société, le concept d‟observation permet, quant à lui, de saisir le trait distinctif du

social en ayant recours de la distinction système/environnement. Ainsi, ce qui n‟est pas une

opération communicationnelle est renvoyé à l‟environnement de la société. Une telle distinction

s‟opère à l‟intérieur du système social et adopte plusieurs formes selon la référence systémique

choisie par l‟observateur. Puisque l‟être humain font partie de l‟environnement de la société, leur

statut est déterminé de manière distincte par chacun des systèmes de la société : pour le système

économique, l‟être humain est un consommateur ; pour le système politique, un électeur ; pour le

système légal, un sujet de droit ; pour le système éducationnel, un étudiant ; etc. En ce sens, la

théorie de Luhmann constitue une cybernétique de second ordre (second order cybernetics). En

effet, elle tâche de décrire les distinctions qu‟utilisent les systèmes pour observer à la fois leur

dynamique interne et les événements ayant lieu dans leur environnement. Ceci étant, une

observation de second ordre rend opérationnel le principe de l‟autoréférence, car elle permet

d‟examiner la reproduction de la société à l‟aide des descriptions fournies par les différents

systèmes de communication. Ainsi, les codes binaires ne sont pas de simples critères d‟observation ;

ils constituent de surcroît le noyau sémantique des descriptions utilisées par les systèmes de

communication. De ce fait, les systèmes profitent de leur code pour observer leur propre régime

d‟activité.

Par exemple, le système économique utilise le code rentable/non rentable pour doter ses

opérations d‟un sens qui renforce son autopoïèse, à savoir : celui d‟être une activité à but lucratif

qui génère de la valeur en administrant des ressources rares. À l‟heure actuelle, le système

économique se caractérise par un régime d‟activité orienté à la maximisation des utilités

marginales. Du reste, le système économique utilise ce code pour observer l‟environnement. De ce

fait, l‟environnement acquiert un sens en propre économique sous la forme des conditions

favorables ou restrictives à l‟augmentation de la valeur du patrimoine, qu‟elle se rattache au travail,

au capital ou aux investissements. Ainsi, on comprend pourquoi les crises politiques tendent, par

exemple, à décourager les investissements étrangers ; aussi, pourquoi les travailleurs plus qualifiés

sont normalement mieux payés que ceux qui ne possèdent pas de compétences spécialisées.

autoréférentielles fermées que l‟on peut qualifier, après un examen très grossier, de reproduction organique et

psychique. Dans un cas le médium et la forme sous laquelle il apparaît c‟est la vie, dans l‟autre cas, la conscience.

L‟autopoïèse en tant que vie et en tant que conscience est le présupposé de la formation des systèmes sociaux et

cela signifie aussi que les systèmes sociaux ne peuvent réaliser leur propre reproduction que si la continuité de la

vie et de la conscience est assurée ». Luhmann, N., Système sociaux, op. cit., pp. 271-2.

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37

III. Les dimensions du sens

Le sens est une façon d‟être dans le monde, pour ainsi dire, un type d‟existence caractérisé par le

fait de constituer son unité à l‟aide des différences. Il surdétermine la manière dont la société et la

conscience existent respectivement sous les formes de la communication et de l‟intentionnalité.

Dans les deux cas, l‟activité référentielle du sens se déploie grâce à l‟utilisation de différences.

Celles-ci permettent que les systèmes psychiques et sociaux créent des asymétries favorables à la

poursuite de leur autopoïèse. Ces asymétries s‟avèrent, en dernière analyse, les conditions de

possibilité d‟un modèle de reproduction basé sur la fermeture opérationnelle. Ainsi, que le réel

possède un sens signifie notamment qu‟il demeure un territoire susceptible d‟être exploré par le

biais des observations, c‟est-à-dire par le biais des opérations référentielles effectuées à l‟aide d‟un

code. Pour cette raison, le type d‟observation que réalise un système est révélateur de sa structure.

Luhmann soutient que le sens comporte trois dimensions, à savoir : une dimension matérielle

(sachlich), une dimension temporelle et une dimension sociale. Désormais, nous parlerons

indistinctement de dimensions du sens ou de dimensions du monde. Christian Borch observe qu‟il

n‟y a guère d‟arguments fondant cette distinction. Luhmann ferait, en effet, abstraction de ce

problème ; il procède d‟emblée à une description phénoménologique des opérations véhiculées par

le sens. L‟introduction du concept de dimension du sens repose sur les avantages fonctionnels qui

s‟y rattachent. Avec des différences spécifiques, les systèmes parviennent à gérer l‟alternance entre

la référence au système et la référence à l‟environnement afin de rompre le cercle fâcheux de

l‟autoréférence. C‟est précisément cet avantage fonctionnel que nous appelons, à l‟instar de

Luhmann, asymétrie ou asymétrisation de l’autoréférence. Les asymétries adoptent un caractère

particulier selon la dimension qui est impliquée par les opérations référentielles du sens.

Luhmann utilise le concept de négation pour caractériser la dimension matérielle du sens. Toute

observation éclaire sélectivement un morceau du réel, que ce soit par le biais d‟une visée de

conscience ou par les thèmes de la communication sociale. Le sens mobilise une indication

distinctive qui s‟opère par le moyen d‟une négation, et qui renvoie ultimement à la différence entre

le système et l‟environnement. Aussitôt qu‟un observateur distingue un objet quelconque, le sens

configure négativement un horizon des possibilités. En guise d‟exemple : que je puisse reconnaître

cet objet-ci comme étant un cheval, implique qu‟il ne peut pas être une voiture en même temps. La

négation provoque une potentialisation récursive du réel. Les systèmes psychiques et sociaux

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établissent par là toute une série de rapports sélectifs qui les unissent au monde d‟une façon à la fois

distincte et autonome. Autrement dit, ces systèmes utilisent le sens pour réduire la complexité. La

négation opère, ce faisant, une rupture d‟avec les processus environnementaux, que Luhmann

nomme exclusion. Il s‟agit d‟une conséquence corrélative au traitement la complexité. On se

rappelle que la formation des systèmes requiert la délimitation d‟un domaine d‟opérations vis-à-vis

d‟un environnement. En ce sens, il est permis d‟affirmer que l‟exclusion est à l‟activité référentielle

des systèmes ce que la fermeture est à leur activité opérationnelle.

En ce qui concerne la dimension matérielle du sens, on peut constater cette tendance

évolutionnaire : la distinction intérieur/extérieur constitue une ressource sémantique générale pour

délimiter symboliquement le domaine d‟opérations qui appartient à un système. À la différence de

la sociologie phénoménologique, la théorie des systèmes n‟admet pas que cette distinction soit

déterminée par une typique qui appartiendrait au monde. Bien au contraire, ce sont les systèmes

eux-mêmes qui établissent leur séparation d‟avec un environnement. En d‟autres termes, la

différence système/environnement n‟est pas fondée sur une ontologie du monde vécu. Il n‟y aurait

pas de monde qui précède le système, puisque l‟environnement, à lui seul, n‟est capable ni d‟agir ni

de vivre des expériences significatives. Un système peut certes retrouver d‟autres systèmes dans son

environnement, et leur attribuer la faculté d‟utiliser le sens. Cependant, le monde et l‟observateur

sont, d‟après Luhmann, des réalités co-originaires.41

Reprenons l‟exemple du système économique de la société. L‟usage du code rentable/non

rentable permet d‟identifier un objet quelconque, par exemple, une technique de production. Celle-

ci sera donc déterminée par une attribution de sens qui prendra la forme d‟un schéma symbolique à

valeur binaire. Ainsi, un entrepreneur peut se demander : cette technique de production est-elle

rentable ou pas? Aussi l‟utilisation des codes permet-elle d‟inscrire ladite technique dans un horizon

significatif et pertinent pour la reproduction du système : si l‟on adopte cette technique, faudra-t-il

payer une formation pour les ouvriers qui devront l‟employer? L‟exemple montre la contingence qui

caractérise l‟autopoïèse du système économique. En fait, toute décision économique se révèle être

contingente en un double sens : d‟une part, elle est contingente parce qu‟issue d‟une sélection,

c‟est-à-dire parce qu‟issue d‟une négation d‟autres possibilités ; d‟autre part, elle est contingente

parce que son occurrence dépend d‟une série de circonstances tout aussi contingentes.

L‟influence de Husserl se fait sentir à nouveau dans la manière dont Luhmann comprend la

dimension temporelle du sens. La distinction entre le présent et un temps autre, que ce soit le futur

41 Ibid., p. 129.

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39

et le passé, constitue une asymétrie nécessaire à la création d‟une temporalité distincte et

constitutive au système. Les possibilités ouvertes à la sélection sont, de ce fait, différées à un

moment du flux temporel qui n‟est pas encore actuel : à l‟instant présent, on s‟occupe de ce qui n‟a

pas encore eu lieu ou de ce qui est déjà survenu. On peut ainsi introduire une deuxième distinction,

qui permet de préciser la signification du présent : les événements qui ne se déroulent pas

maintenant peuvent cependant être classés dans un temps soit antérieur, soit postérieur. La référence

au passé permet de s‟orienter d‟après une mémoire déterminée de manière autoréférentielle. Ceci

renforce le caractère sélectif de l‟autopoïèse, dans la mesure où certains événements conditionnent,

à titre de prémisses, les sélections que le système prendra ultérieurement. La possibilité de se

rapporter au passé et au futur, ainsi que la détermination de ce qui est possible, sont des processus

ayant lieu nécessairement à l‟instant présent. Les systèmes sociaux et psychiques définissent ainsi

une temporalité qui leur propre et exclusive.

Pensons, par exemple, au sous-système politique de la société. La tenue périodique d‟élections

ne s‟accorde ni avec le calendrier grégorien, ni avec l‟occurrence de cycles économiques, ni encore

avec les échéances d‟une revue scientifique. Les partis d‟opposition peuvent bel et bien profiter, par

exemple, d‟une crise économique pour discréditer la gestion menée par le gouvernement en place.

Le système politique détermine le sens (matériel) de ses opérations par le code

gouvernement/opposition. Détenir le pouvoir exécutif permet de prendre des décisions

collectivement contraignantes conformément à un programme ou à une idéologie de parti. Or, il

n‟est pas moins vrai qu‟une telle faculté est conditionnée temporellement. La courte durée des

mandats imprime une forte impulsion au système politique, qui est devenu, à l‟heure actuelle, une

sphère de la société fort dynamique. En témoignent la volatilité du prestige accordé aux chefs de

parti et aux représentants parlementaires, ainsi que l‟utilisation d‟une mémoire très sélective au

moment des campagnes électorales. Les partis se projettent alors dans un avenir incertain en

assumant des engagements faibles qui ne stipulent normalement pas d‟objectifs réalisables et

d‟échéances précises.

La dimension sociale du sens réfère aux conditions de possibilité du social. Luhmann en donne

une définition tributaire de l‟œuvre de maturité de Talcott Parsons. Le terme double contingence

désigne une duplication de perspectives qui se trouve à l‟origine de la formation de mécanismes

émergents. D‟après Parsons, le social s‟explique par l‟action de mécanismes favorisant la

stabilisation des attentes comportementales. Le système social aurait pour fonction d‟instituer un

ensemble de valeurs communautaires permettant la coordination de l‟agir par l‟entremise de rôles

complémentaires (par exemple, médecin/patient). La disponibilité de valeurs et de normes partagées

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40

permettrait, à en croire Parsons, de donner suite à une communication menacée en tout temps d‟être

interrompue.

« There is a double contingency inherent in interaction. On the one hand, ego‟s gratifications

are contingent on his selection among available alternatives. But in turn, alter‟s reaction will be

contingent on ego‟s selection and will result from a complementary selection on alter‟s part.

Because of this double contingency, communication, which is a precondition of cultural

patterns, could not exist without both generalization from the particularity of the specific

situations (which are never identical for ego and alter) and stability of meaning which can only

be assured by “conventions” observed by both parties. » 42

La duplication de la contingence explique la nécessité des mécanismes émergents. Comme on

le sait, le concept de contingence doit être compris en conformité avec les directives d‟une logique

modale selon laquelle est contingent ce qui n‟est ni nécessaire ni impossible. La contingence gagne

une signification proprement sociale dès lors qu‟il se produit un redoublement de perspectives. Au

début de l‟analyse, il faut poser deux systèmes psychiques qui s‟orientent de manière

autoréférentielle. Grâce à une attribution de sens, chacun d‟entre eux peut reconnaître son

homologue comme un alter ego. La double contingence sociale implique, par conséquent, que

chaque acteur puisse comprendre son homologue comme tel, c‟est-à-dire comme un sujet au même

titre que lui-même, puisque capable d‟agir avec autonomie et de lui accorder les mêmes capacités

cognitives. Toutefois, les êtres humains peuvent toujours agir de manière imprévisible : ils peuvent

transgresser les normes, ignorer consciemment les conventions partagées par les membres d‟une

collectivité, décevoir et tromper. En ce sens, le recours à un ensemble de normes et de valeurs se

révèle trop fragile pour assurer l‟autopoïèse de la communication. À la différence de Parsons,

Luhmann soutient que la possibilité du social, et donc de la communication, ne relève pas d‟une

infrastructure normative de la société. Certes, les normes et les conventions constituent des moyens

propices à la coordination de l‟agir. Or, le social repose, à vrai dire, dans la duplication de

perspectives qui se produit par suite de la rencontre de deux êtres humains. En d‟autres mots,

Luhmann rattache le social à l‟émergence d‟un niveau supérieur de construction systémique, dont

l‟origine tient à la complexité dégagée par l‟interaction de deux consciences (opérationnellement

fermées), et non pas aux normes qui encadrent cette interaction. Luhmann déconstruit ainsi la thèse

répandue selon laquelle le social s‟identifierait aux normes et aux valeurs d‟une communauté

humaine.

Malgré ses failles, la théorie parsonienne identifie adéquatement le chemin que l‟analyse

sociologique doit suivre, puisqu‟elle introduit les concepts de communication et de généralisation.

42 Parsons, T., Toward a General Theory of Action. Theorical Foundations for the Social Sciences, p. 16, Transaction

Publishers, New Brunswick (U.S.A.) and London (U.K.), 1951.

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41

Or, Luhmann estime qu‟il faut reconsidérer le rapport entre ces deux concepts et, tout

particulièrement, atténuer la primauté que Parsons concède à la dernière de ces notions. Le concept

de généralisation désigne l‟applicabilité des catégories au sein d‟une société, dont la fonction est de

faciliter l‟établissement des liens communicationnels. Que ce soit par le biais des symboles

expressifs ou du langage, ces catégories apportent une prestation cognitive permettant de réduire la

complexité, c‟est-à-dire la possibilité de subsumer le sens d‟une situation particulière sous un type

déterminé de rapports.43

Quant à lui, Luhmann estime que le concept de communication doit

prévaloir contre celui de généralisation. Si la communication prend la forme d‟un système

autopoïétique, c‟est parce qu‟elle présuppose l‟activité des média permettant la généralisation de

significations. Il faut comprendre ces dernières comme des véhicules de la communication, bien

qu‟ils fassent partie, à vrai dire, de la structure des systèmes sociaux. En d‟autres termes, les média

possèdent déjà une constitution communicationnelle. Nous y reviendrons plus loin. À ce stade, il est

nécessaire de comprendre que la dimension sociale du sens ne se rattache pas à un système normatif

issu d‟un ordre de vie socioculturel donné. Il s‟agit, au contraire, d‟une duplication d‟horizons qui

survient par suite de la rencontre de deux êtres humains. La double contingence est, pour cette

raison, un outil théorique qui rend justice à une véritable communication humaine, car elle relève

la liberté qui est constitutive aux êtres humains : ceux-ci sont toujours une source d‟incertitude pour

les systèmes de la société. De ce fait, la double contingence implique que

« Le sens est donc social non parce que lié à certains objets (des êtres humains [ou des

normes contraignantes]), mais comme porteur d‟une réduplication des possibilités de

conception. Il en résulte que les concepts d‟ego et d‟Alter (alter ego) ne sont pas là comme rôles

ou personnes pour des systèmes, mais aussi pour des horizons de sens qui accumulent et

unissent les références douées de sens. Même la dimension sociale est constituée par un double

horizon. Elle devient pertinente dans la mesure où dans le vécu et [dans] l‟action il arrive que

les perspectives conceptuelles selon lesquelles un système se rapporte à lui même ne sont pas

partagées par les autres. Cela signifie là aussi qu‟ego et alter constituent la non-connectibilité

d‟autres explorations. Puisque, de cette façon un double horizon est aussi constitutif de

l‟autonomie d‟une dimension de sens, le social ne se laisse pas réduire à la performance de la

conscience d‟un sujet monadique. Toutes les tentatives d‟une théorie de la constitution

subjective de l‟intersubjectivité y ont échoué. »44

La décomposition du sens en trois dimensions hétérogènes se justifie dans la mesure où elle

redéfinit les horizons significatifs de la communication. Ces horizons sont constamment

reconfigurés par des différences mutuellement exclusives. Autrement dit, le sens admet une analyse

éclairant la signification à la fois objective, temporelle et sociale que possède la communication. Par

ailleurs, l‟utilisation de différences permettrait aux systèmes d‟obtenir des informations pertinentes

43 Ibid. 44 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 126.

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42

à leur autopoïèse. Luhmann comprend le concept d‟information dans le même sens que Gregory

Bateson. Selon lui, l‟information « c‟est la différence qui fait la différence ».45

Adapté au

vocabulaire de la théorie des systèmes, le concept d‟information est un événement qui sélectionne

un état dans le système.46

L‟information constitue une espèce d‟asymétrie auto-créée qui rompt le

cercle fâcheux de l‟autoréférence. Luhmann illustre ces considérations avec l‟exemple suivant :

« cette rose est une rose, est une rose, est une rose ».47

Or, l‟ajout d‟une référence temporelle, par

exemple, permet de mettre à jour notre compréhension de l‟objet : aujourd‟hui ceci est une rose,

demain cette rose deviendra un corps en décomposition. Ce principe s‟applique également aux

systèmes de communication, dans la mesure où ils font usage de l‟information pour établir un

rapport à l‟environnement. Par exemple : lorsque deux personnes ne parviennent pas à s‟entendre, le

noyau thématique du problème en discussion ne disparaît pas pour autant. On peut distinguer ta

perspective de la mienne, pour convenir par la suite que la mienne est actuelle, tandis que la tienne

s‟avère démodée.

Ainsi est-il possible de comprendre pourquoi Luhmann accorde une si grande importance à la

dimension sociale du sens. Luhmann tente de rééduquer nos habitudes de pensée par le biais d‟un

concept original de ce qu‟est le social. Le caractère prédicatif du langage risque d‟en empêtrer

l‟analyse ; on tend à penser le social comme s‟il était une chose, donc à le réifier. Luhmann cherche

ainsi à corriger cette mécompréhension en utilisant un nouveau argumentaire. D‟après lui, le social

doit être examiné sous un nouveau jour : il existe dans la réalité des systèmes fermés qui établissent

tout de même une série de rapports significatifs avec leur environnement grâce à la communication.

La société n‟est donc pas une chose, mais un type d‟existence invraisemblable qui participe d‟un

régime autopoïétique de reproduction.

IV. Double contingence et communication

Qu‟est-ce que la communication pour Luhmann ? Jusqu‟ici, nous avons dit que la

communication se déploie sous la forme d‟un système autopoïétique utilisant le sens. Pourtant, cette

caractérisation demeure incomplète. En effet, la communication comporte un niveau d‟émergence

qui lui permet de se distinguer de l‟environnement. Par émergence, il faut comprendre une série de

caractéristiques qui apparaissent à un certain seuil de complexité. Pour ce qui est des systèmes

45 Ibid., p. 296. 46 Ibid., p. 111 sq. 47 Ibid., p. 106.

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43

sociaux, ces caractéristiques sont, comme on le sait, l‟autopoïèse, la fermeture opérationnelle et le

sens. Malgré son origine biologique, le concept a été utilisé depuis longtemps en sociologie.

Durkheim, le premier, en fait usage pour saisir les traits distinctifs des faits sociaux. Le sociologue

français procède par analogie. Bien que le carbone, l‟oxygène et l‟hydrogène participent du vivant,

ce dernier n‟est point le résultat d‟une simple agrégation d‟éléments chimiques. De nombreux

acteurs prennent part à la société, sans qu‟ils déterminent, en tant qu‟êtres humains, la nature des

phénomènes sociaux. On peut repérer, chez Durkheim, une intuition qui remonte à la philosophie

aristotélicienne, en l‟occurrence l‟idée de synergie. La signification en est déterminée par la

présomption que, en quelque sorte, le tout est plus que la somme des parties. Autrement dit, il y

aurait une espèce de disproportion entre le tout et ce dont il est composé. Durkheim utilise la notion

d‟émergence pour examiner des objets à proprement parler sociologiques. Par exemple, la langue

française48

se révèle être un fait social, dans la mesure où elle s‟impose, comme langue officielle, à

tout habitant de la France. En ce sens, le français apparaît comme étant une condition extérieure aux

hommes, qui possède tout de même un caractère contraignant. Son statut de fait social n‟est pas

déterminé par le nombre de personnes qui le parle couramment. Au contraire, la langue constitue

une espèce de sédimentation socioculturelle qui dépasse ses locuteurs.

Le concept d‟émergence apparaît à nouveau chez Luhmann. Or, le sociologue de Bielefeld ne

considère plus les phénomènes sociaux sous l‟angle de la synergie, mais sous celui de la double

contingence. Par ce biais, Luhmann tâche de montrer que le niveau d‟émergence du social réside

dans un redoublement de perspectives. Par l‟activité référentielle du sens, le monde apparaît sous la

forme d‟un horizon double, puisque chaque être humain expérimente son homologue comme une

source d‟indétermination : personne ne peut exercer un contrôle unilatéral sur son alter ego. Pour

cette raison, la constitution d‟un lien communicationnel relève de la généralisation des ressources

sémantiques que Luhmann appelle, dans le sillage de Parsons et de la sémiotique, média.

Avant d‟aller plus loin, il est nécessaire de décrire le processus par lequel la communication

devient une entité émergente (ou un système de sens). Luhmann s‟y réfère par le terme synthèse. La

communication serait, à en croire Luhmann, le résultat d’une synthèse de trois sélections, auxquels

participent deux systèmes psychiques à titre d’alter egos. Premièrement, le phénomène

48 « Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l‟individu, mais ils sont doués d‟une

puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s‟imposent à lui, qu‟il le veuille ou non. Sans doute,

quand je m‟y conforme de mon plein gré, cette coercition ne se fait pas ou se fait peu sentir, étant inutile. Mais elle

n‟en est pas moins un caractère intrinsèque de ces faits, et la preuve, c‟est qu‟elle s‟affirme dès que je tente de

résister. […] Je ne suis pas obligé de parler français avec mes compatriotes, ni d‟employer les monnaies légales ;

mais il est impossible que je fasse autrement. Si j‟essayais d‟échapper à cette nécessité, ma tentative échouerait

misérablement ». Durkheim, E., Les règles de la méthode sociologique, p. 19, document numérisé par Jean-Marie

Tremblay en collaboration avec la bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi, 2002.

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44

communicationnel nécessite que des informations soient véhiculées. Alter donne à entendre un

contenu comportant, aux yeux d‟ego, de la nouveauté. Cette information aura pour effet d‟induire

une sélection ultérieure de la part d‟ego. L‟information crée alors une asymétrie dans le cercle de

l‟autoréférence permettant de coordonner les sélections de deux systèmes qui se trouvent l‟un dans

l‟environnement de l‟autre. Par exemple : on apprend que le Front National monte rapidement dans

le sondages, et on décide d‟appuyer le Parti Socialiste pour éviter un virage dangereux de la société

vers l‟extrême droite.

Deuxièmement, la communication nécessite un canal qui lui permette de se rendre aux

destinataires. Luhmann emploie ici le concept d‟énonciation (Mitteilung). Nombre de média

peuvent faire office de canal pour les offres communicationnelles : la perception, le langage, les

média de diffusion (le texte écrit et, plus tard, les télécommunications) et les médias généralisés sur

le plan symbolique49

. Comme on l‟a vu, le sens opère à l‟aide de généralisations symboliques.

Luhmann puise le concept de symbolisme dans la phénoménologie husserlienne. Un symbole,

soutient-il, n‟est pas un signe. Il est nécessaire que le symbole soit en mesure de véhiculer des

opérations de renvoi tout en faisant usage d‟un objet possédant une signification potentiellement

généralisable. Ainsi, un clin d‟œil n‟est pas, en tant que tel, un symbole. Il lui faut une alter-

référence qui le renvoie au-delà de lui-même. Autrement dit, il est nécessaire que le destinataire

d‟un clin d‟œil puisse l‟interpréter comme un signe de quelque chose d‟autre. En ce sens, on

pourrait dire que la différence entre le signe et le symbole repose sur l‟intensité de l‟autoréférence :

si dans le symbole celle-ci est maximale, dans le signe elle n‟est que très faible. Le signe n‟est pas

comme tel indispensable ; il dénote, à vrai dire, la contingence inhérente à l‟utilisation des médias.

Pour être reconnu comme tel, le symbole doit, en revanche, atteindre une signification générale. De

ce fait, on peut repérer facilement dans un clin d‟œil l‟indice de quelque chose d‟autre, une espèce

d‟incitation à rompre le cercle de l‟autoréférence.50

49 Nous abordons les médias généralisés au plan symbolique dans la deuxième partie de ce travail. Voir la section

final du chapitre 3 intitulée La théorie des média chez Luhmann. Ici, nous nous contentons d‟introduire le concept

de média : « Nous voudrions appeler media les acquis évolutionnaires qui apparaissent dans ces ruptures de la

communication à transformer l‟improbable en probable. Correspondant aux trois sortes d‟improbabilités de la

communication [la compréhension, la diffusion et l‟acceptation], il faut distinguer trois différents media qui se

rendent mutuellement possibles, se limitent et se chargent des problèmes de conséquences. […] Le langage, les

médias de diffusion et les médias de communication symboliquement généralisés sont ainsi des conquêtes de

l‟évolution qui, dans une dépendance mutuelle, fondent et augmentent le traitement de l‟information que la

communication sociale peut produire. C‟est ainsi que la société se produit et se reproduit en tant que système

social. Une fois que la communication est mise et maintenue en marche, la formation d‟un système social est à la

limite inévitable tout comme le développement des systèmes sociaux résultant de ces conditions de base qui

permettent de former des attentes eu égard à ce qui est improbable et de transformer l‟improbable en ce qui est

suffisamment probable. Au plan des systèmes sociaux, c‟est un processus exclusivement autopoïétique qui produit

lui-même ce qui le rend possible ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,pp. 208-9 et 211. 50 Ibid., p. 116.

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45

Tout comme le clin d‟œil, le langage constitue un canal de présentation de l‟information. Ce

dernier témoigne de certains avantages fonctionnels qui font de lui un meilleur candidat pour piloter

l‟autopoïèse du système social dans un contexte de complexité élevée. En effet, le langage se

distancie de la perception en mettant à la disposition de la conscience une gamme élargie de signes

visuels et acoustiques, dont la signification dépasse les limites spatiales. Cette distance qu‟il établit

vis-à-vis de la perception lui permet, par ailleurs, de se rapporter à lui-même par le biais des

énoncés langagiers. En ce sens, le langage est un média réflexif.

Troisièmement, l‟information présentée doit être comprise. À la différence de deux sélections

précédentes (l‟information et l‟énonciation), c‟est chez ego où la compréhension se produit. Le

concept de compréhension (Verstehen) ne désigne pas une réception intégrale du message véhiculé

par alter, au sens d‟une compréhension identique de ce qui est énoncé par alter. Une compréhension

peut bien se produire lorsqu‟ego interprète le message en un sens fort éloigné de, voire contraire à,

celui qu‟alter aurait voulu communiquer. La possibilité du phénomène communicationnel ne repose

pas sur l‟identité des contenus transmis. À vrai dire, il n‟y a pas de transfert dans la communication,

au sens d‟une perte ou d‟une dépossession. Il ne s‟agit pas non plus, selon Luhmann, d‟atteindre

une communauté de sens par le biais d‟une entente réciproque. Pour qu‟il y ait communication, il

suffit qu‟il y ait seulement des canaux (des médias) permettant la coordination des sélections

conditionnées de manière autoréférentielle. Du reste, l‟acceptation et le refus ne feraient pas partie

de l‟événement communicationnel. Luhmann considère plutôt que l‟acceptation et le refus

témoignent de la capacité de raccordement des actions communicationnelles mobilisée par le sens.

Autrement dit, qu‟ego accepte ou refuse l‟offre présentée par alter n‟a pas d‟importance pour la

continuité d‟une communication à caractère émergent.

« La communication est une sélectivité coordonnée. Elle n‟a lieu que lorsque ego fixe son

propre état sur la base d‟une information qu‟on lui donne à entendre. Il y a aussi

communication lorsque ego considère l‟information inexacte, ne veut pas remplir le souhait

qu‟il exprime, ne veut pas suivre la norme à laquelle le cas se réfère. Qu‟ego doive distinguer

entre l‟information et ce qu‟on lui donne à entendre le rend capable de critiquer et, si

nécessaire, de refuser. Cela ne change rien au fait qu‟il y a eu communication. Au contraire,

[…] même le rejet est une manière de fixer son propre état sur la base de la communication. La

possibilité du refus est nécessairement construite dans le déroulement de la communication. »51

L‟abandon du concept de transmission éclaircit la façon dont Luhmann comprend le fait de la

communication. Pourvu que les systèmes de sens opèrent dans le mode de la fermeture, il est

impossible de connaître la manière dont alter et ego s‟approprient subjectivement des significations

51 Ibid., p. 202.

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mobilisées par la communication sociale. Un observateur scientifique ne peut appréhender cette

appropriation que par le moyen d‟une attribution extérieure. De ce fait, la compréhension ne

pourrait nullement exiger, à titre de principe théorique, une identification intersubjective du sens qui

appartient aux énonciations. Luhmann prend au sérieux les difficultés auxquelles se heurte une

théorie phénoménologique du social étayée dans les termes d‟une théorie de l‟intersubjectivité.52

Pour les contourner, Luhmann fait appel au concept de double contingence pour mettre en évidence

la dimension sociale du sens. La constitution du phénomène communicationnel n‟a donc pas lieu

dans la conscience ; il ne provient pas d‟une intention subjective.

Néanmoins, on pourrait tout de même poser la question suivante : où se produit cette synthèse ?

Cette question nous permet de mieux cerner la complexité de l‟œuvre de Luhmann. Que l‟on ait du

mal à se représenter une communication à caractère émergent témoigne de l‟autopoïèse de la

conscience. Comme on le sait, le sens est une catégorie dépourvue de différence. La conscience

tend à ramener toute sorte d‟expérience à l‟autopoïèse qui lui est constitutive. Peut-être devrait-on

examiner la signification que renferme l‟usage de certaines figures de style, dont la métaphore et la

personnification, à l‟aide d‟une théorie des systèmes. Ceci expliquerait pourquoi la Vieille Europe

tenta de comprendre la société d‟un point de vue humaniste. L‟être humain ne peut traiter

l‟expérience que par le biais d‟un type de ressource distinct, que Luhmann nomme autopoïèse de la

conscience. Peut-être devrait-on voir là aussi la raison pour laquelle la théorie des systèmes a

toujours paru suspecte. En effet, Luhmann n‟a jamais daigné accorder un visage humain à la

société.

« La difficulté qu‟il y a à comprendre cela se justifie en ceci que chaque conscience qui

essaie de comprendre est elle même un système autoréférentiel fermé et pour cette raison ne

peut sortir de la conscience. […] [La conscience] ne peut que se faire consciemment et être

posée contre une autre conscience possible. Mais cela ne vaut pas pour la communication elle-

même. Elle n‟est possible en général qu‟en tant qu‟événement transcendant la fermeture de la

conscience : en tant que synthèse plus que de contenu d‟une seule conscience. On peut en outre

être conscient de ceci et aussi communiquer là-dessus (sans être certain dans sa propre

conscience que cela réussira). »53

52 Voir la préface à l‟édition anglaise de Systèmes sociaux, où Luhmann écrit : « Husserl, in his famous "Fifth

Cartesian Meditation", made it impossible to deny the problem of "intersubjectivity" any longer. His answer, that

the social is an "intermonodological community", is theoretically so weak that it can be read as an expression of

embarrassment, indeed as an admission of defeat. There can be no intersubjectivity on the basis of the subject.

Husserl reformulated the problem so sharply because in his transcendental phenomenology he had begun with a

fundamental unity, indissoluble for consciousness, of self-reference and reference to others. It is, in the same

moment, knowledge of itself and grasp of phenomena in one, noesis and noema, and therefore, in precisely this

sense, intentionality in its fundamental mode of operation. Ever since people have continually fiddled with the

famous "problem of reference" without anyone noticing that, after Husserl, the problem must be posed differently

- namely, as the problem of the operative processing of the difference between self-reference and reference to

others ». Preface to the English Edition dans Social Systems, Stanford University Press, California, 1995. 53 Luhmann, Systèmes sociaux, op. cit., 145.

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47

V. Evolution

Comme on l‟a vu, la capacité de réduire la complexité par le biais du sens est, pour Luhmann, un

acquis issu de l‟évolution conjointe qu‟ont expérimentée l‟être humain et la société. Le sens des

sémantiques enfantées par l‟histoire de la société européenne nous permet de comprendre cette

évolution. Il est nécessaire d‟introduire ici le concept de différenciation (Ausdifferenzierung) afin

d‟enrichir notre compréhension du processus évolutionnaire. Jusqu‟ici, notre exposé a été centré sur

l‟une des formes que la différenciation sociale peut adopter, en l‟occurrence la différenciation sur le

plan des fonctions (ou différenciation fonctionnelle). Ceci n‟est pas une décision hâtive, si l‟on tient

compte des buts poursuivis par Luhmann. Or, il faut indiquer que sa théorie comprend aussi

d‟autres principes de différenciation. La présentation en est instructive, car elle nous permet

d‟appréhender comparativement la spécificité de la société moderne.

Que faut-il entendre par différenciation ? Luhmann répond à cette question en faisant appel au

concept d‟observation. Ce dernier permet d‟expliquer en quoi consiste la formation d‟un système.

Un système résulte d‟une synthèse circulaire d‟opérations capable de se reproduire itérativement.

Pour ce faire, le système interrompt le flux d‟événements ayant lieu dans l‟environnement ; plus

précisément, les limites du système constituent elles-mêmes cette interruption. L‟émergence du

système est, pour cette raison, un processus qui se produit corrélativement à la formation de

l‟environnement. Nul rapport ne peut s‟y établir à défaut d‟une référence systémique. En ce sens, un

observateur est en mesure de créer un lien avec l‟environnement par une attribution de sens qui

s‟opère en conformité avec ses propres prémisses opérationnelles.

Compte tenu de ce qui précède, le concept de différenciation renvoie à la procédure typique

qu‟utilisent par les systèmes pour construire leurs limites. Luhmann met en garde ici contre une

utilisation irréfléchie du concept de cause. Il en distingue deux types, à savoir les causes génétiques

et les causes fonctionnelles. Luhmann s‟intéresse à celles-ci plutôt qu‟à celles-là. Le concept de

cause génétique désigne toute espèce d‟événement factuel produit à répétition qui provoque une

augmentation de la complexité. On peut penser, par exemple, au renouveau protestant de

l‟expérience du salut et à la création de la presse typographique. Il s‟agit, bien entendu, de

phénomènes dont l‟occurrence s‟explique par certaines conditions historiques. La théorie de

Luhmann porte un regard accessoire sur celles-ci. Luhmann tente plutôt d‟offrir une perspective

interprétative qui rend compte de la manière dont la société gère cette augmentation de complexité

par la formation des systèmes émergents à caractère fonctionnel. Ainsi, le but de Luhmann est

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moins d‟expliquer la société moderne comme le résultat de certaines causes génétiques que de la

décrire à l‟aide des catégories fonctionnelles, c‟est-à-dire de déchiffrer la signification que rêvet le

phénomène de la complexité.54

Luhmann considère trois principes de différenciation : la différenciation segmentaire, la

stratification et la différenciation sur le plan des fonctions. Ceux-ci nous permettent de comprendre

l‟évolution des sociétés à partir du type de différenciation prévalant à un certain stade évolutif. Le

critère de distinction employé par la théorie des systèmes ne vise donc pas l‟exclusivité de l‟un de

ces types, mais la prédominance de l‟un sur les autres : si c‟est la différenciation fonctionnelle qui

l‟emporte actuellement, il est tout de même vrai que certaines formes de différenciation segmentaire

et de stratification ont résisté au passage du temps.

La différenciation segmentaire tend à gagner en importance lorsque le degré de complexité

sociale est plutôt bas. Elle se déploie au sein des groupes à population réduite (clans), où les

différences entre les systèmes sociaux ne sont pas délimitées clairement. Chaque clan remplit en fait

toute sorte de prestations : le culte religieux, les activités productives, la distribution du pouvoir, la

transmission des traditions, etc. L‟âge et le sexe y opèrent comme des principes de discrimination.

Ce type d‟organisation sociale se caractérise par le fait de garantir un droit de participation à chacun

de ses membres au détriment des étrangers. En ce sens, la différenciation segmentaire met les

fonctions Ŕ et, par là même, les individus Ŕ sur un plan d‟égalité. Au sein d‟un même clan, il n‟y a

guère d‟exclusion. Les activités qu‟il réalise sont dans une forte mesure confondues. Le système

social se distingue d‟avec un environnement dans lequel d‟autres clans existent. Chaque clan

constitue un univers clos qui se reproduit en entier, pour ainsi dire, dans chaque interaction. La

formation d‟alliances par le biais de l‟échange de dons et de femmes établit des règles exogamiques

de reproduction. La conclusion d‟alliances entre clans constitue un vecteur d‟augmentation de

complexité, qui peut entraîner la formation d‟un nouveau principe de différenciation.

La stratification advient lorsque les sociétés ont acquis un niveau de complexité plus élevé par

rapport à celui des clans. Ce type sociétal est caractéristique de grands empires de l‟Antiquité, des

États du monde hellénique et des sociétés européennes du Moyen âge et de l‟Ancien régime. Dans

une perspective génétique, la stratification a son origine dans la concentration de moyens de

54 Il conviendrait de rappeler à présent la panoplie de relations autoréférentielles tissées par la théorie des systèmes

de Luhmann. Comme on le sait, cette dernière constitue un programme de recherche sur le système scientifique de

la société, qui utilise des abstractions (catégories) pour décrire une réalité riche en manifestations sémantiques. Il

est donc nécessaire de comprendre ces abstractions en conformité avec le principe de l‟autoréférence. Tout comme

d‟autres dispositifs sémantiques, les catégories scientifiques sont, pour Luhmann, des mécanismes réducteurs de

complexité.

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49

coercition et de justice par un groupe réduit d‟individus. Le trait distinctif en est la capacité d‟un

groupe social (un état ou une classe) à représenter dans sa manière de vivre et d‟agir la totalité du

monde. En témoignent les caractérisations politiques de la société issues des Cités-États grecques et

de l‟absolutisme européen. Dans un cas, le concept de société (koinonïa) est étroitement apparenté à

un espace dialogique restreint auquel participaient seulement les individus détenant le statut de

citoyen, au détriment des femmes, des enfants et des esclaves (isonomia) ; dans l‟autre cas, la

société s‟identifie au style de vie mené par le roi et ses courtisans. D‟où la maxime célèbre de Louis

XIV : « L‟État c‟est moi ». Cette dernière nous instruit sur le type de sémantique qu‟emploient les

sociétés stratifiées : la détention du pouvoir et des richesses sont à ce stade étroitement corrélées, et

déterminent les chances de participer à la communication sociale. Autrement dit, l‟appartenance à

une certaine classe sociale explique de jure l‟inclusion (et l‟exclusion) dans le système politique et

le système économique. Pour sa part, le bas peuple (l’oikos, les plébéiens et le tiers état) était exclu

de la prise de décisions et, dans une moindre mesure, de l‟accumulation de biens.

Ceci rendit possible une représentation hiérarchique du social grâce à une opération symbolique

que Luhmann nomme représentation du Tout dans la partie. Dans les sociétés stratifiées le système

politique possède une position privilégiée dans le déroulement de l‟autopoïèse de la société, en

l‟occurrence celle d‟être l‟instance centrale de la reproduction du système social. C‟est la raison

pour laquelle Luhmann utilise aussi la formule société centre-périphérie55

pour se référer aux

sociétés stratifiées. Au sein de l‟absolutisme européen, le roi et ses courtisans constituent en effet le

centre de la société. Ils possèdent une connaissance fort précaire de la vie du bas peuple. À la

différence des sociétés segmentaires, la stratification établit un principe d‟inégalité entre les

systèmes : la politique en est de toute évidence le plus important. La religion vient en aide à une

fondation idéologique du pouvoir monarchique. Les règles d‟étiquette, le savoir et le raffinement en

matière de goût appartiennent exclusivement au roi et aux membres de la cour.

La différenciation sur le plan de fonctions correspond à la manière dont la société moderne

réalise son autopoïèse. La caractéristique centrale en est la formation d‟une série orthogonale de

références systémiques, ayant pour conséquence un effet de décentrage du monde : aucun système

n‟est plus important que les autres pour assurer l‟autopoïèse de la société. Au contraire, chaque

système se spécialise dans la résolution d‟un type particulier de problèmes. Par le moyen des

fonctions, la société contemporaine constitue un environnement à proprement parler interne : dès

55 Certes, on peut distinguer analytiquement entre stratification et différenciation centre-périphérie. Sous une

perspective évolutive, ces principes de différenciation ont toutefois émergé de manière corrélative. Lorsqu‟il

examine le binôme centre-périphérie, Luhmann semble songer à la configuration sociétale qu‟ont connue l‟Empire

romain et la Polis grecque, ce dont témoigne l‟usage récurrent du terme Hochkultursgesellschaften.

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50

lors, chaque système de la société est capable de se rapporter à d‟autres observateurs sociaux, qui

seront considérés comme des « systèmes-dans-son-environnement ».56

À titre d‟illustration, on peut

se référer aux rapports entre le système politique et le système scientifique. En ayant recours à

certaines découvertes scientifiques, le système politique de la société peut justifier la prise des

décisions à caractère contraignant. Par exemple, le risque associé à la production d‟énergie

nucléaire s‟avère un argument pour justifier la fermeture des centrales nucléaires. Le gouvernement

pourra, en conséquence, investir davantage dans l‟exploitation des sources d‟énergie renouvelables.

Au regard du système politique, la science se révèle un système de communication appartenant à

son environnement interne. Il peut faire appel aux prestations de la science pour assurer la

continuité de sa propre autopoïèse.

Les sociétés proprement modernes rompent l‟indifférenciation qui existait jadis au sein des

clans. Désormais, l‟inclusion dans un système n‟assure pas eo ipso l‟inclusion dans un autre

système. Par exemple : on peut terminer des études universitaires avec les plus hautes distinctions et

se retrouver tout de même au chômage. À l‟heure actuelle, on constate certes une intégration

verticale entre les critères systémiques d‟inclusion et de réussite de plus en plus accentuée : les

meilleurs élèves à l‟école proviennent normalement de familles nanties. Toutefois, à la différence

des sociétés stratifiées, aujourd‟hui l‟appartenance à l‟élite politique n‟implique pas nécessairement

que l‟on aura accès aux prestations d‟autres systèmes de la société. Chaque individu peut participer

à la communication sociale de diverses façons : on peut être à la fois électeur, consommateur,

membre d‟un comité éditorial, professeur d‟université, client d‟une boîte d‟avocats, etc. Ceci

signifie que les systèmes, bien qu‟inégaux du point de vue de leur fonction, n‟excluent pas les êtres

humains de par leur origine sociale, ethnique ou nationale. Chaque système fixe de façon

autoréférentielle ses critères d‟inclusion et de réussite. En termes plus abstraits, Luhmann suggère

que la différenciation fonctionnelle a eu pour conséquence une multiplication des possibilités du

réel, dans la mesure où chaque observateur social (système) octroie une signification particulière au

fait de la complexité.

Aussi la différenciation fonctionnelle présente-t-elle une troisième caractéristique distinctive, à

savoir le fait qu‟elle se déploie à une échelle planétaire. Selon Luhmann, la modernité avancée

56 « Tout ce qui se passe appartient toujours et en même temps à un système (ou à plusieurs systèmes) et à

l‟environnement de plusieurs systèmes. Toute détermination présuppose un acte de réduction et chaque

observation, description et conceptualisation de la détermination exige une référence systémique dans laquelle

quelque chose est déterminé comme moment du système ou comme moment de son environnement. Chaque

changement d‟un système est un changement de l‟environnement d‟autres systèmes ; chaque augmentation de

complexité en un lieu augmente la complexité de tous les systèmes ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p.

228.

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51

assiste à la formation d‟un ordre mondial, dont les opérations ne sont plus circonscrites aux limites

territoriales des nations. À une exception près, le régime d‟activité des systèmes de la société

s‟étend au-delà des frontières. Seul le système politique utilise actuellement une distinction d‟ordre

segmentaire, en l‟occurrence la distinction souverain/étranger, dont la signification est certes

territoriale. Au cours des dernières décennies on a vu néanmoins proliférer toute une série

d‟institutions internationales, dont la direction ne relève guère des États nationaux. À l‟instar de

Luhmann, il faut comprendre ces institutions comme des phénomènes sociaux, c‟est-à-dire comme

des systèmes de communication autopoïétiques.

D‟après Luhmann, la tentative scientifique d‟observer les sociétés à l‟aide d‟un critère territorial

se rattache à la façon dont la Vieille Europe pense le social. En fait, elle se rapporte à une

épistémologie étayée dans les termes d‟une philosophie du sujet. Analyser la société en faisant

appel à l‟identité société = nation, pour autant que cela paraisse raisonnable à première vue,

constitue une stratégie méthodologique épuisée, dans la mesure où cela implique de renoncer à

comprendre la société à partir d‟une perspective décentrée. Le nationalisme méthodologique prône

la possibilité d‟observer la société à partir d‟une position extérieure et privilégiée.

Par ailleurs, le concept de culture ne se révèle pas plus prometteur. Selon Luhmann, ce concept

manque de toute pertinence sociologique. Depuis le XIXe siècle, nous informe-t-il, la notion de

culture a été utilisée pour établir des différences. Ainsi, on peut affirmer, par exemple, que le Brésil

est une société différente de la Thaïlande, puisque chacun de ces pays possède une culture qui lui

est particulière. Or, à y regarder de près, on constate qu‟un tel procédé méthodologique ne fournit

guère de perspectives comparatives. Si la question centrale de la sociologie est, comme le suggère

Luhmann, comment l’ordre social est-il possible ?, il faudrait multiplier cette question autant de fois

qu‟il existe de pays. Il faudrait donc demander : comment la société brésilienne est-elle possible ?

Comment la société thaïlandaise est-elle possible ? Le concept de culture perd de sa force

explicative dès qu‟on fait le constat de la différenciation fonctionnelle. Pour ce qui est de l‟exemple

proposé, on doit reconnaître que, malgré les différences culturelles qui les séparent, le Brésil et la

Thaïlande sont potentiellement en mesure de tisser toute une série de rapports fonctionnels. En

effet, ces pays échangent des connaissances scientifiques, nouent des relations commerciales et

diplomatiques, constituent des destinations touristiques l‟un pour l‟autre, etc.

À notre époque, la société adopte la forme d‟un ordre mondial. Par conséquent, il n‟est plus

pertinent de parler des sociétés, mais d‟une société mondiale, au singulier. Luhmann prendra donc

congé des approches culturalistes et du nationalisme méthodologique. Il fait valoir, en revanche,

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que la société contemporaine doit être entendue à l‟aide d‟un concept de différenciation renfermant

deux traits distinctifs : un caractère fonctionnel et une étendue planétaire.

« The inclusion of all communicative behavior into one societal system is the unavoidable

consequence of functional differentiation. Using this form of differentiation, society becomes a

global system. For structural reasons there is no other choice. Taking the concept of the world in

its phenomenological sense, all societies have been world societies. All societies necessarily

communicate within the horizon of everything about which they can communicate. The total of

all the implied meanings constitutes their world. Under modern conditions, however, and as a

consequence of functional differentiation, only one societal system can exist. Its communicative

network spreads over the globe. It includes all human (i.e., meaningful) communication.

Modern society is, therefore, a world society in a double sense. It provides one world for one

system; and it integrates all world horizons as horizons of one communicative system. The

phenomenological and the structural meanings converge. A plurality of possible worlds has

become inconceivable. The worldwide communicative system constitutes one world that

includes all possibilities. »57

VI. Les pièges de l‟humanisme

Malgré ses prétentions révolutionnaires, l‟œuvre de Luhmann est le fruit d‟une tradition

intellectuelle de longue date, dont les commencements doivent être recherchés dans la philosophie

antique. En effet, ce fut Aristote qui, le premier, posa la question sociologique par excellence.

D‟après Luhmann, le Stagirite aurait examiné la possibilité du social en décomposant les termes du

problème en deux questions subordonnées. Premièrement, Aristote s‟interroge sur la façon d‟établir

des liens sociaux permettant de protéger les individus face aux déceptions qui découlent de la

conduite humaine. Aristote réfléchit sur la contingence qui s‟y rattache, ainsi que sur les effets que

cette dernière peut avoir sur la vie dans la Cité. En ce sens, il est possible de dire que la théorie

sociale d‟Aristote se veut une réponse éthique au problème de la contingence. Le Stagirite considère

le problème en question sous l‟angle de l‟interaction entre les hommes. À la lumière de celle-ci, la

création des relations harmonieuses s‟explique par l‟observation d‟une conduite vertueuse.

Deuxièmement, Aristote aurait remarqué la nécessité de penser le rapport qui unit l‟individu à la

société. Pour ce faire, Aristote fait usage d‟une approche que Luhmann appelle sociologie politique.

L‟ordre social est pensé ici sous le jour de la Cité, dont la constitution devrait favoriser la réalisation

de ce qu‟il y a de mieux dans l‟homme. De ce fait, Aristote est en mesure de fournir un critère

taxinomique (hiérarchique) des différentes cités possibles, sans pour autant livrer un examen

détaillé des conditions de possibilité du social. Si l‟on peut soutenir, à l‟instar de Luhmann, que la

solution d‟Aristote renferme un caractère éthico-politique, il n‟est pas moins vrai de dire que la

57 Luhmann, N., Essays on Self-Reference, p. 178, Columbia University Press, New York, Oxford, 1990.

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53

décomposition du problème mène à une solution partiale négligeant l‟une des questions posées au

départ. Ceci étant, Luhmann prétend que l‟auteur de l‟Éthique à Nicomaque aurait remarqué à juste

titre l‟importance de la double contingence pour la formation de liens entre les individus qui soient

« suffisamment prédictibles, suffisamment protégés contre la déception, suffisamment rapides,

évalués en conformité avec les exigences de la vie elle-même »58

. Le koïnon politiké s‟avère

problématique, car elle constitue, somme toute, une petitio principii. En effet, Aristote se déleste de

la question portant sur l‟émergence de la Cité. À en croire Luhmann, le Stagirite se serait borné à

établir une relation d‟analogie entre cette dernière et l‟homme, en raison de laquelle il déduit que

seule la cité la meilleure favorise l‟achèvement de l‟aretè. Or la tâche de la sociologie réside, pour

Luhmann, dans l‟explicitation des conditions de possibilité du social (ou de la Cité, dans le langage

aristotélicien). Au point de vue de la théorie des systèmes, Aristote semble prendre la fuite par la

voie de l‟éthique.

Dans le cadre de la théorie des systèmes, on peut considérer les thèses aristotéliciennes

relativement au rapport entre la structure sociale et la sémantique. Le modèle de la Cité-État, fort

répandu dans l‟espace culturel de l‟Antiquité grecque, permettait de penser la société comme un

ordre à la fois délimité géographiquement et disposant d‟un centre de gravité (polis), au sein

duquel les hommes étaient libres, égaux et affranchis de toute espèce de domination.59

L‟appartenance y était conditionnée par le fait même de la naissance. Par ailleurs, la régularité des

rencontres avec des étrangers favorisa l‟utilisation d‟une sémantique gréco-centrique, à savoir la

différence entre civilisation et barbarie.60

Ceux-ci représentaient, selon Luhmann, les termes d‟une

opposition qui permettait de valoriser la Cité au détriment d‟un environnement en deçà du seuil de

l‟humanité. En ayant recours au concept de civilisation, la société grecque se distingua de son

environnement et établit des critères d‟inclusion et d‟exclusion. Ainsi, les étrangers, les esclaves et

les femmes furent exclus des instances délibératives de la société. Cela dit, une sémantique de

l‟amitié civique (philia) était possible dans les sociétés centre-périphérie du monde hellénique, où la

Cité (polis) représentait la totalité du monde social (koïnonïa).

Dans sa philosophie de l‟État, Hobbes aborde à nouveau le problème de la constitution de

l‟ordre social. La lecture qu‟en fait Parsons peut ici nous servir de fil conducteur.61

Hobbes pose au

58 Luhmann, N., Wie ist soziale Ordnung möglich dans Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur

Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, Band 2, Suhrkamp Verlag, Franfurt am Main, 1993. 59 Voir Hannah, A., The Human Condition, chapitre 5, University of Chicago, Illinois, 1998. 60 Luhmann, N., Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft,

Band 4, pp. 138-50, Suhrkamp Verlag, Franfurt am Main, 1999 [tr. an. Beyond Barbarism dans Luhmann

Explained. From Souls to Systems, pp. 262-4, Open Court, Illinois, 2006]. 61 Cette décision se justifie par l‟importance que Luhmann lui-même accorde à l‟analyse parsonienne de la théorie

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départ l‟incommensurabilité des intérêts humains, dont il dégage la nécessité d‟une autorité

politique centrale et unique, en l‟occurrence un État à constitution contractuelle, qui doit réclamer

préalablement le monopole de l‟utilisation des moyens de coercition. Néanmoins, Parsons soutient

que la théorie de Hobbes s‟avère inconsistante. Il traduit le problème hobbesien dans les termes

d‟une limitation de la rationalité instrumentale. Pourvu que les acteurs s‟orientent de manière à

maximiser leur profit individuel, seules les facultés coercitives de l‟État pourraient éviter

l‟éclatement d‟un conflit général au sein de la société. Pour ce faire, les individus doivent se priver

du droit naturel d‟utiliser la violence dans la poursuite de leurs buts. D‟après Parsons, la conclusion

à laquelle parvient Hobbes contredit les prémisses dont il était parti : comment soutenir en même

temps que les individus prennent congé de la violence tout en agissant de façon à accroître

égoïstement leur participation à la richesse socialement produite ? Parsons interprète la théorie de

Hobbes à l‟aide du dilemme du prisonnier : à moins d‟avoir la certitude qu‟autrui renoncera de son

propre chef à la violence, personne ne cesserait d‟y avoir recours si besoin est.

L‟exposition parsonienne est instructive de la manière dont la culture vieille-européenne comprit

le fait social. À l‟instar d‟Aristote, Hobbes considère la signification normative que possède le

problème de la constitution de l‟ordre social. Toutefois, il l‟aborde par le biais d‟une théorie de

l‟État. L‟homme étant incapable de se conduire d‟une façon proprement morale, l‟établissement des

liens sociaux nécessite, pour Hobbes, une autorité coercitive. Le hobbesian problem of order atteste

au demeurant de l‟impossibilité de rendre compte du social en partant de prémisses utilitaristes.

Parsons remarque à juste titre que l‟intégration sociale relève d‟un ensemble de principes normatifs

capables d‟engager la motivation des membres d‟une communauté ; ils pourront ainsi s‟investir

dans la réalisation de rôles complémentaires. En ce qui nous concerne ici, il faut indiquer que

Hobbes infléchit la signification de la question sociologique. Si Aristote tente de déterminer les

conditions du perfectionnement moral de l‟homme, Hobbes, quant à lui, s‟intéresse aux conditions

politiques assurant la survie des êtres humains sous la menace de la guerre totale.

Que cette solution convainque ou pas, l‟intérêt de Luhmann porte, à vrai dire, sur la possibilité

de comprendre la société par le biais d‟un modèle contractuel. La théorie de Hobbes nous met sur la

piste des traits émergents permettant la coordination de l‟agir humain. Ainsi, il s‟agit de recentrer

l‟objet de la théorie sociale sur la possibilité d‟une cession de puissance (ou d‟une limitation de la

rationalité individuelle) au profit de l‟État. Dès lors, ce dernier aura pour but de régler les conflits

hobbesienne de l‟État. Du reste, c‟est Parsons qui lui a octroyée une signification à proprement parler

sociologique. Voir Parsons, T., The Structure of Social Action. Vol 1, p. Fress Press, New York, NY, 1968 ; et

Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 149 sq.

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entre les individus. Luhmann fait valoir que Parsons comprend le sens du problème sociologique à

la suite de Hobbes. À en croire Luhmann, Parsons ne ferait que repousser la question « comment

l‟ordre social est-il possible ? » à un degré d‟abstraction plus élevé. À y regarder de près, Parsons

opère une régression ad infinitum : si la société est possible grâce aux contrats, il faudrait

s‟interroger sur les conditions de possibilité des contrats. Comment peut-on concilier des intérêts

incommensurables en ayant recours à un ensemble de normes, si cohérent soit-il ? Chez Luhmann,

il est question justement d‟expliquer l‟apparition de tels moyens généralisés de coordination sociale.

Notre auteur le soutient éloquemment, en adoptant du reste un ton fort ironique :

« L‟introduction du concept de normes dans une position secondaire et dérivée n‟est pas

seulement inhabituelle au regard des traditions du droit naturel, mais elle va à l‟encontre des

contributions aux théories sociologiques. À la différence de la théorie sociale de la vielle

Europe, nous ne partons pas de présuppositions normatives. À la différence de la sociologie

d‟un Durkheim ou d‟un Parsons nous ne voyons pas non plus dans le concept de norme l‟ultime

explication de la facticité ou de la possibilité pure et simple de l‟ordre social. Nous ne confions

même pas à la théorie sociologique la tâche de formuler sa propre tâche au regard des normes et

des valeurs. Beaucoup d‟expériences décourageantes existent déjà dans le temple récemment

construit de l‟émancipation et les fidèles semblent avoir abandonné le culte. […] La thèse

empirique incontestable selon laquelle chaque ordre social produit des normes et dépend de

normes est remplacée par cette première version (triviale) et reformulée, avec plus de précision

et plus de potentiel critique, par la spécification du problème de référence comme « risque de

généralisation immanent au sens ». Le problème fondamental se déplace ainsi du concept de

norme au concept de généralisation. »62

Le paragraphe précédent est très instructif de la critique que Luhmann adresse à la tradition

intellectuelle de la vielle Europe. Le concept de norme s‟y révèle le fondement d‟une doctrine qui

présente la société comme un tout composé d‟être humains. La question à poser, soutient Luhmann,

est celle-ci : pourquoi doit-on justifier le concept d‟ordre social à l‟aide d‟une théorie normative ?

Quel sens renferme cette justification ? L‟appel à une fondation normative est l‟évidence que tout

espèce d‟ordre social produit des normes et en fait usage pour régler les rapports entre les hommes.

Mais pourquoi doit-on en faire la pierre de touche de la théorie sociale ? Pourquoi la tradition

témoigne-t-elle d‟une si forte réticence à délaisser ce recours ? Encore Luhmann répond-il à ces

questions avec une expression provocatrice : cette réticence tient à la nature humaniste de la

tradition sociologique européenne. La théorie des systèmes se veut, contra la vieille Europe,

antihumaniste, puisque Luhmann refuse de concevoir la société d‟après une idée rectrice d‟ordre

normatif. La constitution de la société ne dépendrait guère d‟une idéalisation du devoir-être. Bien au

contraire, le concept d’homme, ainsi que les prétentions normatives qu’il véhicule, révèle la malice

du sujet.63

Ce dernier serait, à en croire Luhmann, un dispositif conceptuel dont la tradition

humaniste aurait tiré parti afin de réclamer un droit de participation pour l‟être humain dans la

62 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 391-2. 63 Luhmann, N., La malice du sujet et la question de l’homme dans Sociétés, 43, pp. 3-15, 1994.

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société. Sous l‟emprise de cette doctrine, la tradition européenne aurait institué un devoir moral que

la société, par le moyen de sa structure normative, est censée accomplir, en l‟occurrence le devoir

de fournir progressivement les conditions nécessaires à l‟amélioration morale et matérielle de

l‟espèce humaine. La philosophie du sujet prend le relais d‟une tradition intellectuelle dont le

premier chaînon remonte, comme on l‟a vu, à la philosophie pratique aristotélicienne. Chère à la

culture politique de la modernité, la sémantique du sujet se donne pour but de fonder une société

d‟hommes. Depuis les jours de la Révolution française, le rapport de l‟être humain à la société a été

médiatisé par l‟institution d‟un État de droit à constitution démocratique, dont les normes relèvent

de la participation des individus, désormais munis de droits et devoirs, aux processus de

délibération légale.64

Ainsi, l‟être humain devient un citoyen ; et l‟ordre social, quant à lui,

l‟expression de la volonté générale. De ce fait, le sujet politique Ŕ et ici l‟on parle d‟un sujet à

constitution anthropologique Ŕ se pose à l‟origine de la société.

Pour sa part, Luhmann situe l‟homme dans l‟environnement de la société. À première vue

contre-intuitive, cette thèse présente l‟être humain comme une source d‟indétermination pour

l‟ordre social. Si la théorie des systèmes situe l‟être humain dans l‟environnement de la société,

c‟est bien pour lui accorder une autonomie pleine. Sous la perspective du système social, l‟être

humain comporte une complexité qu‟aucun ensemble de normes ne saurait épuiser. En d‟autres

termes, nous croyons que Luhmann tente de suggérer que la signification d‟une vie humaine ne peut

pas être reconduite à une prestation d‟ordre fonctionnel. D‟autre part, au point de vue du système

psychique, la société s‟avère un environnement extrêmement complexe. En ce sens, on peut

appréhender la différence système/environnement à l‟aide du concept de complexité. Pour ce faire,

Luhmann s‟approprie le concept de variété requise. Issu de la cybernétique, le terme variété requise

dénomme l‟écart de complexité qui caractérise le rapport du système à l‟environnement. Celui-ci

étant par définition plus complexe que celui-là, le système doit devenir de plus en plus complexe

afin de maîtriser la complexité que lui propose son environnement,65

Pour ce qui est du rapport

entre l‟être humain et la société, cet écart de complexité se vérifie dans les deux sens : si l‟être

humain est nécessairement une source d‟indétermination pour les systèmes fonctionnels de la

société, il n‟est pas moins vrai que la société renferme une complexité qui dépasse les capacités

64 Voir Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, pp.

396-7, Fayard, France, 1987. 65 « [Les] analyses de la différence entre e système et l‟environnement partiront de la supposition que

l‟environnement est toujours beaucoup plus complexe que le système lui-même. C‟est le cas de tous les systèmes

imaginables. Cela est vrai de la totalité du système social. […] En d‟autres mots, la différence entre système et

environnement stabilise la différence de degré de complexité. C‟est pourquoi la relation entre l‟environnement et

le système est nécessairement asymétrique. La différence de degré de complexité va dans une direction, elle n‟est

pas réversible ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 233.

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cognitives des êtres humains.

C‟est la raison pour laquelle Luhmann préfère parler d‟être humain que de personne. La notion

de personae66

provient du monde antique. Elle y était employée dans le cadre de l‟activité

dramaturgique pour désigner l‟ensemble de manifestations dotant un personnage d‟une identité

propre. Le concept renferme pour cette raison un sens esthétique, dont la pertinence se rattache à

l‟existence d‟autres individus de la sorte. Au sein de la théorie sociale, le concept de personne

désigne aussi un ensemble d‟attentes comportementales. Il s‟agit, bien entendu, d‟une référence

fonctionnelle par laquelle la société observe les êtres humains par l‟entremise de ses systèmes. De

par son appartenance à une communauté, un homme est en même temps une personne, dans la

mesure où son comportement crée des attentes. En ce sens, un homme est plusieurs personnes à la

fois : un consommateur, un électeur, un étudiant, un sujet de droits, etc. Ainsi, le terme ne désigne

pas un être unique et non répétable, mais plutôt la signification fonctionnelle que les systèmes de la

société attribuent aux êtres humains.67

Que Luhmann prenne congé de l‟humanisme s‟explique par un souci d‟ordre théorique. Comme

on le sait, il tâche de formuler une théorie sociologique générale. Celle-ci constitue, à vrai dire, un

geste d‟insurrection contra l‟humanisme Ŕ et non pas contra les êtres humains. Puisque son intérêt

est, pour l‟essentiel, de libérer la pensée sociologique de l‟emprise de l‟humanisme, Luhmann

montre que l‟identité de l‟homme n‟est guère déterminée par le fait d‟appartenir à une communauté

juridico-politique. L‟antihumanisme est indicatif alors d‟une position théorique, et non pas d‟une

dévalorisation de l‟être humain. En ce sens, la pensée de Luhmann rappelle le célèbre énoncé

nietzschéen selon lequel l‟homme est « l‟animal dont le caractère propre ne s‟est pas encore

fixé ».68

Nous estimons que Luhmann tente de défendre une thèse qui s‟y apparente, quoiqu‟à l‟aide

d‟une nouvelle grammaire sociologique :

« This line of argument converges with a version of systems theory that (in regard to

concept and reality) relies on the distinction between system and environment. If one proceeds

from the system/environment distinction, one has to assign the human being, as a living and

consciously experiencing being, either to the system or to its environment. (A division into two

or three and a corresponding distribution is empirically impossible.) If one would consider

human beings a part of the social system, then this would force one to interpret the theory of

differentiation as a theory of the distribution of human beings Ŕ be it into strata, nations,

66 Spaemann, R., Les personnes : essais sur la différence entre « quelqu’un » et « quelque chose », Paris, Cerf, 2009. 67 « Nous voulons nommer personnes les systèmes psychiques qui sont observés par d‟autres systèmes psychiques

ou sociaux. Le concept de système personnel est par conséquent un concept qui implique une perspective qui

devrait inclure […] l‟auto-observation ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, p. 155. « Nous aimerions éviter

l‟expression « personne » le plus largement possible dans ce contexte, pour la réserver à la désignation de

l‟identification sociale d‟un complexe d‟attentes qui sont adressées à un être humain individuel ». Ibid., p. 263. 68 Nietzsche, F., Oeuvres complètes II, Par delà le bien et le mal, 3è partie, § 62, p. 611. Robert Laffont, Paris, 1993.

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ethnicities, or groups. In this way one would end up with a blatant contradiction of the concept

of human rights, especially the concept of equality. Such “humanism” would consequently fail

as a result of its own concepts. The only remaining possibility is to conceive of the human

being altogether Ŕ with body and soul Ŕ as a part of the environment of society. »69

De ce fait, Luhmann fait valoir que l‟identité de tout système doit être examinée au moyen de

deux critères complémentaires. Premièrement, il est nécessaire de déterminer sur quoi repose l‟unité

d‟un système. Deuxièmement, il est nécessaire de repérer ce par rapport à quoi un système se

distingue. Luhmann soutient que l‟unité de l‟être humain réside dans les couplages structurels du

système organique Ŕ dont l‟unité est constituée sur la base d‟une reproduction circulaire

d‟opérations physico-chimiques Ŕ au système psychique. À propos de ce couplage, Luhmann dit

très peu de choses. Estelle Ferrarese70

suggère qu‟il faut revisiter l‟œuvre de Maturana afin de

connaître la façon dont Luhmann comprend ce qu‟est l‟être humain. La reproduction cellulaire et le

système nerveux constituent, pour Maturana, les modèles archétypaux de l‟autopoïèse. Cela dit,

lorsque Luhmann parle du système organique il faut penser à un système autopoïétique capable de

se reproduire lui-même par le biais d‟un réseau d‟opérations fermé vis-à-vis de l‟environnement.

Or, il ne s‟ensuit pas que les êtres humains existent à la manière des monades : la fermeture se

révèle être la condition de possibilité d‟une ouverture cognitive sur l‟environnement. Pour cette

raison, tous les échanges que l‟être humain entretient avec son environnement se déploient par

l‟intermédiaire du système nerveux. Le couplage se vérifie dans l’interprétation cognitive que fait le

système psychique des stimuli environnementaux, c‟est-à-dire dans le traitement qu‟il en fait par le

moyen du sens.

L‟intérêt de Luhmann étant éminemment sociologique, notre auteur se déleste des problèmes qui

se rattachent à l‟anthropologie philosophique. Il fait valoir, en revanche, l‟autonomie qui caractérise

les systèmes de sens, puisque autopoïétiques. Le concept d‟autonomie, en conséquence, renvoie à la

capacité systémique d‟interrompre le flux d‟événements qui ont lieu dans l‟environnement tout en

se donnant lui-même des conditions favorables au traitement de la complexité. En ce sens, tant les

systèmes de communication que les systèmes psychiques sont des entités autonomes. Luhmann

désamorce par là même un principe de causalité déterminé unilatéralement, de par lequel le

darwinisme social affirme que toute transformation éprouvée par l‟homme et la société s‟explique

par l‟action de l‟environnement.71

Luhmann soutient, en revanche, que seuls les systèmes de sens

69 Luhmann, N., Die Gesellschaft der Gesellschaft, pp. 24-35, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1997 [tr. an.

Moeller, H.G., dans Luhmann Explained. From Souls to Systems, p. 234, 2006]. 70 Ferrarese, E., op. cit., p. 30. 71 Il est à noter que Darwin lui-même ne fit jamais usage du principe de la sélection naturelle pour expliquer

l‟évolution des sociétés humaines. Bien au contraire, il considéra, sa vie durant, les interactions entre les êtres

humains à l‟aide de catégories morales. Le terme darwinisme social provient donc de l‟utilisation que la

sociologie anglo-saxonne a fait du principe de la sélection naturelle pendant le XIXe siècle, notamment sous

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possèdent la faculté d‟expérimenter le monde et d‟octroyer une signification distinctive à cette

différence. Le concept central de la théorie des systèmes n‟en est pas à vrai dire un, mais plutôt une

distinction : la différence entre le système et l‟environnement. Par conséquent, le système et

l‟environnement sont, pour Luhmann, des réalités co-originaires. L‟environnement constitue ainsi

une pièce fondamentale de l‟édifice catégorial de la pensée luhmannienne : bien que les

phénomènes évolutifs relèvent d‟une modification de l‟autopoïèse du système, des impulsions

environnementales sont requises pour que cela se produise.

Cette thèse nécessite quelques exemples. Pensons, par exemple, à la fixation des barèmes de

prix. Les gouvernements possèdent la faculté d‟intervenir dans les marchés pour déterminer les prix

des denrées et des services. Bien que cette décision puisse s‟avérer contraignante pour les

producteurs, elle ne peut pas modifier les conditions dans lesquelles se déroule l‟autopoïèse du

système économique. Que la théorie économique orthodoxe proscrive cette classe d‟intervention ne

devrait pas surprendre. Si le barème est inférieur au prix de marché, une situation de rareté peut

survenir. Si, au contraire, le barème est supérieur au prix de marché, une situation de surplus risque

de se produire. Par ailleurs, les entreprises peuvent faire face à ces restrictions en développant de

nouvelles techniques industrielles, en congédiant des employés ou en réduisant les salaires, dans le

but ultime d‟amoindrir les coûts de production. La conclusion qui s‟ensuit est donc simple : une

fixation de prix efficace puise son fondement dans une observation des prémisses opérationnelles du

système économique, c‟est-à-dire dans une analyse des conditions permettant d’orienter

l‟autopoïèse du système vers la maximisation du profit.

Ce principe s‟applique également à toute entité autopoïétique. L‟être humain n‟y fait pas

exception : il témoigne d‟une existence qui lui appartient en propre. De ce fait, il est capable de

conditionner lui-même un changement d‟état. Certes, il est possible de subir une maladie ou d‟avoir

un accident. Or, une analyse centrée sur l‟expérience du sens montre que les êtres humains sont tout

de même capables de déterminer les conditions dans lesquelles se déroule l‟autopoïèse de leur

conscience. Que l‟on pense à la toxicomanie ou aux dépressions : la personne atteinte doit elle-

même forger une voie de sortie de tels états. On pourrait même dire que tout rétablissement dépend

de la capacité de s‟aider soi-même.

En guise de conclusion, nous pourrions dire ceci : dans la grammaire de la théorie des systèmes,

l‟expression détermination environnementale apparaît comme étant une contradictio in adjecto.

l‟emprise de Herbert Spencer. Voir Ghiselin, M.T., « Darwin and the Evolutionary Foundations of Society »,

Journal of Economic Behavior & Organization, 71 (2009) : 4-9.

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60

C‟est précisément en ce sens que Luhmann soutient que l‟être humain existe séparément de la

société, c‟est-à-dire qu‟il en fait partie de l‟environnement. Du reste, la société est une partie

significative l‟environnement des systèmes psychiques. Les systèmes de la société peuvent certes

communiquer sur ce qui advient dans leur environnement. L‟être humain, par exemple, constitue un

thème courant de la communication sociale. Néanmoins, la conscience et la communication sont

deux niveaux distincts du réel. Cela étant, nulle intervention directe n‟est possible. Ni la

communication ne peut déterminer la conscience, ni la conscience ne peut déterminer la

communication.

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Chapitre 3

Entre philosophie et sociologie : la théorie de l‟agir communicationnel comme

théorie de la société

Dans une introduction parue récemment, Alexandre Dupeyrix formule l‟hypothèse suivante : il

serait possible d‟examiner la théorie sociale de Habermas à la lumière d‟un spectre élargi d‟intérêts.

En effet, depuis les années 60, le philosophe francfortois a étudié toute une série de phénomènes

sociologiques foncièrement contemporains, dont les crises de légitimation dans le capitalisme

avancé, l‟éclosion de pathologies sociales et les fondements de l‟État de droit démocratique

(Rechtsstaat). Or, bien qu‟éclaté à première vue, cet ensemble de thèmes posséderait, d‟après

Dupeyrix, un dénominateur commun. Si Habermas investit le champ de la société, ce serait pour se

réapproprier l‟héritage marxiste-hégélien de la théorie sociale de façon à revigorer l‟intérêt de

l‟espèce humaine pour l‟émancipation. Habermas prendrait toutefois congé des prémisses de la

philosophie de la praxis, car elle est devenue problématique. Habermas miserait, en revanche, sur la

possibilité d‟une réunion de la théorie et la pratique qui se déploie dans l‟usage argumentatif de la

parole au sein de l‟espace public des sociétés modernes. Ainsi, Dupeyrix parvient à se ménager une

avenue d‟interprétation sachant relier les travaux de jeunesse de Habermas avec la Théorie de l’agir

communicationnel (TAC).72

Cette hypothèse n‟est pas forcément erronée, mais elle retient sélectivement certains moments de

l‟œuvre de Habermas, sans pour autant relever l‟importance d‟un aspect qui s‟avère de toute

évidence décisif. Tout comme il l‟indique lui-même dans la préface de TAC, Habermas abandonna

l‟approche épistémologique (Wissenschaftstheorie)73

qu‟il avait développée vers la fin des années

60, dans le but de formuler une théorie complexe de l‟agir social qui relie deux enjeux majeurs, à

savoir : la société contemporaine et la rationalité, du point de vue d‟une théorie de la rationalisation

sociale reconstituée notamment à partir des écrits de Max Weber. Cette décision repose sur le

constat suivant : la philosophie ne possède plus les ressources lui permettant d‟appréhender de

manière satisfaisante son objet par excellence, soit la rationalité, ce qui impose à la philosophie une

collaboration interdisciplinaire avec la sociologie. Ceci n‟est pas un choix dû au hasard. Habermas

soutient que la sociologie détient, parmi la panoplie des sciences qui s‟occupent du social, une place

d‟exception. Qu‟il y ait accordé une importance de premier ordre s‟explique par le fait que seule la

72 Dupeyrix, A., Comprendre Habermas, pp. 89-103, Armand Colin, France, 2009. 73 Habermas, J., Connaissance et intérêts dans La technique et la science comme idéologie, p. 145, Gallimard,

France, 1973. Voir aussi l‟introduction à l‟édition anglaise de Théorie de l’agir communicationnel I, Beacon Press,

1985.

Page 74: Vers une compréhension post-ontologique du social · Vers une compréhension post-ontologique du social ... D‟une part, Habermas insiste sur l‟importance de la communication

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sociologie a pris en charge, depuis ses origines, le problème de la rationalité de manière

systématique.74

En guise d‟introduction, il faut ajouter un bref commentaire à propos de l‟entreprise

habermasienne. Même si la philosophie perd de son autonomie, Habermas convient qu‟elle demeure

la voie essentielle pour comprendre le caractère complexe que revêt le monde contemporain. En

effet, la philosophie comporte l‟avantage de parler plusieurs langues, c‟est-à-dire de saisir le

contenu sémantique de différents discours qui tendent habituellement à s‟exclure mutuellement.75

Notre auteur voit dans la philosophie la possibilité d‟une médiation entre la théorie et la pratique

sociale qui s‟étaye par un concept de rationalité post-métaphysique. Habermas fait appel à la

philosophie du langage et à la phénoménologie pour procéder à une refonte pragmatique dudit

concept. Il s‟agit, bien entendu, d‟un projet philosophique qui se donne pour but d‟inscrire la notion

de rationalité dans l‟évolution socioculturelle de la humanité. Pour ce faire, Habermas mise sur une

notion d‟activité communicationnelle, dont la formulation nécessite une collaboration

interdisciplinaire.

D‟une part, la philosophie est censée rendre compte de la capacité des êtres humains à agir et à

parler. Tout particulièrement, Habermas tente de montrer que, dans l‟usage de la parole, se déploie

une sorte d‟activité qui ne se limite ni à l‟énonciation d‟un contenu propositionnel, ni à l‟expression

d‟un état subjectif. Aussi l‟utilisation du langage témoigne-t-elle d‟une dimension illocutoire qui se

manifeste dans le fait que nous sommes en train de faire quelque chose en même temps que nous

parlons. Habermas considère que le langage possède une finalité immanente, à savoir

l’intercompréhension (Verständigung) des parties prenantes à la communication. Il développe le

concept d‟activité communicationnelle à partir d‟une intuition fondamentale : en dernier ressort, la

rationalité de l‟agir humain doit se vérifier dans la création de liens intersubjectifs épurés de toute

espèce de violence. De ce fait, la communication langagière se révèle être un vecteur de rationalité

sociale, dans la mesure où elle opère à la manière d‟une force motrice concourant à la formation

des chaînes d‟actions basées sur la reconnaissance intersubjective de certains principes. Nous

74 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société,

pp. 17-23, Fayard, France, 1987. 75 Dans Textes et Contextes. Essais de reconnaissance théorique, pp. 31-44, Cerf, Paris, 1994, Habermas se réfère à

la médiation entre la connaissance scientifique et les certitudes acquises intuitivement au quotidien. Le

plurilinguisme de la philosophie relèverait de son aptitude à éclairer les rapports qui s‟établissent entre ces deux

formes de savoir. Ainsi constate-t-on que les avancées technologiques pénètrent le monde vécu et configurent les

certitudes dont on dispose de manière préthéorique. Nous croyons que cet argument est recevable pour

reconstruire les rapports qui se tissent entre la sociologie et la philosophie dans l‟œuvre de Habermas, dans la

mesure où son œuvre permet d‟inscrire le concept de rationalité dans la pratique humaine à condition de formuler

un concept d‟agir communicationnel qui se vérifie empiriquement dans la structure des sociétés modernes,

particulièrement dans l‟évolution de la domination légale et des fondements de la morale.

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verrons plus loin quelles conditions d‟acceptabilité doit satisfaire une communication proprement

rationnelle.

Les liens intersubjectifs actualisent des rapports sociaux durables, c‟est-à-dire dotés d‟une

stabilité qui ne se rompt pas de façon contingente. C‟est sur ce point que Habermas considère

pertinents les apports de la sociologie. Cette dernière, entendue comme théorie de la société, aborde

le phénomène de l‟agir communicationnel sous la perspective de la coordination sociale. Autrement

dit, si la communication fonctionne à la manière d‟un vecteur d‟intercompréhension, elle doit être

en état également de constituer des mécanismes solides permettant le raccordement des actions

humaines. Sous l‟angle d‟une théorie de la société, la question « comment l‟agir communicationnel

est-il possible ? » se révèle être l‟envers d‟une question foncièrement sociologique : comment

l‟ordre social est-il possible ?76

Dans ce chapitre, nous montrerons quelles conditions doit remplir la

communication pour permettre la formation d‟ententes rationnellement motivées. Ainsi, il nous sera

possible de parler de la rationalité communicationnelle comme étant une force motrice de

l‟évolution des sociétés modernes. En effet, la rationalité communicationnelle influence les

pratiques et les institutions sociales en même temps qu‟elle se laisse déterminer par celles-ci.

Habermas examine de manière approfondie l‟œuvre de Weber, Durkheim et Parsons afin de

mettre en évidence la façon dont la théorie sociale a compris le processus de rationalisation qui est à

l‟origine des sociétés modernes. Dans ce but, une philosophie de l‟activité communicationnelle

constitue une ressource indispensable, en ceci qu‟elle permet de relier les apports de deux

approches concurrents en sociologie, en l‟occurrence la théorie de l’action et la théorie des

systèmes. Habermas tâche de fonder une théorie sociale qui rende compte de la nature double qui

appartient aux sociétés modernes. Celles-ci possèdent une structure à la fois communicationnelle

(basée sur la conclusion d‟ententes motivées rationnellement) et systémique (basée sur l‟activité

autonome et autosuffisante de certains domaines de l‟action sociale, essentiellement de l‟économie

capitaliste et de l‟État bureaucratique moderne). Fidèle au propos des auteurs classiques et

modernes de la discipline, Habermas cherche à formuler une théorie conjuguant les problèmes

centraux des traditions anglo-européennes de la sociologie.

D‟une part, sous la rubrique de la théorie de l’action, Habermas s‟efforce de reconstruire les

théories sociales classiques concernant l‟avènement des sociétés modernes. Tout particulièrement,

Habermas examine l‟œuvre de Max Weber et, dans une moindre mesure, celle d‟Émile Durkheim.

76 Habermas, J., Explications du concept d’activité communicationnelle dans Logique des sciences sociales et autres

essais, p. 413, PUF, 1987.

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Ces auteurs se sont interrogés sur les conditions qui rendent possible un ordre social moderne

comme tel, tout en fixant respectivement la rationalité de l‟agir et la solidarité sociale comme points

focaux de leur enquête. Si chez Weber le problème de la modernité socioculturelle se rattache au

phénomène de la rationalisation, chez Durkheim il s‟agit plutôt de préciser l‟ampleur des

transformations que subit la solidarité sociale comme résultat de la division du travail.77

D‟autre part, sous la rubrique de la théorie des systèmes, Habermas s‟intéresse à la

compréhension systémique de la société. À l‟instar de Parsons, Habermas convient que les sociétés

modernes comportent une dimension autonome se soustrayant aux échanges langagiers qui y ont

lieu. Par le concept de système, Habermas désigne l‟activité de l‟économie capitaliste et de l‟État

bureaucratique, dont le fonctionnement relève de la mise en œuvre de deux médiums de régulation,

à savoir l‟argent et le pouvoir. L‟importance de ceux-ci réside dans le fait qu‟ils permettent la

reproduction de la base matérielle de la société dans des environnements complexes. Au sein des

sociétés modernes, les médiums de régulation prennent le relais du langage pour coordonner des

processus techniques fort spécialisés. Grâce à leur structure binaire, les médiums jouissent de la

capacité à réduire la complexité du monde social par le biais d‟une codification des préférences

individuelles. Le pouvoir et la monnaie s‟avèrent, de ce fait, des mécanismes efficaces à deux fins

complémentaires, à savoir : consolider une structure de domination légale et perpétuer la

reproduction de la base économique des sociétés. Néanmoins, bien qu‟avantageux à ces fins,

l‟usage des médiums sociaux menace d‟éroder la rationalité qui revient à la pratique

communicationnelle. En revisitant les thèses du marxisme wébérien, Habermas considère que le

régime d‟activité systémique risque de se substituer à la fondation, rationnellement motivée, des

institutions sociales. Les conséquences qui s‟ensuivent sont de toute évidence sombres : dès que

l‟usage des médiums s‟immisce dans les domaines de la reproduction culturelle, de l‟intégration

sociale et de la socialisation, les sociétés modernes s‟exposent à l‟éclatement de toute une série de

pathologies sociales. Dotées d‟une structure communicationnelle, ces trois sphères de la culture, de

la société et de la personnalité, perdent de leur force motivationnelle à cause de l‟emploi sans

discrimination de l‟argent et du pouvoir. En ce sens, on peut soutenir que les médiums sont à

l‟origine de l‟éclosion de pathologies sociales proprement modernes, à savoir : les phénomènes de

77 Est-il permis de rattacher Durkheim à la tradition de la sociologie de l‟action ? À en juger par la réappropriation

habermasienne de la théorie durkheimienne de la conscience collective, nous répondons affirmativement à cette

question. Habermas s‟intéresse moins à Les règles de la méthode sociologique qu‟à Les formes élémentaires de la

vie religieuse, où Durkheim entreprend une analyse phénoménologique de la conscience morale. En effet,

Durkheim examine les conditions qu‟une norme, soit-elle sacrée ou profane, doit satisfaire pour que les acteurs lui

accordent une validité quelconque. En ce sens, Durkheim se rapproche de l‟orientation méthodologique suivie par

la sociologie compréhensive de l‟action, en ceci qu‟il analyse le sens subjectif qui est à la base de ce que

Habermas appelle l‟agir en conformité aux normes, ainsi que les conditions contextuelles qui sédimentent une

telle orientation comportementale.

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perte de sens découlant de l‟effritement de traditions culturelles ; des crises de légitimation adoptant

la forme de comportements anomiques ; et les psychopathologies, ou des troubles reliés à la

constitution de la personnalité. Nous y reviendrons au chapitre suivant.

Dans ce chapitre, nous examinerons la théorie sociale de Habermas en six étapes. Premièrement,

nous exposerons la reconstruction de la théorie de la rationalisation de Max Weber, telle

qu‟entreprise dans le premier tome de TAC (I). Habermas fait un bilan critique de la sociologie

wébérienne, puisque celle-ci dresse un portrait sélectif et unilatéral du processus de modernisation

sociétale. À en croire Weber, le processus qui mène à la formation des sociétés modernes implique

une perte progressive de sens et de liberté. En effet, on y assiste à une désintégration des images

métaphysico-religieuses du monde, ainsi qu‟à un élargissement des structures de la domination

légale et de la logique marchande, lesquelles s‟immiscent dans toutes les sphères de la vie humaine

(II). Pour sa part, Habermas considère qu‟il est nécessaire d‟abandonner les prémisses de la

philosophie de la conscience afin de relever la dimension normative qui appartient aux processus de

modernisation. En effet, la modernité socioculturelle témoigne d‟une rationalisation

communicationnelle, que la théorie sociale peut appréhender à l‟aide d‟un nouveau paradigme, à

savoir celui de l‟intersubjectivité langagière (III). Ensuite, il faudra montrer la façon dont Habermas

s‟approprie la théorie durkheimienne du symbolisme (IV) et de la théorie parsonienne des médiums

(V). Nous conclurons en examinant la théorie luhmannienne des médiums, car cette dernière

permettra de mieux saisir ultérieurement la signification du débat entre Luhmann et Habermas (VI).

I. La rationalisation sociale chez Max Weber

Habermas identifie chez Weber un intérêt systématique de recherche. Ce dernier tente de

comprendre l‟avènement de la modernité socioculturelle comme un processus de rationalisation.

Pour Weber, la rationalité de l‟agir se rapporte en même temps à trois classes de problématiques

distinctes. En premier lieu, Weber doit développer i) un cadre catégorial lui permettant de

déterminer un ensemble de critères pour juger de la rationalité de l‟action. Ce problème mène,

deuxièmement, à ii) une considération d‟ordre méthodologique, à savoir : comment comprendre le

sens subjectif que les acteurs octroient à leur agir ? Le sens subjectif de l‟action doit-il entrer en

ligne de compte pour comprendre la rationalité de l‟agir humain ? Une troisième classe de

problèmes a trait à iii) la possibilité de vérifier empiriquement les manifestation qu‟admet la

rationalisation. C‟est la raison pour laquelle Habermas accorde une signification centrale à la

sociologie de Max Weber. Celle-ci se donne pour but d‟étudier le phénomène de la rationalité

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corrélativement à la consolidation des structures caractéristiques d‟une société moderne, en

l‟occurrence l‟entreprise capitaliste et l‟État bureaucratique. La formation en serait, d‟après Weber,

le fruit de l‟institutionnalisation d‟une disposition comportementale particulière, que le sociologue

allemand désigne sous le nom d‟activité rationnelle en vue d’une fin.78

La particularité d‟une telle classe d‟activité réside, selon Weber, dans l‟usage des moyens

techniques visant l‟atteinte du résultat le plus efficace possible dans le monde. Tant dans l‟entreprise

capitaliste que dans l‟État bureaucratique, on peut repérer le déploiement d‟une activité orientée

vers la réalisation des buts en ayant recours à des moyens qui s‟avèrent convenables par leur

efficacité. Ainsi, au sein du cosmos économique moderne, l‟activité entrepreneuriale se donne pour

but d‟accroître la marge de profit par le biais d‟une routine de production sachant intégrer les

avancées techno-scientifiques suivants : la comptabilité ; la détermination des investissements en

fonction des chances offertes par les marchés réel, du travail et des capitaux ; l‟automatisation des

tâches productives qui s‟opère grâce aux connaissances issues de la gestion et des sciences

appliquées ; enfin, la séparation de la sphère industrielle d‟avec l‟espace domestique. Pour sa part,

l‟État se trouve à la base d‟une rationalisation de la domination politique à l‟intérieur d‟un territoire

délimité. En effet, l‟État moderne se caractérise par l‟institutionnalisation d‟une structure de

domination de nature légale. Dans le cadre de la bureaucratie étatique, le détenteur du pouvoir

n‟exerce pas une domination à titre personnel ; il est, au contraire, un préposé dont les facultés ont

été stipulées préalablement dans un règlement à valeur légale. En outre, l‟État concentre les moyens

de coercition physique et s‟arroge la faculté exclusive d‟en faire usage. Last but not least, il faut

dire que l‟État adopte une forme bureaucratique lui permettant d‟opérer une délégation des

compétences et des attributions de fonctions d‟après un modèle hiérarchique. Cette évolution

comporte l‟avantage de faciliter la division des tâches et, par voie de conséquence, d‟induire une

spécialisation d‟ordre fonctionnel articulée sur un principe de compartimentation des compétences

et responsabilités.79

Dans le sillage du néokantisme, Weber comprend la figure de la rationalité selon le modèle d‟un

acteur isolé tâchant d‟accomplir des buts déterminés subjectivement. Autrement dit, Weber, d‟après

la lecture qu‟en fait Habermas, aurait investigué le problème de la rationalité de l‟action à partir des

78 « Weber veut notamment expliquer avant tout l’institutionnalisation de l’activité rationnelle par rapport à une fin

dans les termes d‟un procès de rationalisation. Ce dernier seul, qui tient au rôle de principe explicatif dans le

schéma d‟explication, explique la diffusion de l‟activité rationnelle par rapport à une fin. Pour la situation de

départ de la modernisation, deux moments surtout sont importants : la conduite méthodique de vie régie par une

éthique de la vocation chez les entrepreneurs et les fonctionnaires de l‟État, ainsi que le dispositif de l‟organisation

du droit formel », Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., p. 181. 79 Ibid., pp. 173-4.

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prémisses de la philosophie de la conscience. Plus précisément, il analyse l‟agir sur la base d‟un

modèle monologique, qui part d‟un sujet capable de façonner les objets et les situations d‟action

pour réaliser certaines fins. Selon Weber, la détermination de ces dernières s‟opère en raison de

principes insufflant à l‟action une signification subjective, dont les quatre composantes essentielles

sont les suivantes : le caractère instrumental de l‟action, les valeurs, la tradition et les émotions.

Habermas mène un examen approfondi de la catégorisation wébérienne qui lui permet d‟effectuer

une distinction éclairante : l‟agir est susceptible d‟être rationalisé aussi bien par rapport aux fins que

par rapport aux moyens ; soit on choisit les moyens en fonction de leur efficacité à atteindre un état

de choses souhaité, soit on adapte les fins visées en raison des moyens disponibles. Aussi les valeurs

constituent-elles une force motrice enclenchant une rationalisation de l‟agir. De ce point de vue, une

action s‟avère d‟autant plus rationnelle qu‟elle est encadrée par des commandements moraux que le

sujet s‟efforce d‟honorer. La valeur tire sa force d‟obligation du consentement que le sujet manifeste

à son égard. Troisièmement, la racine rationnelle de l‟action peut être déterminée par le caractère

invétéré des principes qui la guident. Les préceptes du droit révélé, de la morale traditionnelle et de

la religion puisent leur force contraignante dans cette condition intemporelle. Pourtant, ils

témoignent d‟une faible puissance rationalisatrice vis-à-vis des principes exposés ci-dessus.

Finalement, Weber fait référence, par souci de complétude, aux émotions, lesquelles ne parviennent

point à doter l‟agir d‟un caractère rationnel.80

La typologie weberienne de l‟action est instructive pour deux raisons. Premièrement, parce

qu‟elle permet de classer hiérarchiquement les différents types d‟action. Dans ce cadre, l‟action

rationnelle en vue d‟une fin (Zweckrationalität) en est le type le plus complet, car elle admet la

possibilité d‟une rationalisation qui touche à la fois chacun de quatre critères posés par Weber, à

savoir : les fins, les moyens, les valeurs et les conséquences de l‟action. Pour sa part, l‟action

rationnelle en vue des valeurs risque d‟engendrer une disposition comportementale selon laquelle le

sujet n‟assume guère la responsabilité des conséquences qui s‟ensuivent, comme c‟est le cas

notamment des éthiques de la conviction. L‟action affective et l‟action traditionnelle, quant à elles,

apparaissent comme étant les vecteurs de rationalisation les plus faibles. Ce classement mène Weber

à faire de l‟action rationnelle en finalité la pierre de touche de sa sociologie compréhensive.

Désormais, le sens subjectif de l‟agir doit être examiné à partir d‟un concept finalisé d‟activité

rationnelle. Ainsi, les structures caractéristiques d‟une société moderne se révèlent être des systèmes

d‟action rationnelle en vue d‟une fin, dont la stabilité relèvent d‟une architecture institutionnelle

spécifique (l‟économie capitaliste et l‟État bureaucratique), qui favorise la poursuite du profit en

80 Ibid., pp. 291-2.

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même temps que l‟obéissance aux lois.

Il est nécessaire de poser à présent la question suivante : comment Weber explique-t-il de telles

poussées de rationalisation ? Dans sa reconstruction, Habermas remarque que la théorie de la

rationalisation se borne à rendre compte de l‟apparition de l‟entreprise capitaliste et de l‟État

bureaucratique. Toutefois, Weber soutient que certaines conditions structurelles doivent concourir à

la naissance de la domination légale et du capitalisme. Le concept de monde désenchanté réunit, en

une formule simple, ces conditions. Weber fait par là référence à deux expériences constitutives de

la modernité socioculturelle. D‟une part, le désenchantement désigne l‟éclosion d‟une disposition

cognitive qui s‟exprime dans la dévalorisation de la métaphysique et de la religion en tant que

principes explicatifs du réel. De ce fait, le monde objectif cesse d‟être interprété à partir d‟un

principe cosmique, pour ainsi devenir l‟objet des sciences de la nature : le monde prend dès lors la

forme d‟un réseau causal d‟entités spatio-temporelles. Par ailleurs, Weber soutient que le

désenchantement du monde comporte une dimension éthique : concomitamment à la dévalorisation

des images du monde advient une désacralisation de la nature. En d‟autres termes, celle-ci cesse

d‟être la source dont jaillissent les normes morales. La validité des préceptes moraux repose

dorénavant sur la force d‟obligation que l‟homme reconnaît comme rationnellement fondée.81

Weber prétend que la formation d‟une conscience morale critique procède du renouveau de

l‟expérience de la théodicée et du salut que suscitèrent les Églises protestantes au XVIIe siècle.

Dans sa double dimension, le désenchantement du monde est de toute évidence décisif pour le

développement de ce que Habermas appelle, à la suite de Piaget, « compréhension décentrée du

monde ». Compte tenu de ce qui précède, notre auteur aborde le problème de la rationalisation

sociale sous l‟angle de la corrélation entre la formation d‟une vision du monde (Weltschauung)

décentrée et l‟avènement d‟un ordo œconomicus capitaliste bâti sur la domination légale exercée par

l‟État. Autrement dit, Habermas s‟approprie le concept de désenchantement du monde pour montrer

la signification centrale que possède la genèse des structures modernes de conscience au regard

d‟une théorie socioculturelle de la modernité qui tente d‟expliquer la naissance de la société

bourgeoise. La différenciation des phénomènes cognitifs et moraux constitue, selon Habermas, la

condition de possibilité de la libération d‟un potentiel de rationalisation qui se déploie

81 « Là où la connaissance rationnelle Ŕ empirique a totalement réalisé le désenchantement du monde et la

transformation de celui-ci en un mécanisme causal, surgit finalement la tension avec les prétentions du postulat

éthique : le monde serait un Cosmos ordonné par Dieu, dont par conséquent l‟orientation aurait une signification

éthique, quelle qu‟elle soit. Car la vision empirique du monde et particulièrement la vision mathématique tend par

principe à récuser toute façon de voir qui exigerait principiellement un sens pour ce qui advient dans le monde »

Weber, M., Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie cité dans Habermas, J., Théorie de l’agir

communicationnel I, op. cit., p. 175.

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simultanément à plusieurs niveaux. Selon Habermas, Weber n‟aurait pris en considération que les

dimensions cognitive et normative de ce processus ; de ce fait, il aurait négligé l‟éclosion d‟une

dimension esthétique-expressive, dont l‟impulsion originaire réside dans le domaine de l‟art et des

processus d‟individuation. Cela dit, Habermas soutient que le désenchantement du monde aurait

pour conséquence le dégagement de trois sphères de valeur ou trois complexes différenciés de

rationalité : i) un complexe de rationalité objectif-instrumental, dont l‟origine tient à la constitution

d‟un moi épistémique qui s‟affranchi de l‟emprise des émotions et des intérêts et qui peut, pour

cette raison, observer le monde à la manière d‟un spectateur impartial ; ii) un complexe de

rationalité esthético-expressive qui se manifeste dans les processus de socialisation d‟individus

autonomes et responsables de leurs actes ; et iii) un complexe moral-normatif qui s‟identifie à la

formation des éthiques de la conviction et du droit moderne. Afin de comprendre la théorie

wébérienne, il faut examiner de plus près le troisième de ces complexes.82

Selon Weber, l‟avènement des sociétés modernes s‟explique dans une forte mesure par la

rationalisation éthique du comportement. L‟impulsion primaire en est d‟origine religieuse. Weber

effectue une analyse comparative des religions universelles, dans le but d‟y identifier des éléments

doctrinaires qui expliqueraient l‟éclosion de l‟activité rationnelle en vue d‟une fin. Weber fixe son

point de départ sur une problématique fondamentale, en l‟occurrence la théodicée ou le partage

inégal des biens ici-bas. Dès la formation des sociétés de classes, cette situation est perçue comme

injuste. Dès lors, les religions doivent fournir une explication éthique permettant de justifier

l‟avènement du malheur dans le monde. La problématique de la théodicée constitue, pour Weber,

une rationalisation des images métaphysico-religieuses du monde, en ceci qu‟elle fait éclater le

cadre interprétatif fourni par le mythe. En effet, l‟explication mythologique du malheur se rapporte

à l‟expérience de la damnation : l‟être humain ayant fait l‟expérience de la souffrance serait, d‟après

Weber, le responsable d‟une faute occulte. Ainsi, les religions universelles comportent la nouveauté

doctrinaire de référer le bonheur (ou le salut) à l‟agir humain. Or, bien que ce motif éthique ait

apparu à la fois dans les religions d‟Occident et d‟Orient, la sociologie wébérienne dégage un aspect

structurel qui permettrait de comprendre pourquoi seul l‟Occident a expérimenté une rationalisation

dans les termes exposés ci-dessus : la tradition judéo-chrétienne étaye une conception théocentrique

de la divinité qui présente l‟homme comme l‟instrument de la volonté d‟un Dieu supramondain.

Weber souligne l‟étroite imbrication entre cette conception et la doctrine protestante du

renouveau du salut. En effet, il constate qu‟il existe des affinités électives entre les dispositions

comportementales prévalant dans l‟économie capitaliste et la conduite de vie vertueuse prônée par

82 Ibid., pp. 247-53.

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l‟éthique calviniste. Tout particulièrement, Weber s‟intéresse au phénomène de la privatisation du

salut qui s‟opère sous l‟emprise de la doctrine de la prédestination. L‟impossibilité de savoir si l‟on

appartient au groupe sélect des élus mène le fidèle à se livrer à une activité infatigable, dont le but

consiste à exalter la gloire de Dieu dans le monde. Agir ad Dei gloriam : voici la maxime qui

résume l‟éthique calviniste. À y regarder de près, on réalise que Weber développe une thèse

anxiogène. En effet, il prétend que l‟incertitude qui découle de la doctrine de la prédestination aurait

soumis les croyants à une situation fort angoissante. De ce fait, ceux-ci auraient commencé à

chercher des signes extérieurs du salut. La réussite professionnelle serait devenue la manifestation

hypothétique d‟un état de grâce qui échappe à toute sorte de vérification. Cette réussite s‟alliait du

reste à une conduite de vie ascétique, selon laquelle l‟homme devait se priver de toute espèce de

jouissance. Dans certaines sectes protestantes, maints divertissements furent bannis : le sport

récréatif, la littérature de fiction, les paris, etc.83

Cela dit, Weber défend la thèse que les Églises protestantes recèlent un potentiel de

rationalisation de l‟agir humain qui va prendre la forme d‟une éthique du travail professionnel. Le

terme ascétisme intramondain désigne la disposition éthique propre au calvinisme et à de

nombreuses sectes ascétiques d‟Angleterre et des États-Unis. Le concept est révélateur de la façon

dont Weber comprend la rationalisation qui s‟opère sur le plan éthique : il s‟agirait d‟une disposition

comportementale qui se fait sentir en tout temps et dans chaque activité entreprise par le fidèle. La

particularité de l‟ascétisme intramondain réside précisément dans la tendance à engager l‟individu

dans une conduite à la fois systématique et affirmative du monde. D‟une part, celle-ci est

systématique dans la mesure où le salut constitue une préoccupation de premier ordre qui pénètre

dans toute activité vitale, soit-elle cultuelle ou profane. D‟autre part, cette conduite est affirmative

du monde dans la mesure où elle trouve sa justification dans le noyau théocentrique de la doctrine

de la prédestination : il faut participer, par l‟entremise d‟un travail incessant, à la célébration de la

gloire divine dans l‟ici-bas. Autrement dit, au sein du calvinisme, on n‟atteint le salut ni par la

contemplation ni par le repentir, mais par la voie d‟un travail exercé à la manière d‟une vocation

83 « Comment cette tendance à libérer intérieurement l‟individu des liens étroits dans lesquels l‟enserre le monde a-

t-elle pu s‟allier à la supériorité indubitable du calvinisme en matière d‟organisation sociale ? Pour étrange que

cela paraisse, elle est la conséquence de la forme spécifique que l‟amour chrétien du prochain finit par prendre

sous la pression de l‟isolement intérieur où la foi calviniste plaçait l‟individu. Tout d‟abord, elle en découle

dogmatiquement. Le monde existe pour servir la gloire de Dieu, et cela seulement. L‟élu chrétien est ici-bas pour

augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant les commandements

divins, et pour cela seul. Mais Dieu veut l‟efficacité sociale du chrétien, car il entend que la vie sociale soit

conforme à ses commandements et qu‟elle soit organisée à cette fin. L‟activité sociale du calviniste se déroule

purement in majorem Dei gloriam. D‟où il suit que l‟activité professionnelle, laquelle est au service de la vie

terrestre de la communauté, participe aussi de ce caractère ». Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du

capitalisme, p. 72. Document numérisé, Jean-Marie Tremblay (éd.) en collaboration avec la Bibliothèque Pierre-

Émile Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi.

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(Beruf).

II. Diagnostic sur le monde moderne : perte de sens et perte de liberté

Reconstruire la lecture habermasienne de la théorie de la rationalisation dépasse largement nos

ambitions. Nous nous contentons plutôt de commenter les conclusions qu‟en tire Habermas pour la

construction de sa théorie sociale.84

Habermas montre, à juste titre, que la théorie de la

rationalisation avancée par Weber retient sélectivement certains moments du processus de formation

des sociétés modernes. Ceci s‟expliquerait par le caractère unilatéral du concept même d‟action

rationnelle conçu par Weber, qui repose, comme on l‟a vu, sur les prémisses d‟une philosophie de la

conscience. Habermas en dresse un bilan critique : Weber tend à relever la dimension cognitive-

instrumentale des processus de rationalisation au détriment des aspects normatifs et expressifs de la

rationalité. Comme on le sait, Weber construit sa théorie sur un modèle d‟action monologique

privilégiant un concept d‟agir rationnel en finalité. Il en arrive, de ce fait, à la conclusion suivante :

même si les systèmes d‟action rationnelle en vue d‟une fin constituent des vecteurs de

rationalisation, la rationalité de l‟agir humain se voit réduite à une dimension purement

instrumentale. En d‟autres mots, l‟avènement de la société bourgeoise serait, pour Weber, un

processus lourd de conséquences, car l‟élargissement des systèmes d‟action rationnelle en finalité

entraîne une transformation profonde de l‟expérience humaine. Le cosmos de l‟économie capitaliste

et de la domination étatique se révèle être un danger redoutable pour l‟homme, puisqu‟il aboutirait à

une perte générale de sens et de liberté.

Weber soutient que l‟autonomisation des sphères de valeur conduit à une expérience culturelle

fort douloureuse, à savoir l‟impossibilité de parvenir à une compréhension totalisante du monde.

Autrement dit, avec l‟avènement d‟un monde décentré, il ne serait plus guère possible d‟avoir une

expérience harmonieuse ni de la culture, ni de l‟ordre social. Weber tâche d‟exprimer la prégnance

de cette condition foncièrement moderne par le nouveau « polythéisme des valeurs ». Puisque

chaque sphère incarne un régime d‟activité dont la rationalité dépend d‟une valeur distincte,

l‟homme moderne expérimenterait le monde de façon tronquée ou conflictuelle. Il est, de fait,

dépourvu des ressources sémantiques lui permettant de se représenter le monde comme une totalité

cohérente, où l‟on puisse repérer des médiations significatives parmi les différents domaines de la

culture et de la société. Weber illustre la thèse de la perte de sens en décrivant le type d‟activité

84 Nous nous référons à Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., pp. 255 sq.

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propre à trois systèmes d‟action, en l‟occurrence la pratique médicale, l‟esthétique et la

jurisprudence. En ayant recours à un concept téléologico-instrumental de rationalité, Weber défend

l‟hypothèse selon laquelle l‟on pourrait identifier, dans chacun de ces systèmes, une impulsion

rationalisatrice orientée par l‟accomplissement d‟une certaine valeur, à savoir : la santé, la beauté et

la légalité, respectivement. Néanmoins, Weber prétend que la rationalité de chacune de ces sphères

s‟exerce au détriment de celle des autres. De surcroît, aucun complexe de rationalité ne serait

affranchi des paradoxes, et ce, à cause de son propre régime d‟activité. Habermas nous informe que

Weber aurait parvenu à une conclusion apparemment contradictoire, mais tout de même éclairante

des problèmes auxquels se heurte une théorie de la société bourgeoise conçue dans les termes d‟une

rationalisation cognitive-instrumentale : l‟effondrement de toute espèce de rationalité substantielle

s‟expliquerait par l‟institutionnalisation d‟un régime d‟activité finalisée.

Weber illustre cette thèse en choissisant trois exemples très éloquents, du fait de leur actualité et

ampleur. Aussi efficace soit-elle pour faire reculer la douleur, la médecine engendre le paradoxe de

prolonger la vie humaine même quand celle-ci constitue une cause de souffrance. Si la pratique

médicale osait ôter la vie d‟un être humain pour le délivrer du malheur, elle se verrait non seulement

contrainte à outrepasser les limites de la légalité, mais encore devrait-elle saper la valeur que

renferme l‟idée même de santé. Par ailleurs, pour ce qui est de l‟esthétique et la jurisprudence, on

constate une situation analogue. Aucun système culturel ne procède à une évaluation critique de la

valeur qu‟il cherche à promouvoir. Tout particulièrement, la jurisprudence fait état des conditions

sous lesquelles une loi a force d‟obligation ; or, sur l‟importance que possède le droit pour la vie

socioculturelle d‟une nation, la jurisprudence demeure dans le silence. De même, bien que

l‟esthétique se donne pour but d‟élucider les conditions permettant d‟accorder une valeur artistique

à une œuvre d‟art, elle n‟est pas en mesure de déterminer, en tant que discipline critique, la raison

d‟être du beau. Et ainsi de suite.

En ce qui concerne la perte de liberté, Habermas opine qu‟elle relève de la thèse précédente. Si

la perte de sens tient à l‟impossibilité d‟avoir une expérience harmonieuse du monde, la perte de

liberté relève, en revanche, de l‟expansion tentaculaire des systèmes d‟activité rationnelle par

rapport à une fin. Comme on l‟a vu, Weber interprète la modernité socioculturelle sous le jour de

l‟institutionnalisation de la Zweckrationalität. Or, pour autant que l‟éthique protestante occupe une

position centrale dans sa théorie, Weber soutient que l‟impulsion morale qui déclenche ce processus

s‟achève promptement. Ainsi la logique instrumentale du capitalisme et de la domination étatique

oblitère-t-elle l‟importance de la conduite de vie méthodique. L‟élargissement de la rationalité en

vue d‟une fin à chaque sphère de la vie atteste, selon Weber, d‟une véritable perte de liberté, car

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l‟activité du cosmos économico-bureaucratique vide le concept de rationalité substantielle de toute

sa signification.

Que l‟on pense à la rationalité administrative. Dans le contexte de la bureaucratie étatique, les

procédures acquièrent une importance d‟autant plus déterminante qu‟elles se font valoir au

détriment de toute autre sorte de considération. Cette ingérence n‟est pourtant pas limitée aux

affaires de l‟État. Bien au contraire, la domination bureaucratique s‟étend à d‟autres sphères de

l‟existence humaine. D‟où la métaphore effrayante que Weber formule pour désigner les contraintes

de plus en plus lourdes que l‟État bureaucratique et de l‟économie capitaliste posent sur l‟être

humain : la chape d’acier (ein stahlhartes Gehäuse).

L‟accumulation capitaliste vient aussi illustrer la thèse de la perte de liberté. Dans le contexte du

capitalisme industriel, l‟argent devient progressivement une fin en soi. Le sens vocationnel du

travail perd de sa force en faveur d‟une élection de carrière conditionnée par des critères d‟ordre

statutaire et utilitariste. Weber parvient à la conclusion suivante : les rationalités administrative et

capitaliste s‟immiscent dans toutes les sphères de la vie. L‟homme de science n‟en serait pas

épargné : sous l‟emprise de la logique moyens-fins, le scientifique devient « un spécialiste sans

âme », un sujet appauvri qui n‟est pas capable de se représenter la totalité du monde socioculturel.

Au demeurant, le progrès technique de l‟humanité n‟est pas qu‟un bienfait ; Weber estime que la

formation d‟une culture scientifique de spécialistes témoigne plutôt d‟un appauvrissement culturel.

En effet, l‟homme ordinaire ne peut plus acquérir une compréhension significative du monde en

faisant appel au discours scientifique, tandis que les visions métaphysiques et religieuses du monde

admettaient autrefois une telle possibilité. Finalement, le dessèchement de la racine morale de l‟agir

en finalité provoque la naissance des styles de vie esthétisants qui font du plaisir le centre même de

l‟existence humaine. Il s‟agirait, selon Weber, de réactions compensatoires face à l‟incapacité de

l‟homme moderne à mener une vie qui lui soit satisfaisante. À côté du « spécialiste sans âme »,

Weber range le « jouisseur sans cœur ».

III. Le changement de paradigme : de l‟agir en finalité à l‟agir

communicationnel

La théorie de l‟agir communicationnel repose sur trois intuitions fondamentales, à savoir : i)

l‟existence d‟un lien indissoluble entre la signification et la validité des énoncés ; ii)

l‟autosuffisance de la dimension performative de la communication langagière ; et iii) la possibilité

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de formuler une théorie de la rationalité à partir de la capacité réflexive que renferme la

communication langagière.

A propos de i) Dans la Première considération intermédiaire de la TAC, Habermas présente un

programme de recherche sur les sociétés modernes qui se déleste des prémisses de la philosophie du

sujet. Il défend un changement de paradigme permettant d‟appréhender, outre la rationalité

téléologico-instrumentale, la pléthore des manifestations qu‟admet la rationalisation. C‟est dans ce

contexte qu‟émerge le concept d’agir communicationnel. La formulation en est tributaire de la

philosophie analytique du langage. Comme on le sait, Habermas s‟intéresse à l‟agir humain en tant

que vecteur de rationalisation. Toutefois, au lieu d‟examiner l‟agir à la lumière d‟un modèle

monologique, comme Weber, Habermas tente de comprendre ce phénomène en ayant recours à un

modèle basé sur les rapports communicationnels qui s‟établissent entre (au moins) deux sujets.

Ainsi, Habermas infléchit la signification de la théorie sociologique de l‟action, dans la mesure où il

s‟intéresse moins aux actions entreprises par un sujet isolé qu‟au phénomène de la coordination des

actions par le biais de la communication langagière. Un tel programme de recherche permettrait de

mieux comprendre les processus de rationalisation sociale décrits par Weber, et ce, pour chaque

complexe de rationalité mentionné plus haut (cognitif-instrumental, moral-normatif et esthético-

expressif). En ce sens, le projet de Habermas constitue une réappropriation critique de la théorie de

Max Weber.

Pour ce faire, Habermas considère qu‟il faut expliciter le savoir intuitif dont disposent des

locuteurs compétents pour s‟entendre sur les événements qui adviennent dans le monde. Il est

nécessaire de rappeler à présent que la théorie habermasienne s‟érige sur une intuition

fondamentale, à savoir que la communication langagière est appelée à remplir une fonction

médiatrice entre des sujets capables de parler et d‟agir. À l‟instar de Wittgenstein, Habermas défend

l‟hypothèse suivante : le langage posséderait la finalité immanente de permettre

l‟intercompréhension (Verständigung) entre les êtres humains.85

Par intercompréhension, il faut

entendre le processus qui mène à la conclusion d‟ententes entre deux sujets essayant de parvenir à

une compréhension commune du monde.86

Dans ce but, le langage à lui seul ne suffit pas ; la

réussite des processus d‟entente requiert, de surcroît, l‟engagement performatif des sujets sachant

employer un système de langage pour construire des énoncés significatifs.

85 « Si nous ne pouvions pas nous référer au modèle du discours, nous ne serions pas en mesure d‟analyser si peu

que ce soit que cela veut dire, que deux sujets s‟entendent (sich verständigen) l‟un l‟autre. L‟intercompréhension

(Verständigung) est inhérente au langage humain comme son telos », Habermas, J., Théorie de l’agir

communicationnel I, op. cit., p. 297. 86 Ibid., p. 296.

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Il faut maintenant poser la question suivante : qu‟est-ce qui rend un énoncé significatif ? De

quelles conditions dépend son intelligibilité ? Habermas reprend, à ce sujet, une thèse de Frege :

saisir correctement la signification d‟un énoncé demande de connaître, fût-ce intuitivement, les

conditions de validité qui le rendent acceptable. Habermas tente d‟élargir ce postulat à chacune des

fonctions que remplit un système de langage. Ainsi, outre sa fonction présentative, qui permet de

faire référence aux états de chose objectifs, le rapport entre signification et validité se vérifie dans

les fonctions expressive et régulatrice du langage, par lesquelles un locuteur peut se rapporter

respectivement à ses états intérieurs (ou subjectifs) et à des préceptes réglant des relations

interpersonnelles. La particularité de la théorie habermasienne réside en ceci : elle interprète de

manière pragmatique le rapport entre signification et validité, c‟est-à-dire elle vise les conditions

dans lesquelles un énoncé est recevable et peut, partant, donner suite à une coordination

comportementale entre deux acteurs.

Avant d‟aller plus loin, il est nécessaire d‟expliciter les présupposés utilisés par Habermas.

Premièrement, il faut rappeler que le langage remplit une fonction de médiation entre l‟intelligence

humaine et les états de chose qui existent dans le monde. Habermas fournit une catégorisation de

trois types d‟énoncés selon la façon dont ils se rapportent au monde, à savoir les énoncés

assertoriques, les énoncés expressifs et les énoncés normatifs.

Aux énoncés assertoriques (ou constatifs) se rattache une valeur de vérité que l‟on peut évaluer

cognitivement. En d‟autres termes, il s‟agit d‟une classe d‟énoncés qui se réfèrent à des états de fait.

Par l‟entremise des énoncés assertoriques, il est possible de faire référence aux événements ayant

lieu dans un monde objectif. Pour ce faire, le locuteur doit adopter une attitude objectivante. Le

concept de monde objectif constitue, pour Habermas, un présupposé pragmatique de la

communication langagière. Dans le même sens, il introduit un concept de monde subjectif qui

consiste, contrairement à celui de monde objectif, en des états intérieurs (des souhaits, des désirs,

des états d‟esprit, etc.) auxquels un locuteur parlant à la première personne du singulier peut se

rapporter de manière privilégiée.

On ne peut donc pas rendre compte de ce domaine subjectif par le biais des énoncés

assertoriques. Mais on peut s‟y référer par le moyen des énoncés expressifs (ou déclaratifs). Ceux-ci

rendent transparent un domaine de la réalité que l‟on ne peut pas soumettre à une vérification

d‟ordre cognitif. Toutefois, pour ce qui est du rapport entre la signification et la validité, on peut

soutenir, avec Habermas, qu‟il est possible d‟appréhender tout de même le sens d‟un énoncé

expressif moyennant ses conditions d‟acceptabilité. Certes, un énoncé expressif témoigne d‟une

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asymétrie vis-à-vis d‟autres classes d‟énoncés. En effet, un observateur extérieur se heurte à

l‟impossibilité de remettre en question a priori le contenu propositionnel qui est véhiculé par un

énoncé expressif, sans remettre en question du même coup la véracité du locuteur.

Par ailleurs, les énoncés normatifs ont pour fonction de communiquer des mises en demeure, des

ordres, ou tout autre précepte renfermant une prétention à la justesse normative. Autrement dit, les

énoncés normatifs portent sur la validité des rapports qui unissent les êtres humains. La

conceptualisation proposée par Habermas montre que les énoncés normatifs présupposent la

capacité des individus de se référer à un monde partagé, mais non pas objectif pour autant. Le

concept de monde intersubjectif ou monde social permet d‟expliciter le présupposé pragmatique sur

lequel repose la communication concernant les principes normatifs (ou moraux) qui règlent les

rapports entre les êtres humains.

On peut à présent déterminer la signification que renferme le concept de condition

d‟acceptabilité. Dans les mots de Habermas :

« Un acte de parole doit pouvoir être dit « acceptable » s‟il remplit les conditions

nécessaires pour qu‟un auditeur puisse, par « oui » ou par « non », prendre position par rapport

à la prétention qu‟élève le locuteur. Ces conditions ne peuvent être remplies de façon

unilatérale, ni relativement au locuteur ; ce sont au contraire les conditions requises pour la

reconnaissance intersubjective d‟une prétention de validité langagière qui fonde de façon

typique, pour les actes de parole, un accord spécifié quant au contenu, en engageant des

obligations significatives pour les suites de l‟interaction. […] Un auditeur comprend [donc] la

signification d‟une expression, lorsqu‟outre les conditions générales du contexte et de bonne

conformation grammaticale, il connaît les conditions essentielles dans lesquelles un locuteur

peut être motivé à prendre une position affirmative. Ces conditions d’acceptabilité au sens

étroit se rapportent au sens du rôle illocutionnaire que [un locuteur] L porte à l‟expression dans

des cas standard87

, à l‟aide d‟un prédicat d‟action performatif. »88

La compréhension du contenu propositionnel d‟un énoncé (ce qui est affirmé) constitue une

condition à la fois nécessaire et préalable de son acceptation. Avec la réussite de

l‟intercompréhension, une communauté de sens émerge entre le locuteur et l‟auditeur : pour qu‟un

accord puisse être atteint, il faut que les deux sujets aient une compréhension identique de ce dont il

s‟agit. Or, l‟acceptation exige, en outre, d‟honorer une série d‟obligations qui découlent de la

validité des énoncés. En effet, tout énoncé, quel qu‟en soit le type, renferme une prétention à la

87 Il faut rappeler ici que la pragmatique formelle de Habermas se limite à l‟analyse des cas standard, c‟est-à-dire à

l‟analyse des cas où les locuteurs s‟entendent sur ce qu‟ils disent explicitement. Certes, les langages naturels

admettent la possibilité d‟utiliser l‟ironie, les figures de styles, la plaisanterie, la fiction, etc., lesquels usages

tendent à altérer la compréhension à la lettre des énoncés. L‟analyse pragmatico-formelle doit procéder alors à

l‟aide des énoncés nominalisés. Ceux-ci permettent de transposer les sens des locutions en des phrases utilisant

des verbes performatifs qui rendent explicite la dimension illocutoire des actes de langage. La théorie

habermasienne mise sur la capacité de la pragmatique formelle à éclairer les possibilités d‟utilisation empirique

qu‟admet la communication langagière. 88 Ibid., p. 307.

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validité qui engage les locuteurs dans une attitude affirmative envers ce qui est dit. Pour cette

raison, une prétention à la validité oblige les locuteurs à adopter alors une disposition

contrefactuelle, car il ne leur est permis de reconnaître la validité des énoncés qu‟à la suite dans un

examen adoptant idéalement une forme argumentative. En effet, accepter la validité d‟un énoncé

demande de savoir contester les objections qu‟un interlocuteur rationnel pourrait y opposer. De ce

fait, l‟adoption d‟une attitude performative, qui se manifeste lorsqu‟on défend la validité de ce qui

est dit, constitue un élément indispensable pour juger la rationalité à la fois des assertions et des

coordinations comportementales résultant de la conclusion d‟une entente. En particulier,

l‟acceptation d‟un énoncé assertorique engage l‟auditeur à tenir pour vraies les conditions

d‟existence d‟un état de choses. Lorsque de telles conditions se vérifient, on peut rattacher un

énoncé assertorique à une prétention fondée à la vérité. Par ailleurs, les énoncés expressifs posent

des attentes comportementales à l‟égard du locuteur qui prétend expérimenter un certain état

subjectif. Quoiqu‟il ne soit pas permis de vérifier cognitivement cet état, l‟auditeur peut s‟attendre à

ce que le locuteur se conduise de manière cohérente (par rapport à ce qu‟il a déclaré sur lui-même).

Autrement dit, un locuteur déclarant ses états subjectifs élève par là même une prétention à la

sincérité, que l‟on ne peut pas remettre en question sans présumer qu‟il utilise un procédé

manipulatoire (ou qu‟il éprouve un trouble psychopathologique). Finalement, les énoncés normatifs

élèvent une prétention à la justesse normative d‟un précepte. En ce sens, la justesse d‟une norme ne

correspond pas à l‟utilisation du pouvoir ; l‟acceptation d‟une norme doit s‟accompagner, au

contraire, d‟une justification qui adopte une forme délibérative dans les sociétés modernes. Ainsi,

les locuteurs adoptent une attitude de conformité aux normes lorsqu‟ils soumettent leur volonté au

contenu d‟une norme tenue pour valable.

A propos de ii) À la suite d‟Austin, Habermas distingue entre locution, illocution et effet

perlocutoire.89

Le concept de locution désigne le contenu propositionnel des énoncés, tandis que

celui d‟illocution vise à cerner la dimension performative qui appartient à l‟utilisation du langage.

En d‟autres termes, il s‟agit de montrer que nous sommes en train de faire quelque chose en même

temps que nous parlons. Habermas s‟approprie ainsi la théorie des speech acts. Cette dernière

postule qu‟un rôle illocutionnaire distinct se rattache à chaque un type d‟énoncé. Un locuteur

compétent réalise un acte de parole constatif lorsqu‟il défend la validité d‟un énoncé assertorique, et

élève, par là même, une prétention à la vérité. Des énoncés expressifs sont également véhiculés par

les actes de parole. Par un acte de parole déclaratif, un locuteur compétent élève une prétention à la

sincérité. Enfin, par un acte de parole régulateur, un locuteur compétent élève une prétention à la

89 Ibid., pp. 299-305.

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justesse normative d‟un précepte censé régler les rapports entre (au moins) deux sujets.

Le terme effet perlocutoire désigne par ailleurs des buts poursuivis intentionnellement au-delà du

domaine délimité par les actes de parole. Il ne vise pas l‟intercompréhension réussie entre deux

sujets, mais un usage stratégique de la communication. Le concept d‟agir stratégique, quant à lui,

fait référence à une action en vue d‟une fin qui tient compte des décisions d‟un adversaire rationnel.

Elle se distingue de l‟action rationnelle en finalité, telle que conçue par Weber, dans la mesure où

elle s‟inscrit dans un contexte dialogique. En d‟autres termes, l‟agir stratégique profite de

l‟intercompréhension langagière afin d‟atteindre des fins visées unilatéralement. Les effets

perlocutoires peuvent être manifestes ou inavoués. Dans sa TAC, Habermas emploie les cas de

figure de la négociation et de la manipulation pour illustrer respectivement chacune de ces

catégories. D‟une part, la négociation témoigne d‟un intérêt manifeste à obtenir des avantages

unilatéraux par le biais de la persuasion et de l‟influence. En revanche, la manipulation occulte les

buts recherchés par le locuteur qui prend part à une interaction langagière. Elle peut relever d‟une

intention réfléchie ou d‟un trouble psychopathologique.90

La pertinence de ces distinctions réside en ceci : elles mettent en évidence les conditions de

réussite de la communication langagière. Pour le locuteur, le succès communicationnel coïncide

avec la fonction illocutoire des actes de parole. Lorsque nous parlons, nous élevons

par là même une prétention à la validité. De ce fait, certaines conditions significatives sont

établies pour donner suite à l‟interaction que l‟on entretient auprès d‟un alter ego (c‟est-à-dire,

auprès de quelqu‟un qui possède, comme nous, la capacité à parler et à agir). Pour cette raison,

Habermas considère que la fonction illocutoire des actes de parole constitue le « mode original » de

la communication langagière. Au regard de la théorie des speech acts, l‟agir stratégique se révèle

être dès lors un usage parasitaire de la parole orientée vers l‟intercompréhension. En effet, celui-ci

nécessite que les exigences illocutoires soient remplies afin de poursuivre une recherche unilatérale

du succès. En conséquence, Habermas forge le concept d‟agir communicationnel en ayant recours à

la différence entre illocution et effet perlocutoire. L‟agir communicationnel relève alors de la

capacité des locuteurs compétents à remplir les conditions qui découlent de l‟usage significatif du

langage. Ce qui différencie l‟agir communicationnel de l‟agir stratégique est la fin que chacun

d‟entre eux poursuit : si celui-ci s‟oriente vers le succès, c‟est-à-dire vers la réalisation d‟un état de

choses déterminé unilatéralement, celui-là s‟oriente, en revanche, vers la conclusion d‟une entente

entre deux sujets qui est à la fois significative et libre de toute espèce de violence.

90 Ibid., p. 340.

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A propos de iii) À y regarder de près, le but d‟une théorie de la communication langagière est,

pour Habermas, de refonder la notion de rationalité. Le changement de paradigme qui s‟opère au

sein de la théorie de l‟action permet de référer le concept de rationalité aux contextes vitaux où

interagissent des sujets qui s‟entendent par l‟intermédiaire du langage.91

Chez Habermas, le concept

de rationalité a trait moins à la formation d‟un moi épistémique capable de connaître le monde, qu‟à

la faculté performative dont fait preuve la communication humaine lorsqu‟elle établit un rapport

réflexif avec soi-même. Ce rapport constitue la garantie de la rationalité des processus

d‟intercompréhension. Comme on l‟a vu plus haut, la reconnaissance intersubjective de la validité

d‟un énoncé dépend, en dernière analyse, de la possibilité de nier toute récusation que l‟on puisse y

adresser. À cet égard, Habermas soutient que la communication humaine est capable de mobiliser

une force illocutoire, qui se manifeste ironiquement dans la possibilité de dire « non » face à ce qui

est dit. En d‟autres termes, l‟acceptation d‟un énoncé implique que les locuteurs puissent adopter

une disposition contrefactuelle, afin d‟évaluer le contenu propositionnel en conformité avec les

prétentions de validité qui sont dans chaque cas élevées (vérité, justesse normative ou sincérité).

Habermas emploie ici le modèle canonique de la réflexion, qui s‟identifie au dialogue qu‟un sujet

est capable d‟entretenir avec lui-même. Ainsi, Habermas rejoint un locus familier dans l‟histoire de

la pensée philosophique depuis Platon, en l‟occurrence la conviction que le savoir commence avec

la reconnaissance de l‟ignorance. La faculté réflexive de la communication permet donc d‟examiner

et de problématiser, les cas échéant, les prises de position effectuées par un sujet qui s‟engage dans

un processus orienté vers l‟intercompréhension.92

Par ailleurs, le concept d‟attitude performative permet de réunir les trois moments d‟une raison

scindée dans une panoplie de relations acteur-monde. Il faut voir là la manifestation d‟une

rationalisation communicationnelle qui s‟est déployée au fil de la modernité anglo-européenne. Les

sociétés modernes font valoir l‟exigence de défendre discursivement la validité des assertions. En

témoignent la science exacte de la nature, l‟édiction du droit, les éthiques de principes et les

discours expressifs Ŕ dont la critique de l‟art et la psychothérapie.93

Chacune de ces classes de

discours atteste de l‟actualisation sélective d‟un rapport à l‟une des trois dimensions que comprend

une réalité décentrée : à la nature physico-chimique par l‟entremise des énoncés assertoriques ; au

domaine des relations intersubjectives qui s‟établissent entre les individus par l‟entremise des

91 Comme il l‟affirme lui-même, Habermas considère qu‟il faut « parachever » le concept d‟agir communicationnel à

l‟aide des notions empruntées à la sociologie de veine phénoménologique. Nous aborderons la réappropriation

habermasienne du concept de monde vécu dans le chapitre 4. Voir Habermas, J., op. cit., pp. 342-5. 92 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel. Tome 2. Critique de la raison fonctionnaliste, pp. 86-7,

Fayard, France, 1987. 93 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., pp. 341-2.

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énoncés normatifs ; et à la nature interne, c‟est-à-dire à l‟individualité subjective des êtres humains,

à laquelle chaque locuteur communiquant ses vécus possède un accès privilégié. La nature

discursive de ces rapports rend compte de la possibilité d‟une rationalisation qui ne s‟identifie point

à la structure de l‟agir finalisé et à ses prémisses monologiques, mais à celle d‟un rapport

intersubjectif entretenu par des sujets capables de s‟entendre sur ce qui advient dans le monde. À en

croire Habermas, la rationalité relève, somme toute, de la capacité humaine à conclure des ententes

significatives à la suite d‟un processus dialogique où sont avancées des prétentions à la validité

susceptibles de critique.

Cette faculté réflexive de la communication n‟est pas exclusive aux échanges qui se tiennent au

sein de la communauté scientifique. Aussi les propos sur les principes juridiques et moraux doivent-

ils s‟appuyer sur des raisons valables. Habermas soutient que la validité de l‟État de droit

démocratique tient à la sauvegarde d‟un ensemble de droits universellement reconnus. De même, la

modernité anglo-européenne témoigne d‟une prolifération d‟éthiques de principes au détriment du

droit révélé et des éthiques magiques. Le droit et la morale puisent tous les deux leur force

d‟obligation dans le consentement libre des individus qui participent aux débats de société. En

outre, la dimension esthético-expressive de la rationalité communicationnelle se rattache à une

expression communicationnelle qui se veut délestée de tout intérêt perlocutoire. Que ce soit par le

biais d‟une œuvre artistique, dans le cadre d‟une relation amoureuse, ou encore dans celui du

rapport entre thérapeute et patient, ce que je prétends expérimenter subjectivement crée une attente

chez mes interlocuteurs, qui espéreront désormais une certaine cohérence comportementale de ma

part.

Ainsi, Habermas tâche de fonder un concept de rationalisation qui opère par voie

communicationnelle. Cette thèse repose sur la capacité des êtres humains à fonder discursivement la

validité des énoncés qu‟ils défendent. En ce sens, le concept de rationalité ne correspond pas à une

prestation de la subjectivité transcendantale. Celui-ci adopte, en revanche, une forme procédurale.

En effet, la rationalité communicationnelle procède de la justification discursive des énoncés. Les

locuteurs sont donc tenus de fournir des arguments valables afin de remplir cette exigence.

Habermas formule la thèse suivante : outre le développement instrumental qui découle de l‟activité

techno-scientifique, l‟agir humain a connu une rationalisation d‟ordre communicationnel. L‟agir

communicationnel constitue, lui aussi, un vecteur de rationalisation qui se déploie à la fois en trois

directions différentes, à savoir : dans la formulation des théories scientifiques sur le monde objectif,

dont découlent les principes techniques d‟une maîtrise technique de la nature ; dans

l‟institutionnalisation d‟ordres juridiques légitimes à la suite d‟un processus de délibération

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collective ; et dans la construction critique de la personnalité, lequel processus obéit au choix libre

des styles de vie et des principes moraux réglant la conduite individuelle.

IV. Le symbolisme et la formation des solidarités sociales chez Durkheim

Le changement de paradigme qui mène au concept d‟agir communicationnel se répercutera à

l‟intérieur de la théorie sociale. À l‟instar de George Herbert Mead et Émile Durkheim, Habermas

tâche de fonder le concept d‟activité communicationnelle en faisant appel à une théorie

phylogénétique de la conscience morale, dont le premier chaînon remonte à l‟éclosion du

symbolisme qui survient dans l‟activité cultuelle. En effet, notre auteur voit dans ce dernier le trait

distinctif d‟une société proprement humaine. À la suite de Mead, Habermas estime que le concept

d‟action ne peut pas être entendu à la manière des théories comportementalistes sans en réduire le

sens à des processus adaptatifs.94

L‟intelligence comportementaliste de l‟agir est, à vrai dire,

réductrice, car elle utilise un concept d‟action dénué de toute signification compréhensive. Une

théorie de la société étayée dans les termes de l‟agir communicationnel doit, en revanche, poser la

condition méthodologique suivante : si la société se reproduit par le biais de la communication,

force est de saisir la compréhension intersubjective d‟un monde partagé par des sujets qui

s‟entendent grâce à l‟utilisation réflexive du langage. En fait, le concept d‟agir communicationnel

repose sur la capacité de l‟homme à maîtriser des expressions symboliques permettant d‟interpréter

de manière significative les contextes situationnels dans lesquels se déroule son expérience au

quotidien.

Pour Habermas, cette interprétation du monde s‟identifie moins à un ensemble de

représentations qu‟à un contexte normatif donnant stabilité et intelligibilité aux actes de langage. À

cet égard, les thèses durkheimiennes sur le symbolisme et la formation des solidarités sociales

s‟avèrent indispensables pour compléter une théorie de la rationalité communicationnelle.

Durkheim tente d‟expliciter les conditions de possibilité de l‟ordre social au point de vue d‟une

théorie normative agençant les concepts de conscience collective et de travail social.

Durkheim entreprend une description phénoménologique de la conscience morale qui a pour but

de mettre en évidence les affinités existant entre les commandements de la religion et les principes

moraux. Pour ce faire, il avance une notion de norme très voisine de celle de Kant. Comme Kant, il

94 Habermas, J., Logique des sciences sociales et autres essais, op. cit., pp. 73 sq.

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admet que les normes efficaces savent engager la motivation des acteurs, c‟est-à-dire qu‟elles sont

des principes renfermant une force d‟obligation. Or, en même temps qu‟elles insufflent une qualité

morale aux actions, les normes établissent des interdictions que le sujet expérimente sous la forme

de punitions. Ainsi s‟impose la question suivante : pourquoi l‟acteur devrait-il se contraindre à

respecter des normes qui limitent l‟usage des moyens mis à sa disposition ? Pour répondre à cette

question, Durkheim poursuit une analogie entre la morale et la religion. Tout comme les normes

morales, les préceptes religieux se rapportent aux éléments significatifs de l‟agir humain, à savoir

les fins et les moyens. Toutefois, Durkheim soutient que la doctrine religieuse possède, aux yeux du

fidèle, un attribut supplémentaire : elle s‟avère aussi un mysterium tremendum et fascinans95

, c‟est-

à-dire une source d‟inquiétude et de curiosité suscitant à la fois de l‟effroi et de l‟attirance.

D‟une part, les commandements religieux octroient une signification discernable à ce qui advient

dans le monde et, tout particulièrement, dans la vie de l‟homme. En ce sens, ils constituent des

images du monde. D‟autre part, leur force contraignante est expérimentée en guise d‟attente

comportementale. Les comportements sont soit punis, soit récompensés, selon leur conformité avec

les obligations imposées par la doctrine. Durkheim en arrive à la conclusion suivante : si l‟individu

décide de s‟y soumettre, c‟est parce qu‟il s‟aperçoit qu‟il y a quelque chose de transcendant dans la

religion. Cet élément serait, en dernière instance, la société elle-même, laquelle produit une image

idéalisée de soi-même par le moyen des exigences morales.96

Si tel est le cas, il serait nécessaire

d‟examiner la formation et l‟efficacité des règles morales sous une perspective phylogénétique. À

95 Cette formule appartient à Rudolph Otto. Elle est devenue un lieu commun de la recherche anthropologique dans

la première moitié du XXe siècle. Voir Otto, R., Das Heilige : Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und

sein Verhältnis zum Rationalen. Trewendt & Granier, Breslau, 1917 ; Eliade, M., Le sacré et le profane,

Gallimard, France, 1965 ; Cazeneuve, J., Sociologie du rite : tabou, magie, sacrée, PUF, 1971. 96 « On peut donc dire […] que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion. Or, pour que

les principaux aspects de la vie collective aient commencé par n‟être que des aspects variés de la vie religieuse, il

faut évidemment que la vie religieuse soit la forme éminente et comme une expression raccourcie de la vie

collective tout entière. Si la religion a engendré tout ce qu‟il y a d‟essentiel dans la société, c‟est que l‟idée de la

société est l‟âme de la religion. […] Toutes les religions, même les plus grossières, sont, en un sens, spiritualistes:

car les puissances qu‟elles mettent en jeu sont, avant tout, spirituelles et, d‟autre part, c‟est sur la vie morale

qu‟elles ont pour principale fonction d‟agir. On comprend ainsi que ce qui a été fait au nom de la religion ne

saurait avoir été fait en vain : car c‟est nécessairement la société des hommes, c‟est l‟humanité qui en a recueilli

les fruits. […] Mais, dit-on, quelle est au juste la société dont on fait ainsi le substrat de la vie religieuse ? Est-ce la

société réelle, telle qu‟elle existe et fonctionne sous nos yeux, avec l‟organisation morale, juridique, qu‟elle s‟est

laborieusement façonnée au cours de l‟histoire ? Mais elle est pleine de tares et d‟imperfections. […] S‟agit-il, au

contraire, de la société parfaite, où la justice et la vérité seraient souveraines, d‟où le mal, sous toutes ses formes,

serait extirpé ? On ne conteste pas qu‟elle ne soit en rapport étroit avec le sentiment religieux ; car, dit-on, c‟est à

la réaliser que tendent les religions. Seulement, cette société-là n‟est pas une donnée empirique, définie et

observable ; c‟est une chimère, c‟est un rêve dont les hommes ont bercé leurs misères, mais qu‟ils n‟ont jamais

vécu dans la réalité. C‟est une simple idée qui vient traduire dans la conscience nos aspirations plus ou moins

obscures vers le bien, le beau, l‟idéal. Or, ces aspirations ont en nous leurs racines ; elles viennent des profondeurs

mêmes de notre être ; il n‟y a donc rien hors de nous qui puisse en rendre compte. D‟ailleurs, elles sont déjà

religieuses par elles-mêmes ; la société idéale suppose donc la religion, loin de pouvoir l‟expliquer ». Durkheim,

E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre troisième, pp. 396-7, Document numérique, Jean-Marie

Tremblay (éd.) en collaboration avec la Bibliothèque Pierre-Émile Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi.

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un stade primitif de développement, la morale puise son efficacité dans les pratiques cultuelles

enfantées par la religion. Ce serait grâce à la tenue périodique du culte que la société parvient à se

représenter elle-même au niveau de la conscience morale. Cette interprétation repose sur le

caractère symbolique qui appartient aux pratiques cultuelles. À en croire Durkheim, l‟inviolabilité

des commandements moraux serait le fruit de cette opération symbolique, dont les formes

élémentaires de la religion constituent la manifestation la plus primitive. Par conséquent, la validité

des normes morales relèverait, en dernier ressort, d‟un consensus normatif que l‟individu éprouve

sous la forme d‟un ensemble de représentations partagées par la collectivité tout entière. Le concept

de conscience collective désigne cet ensemble de représentations qui participent de la constitution

normative de l‟ordre social. Il désigne, du reste, des solidarités qui se trouvent à l‟origine de toute

espèce d‟expérience sociale.

L‟importance sociologique du culte réside, en conséquence, dans sa capacité à ancrer des

dispositions comportementales dans la subjectivité. Il ne faut surtout pas faire abstraction d‟un autre

volet de l‟explication durkheimienne, à savoir le déploiement rituel de cette opération. C‟est par le

biais du rite que la société réussit à récréer les solidarités sociales sur lesquelles elle s‟érige.

Autrement dit, la vitalité de la conscience collective dépendrait d‟une pratique symbolique réalisée

à répétition. Habermas étudie la théorie durkheimienne dans le but d‟étayer cette hypothèse : le

symbolisme serait à la base de la formation de solidarités sociales et de l‟introjection des normes.

Certes, ces processus n‟opèrent plus par l‟intermédiaire de la pratique rituelle. Aussi séculières

soient-elles, tant la reproduction légitime de l‟ordres social que la socialisation des individus

nécessitent la force motrice du symbolisme. L‟attention que Habermas accorde à la pensée

durkheimienne s‟explique donc par le fait que celle-ci comprend ces processus dans les termes

d‟une théorie évolutive de la société. Ainsi la théorie sociale peut-elle avancer l‟hypothèse

suivante : il existerait une corrélation entre les structures d‟une société et le type caractéristique

d‟intégration sociale qui s‟y accomplit. Alors que la religion remplit un rôle décisif dans les sociétés

primitives Ŕ que Durkheim nomme sociétés segmentaires Ŕ, l‟intégration sociale dans les sociétés

modernes obéit à la division du travail social. Au sein de ces dernières, la religion perd de sa force

intégrative au profit d‟une coordination comportementale basée sur les impératifs fonctionnels de la

division du travail. De ce fait, on assiste dans les sociétés modernes à un affaiblissement de la

conscience collective. Toutefois, s‟il est vrai que dans les sociétés modernes les valeurs deviennent

problématiques, il faudrait tout de même avouer qu‟une intégration d‟ordre normatif y a lieu, et que

celle-ci dépend d‟une exigence d‟ordre fonctionnel.

Durkheim voit dans la naissance d‟un régime de droit civil une preuve de cette présomption.

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L‟obéissance aux lois présuppose, comme on l‟a vu, la reconnaissance et l‟acceptation de la validité

que renferment les normes instituées. Bien que les lois n‟engagent pas la motivation à la manière

des préceptes religieux, Durkheim considère que les acteurs sociaux y retrouveraient une image

idéalisée de la société, qui est à l‟origine de la formation des solidarités sociales. Dans les sociétés

modernes, c‟est sur le principe de la volonté générale que repose la prétention à la justesse

normative du droit. Par l‟institutionnalisation délibérative des normes, conclut Durkheim, le droit

viendrait se juxtaposer à la société de fait. L‟émergence d‟un régime de droit privé attesterait, par

ailleurs, de la collaboration que nécessite la division du travail social. Les contrats de propriété et de

travail témoignerait ainsi d‟une coordination comportementale qui n‟est plus ancrée dans sa racine

religieuse.

Habermas s‟approprie la théorie durkheimienne du symbolisme pour l‟adapter au contexte

socioculturel des sociétés contemporaines. Traduite dans le langage de la théorie habermasienne, la

pensée de Durkheim peut être exprimée de la manière suivante : la nature symbolique du langage

fait en sorte que les individus peuvent créer des relations significatives entre eux et agir

conséquemment en conformité avec des principes normatifs reconnus de manière intersubjective.

De ce fait, il n‟y aurait pas de solution de continuité entre les sociétés segmentaires et les sociétés

modernes, où prédomine une division fonctionnelle du travail. L‟avènement des sociétés modernes

s‟expliquerait donc par la libération du potentiel de rationalisation que recèle l‟agir

communicationnel. Habermas avance le concept de mise en langage du sacré97

pour expliquer les

transformations que subit la solidarité collective dans les sociétés modernes. L‟intégration sociale

qui s‟y réalise relève de l‟utilisation réflexive de la communication langagière. Cette dernière

constitue un vecteur de l‟agir humain, qui se manifeste notamment dans l‟accroissement du degré

de liberté dont jouissent les individus au sein des sociétés modernes. Dans la mesure où l‟agir

humain est affranchi de la force contraignante de la religion, l‟institutionnalisation des normes

dépendra seulement de la force illocutoire de la parole orientée vers l‟intercompréhension.

Autrement dit, on assiste dans les sociétés modernes à une séparation progressive entre les

contextes d‟effectuation de l‟intercompréhension (le rite, les images du monde et la communication

réflexive) et les conditions de validité du discours (vérité, sincérité et justesse normative). Cette

séparation confère un sens plus abstrait à l‟intégration sociale, en ceci qu‟elle ne relèvera plus des

contextes concrets de signification. Dans les mots de notre auteur :

« La tendance à généraliser les valeurs suscite deux tendances contraires au plan de

l‟interaction. Plus la généralisation des motivations et des valeurs progresse, plus l‟agir

97 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., pp. 87 sq.

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communicationnel se détache des modèles concrets de comportement normatif, venus de la

tradition. Avec cette disjonction, le poids de l‟intégration sociale passe de plus en plus d‟un

consensus enraciné dans la religion aux processus consensuels liés au langage. L‟inversion des

pôles qui transfère la coordination de l‟action au mécanisme de l‟intercompréhension, fait que

les structures universelles de l‟action orientée vers l‟intercompréhension se manifestent avec

une pureté de plus en plus grande. C‟est pourquoi la généralisation de valeurs est une condition

nécessaire pour libérer le potentiel de rationalité présent dans l‟agir communicationnel. Déjà, ce

seul point nous autorise à voir dans le développement du droit et de la morale […] un aspect de

la rationalisation du monde vécu. »98

Outre la thèse sur la mise en langage de l‟agir communicationnel, cette citation est révélatrice de

la lecture que fait Habermas de la théorie durkheimienne. Selon Habermas, Durkheim se serait

heurté au problème suivant : si la division du travail occupe à l‟heure actuelle la place qui

appartenait naguère à la conscience collective, il faudrait bien s‟attendre à ce qu‟une société

intégrée sur le plan du travail fournisse un nouvel ensemble de normes contraignantes. Durkheim

soutient, en effet, que la division du travail déclenche la formation d‟une solidarité sociale qui

repose sur la complémentarité des rôles exercés au sein de la société. Que la religion perde de sa

force n‟est donc pas une cause de désintégration sociale. Bien au contraire, une nouvelle sorte de

solidarité devrait émerger par suite de l‟interdépendance que suscite la différenciation fonctionnelle.

Pour démontrer son propos, Durkheim utilise une analogie biologique : dans le contexte des

sociétés modernes, on peut comparer l‟État à une espèce d‟organe central, qui, à la manière du

système nerveux, a pour fonction de coordonner les opérations d‟autres sphères sociales. Or, bien

que centre névralgique, l‟État dépend à son tour de ces dernières. Cette interdépendance est

cependant asymétrique, puisque c‟est l‟État qui doit régler les conflits d‟intérêt que soulève l‟agir

des différentes organisations sociales, soient-elles professionnelles ou citoyennes. Pour y parvenir,

l‟État doit veiller à la sauvegarde d‟un ordre civil, dans lequel se manifesterait, selon Durkheim, la

cohésion sociale caractéristique des sociétés modernes.

À y regarder de près, l‟hypothèse de Durkheim s‟avère dépourvue d‟évidence empirique. Avec

l‟avènement de l‟économie industrielle, la solidarité sociale a subi de grandes transformations. La

manifestation typique en serait, d‟après Durkheim, l‟éclosion de dispositions anomiques chez les

individus. Ceci soulève l‟interrogation suivante : comment expliquer le fait que la division du

travail soit à la fois une source d‟anomie et de solidarité sociale ? Sur ce point, Habermas se

rapproche du marxisme wébérien : le processus de rationalisation entraîne une série de phénomènes

paradoxaux, dont l‟anomie, l‟érosion des traditions culturelles et les psychopathologies, lesquels

s‟expliquent notamment par le bouleversement des formes traditionnelles de vie en Europe à

98 Ibid., p. 197.

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l‟époque du capitalisme industriel. Parfois fort douloureuses, ces expériences de transformation

doivent être interprétées par la théorie sociale. À l‟instar de Durkheim, Habermas tente d‟explorer

l‟hypothèse suivante : toute forme de vie collective repose sur un consensus d‟arrière-plan

permettant d‟attribuer, de manière a-problématique et pré-catégorielle, sens et validité aux

expériences que l‟on vit au quotidien. De ce fait, l‟agir en conformité aux normes relèverait de la

possibilité d‟avoir accès à un ensemble de références sémantiques communes. Le monde

socioculturel témoigne ainsi d‟une constitution intersubjective, qui relève de la capacité réflexive de

la communication langagière. Toutefois, ce consensus d‟arrière-plan devient à présent

problématique à cause précisément de la division du travail Ŕ ou, si l‟on préfère, à cause du

caractère systémique qu‟adoptent l‟économie capitaliste et la domination étatique. Pour cette raison,

Habermas considère pertinents les apports de la théorie sociologique des systèmes. Celle-ci vient

compléter une théorie de la société étayée jusqu‟ici en termes communicationnels.

V. La théorie des médiums chez Parsons

Il faut revenir maintenant sur la théorie de Talcott Parsons. Comme on l‟a vu plus haut, le

schéma AGIL permet d‟octroyer une signification fonctionnelle aux normes sociales : elles seraient

l‟expression institutionnelle d‟un ensemble de valeurs socioculturelles répandues et partagées parmi

les membres d‟une collectivité. Dans le cadre du modèle parsonien, la fonction que remplissent les

valeurs s‟avère décisive pour les sociétés, car elles déterminent le type d‟intégration qui y a lieu. À

cet égard, il faut remarquer que la théorie de Parsons porte le sceau du monde socioculturel qu‟il a

connu. Parsons explique le processus de formation des sociétés modernes en ayant recours à une

typologie axiologique nommée pattern variables.99

Ainsi, une société proprement moderne se

caractériserait par le fait de véhiculer une série distincte de valeurs, en l‟occurrence : la neutralité

affective ; la spécificité ; l‟universalisme ; l‟octroi de gratifications sur la base de la performance ; et

l‟individualité. La promotion de ces valeurs permettrait de stabiliser des attentes comportementales

qui se rattachent à l‟exécution de rôles complémentaires. Par exemple, on peut espérer qu‟un

médecin adoptera une disposition affectivement neutre lors d‟un entretien avec un patient. Son

travail devra être évalué par ses compétences et les résultats atteints, quels que soient l‟origine

99 Cette stratégie catégoriale remonte à la sociologie de Ferdinand Tönnies. Tönnies tente d‟expliquer l‟avènement

des sociétés modernes à l‟aide de la dichotomie communauté/société. Parsons raffine cette dichotomie en

augmentant le nombre de distinctions pertinentes. De ce fait, chaque valeur propre aux sociétés modernes possède

une contrepartie qui s‟applique aux sociétés traditionnelles (ou prémodernes). Ainsi, les pattern variables seraient,

bien entendu, un ensemble de cinq dichotomies où la signification de chaque terme est déterminée de façon

relationnelle : affectivité / neutralité affective ; diffusion / spécificité ; particularisme / universalisme ; qualité

imputée / performance ; orientation vers la communauté / orientation vers soi-même. Voir Parsons, T., The Social

System, chapitre 2, op. cit.

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ethnique, la nationalité ou le sexe du thérapeute. Inversement, un bon patient devra accepter les

suggestions du médecin en sachant qu‟il détient un savoir spécialisé du corps humain. Ainsi, bien

que les valeurs adoptent une forme de plus en plus abstraite, elles demeurent des ressources

indispensables pour l‟intégration sociale dans les sociétés modernes. Parsons considère que leur

signification est éminemment fonctionnelle, puisqu‟elles favorisent la coordination

comportementale entre les acteurs sociaux.

Selon Habermas, une telle compréhension des valeurs Ŕ et, par là même, de la culture Ŕ se heurte

à une difficulté majeure, soit l‟impossibilité de déterminer leur statut. À y regarder de près, on en

arrive à la conclusion que la théorie de Parsons opère une réification de la culture. En effet, Parsons

range le concept de valeur dans la catégorie des symboles expressifs. Pour lui, les symboles

expressifs constituent des objets au même titre que les entités physiques. Ancrée dans le paradigme

sujet-objet, la théorie de Parsons ne permet pas de reconnaître le caractère qui s‟accorde le mieux

avec les valeurs : celles-ci ne seraient pas le résultat des processus réussis d‟entente, mais de

ressources sémantiques résultant de l‟activité des systèmes fonctionnels.100

Selon Habermas, un tel

concept induit en erreur, car les valeurs font l‟objet des processus d‟internalisation et

d‟institutionnalisation, dont le but est de configurer les prédispositions comportementales des

individus. Du reste, il faut rappeler que Parsons adhère à la thèse durkheimienne sur l‟intégration

sociale. Comme on l‟a vu, les valeurs concourent à la formation des identités collectives. Parsons

conçoit les institutions de la société au point de vue de la solidarité sociale. L‟intégration sociale

relèverait, en conséquence, de la formation et de la reproduction des solidarités sociales. Ces

processus permettraient de consolider les rapports qui unissent les individus à une forme

particulière de vie.

Cette brève discussion éclaire, d‟après Habermas, le développement qu‟a connu la théorie des

systèmes. Pour rendre compte de l‟intégration sociale, Parsons aurait dû déterminer le statut

théorique qui appartient au concept de valeur. Sa prédilection pour un paradigme sociologique

objectiviste le mène à comprendre la nature des valeurs à l‟aide d‟une théorie des médiums

d’échange, que Habermas se réapproprie pour expliquer les phénomènes d‟anomie dont nous avons

100 Le concept de symbole expressif réfère à des éléments sémantiques que le sous-système culturel met à profit

pour que les individus puissent véhiculer certaines significations. Il s‟agit, à vrai dire, d‟une espèce particulière

de langage permettant d‟exprimer des messages qui ne trouveraient autrement pas d‟issu. Voir Parsons, T., The

Social System, p. 4, 1951. On peut penser, par exemple, à l‟argot ou au hip-hop. Ces exemples sont indicatifs de

la manière dont Parsons comprend le concept de valeur. Certes, dans la mesure où ils peuvent être façonnés

significativement par un acteur, l‟argot et le hip-hop peuvent bel et bien être tenus pour des objets. L‟objection

qu‟oppose Habermas tient à l‟impossibilité de traiter les valeurs de la même façon qu‟un objet physique. Pour

lui, cette compréhension des valeurs ferait violence à leur nature communicationnelle, notamment en des

contextes socioculturels où la tradition perd de sa force motivationnelle.

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déjà parlé. Selon la lecture qu‟en fait Habermas, Parsons serait enclin à adopter une approche

strictement fonctionnaliste, qui néglige la dimension compréhensive de l‟analyse sociologique. Dès

lors, le sens subjectif des acteurs sociaux n‟entre plus en ligne de compte. Autrement dit, afin de

contourner la difficulté que pose la détermination du statut des valeurs, Parsons miserait sur une

théorie des média régulateurs (Steuerungsmedien). Cette théorie explique l‟intégration par le biais

d‟une approche excluant, de par ses linéaments théoriques mêmes, les processus

d‟intercompréhension qui mènent à la conclusion d‟ententes motivées rationnellement.

Qu‟est-ce qu‟un média régulateur ? Parsons conçoit ce concept en relevant certaines propriétés

de l‟argent. Ainsi, le terme média désignerait un langage spécialisé qui émerge dans un contexte

caractérisé par la différenciation fonctionnelle. Habermas nous informe que Parsons aurait poursuivi

ici une analogie entre grammaire et code : de même que le langage obéit à une grammaire fixant les

conditions d‟emploi et de construction d‟énoncés, de même les médias posséderaient un code

déterminant la façon dont ils doivent être utilisés. De ce fait, il faut comprendre le concept de média

comme un langage spécialisé permettant des échanges entre les différents systèmes de la société. Sa

particularité consiste en ceci : dans une société complexe, le média permet de congédier le recours à

la violence au profit d‟une coordination de l‟agir basée sur une codification des préférences

individuelles. Tout média dispose d‟un code à structure binaire qui réduit la complexité du choix.

En ce sens, Parsons affirme que les médias possèdent une structure symbolique qui les confère

d‟une grande capacité de généralisation. En d‟autres termes, les médias se révèlent efficaces dans

une gamme large de situations et permettent, pour cette raison, de réduire la complexité de la prise

des décisions.

Par exemple, les contrats de propriété et de travail codifient les conditions d‟usage de l‟argent.

Ce dernier témoigne d‟une circulation illimitée dans la société. En effet, la masse monétaire

favorise les transactions commerciales dans un contexte de rareté. Par ailleurs, l‟argent rend

possible l‟accomplissement de buts politiques, dans la mesure où les gouvernements ont par force

besoin d‟un budget raisonnable. L‟argent fournit aussi une motivation supplémentaire à la

réalisation d‟objectifs sociaux. Cela s‟explique par l‟augmentation de la capacité d‟acquisition (ou

la mise en place de mesures incitatives). De ce fait, l‟argent constitue une ressource systémique qui

facilite la communication entre les différents domaines de la société : elle touche à la fois le système

politique et la communauté sociétale. Enfin, l‟argent est capable de rompre la logique des jeux à

somme nulle : il est possible d‟augmenter le patrimoine par le biais des investissements et de la

valeur ajoutée. D‟après Parsons, le pouvoir, l‟influence et les obligations par les valeurs (value-

commitments) posséderaient également ces caractéristiques.

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VI. La théorie des médiums chez Luhmann

Dans un article récemment paru, Daniel Chernilo défend la thèse suivante : on constate à présent

une convergence des théories contemporaines de la société vers un paradigme unique. À l‟instar de

Lakatos, le commentateur soutient que la théorie sociale est devenue un programme cumulatif de

recherche. En effet, elle s‟avère un élément crucial des théories de Parsons, Habermas et Luhmann,

bien que les prémisses diffèrent dans une forte mesure. De plus, chez les trois auteurs, la théorie des

médias renvoie à peu près à la même classe de considérations, en l‟occurrence aux principes de

différenciation et de reproduction des sociétés complexes. L‟interprétation de Chernilo met en

évidence la façon dont la sociologie a compris, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le

problème de la complexité. La théorie sociale a identifié le phénomène de la complexité à la

stabilisation d‟un type particulier de mécanisme symbolique dont le but est de faciliter la

reproduction de l‟ordre social. La mise en œuvre d‟un tel mécanisme s‟expliquerait en faisant appel

à une théorie évolutive de la société.101

Pour Luhmann, la théorie des médias représente un volet essentiel de la théorie de la société. Or,

à la différence de Parsons, il ne rattache pas l‟existence des médiums à la problématique de

l‟échange, mais à celle de la contingence. Comme on le sait, est contingent selon Luhmann tout ce

qui s‟avère non impossible et non nécessaire, c‟est-à-dire tout événement et toute entité admettant

« la possibilité du néant et l‟existence d‟autres possibilités ».102

Le concept de contingence permet,

par ailleurs, d‟augmenter le degré d‟abstraction de la théorie sociale, en ceci qu‟il ne préjuge pas de

l‟évolution expérimentée par les sociétés. Luhmann soutient qu‟aucune théorie ne pourrait prédire

l‟apparition de nouveaux mécanismes de coordination sociale. Pour cette raison, il est préférable

d‟adopter une disposition heuristique qui éclaire les conditions dans lesquelles émergent les médias.

Ainsi, Luhmann apporte des modifications significatives à la théorie de Parsons : les médias

s‟expliquent par le besoin de gérer la contingence qui découle des rapports humains par le biais de

la transmission codée de préférences.

Luhmann présuppose que les hommes ne possèdent qu‟une faible capacité pour traiter

101 Chernilo, D., The Theorization of Social Co-ordinations in Differentiated Societies : the Theory of Generalized

Symbolic Media in Parsons, Luhmann and Habermas dans British Journal of Sociology, Vol 53, Issue No 2,

(september 2002), pp. 431-49. 102 Luhmann, N., Generalized Media and the Problem of Contingency, p. 509 dans Explorations in General Theory

in Social Science, Jan J. Loubser, Rainer C. Baum, Andrew Effrat and Victor Meyer Lidz (ed.), Volume Two,

The Fress Press, New York, Collier Macmillan Publishers, London, 1976.

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l‟information. Dans un contexte sociétal complexe, les médias constituent donc des mécanismes

facilitant la médiation des rapports humains qui se révèlent extrêmement fragiles et susceptibles

d‟être brisés en tout temps. Ceci s‟explique par le caractère contingent des rapports sociaux. Un

rapport de double contingence103

émerge par suite d‟une interaction entre deux êtres humains. On

se rappelle que la théorie des systèmes adopte à ce sujet une disposition théorique particulière, en

l‟occurrence l‟hypothèse que la communication constitue un phénomène fort improbable. Comme

on l‟a vu, l‟être humain est, pour Luhmann, un système psychique (autoréférentiel) fermé sur le

plan des opérations. De ce fait, les liens humains revêtiraient un caractère opaque. Ceci est le

fondement de la critique que Luhmann adresse à Parsons. Le sociologue de Bielefeld problématise

ainsi la thèse selon laquelle l‟ordre social reposerait sur la complémentarité comportementale qui

découle de l‟institutionnalisation de certaines valeurs. L‟analyse sociologique devrait plutôt scruter

la motivation qui émane des normes, c‟est-à-dire la force d‟obligation que celles-ci renferment.

Quoique plausible, la théorie parsonienne opérerait, à en croire Luhmann, une espèce de regressio

ad infinitum : le sens du devoir (oughtness) possède-t-il une nature normative ? Ou faudrait-il

supposer que l‟obligation constitue une norme d‟ordre supérieur ? Voici le contexte dans lequel

s‟inscrit une théorie des médias.

Luhmann recentre l‟intérêt théorique sur la notion d‟attente. La norme se caractérise par le fait

de mobiliser un type particulier d‟attente, de sorte que les individus tiennent à défendre la validité

d‟un certain comportement ou principe. En tant que structure sociale, les normes Ŕ soient-elles

morales, conventionnelles ou juridiques Ŕ ont pour fonction de stabiliser une orientation

comportementale distincte, à savoir : la détermination de l‟individu à agir en conformité avec les

préceptes institués. D‟après Luhmann, celle-ci n‟est qu‟un type particulier d‟attente. Il y en aurait

un autre type, que Luhmann appelle attente cognitive. La particularité de cette dernière réside dans

la disposition à apprendre des déceptions. À la différence des attentes normatives, les attentes

cognitives encouragent des processus d‟apprentissage, qui mènent à problématiser le caractère

contrefactuel des normes. Luhmann avance par là l‟hypothèse suivante : Parsons aurait privilégié un

concept normatif d‟intégration sociale. Afin d‟être opérationnels, les médias nécessiteraient une

base de légitimité suffisante. À l‟encontre de Parsons, Luhmann considère que les normes ne

possèdent qu‟une capacité restreinte d‟intégration sociale, qui se vérifie seulement dans le système

légal de la société. Sur ce point, Luhmann et Habermas proposent des interprétations divergentes : si

Habermas voit dans la théorie parsonienne des médias une forme de socialité dépourvue de normes,

Luhmann, quant à lui, estime que Parsons surestime l‟importance des normes au sein de la société.

103 Voir supra chapitre 2, sections II, III et IV.

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Les différents médias emploieraient, selon Luhmann, l‟un de ces types d‟attente, afin de coordonner

significativement l‟action et l‟expérience humaines.

Luhmann insiste notamment sur le fait que la construction de la réalité est un processus

essentiellement sélectif. Que le monde ait un caractère contingent signifie qu‟il dépend d‟une

sélection. Le modèle de la sélection repose sur la possibilité du choix : les systèmes doivent faire

face à une contrainte de sélection, du fait qu‟ils se retrouvent dans un environnement

hypercomplexe.104

Malgré la facticité du choix, un éventail de possibilités demeure disponible pour

les systèmes. En d‟autres mots, on pourrait dire que le choix ne détruit pas la complexité ; il

possède, au contraire, la capacité de réorganiser la complexité de façon à coordonner l‟agir et

l‟expérience humaines, et ce, d‟une façon à la fois significative et distincte pour chaque système de

la société. Que faut-il entendre par là ? Chez Luhmann, le concept de sens vise la manière dont les

systèmes psychiques et sociaux traitent une réalité complexe par le moyen des sélections. Comme

on l‟a vu, Luhmann développe un outil théorique, qu‟il nomme observation105

, pour déterminer les

conditions dans lesquelles s‟opère une réduction de la complexité. De ce fait, observer une sélection

doit présupposer un système de référence, c‟est-à-dire un observateur qui entretient un rapport

sélectif avec la réalité. Un système attribue significativement une sélection soit à son propre régime

d‟activité, soit aux événements se déroulant dans son environnement. Les concepts d‟action et

d‟expérience désignent respectivement ces deux possibilités. En conséquence, l‟action et

l‟expérience proviennent d‟une utilisation productive du sens, c‟est-à-dire d‟une administration de

l‟autoréférence et de l‟alter-référence permettant de poursuivre l‟autopoïèse du système. En somme,

la distinction entre l‟action et l‟expérience découle d‟une faculté que seules la communication et la

conscience possèdent.

Selon Luhmann, il est nécessaire de comprendre l‟émergence de médias en ayant recours à une

théorie évolutive de la société. La capacité d‟orienter la sélection d‟après la différence entre l‟action

et l‟expérience s‟avère, de ce fait, un acquis évolutif. Dans un texte encore programmatique,

Luhmann suggère que l‟emploi de la différence en question s‟explique par l‟effondrement d‟une

vision religieuse du monde.106

Depuis le XVIIe siècle, la société européenne a connu une

104 Il faut rappeler que l‟environnement n‟exerce aucune influence causale sur le système. Eu égard du

principe de la fermeture sur le plan des opérations, on peut affirmer seulement que l‟environnement déclenche

certaines opérations dans le système pouvant mener à un changement d‟état. On ne saurait insister assez sur

ceci. 105 Voir chapitre 1, pages 16-22. 106 « […] when considering the communication medium of religion, the feature of individual self-selection still

remains significant because it points to a peculiar difficulty. With other successful communications media, one

can differentiate between experience and action. It is questionable if this can be done with reference to religious

self-commitment. Since classical times, religious experience has been internalized. This internalized experience

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différenciation fonctionnelle progressive, dans laquelle l‟art, la science, l‟économie, la politique et

le système familial trouvent leur origine. L‟invention de l‟imprimerie représente, aux yeux de

Luhmann, un événement majeur dans l‟histoire européenne, puisqu‟elle libéra un potentiel

sémantique jusqu‟alors inusité. En effet, Luhmann considère que la massification de l‟imprimerie

constitue une impulsion décisive à la formation de la pensée critique, laquelle ébranla la force

structurante que détenait, à l‟époque, la dogmatique religieuse. Si les médias sont censés venir en

aide à la communication, et que celle-ci doit affronter les risques de blocage que pose la complexité,

on ne peut plus défendre la thèse selon laquelle les médias seraient, comme estime Parsons, une

sorte de langage spécialisé. Pour Luhmann, les médiums de diffusion (Verbreitungsmedien), telles la

presse écrite et, plus tard, les technologies de l‟information, saccadèrent la stabilité d‟une

communication qui s‟était déployée jusque-là par voie orale. En effet, l‟écriture rompt l‟ancrage

spatio-temporel de la communication, car elle possède la capacité de surmonter les barrières que

constituent le temps et de la distance géographique.

Toutefois, la communication n‟est pas immunisée contre tout risque de blocage. Luhmann utilise

une image assez éloquente pour décrire le phénomène communicationnel sous une perspective

évolutive. L‟évolution de la communication, soutient-il, évoque un système hydraulique qui doit

redistribuer la pression à plusieurs endroits afin d‟assurer la continuité de sa fonction.107

Malgré leur

capacité à surmonter les distances spatio-temporelles, les médias de diffusion enclenchent une

nouvelle difficulté à la gestion de la double contingence, à savoir l‟acceptation de sélections

véhiculées par la communication langagière. De par sa nature même l‟utilisation du langage tend à

multiplier de façon chaotique les possibilités du réel. C‟est dans ce contexte qu‟il faut comprendre

le rôle que jouent les médias dans la théorie des systèmes : ceux-ci se révèlent être des

généralisations symboliques dotées de la faculté de réduire la complexité et, en conséquence, de

mettre un frein à la contingence du choix.

« The need to differentiate experience and action emerges with the increasing complexity

and contingency of social life. […] These media [truth, love, money and power], however,

remain at the level of the social system “institutionalized improbabilities”. They are improbable

has been “subjectivized” in modern times. Both these phenomena must be seen as reactions to the differentiation

of media within society. They attempt a greater separation of experience and action with greater mutual

indifference. The problematic nature of this attempt solution is obvious. If self-commitment means

differentiation of identity for social as well as personal systems, and if identity is always contingent identity-of-

the-system-in-its-environment, then the establishment of identity requires attribution as both as experience and

action. One cannot select and identity for a system without at the same time selecting a relevant environment

and vice versa. The binary schema of attribution to either system or environment already presupposes the

constitution if the system in an ordered environment. It cannot be applied to the constituting processes

themselves. » Luhmann, N., Religious Dogmatics and the Evolution of Societies, p. 48, Edwin Mellen Press,

New York and Toronto, 1984. 107 Luhmann, N., Systèmes sociaux, p. 208.

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because they presuppose a differentiation of experience and action which lacks a sufficient base

in the psychic systems. Media are, furthermore, supposed to bring about improbable

connections of choices; they also are generalized, specialized, and function as routine selection

of problem cases. They presuppose very complicated institutional arrangements for information

selection, organization of role support, neutralization of dysfunctions, and so on. Only in social

systems can improbable selection chains become expectable and reliable performance. »108

Luhmann comprend l‟évolution de la société à partir de trois mécanismes systémiques, à savoir :

la variation, la sélection et la stabilisation. Chacun d‟entre eux remplit une fonction particulière.

L‟évolution sociale présuppose, premièrement, des mécanismes de variation. Ces derniers se

caractérisent par le fait d‟accroître le nombre de possibilités disponibles. Par ailleurs, il est

nécessaire qu‟il y ait des mécanismes de sélection afin de mettre en œuvre des structures

systémiques qui assurent la continuité du cycle communicationnel. Finalement, Luhmann fait

référence aux mécanismes de stabilisation, dont la fonction est de garantir l‟usage à répétition des

possibilités sélectionnées précédemment. La fonction de variation est réalisée par le langage ; celle

de sélection, par les médias ; et celle de stabilisation, par les systèmes de la société à caractère

fonctionnel.

Nous pouvons maintenant reprendre la thèse avancée ci-dessus. Les médias émergent dans la

réalité sociale pour diminuer la contingence de l‟agir humain. Pour ce faire, ils utilisent la

codification de préférences au moyen d‟un schéma binaire que Luhmann appelle code. Chaque

média possède un code spécifique qui renvoie à deux valeurs : l‟une positive, l‟autre négative. La

structure binaire des codes permet de classer les préférences des acteurs participant à la

communication sociale, de sorte que les sélections rattachées à la valeur positive du code seront

acceptées, tandis que celles rattachées à la valeur négative du code seront refusées. Par acceptation,

Luhmann entend la décision de tenir une sélection pour prémisse d‟une autre décision à prendre

ultérieurement. On peut penser, par exemple, à la vérité. En tant que média institutionnalisé au sein

de la communauté scientifique, la vérité permet de différencier les contributions apportées par les

chercheurs d‟après une distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux. De ce fait, les projets de

recherche dont les conclusions se révèlent fausses seront écartés, c‟est-à-dire qu‟ils ne seront pas

tenus pour prémisses valables par les spécialistes d‟un champ de spécialisation donné. En revanche,

les hypothèses validées seront prises en considération comme des acquis pour les recherches à

venir.

Le recours aux codes facilite la généralisation des actions et des expériences de manière à rendre

plus vraisemblable l‟acceptation de la communication. Ainsi, les médias peuvent faire abstraction

108 Luhmann, N., Generalized Media and the Problem of Contingency, op. cit., p. 518.

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du contenu concret qui se rattache aux offres communicationnelles. À vrai dire, peu importe ce que

l‟on fait avec l‟argent, le pouvoir, l‟amour, l‟art ou la vérité ; les médias demeurent indifférents par

rapport au contenu de la communication. Par contre, le modèle de sélection qu‟ils emploient

constitue un élément fort important. Comme résultat de l‟évolution sociale, chaque média s‟est

différencié afin de régler une sphère particulière de coordination, que Luhmann désigne par le terme

constellation sélective. La vérité règle la transmission d‟expériences significatives que l‟on a du

monde physico-chimique. Pour ce faire, la vérité mobilise une attente cognitive : la science rejette

toute espèce de certitude obtenue de manière dogmatique ou subjective. Elle commande, en

revanche, la réalisation d‟une recherche dont les résultats doivent être soumis à une vérification

d‟ordre expérimental. Les valeurs (value commitments) font de même, quoiqu‟à l‟aide d‟une attente

normative : elle prépare une expérience par l‟intermédiaire d‟une sélection que l‟on attribue à

quelqu‟un d‟autre. Ainsi est-il possible de généraliser une expérience que l‟on vit à titre personnel.

En d‟autres termes, les valeurs fournissent une médiation significative pour l‟expérience : elles sont

inculquées dans le but d‟orienter sensément les vécus expérimentés de manière intime. C‟est ainsi

que les expériences deviennent un thème de la communication sociale.

L‟amour et l‟influence coordonnent une constellation autre, soit celle de préparer une action par

l‟intermédiaire d‟une expérience. Dans la tradition européenne, l‟amour adopta, premièrement, la

forme d‟une vertu civique. D‟une part, il avait pour fonction de rassembler les membres d‟une

communauté politique dans le monde socioculturel de la Grèce antique. D‟autre part, le monde

moderne vit émerger un média particulier, dont l‟efficacité repose sur l‟élection d‟une personne

pour amorcer un projet de vie commun. Le premier témoignage que l‟on a de l‟amour moderne

provient du XIVe siècle. Luhmann décrit la naissance de ce média en ayant recours à la sémantique

de la passion. En effet, l‟amour courtois a moins trait à un projet de vie en couple, qu‟à une passion

vécue au dam de toute espèce d‟engagement. Même si cette forme subsiste dans la littérature et

l‟érotisme, l‟amour perd de sa force passionnelle afin de gagner en stabilité. La passion cesse de

symboliser l‟amour au profit d‟une compréhension mutuelle basée sur l‟identification d‟un

partenaire auprès duquel l‟on pourra entreprendre un projet de vie, avoir des enfants et partager une

intimité. Par ailleurs, l‟influence prend le relais de l‟amour sur la place publique. Il s‟agit d‟orienter

la prise de décisions à partir d‟une expérience significative. Tant l‟amour que l‟influence font usage

d‟une attente normative : c‟est la raison pour laquelle on a tendance à croire que l‟amour est disparu

lorsque la passion commence à s‟épuiser. De même, il faut une certaine assurance pour utiliser

l‟influence : à l‟évidence, il serait difficile de motiver une action quelconque en raison d‟une

expérience mondaine.

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L‟argent et l‟art règlent la constellation inverse, en l‟occurrence celle de préparer une expérience

par l‟intermédiaire d‟une action. D‟une part, l‟argent motive une acceptation non problématique des

décisions prises dans l‟environnement : peu importe les raisons qui mènent les clients à acheter des

biens superflus. L‟argent symbolise les besoins des individus, quels qu‟ils soient, et fournit par là

même un moyen permettant de les satisfaire. D‟ autre part, l‟art suscite un vécu par le biais d‟une

action expressive. On peut penser, par exemple, au graffiti : il est une sorte d‟intervention dans

l‟espace urbain qui s‟opère dans le but de problématiser l‟aménagement de la ville. Si la fonction de

l‟argent consiste à coordonner la production et l‟échange de biens et de services, l‟art cherche, en

revanche, à mettre en évidence le caractère contingent Ŕ et donc modifiable Ŕ qui appartient au réel.

Le pouvoir sert à coordonner les actions des individus. Il constitue un mécanisme permettant de

motiver une action par suite d‟une autre action. Le pouvoir mobilise une attente cognitive : on

accepte de se soumettre à celui qui détient le pouvoir, puisque l‟on sait qu‟il pourrait employer de

moyens de coercition physique. Luhmann a été influencé décisivement par la tradition qui va de

Hobbes jusqu‟à Parsons, en passant par Max Weber. Au regard de cette tradition, le pouvoir consiste

à éviter les désagréments provoqués par l‟utilisation de la violence, et ce, aussi pour celui qui en

détient les moyens. De ce fait, on peut comprendre le pouvoir comme la capacité à déterminer le

comportement d‟autrui en fonction de desseins qui lui sont étrangers.

Avant de terminer, il est nécessaire de répondre à la question suivante : quelles conditions

doivent concourir pour que les médias puissent constituer des structures durables ? À ce sujet,

Luhmann indique qu‟il faut tenir compte de trois classes de considérations, à savoir : a) la capacité

de généralisation des médias ; b) le rapport entre l‟émergence des médiums et la formation de

systèmes ; et c) la nature réflexive des médias.

a) Estelle Ferraresse a fait valoir, à juste titre, que les médiums ne trouvent pas leur finalité en

eux-mêmes, mais en ce qu‟ils représentent.109

Comme on l‟a vu, Luhmann soutient que le sens

opère par l‟entremise de généralisations symboliques qui permettent de repérer facilement les règles

de sélection employées par les systèmes. Un média couronné de succès est, par conséquent, celui

qui réussit à symboliser les différents niveaux dans lesquels se déploie son fonctionnement.

Luhmann soutient que les médias opèrent à trois niveaux : le niveau communicationnel, le niveau

symbiotique et le niveau de la motivation. Au niveau communicationnel, les médiums doivent forger

une ressource sémantique favorisant l‟identification d‟une constellation sélective particulière.

Comme on le sait, Luhmann désigne un telle ressource par le terme code. Au niveau symbiotique,

109 Ferrarese, E., Niklas Luhmann. Une introduction, p. 153, Agora, France, 2007.

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les médiums doivent être en mesure de symboliser le lien qui unit la communication avec le corps

humain. Luhmann considère le corps sous l‟angle de sa nature plastique, laquelle favorise

l‟adaptation des processus organiques vis-à-vis d‟un environnement qui présente des conditions

variables. Les médiums procurent par là un appui organique facilitant l‟acceptation des offres

communicationnelles : la science et l‟art font appel à la perception ; l‟amour, à la sexualité ;

l‟argent, aux besoins enracinés dans la constitution physique des individus ; et le pouvoir, à la

violence. Par contre, il manque aux valeurs et à l‟influence une dimension symbiotique renforçant la

coordination de l‟expérience et de l‟action. Finalement, le succès que les médias ont connu au fil de

l‟évolution sociale s‟explique de par leur faculté à engager la motivation des acteurs : le renvoi aux

codes et au corps humain présente les constellations sélectives comme si elles relevaient de la

volonté des hommes, c‟est-à-dire comme si elles étaient résultat d‟un acte librement choisi. Du

reste, les médias renforcent leur constellation sélective en établissant des contraintes à

l‟autosatisfaction. Au sein des sociétés modernes, l‟autarcie devient une possibilité quasiment

impraticable ; l‟onanisme est confiné à une étape primaire de la sexualité ; et les certitudes obtenues

par voies introspectives sont discréditées.

b) En outre, l‟émergence des médias est corrélée à la formation des systèmes de communication

et aux rapports que ces derniers entretiennent avec les systèmes qui font partie de leur

environnement. Si les valeurs et l‟influence ne possèdent qu‟une faible force de généralisation, la

raison en est Ŕ outre le manque de base symbiotique Ŕ l‟inexistence d‟un système de

communication auquel elles peuvent se rattacher spécifiquement. La disponibilité des médias tient à

la base structurale des systèmes. Que l‟on pense, par exemple, à la possibilité de solliciter un prêt

hypothécaire si les banques faisaient défaut. Chaque média nécessite toute une série de conditions

institutionnelles permettant la continuité de sa fonction. Il est nécessaire, cependant, de nuancer

cette affirmation pour interpréter correctement la théorie des systèmes. Luhmann suggère que les

médias ne résultent pas nécessairement de la différenciation systémique. Bien au contraire, il serait

plus adéquat d‟inverser ce rapport afin d‟examiner la différenciation des systèmes au regard des

prestations fournies par les médias. En fait, le rapport entre système et média est complexe : il

s‟établirait entre eux une espèce d‟interdépendance. Si les médiums sont des mécanismes de

sélection, cela implique qu‟ils possèdent la faculté de sélectionner les structures les plus aptes à

favoriser la coordination de l‟agir. Or ce sont les systèmes qui peuvent stabiliser une fonction, non

pas les médias. Cette interdépendance peut être résumée de la façon suivante : d‟une part, les

médias nécessitent un appui systémique Ŕ à la fois communicationnel, symbiotique et motivationnel

Ŕ qui leur permet de stabiliser une structure référentielle ; d‟autre part, les systèmes nécessitent des

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généralisations symboliques qui leur permettent de maintenir leur autopoïèse en œuvre. L‟évolution

sociale montre que tout système est parvenu à stabiliser seulement un mécanisme de sélection, et

que la fonction de ce dernier consiste à réduire la complexité.

c) Aussi l‟émergence des médias dépend-elle de leur capacité à déployer un régime d‟activité

réflexive. Luhmann utilise un concept de réflexion qui renvoi à celui de processus. Un média opère

réflexivement quand il est capable d‟enchaîner de manière autoréférentielle les processus qu‟il

commande. On peut exprimer ceci différemment : un processus réflexif est celui qui applique sur

lui-même les opérations qui lui sont constitutives. L‟histoire européenne témoigne de nombreux

processus réflexifs, dont la naissance de l‟économie financière, les révolutions scientifiques, la

création artistique et le rule of law. À l‟heure actuelle, l‟économie compte sur un ensemble fort

sophistiqué d‟outils permettant d‟utiliser d‟importantes sommes d‟argent, sans en être le

propriétaire pour autant. De même, les révolutions scientifiques, au sens de Kuhn, mettent en relief

le fait que le discours épistémologique ne relève d‟aucun principe qui lui soit extérieur. Dès lors, la

vérité scientifique trouve son origine dans la codification méthodologique d‟énoncés assertoriques.

Pour sa part, la création artistique constitue également une sphère réflexive de la société moderne.

Au cours du XXe siècle, on constate que l‟art s‟est livré à la production d‟un discours voulant

problématiser les conditions dans lesquelles se déroule la création artistique. À cet égard, la figure

de Marcel Duchamp est symptomatique. Quant au pouvoir, on peut aussi bien soutenir qu‟il met en

œuvre des processus réflexifs. Aussi sanglante puisse-t-elle être parfois, l‟utilisation du pouvoir est

contrainte à respecter des dispositions légales. Cette tendance s‟est vue renforcée par la

mondialisation. Désormais, les dictatures font l‟objet d‟un examen sévère de la part des espaces

publics déployés à l‟échelle planétaire.

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Chapitre 4

Le monde vécu et son rapport avec l‟agir communicationnel

Comprendre le projet que Habermas développe dans sa TAC exige de reconstruire préalablement

les thèses fondamentales de la sociologie classique. Nous avons satisfait cette exigence au chapitre

précédent. En voici le bilan : tant la théorie de l‟action que la théorie des systèmes font preuve de

certaines insuffisances sur le plan de la construction conceptuelle et quant à leurs conclusions. Nous

avons souligné, premièrement, que la théorie de Weber néglige la dimension communicationnelle

qui appartient aux processus de rationalisation. Étant parti d‟un modèle monologique, l‟auteur de

l‟Éthique protestante en arrive à un diagnostic fort pessimiste de l‟époque contemporaine.

Deuxièmement, nous avons fait référence à la thèse durkheimienne sur l‟origine sacrée du

symbolisme et de la formation de solidarités sociales. Comme on le sait, Habermas s‟approprie la

théorie durkheimienne dans le but de montrer que toute espèce d‟ordre de vie présuppose un

consensus normatif fondamental. De ce fait, l‟agir en conformité aux normes actualise des

opérations symboliques qui y renvoient. Selon Habermas, l‟hypothèse sur la normativité qui devrait

découler de la division du travail social paraît cependant moins convaincante. Notre auteur soutient

que celle-ci est, à vrai dire, dépourvue d‟appui empirique. Bien au contraire, la division du travail

semble être à l‟origine de l‟éclosion de toute une série de pathologies sociales, que Durkheim tenta

de décrire, quoique de manière peu satisfaisante, par le concept d‟anomie. Finalement, nous avons

discuté la théorie systémique de Parsons. Habermas met en relief que la sociologie de Parsons

privilégie un concept systémique d‟action sociale, dont la formulation tardive fait appel à une

théorie des médiums symboliques d‟échange. Ce faisant, Parsons conclut que, à l‟heure actuelle,

seule la théorie des systèmes peut rendre compte des sociétés ayant atteint un degré fort élevé de

complexité. Or, comme Habermas le souligne à juste titre, une telle avenue théorique adopte une

perspective objectiviste qui fait abstraction de la prise de position effectuée par les individus à

l‟égard de l‟ensemble de normes et d‟institutions réglant leur vie commune. On peut exprimer cette

objection différemment. Si la société n‟était qu‟un ensemble de mécanismes systémiques, comment

serait-il possible de réclamer une légitimité quelconque pour ses institutions ? Qu‟il s‟agisse des

théories de l‟action ou des théories des systèmes, les auteurs classiques de la sociologie, y compris

Parsons, ne sont pas en mesure de dresser un portrait vraisemblable de la société contemporaine.

Comme on l‟a remarqué ci-dessus, la formulation une théorie sociale générale nécessite à présent

une collaboration interdisciplinaire : Habermas fait appel à la philosophie et à la sociologie pour

relever ce défi. Pour ce faire, Habermas fait usage d‟un concept appartenant à la tradition

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phénoménologique qui remonte jusqu‟à Husserl, en l‟occurrence celui de monde vécu (Lebenswelt).

Dans ce chapitre, nous examinerons le rôle du concept de monde vécu dans la théorie de l‟agir

communicationnel. Celui-ci vient parachever un concept d‟activité communicationnelle développé

jusqu‟ici dans le cadre de la philosophie du langage. Habermas reformule les thèses centrales de la

sociologie phénoménologique de Schütz pour reconstruire, de façon pragmatique, la signification

intuitive que les sujets octroient à leur expérience quotidienne du monde (I). Ceci lui permet

d‟inscrire la pratique communicationnelle dans l‟évolution des sociétés, et de la considérer à juste

titre comme un vecteur de rationalisation (II). Une rationalisation d‟ordre communicationnel est à

comprendre dans le sens de ce que Habermas appelle reproduction symbolique du monde vécu. En

effet, la rationalité communicationnelle se vérifie dans trois processus de reproduction distincts, en

l‟occurrence la transmission réflexive des traditions culturelles, la légitimation des ordres de vie et

la formation critique de la personnalité (III). Or, Habermas est tout à fait conscient que cette

stratégie conceptuelle comporte quelques limites. Les sociétés modernes comportent, bien entendu,

une dimension systémique que notre auteur tente d‟appréhender par le biais d‟une théorie des

médias. Habermas estime, pour cette raison, qu‟il est nécessaire de formuler une théorie sociale à

deux niveaux expliquant la formation de mécanismes systémiques dans les termes d‟une théorie

évolutive de la société (IV). Finalement, nous présenterons la notion de colonisation du monde

vécu. Habermas tente par là de se réapproprier les thèses de la perte de liberté et de la perte de sens

avancées par Weber. Toutefois, il considère qu‟il faut faire appel à une interprétation critique de la

sociologie wébérienne telle que formulée par Luckacs. De ce fait, Habermas infléchit la

signification d‟une théorie critique de la société : désormais, celle-ci aura pour but d‟éclairer les

troubles expérimentés par la reproduction symbolique qui découlent de l‟élargissement du domaine

opérationnel de l‟économie capitaliste et des bureaucraties étatiques dans la modernité avancée

(VI).

I. Le concept de monde vécu et le tournant pragmatique

Husserl forge le concept de monde vécu pour mettre en évidence le caractère a-problématique et

antéprédicatif qui appartient à notre expérience du monde. Dans le sillage de la philosophie de la

conscience, Husserl tâche d‟expliciter la manière dont se réalisent les actes de constitution d‟un

sujet qui expérimente le monde à la première personne, c‟est-à-dire au regard d‟une perspective

interne. Le concept de monde vécu permet à Husserl d‟éclairer une dimension de la subjectivité

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jusque-là vierge : la description phénoménologique fait ressortir une série de présuppositions qui

accompagnent silencieusement, pour ainsi dire, l‟appréhension cognitive du réel. Il fait valoir que,

dans les actes de constitution opérés par l‟intelligence humaine, de nombreuses certitudes sont

toujours déjà à l‟œuvre. Celles-ci permettent, en fait, de doter de sens et d‟intelligibilité les

événements qui adviennent dans le monde. De ce fait, Husserl émet une critique impitoyable à

l‟égard des sciences de la nature : la défaillance de la science expérimentale s‟explique actuellement

par le fait que celle-ci a opéré une objectivation du monde vécu. Or, celui-ci n‟admet pas, à vrai

dire, la possibilité d‟une telle objectivation. Les certitudes qui en font partie ne possèdent pas un

caractère spatio-temporel, à la manière des objets étudiés par la physique. Bien au contraire, Husserl

démontre que tout objet scientifique est a fortiori un corrélat des opérations de la subjectivité, c‟est-

à-dire une visée de la conscience. Soutenir le contraire serait retomber dans une épistémologie pré-

critique (ou empiriste) qui octroie une existence en soi aux objectivités. Pourtant, à l‟époque du

positivisme, la science expérimentale n‟en demeure pas là. De surcroît, elle considère que la

subjectivité humaine est, elle aussi, un objet de la nature.110

Comme on le sait, Habermas prend congé des prémisses de la philosophie de la conscience. En

effet, il s‟intéresse moins au traitement qu‟a reçu le concept de monde vécu dans le cadre de la

phénoménologie transcendantale qu‟à sa reformulation sociologique. Cela étant, Habermas accorde

une certaine importance à l‟œuvre d‟Alfred Schütz. Le sociologue autrichien infléchit le sens que

Husserl avait octroyé au concept en question. D‟après Schütz, le concept de monde vécu désigne, en

premier lieu, le fait que le monde nous est toujours « donné d‟avance ». La différence décisive qui

sépare Schütz d‟avec Husserl réside dans le passage qui s‟opère chez celui-là vers la théorie de

l‟action. Schütz ne comprend pas le concept de monde vécu dans les termes d‟une théorie de la

connaissance (ou de la constitution), mais plutôt dans les termes d‟une théorie de l‟action.111

Chez

Schütz, le monde vécu apparaît comme étant un ensemble de structures subjectives permettant à

l‟homme d‟orienter son agir dans le monde. De ce fait, l‟agir en vue d‟une fin se révèle une espèce

d‟action possible parmi d‟autres. La sociologie de filiation phénoménologique tente par là de

montrer les présupposés qui sont à la base de l‟agir humain en général. Pour ce faire, les concepts

de situation et d‟horizon revêtent une signification capitale.

Le monde vécu participe activement à la détermination des aspects situationnels qui s‟avèrent

significatifs pour l‟acteur. En identifier la pertinence est donc une tâche de premier ordre pour la

110 Husserl, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris, 1976.

111 Habermas J., Théorie de l’agir communicationnel II : Critique de la raison fonctionnaliste, p. 142, Fayard,

France, 1987.

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sociologie phénoménologique. D‟après Schütz, une telle identification relève notamment d‟une

motivation pragmatique. Par exemple, nous ne remarquons pas qu‟il nous manque de la monnaie

avant de nous rendre au parcomètre. Un besoin pratique s‟impose alors : soit nous cherchons de la

monnaie afin de payer le parcomètre, soit nous décidons de garer la voiture ailleurs. Le centre

d‟intérêt se déplace en accord avec les problèmes que pose la situation tour à tour. Schütz soutient

que les aspects significatifs de l‟action s‟organisent d‟après trois dimensions : une dimension

spatiale, une dimension temporelle et une dimension sociale. Dans l‟exemple proposé ci-dessus, la

dimension spatiale se révèle pertinente lorsqu‟il faut trouver quelqu‟un qui ait de la monnaie ou,

alternativement, un lieu non payant pour stationner. Les éléments temporels entrent également en

ligne de compte. Il se peut que nous décidions de prendre le risque de nous exposer à une amende,

c‟est-à-dire de partir sans payer parce que le temps presse. Encore faut-il tenir compte de la

dimension temporelle du monde vécu pour qu‟une situation puisse faire l‟objet d‟une interprétation.

À titre d‟exemple, on peut penser à ce qui se passe dans le métro à l‟heure de pointe. Les références

spatio-temporelles adoptent une signification spécifique en raison d‟une certaine occurrence sociale,

à savoir : le fait qu‟à cette heure-là, le métro sera probablement bondé, car la plupart des gens

terminent de travailler à peu près à la même heure. Schütz utilise la métaphore du cercle

concentrique pour décrire la manière dont les éléments spatio-temporels et sociaux du monde vécu

sont disposés. Il fait ainsi valoir que toute situation connote un horizon de sens qui est indispensable

à l‟agir humain. Schütz semble ici décliner sociologiquement le concept husserlien d‟intentionnalité

d‟horizon. Les possibilités qui s‟ouvrent dans chaque situation possèdent une signification

discernable dans la mesure où elles se rapportent à des événements passés. À l‟instar de Husserl,

Schütz démontre qu‟aucune situation n‟aurait de sens à défaut d‟un horizon tout aussi significatif

qui se configure de manière corrélative au déroulement de l‟action. Aussi éloignés soient-ils des

lieux, des temps historiques ou des sociétés, ils demeurent accessibles en tant que ressources

sémantiques permettant aux acteurs d‟orienter significativement leur agir dans le monde. La

métaphore du cercle concentrique illustre graphiquement les relations de distance et de proximité

qui concourent à la définition du contexte dans lequel les sujets déploient une activité

intentionnelle.

Bien qu‟il ait abandonné le paradigme de la subjectivité transcendantale, Schütz adopte la

perspective intérieure d‟un sujet qui expérimente le monde à la première personne. En effet, il tâche

de reconstruire les conditions les plus élémentaires grâce auxquelles le monde devient, à nos yeux,

une totalité dotée de sens. Or, il semble négliger un point de la plus haute importance, car il aborde

ce problème en partant d‟un monde déjà constitué dans l‟intersubjectivité. Autrement dit, Schütz

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n‟explique pas comment ce monde, intersubjectif par principe, voit le jour. Pour sa part, Habermas

se penche sur cette problématique en ayant recours à une théorie pragmatique de l‟agir

communicationnel. Nous avons insisté, au chapitre précédent, sur la signification sociologique de la

communication langagière. Il est possible de soutenir maintenant que le monde vécu et l‟agir

communicationnel sont des concepts complémentaires. Celui-là remplit à la fois les fonctions de

contexte et de ressource pour celui-ci. En ce sens, le monde vécu apparaît sous un nouveau jour :

« Dans la perspective tournée vers la situation, le monde vécu apparaît comme un réservoir

d‟évidences où de convictions intactes, où les participants à la communication puissent

procéder à des interprétations destinées à la coopération. Mais des éléments particuliers,

certaines évidences, sont mobilisés sous forme d’un savoir consenti et problématique en même

temps seulement lorsqu‟ils deviennent pertinents pour une situation. […] Si nous abandonnons

maintenant les principes de la philosophie de la conscience, avec lesquels Husserl traite la

problématique du monde vécu, nous pouvons penser le monde vécu comme représenté à travers

un ensemble de modèles d‟interprétation, transmis par la culture et organisés dans le langage. Il

n‟est plus besoin dès lors d‟expliciter le propos d‟un contexte de renvois, reliant entre eux les

éléments d‟une situation et reliant la situation au monde vécu dans le cadre d‟une

phénoménologie et d‟une psychologie de la perception. On peut, bien au contraire, voir dans les

contextes de renvois les connexions de signification qui existent entre une énonciation donnée,

le contexte immédiat et l‟horizon de signification qu‟elle connote. Les contextes de renvois

remontent aux relations soumises à des règles grammaticales, entre éléments d’une réserve de

savoir organisée par le langage. »112

Le changement de paradigme opéré par Habermas obéit à la nécessité d‟expliquer la constitution

intersubjective du monde social. Le philosophe francfortois considère, comme Luhmann, que la

phénoménologie y échoue. La preuve en est que la phénoménologie Ŕ ainsi que la sociologie de

filiation phénoménologique Ŕ doit présupposer l‟existence d‟un monde déjà constitué, qui cerne

l‟espace-temps dans lequel se déroule l‟agir des êtres humains. Celui-ci dépend, pour sa part, des

prestations interprétatives déployées subjectivement. Habermas infléchit le sens d‟une théorie

générale du monde vécu de sorte à faire état de la société comme étant le produit d‟une activité

coopérative véhiculée par la communication langagière. Autrement dit, que l‟on puisse être et agir

dans le monde est, bien entendu, une possibilité que seule la communication langagière peut offrir.

Dans la mesure où elle fournit des prestations interprétatives organisées dans un système de

langage, les individus possèdent la capacité d‟octroyer une signification partagée à ce qui advient

dans chacune des trois dimensions du monde. En ce sens, ce tournant pragmatique permet une

réappropriation critique de la thèse durkheimienne de la conscience collective. Habermas procède à

une refonte pragmatique du concept de conscience collective en faisant appel à celui de monde

vécu.113

Ce dernier se révèle être le contexte où se déplie toute espèce d‟activité

112 Ibid., p. 138.

113 « Si nous comprenons l‟analyse du monde comme vécu comme un essai pour décrire ce que Durkheim a appelé

conscience collective, en la reconstruisant à partir de la perspective interne des membres, le point de vue

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communicationnelle. Ceci étant, le monde vécu stabilise un ensemble d‟évidences socioculturelles

qu‟il est possible de formaliser à l‟aide d‟une théorie pragmatique de la communication. Les

différentes personnes grammaticales expriment le type de rapports dans lequel s‟investissent les

sujets lorsqu‟ils prennent part à des essais d‟intercompréhension. Ainsi, par la première personne du

singulier, un sujet vise les états intérieurs auxquels il a un accès privilégié, tandis que, par la

troisième personne du singulier, le même sujet adopte une attitude désengagée qui lui permet

d‟observer le monde à la manière d‟un spectateur. Dans le discours scientifique, les sujets

communiquant adoptent cette perspective objectiviste pour décrire des états de fait. Par la première

personne du pluriel, deux sujets s‟entendent enfin à propos des devoirs et des droits qu‟ils sont

moralement et légalement tenus de respecter. L‟agencement de la thèse du monde vécu avec une

théorie pragmatique de la communication rend possible la réunion de deux dimensions clefs de la

théorie sociale. Le niveau méta-théorique Ŕ où le théoricien est censé développer les concepts qui

lui permettront d‟expliquer comment l‟action sociale est possible Ŕ est, de ce fait, relié à l‟exigence

méthodologique de décrire le sens subjectif que les acteurs accordent à leur agir.

À la suite de Schütz, Habermas distingue trois traits fondamentaux du monde vécu. Il est, de

prime abord, un savoir d‟arrière-fond qui est déjà là, c‟est-à-dire donné d‟avance et sans problème.

Schütz entend par là l‟orientation comportementale de l‟adulte éveillé qui, sous l‟emprise de

l‟attitude naturelle, agit sans poser de questions. En ce sens, poursuit Habermas, on peut soutenir

que le monde vécu est expérimenté sur « le mode de l‟évidence » : il s‟avère le sol non

problématique de l‟expérience mondaine, en ceci qu‟il se tient toujours en deçà du seuil de

convictions et de certitudes sujettes à un examen argumentatif. En tant que réserve de savoir, le

monde vécu permet d‟opérer un découpage de la situation que l‟on vit à chaque occasion. De par sa

nature même, le monde vécu s‟avère donc inépuisable. Il peut, tout au plus, disparaître, lorsqu‟on se

retrouve dans une situation qui paraît complètement insaisissable. Toutefois, le monde vécu est co-

originaire à toute expérience. Aussi opaque une situation soit-elle, rien ne nous est complètement

étranger, car il faut se rapporter à ce réservoir de certitudes qui nous permet d‟octroyer une

signification à ce qui advient dans le monde, et ce, quelles qu‟elles soient les circonstances qui

peuvent survenir. En même temps que contexte, le monde vécu constitue une ressource pour

s‟orienter dans un univers à la fois naturel et socioculturel qui est connu d‟avance.

durkheimien pour considérer le changement de structure de la conscience collective pourrait aussi être instructif

pour une enquête partant de la phénoménologie. Les processus de différenciation observés par Durkheim

peuvent alors être compris de la manière suivante : le monde vécu perd de sa force préjudicielle dans la pratique

communicationnelle courante, pour autant que les acteurs doivent leur intercompréhension à des performances

interprétatives propres. » Habermas, J., Ibid., p. 147.

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Deuxièmement, Habermas insiste sur le caractère intersubjectif que possède le monde vécu. Tout

particulièrement, notre auteur défend la thèse suivante : « Le monde vécu doit cette certitude à un a

priori imbriqué dans l‟intersubjectivité de l‟intercompréhension langagière ».114

Habermas

manifeste par là son intention d‟apporter des modifications significatives à la théorie

phénoménologique de l‟intersubjectivité. Si le monde est, en effet, le résultat d‟une co-

détermination à laquelle participent les êtres humains à titre de sujets, force est de reconnaître que

cette co-détermination s‟opère par voie langagière. Autrement dit, le monde vécu n‟est pas mon

monde privé, mais plutôt un savoir d‟arrière-fond partagé par les membres d‟une communauté

linguistique. Ceux-ci y adhèrent dès le moment même où ils utilisent les structures grammaticales

d‟un système de langage. La première personne du pluriel permet de formaliser cette appartenance

d‟abord intuitive. La pratique communicationnelle favorise l‟explicitation des présupposés qui

orientent l‟interaction sociale lorsque ceux-ci perdent de leur évidence. Inversement, le monde vécu

permet de suspendre provisoirement la nécessité de l‟argumentation. Le monde vécu se fait ressentir

alors sur le mode d‟une évidence partagée qui fait office de contexte commun. Ainsi, un chauffeur

de bus, par exemple, n‟est pas tenu de fournir des explications lorsqu‟il tourne à droite ou à gauche.

Point besoin n‟est ici de réitérer la médiation langagière qui relève des processus

d‟intercompréhension. Ce qu‟il faut retenir pour le moment, c‟est que cette nature intersubjective du

monde vécu disparaît presque entièrement dans la sociologie de Schütz. Pour remédier à cela,

Habermas réhabilite la notion de monde vécu en ayant recours à une théorie de l‟intersubjectivité

langagière.

Troisièmement, il faut surtout ne pas perdre de vue que le monde vécu constitue un contexte

limitatif pour la pratique communicationnelle. À la suite de Husserl et Schütz, le concept de monde

vécu apparaît chez Habermas comme étant une totalité que l‟on ne peut pas transcender. Comme on

l‟a vu, il s‟actualise sous la forme d‟un réservoir de certitudes qui accompagnent intuitivement

l‟expérience. En d‟autres termes, il n‟est pas possible d‟aller au-delà du monde vécu. C‟est la raison

pour laquelle le réel ne peut jamais devenir complètement étranger. En tant que description

phénoménologique d‟une subjectivité qui se déploie dans le monde, la notion de monde vécu

s‟identifie à une réalité pré-interprétée. Habermas insiste à maintes reprises sur cette

caractéristique : bien qu‟inconditionné lui-même, le monde vécu détermine le déroulement de

l‟expérience, et ce, à une échelle intersubjective. Pour cette raison, il constitue un outil théorique

permettant de décrire vraisemblablement la communication humaine. En effet, malgré le caractère

problématique des valeurs et des principes dans la société contemporaine, le recours à

114 Habermas J., Théorie de l‟agir communicationnel II, p. 144.

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l‟argumentation n‟y est envisagé que quand le monde vécu perd de sa force préjudicielle. Seule une

communauté humaine ayant atteint une compréhension moderne du monde Ŕ c‟est-à-dire, celle qui

repose sur des structures de conscience décentrées Ŕ est en mesure de remettre en cause le halo

d‟évidence qui entoure le monde vécu. En conséquence, ce dernier est capable d‟immuniser la

pratique communicationnelle, telle que vécue au quotidien, contre des expériences cognitives

dissonantes. Dans les mots de Habermas :

« Tant que nous ne nous détachons pas des dispositions naïvement ordonnées à une situation

d‟un acteur empêtré dans la pratique communicationnelle courante, nous ne pouvons percevoir

clairement le caractère limité du monde vécu : il dépend en effet d‟une réserve de savoir

culturel particulière, constamment susceptible d‟être élargie, et il varie avec elle. Pour les

membres d‟un groupe, le monde vécu forme un contexte incontournable et inépuisable dans son

principe. C‟est pourquoi toute compréhension d‟une situation peut s‟appuyer sur une pré-

compréhension globale. […] Certes, dans le domaine d‟expérience que représente la rencontre

instrumentale-cognitive avec la nature, il est difficile d‟éviter les « explosions » quand les

images du monde ayant un pouvoir d‟absorption limitent fortement la marge de contingences

perçues. Mais dans le domaine d‟expérience que représentent les interactions régies par des

normes, un monde social de relations interpersonnelles légitimement réglées ne se détache que

progressivement de l‟arrière-plan diffus du monde vécu. »115

II. La reproduction symbolique du monde vécu

Habermas ne s‟en tient pourtant pas à une description culturaliste du monde vécu. La

caractérisation que nous en avons effectuée jusqu‟ici suggère que ce concept s‟apparente à une

réserve de savoir culturel. En fait, il ne réfère pas seulement aux ressources sémantiques apportées

par la culture. Outre ces dernières, le concept de monde vécu permet de décrire deux réalités qui y

sont étroitement liées, à savoir : la société et la personnalité. Comme on le sait, Habermas tente de

formuler une théorie sociale agençant de manière féconde les concepts d‟agir communicationnel et

de monde vécu. Ce dernier permettrait d‟inscrire la pratique communicationnelle dans un processus

historique allant des sociétés segmentaires jusqu‟aux sociétés fonctionnellement différenciées.

Habermas avance l‟hypothèse suivante : l‟agir communicationnel représenterait une force motrice

de rationalisation sociale permettant de décrire vraisemblablement l‟évolution phylogénétique de

l‟espèce humaine. Au fil de l‟histoire, et particulièrement dans la modernité anglo-européenne, le

monde vécu aurait subi une différenciation structurelle qui s‟exprime dans une distinction nette

entre culture, société et personnalité. Voici la double raison pour laquelle Habermas accorde une si

grande importance à la théorie durkheimienne : d‟une part, il s‟agit de rendre compte du potentiel

symbolique des processus d‟intercompréhension, qui, comme on l‟a vu, témoignent d‟une

115 Ibid., pp. 146-7.

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dimension illocutionnaire responsable de la création de relations significatives entre les parties

prenantes à la communication, et entre celles-ci et le monde ; d‟autre part, Habermas s‟intéresse au

concept de conscience collective en raison de sa force préjudicielle et contraignante, qui permet

d‟absorber les risques de rupture du lien communicationnel. Ce recours permet à Habermas de

comprendre le monde vécu non seulement comme un dispositif d‟ordre culturel, mais également

comme une structure sémantique qui vient en aide à la formation de solidarités collectives et de la

personnalité. Ainsi, les êtres humains ne seraient-ils pas de simples récipiendaires des ressources

que le monde vécu met à leur disposition ; ils sont aussi les agents responsables de leur

reproduction. La transmission réflexive du patrimoine culturel, le renouvellement des solidarités

collectives et la socialisation des membres au sein d‟une communauté humaine rendent compte de

la puissance que possède l‟agir communicationnel, en tant que vecteur de rationalisation. Ces trois

processus constituent ce que Habermas nomme la reproduction symbolique du monde vécu.

Avant de décrire ce en quoi consiste la reproduction symbolique du monde vécu, il est nécessaire

de répondre à la question suivante : en quel sens peut-on affirmer que Habermas réussit à rattacher

le concept de monde vécu à l‟interprétation naïve des acteurs agissant dans un monde connu

d‟avance ? Si l‟on tient compte de la refonte pragmatique de la notion de monde vécu, on comprend

que la question n‟est pas futile. Soutenir que les acteurs évaluent Ŕ d‟après une taxinomie d‟actes de

langage Ŕ les différentes prétentions à la validité lorsque le monde vécu devient opaque représente

une avenue apparemment contre-intuitive. Selon Habermas, pour que la théorie de la société puisse

satisfaire l‟exigence méthodologique d‟interpréter adéquatement le sens subjectif de l‟agir, il lui

faut un concept courant de monde vécu. Notre auteur utilise, par ailleurs, l‟expression monde vécu

profane pour distinguer l‟orientation intuitive des acteurs d‟avec les fonctions complexes qui

appartiennent à la communication langagière. Autrement dit, dans le but de rattacher la notion

d‟agir communicationnel à celle de monde vécu, notre auteur nécessite un point de jonction. Pour

ce faire, il fait appel au concept de récit (Erzählung) afin de mettre en évidence la construction

narrative des trois processus mentionnés ci-dessus. En effet, Habermas constate que l‟identité

individuelle n‟est pas dissociable des références significatives aux groupes sociaux. À mesure qu‟ils

construisent leur personnalité, les individus expriment une relation d‟appartenance à un ordre social

donné. C‟est grâce à cette relation qu‟ils développent les capacités d‟agir et de parler. Ainsi, les

biographies individuelles s‟inscrivent dans l‟espace social et le temps historique. De même, on peut

soutenir que les trajectoires collectives acquièrent une expression narrative par l‟intermédiaire du

récit. Les sociétés deviennent, de ce fait, des ordres légitimes, dont la structure et les institutions

s‟expliquent par la reconnaissance intersubjective de principes normatifs qui insufflent une qualité

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morale aux rapports entre les êtres humains. Finalement, il faut surtout ne pas oublier que la

reproduction des ordres de vie nécessite la transmission d‟un savoir d‟arrière-plan fournissant des

outils d‟interprétation permettant de maîtriser les situations où se déroule l‟agir. Cette transmission

s‟opère sélectivement par le concours des générations qui se succèdent les unes aux autres. La

construction de la personnalité, la légitimation des ordres sociaux et la transmission du savoir

culturel sont tous des processus dotés d‟une structure narrative. En faisant appel à cette dernière,

Habermas peut expliciter le syndrome que forment la culture, la société et la personnalité.

« Les structures symboliques du monde vécu se reproduisent grâce à l‟usage continu du

savoir valide, grâce à la stabilisation de groupe et à la formation d‟acteurs capables de prendre

leur responsabilités. Le processus de reproduction rattache de nouvelles situations à l‟état

existant du monde vécu, et ce dans la dimension sémantique de significations ou de contenus

(de la tradition culturelle), comme dans les dimensions de l‟espace social (de groupe

socialement intégrés) et du temps historique (des générations qui se suivent). A ces processus de

la reproduction culturelle, de l‟intégration sociale et de la socialisation correspondent, en tant

que composantes structurelles du monde vécu, la culture, la société et la personne. […]

J‟appelle culture la réserve de savoir où les participants de la communication puisent des

interprétations quand ils s‟entendent sur une réalité quelconque dans le monde. J‟appelle société

les ordres légitimes à travers lesquels les participants de la communication règlent leur

appartenance à des groupes sociaux et assurent ainsi une solidarité. Par personnalité, j‟entends

les compétences qui rendent un sujet capable de parole et d‟action, donc le mettent en mesure

de participer à des procès d‟intercompréhension et d‟y affirmer sa propre identité. Le champ

sémantique des valeurs symboliques, l‟espace social et le temps historique constituent les

dimensions où se déploient les actions communicationnelles. Les interactions formant le réseau

des pratiques communicationnelles courantes constituent le médium grâce auquel culture,

société et personne se reproduisent. Ces processus de reproduction s‟étendent aux structures

symboliques du monde vécu. Ils sont à distinguer de la conservation du substrat matériel du

monde vécu. »116

La reproduction symbolique du monde vécu se déploie par l‟action de trois vecteurs, en

l‟occurrence la reproduction culturelle, l’intégration sociale et la socialisation. Chacun de ces

processus profite des ressources fournies par un monde vécu à structure différenciée. Par

reproduction culturelle, Habermas fait référence à la transmission, soit-elle conventionnelle ou

réflexive, du savoir d‟arrière-fond. La continuité d‟une tradition, ainsi que son renouveau, dépend

de la rationalité du savoir transmis, lequel processus se joue dans la confrontation de ce savoir avec

la réalité. Ainsi, poursuit Habermas, une tradition s‟avère d‟autant plus rationnelle qu‟elle fournit

une réserve cohérente de ressources sémantiques pour doter l‟expérience d‟une signification valable

et susceptible de susciter un consensus suffisamment élargi. D‟autre part, le concept d‟intégration

sociale désigne, à la suite de Durkheim et Parsons, la création des solidarités collectives.

L‟institutionnalisation de normes au sein d‟une société permet ainsi de coordonner les actions de

nombreux acteurs qui en reconnaissent la légitimité. Par ailleurs, le concept de socialisation désigne

116 Ibid., p. 152.

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109

l‟acquisition de compétences langagières permettant aux individus d‟agir et de parler, et de

s‟intégrer par là même à une communauté. En tant que vecteur de reproduction du monde vécu, la

socialisation vise la création d‟identités individuelles par l‟internalisation de toute une série de

dispositions comportementales et cognitives. Des rapports significatifs entre le savoir culturel (les

valeurs et les prestations interprétatives), les principes présidant l‟intégration sociale (les normes et

les institutions) et la construction narrative de la personnalité (la formation de l‟identité personnelle

et des appartenances sociales) sont donc actualisés par suite de la reproduction symbolique du

monde vécu.

III. Les limites de la reproduction symbolique et la dimension systémique de la

société

Le concept de monde vécu permet d‟ancrer la pratique communicationnelle dans un espace à la

fois historique et social. Il vient ainsi compléter une théorie de la société étayée dans les termes de

l‟intercompréhension. Néanmoins, soutenir que l‟ordre social est seulement le produit de la

communication langagière constituerait, à vrai dire, une hypothèse invraisemblable. La société

moderne témoigne en outre d‟une dimension systémique qui se déploie de manière autonome, c‟est-

à-dire en congédiant le recours à l‟interprétation collaborative des contextes situationnels qui

s‟opère grâce à l‟agir communicationnel. C‟est la raison pour laquelle Habermas s‟intéresse à la

théorie de Parsons. Bien qu‟unilatérale, cette théorie fournit une caractérisation adéquate des médias

de régulation (Steuerungsmedien) qui émergent dans la modernité avancée. À la différence de

Luhmann, notre auteur n‟en retient que deux, en l‟occurrence l‟argent et le pouvoir. Ceux-ci

évacuent la dimension langagière des processus d‟intercompréhension afin de permettre une

coordination sociale centrée sur les effets de l‟agir humain. En d‟autres mots, l‟argent et le pouvoir

contournent l‟exigence argumentative que pose la communication langagière. Plutôt que de

conduire à la conclusion d‟ententes rationnellement motivées, les médias de régulation renforcent

l‟enchaînement des actions afin de reproduire, par l‟entremise du travail social et de la prise de

décisions contraignantes, le substrat matériel du monde vécu.

Chez Habermas, les médias de régulation proviennent de l‟évolution de la société. Leur

émergence s‟explique par l‟accroissement de complexité qui se produit dans les sociétés modernes.

Dans le cadre de la théorie de l‟agir communicationnel, les médias revêtent un statut analogue à

celui du langage. En effet, ils se révèlent être des ressources sémantiques favorisant la coordination

de l‟agir au sein de la société. Or, à la différence du langage, ils sont dépourvus de force

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110

illocutionnaire. Ils permettent, en revanche, une sorte d‟intégration fonctionnelle qui ne renvoie pas

à des prétentions à la validité intersubjectivement reconnaissables. Centrés sur la dimension

finalisée de l‟agir, les médias de régulation font appel à une espèce de communication appauvrie,

puisque dépouillée de sa référence aux normes. Bien que capables d‟enchaîner efficacement des

séquences d‟action fort complexes, les médias ne sont pas en état de fonder rationnellement la

validité des interactions sociales ; à vrai dire, ils ne peuvent engager la motivation des acteurs que

sur la base des constellations d‟intérêts. Autrement dit, les médias de régulation permettent une

coordination sociale dont la fondation est de toute évidence empirique, non pas rationnel.

C‟est par un souci de complétude que Habermas justifie l‟inclusion des médias dans sa théorie.

Il soutient qu‟une compréhension communicationnelle de la société renferme trois abstractions qui

risquent d‟empêtrer le développement de la théorie sociale. Habermas va encore plus loin : il

n‟hésite pas à les appeler « fictions ». Comprendre la société comme étant le résultat de

l‟intercompréhension comporterait donc les trois fictions suivantes : l‟autonomie de la culture ;

l‟autonomie des êtres humains ; et la transparence de la communication. En ce qui concerne la

première difficulté, il faut préciser qu‟elle découle, selon notre auteur, de l‟impossibilité de relier la

culture à un concept formel de monde. À la différence des ordres légitimes et de la personnalité, la

culture ne s‟identifie ni au monde objectif, ni au monde social, ni à la subjectivité. Elle constitue

certes le contexte encadrant les interactions humaines. Toutefois, la culture n‟est pas immunisée

contre les tentatives de réappropriation originale de la part des acteurs sociaux. D‟ailleurs, le

concept de transmission réflexive suggère que les individus participent, à titre de sujets, à la

reproduction du savoir culturel. Ainsi, Habermas met en évidence le caractère idéaliste qui

appartient à la sociologie phénoménologique. Cette dernière, poursuit-il, fait abstraction de la

constitution intersubjective du monde, pour se pencher, en revanche, sur les opérations cognitives

d‟un sujet qui en fait l‟expérience de manière isolée.

Ceci mène à la deuxième difficulté : une sociologie étayée dans les termes d‟une théorie de

l‟agir communicationnel peut soulever des mécompréhensions à propos de l‟autonomie des acteurs

sociaux. Habermas relève le caractère unilatéral des théories faisant d‟une présentation esthétisante

de soi la pierre angulaire de la socialité. Malgré leur participation active aux processus de

reproduction symbolique, les individus ne possèdent qu‟un degré relatif d‟autonomie, dans la

mesure où toute une série d‟institutions concourent à leur socialisation. Il faudrait imaginer ce qui

en serait de la personnalité si les écoles, les familles et, le cas échéant, les thérapeutes faisaient

défaut. Comme on le sait, ces systèmes d‟action ont pour but de fournir un ensemble de modèles

comportementaux permettant d‟interpréter de manière significative les situations dans lesquelles se

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111

déroulent l‟agir et les interactions humaines. Tout particulièrement, la nécessité de thérapeutes et

d‟interprètes tient à l‟exigence herméneutique que posent les contextes situationnels où le monde

vécu perd de sa force préjudicielle. On requiert alors des outils pour comprendre un contexte

socioculturel qui est devenu, en quelque sorte, insaisissable.

Par ailleurs, ceci représente la preuve du fait que la communication n‟est pas toujours un

processus transparent. À l‟heure actuelle, elle témoigne plutôt d‟un caractère problématique qui

s‟explique par la nature post-conventionnelle qu‟adopte l‟intercompréhension dans la modernité

avancée. Il ne faut surtout pas oublier que les sociétés modernes comprennent une dimension

systémique, dont le degré de spécialisation et de différenciation fonctionnelle rend opaques Ŕ et

même superflus Ŕ les essais d‟intercompréhension. En effet, la prise de décisions contraignantes,

l‟usage de techniques fort sophistiquées et le flux d‟opérations d‟un système économique désormais

mondial posent tous de grandes difficultés interprétatives, puisque ces domaines de la vie sociale

commencent à se séparer progressivement d‟avec le monde vécu. La science n‟y fait pas exception :

Habermas montre, à juste titre, que celle-ci peut facilement adopter la forme d‟un discours

technocratique qui oblitère l‟exigence de fondation rationnelle au profit d‟une compréhension

positiviste des contextes vitaux. À cet égard, Habermas rejoint la critique husserlienne de la

science : celle-ci néglige son devoir de responsabiliser l‟être humain par le fait d‟adopter une

disposition naturaliste. Notre auteur va encore plus loin : la justesse normative ne relève plus de

prestations cognitives fournies par la pratique scientifique, mais de la formation délibérative de la

volonté générale qui se réalise dans les espaces publiques des sociétés modernes.117

Chez Habermas, la dimension systémique de la société renvoie aux exigences instrumentales qui

s‟imposent à tout ordre de vie. La formule reproduction matérielle, employée ci-dessus, désigne

l‟ensemble des acquis issus du travail social et sédimentés au fil de l‟histoire. À l‟évidence, la

durabilité des ordres sociaux ne relève pas exclusivement de la reproduction symbolique du monde

vécu. Elle dépend aussi de l‟organisation du travail social, en ceci qu‟il permet de conserver et de

renouveler le patrimoine technique et matériel dont on a hérité des générations précédentes. À

l‟heure actuelle, cette fonction est réalisée par des systèmes d‟action finalisée, c‟est-à-dire le

système de production capitaliste et l‟État bureaucratique. En s‟appropriant la théorie des médias,

Habermas dresse un portrait nuancé et complexe des sociétés contemporaines. Celles-ci ne

posséderaient pas seulement une réserve de ressources sémantiques, mais également une sphère de

117 Habermas, J., Droit et démocratie. Entre faits et normes, chapitre 3, Gallimard, France, 1997. Voir aussi

Habermas, J., Sociologie et théorie du langage (Christian Gauss Lectures, 1970/1971), pp. 29 sq., Armand

Colin, Paris, 1995.

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112

production matérielle responsable de maintenir en l‟état et de renouveler une série d‟artefacts et de

techniques.

Le concept de reproduction matérielle est révélateur de l‟importance que Habermas accorde à la

théorie marxiste de la société. Par la différence entre système et monde vécu, Habermas infléchit le

sens de la distinction entre base et superstructure. Dans le cadre du matérialisme historique, le

concept de base réunit l‟ensemble des techniques, des connaissances, de la machinerie et surtout du

travail dont une société dispose à un moment donné de l‟histoire, c‟est-à-dire les forces de

production à un certain stade évolutif. Par ailleurs, le concept de superstructure désigne les

dispositifs permettant de légitimer la division sociale du travail, ainsi que l‟appropriation des

produits qui résultent de celle-ci. D‟après Habermas, cette distinction s‟avère déroutante. En effet,

ce n‟est qu‟à la suite de la deuxième révolution industrielle que les sociétés anglo-européennes

adoptent une forme éminemment économique. Certes, la rationalisation des moyens de production

relève, comme on le sait, des exigences que pose la reproduction matérielle. Or, une interprétation

orthodoxe de la théorie marxiste fait violence aux données empiriques de la recherche ethnologique.

Sous l‟angle d‟une théorie de l‟évolution, Habermas avance l‟hypothèse suivante : la base de la

société a moins trait à sa dimension matérielle (ou économique) qu‟à la force consensuelle exercée

par les mondes vécus.

IV. La disjonction du système et du monde vécu

Habermas fait appel à une description évolutive de la société pour étayer son propos. La théorie

sociale fait état de l‟avènement des sociétés modernes par le moyen d‟un canon qui remonte à

l‟œuvre de Ferdinand Tönnies, à savoir la distinction entre sociétés traditionnelles et sociétés

modernes. Pour sa part, Durkheim nuance cette différence en y ajoutant un tiers membre : la société

moderne constitue le stade terminal d‟un parcours évolutif qui commence avec les sociétés

segmentaires et qui passe par les sociétés constituées politiquement, c‟est-à-dire constituées comme

telles par la domination de l‟État. Habermas reprend cette typologie afin de rendre compte des

sociétés modernes au regard d‟un modèle à deux niveaux. Que notre auteur ait choisi cette avenue

s‟explique par l‟hypothèse que l‟on a mentionnée ci-dessus. En effet, si le monde vécu représente la

base de toute espèce de société, comment peut-on rendre compte du fait que les ordres sociaux

témoignent, à un stade évolutif avancé, d‟une dimension systémique autonome et autosuffisante ?

Ce constat ne vient-il pas saper la vraisemblance de l‟hypothèse avancée plus haut ? Il faut répondre

par la négative à cette question. Habermas présente le processus de formation des sociétés modernes

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113

sous un nouveau jour. En effet, il reconstruit ce processus par le biais d‟une disjonction entre le

système et le monde vécu. L‟évidence ethnologique dont on parlait plus haut entre maintenant en

ligne de compte. Au stade primaire de l‟évolution sociétale, système et monde vécu constituent un

tout indifférencié. L‟ordre social peut bel et bien être décrit alternativement comme système et

comme monde vécu. L‟effondrement du système de parenté, qui représente une institution totale

dans le cadre des sociétés tribales, mène aux sociétés organisées premièrement sous le principe de la

stratification et, plus tard, sous la direction de l‟État. C‟est seulement à un stade plutôt avancé où les

sociétés acquièrent une constitution proprement économique. L‟État cède alors les fonctions de

production et d‟échange à un ensemble de corporations qui deviendront par la suite des entreprises

capitalistes.

Le concept de différenciation sociale permet à Habermas de distinguer quatre stades évolutifs, à

savoir : la différenciation segmentaire, la stratification, l‟organisation de l‟État et la différenciation

par médias de régulation.118

À l‟instar de Durkheim, Habermas emploie le concept de

différenciation segmentaire pour désigner un principe primaire d‟intégration sociale. Ce concept

correspond, bien entendu, aux sociétés tribales, où il existe une division embryonnaire de rôles

sociaux d‟après le sexe et l‟âge des individus. Il s‟agit de groupes réduits que l‟on désigne sous le

nom de clans. À ce stade de l‟évolution sociale, on constate également une grande cohérence entre

les trois composantes du monde vécu : il n‟y a guère de structures de conscience décentrées, ni de

système institutionnel différencié vis-à-vis du savoir culturel. Dans la mesure où la structure d‟une

société tribale dépend du système de parenté, on peut affirmer qu‟elle se reproduit tout entière dans

chaque interaction. Le système de parenté y est, à vrai dire, une institution totale. Celui-ci

représente de toute évidence la pierre angulaire de la différenciation segmentaire, puisque tant la

légitimation que la coordination de l‟agir y trouvent leur fondement. Dans les sociétés tribales, le

système de parenté fait office de pilier normatif pour la distribution de rôles et l‟échange des

femmes. Ce dernier favorise par ailleurs la reproduction biologique sexuée d‟après des règles

exogamiques. De ce fait, un rapport de solidarité s‟établit entre des clans différents présentant des

structures similaires. Le mariage fournit alors l‟occasion de forger des alliances politico-militaires :

l‟appartenance au même groupe généalogique pose l‟interdiction de déclarer la guerre.

La croissance démographique enclenche la formation d‟un nouveau principe d‟intégration

sociale. Le concept de stratification désigne une configuration sociale qui repose sur la distribution

inégale du prestige parmi différents groupes généalogiques. La reproduction des ordres de vie ne

118 Pour ce qui est du volet évolutif de la théorie sociale, nous renvoyons à Habermas, J., Théorie de l’agir

communicationnel II, op. cit., pp. 167-88.

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114

relèvera plus de l‟échange de femmes, mais de la hiérarchisation qui s‟opère au sein des groupes.

Certes, la reproduction biologique demeure sujette aux règles exogamiques. Toutefois, en tant que

principe d‟intégration, l‟échange perd de sa force au profit du pouvoir. Celui-ci, entendu comme

principe de la prise de décisions contraignantes, est détenu par les membres âgés des clans les plus

prestigieux. L‟appartenance aux lignées jouissant d‟un grand prestige définit la position statutaire

que les individus occupent au sein de la société. Du reste, le prestige dépend de l‟interprétation

mythique sur l‟origine des groupes généalogiques. Les structures de conscience étant toujours

indifférenciées, il n‟est pas possible de comprendre l‟appel au mythe comme un dispositif d‟ordre

idéologique. Ce n‟est qu‟au stade subséquent où le recours à l‟origine divine des lignées peut être

compris comme tel.

La formation de l‟État représente un troisième stade évolutif. Comme les sociétés stratifiées, la

société organisée par l‟État s‟articule autour du pouvoir politique. Or, ce n‟est plus le prestige qui

décide de la place occupée dans la hiérarchie sociale, mais le fait de détenir des moyens juridiques

de sanction. À la formation de l‟État concourent, en fait, le monopole de la violence légitime et

l‟institution d‟un ordre de droit personnel. D‟un point de vue évolutif, l‟apparition de l‟État

présuppose l‟effondrement du système de parenté. Au sein des sociétés constituées politiquement, la

distribution de statuts, de rôles et de prébendes obéit à l‟appartenance à une certaine classe sociale,

dont la constitution ne relève plus des groupes généalogiques. Les classes sociales s‟y forment, en

revanche, en fonction de leur proximité au pouvoir. Celles qui se trouvent au sommet sont

étroitement apparentées aux hautes fonctions de l‟État. La cooptation découle d‟un acte juridique

fondé sur un droit personnel. Ce dernier nécessite, par ailleurs, une fondation d‟ordre idéologique.

Les régimes absolutistes font appel à l‟élection divine du groupe des gouvernants. Contrairement

aux sociétés stratifiées, l‟appartenance à un groupe généalogique privilégié ne suffit pas pour

s‟emparer du pouvoir. L‟accès à la prise de décisions requiert, de surcroît, un principe discursif de

légitimation, dont les éléments sont puisés dans la réserve de savoir culturel que constitue le monde

vécu. Habermas soutient que la culture devient alors une ressource idéologique qui permet de

légitimer la domination politique pour la première fois dans l‟histoire européenne. La judiciarisation

de l‟idéologie révèle l‟importance grandissante qu‟acquerra par la suite la légitimation dans les

sociétés de classes et dans les sociétés à structure différenciée.

Ce type d‟ordre social présente une deuxième caractéristique saillante, soit le principe

d‟affiliation obligatoire. Ainsi, la société parvient à se représenter dans la figure de l‟État. Les

individus appartiennent à une nation par le fait biologique de la naissance. L‟État confère à cette

condition un statut juridique. L‟individu n‟est pas seulement le membre d‟une famille. Sa vie

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115

s‟inscrit à plus forte raison dans le destin d‟une communauté nationale. Quoiqu‟il soit plus tard la

base de la citoyenneté, ce principe constitua dans un premier temps un mécanisme de recrutement

militaire.119

La formation des sociétés de classes se caractérise, de prime abord, par l‟autonomie

fonctionnelle que gagne la sphère de la reproduction matérielle. À la différence des stades évolutifs

précédents, la société bourgeoise témoigne d‟une primauté économique, dont l‟origine tient à

l‟augmentation de la complexité qu‟atteignent les sociétés de l‟Ancien régime. L‟État commence à

délaisser certaines fonctions, dont la production économique, et sera relayée par d‟autres types

d‟organisations. Toute une série d‟associations professionnelles prennent naissance à ce stade.

Celles-ci remplissent premièrement des fonctions productives et commerciales. Elles seront

responsables plus tard de la formation de la force de travail, étant donné qu‟elles détenaient à

l‟époque une connaissance exclusive des techniques de production. Dans les différentes sphères de

la société se forment des mondes vécus différenciés : la Cour, les organisations de l‟État, l‟Église,

les associations professionnelles et le bas peuple. Par conséquent, la société ne réussit plus guère à

se représenter dans une organisation unique. Étant dépouillé des fonctions de production, l‟État

participe à la vie économique seulement par le biais de la fiscalité.

Le capitalisme industriel vient redéfinir les critères d‟organisation de la société. L‟échange de

biens nécessite un ordre de droit privé qui rend possible des engagements entre les parties prenantes

au commerce. Le droit privé comporte l‟avantage fonctionnel d‟assurer la correspondance entre les

rôles sociaux et les attentes comportementales. Ainsi, les investisseurs s‟approprient le capital Ŕ

qu‟il consiste en machinerie, en biens ou en argent Ŕ et achètent la force de travail contre un salaire.

Il est nécessaire de rappeler que l‟avènement du capitalisme industriel s‟accompagne d‟un

processus de prolétarisation de la force de travail. La technicisation du travail humain induit, en

effet, une paupérisation grandissante de la société qui se manifeste par l‟accélération de

l‟obsolescence technologique et la diminution du rendement des formes artisanales de production.

La particularité des sociétés bourgeoises réside, à vrai dire, dans la formation de médias de

régulation. C‟est la première fois dans l‟histoire humaine qu‟advient une différenciation aussi nette

entre les domaines de la reproduction symbolique et de la reproduction matérielle. Les médias de

régulation deviennent des principes de coordination sociale dénués de toute signification normative.

119 Point besoin n‟est ici de rappeler le fait que la guerre joua un rôle majeur dans la formation des États nationaux.

L‟identité de l‟individu est à cette étape traversée complètement par des références idiosyncratiques, dont le

fondement revient aux images métaphysico-religieuses du monde. Le principe d‟affiliation obligatoire contraste

avec celui de l‟affiliation élective, qui appartient, bien entendu, aux organisations économiques de la société

bourgeoise.

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116

Il faut préciser ici que la façon dont Habermas comprend ce processus a été influencée de manière

décisive par la réception marxiste de la théorie de la rationalisation. Habermas s‟intéresse tout

particulièrement à l‟œuvre de Luckacs. Ce dernier voit dans les systèmes d‟action finalisée une

force motrice oppressive qui est à l‟origine de l‟éclosion de pathologies sociales proprement

modernes.

V. La colonisation systémique du monde vécu

À l‟instar de la philosophie hégélienne de l‟histoire, Luckacs emploie la formule « forme

d‟objectivité » (Gegenständlichkeitsform) pour désigner un type de configuration sociologique

représentative d‟une certaine totalité sociale. Une forme d‟objectivité est aussi bien apparentée à

une certaine « classe de pensée », qui correspond au type de rapports sociaux prévalant d‟une

société dont elle est l‟expression idéologique. Ces outils conceptuels permettent à Luckacs de

mettre en relation les concepts de rationalisation et de pathologie sociale. Certes, Luckacs ne

disconvient pas que les poussées de rationalisation instrumentale aient permis d‟accroître les

rendements du travail humain, ainsi que le degré de contrôle que l‟espèce détient sur la nature

objective. Mais on ne peut pas négliger le fait que la réification de la conscience en est l‟autre côte

de la médaille. En effet, le capitalisme industriel personnifie une abstraction qui altère la nature du

travail : dans les sociétés de classes, celui-ci devient une valeur d‟échange. Il cesse d‟être une

fonction inaliénable du corps humain pour devenir un bien que l‟on peut acquérir contre une somme

d‟argent. De ce fait, le travail n‟est plus évalué en fonction de sa valeur d‟usage, c‟est-à-dire en

fonction de la transformation de la matière qu‟il réalise en vue de la satisfaction des besoins

enracinés dans la constitution biologique de l‟homme. Corrélativement à la formation du média

d‟échange prend naissance une forme spécifique de pensée, que Luckacs tente de saisir à l‟aide du

concept de réification. Autrement dit, si l‟échange est le type de rapport qui caractérise la société de

classes, la réification est alors le type de subjectivité qui lui correspond en propre. Le système de

production capitaliste entraîne, au demeurant, une distorsion radicale de la nature des rapports entre

les êtres humains. Ils n‟agissent plus de concert dans le but de consolider, par l‟intermédiaire du

travail, leur émancipation d‟avec la nature. À l‟époque du capitalisme industriel, une fracture des

solidarités sociales survient à cause de la mise en œuvre de l‟argent. Dès lors, Luckacs parvient à la

conclusion suivante : le capitalisme ne doit pas être compris seulement comme le résultat d‟une

rationalisation instrumentale ; étant une totalité érigée sur l‟appropriation marchande du travail, le

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117

type d‟objectivité qu‟il véhicule est, sans équivoque, le résultat d‟une réification de la conscience.120

Comme on l‟a vu, Habermas prend congé des prémisses de la philosophie de la conscience.

C‟est la raison pour laquelle il se réapproprie les thèses de Luckacs de manière très nuancée.

Premièrement, il faut comprendre que, pour notre auteur, la base de la société se rapporte à

l‟intercompréhension langagière. Par conséquent, malgré son importance décisive pour la

reproduction matérielle du monde, le travail ne trouve pas, chez Habermas, une place

prépondérante. Sans doute l‟aliénation produite par le système de production capitaliste représente-

t-elle une source d‟inquiétude aux yeux de Habermas. Mais il intègre cette notion à une théorie

générale des crises sociales. En effet, Habermas s‟intéresse moins à l‟appropriation marchande du

travail qu‟au phénomène de dépossession de soi que la société moderne risque de provoquer.

Deuxièmement, il est nécessaire de voir dans la disjonction du système et du monde vécu le

pilier conceptuel d‟une théorie critique de la société. L‟autonomie fonctionnelle des processus

économiques enclenche la formation des sphères sociales dépourvues de normes. L‟évacuation de la

dimension normative des rapports humains s‟explique, selon Habermas, en raison de la limitation

du potentiel langagier d‟intercompréhension. Les médias de régulation, et tout particulièrement

l‟argent, n‟ont pas besoin de raisons pour coordonner les actions des individus ; au contraire, ils

engagent la motivation des acteurs sur une base stricto sensu empirique.121

Ceci constitue une

préoccupation pour Habermas, dans la mesure où l‟élargissement de la dimension systémique de la

société apparaît comme étant la cause de l‟appauvrissement des ressources sémantiques qu‟a

libérées l‟agir communicationnel. Ainsi Habermas infléchit-il la signification critique de la théorie

de la société. Notre auteur comprend l‟éclosion des pathologies sociales comme le résultat de

l‟accroissement démesuré des structures systémiques qui s‟opère dans la modernité avancée. Cela

étant, la tâche d‟une théorie critique de la société est de mettre en évidence la manière dont les

processus d‟intercompréhension se détériorent à cause de l‟influence grandissante des médias

régulateurs. Par là, Habermas vise également le pouvoir, lorsqu‟il perd son appui

communicationnel. Dans sa Deuxième considération intermédiaire, Habermas fait appel à une

formule métaphorique pour décrire cette réalité foncièrement moderne, en l‟occurrence la

colonisation systémique du monde vécu.

« Plus la formation d‟un consensus par le langage est désamorcée par des médiums, plus

deviennent complexes les réseaux d‟interaction régulés par les médiums. Néanmoins, les deux

genres de mécanismes de désamorçage réclament des types différents de communication

démultipliée. Des médiums de communication sans langage, comme la monnaie et le pouvoir,

120 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., pp. 348-71.

121 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit.,p. 199.

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118

nouent dans le temps et l‟espace des interactions qui forment des réseaux de plus en plus

complexes, sans que ceux-ci soient nécessairement dominés et qu‟on ait à en répondre. Si la

responsabilité signifie qu‟on peut guider son action d‟après des prétentions à la validité

critiquables, alors une coordination de l‟action d‟où le monde concret est évacué, qui est

détachée du consensus obtenu par la communication, n‟exige aucunement des participants de

l‟interaction responsables de leur actes. »122

La colonisation du monde vécu se manifeste, de prime abord, comme perte de sens. Les

ressources fournies par le monde vécu ne permettent plus d‟interpréter significativement

l‟expérience. Lorsqu‟une société échoue à reproduire le savoir culturel, surviennent dans le même

temps un affaiblissement des identités collectives et une rupture avec la tradition. Au niveau de la

société, la colonisation du monde vécu s‟exprime différemment. L‟affaiblissement des identités

collectives entraîne toute une série de comportements anomiques. Ceux-ci s‟expliquent par le fait

que les individus ne se reconnaissent plus dans les normes qui règlent leur vie en commun. La

conséquence en est le retrait de la légitimation des ordres de vie ; et, partant, la motivation à agir en

conformité aux normes se raréfie. La construction de la personnalité se voit également troublée par

les phénomènes de colonisation. À ce niveau, la détérioration du savoir culturel implique une crise

des orientations pédagogiques qui servent à transmettre les ressources d‟interprétation permettant la

formation de l‟individualité. Les individus ne parviennent donc pas à se comprendre comme

membres d‟une collectivité. Du reste, les êtres humains ne seraient pas en mesure de répondre de

leurs actes. La compréhension habermasienne des phénomènes de crise socioculturelle rejoint à la

fois la théorie marxiste de l‟aliénation et la psychanalyse. Les individus éprouvent des situations

pénibles à cause de l‟éclosion de troubles psychopathologiques.123

Avant de terminer, il faut répondre à cette question : à quel type d‟évidence empirique recourt

Habermas pour étayer la thèse d‟une colonisation du monde vécu ? Dans la Considération finale de

sa TAC, Habermas se réfère aux tendances contemporaines à la juridification (Verrechtlichung). Il

désigne par là l‟extension de la domination légale vers le domaine communicationnel que constitue

le monde vécu. Cet état de choses représente le résultat d‟une évolution sociale qui remonte à la

formation de l‟État de droit démocratique et, tout particulièrement, de l‟État social en Europe à la

suite de la Deuxième Guerre mondiale. Pour Habermas, la formation de l‟État social se révèle

paradoxale, en ceci qu‟elle vient limiter la liberté humaine à cause de la mise en place d‟un

programme de prestations et de compensations dont le but est ironiquement de porter secours aux

citoyens en situation de détresse. Depuis son apparition, l‟État social adopte une structure

bureaucratique qui tient à la formalisation de relations sociales, « dont la constitution même repose

122 Ibid., p. 202.

123 Ibid., p. 157.

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119

sur les formes du droit moderne ».124

En effet, telle que présentée dans TAC, la juridification

témoigne de l‟élargissement des bureaucraties étatiques qui ont pour fonction de traiter les

problèmes sociaux par le biais du pouvoir, en évidant donc la dimension communicationnelle qui

appartient aux rapports intersubjectifs noués par les membres d‟une communauté. Habermas

procède ici de façon analogue à Luckacs : si l‟exploitation du prolétariat s‟exprime dans

l‟institutionnalisation d‟une abstraction qui fait violence à la nature du travail Ŕ en l‟occurrence

l‟idéologie de l‟échange d‟équivalents Ŕ, la formalisation des rapports humains entraînée par la

juridification bouleverse le contexte dans lequel s‟insère une histoire vécue et une forme de vie

concrète. En d‟autres termes, le caractère paradoxal de la juridification a trait aux effets

désintégrateurs qui découlent de la mise en œuvre d‟un État bureaucratisé dont le fondement

originel était la pacification du conflit de classes :

« L‟État social va au-delà de la pacification du conflit de classes qui surgit immédiatement

dans la sphère de la production, il étend un réseau de rapports clientélaires sur la sphère de la

vie privée : plus s‟accentue ce processus, et plus nettement entrent en scène les effets indirects

pathologiques d‟une extension du droit qui signifie simultanément bureaucratisation et

monétarisation de domaines centraux de la vie vécue. Le dilemme inhérent à cette structure de

l‟extension du droit vient de ce que les garanties de l‟État social doivent servir l‟objectif

d‟intégration sociale : en réalité, elles suscitent la désintégration des contextes vécus, qui sont

détachés, par une intervention sociale de nature juridique, des mécanismes

d‟intercompréhension coordonnant l‟action et reconvertis sur des médiums comme l‟argent et le

pouvoir. » 125

124 Ibid., p. 392.

125 Ibid., p. 400.

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Chapitre 5

Intersubjectivité et communication : deux points de départ pour la théorie

sociale

Certains commentateurs ont souligné la place de la normativité comme étant la pierre angulaire

de la controverse LuhmannŔHabermas. Cette ligne d‟interprétation privilégie l‟exigence

déontologique posée par la rationalité communicationnelle.126

Comme on l‟a vu, celle-ci demande

d‟adopter une disposition contrefactuelle face aux prétentions à la validité mobilisées dans les actes

de langage. Cette disposition se répercuterait sur la théorie de la société, dans la mesure où

Habermas s‟interroge sur les effets de l‟intégration du système127

dans les sociétés complexes. Il

formule ainsi le concept de colonisation du monde vécu pour expliquer l‟élargissement des

rationalités stratégique et instrumentale vers le domaine symbolique où opère la communication

langagière. En revanche, la théorie des systèmes se caractériserait par l‟adoption d‟une attitude

affirmative à l‟endroit du réel. Luhmann soutient, d‟ailleurs, que la théorie sociale doit se limiter à

rendre compte des conditions de possibilité de la formation des systèmes de communication à

caractère émergent.

De ce fait, l‟aspect central de ladite controverse résiderait dans l‟intérêt émancipateur que

comporte la théorie habermasienne : Habermas relèverait contra la théorie des systèmes

l‟importance grandissante qu‟acquiert la justification discursive dans un monde où concourent deux

processus centripètes : d‟une part, l‟effondrement de l‟autorité sacrale élève le degré d‟abstraction

qui doit atteindre l‟intégration sociale ; d‟autre part, l‟accroissement de la complexité exige la

formation des structures systémiques qui se soustraient à un examen communicationnel, et qui

constituent, par voie de conséquence, un domaine sociétal dénué d‟une signification normative.

Dans un tel contexte, le rôle d‟authentifier la validité des assertions Ŕ et des normes légales, tout

particulièrement Ŕ reviendra au discours argumentatif. En d‟autres termes, ce qui différencierait

Habermas de Luhmann, ce serait la pertinence éthique que renferme, pour le premier, une théorie

126 « […] l‟attitude performative garantit l‟unité dans le changement des modes [illocutoires] ; c‟est pourquoi, dans

le rapport réfléchi à soi, la conscience de soi pratique garde une certaine préséance sur la conscience

épistémique et pathique. Le rapport à soi réfléchi fonde la capacité d‟un acteur à prendre ses responsabilités.

L‟acteur capable de prendre ses responsabilités se comporte de manière critique envers soi-même non seulement

dans ses actions immédiatement susceptibles de morale, mais également dans ses énonciations cognitives et

expressives. Bien que la capacité de prendre ses responsabilités soit fondamentalement une catégorie morale-

pratique, elle s‟étend aussi aux cognitions et aux expressions intégrées dans le spectre de validité de l‟action

orientée vers l‟intercompréhension ». Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., p. 87.

127 Il faut rappeler ici que le terme intégration du système désigne les apports réalisés par l‟État bureaucratique et

l‟économie capitaliste à la coordination de l‟agir. Ces apports remplissent la fonction d‟assurer la reproduction

de la base matérielle de la société.

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122

sociologique rattachant l‟avènement des sociétés modernes à une rationalisation d‟ordre

communicationnel.128

Nous nous distancions de cette ligne d‟interprétation, car elle accorde une signification

démesurée à l‟intérêt pour l‟émancipation au détriment de la dimension épistémique de la théorie

habermasienne. Cette lecture n‟est cependant pas dépourvue d‟arguments solides. Nous ne

disconvenons pas que, pour Habermas, la théorie sociale comporte un volet admettant une

interprétation morale-pratique, et que celui-ci se révèle central à bien des égards. Néanmoins, il

n‟est pas permis de postuler que ce soit une disposition éthique qui différencie essentiellement les

théories de Luhmann et de Habermas. Dès qu‟on situe cette controverse sur un terrain proprement

épistémique, on pourra comprendre sa signification d‟une manière plus nuancée que ne le permet le

biais éthique. H.G. Moeller a défendu une telle avenue d‟interprétation.129

Selon lui, la signification

du débat LuhmannŔHabermas est stricto sensu épistémique, d‟autant plus que l‟on peut voir dans

son volet éthique la conséquence d‟un choix entre deux concepts concurrents de société :

respectivement communication et intersubjectivité. En préférant cette ligne d‟interprétation, nous

n‟entendons pas sous-estimer l‟importance que renferme, chez Habermas, la médiation entre la

théorie et la pratique. À l‟évidence, ladite médiation occupe une place essentielle dans l‟architecture

de la théorie de l‟agir communicationnel. Néanmoins, on ne pourrait vraiment pas comprendre sa

signification si l‟on faisait abstraction de l‟intention systématique qui anime la théorie

habermasienne de la société. La controverse LuhmannŔHabermas ne doit pas être entendue comme

une reprise du débat sur la neutralité axiologique en sociologie, pour autant que certains

commentateurs de Luhmann (dont Moeller lui-même) semblent défendre cette position.130

Nous

estimons, au contraire, que la place de la normativité dans la théorie sociale dérive des préférences

épistémologiques.

En outre, il faut indiquer que le but de ce chapitre est de reconstruire le débat Luhmann-

Habermas à partir des positions qu‟ils ont respectivement défendues dans Systèmes sociaux et

Théorie de l’agir communicationnel. Certes, la controverse s‟est étalée sur l‟espace de trente ans.

Le premier chaînon remonte à la parution de Theorie der Gesellschaft oder soziale Technologie.

Was leistet die Systemforschung ? (Théorie de la société ou théorie sociale. Qu’apporte la

128 Voir Dupeyrix, A., op. cit., et Ferrarese, E., op. cit.

129 Moeller, H.G., Luhmann Explained : From Souls to Systems, Open Court, Illinois, 2006.

130 « Given the foundational differences between Habermas‟s normative-humanist approach and Luhmann‟s

descriptive-functional approach, the debate was less a dialogue and more and exchange of irreconcilable

positions on what society is and what social theory means. Luhmann stated later in his life that, intellectually

speaking, he had not profited very much from the controversy. In Luhmann‟s view, the debate had been rather

fruitless because of the radical differences between his own theoretical stance and Habermas‟s political

agenda. », Moeller, H.G., The Radical Luhmann, p. 129, Columbia University Press, New York, 2010.

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123

recherche systémique ?) en 1971. Les auteurs tentent d‟y répondre aux questions suivantes : le

projet philosophique de l‟émancipation, envisagé originellement au siècle des Lumières franco-

allemandes, demeure-t-il pertinent dans la modernité avancée ? Et si oui, est-il possible de le

réaliser par le moyen d‟un pilotage rationnel de la société ?131

Dans le cadre de notre projet de

recherche, la publication de 1971 comporte toutefois un intérêt limité, car les problèmes qui se

rattachent aux fondements d‟une théorie de la société y sont abordés de manière accessoire. Comme

on le sait, Habermas travaillait alors sur l‟épistémologie des sciences sociales ; le tournant

pragmatique en était à un état encore embryonnaire. Pour sa part, Luhmann tentait de combiner les

approches de Husserl et de Parsons pour élaborer une théorie de la société dans les termes d‟une

théorie des systèmes autoréférentiels. Peu avant sa disparition, Luhmann revint sur la signification

de cette controverse. Il insista alors sur l‟unilatéralité des propos qui furent étayés. En effet, on

éprouve des difficultés à voir dans cette publication un débat au sens conventionnel du terme,

puisqu‟il ne s‟agit pas à proprement parler d‟une confrontation d‟idées, mais plutôt d‟un exposé de

thèses qui avaient très peu en commun, d‟autant moins que l‟on a du mal à déterminer quel gain

s‟en dégage. Le choix du titre en est déjà symptomatique, car aucun auteur ne prétendait être le

partisan d‟une technologie sociale.132

Bien au contraire, tant Luhmann que Habermas ont tenté d‟établir les prémisses fondamentales

d‟un programme de recherche sur les sociétés modernes. Nous exposerons cette controverse en

quatre étapes. Premièrement, il s‟agira de présenter les critiques qu‟adresse Habermas à Luhmann.

D‟après le premier, la théorie des systèmes ferait abstraction des implications paradoxales qui se

rattachent aux processus de rationalisation. Bien qu‟elle éclaire notre compréhension de l‟évolution

sociale, la théorie des systèmes fournirait une perspective théorique contre-intuitive, car elle élimine

la perspective interne des acteurs qui participent à la reproduction symbolique de la société (I).

Deuxièmement, nous montrerons que la raison de cela tient, selon Habermas, aux choix méta-

théoriques faits par Luhmann. En effet, l‟élimination de la perspective interne s‟expliquerait par la

prédilection d‟un concept de système dénué de tout potentiel critique (II). Troisièmement, il faudra

expliquer que l‟interprétation habermasienne de la théorie des systèmes ne correspond pas tout à fait

au but que Luhmann tâche d‟accomplir. Pour cette raison, nous considérons qu‟il est pertinent

d‟analyser les notions centrales de la théorie de l‟agir communicationnel à la lumière des catégories

développées par Luhmann (III). Ainsi, nous tenterons de montrer que Habermas avance une

interprétation unilatérale de la théorie des systèmes, car il néglige notamment le concept

131 Habermas, J., et Luhmann, N., Theorie der Gesellschaft oder soziale Technologie. Was leistet die

Systemforschung?, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1971.

132 Luhmann, N., Vorwort dans Die Gesellschaft der Gesellschaft, Suhrkamp Verlag, 1998.

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124

d‟interpénétration. Ce dernier permet de comprendre le rapport entre l‟homme et la société au point

de vue de la théorie des systèmes, c‟est-à-dire en faisant appel aux thèses de la fermeture

opérationnelle, de l‟autopoïèse et de la réduction de la complexité qui s‟opère par le moyen du sens

(IV).

I

Dans ses travaux de jeunesse, Habermas s‟intéresse à la fonction idéologique que remplissent la

science et la technologie dans les sociétés industrielles. À la suite des guerres mondiales,

l‟optimisme anthropologique des Lumières s‟est affaibli dans une forte mesure. Le potentiel de la

Raison a été assimilé dans ce contexte au progrès techno-scientifique. De ce fait, la croissance

économique et l‟amélioration matérielle de la qualité de vie se sont substituées progressivement à la

formation humaniste par le biais de laquelle les Lumières espéraient forger une société foncièrement

rationnelle.133

Qui plus est, les sciences de la nature comportent le danger d‟effacer la dimension

délibérative qui appartient aux ordres de vies modernes. Or, bien que rationnelles au sens technico-

instrumental, les sciences naturelles ne parviennent pas à congédier la praxis politique. Tant le

positivisme que le marxisme se heurtent à cette difficulté, car aucune forme de connaissance

scientifique ne réussit à déterminer objectivement le contenu du bien-vivre.134

Une conception

néoconservatrice en est venue tout de même à s‟imposer dans le capitalisme avancé, selon laquelle

la société est susceptible d‟être pilotée, à la manière d‟un système organisationnel, grâce aux

énoncés nomologiques découlant d‟une recherche scientifique expérimentale. Habermas soutient

que la science et la technologie vident, pour cette raison, la communication politique de sa vraie

substance, à savoir la détermination argumentative des principes réglant la vie en société. Ainsi

peut-on comprendre la science et la technologie sous un nouveau jour : elles se révèlent être des

dispositifs de légitimation permettant d‟instituer un programme technocratique de gouvernance au

sein des sociétés modernes.

133 « Le projet de la modernité, tel que l‟ont formulé au XVIIIe siècle les philosophes des Lumières, consiste quant à

lui à développer sans faillir selon leur lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la

morale et du Droit et enfin l‟art autonome, mais également conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués

de leur formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation

rationnelle des conditions d‟existence. Des philosophes de la race de Condorcet nourrissaient encore l‟espoir

démesuré que les arts et les sciences contribueraient non seulement au contrôle des forces naturelles, mais aussi

à la compréhension du monde et à la connaissance de soi, au progrès moral, à la justice des institutions sociales

et même au bonheur des hommes. », Habermas, J., « La modernité : un projet inachevé » dans Critique, tome

37, n° 413, octobre 1981, p. 958.

134 Le jeune Habermas fait valoir l‟héritage classique de la politique comme branche de la philosophie pratique.

Cela n‟implique cependant pas que Habermas en préjuge de la signification en un sens eudémonique. Voir

Habermas, J., « La doctrine classique de la politique dans ses rapports avec la philosophie sociale » dans

Théorie et pratique, pp. 73-108, Payot, Paris, 2006.

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125

Habermas considère que le développement de la théorie des systèmes s‟inscrirait dans ce projet

néoconservateur. On peut reconnaître en effet certaines affinités électives entre l‟une et l‟autre. En

premier lieu, il faut dire que, dans les années soixante, Luhmann a centré ses intérêts de recherche

sur la sociologie des organisations. Ces dernières constituent un type distinct de système social.

Luhmann range ainsi les organisations dans la même catégorie que les systèmes d‟interaction, les

systèmes fonctionnels et la société mondiale (Weltgesellschaft) nommée aussi système société. Que

les travaux de Luhmann aient suivi dans un premier temps cette direction s‟explique par le fait que

les systèmes organisationnels véhiculent la réalisation des fonctions sociétales. La recherche

organisationnelle fournit, de ce fait, un appui empirique au travail d‟élaboration conceptuelle : s‟il

est possible d‟affirmer que la société se reproduit grâce à l‟activité des systèmes fonctionnels, et que

l‟on peut comparer des fonctions diverses sous la perspective de la réduction de la complexité, force

est de reconnaître qu‟il doit y avoir des acteurs qui réalisent empiriquement une telle réduction. Par

exemple, ce sont les universités et les écoles, donc des systèmes organisationnels, qui valident

l‟acquisition de connaissances spécialisées dans les sociétés différenciées sur le plan des

fonctionns.

Or, pourquoi Habermas considère-t-il si suspecte la théorie des systèmes ? À ce sujet, il insiste

sur l‟orientation objectivante adoptée par cette dernière. Comme les sciences de la nature, la théorie

des systèmes examine les phénomènes sociaux sous la perspective extérieure d‟un observateur

détaché. Autrement dit, la théorie des systèmes évacuerait, à en croire Habermas, la dimension

subjective de l‟agir social au profit d‟une compréhension basée sur la réalisation de certains

impératifs fonctionnels. Habermas estime pour cette raison que la dimension compréhensive de

l’analyse sociologique disparaît complètement chez Luhmann, puisque ce dernier ne peut pas

rendre compte du sens subjectif qui appartient à l’agir social. En conséquence, Habermas voit chez

Luhmann un discours adoptant une position affirmative vis-à-vis du réel, qui ne réussit donc pas à

expliquer l‟éclosion des pathologies sociales. Puisqu‟il situe l‟être humain dans l‟environnement du

système social, Luhmann dresserait un bilan plutôt sombre du monde contemporain. Dans sa TAC,

il invoque une figure orwellienne pour éclairer en quoi consiste cette déshumanisation de la

société :

Les tendances à la bureaucratisation décrites par Weber atteindront-elles le stade prévu par

Orwell, où toutes les opérations d‟intégration seront inversées et passeront du mécanisme de

socialisation qu‟est l‟intercompréhension par le langage, fondamental, à mon sens, aujourd‟hui

comme hier, à des mécanismes de type systémique ? Et une telle situation est-elle en réalité

possible sans modification dans les structures anthropologiques profondes ? Voilà une question

ouverte. Pour ma part, je vois la faiblesse méthodique d‟un fonctionnalisme du système, posé

en absolu, précisément dans le fait qu‟il choisit ses principes théoriques comme si le processus,

dont Weber avait perçu les commencements, était déjà terminé, comme si une bureaucratisation

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126

devenue totale avait déjà déshumanisé la société dans son ensemble ; et notamment, comme si

elle l‟avait rassemblée en un système qui s‟est arraché à son ancrage dans un monde vécu

structuré par la communication, tandis que pour sa part, ce monde vécu aurait été rabaissé au

statut d‟un sous-système parmi d‟autres. Ce « monde administré » était pour Adorno la vision

même de la terreur ; chez Luhmann, il est devenu un présupposé trivial.135

Il ne faut pas comprendre le terme déshumanisation comme un procédé rhétorique. En fait, il est

erroné de croire que Habermas rejet la théorie luhmannienne en faisant appel à une dramatisation

des expériences douloureuses qu‟a provoquées l‟avènement des sociétés modernes. Certes, la

théorie sociale ne doit pas négliger les pathologies qui émergent par suite des processus de

modernisation. Comme on l‟a vu aux chapitres précédents, la sociologie constitue un outil théorique

indispensable pour une théorie de l‟agir communicationnel, car elle permet d‟atteindre deux buts

complémentaires. Premièrement, la théorie de la société fournit les éléments nécessaires pour

reconstruire les manifestations éclatantes qu‟admet la rationalité dans un monde socioculturel

décentré. Deuxièmement, elle autorise le philosophe à porter un regard critique sur des

constellations factuelles, en l‟occurrence des systèmes autonomes. Le concept de colonisation du

monde vécu sert d‟ailleurs à cette fin. Cela dit, le sens de la critique que Habermas adresse à

Luhmann tient à ce que la théorie des systèmes s‟avère contre-intuitive. Qu‟apporte en réalité la

théorie des systèmes à notre compréhension de la transmission réflexive des traditions, de la

légitimation et de la socialisation ? Voici la question que pose Habermas dans la Considération

finale de sa TAC. Bien que l‟augmentation de la complexité enclenche la formation de mécanismes

systémiques, la thèse que ceux-ci suffisent à l‟intégration de la société se révèle, somme toute, peu

convaincante. Il faut rappeler ici que Habermas interprète le concept de système au regard d‟une

théorie des médias régulateurs. Cette dernière met en évidence que les systèmes organisationnels

opèrent à l‟aide des codes permettant de réduire la complexité libérée par la communication

langagière. Depuis la perspective interne des acteurs, les codes s‟identifient toutefois à une sorte de

communication appauvrie. Étant réduits à deux valeurs opposées, les codes sont insensibles à la

force illocutoire mobilisée par l’agir orienté vers l’intercompréhension ; ils n‟apportent qu‟une

structure référentielle plutôt simple, dont la fonction est de coder les préférences des acteurs sociaux

afin de permettre ultérieurement le raccordement des opérations dans le système. Habermas utilise,

par ailleurs, la distinction système/environnement pour rendre compte de l‟incapacité de la théorie

des systèmes à expliquer la société moderne dans les termes d‟une reproduction symbolique.

Puisque fermés sur le plan des opérations, les systèmes refoulent le monde vécu au point de

neutraliser ses ressources d‟intégration sociale. En d‟autres mots, les systèmes en font des éléments

étrangers appartenant à l‟environnement de la société.

135 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., pp. 343-4.

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127

Luhmann ne parviendrait donc pas à comprendre la signification centrale que possèdent les

processus de reproduction symbolique. En particulier, Habermas insiste sur la disparition de deux

enjeux majeurs dans la théorie des systèmes, à savoir : la légitimité et la socialisation. D‟une part,

Habermas rappelle la place centrale qu‟occupe le consentement subjectif des normes dans les

processus de légitimation : tout ordre de vie stable doit satisfaire cette exigence. Dans le cadre de la

théorie des systèmes, les processus de légitimation prennent la forme des performances systémiques

qui sont réalisées de manière autonome et conformément à l‟autopoïèse du système politique,

partant sans le concours des citoyens. De ce fait, la théorie des systèmes démontre une

compréhension trop étroite à l‟égard de la légitimité ; cette dernière y apparaît comme étant une

acceptation procédurale des décisions, qui agrègent les préférences des citoyens et des autorités afin

d‟autoriser, par là même, la reproduction subséquente d‟un nouveau cycle décisionnel. En d‟autres

termes, la légitimité n‟est qu‟une ressource propice à l‟autopoïèse du système politique, dont la

fonction consiste à enchaîner récursivement des décisions à caractère contraignant.136

En outre, Luhmann éprouverait également des difficultés à expliquer adéquatement les processus

de socialisation. Selon Habermas, Luhmann ne réussirait pas à expliquer la formation de

dispositions comportementales. Habermas relève le caractère intersubjectif dont participe la

socialisation. Comme on le sait, la formation de la personnalité témoigne, selon lui, d‟une étroite

imbrication avec l‟intercompréhension, qui permettrait l‟acquisition des compétences langagières

par des sujets prenant part à une forme de vie communautaire. Pour cette raison, la théorie des

systèmes se heurterait à une difficulté insurmontable : si les êtres humains étaient effectivement des

entités closes et autoréférentielles, la socialisation ne serait pas possible, car elle impliquerait une

rupture du cycle autopoïétique qui appartient à la conscience et à la communication. Une telle

possibilité est toutefois mise à l‟écart par la conception même du concept d‟autopoïèse. Celui-ci

désigne la faculté d‟un système à établir une démarcation opérationnelle d‟avec l‟environnement.

Luhmann emploie la formule auto-conditionnement (Selbskonditionierung) pour expliquer la

formation des systèmes. Comme on l‟a vu, la constitution d‟un système autopoïétique présuppose

une césure vis-à-vis de l‟environnement Ŕ malgré l‟ouverture cognitive qui s‟y produit

corrélativement. De ce fait, la possibilité d‟une détermination environnementale constitue, dans la

grammaire de la théorie des systèmes, un contradictio in adjecto. Luhmann utilise ces principes

pour offrir des descriptions empiriques qui s‟éloignent dans une forte mesure du biais humaniste

adopté par Habermas. À en croire Luhmann, il s‟ensuit que les écoles ne participeraient pas à la

formation critique de la personnalité ; leur but consisterait plutôt à fournir une prestation distincte

136 Luhmann, N., Political Theory in the Welfare State, Walter de Gruyter & Co., Berlin, 1990.

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128

en fonction de l‟impératif qui leur est propre, soit en fonction d‟une réussite scolaire évaluée

périodiquement au moyen d‟examens standardisés. En revanche, c‟est à l‟individu de choisir les

principes moraux qui lui permettront de construire sa personnalité. En ce sens, toute socialisation

est, à vrai dire, une auto-socialisation. Nous y reviendrons plus loin.

En résumé, on peut soutenir que, pour Habermas, la théorie des systèmes fait preuve

d‟incompréhension à l‟égard des processus de reproduction symbolique. À en croire Habermas, ceci

s‟expliquerait par l‟élimination de la perspective interne des acteurs. La théorie des systèmes

néglige, en effet, les exigences de validité que pose la constitution intersubjective du monde vécu. À

l‟encontre de Luhmann, Habermas fait valoir que les mécanismes systémiques nécessitent un

ancrage institutionnel qui procède de la réussite des essais d‟intercompréhension. De ce fait, la

théorie des systèmes ne saurait rendre compte des manifestations paradoxales qui découlent de la

rationalisation sociale. D‟où la référence à Adorno, qui, à l‟instar de Weber et Luckacs, craignait

une expansion indomptée de la bureaucratie et de la logique marchande dans les sociétés

complexes.

II

Dans Le discours philosophique de la modernité, Habermas observe que les problèmes sur

lesquels se penche la théorie des systèmes témoignent d‟un héritage très allemand. Celle-ci laisse

transparaître l‟influence qu‟a exercée la pensée idéaliste sur ses décisions épistémologiques. Nous

avons reconnu la spécificité de la théorie des systèmes en reconstruisant le dialogue fructueux que

Luhmann engage avec Kant et Husserl. L‟importance de ce dernier se fait sentir très visiblement sur

sa théorie de la société. Luhmann décrit, en effet, le régime d‟activité qui appartient aux systèmes

psychiques et aux systèmes sociaux à l‟aide d‟une analyse phénoménologique du sens. Qu‟il en

fasse le maître concept de sa théorie est, d‟après Habermas, une décision lourde de conséquences,

puisque cela oblige Luhmann à adopter une position ambiguë par rapport à la philosophie du sujet.

Habermas insiste notamment sur le retournement empiriste qui s‟opère chez Luhmann par suite

de la substitution du concept de sujet par celui de système. Luhmann congédie les prestations

synthétiques d‟un sujet transcendantal pour établir les bases d‟une théorie sociale post-ontologique.

Il inscrit ainsi le sujet de la connaissance dans la société. Les observateurs sociaux opèrent

désormais dans un système fonctionnel distinct, qui constitue, à son tour, un objet pour d‟autres

observateurs (non nécessairement scientifiques). Cette implication se révélerait très problématique,

dans la mesure où la connaissance ne posséderait plus, à en croire Luhmann, de statut privilégié. En

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129

utilisant la notion de système autoréférentiel, Luhmann se déchargerait derechef de l‟exigence de

fondation ultime que posait autrefois la pensée métaphysique. L‟adoption d‟une perspective

objectivante conduit donc Luhmann à négliger cette exigence. Comment la théorie luhmannienne

peut-elle alors prétendre à l‟universalité ? Comme on l‟a vu, la vérité devient, dans le cadre de la

théorie des systèmes, une performance systémique dans une société différenciée sur les plan des

fonctions. Sa pertinence est, par conséquent, reléguée au fonctionnement de la communauté

scientifique. Habermas a du mal à voir quel gain théorique rapporte cette avenue, car Luhmann

aurait sapé d‟un seul coup les nombreuses exigences de validité que fait valoir un monde

socioculturel moderne. Il oblitérerait, par là même, l‟importance de la prétention à la vérité que doit

élever une théorie générale de la société.

On peut cependant poser cette question : en quoi la position de Habermas diffère-t-elle de celle

de Luhmann ? N‟est-il pas vrai que Habermas cherche, lui aussi, à rendre compte d‟un monde

décentré, dont l‟unité ne peut plus être assurée par les prestations d‟une subjectivité

transcendantale ? De toute évidence. Or, à la différence de Luhmann, Habermas ramène les

différentes sphères de validité à une unité fondamentale, qu‟il désigne intersubjectivité langagière.

Cette possibilité est bannie par Luhmann, à cause de la logique binaire qui appartient à son concept

d‟observation. Le tournant empiriste (ou naturaliste) dans lequel s‟engage Luhmann137

déboucherait

donc sur l‟impossibilité d‟assurer l‟unité de ce qui est distingué par le biais d‟une logique de la

différence. Habermas fait valoir ici que la philosophie du sujet pouvait, malgré le caractère

monologique de ses prémisses, miser sur le soi accompagnant la réflexion théorique. Au contraire,

on ne trouve guère un concept analogue chez Luhmann. Les systèmes n‟ont pas, en conséquence,

d‟identité : ils ne peuvent qu‟actualiser une autoréférence permettant de fixer récursivement une

identification sémantique.138

Les instruments critiques d‟observation Ŕ telles la réification ou la

critique de l‟idéologie Ŕ se voient, pour cette raison, dévalués au sein de la théorie des systèmes. En

revanche, la philosophie de la praxis disposait d‟un concept de réification permettant de porter un

regard critique sur la facticité sociale :

137 « Si on regarde les nouveaux développement de la théorie des sciences, on s‟aperçoit surtout qu‟on se détourne

des tentatives de fondation théoriques transcendantales et qu‟il y a un retour aux épistémologies naturelles. Cela

conduit à des changements considérables dans la façon dont les questions épistémologiques et méthodologiques

sont habituellement posées. Certes, indépendamment de cela, on commence à comprendre que l‟autoréférence

n‟est pas une particularité de la conscience, mais qu‟elle se rencontre dans le monde de l‟expérience. Il n‟y a

rien de surprenant à ce qu‟une épistémologie naturalisée se heurte à sa propre autoréférence. Précisément, c‟est

ce qu‟elle a déjà accepté, si elle se comprend comme une science des processus naturels : par quoi elle se

distingue précisément comme une théorie post-transcendantale des théories épistémologiques pré-

transcendantales qui ne savent faire appel qu‟au « common sense », à l‟habitude associative ou à la certitude des

idées comme bases de la connaissance », Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 558.

138 Voir supra chapitre 1, pages 16-22.

Page 142: Vers une compréhension post-ontologique du social · Vers une compréhension post-ontologique du social ... D‟une part, Habermas insiste sur l‟importance de la communication

130

« Dans la mesure où le « Soi » de la relation à soi disparaît par suite du passage du sujet au

système, la théorie des systèmes, quant à elle, ne dispose d‟aucune figure de pensée qui

corresponde à l‟acte de réification, avec ses effets mutilants et répressifs. La réification de la

subjectivité est un risque structurellement inhérent au concept de relation de soi, tel qu‟il est

pensé par la philosophie du sujet. Ici, on pourrait d‟ailleurs déceler une confusion catégoriale

analogue dans le fait qu‟un système se considère lui-même, par erreur, un environnement ; or

cette possibilité est exclue par définition. Les processus de démarcation liés à toute formation

d‟un système sont eux aussi incompatibles avec les connotations d‟« exclusion » et de

« proscription ». Qu‟un système prenne ses distances avec une réalité quelconque et la traite

d‟environnement, cela est tout à fait normalement inscrit dans le processus de sa formation.

Mais, du point de vue historique, la généralisation du statut de travailleur salarié et la naissance

du prolétariat industriel, ou encore la prise en charge de la population par des administrations

centralisées, ne se sont nullement déroulées d‟une façon indolore. Or, même si elle était capable

de trouver des formules exprimant de tels processus, la théorie des systèmes serait obligée de

contester aux sociétés modernes la possibilité d‟une perception des crises qui ne soit pas

immédiatement ramenée à la perspective d‟un système particulier. »139

La citation est révélatrice de la façon dont Habermas comprend la théorie des systèmes. Bien

que les problèmes envisagés par cette dernière héritent de l‟idéalisme allemand, Luhmann, avec le

style ironique qui le caractérise, dissout les liens qui l‟unissent à la philosophie de la conscience

afin d‟établir un nouveau point de départ pour la théorie de la connaissance. Son ambition étant de

formuler une théorie générale post-ontologique, Luhmann non seulement rompt avec la pensée

métaphysique, mais semble, de surcroît, dissimuler l‟importance qu‟il octroie à cette dernière. Il

privilégiera désormais une approche que Habermas qualifie de « métabiologique », c‟est-à-dire

« une pensée qui part du « pour-soi » de la vie organique pour remonter à ses origines ».140

Le choix

du terme n‟est pas dû au hasard. Habermas ne vise pas par là le champ de recherche où émerge le

concept d‟autopoïèse, mais l‟intuition intellectuelle sur laquelle repose une compréhension

systémique des phénomènes sociaux. Selon lui, Luhmann contesterait la possibilité même d‟un

« pour-nous », puisque les systèmes réalisent un régime d‟activité qui opère une rupture avec les

processus environnementaux. À la manière d‟une monade « sans fenêtres », la théorie systémique

refoulerait le sens communautaire qui jaillit d’un monde vécu partagé, de par le caractère

naturaliste que revêt le concept de système autopoïétique. Désignant des entités closes et

autoréférentielles, le concept de système oblitérerait la signification normative que possède une

construction intersubjective du monde vécu : l‟être humain existe comme tel dans l‟environnement

de la société, puisque doté d‟un système psychique distinct et individualisé. Par ailleurs, le concept

de rationalité perdrait, lui aussi, de sa force, dans la mesure où la théorie luhmannienne en fait une

performance systémique relative à chaque système qu‟il faut interpréter d‟après des autoréférences

spécifiques. En d‟autres termes, « si les sociétés différenciées selon leur fonction ne disposent

139 Habermas, J., Le discours philosophique de la modernité, p. 442, Gallimard, France, 2011.

140 Ibid., p. 439.

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131

d‟aucune identité, elles ne peuvent pas non plus développer d‟identité conforme à la raison »141

, car

aucun monde commun n‟est possible à partir de la différence entre le système et l‟environnement.

Le monde adopte, par conséquent, un visage distinct selon les caractéristiques d‟une référence

systèmique particulière.

À l‟encontre de la pensée métaphysique, qui postule l‟existence d‟un arrière-monde Ŕ ou, à tout

le moins, d‟un arrière-plan auquel se rapporteraient les manifestations de l‟être Ŕ, Luhmann

s‟interroge sur les conditions de possibilité d‟un ordre autonome de communication, dont

l‟émergence s‟explique par les avantages fonctionnels procurés par la fermeture opérationnelle.

Comme on l‟a vu, l‟origine du système tient à la double contingence dégagée par la rencontre de

deux systèmes psychiques tout aussi clos et autoréférentiels. Luhmann en arrive ainsi à la

conclusion suivante : malgré la participation de la conscience à la communication (à la manière

d‟un catalyseur), la théorie sociale peut en faire abstraction, puisqu‟il s‟agit plutôt d‟expliquer les

caractéristiques émergentes qui correspondent à la société. Chez Luhmann, la conscience ne

constituera plus une prémisse opérationnelle de la communication.

Poul Kjær142

soutient que la théorie luhmannienne a adopté une stratégie d‟auto-mystification

afin de couper ses rapports avec l‟idéalisme allemand. Elle se voudrait, au premier chef, un discours

théorique capable de surmonter les apories auxquelles aboutit la philosophie du sujet. Ainsi, l‟œuvre

de Luhmann se caractériserait par le fait de renfermer une conscience révolutionnaire à l‟égard de la

tradition philosophique moderne, qui s‟exprime dans la prétention à établir une nouvelle révolution

copernicienne.143

Toutefois, le modèle théorique de l‟autopoïèse remonterait, selon Kjær, au concept

kantien de réflexion. Il en est indicatif que Luhmann revienne au deuxième chapitre de Systèmes

sociaux sur la signification paradigmatique que renferme la métaphysique pour les théories de

l‟autoréférence. Luhmann comprend le terme métaphysique comme la doctrine de l’autoréférence

de l’Être.144

La tradition ontologique tenta de penser ce particulier rapport à soi en faisant appel à la

différence entre l‟Être et la pensée. Témoigner de cette autoréférence devint par la suite une tâche

de la pensée philosophique, désormais entendue comme philosophie de la conscience. Encore

l‟idéalisme allemand recentrera-t-il l‟objet de la métaphysique sur une pensée comprise comme

subjectivité transcendantale : le sujet constituera dès lors une position ontologiquement privilégiée

et première. Luhmann tente de faire valoir a contrario que la capacité de traiter l‟expérience en

141 Ibid., p. 442.

142 Kjær, P., « Systems in Context. On the outcome of the Habermas/Luhmann controversy », ANCILLA

IURIS 2006 : 66-77.

143 Les commentaires apportés par Lucas K. Sosoe, dans la préface à l‟édition française de Systèmes sociaux,

attestent de la plausibilité de la thèse avancée par Kjaer. Nous en recommandons chaleureusement la lecture.

144 Luhmann, N., Système sociaux, op. cit., p. 145.

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132

ayant recours aux opérations référentielles n‟est pas une particularité de la conscience : aussi une

telle capacité appartient-elle à la communication, En effet, tant la conscience que la communication

seraient des systèmes de sens.

Habermas conteste cette thèse en affirmant l‟antériorité du langage par rapport au sens. Pour lui,

le sens est de toute évidence généré par l‟utilisation courante du langage dans la société. Dans le

cadre de la théorie des systèmes, ce dernier constitue, en revanche, un média, c‟est-à-dire une forme

véhiculant la présentation d‟offres communicationnelles. L‟introduction du concept de média paraît

suggérer une inversion de l‟importance relative que Habermas accorde respectivement à la

conscience et au langage : si, chez Luhmann, le sens précède logiquement le langage (au sens d‟une

suite génétique), on peut soutenir alors que la conscience détient une position privilégiée vis-à-vis

du langage. Ironiquement, dans la pensée luhmannienne se réaffirmerait l‟héritage de la philosophie

de la conscience, et ce, malgré l‟insistance avec laquelle le sociologue de Bielefeld distingue entre

les opérations de la conscience et celles de la communication.

III

Le concept de réification constitue donc une pièce décisive dans l‟architecture de la théorie

sociologique de Habermas. Celui-ci permet de relier les paradoxes de la rationalisation sociale à la

tradition de la philosophie de la praxis qui remonte jusqu‟à Marx. L‟importance accordée à la

philosophie marxiste s‟explique par le fait que cette dernière dispose d‟un langage théorique

permettant de mettre en relation des processus appartenant à deux niveaux distincts du réel, en

l‟occurrence au système et au monde vécu.145

On peut dorénavant interpréter la rationalisation

sociale de manière critique, dès lors qu‟on constate que les phénomènes de réification se produisent

corrélativement au développement d‟une économie capitaliste. D‟un point de vue historique, le

processus de formation du prolétariat urbain comporte sans doute une dimension répressive, en ceci

que la société bourgeoise dut mobiliser l‟idéologie de l‟échange d’équivalents pour occulter la

violence qui opérait dans la vente de la force de travail. Chez Habermas, le concept de réification

est utilisé également pour dévoiler les phénomènes répressifs qui découlent de la domination légale.

L‟instauration de l‟État social en Europe eut pour conséquence l‟institutionnalisation d‟un régime

de domination caractérisé par l‟extension des domaines d‟action formellement organisés dans la

145 Il est nécessaire de rappeler ici que telle est l‟interprétation habermasienne de la théorie de la valeur. Bien que

Marx n‟ait jamais utilisé pas les notions de système et de monde vécu, le langage de la théorie de la valeur

semble bien s‟accorder avec la réalité des sociétés complexes, en ceci qu‟il permet de transposer les processus

objectifs décrits par un observateur détaché dans les termes de l‟expérience vécue par les acteurs participant à la

division sociale du travail, que ce soit à titre d‟ouvrier ou de propriétaire. Voir Habermas, J., Théorie de l’agir

communicationnel II, op. cit., pp. 370-2.

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133

société. Bien que ceci ait permis de maîtriser les conflits de classes sociales dans la deuxième

moitié du XXe

siècle, l‟irruption des bureaucraties d‟État dans le monde vécu a signifié le

démantèlement progressif des structures communicationnelles permettant la reproduction

symbolique de la société.146

Si l‟on décide maintenant d‟observer la théorie habermasienne avec les concepts utilisés par

Luhmann, cette question s‟impose : où se situe Habermas pour tracer la distinction entre le système

et le monde vécu ? Une réponse conséquente devrait se rapporter à la sphère communicationnelle

où surgit toute entreprise théorique, soit l‟intersubjectivité langagière déployée au sein de la

communauté philosophique (ou scientifique). Luhmann met l‟accent sur l‟importance qui revient au

concept d‟autoréférence : les théories, y compris celle de Habermas, doivent rendre compte de la

position qu‟elles occupent pour formuler leurs concepts fondamentaux. S‟il est vrai que Habermas

se situe dans le domaine de l‟intersubjectivité langagière, et que celui-ci s‟identifie dans sa théorie

au monde vécu, force est alors de reconnaître que la théorie de l‟agir communicationnel privilégie la

notion de monde vécu aux dépens de celle de système. À l‟aide de cette distinction asymétrique,

Habermas croirait pouvoir harmoniser les deux dispositions observationnelles adoptées par sa

théorie, à savoir : la perspective interne des acteurs et la perspective détachée d‟une tierce personne.

Habermas établirait ainsi une espèce de hiérarchie modale, c‟est-à-dire un classement des

différentes manifestations qu‟admet la communication humaine. En d‟autres mots, dans le cadre

d‟une théorie de la rationalité communicationnelle, la notion d‟intersubjectivité langagière

occuperait une place suréminente vis-à-vis d‟une rationalité systémique tronquée. Voici le

fondement d‟une critique de la raison fonctionnaliste, soit le projet théorique que Habermas tâche

expressément d‟achever dans le deuxième livre de sa TAC.

À y regarder de près, cette stratégie théorique crée plus de problèmes qu‟elle n‟en résout.

Luhmann prétend que l‟utilisation que fait Habermas des concepts d‟intersubjectivité, de monde

vécu et de rationalité communicationnelle risque d‟empêtrer notre compréhension des phénomènes

sociaux. D‟ailleurs, Luhmann considère que Habermas noue un rapport équivoque à la pensée de la

Vieille Europe, dans la mesure où il perpétue la tradition humaniste selon laquelle l‟être humain

constitue l‟élément ultime (ou premier !) de l‟ordre social, et ce, malgré le fait de décliner la notion

de sujet en un sens pragmatico-formel.

En quel sens peut-on parler d‟intersubjectivité si ce concept présuppose l‟existence des sujets ?

La question n‟est point futile, quoique la formulation paraisse tautologique. Comme on l‟a vu,

146 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., pp. 396 sq.

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134

Luhmann interprète la notion de subjectivité dans les termes de la pensée idéaliste : l‟acception

moderne du concept renvoie à la position ontologiquement éminente que détient une subjectivité

transcendantale par rapport à ses corrélats objectifs. Le concept d‟objet est, de ce fait, subordonné

aux prestations d‟un sujet transcendantal. Habermas, pour sa part, s‟efforcerait de rompre avec les

présupposés monologiques du paradigme sujet-objet. Selon lui, le rapport qu‟un sujet est capable

d‟établir avec un monde d‟objets nécessite une médiation langagière qui atteste de la construction

coopérative du sens par le biais de la communication langagière. Celle-ci renfermerait, qui plus est,

un système de coordonnées à structure grammaticale permettant de spécifier i) le type de rapport

qui s‟actualise entre alter et ego et ii) le type de prétention à la validité qui est élevée à chaque

occasion qu‟au moins deux locuteurs tentent de s‟entendre sur quelque chose. Habermas s‟y réfère

par le terme « conditions semi-transcendantales ». Ainsi, pour que deux sujets puissent construire un

énoncé significatif, les conditions susmentionnées doivent concourir aux processus

d‟intercompréhension de manière immédiate et sous la forme des présuppositions pragmatiques

revêtant un caractère intuitif. Luhmann considère pour cette raison que le concept

d‟intersubjectivité apparaît d‟abord comme étant un rapport qui présuppose ce qu‟il devrait plutôt

démontrer. Autrement dit, le concept d‟intersubjectivité se révèle être une pétition de principe ; les

conditions de possibilité de l‟intercompréhension langagière sont déjà intersubjectives.

C‟est la raison pour laquelle le concept d‟intersubjectivité ne peut être achevé par la seule

référence à une théorie pragmatico-formelle de la communication humaine. Si le terme

d‟intersubjectivité désigne la construction coopérative du sens par la communication langagière, il

est nécessaire alors de s‟interroger sur le statut des conditions pragmatiques permettant d‟atteindre

une entente authentique et d‟acquérir par là une compréhension commune sur ce qui advient dans le

monde. Pour répondre à cette exigence, Habermas fait appel à la théorie wébérienne de la

rationalisation, ainsi qu‟à une théorie phénoménologique du monde vécu modulée

sociologiquement. D‟une part, Habermas soutient que l‟avènement d‟un monde socioculturel

proprement moderne se manifeste dans la formation de trois complexes de rationalité. Chacun

d‟entre eux se rapporte à une prétention à la validité distincte. En effet, les discours épistémique,

expressive et régulateur puisent leur validité dans la reconnaissance intersubjective respectivement

de la vérité, de la sincérité et de la justesse normative. D‟autre part, la pragmatique habermasienne

se veut une théorie reconstructive du sens intuitif qu‟expérimentent des locuteurs compétents

lorsqu‟ils s‟engagent dans des actes de parole. Il est permis d‟affirmer, en ce sens, que la théorie de

l‟agir communicationnel cherche à expliciter les présuppositions pragmatiques qui se révèlent

nécessaires à la conclusion d‟ententes. Pour ce faire, Habermas doit intégrer le concept de monde

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135

vécu à sa théorie de la communication. Celui-ci est censé « parachever » une compréhension des

sociétés modernes conçue dans les termes d‟une théorie de l‟activité communicationnelle.

Habermas se réapproprie ledit concept afin de thématiser les certitudes d‟arrière-plan dont tout

locuteur compétent dispose à l‟heure de participer à des échanges langagiers. Le monde vécu et

l‟agir communicationnel sont en conséquence des termes solidaires : celui-là fait office à la fois de

contexte et de ressource pour celui-ci. Le monde vécu permet, pour cette raison, d‟insérer la

pratique communicationnelle dans un monde socioculturel expérimenté comme un réservoir

d‟évidences à structure symbolique dont les acteurs font usage pour s‟entendre sur quelque chose

dans le monde. Par là même, Habermas peut également parler de rationalité communicationnelle : la

communication langagière opérerait comme un vecteur de rationalisation sociale, puisque les

sociétés modernes posent une exigence argumentative pour défendre la validité des assertions.

Luhmann reconnaît les avantages que rapporte cette stratégie de construction théorique. La

notion phénoménologique de monde vécu permet en fait d‟échapper aux abstractions qui se

rattachent à un concept formel de monde : qu‟il s‟agisse d‟un monde vécu témoigne de

l‟impossibilité de procéder à une reconstruction logique, par exemple, de la dimension symbolique

qui appartient aux ordres de vie socioculturels. En ce sens, le prédicat « vécu » vise une réalité dont

l‟existence dépasse les opérations cognitives d‟un sujet. Toutefois, l‟imbrication étroite entre le

monde vécu et un concept pragmatique de communication ne va pas de soi pour Luhmann. Pourvu

que les sociétés modernes haussent le degré d‟abstraction que doit atteindre l‟agir

communicationnel, la notion de monde vécu, entendue comme un savoir d‟arrière-plan

antéprédicatif et a-problématique sous-tendant les essais empiriques d‟intercompréhension, s‟avère

problématique, car elle déboucherait sur un paradoxe flagrant. En effet, le monde vécu constitue un

dispositif conceptuel qui n‟admet point d‟exclusion Ŕ se ipsam et omnia continens, selon la formule

luhmannienne de prédilection.147

Le monde vécu inclut paradoxalement ce qu‟il est censé lui-même

exclure, en l‟occurrence toute espèce de savoir qui se révèle, sous le point de vue de l‟expérience

quotidienne, contre-intuitif. En suivant Habermas (et Schütz, parce que Habermas pense la

signification théorique du monde vécu dans le sillage de la sociologie phénoménologique), on

s‟aperçoit que toutes les activités humaines se hissent sur le contexte vital et symbolique qu‟est le

monde vécu, et que pour cette raison elles y renvoient. Même la science, l‟art d‟avant-garde et le

droit positif y trouvent leur origine et leur fondement. Aussi faut-il admettre que des certitudes

antéprédicatives sont forgées par le fait de participer à une économie de marché et de se soumettre à

une domination légale, que ce soit alternativement à titre d‟employé ou de directeur d‟entreprise, de

147 Luhmann, N., « Intersubjektivität oder Kommunikation : Unterschiedliche Ausgangspunkte soziologischer

Theoriebildung », Archivio di Filosofia 54 (1986), pp. 41-60.

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136

citoyen ou d‟autorité gouvernementale. Personne n‟oserait contester la plausibilité de cette thèse,

puisque notre expérience du monde comprend à l‟évidence les interactions auprès des systèmes à

structure organisationnelle. Selon Luhmann, Habermas distinguerait à tort entre le système et la

communication, car la reproduction de la société, donc d‟un ordre émergent vis-à-vis des êtres

humains, exige la constitution des systèmes capables de maintenir en œuvre un régime d‟activité

communicationnelle. Luhmann démontre ironiquement que Habermas ne réussirait guère à

identifier l‟unité du monde vécu en l‟absence d‟un concept de système qu‟il utilise, certes de façon

inavouée, à la manière d‟un unmarked space (ou d‟un environnement). La signification du monde

vécu relève en conséquence d‟une observation sélective. En tant que telles, les observations

éclairent un fragment du réel, sans pour autant permettre une saisie exhaustive du réel. Ainsi

l‟utilisation du terme monde vécu s‟avère-t-elle paradoxale.

Ce contre-argument possède une signification essentielle pour nous, car il nous permet

d‟appréhender le sens de la critique que Luhmann adresse à Habermas. Une théorie de

l‟intersubjectivité langagière soulève la difficulté suivante : elle n‟est pas en mesure de déterminer

adéquatement l‟unité de son objet de recherche. Si l‟intersubjectivité s‟identifie à une constitution

dialogique du sens, il n‟est pas moins vrai que la communauté de significations partagées émergeant

par suite de l‟intercompréhension Ŕ ce que Luhmann appelle « l‟inter de l‟intersubjectivité »148

Ŕ

trouve en définitive un appui indispensable dans le jugement que réalise un acteur de manière

subjective et conforme à la raison. D‟où l‟importance que Habermas accorde à la légitimation et à

la socialisation entendues respectivement comme consentement subjectif de la validité d‟un ordre

institutionnel et comme formation libre et autonome de la personnalité. Comment faut-il interpréter

alors le concept du social ? Peut-on affirmer que le social est somme toute un type d‟existence

mentale ?

Il est instructif de comprendre la façon dont Luhmann prend part au débat avec Habermas. À la

différence de ce dernier, il ne veut point formuler une critique de la pensée de son adversaire (au

sens kantien du terme) ; la voie empruntée par Luhmann s‟écarte d‟une critique de l’agir

communicationnel. Son intérêt réside plutôt dans la déconstruction des distinctions utilisées par

Habermas à l‟aide d‟un dispositif conceptuel qu‟il nomme observation de second ordre. Cet outil

permet de dévoiler les tâches aveugles d‟une théorie de l‟agir communicationnel, dans le but de

reconstruire ses intuitions capitales en ayant recours aux concepts de la théorie des systèmes. Si, au

lieu de référer la notion du social à l‟intersubjectivité, on décidait de l‟examiner à la lumière d‟un

concept sociologique d’interpénétration, on pourrait mieux comprendre le type d‟opération

148 Ibid.

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137

théorique envisagée par Luhmann.

IV

Il est incorrect de dire que Luhmann rompt avec la tradition humaniste sans proposer une

nouvelle façon de comprendre le rapport entre l‟homme et la société. Comme le remarque

Habermas à juste titre, il serait en effet contre-intuitif d‟interpréter le rapport de l‟homme à la

société dans les termes d‟une théorie des systèmes fermés : l‟échec de la phénoménologie

husserlienne atteste de l‟impossibilité de fonder une théorie de l‟intersubjectivité sur l‟activité

transcendantale d‟un sujet transcendantal. C‟est la raison pour laquelle Habermas tend à souligner

les affinités entre les concepts de monade et de système. Néanmoins, lorsque Luhmann se réfère à la

fermeture sur le plan des opérations, il n‟a pas l‟intention de doter son concept de système d‟une

assise monadologique. Il tente plutôt de relever l‟importance qui revient au concept

d‟environnement dans le paradigme systémique. Celui-ci constitue, à vrai dire, un élément aussi

crucial que le concept de système, dans la mesure où la séparation d‟avec un environnement se

révèle être la condition de possibilité de toute espèce d‟ouverture. On se rappelle que, pour

Luhmann, il n‟est pas d‟écosystème, mais des rapports écologiques que le système établit

sélectivement avec son environnement. Pour cette raison, Habermas interpréterait fautivement la

théorie des systèmes en un sens phénoménologique, puisqu’il néglige les dispositifs conceptuels

qu’utilise Luhmann pour se ménager une voie d’analyse permettant de comprendre le rapport entre

la société et l’être humain d’une façon non-humaniste, Comme on l‟a vu, Luhmann considère l‟être

humain comme un système de sens dans l‟environnement de la société. Ceci ne signifie pourtant pas

qu‟il n‟y ait pas de rapport significatif entre eux ; bien au contraire, le concept d‟interpénétration

rend compte des liens qui unissent des systèmes opérant simultanément dans les modes de la

fermeture opérationnelle et de l‟ouverture cognitive. Sous cet angle, l‟allusion à 1984 se révèle tout

simplement excessive.

Il faut à présent poser la question suivante : comment deux systèmes opérationnellement fermés

peuvent-ils entretenir des rapports stables tout en maintenant en œuvre leur autopoïèse ? La réponse

doit être recherchée à l‟aide du concept d‟interpénétration. Par pénétration, Luhmann entend un

rapport entre deux systèmes par lequel l‟un met sa complexité à disposition de l‟autre. Ce dernier,

quant à lui, en fera usage pour poursuivre sa propre autopoïèse. L‟idée d‟une interpénétration

suggère une sorte de réciprocité dans la construction d‟un rapport entre deux entités closes, mais

tout de même capables d‟intégrer une complexité étrangère à leur régime de reproduction.

L‟interpénétration s‟avère du reste indispensable à la réalisation de la double contingence. Ce

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138

rapport instable et fragile est susceptible d‟être pilotée avec l‟utilisation sélective des opérations

référentielles. C‟est donc grâce au sens que les systèmes autopoïétiques sont en mesure de créer un

rapport d‟interpénétration.149

Luhmann emploie parfois des formulations difficiles qui demandent certaines précisions.

Premièrement, il faut savoir que l‟interpénétration n‟implique pas nécessairement la création d‟un

lien symétrique. Comme on l‟a vu, Luhmann renonce à la possibilité d‟une correspondance point

par point entre le système et l‟environnement. Il est nécessaire de garder à l‟esprit que l‟on ne peut

guère comprendre ce qu‟est l‟interpénétration sans faire référence à la notion de complexité. Il

s‟agit, bien entendu, des termes corrélatifs. Pour cette raison, le regard sociologique doit demeurer

ouvert à la possibilité d‟une symétrie communicationnelle, sans pour autant en faire un archétype

théorique.150

En ce sens, le terme complexité désigne l‟irréductibilité de la dimension opérationnelle

de chacun des systèmes réalisant l‟interpénétration. Autrement dit, une complexité étrangère est

intégrée au régime de production tout en respectant la fermeture sur le plan des opérations dans le

système pénétré, ainsi que le sens spécifique que ce dernier attribue aux événements

environnementaux.

Deuxièmement, il faut indiquer que l‟interpénétration est un concept complexe qui nécessite

deux présupposés supplémentaires, à savoir : l‟autopoïèse et la capacité d‟enclencher sélectivement

la formation des structures. La référence à ces concepts témoigne du rôle central que joue la

complexité dans les rapports d‟interpénétration. Il est nécessaire pour cette raison qu‟on s‟y attarde

quelque peu.

D‟une part, l‟intégration d‟une complexité étrangère constitue un processus réciproque, dont la

réalisation ne peut pas interrompre la fermeture des systèmes impliqués sans mettre un terme à

l‟autopoïèse. Ainsi le concept d‟interpénétration désigne-t-il un rapport entre deux systèmes

autopoïétiques. Luhmann soutient que les limites du système pénétrant doivent être incluses dans le

domaine d’opérations du système pénétré. Par exemple, les organismes de Protection de la jeunesse

ont pour mandat de veiller à l‟intégrité physique et psychologique des enfants, tout particulièrement

de ceux qui se trouvent en situation de détresse. Pour ce faire, ils doivent déterminer les conditions

149 Luhmann, N., Système sociaux, op. cit., p. 266 sq.

150 Les modèles théoriques de Luhmann et de Habermas se séparent énormément sur ce point. La thèse d‟une

intégration sociale moyennant une entente rationnellement motivée implique, sous le point de vue de la

complexité, un rapport symétrique entre alter et ego : les deux acteurs doivent atteindre une compréhension

identique sur ce qui fait l‟objet de la discussion. L‟autosuffisance de la racine illocutoire de l‟agir orienté vers

l‟intercompréhension exclut, par principe, que des significations supplémentaires puissent y être rajoutées. Chez

Habermas, cette condition s‟exprime sous la forme d‟une exigence pragmatique, selon laquelle tout effet

perlocutoire doit être préalablement neutralisé, sans quoi les locuteurs s‟exposeraient à une communication

systématiquement déformée.

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139

qu‟un groupe familial doit remplir afin de garantir le bien-être des enfants. Cependant, ce n‟est pas

à ces organismes de reproduire lesdites conditions. On ne peut pas s‟attendre à ce que soient les

intervenants de l‟État qui prennent le relais des parents incompétents : personne ne saurait s‟y

substituer. Traduit au langage de la théorie des systèmes, on pourrait dire que la Protection de la

jeunesse n‟est pas un équivalent fonctionnel de la famille. D‟où le rôle qu‟occupent les familles

d‟accueil dans les sociétés modernes.

D‟autre part, il est nécessaire que les systèmes créent des liens stables pour qu‟il y ait

d‟interpénétration. La stabilité des liens présuppose que les systèmes interpénétrants puissent

généraliser certaines manières de traiter la complexité, et que celles-ci soient résistantes au passage

du temps. En d‟autres termes, l‟utilisation significative des structures suffisamment consolidées se

révèle indispensable à l‟interpénétration, puisque celles-ci permettent de déterminer la complexité

qui est constitutive à ce type de rapport. La formulation est, sans l‟ombre d‟un doute, complexe,

mais elle apporte une compréhension du lien entre l‟être humain et la société plus approfondi que ne

le permet la tradition humaniste en s‟appuyant sur des concepts imprécis, tels celui de totalité (selon

lequel l‟homme serait l‟élément ultime ou indivisible de la société) ou celui d‟intersubjectivité (qui

mise sur une « fusion » de perspectives non démontrable, et qui obscurcit en conséquence l‟unité de

ce qu‟il tente d‟appréhender).

« Le concept de l‟interpénétration répond à la question des conditions de possibilité de la

double contingence. Il évite de donner cette réponse par référence à la nature humaine ; il évite

également de recourir à la subjectivité de la conscience (supposément fondatrice de tout) :

« l‟intersubjectivité ». La question de départ est plutôt : qu‟est-ce qui doit être donné dans la

réalité afin qu‟émerge assez souvent et avec assez de densité l‟expérience de la double

contingence et donc la construction des systèmes sociaux. La réponse c‟est l‟interpénétration.

Elle clarifie en même temps les prémisses de la question à laquelle elle répond. […] C‟est

plutôt avec l‟évolution des formes supérieures de la formation du système que les

présuppositions de cette évolution sont mises en une forme appropriée. Elles se réalisent par

l‟usage. C‟est pourquoi l‟évolution n‟est possible que par l‟interpénétration, ce qui signifie par

réciprocité. Vu d‟un point de vue de la théorie des systèmes, l‟évolution est dans ce sens un

processus circulaire qui se constitue dans la réalité (et non pas dans le néant!). »151

Luhmann illustre cette thèse difficile avec un exemple éloquent, à savoir la socialisation. Celle-

ci constituerait un rapport d‟interpénétration entre l‟être humain et la société ayant pour but la

formation du système psychique et l‟acquisition des dispositions comportementales du corps qui s‟y

rattache. L‟interprétation qu‟offre Luhmann des expériences de socialisation est révélatrice de la

complexité du processus de constitution autoréférentielle du système psychique, car elle met en

évidence que celui-ci nécessite en tout temps des ressources sémantiques que seule la

communication peut apporter. Autrement dit, la communication se trouve être le média de la

151 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 269.

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140

socialisation, bien que les effets de ce processus ne soient pas, en tant que tels, communicationnels.

On peut mieux comprendre à présent ce que Luhmann veut dire lorsqu‟il affirme que « la

socialisation est toujours une auto-socialisation » : si l‟objectif en est, comme le croit Habermas,

d‟assister les enfants et les adolescents pour qu‟ils deviennent des adultes responsables, il faut alors

qu‟un degré élevé d‟autonomie leur soit accordé tout au long de ce processus. Cette condition

renvoie au problème maître de la théorie des systèmes, c‟est-à-dire à la détermination de l‟identité

par le moyen d‟une différence rectrice (Leitdifferenz). Seule la séparation d‟avec un certain

environnement, en l‟occurrence celui constitué par les institutions et les normes de la société,

permettrait aux individus de disposer de l‟autonomie que requiert la formation de leur système

psychique. Cependant, cette séparation n‟est pas à comprendre dans un sens monadique : la

construction autonome du moi a lieu dans un environnement social où des contenus significatifs

sont mis à disposition de l‟être humain, moyennant quoi il forge une individualité qui présuppose

aussi l‟existence d‟autres êtres humains. Bien que la socialisation ait lieu dans la conscience, cette

dernière présuppose l‟effectivité d‟une communication qui, à la manière d‟une alter-référence

significative, fournit des ressources sémantiques pertinentes. La conscience en fait usage d‟après un

schéma d‟attrait et d‟aversion.

À la différence d‟une théorie de l‟agir communicationnel, la théorie des systèmes ne préjuge pas

du succès de la socialisation : une théorie générale de la société doit rendre compte aussi bien d‟une

socialisation couronnée de succès que d‟une socialisation échouée. Luhmann insiste ici sur

l‟intuition fondamentale de sa théorie : la stabilité des systèmes ne doit pas être entendue comme

une propension à consolider des structures immuables, mais comme une tendance à reproduire

certaines stratégies de gestion de la complexité par le biais du sens. Ainsi, Luhmann estime

qu‟examiner le phénomène de la socialisation à la lumière du schéma conforme/déviant constitue

une analyse réductrice. Un être humain peut bel et bien agir en conformité aux normes et aux

institutions de la société tout en subissant, par exemple, la formation des symptômes

psychopathologiques. Comme d‟autres phénomènes sociaux, la socialisation révèle des

caractéristiques paradoxales. La misère de la sociologie résiderait, à en croire Luhmann, dans cette

tendance à interpréter le réel d‟une façon bornée :

« En gros, nous voudrions définir la socialisation comme un processus qui forme le système

psychique et le comportement corporel des êtres humains qu’il contrôle. Le concept s‟étend

ainsi sur plusieurs références de système, il englobe des effets évalués positivement et

négativement ; il comprend un comportement conforme et déviant, pathologique (par exemple

névrotique) et sain. En ce sens la socialisation n‟est pas un événement porteur de succès (qui au

pire peut échouer). Une théorie qui rattache ce concept de socialisation à la création d‟un

comportement d‟adaptation et à un comportement conforme aux attentes ne pourrait expliquer

l‟émergence de modèles de comportement contraires […] la socialisation est toujours une auto-

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141

socialisation. Elle ne se réalise pas par « le transfert » (!) d‟un modèle de sens d‟un système sur

un autre, mais son processus de base est la reproduction autoréférentielle du système qui

effectue la socialisation et en fait l‟expérience sur soi-même […] cela signifie seulement que la

base de tous les processus de socialisation tout comme la base de toute évolution réside dans

l‟autoréférence du système qui peut se reproduire et peut survivre au comportement déviant.

Bien évidemment, l‟environnement joue un rôle décisif. Du reste, se demander si le système ou

l‟environnement est plus important [que le système] dans la détermination de la socialisation a

très peu de sens. Car c‟est précisément cette différence qui permet la socialisation. »152

Encore faut-il expliquer pourquoi Luhmann met à l‟écart la possibilité d‟un « transfert » de sens

qui irait de la société vers l‟individu. Cette idée se révèle essentielle dans la théorie sociale de

Habermas, dans la mesure où elle rend compte de l’imbrication entre les composantes individuelle

et sociétale du monde vécu. D‟où l‟importance que Habermas accorde à la notion de récit153

dans la

Deuxième considération intermédiaire de sa TAC : le processus de socialisation témoignerait de

l‟enchevêtrement qui se produit entre l‟homme et la société par suite de la construction narrative de

l‟identité. Celle-ci serait donc le résultat de la mobilisation de certaines valeurs partagées par

l‟intermédiaire des institutions sociales. À y regarder de près, on s‟aperçoit que l‟héritage de la

pensée humaniste se fait sentir très visiblement dans la thèse d‟une reproduction symbolique du

monde vécu. D‟après Habermas, la constitution communicationnelle du social renvoie, en dernier

ressort, à la fondation discursive des normes et valeurs, dont la validité ne repose plus sur les

évidences fournies par la tradition. Qu‟en est-il alors de la socialisation ? Si l‟on suit Habermas de

près, on parvient à une conclusion inquiétante : les trajectoires de vie individuelles ne pourraient

plus se plier à une identité commune lorsque la socialisation débouche sur un échec. Dans le cadre

de la théorie de l‟agir communicationnel, une telle situation est interprétée comme une érosion de la

rationalité du discours.

Cette remarque est instructive de la façon dont Luhmann comprend la théorie habermasienne. Si

la notion de rationalité est, pour Habermas, un supplément indispensable à la théorie de la société,

Luhmann considère qu‟elle est un critère d’observation permettant d’examiner l’autoréférence des

systèmes de sens. En ayant recours au concept de rationalité, Habermas peut classer les diverses

manifestations qu‟admet la communication, et établir conséquemment une hiérarchie modale qui

repose sur la structure d‟une communication réflexive et épurée de tout effet perlocutoire. Ainsi, il

se ménage une voie pour reconduire l‟échec de la socialisation à une crise des orientations

pédagogiques.154

En revanche, Luhmann estime que la rationalité ne constitue qu‟un moment de

l‟autoréférence déployé lors de la formation du système. Une socialisation débouchant sur l‟échec

n‟est donc pas nécessairement moins rationnelle pour l‟individu socialisé qu‟une socialisation

152 Ibid., p. 295. Parenthèses ajoutées.

153 Voir supra p. 107.

154 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit.,, p. 157.

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142

réussie, à en juger par les possibilités que permet l‟activité sélective du sens. En termes moins

abstraits, Habermas devrait avouer qu‟une socialisation réussie peut bel et bien mener à l‟abandon

des valeurs qu‟elle a elle-même véhiculées. On a du mal à voir quel gain pourrait découler d‟une

théorie de l‟intersubjectivité pour interpréter le phénomène de la socialisation, conclut-il. Chez

Habermas, ce dernier constitue somme toute une prestation d‟une subjectivité qui se plie de son

propre chef à une valeur. Cependant, une valeur n‟est pas plus rationnelle du fait d‟être tenue pour

vrai par d‟autres sujets. Luhmann ne voit pas là une avenue théorique pertinente, mais plutôt le

symptôme d‟une crise théorique de la sociologie :

« […] le sujet s‟individualise à travers l‟histoire d‟une vie faite de vraies et de fausses

opinions, d‟actions justes et fausses qui Ŕ de cette façon spécifique Ŕ est unique, alors qu‟en tant

que somme de tout ce qui est juste, comme le miroir du monde, elle ne serait rien d‟autre que

vraie. Le « sujet » est donc le sujet (quand on prend au sérieux le moment de substrat ultime

comme faisant partie du sens du concept) seulement de cette constellation unique de

désignations et de réalisations […] Il doit cette possibilité d‟être sujet à cette caractéristique et

non à lui-même. Et si l‟on accepte cela, on peut voir que la subjectivité n‟est rien de plus que la

formulation d‟un résultat d‟interpénétration. […] L‟éthique peut exiger d‟obéir à la loi morale

pour elle-même. Pour le sociologue une telle extravagance est plutôt le symptôme d‟un crise

qu‟un éclairage scientifique. »155

On trouve d‟autres exemples d‟interpénétration au sein de la société contemporaine, par

exemple : dans la participation des êtres humains à la communication scientifique ; dans la mise à

contribution des biographies individuelles d‟un art devenu autonome ; ou encore dans les requêtes

que lèvent des citoyens auprès du système juridique. Helmut Willke, un représentant hétérodoxe de

la théorie des systèmes, offre à cet égard une observation suggestive : si l‟on peut repérer tant de

rapports entre la conscience et la communication, on voit plutôt mal pourquoi Habermas n‟utilise

pas le concept de système pour rendre compte de l‟activité communicationnelle déployée dans la

communauté scientifique, dans les espaces délibératifs des sociétés modernes, ou même dans les

groupes familiaux.156

155 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 287-9.

156 Willke, H., Governance in a Disenchanted World : The End of Moral Society, Edward Elgar Publishing Ltd,

2009. Au demeurant, il est à noter que, dans ses travaux de maturité, Luhmann préfère le concept de couplage

structurel au dépens de celui d‟interpénétration. Tiré de la théorie de Maturana et Varela, le terme couplage

structurel réfère à l‟établissement de liens stables entre le système et l‟environnement. Si le concept

d‟interpénétration met l‟accent sur la notion de complexité, le concept de couplage structurel privilégie, en

revanche, la fonction médiatrice que jouent les structures dans les rapports entre le système et l‟environnement.

Comme on l‟a vu, l‟ouverture cognitive des systèmes est une possibilité structurellement conditionnée. À vrai

dire, il ne s‟agit guère d‟une modification substantielle, mais d‟un recentrage de l‟intérêt théorique. Voir

Luhmann, N., Law as A Social System, Chapitre 10, Oxford University Press, 2004. Bien qu‟il faille

distinguer analytiquement ces deux concepts, nous les traitons comme des termes synonymes dans le

cadre de ce travail.

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143

Raison, droit et évolution

Nous aimerions clore ce travail de recherche en répondant à la question suivante : quelles leçons

peut-on tirer de la controverse entre Luhmann et Habermas ? La maestria théorique de Luhmann et

de Habermas nous permet de mieux comprendre le monde contemporain. À y regarder de près, les

paradigmes systémique et communicationnel se recoupent, au moins, sur trois problématiques

majeures, à savoir : sur la prétention d‟être des théories sociales post-ontologiques ; sur la

pertinence de la notion de média dans le cadre d‟une théorie générale de la société ; et sur

l‟utilisation d‟une perspective évolutive afin d‟expliquer la formation de structures sociales Ŕ et,

tout particulièrement, l‟éclosion d‟un principe de rationalité discursive ancré dans l‟expérience

antéprédicative du monde. Néanmoins, ce débat témoigne tout de même de quelques points de

divergence qu‟il faut préalablement mettre en lumière afin d‟en dresser un bilan final. Nous ferons

état de ces divergences en trois étapes. Premièrement, il s‟agira de préciser la manière dont chacun

de nos auteurs comprend le concept de rationalité (I). Deuxièmement, on relèvera la pertinence

d‟une fondation normative des normes légales au sein de la théorie sociale, telle que développée par

Habermas dans Droit et Démocratie (II). Enfin, on discutera de la possibilité d‟adopter une position

prescriptive à l‟égard de l‟évolution de la société (III).

I

Comme on l‟a vu, Luhmann examine le concept de rationalité par le biais de la différence

structure sociale/sémantique. En tant que sémantique, la rationalité se révèle être un dispositif

d‟observation issu de la Vieille-Europe qui opère à l‟aide des différences. Ainsi, le concept de raison

épistémique fut déterminé par la distinction entre l‟être et la pensée, tandis que celui de raison

pratique, par la distinction entre l‟agir et la nature. Luhmann emploie ces distinctions pour dévoiler

les rapports qui s‟établissent entre la structure et les descriptions déployées par l‟autopoïèse

communicationnelle de la société. La contribution décisive de Luhmann à notre compréhension de

la rationalité réside dans le caractère à la fois autoréférentiel et paradoxal qui appartient aux

sémantiques. De ce fait, tant la rationalité épistémique que la rationalité pratique se caractériseraient

par le fait de déboucher sur des paradoxes : d‟une part, la pensée doit elle-même exister pour penser

adéquatement l’être ; d‟autre part, l’homme rationnel doit agir en conformité à des fins naturelles.

Luhmann insiste sur les stratégies catégorielles développées par les traditions de la métaphysique

ontologique et le droit naturel pour échapper aux conséquences paradoxales qui découlent de

l‟utilisation de ces sémantiques : soit postuler un sujet à structure transcendantale, soit postuler un

ensemble de normes données immédiatement et en conformité à la nature. L‟évolution sémantique

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144

qu‟a connue la culture européenne met en évidence que le concept de raison a été utilisé pour créer

des asymétries significatives permettant d‟orienter l‟utilisation d‟opérations référentielles.157

À l‟heure actuelle, le concept de rationalité ne parvient plus à occulter cette structure

autoréférentielle. La notion de rationalité communicationnelle fournit ici un cas de figure illustratif.

Comme on l‟a vu, par une coopération interdisciplinaire de philosophie et sociologie, Habermas

cherche à reconstruire génétiquement trois processus d‟apprentissage décisifs au sein des sociétés

modernes. Nous y avons fait référence sous la dénomination de complexes de rationalité.158

Ceux-ci

constituent l‟évidence sociologique qui permet à Habermas de considérer les discours épistémique,

moral et esthétique comme des vecteurs de rationalité communicationnelle, car ils témoigneraient

en effet d‟une condition foncièrement moderne, soit le devoir de trouver par soi-même ses propres

certitudes. La théorie de l‟agir communicationnel permettrait ainsi de qualifier la rationalité du

discours en observant un ensemble de conditions performatives. Un acteur rationnel doit dès lors i)

tâcher de s’entendre avec ses interlocuteurs sur ce qui advient dans le monde ; ii) s‟adresser à un

public élargi des personnes qui pourraient se sentir concernées par son propos ; iii) omettre toute

sorte de perlocution ; et iv) défendre la validité des assertions en s‟appuyant sur la coercition faible

qui émane du meilleur argument. En ce sens, on peut parler d‟une communication réflexive, dans la

mesure où elle établit des règles encadrant les prestations argumentatives et veillant par là même à

la rationalité des échanges. Habermas appelle situation idéale de parole à l‟ensemble de ces

conditions.

Ainsi, le discours rationnel se distingue-t-il en même temps du discours stratégique et de

l‟argumentation fallacieuse. Toutefois, on pourrait poser avec Luhmann cette question : sur quel

type d‟évidence repose une rationalité fondée sur la situation idéale de parole ? Habermas emploie a

contrario deux figures classiques de la pensée idéaliste pour repérer le caractère qui correspond en

propre à la situation idéale de parole : elle n‟est ni une idée régulatrice (Kant), ni un concept

historiquement existant, au sens hégélien du terme. En effet, les exigences performatives sont

censées concourir aux processus d‟entente sous la forme d‟une anticipation de sens qui est en même

temps une précondition constitutive du discours rationnel. Pour cette raison, la situation idéale de

parole n‟est point une réalité qui aille au-delà de l‟expérience, telle une entité transcendante ; elle

revêt plutôt la forme d‟une hypothèse pratique sur laquelle tout acteur rationnel doit s‟appuyer pour

participer à une communication épurée d‟orientations stratégiques et manipulatrices. D‟autre part, la

157 Luhmann, N., Observaciones de la modernidad [édition espagnole de Beobachtungen der Moderne], pp. 40 sq,

Paidós Studio, Barcelona, 1997.

158 Voir supra Chapitre 3, section I.

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145

notion hégélienne de concept se révèle inadéquate pour expliciter la signification que Habermas

accord à son concept de situation idéale de parole. Habermas ne vise par là aucune forme

communautaire de vie en particulier, « car aucune société historique ne coïncide avec la forme de

vie dont nous pouvons donner une caractérisation fondamentale en nous référant à la situation

idéale de parole ».159

Bien au contraire, la situation idéale de parole constitue une ressource

procédurale permettant de surmonter les menaces que représente une communication

systématiquement déformée. Dans son texte Wahrheitstheorien de 1972, Habermas présente

l‟intuition névralgique de sa théorie à l‟aide d‟une formulation certes paradoxale :

« Le meilleur terme de comparaison de la situation idéale de parole serait une illusion

transcendantale, sauf que cette illusion […] est en même temps une condition constitutive du

discours rationnel. Pour toute communication possible, l‟anticipation de la situation idéale de

parole a la signification d‟une illusion constitutive qui est en même temps le pré-apparaître

(Vorschein) d‟une forme de vie. Certes, nous ne pouvons savoir a priori si ce pré-apparaître

n‟est qu‟une illusion (une subreption), bien qu‟elle repose sur des suppositions incontournables,

ou s‟il est possible de réaliser en pratique les conditions empiriques d‟une réalisation, même

approximative, de la forme de vie supposée. Les normes fondamentales du discours rationnel,

constitutives de la pragmatique universelle, sont de ce point de vue porteuses d‟une hypothèse

pratique. »160

Eva Knodt apporte des commentaires très instructifs à ce sujet. Elle relève le rôle stratégique que

joue la contradiction performative chez Habermas. Pour ce faire, la commentatrice reconstruit la

théorie de l‟agir communicationnel en faisant appel aux distinctions proposées par Luhmann. Elle

fait ainsi un constat lourd de conséquences : la théorie habermasienne possède une structure

autoréférentielle qui l‟immunise contre toute possibilité de réfutation. Pourvu que l‟argumentation

constitue le média véhiculant les réfutations, les contradicteurs de Habermas doivent forcément se

soumettre aux conditions performatives prescrites par une théorie de l‟activité communicationnelle.

En d‟autres termes, l‟exercice même de la réfutation réaffirmerait, selon Knodt, la structure

réflexive qui appartient au discours rationnel. Ce dernier témoigne de la préséance d‟un sujet

pratique capable de se plier aux exigences déontologiques qui découlent d‟une notion de rationalité

conçue en termes procéduraux. Par conséquent, l‟acteur allant à l‟encontre des présupposés

pragmatiques explicités par la situation idéale de parole est suspect d‟avoir commis une

contradiction performative. À en croire Knodt, une disposition stratégique se manifesterait là où

Habermas croit voir une structure normative inhérente au langage : Habermas obligerait ses

opposants à adopter les prémisses de sa théorie et parviendrait, de ce fait, à neutraliser tout flanc

perméable à la critique. Cette opération théorique est à la base de ce que nous avons appelé plus

haut hiérarchie modale. La distinction système/monde vécu permet à Habermas de créer une

159 Habermas, J., « Théories relatives à la vérité » dans Logique de sciences sociales et autres essais, pp. 326-7.

160 Ibid., p. 327.

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146

asymétrie qui justifierait la place éminente que détient le discours rationnel Ŕ et donc par le monde

vécu Ŕ vis-à-vis du cycle communicationnel déployé par les mécanismes systémiques.161

Ainsi

Habermas peut-il soutenir que seul le discours rationnel jouirait de la capacité à qualifier ses

propres conditions de possibilité. Or, au point de vue d‟une observation de second ordre (telle

qu‟entendue par Luhmann), on constate que, de par sa structure autoréférentielle, cette figure de

pensée-là engendre un paradoxe. En effet, comment Habermas pourrait-il attester de la rationalité de

l‟activité communicationnelle sans prôner à la fois qu‟il est rationnel d’accepter les conditions

performatives (pré-discursives ?) de la situation idéale de parole ? L‟introduction d‟une hiérarchie

modale des types communicationnels semble un moyen propice pour satisfaire cette exigence :

quiconque n‟accepte pas les présupposés de la situation idéale de parole témoigne d‟une disposition

soit stratégique, soit contradictoire. À la lumière des éléments d‟analyse apportés par Luhmann,

conclut Knodt, la contradiction performative apparaît comme étant une ressource sémantique

camouflant la structure paradoxale qui appartient au concept de rationalité communicationnelle.

La dichotomie agir communicationnel/agir stratégique peut être réintroduite dans le premier

membre de cette distinction par le moyen d‟une observation de second ordre. À la suite de Spencer

Brown, Luhmann nomme re-entry la duplication d‟un schématisme binaire dans l‟un de ses deux

termes (ou valeurs). De ce fait, la théorie des systèmes peut repérer une disposition stratégique dans

le discours rationnel, tel que conçu par Habermas. Luhmann se ménage par là une voie permettant

de qualifier autrement le statut de la rationalité. Il en infléchit la signification en ayant recours à un

procédé observationnel qui ne cherche plus à se dérober aux implications paradoxales découlant de

l‟utilisation des opérations référentielles. Autrement dit, une théorie plausible de la société

contemporaine doit admettre que de nombreux paradoxes résultent du régime d‟activité systémique.

Ces paradoxes ne sont évidemment pas sans poser problème. Or, il faut bien comprendre que

l‟activité des systèmes de la société aboutit à des paradoxes par suite de l‟utilisation des codes.

Ainsi, le système économique duplique la distinction rentable/non rentable dans la valeur

positive du code (rentable). L‟utilisation récursive du code économique permet de décrire, à titre

d‟illustration, la dynamique financière qui a déclenché la crise des subprimes aux États-Unis. À

l‟aide de cet exemple, on peut mieux saisir la façon dont Luhmann comprend le concept de

rationalité : que l‟on puisse qualifier d‟irrationnel l‟octroi des crédits au sein du système financier

américain tient au déploiement d‟un particulier type de paradoxe, à savoir une génération du profit

par une augmentation intenable de la dette des ménages. En effet, le système financier américain a

161 Knodt, E., « Toward a Non-Foundationalist Epistemology : The Habermas/Luhmann Controversy Revisited »,

pp. 77-100, German New Critique, Issue 61, Winter 1994.

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147

cherché à rentabiliser les crédits octroyés à des débiteurs qui n‟avaient guère les moyens de

rembourser leurs emprunts. Le concept de re-entry éclaire la signification de cette paradoxe : les

stratégies de rentabilité ont elles-mêmes porté préjudice à la valeur des actifs. En termes plus

abstraits, Luhmann examine la rationalité comme un moment de l‟autoréférence déployée dans un

système. On dira donc qu‟un système opère rationnellement quand il parvient à piloter ses

opérations par le biais d‟un re-entry. Pour ce faire, le système doit atteindre un niveau de réflexivité

tel qu‟il lui soit possible de réaliser des observations de second ordre.162

Le concept de rationalité utilisé par la théorie des systèmes intègre les implications paradoxales

de l‟autoréférence. Aussi permet-il de mieux expliquer ce en quoi consiste une réalité décentrée. Le

concept de différenciation fonctionnelle exige d‟abandonner la prémisse de la vieille pensée

européenne selon laquelle le repérage d‟une différence nécessite, en dernière analyse, une unité. En

revanche, Luhmann appréhende l‟identité du social par le biais d‟une observation à structure

binaire, en l‟occurrence la différence système/environnement. De ce fait, on peut constater le

caractère paradoxal qui correspond au concept de différenciation dès qu‟on comprend le type

d‟opération théorique dont il s‟agit : Luhmann tâche de distinguer une multiplicité en ayant recours

à une unité différenciée. Tel est le trait distinctif d‟une société qui ne parvient plus à se représenter

dans un concept unitaire, mais en faisant appel à une diversité de références systémiques qui se

révèlent incommensurables les unes par rapports aux autres. Comme on l‟a vu, aucune transposition

de sens n‟est possible dans un monde polycontextural où les codes établissent une relation

orthogonale : toute médiation doit être réalisée en conformité au modèle de la fermeture

opérationnelle. Ces implications touchent également le statut de la vérité : la rationalité scientifique

ne peut se vérifier qu‟à l‟intérieur de la communauté de chercheurs, car elle est déterminée par les

conditions opérationnelles sous lesquels s‟effectue l‟autopoïèse du système scientifique. C‟est par le

code vrai/faux que la science fixe les critères d‟acceptation et de refus des offres

communicationnelles dans un système qui assure son unité par le moyen d‟un média distinct, soit la

vérité scientifique.

À la lumière des distinctions apportées par Luhmann, le concept de rationalité

communicationnelle s‟avère une notion monolithique : Habermas voudrait ramener la pluralité des

162 Il est à noter que les systèmes ne résolvent pas nécessairement les problèmes que créent les paradoxes.

L‟évolution socioculturelle de la société mondiale témoigne cependant d‟une stratégie de gestion des

paradoxes que Luhmann appelle formules de contingence. Les formules de contingence Ŕ tels les besoins dans le

système économie, la justice dans le système légal, la légitimité dans le système politique, le prestige dans le

système scientifique, entre autres Ŕ usent de l‟alter-référence pour créer une asymétrie permettant de neutraliser

les paradoxes. Par ailleurs, les systèmes qui n‟ont pas la capacité d‟effectuer des observations de second ordre Ŕ

les interactions, par exemple Ŕ font preuve d‟une faible capacité à surmonter les blocages communicationnels

produits par les paradoxes.

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148

jeux de langages qui caractérise une société moderne à une unité fondamentale, en l‟occurrence la

rationalité communicationnelle. Certains commentateurs de Luhmann ont vu là une position

défensive, pour ainsi dire, à l‟endroit de la complexité. W. Rasch163

et E. Knodt relèvent, chacun à sa

manière, l‟invraisemblance de subsumer l‟activité des systèmes sociaux sous une catégorie unique

de rationalité. Il faut préciser ici qu‟il ne s‟agit pas d‟un constat d‟échec déplorant la force

consensuelle de la communication langagière. Ces auteurs insistent plutôt sur le fait qu‟il est

possible de réfuter la stratégie méthodologique adoptée par Habermas, puisqu‟elle fait appel à deux

conceptions mutuellement exclusives : soit on considère les sociétés modernes sous la perspective

de la rationalisation (donc, sous la perspective interne des acteurs), soit on les considère sous la

perspective d‟une différenciation fonctionnelle. Habermas prétendrait qu‟il est possible de marier

ces deux orientations théoriques par l‟entremise d‟un concept procédural de raison, qui est censé

opérer tant dans la pratique communicationnelle vécue au quotidien que dans les systèmes d‟action

finalisée issus de l‟évolution socioculturelle. Néanmoins, la distinction système/monde vécu atteste

de l‟impossibilité de dresser un portrait unitaire des sociétés complexes. Cette impossibilité

représenterait la faillite du programme habermasien, car une théorie sociale à deux niveaux ne

suffirait pas à expliquer ladite distinction en ayant recours à une unité fondamentale. Bien au

contraire, Habermas ne parviendrait pas à harmoniser deux conceptions de la modernité qui

s‟avèrent somme toute antinomiques. Ainsi, la rationalisation et la différenciation fonctionnelle

formeraient une alternative.164

II

Peut-être cette difficulté nous permet-elle de comprendre le tournant juridique qu‟a connu la

philosophie habermasienne depuis Droit et démocratie (DD). Œuvre complexe à n‟en pas douter,

Habermas tente d‟y défendre la thèse suivante : l’État de droit et la démocratie seraient des réalités

co-originaires. En effet, il n‟est pas possible de comprendre l‟un sans se référer à l‟autre, puisqu‟ils

constitueraient l‟aboutissement des processus de modernisation. Fidèle au propos tenu dans sa TAC,

163 Rasch, W., Niklas Luhmann’s Modernity. The Paradoxes of Differentiation, pp. 39-45, Stanford University

Press, California, 2000.

164 « […] the different conceptual strategies associated with lifeworld and system, to the extent that they represent

strictly complementary methodological perspectives, are in fact theoretically incompatible in their conclusions,

and that therefore the project of reconciling the normative with the cognitive dimension of discourse in a

comprehensive theory of modernity must be considered a failure. […] The rationalization thesis thus insists on

precisely what the principle of functional differentiation denies, namely, the possibility that the implicit

normative background of society can, and in fact does, become explicit as a whole in the reflexive medium of a

discursively constituted intersubjectivity. […] the unity of theory and practice is ripped apart in the very attempt

to reconcile the conflicting demands of reason and the understanding in the idea of a reason that is supposedly

not just an idea in the Kantian sense but also an empirical condition of everyday speech. The desire for unity

produces difference, and a theory fuelled by such a desire becomes utopian in the literal sense of the word ».

Knodt, E., op. cit., pp. 97-100.

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149

Habermas fait encore appel à une collaboration interdisciplinaire pour enrichir sa conception des

sociétés modernes. La théorie sociale vient donc en aide à une théorie philosophique du droit. Il

s‟agit moins d‟une division du travail théorique que d‟une coopération intellectuelle tout à fait

indispensable au projet que Habermas tâche d‟accomplir. Dans DD, il décide de conserver en même

temps la thèse d‟une rationalisation communicationnelle et le diagnostic d‟une colonisation du

monde vécu. Néanmoins, une théorie de la démocratie délibérative vient compléter le portrait de la

modernité dressé dans TAC. C‟est la raison pour laquelle il faut tenir compte de la conception

habermasienne du droit. On voit là une tentative d‟intégrer deux diagnostics apparemment

contradictoires de la modernité socioculturelle en ayant recours à la fonction médiatrice du droit au

sein des sociétés complexes. En effet, le droit s‟y trouve être une catégorie sociale qui exprime à la

fois la facticité de la vie sociale et les exigences de validité qui s‟imposent à la coordination de

l‟agir.

Habermas maintient une méthodologie bipartite qui réunit deux dispositions observationnelles :

la perspective interne des acteurs et la perspective objectivante d‟une tierce personne. Par ce biais,

la théorie sociale doit rendre compte des conditions de coordination de plus en plus exigeantes que

pose une société à structure différenciée. Ainsi, Habermas tente de mieux saisir les manifestations

paradoxales de la rationalisation. Celles-ci se manifestent, comme on l‟a vu, dans le développement

de deux processus centripètes : d‟une part, la rationalisation octroie un degré de liberté plus

important aux sujets prenant part à la communication ; d‟autre part, elle élève les exigences

d‟acceptabilité du discours par suite de l‟effondrement des images métaphysico-religieuses du

monde. Habermas fait état d‟une modernité socioculturelle qui révèle un caractère post-

conventionnel, puisque la tradition a épuisé les ressources sémantiques au moyen desquelles elle

assurait jadis l‟intégration sociale.

Dans DD, Habermas garde une certaine réserve à l‟égard de la capacité du monde vécu à remplir

cette fonction dans les sociétés modernes. Toute comme l‟autorité sacrale et les institutions

traditionnelles, le monde vécu doit désormais faire face à une modernité éclatante, dont l‟évolution

se caractérise par l‟émergence des mécanismes systémiques bouleversant les certitudes enracinées

dans notre expérience quotidienne du monde.165

Le droit devient dès lors une ressource centrale

165 Ce diagnostic devrait tenir compte également des manifestations paradoxales du multiculturalisme, dont la

signature, selon Habermas, tient à l‟inclusion de la foi dans la sphère publique, c‟est-à-dire l‟inclusion de

certaines formes de vie qui remettraient en question l‟universalité d‟une raison fondée discursivement. Dans ces

derniers travaux, Habermas a accordé une place centrale à ce phénomène, d‟autant plus qu‟il semble poser des

exigences performatives qui iraient à l‟encontre d‟une situation idéale de parole. Malheureusement, ce problème

va au-delà du noyau thématique de ce travail. Voir Jürgen, H., Entre naturalisme et religion : les défis de la

démocratie, Gallimard, Paris, 1998.

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150

pour les sociétés modernes, car il possède une structure duale : d‟une part, le code juridique relève

d‟un processus de délibération publique ; d‟autre part, il constitue un mécanisme systémique

capable d‟interférer dans le régime d‟activité des bureaucraties d‟État et de l‟économie capitaliste.

Dans la mesure où l‟édiction du droit ne dépend pas seulement de sa positivité, mais aussi des

prétentions à la justesse normative qui sont mobilisées dans la sphère publique des sociétés

modernes, on peut affirmer avec Habermas que le droit constitue un média réflexif permettant de

réguler les interactions entre des sujets de droit, ainsi que d‟encadrer les opérations des mécanismes

systémiques. En d‟autres mots, un ordre juridique proprement moderne témoignerait d‟une

dimension factuelle, qui tient au fonctionnement du droit comme média systémique, et d‟une

dimension normative, qui tient à l‟institutionnalisation du code juridique à la suite d‟un processus

délibératif incluant potentiellement à tous les membres d‟une communauté juridique. La conception

juridique exposée dans DD comprend conséquemment deux moments, à savoir : une théorie

sociologique décrivant la façon dont opère le droit dans les sociétés complexes, ce que Habermas

désigne par le terme facticité sociale du droit ; et une théorie juridico-politique rendant compte du

fondement de la validité légale.

P. Kjær et A. Mascareño considèrent que cette conception du droit est indicative des

modifications que Habermas aurait apportées à sa théorie à la suite de son débat avec Luhmann.

Tout particulièrement, Mascareño insiste sur la signification de ce qu‟il appelle le tournant

juridique au sein de la théorie de l‟agir communicationnel : que Habermas poursuive son projet en

ayant recours à une théorie de la démocratie délibérative s‟expliquerait par le fait qu‟il aurait

compris la nécessité d‟investir légalement le discours rationnel et de lui octroyer, par là même, un

statut systémique pour qu‟il puisse agir comme un mécanisme de régulation.166

Kjær, quant à lui,

observe que Habermas aurait développé dans DD une conception du droit qui intègre de nombreux

éléments de la théorie des systèmes, dont les notions de différenciation fonctionnelle, d‟évolution et

d‟autoréférence, dans le but de fournir une description plausible de l‟État de droit constitutionnel.167

En effet, le constat d‟une scission entre le système et le monde vécu acquiert dans DD une

importance plus grande qu‟il ne l‟avait dans TAC. Or, à la différence de Luhmann, Habermas estime

nécessaire d‟apporter cette nuance : le droit occupe un rôle d‟exception au sein des sociétés

complexes, du fait d‟avoir une structure double. À vrai dire, c‟est cette dernière qui est porteuse de

la tension entre la facticité de la vie sociale et l‟exigence de validité posée par un monde post-

conventionnel. Une claire division du travail est ainsi établie entre la sociologie et la philosophie : si

166 Mascareño, A., « Ética de la contingencia por medio del derecho reflexivo dans Stamford », A. (ed.), Sociología

do direito. A práctica da teoría sociologica, pp. 3-27, Lumen Juris, 2006.

167 Kjær, P., op. cit.

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151

la première doit expliciter les conditions permettant l’institutionnalisation du code juridique au sein

d’une société à structure différenciée, la dimension proprement philosophique de la théorie

habermasienne réside dans la thématisation du système juridique en tant qu’expression du principe

politico-juridique de la souveraineté populaire.

À l‟instar de Weber et Luhmann, Habermas met en évidence les caractéristiques distinctives

d‟un ordre juridique moderne, à savoir : sa positivité et sa formalité. Le droit moderne est positif, en

ceci que sa reconnaissance, comme système normatif Ŕ ainsi que celle de chacune des normes

composant le code juridique Ŕ, repose sur un acte d‟institutionnalisation. Ceci implique une

séparation formelle du droit et de la morale : le développement d‟un ordre juridique proprement

moderne ne relève plus de l‟interprétation des traditions reconnues et consacrées ; il vaut seulement

comme droit institué positivement. De ce fait, le droit devient un système autoréférentiel : nul

précepte n‟a force de loi en dehors du corpus normatif positivement sanctionné, ni pourrait l‟avoir si

son contenu allait à l‟encontre des normes en vigueur. Les conceptions idiosyncratiques du bien

sont ainsi éliminées au profit d‟une compréhension procédurale du système juridique.

Le droit moderne porte par ailleurs la marque du légalisme. En effet, aucune motivation n‟est

imposée aux sociétaires régis par une même communauté juridique, à l‟exception d‟une obéissance

générale aux normes légales. Le droit protège ainsi le libre arbitre de personnes privées (dans le

cadre de certaines limites stipulées) tout en acceptant la prémisse que les individus adopteront une

attitude stratégique par rapport aux lois. En ce sens, on peut considérer le droit comme un

mécanisme de coordination sociale, car il parvient à stabiliser une série consistante d‟attentes

comportementales en les ayant investies légalement. Dès lors, certains types d‟allégations seront

exigibles auprès des autorités (par exemple, la protection de la propriété et de la liberté de

conscience).

Les descriptions factuelles (ou sociologiques) du droit se recoupent, selon Habermas, en ceci

qu‟elles aboutissent à une même caractérisation : de Hobbes à Luhmann, en passant par Weber et

Carl Schmitt, l‟ordre juridique révélerait un fondement coercitif : il serait éminemment un droit de

contrainte. Ainsi, l‟effectivité d‟un ordre de droit dépendrait, somme toute, de la possibilité d‟avoir

recours aux moyens de coercition physique. En outre, il faut rappeler qu‟une caractérisation

sociologique du droit n‟est pas autosuffisante, puisqu‟elle doit faire appel, en dernier ressort, à un

argument d‟ordre normatif. En effet, les conceptions factuelles du droit reposent sur une notion

d‟autonomie qui, d‟après Habermas, provient de la philosophie de la conscience. L‟autonomie y

apparaît comme étant une liberté négative vis-à-vis de l‟extérieur, qui se manifeste notamment sous

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152

la forme du libre arbitre. Une telle forme de liberté n‟est pourtant pas complètement indéterminée ;

sa limite réside dans la volonté d‟autrui, dans la mesure où la légalité du droit exige une égalité de

traitement. Autrement dit, en tant que condition légale favorisant une obéissance générale des lois,

l‟autonomie doit être assurée à tout citoyen et doit, par la même, susciter le respect d‟autres sujets

de droit, en tant que personnes privées. De ce fait, l‟autonomie constitue le fondement juridique

d‟une catégorie de droits que l‟on appellera, à la suite de Habermas, droits subjectifs.

Néanmoins, une compréhension purement sociologique du droit s‟avère unilatérale et

incomplète. Pour démontrer son propos, Habermas s‟approprie une intuition capitale de la

sociologie wébérienne : le besoin de légitimité qui s‟impose à tout ordre de vie. En d‟autres mots,

aucune obéissance ne peut découler d‟un système normatif dont la légitimité est constamment

remise en question. Ainsi, Habermas adopte une position kantienne à l‟égard de la validité légale,

car les théories sociologiques du droit ne réussirent pas à éclairer le lien nécessaire qui unit

l‟autonomie avec l‟obéissance aux normes. Comme on le sait, l‟obéissance s‟explique par le recours

à la coercition dans les conceptions factuelles du droit. Or, la contrainte ne suffit pas à engendrer

une normativité en soi légitime. Un droit de contrainte se heurte donc à la difficulté suivante : la

stabilité des ordres sociaux nécessite un consentement général des sujets que seul un rapport fondé

entre l‟autonomie et l‟obligation peut motiver.

Ceci mène au deuxième moment de la reconstruction entreprise par Habermas, à savoir : la

réappropriation d‟une théorie républicaine de la souveraineté populaire. En ayant recours à la

sociologie durkheimienne, Habermas considère que l‟édiction du droit réaffirme les solidarités

collectives. C‟est en vertu de celles-ci que les êtres humains se reconnaissent les uns les autres

comme membres d‟une même communauté juridique. En effet, honorer les droits subjectifs d‟autrui

requiert une motivation rationnelle qui n‟est pas fournie par la seule protection du libre arbitre. Pour

cette raison, Habermas accorde une importance centrale à la solidarité sociale, laquelle constitue

une ressource indispensable à l‟institutionnalisation d‟un ordre de droit post-conventionnel. À

l‟heure actuelle, une théorie de l‟État de droit démocratique doit tenir compte du point de vue

interne des acteurs qui se comprennent eux-mêmes comme les auteurs du code juridique. Dans les

mots de Habermas :

« À la positivité du droit s‟associe l‟attente selon laquelle la procédure démocratique de la

législation fonde la présomption d‟une acceptabilité rationnelle des normes édictées. La

positivité du droit n‟exprime pas la factualité (Faktizität) d‟une volonté arbitraire, totalement

contingente, mais celle, légitime, qui est due à une autolégislation présumée rationnelle,

instituée par des citoyens politiquement autonomes. Chez Kant aussi, le principe démocratique

doit combler une lacune dans le système de l‟égoïsme juridiquement ordonné, système qui ne

peut se reproduire à partir de lui-même, mais qui dépend d‟un consensus d‟arrière-plan entre les

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153

citoyens. Or ce manque de solidarité, qui laisse place à un recours purement légal aux droits

subjectifs conçus en fonction d‟une action orientée vers le succès, ne peut pas être à son tour

comblé par des droits du même type, en tout cas pas uniquement par de tels droits. Le droit

édicté ne peut s‟assurer des bases de sa légitimité uniquement par le moyen d‟une légalité qui

laisse aux destinataires la liberté de leurs attitudes de leurs mobiles. »168

Selon Habermas, les conceptions post-conventionnelles du droit et de la morale constituent de

véritables manifestations des processus de rationalisation qui mènent aux sociétés modernes. Le

discours rationnel y transforme la facticité sociale en un problème de plus en plus prégnant. D‟un

point de vue évolutif, l‟effondrement des images métaphysico-religieuses du monde implique la

rupture du lien symbiotique qu‟il existait naguère entre les institutions de la société et les individus.

L‟être humain se distinguera dès lors de son environnement socioculturel. En effet, bien que le droit

demeure une partie significative de son univers, l‟individu n‟identifiera plus les normes légales à sa

propre personnalité. Bien au contraire, le code juridique adoptera désormais la forme d‟une

institution sociale, dont la fonction est de régler les rapports entre les êtres humains dans la société.

En d‟autres mots, la facticité et la validité sont confondues dans les sociétés prémodernes. Les

institutions sociales prémodernes n‟admettaient qu‟un faible degré de contingence dans la

réalisation des cérémonies rituelles et de rôles sociaux. Le droit vient modifier cet équilibre dans les

sociétés modernes : la légitimité des institutions sociales nécessite un fondation universelle que seul

le discours rationnel peut apporter. À l‟instar de Kant (et de Weber), Habermas soutient que le droit

moderne garde une référence à la morale, dans la mesure où la loi doit susciter une force

d‟obligation qui tient à la reconnaissance de la validité renfermée par les normes juridiques. Or,

cette reconnaissance exige d‟aller au-delà de l‟égoïsme qui découle d‟une compréhension étroite de

l‟autonomie. De ce fait, l‟obéissance au droit demande d‟un engagement communicationnel des

citoyens dans la sphère publique de la société, afin qu‟ils puissent déterminer, de commun accord et

par le biais de l‟argumentation, le contenu des normes réglant leurs rapports au sein d‟une même

communauté juridique. Pourvu qu‟une telle obéissance ne procède plus d‟une facticité incontestable

Ŕ à la manière des institutions primitives, qui neutralisent tout risque de dissension Ŕ, mais du

discours rationnel, Habermas peut parler d‟autonomie publique. Cette dernière est la pierre

angulaire d‟une théorie de la démocratie délibérative issue de la tradition républicaine qui remonte

jusqu‟à Rousseau et Kant.

Dans le sillage d‟une théorie de la rationalité communicationnelle, Habermas entend cette

référence à la morale d‟une façon procédurale. En effet, puisque positif, le droit moderne dévalorise

les concepts idiosyncratiques du bien au profit d‟une justesse normative qui doit être interprétée

dans le sens d‟une activité dialogique orientée vers l‟intercompréhension. De ce fait, toute loi doit

168 Habermas, J., Droit et démocratie. Entre faits et normes, p. 47, Gallimard, Paris, 1997.

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154

émaner de la sphère publique des sociétés, ce qui exige la participation des citoyens dans

l‟élaboration du code juridique. Dans DD, Habermas formalise, sous le terme principe de la

discussion (D), les conditions procédurales que doit satisfaire le discours rationnel en tant que

source de la validité légale :

Ce sont les normes universelles d‟action qui simplement se ramifient en règles morales et

règles juridiques. D‟un point de vue normatif, l‟hypothèse qui correspond à cela est celle selon

laquelle l‟autonomie civile et l‟autonomie morale sont co-originaires et qu‟elles peuvent être

expliquées à l‟aide d‟un principe économe de la discussion, exprimant le sens des exigences

postconventionnelles qui appellent une fondation en raison. À l‟instar du niveau

postconventionnel de fondation lui-même Ŕ niveau auquel la moralité substantielle est

décomposée en ses parties Ŕ, ce principe a certes un contenu normatif puisqu‟il explicite le sens

de l‟impartialité des jugements pratiques. Il se trouve toutefois à un niveau d‟abstraction qui,

vis-à-vis de la morale et du droit, est encore neutre, en dépit de ce contenu normatif ; il se réfère

en effet à des normes d‟action en général :

D : Sont valides strictement les normes d‟action sur lesquelles toutes les personnes

susceptibles d‟être concernées d‟une façon ou d‟autre pourraient se mettre d‟accord en tant que

participants à des discussions rationnelles.169

Compte tenu de ce qui précède, on peut comprendre la conception habermasienne de droit

comme une réappropriation critique des traditions libérale et républicaine de la philosophie

politique. En effet, Habermas insiste sur l‟importance d‟un concept privé d‟autonomie, puisque

l‟ordre juridique doit assurer aux individus le droit d‟abandonner la place publique quand ils

l‟estiment convenable. La notion de droit subjectif relève la nécessité de garantir l‟inviolabilité du

libre arbitre. En leur sens le plus élémentaire, les droits subjectifs s‟identifient aux droits de

l’homme. Chez Habermas, ils recèlent toutefois une signification plus large, puisque, comme on l‟a

vu, le concept d‟autonomie comprend aussi une dimension publique que l‟on doit interpréter à la

manière d‟une liberté positive. Il est à noter que Habermas parle en tout temps de « droits

subjectifs » au pluriel, puisque la notion d‟autonomie constitue le fondement moral de quatre

catégories distinctes de droits, que notre auteur appelle droits fondamentaux pour mettre en relief

leur dimension positive. Il s‟agit i) du droit à jouir de « l’étendue la plus grande possible de libertés

subjectives égales d’action égales pour tous » ; ii) du droit d‟inclusion dans une communauté de

sociétaires juridiques égaux ; iii) des droits fondamentaux judiciaires assurant l‟exigibilité des droits

en général, ainsi que la protection juridique de l‟individu ; et iv) des droit fondamentaux de

participation politique assurant à tout individu la possibilité de s‟engager librement et à chances

égales dans le processus de formation de l‟opinion et la volonté publiques.170

Dans son versant

publique, le concept d‟autonomie rend justice à la compréhension que les citoyens des démocraties

modernes ont d‟eux-mêmes : ils sont les auteurs d‟un code juridique institué à la suite d‟un

169 Ibid., p. 123.

170 Ibid., pp. 139-40.

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155

processus public de délibération, duquel émanent les normes incarnant la volonté générale d‟un

peuple.

Habermas tente ainsi de surmonter les failles se rattachant à des compréhensions unilatérales de

l‟État de droit. Il tire, en premier lieu, une leçon essentielle du terrorisme révolutionnaire français et

soviétique : la formation de la volonté populaire ne doit jamais déboucher sur une tyrannie de la

majorité. D‟où le rôle prépondérant accordé aux droits subjectifs. Du reste, Habermas montre que la

validité du droit repose sur la présomption d‟acceptabilité rationnelle qui appartient à

l‟argumentation. Cela présuppose un consensus d‟arrière-plan Ŕ constitué par l‟imbrication du

principe de la discussion et des droits fondamentaux Ŕ qui est indicatif de la solidarité collective

d‟un peuple imprégné par une vision post-conventionnelle du droit et de la morale. Pour cette

raison, la participation civique possède une importance centrale pour l‟institutionnalisation du code

juridique, car seule une pratique démocratique peut, selon Habermas, fournir une motivation

rationnelle permettant d‟agir en conformité aux normes.

Par conséquent, l‟État de droit démocratique doit être compris à l‟aide d‟une figure de pensée

qui rappelle en même temps la philosophie pratique antique et une fondation moderne de la morale,

soit la figure du cercle vertueux. Si, en effet, c‟est le principe de la discussion qui doit commander

le processus de production législative, force est de reconnaître que celui-ci doit également être

protégé par la force de loi émanant de la forme juridique. Les droits fondamentaux détiennent en

conséquence une place suréminente dans tout système libéralŔconstitutionnel. En fait, ils fondent la

légalité telle que nous la comprenons actuellement. En ce sens, les droits fondamentaux

représentent une manifestation sans équivoque de la rationalisation sociale, car, en tant que pierre de

touche de la légalité moderne, ils ne sont pas soumis à l‟évolution contingente du code juridique. À

en croire Habermas, leur validité renferme un double caractère. D‟une part, la validité des droits

fondamentaux revêt un caractère légal, en ceci qu‟ils renvoient à un acte d‟institutionnalisation

positive. D‟autre part, la validité des droits fondamentaux revêt un caractère moral, en ceci qu‟ils

doivent s‟attester eux-mêmes sur le plan d‟une justification normative. Pour cette raison, les droits

fondamentaux peuvent prétendre à une universalité dont le fondement tient à la préséance de la

rationalité communicationnelle sur la facticité sociale.

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156

III

La théorie doit-elle adopter une position prescriptive à l‟égard de l‟évolution sociale ? Est-ce une

question théorique, ou est-ce plutôt une marque allopoïétique171

de la théorie sociale ? En d‟autres

mots, une théorie de la société est-elle une construction discursive autosuffisante ? Ou doit-elle

emprunter une voie prescriptive pour accomplir la tâche qui est la sienne ? D‟après Habermas, une

théorie de la démocratie délibérative vient régler la problématique de la normativité au sein de la

théorie sociale. Habermas doit, pour cette raison, présupposer la préséance d‟une raison pratique à

caractère communicationnel. En vertu de cette dernière, on peut soutenir que la validité des normes

légales renvoie à un acte de fondation argumentative. En revanche, Luhmann estime que la théorie

sociale peut prendre congé d‟un tel recours. Selon lui, la sociologie doit s‟intéresser

particulièrement aux mécanismes émergents qui véhiculent une réduction de la complexité. Le droit

n‟y fait pas exception. À en croire Luhmann, le droit ne détiendrait pas une place privilégiée dans le

monde contemporain, puisque tout système fonctionnel, à une exception près172

, opère à l‟aide des

médias de communication généralisés sur le plan symbolique. Autrement dit, le droit ne serait pas

différent de l‟argent, du pouvoir, de la vérité scientifique ou encore de l‟amour, car ils

témoigneraient tous d‟une capacité à enchaîner des sélections de manière réflexive. De ce fait,

Luhmann considère que la fonction du droit n‟est pas de porter secours à une intégration sociale de

plus en plus exigeante. Le droit ne serait pas, à vrai dire, un vecteur d‟intégration, mais un

mécanisme de coordination sociale dont la pertinence se justifie dans le contexte d‟une société

différenciée sur le plan des fonctions.

Luhmann introduit la distinction fonction/performance pour étayer son propos. Le concept de

performance désigne les effets causés par les opérations du droit sur l‟environnement. En ce sens,

l‟intégration sociale Ŕ que l‟on comprenne cette expression comme une résolution de conflits ou

comme une harmonisation d‟intérêts divergents Ŕ constituerait, selon Luhmann, une performance du

droit, guère la fonction qu‟il remplit dans une société à structure différenciée. À y regarder de près,

171 Il est nécessaire de comprendre le terme allopoïèse par opposition à celui d‟autopoïèse. Un système

allopoïétique serait en conséquence une entité ouverte sur le plan des opérations. Ainsi, si la théorie sociale était

un discours allopoïétique, cela signifierait qu‟elle doit faire appel à des éléments non théoriques pour se

constituer comme telle.

172 Il s‟agit du système religieux. Luhmann relève l‟impossibilité d‟orienter l‟espérance de salut (ou de délivrance)

par le moyen des médias généralisés sur le plan symbolique, puisque ceux-ci doivent être en mesure de

distinguer entre l‟action et l‟expérience, c‟est-à-dire entre une sélection attribuée à soi-même (le système) et une

sélection attribuée à l‟environnement. La privatisation de la foi dans le monde moderne, notamment dans le

protestantisme, ainsi que les tentatives de fuites mystiques pratiquées par le Bouddhisme, témoignerait de cette

impossibilité, dans la mesure où l‟expérience de la foi (et celle d‟une élimination du désir) revêt le double

caractère d‟une motivation intérieure (action) et d‟une norme d‟action transmise culturellement (expérience).

Voir Luhmann, N., Religious Dogmatics and The Evolution of Societies, op. cit.

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157

cette dernière tient plutôt à la signification temporelle que possèdent les normes légales, c‟est-à-dire

à la possibilité de relier des événements par le moyen d‟un type distinct d‟attente, que Luhmann

nomme attente normative.173

Comme on l‟a vu, celle-ci se caractérise par le fait d‟adopter une

disposition contrefactuelle vis-à-vis de ce qui advient dans le monde. Le caractère contrefactuel des

normes ne se manifesterait pas dans leur fondation discursive, mais dans l‟exigibilité de certaines

conditions d‟entente reposant, à vrai dire, sur un refus d‟apprendre de l‟expérience. Ainsi peut-on

faire valoir une attente d‟exclusivité par rapport à la propriété, même dans un contexte social où

l‟appropriation illégale est monnaie courante. Luhmann tente par là de montrer que la pertinence

sociologique du concept d‟attente n‟est pas à comprendre dans les termes d‟une théorie de la

conscience ; les attentes constituent plutôt un mode d‟orientation fonctionnelle qui appartient à la

dimension temporelle de la communication.174

Au demeurant, Luhmann met en évidence le caractère paradoxal de la normativité en faisant

appel aux concepts de base de la théorie des systèmes. Le droit serait ainsi un système autopoïétique

qui stabilise une fonction par le moyen de la positivité des normes. En effet, sont valides seulement

les normes instituées en conformité avec une procédure positivement instituée. En outre, Luhmann

peut affirmer que le droit est également un système clos, car aucune allégation ne revêt force de loi

en dehors du système juridique. Il peut certes y avoir des attentes normatives qui n‟ont pas été

investies légalement, tout comme il existe des besoins qui ne sont pas satisfaits par le marché, du

pouvoir exercé aux marges du système politique, et des vérités qui ne possèdent pas un statut

scientifique.175

Or, cela ne signifie pas que le droit nécessite un substrat ultime de validité qui soit

extra-juridique. En d‟autres mots, la légalité n‟est définie qu‟en fonction des opérations du système

juridique.

Pour qu‟elles acquièrent un statut légal, les attentes normatives doivent remplir deux conditions,

à savoir : i) prendre une forme réflexive et ii) favoriser la coordination lorsque des équivalents

fonctionnels font défaut. Luhmann ne se demande pas pourquoi les individus soumettent leur

volonté à une norme, mais comment il est possible d‟orienter le comportement en fonction d‟une

attente. La réponse à cette question se trouve dans le concept de réflexivité. La réflexivité est, bien

173 Voir supra chapitre 3, section VI.

174 « […] law solves a problem in relation to time. […] The function of law deals with expectations that are directed

at society and not at individuals. It deals with the possibility of communicating expectations and having them

accepted in communication. „Expectation‟, then, does not refer to an actual state of consciousness of a given

individual human being but to the temporal aspect of meaning of communication ». Luhmann, N., Law as a

Social System, pp. 142-3, Oxford University Press, Oxford, New York, 2004. Et plus loin : « The autonomy of

law‟s function, its order, lies in the importance of knowing what one is entitled to expect from other (and from

oneself!) ; or, to put it more colloquially, to know which expectations won‟t end making one look like a fool ».

Ibid., p. 163.

175 Ibid., p. 151.

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entendu, un cas particulier de l‟autoréférence, qui consiste à intégrer les résultats d‟un processus

dans le déroulement même de ce dernier. Ainsi, les attentes normatives doivent atteindre un certain

niveau de réflexivité pour devenir des normes légales. Par exemple, les clients sont obligés de payer

à l‟avance dans les stations d‟essence. Dans ce cas, l‟utilisation de l‟argent mobilise une attente

normative qui s‟impose à toutes les parties prenantes à la communication (alter et ego). Si ego

décide de payer, alter sait qu‟ego est en droit de s‟attendre à être servi Ŕ et qu‟il (alter) doit

conséquemment lui rendre service. D‟autre part, alter sait qu‟ego sait qu‟il ne pourrait rien acheter

sans avoir préalablement retiré de l‟argent. En ce sens, on peut soutenir que le droit détermine les

conditions d‟échange de biens et de services par l‟entremise d‟une attente réflexive. L‟exemple

choisi est révélateur aussi de la signification qu‟ont, pour Luhmann, les équivalents fonctionnels :

s‟il est nécessaire que le droit établisse à l‟avance les conditions commerciales d‟échange et

d‟acquisition de biens, il n‟est cependant pas nécessaire qu‟il y ait une loi spécifique pour les achats

d‟essence. Dans les stations d‟essence, les paiements par carte de crédit suffisent à la coordination

des sélections.

Dans le chapitre final de Das Recht der Gesellschaft (Le droit de la société), Luhmann compare

le droit moderne au système immunitaire des êtres vivants.176

Cette analogie éclairerait, d‟après lui,

le trait distinctif des systèmes juridiques modernes, à savoir : le fait de régler les coûts sociaux qui

se rattachent à la coordination sociale au sein d‟une société hypercomplexe. En effet, le droit permet

de réduire la contingence découlant de la déception des attentes. C‟est la raison pour laquelle elle

prend ironiquement une forme contrefactuelle pour réguler toute une série d‟événements qui

échappent, de par sa nature même, à la validité légale. En d‟autres mots, la fonction du système

juridique consiste à interpréter juridiquement des phénomènes qui portent la marque de la facticité

sociale. Pour cette raison, Luhmann estime que la possibilité d‟adopter une position prescriptive à

l‟égard de l‟évolution sociale ne relève pas, à vrai dire, d‟une théorie sociologique du droit. Certes,

cette dernière ne peut nullement se substituer à l‟éthique et à la délibération légale. Néanmoins, le

droit, en tant que système fonctionnel, n‟est pas en état de déterminer a priori le cours évolutif que

suivra la société ; il peut, tout au plus, conférer force d‟obligation à certains attentes normatives.

Peut-être cette allusion à la physiologie permet-elle de mieux saisir l‟interprétation

habermasienne de la théorie des systèmes. À en croire H.G. Moeller, Habermas tenterait de relever

les implications normatives qui découlent d‟une compréhension systémique de l‟évolution sociale.

Que Habermas qualifie la théorie des systèmes de « méta-biologique » s‟explique par le fait que

cette dernière comprend l‟évolution des sociétés par un biais anti-humaniste. En effet, l‟évolution

176 Ibid., pp. 464 sq.

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sociale est, pour Luhmann, une dérive sans finalité. Or, celle-ci est tout de même susceptible d‟être

interprétée à la lumière d‟une théorie sociologique privilégiant les notions de complexité et de

contingence au détriment de celles de raison, de rationalisation et de planification. Moeller présente

la pensée de Luhmann comme un tentative de compréhension sans pareille de ce qui implique

d‟habiter un monde moderne. L‟originalité de Luhmann réside dans l‟assurance avec laquelle il

abandonne des dispositifs conceptuels qui feraient appel, en dernière ressort, à une idée séculière de

planification rationnelle provenant de la notion chrétienne de providence. Pour cette raison, Moeller

voit dans la théorie des systèmes le crépuscule des Lumières : le commentateur s‟y réfère en fait

sous le dénomination the end of social creationism. Ce terme peut certes produire une impression de

désespoir. Néanmoins, il correspond à une compréhension de l‟évolution sociale qui repose sur la

notion de contingence.177

177 « Luhmannian ecological genealogy combines historical awareness with nondogmatic pluralism. In an

evolutionary context, the notion of contingency affirms both historical heritage and the openness to the future. It

implies both a confirmation of the relevance of the actual and the recognition of its aleatory character.

Everything might have come about differently, but now that the die has been cast there is no going back. And

the options for the way forward are, although not predetermined, relatively limited by what is now the case. […]

If, as Habermas has done, one labels Luhmann‟s social theory as “metabiological”, then it should also be added,

in order to avoid misunderstandings, that this means “metaevolutionary” and not “metacreationist”. While social

theorists like Habermas worked on the unfinished “project of Enlightenment” and its secularized creationist

ideals, Luhmann subscribed to a radical different paradigm, namely the paradigm of ecological evolution ».

Moeller, H.G., op. cit., pp. 75-7.

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Conclusions

La controverse entre Luhmann et Habermas est instructive des défis qui se posent à la pensée

philosophique pour saisir la signification que revêt un monde polycentrique, dont l‟unité n‟est plus

susceptible d‟être repérée par le biais des concepts hérités de la tradition métaphysique. En

témoignent la théorie de la société à deux niveaux et la théorie des systèmes avancées

respectivement par Habermas et par Luhmann. Pour ce qui est de la théorie habermasienne, il est

permis de dire que la disjonction entre le système et le monde vécu atteste de l‟impossibilité

d‟étudier la société contemporaine en ayant recours seulement à un concept d‟activité

communicationnelle. L‟insistance avec laquelle Habermas en fait valoir l‟importance n‟est pourtant

pas dénuée de justification. À notre sens, Habermas cherche par là à réaffirmer la préséance d‟un

sujet pratique qui se révèle être la condition de possibilité d‟une fondation argumentative des

préceptes réglant la vie collective. En ce sens, Habermas prend sans doute parti pour l‟humanisme

en sociologie.

Comme on l‟a vu, il polémique avec Luhmann sur la signification d‟une déshumanisation de la

société. Il n‟est pas anodin que Habermas entende cette expression en un sens marxiste-wébérien.

La possibilité d‟une intégration sociale médiatisée par des mécanismes systémiques rappelle

l‟allégorie de la chape d’acier ; Habermas invoque d‟ailleurs la figure effrayante d‟une organisation

totalitaire qui viendrait incarner l‟image même de la terreur. Néanmoins, il ne s‟ensuit pas que

Luhmann soit un partisan d‟une gouvernance technocratique, tel que l‟exprime la notion de

technologie sociale dans les textes de jeunesse de Habermas.

Pour sa part, Luhmann considère que la figure théorique d‟un sujet pratique, quoique modulée

sociologiquement, ne correspond pas à la condition dans laquelle nous situe une modernité éclatée.

Le caractère dual de la théorie de l‟agir communicationnel, ainsi que l‟importance grandissante que

Habermas lui-même accorde à l‟État de droit démocratique depuis Droit et démocratie, suggère que

sa pensée a été considérablement influencée par celle de Luhmann, ce dont témoigne l‟adjonction

des concepts d‟autoréférence et de différenciation fonctionnelle. Cependant, l‟idée d‟une société

différenciée sur le plan des fonctions se rattache à celle d‟une fermeture opérationnelle, et établit, en

conséquence, l‟impossibilité d‟intervenir des systèmes sociaux à partir de leur environnement.

Luhmann défendrait ainsi une interprétation métabiologique de l‟évolution sociale, dans la mesure

où il affirme que cette dernière se caractérise par le fait d‟être contingente et conditionnée par le

régime d‟activité spécifique qui appartient à chaque système fonctionnel. Or, quel prix Luhmann

doit-il payer pour soutenir cette thèse ?

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D‟un point de vue strictement théorique, l‟abandon d‟une intersubjectivité fondatrice des normes

et des valeurs ne constituerait pas, à en croire Luhmann, un coût trop élevé : il montre d‟ailleurs que

le concept d‟interpénétration permettrait de rendre compte des rapports significatifs

qu‟entretiennent la conscience et la communication. Toutefois, Luhmann élimine du même coup la

médiation entre la théorie et la pratique qu‟offre une théorie de l‟agir communicationnel. Par

conséquent, la théorie des systèmes ne prétend pas être une pratique sociale transformatrice, mais

seulement un programme de recherche sur la société mondiale, dont la pertinence se vérifierait

exclusivement au sein de la communauté scientifique.

Comme on l‟a vu, la théorie des systèmes met à notre disposition des éléments conceptuels

permettant de présenter la pensée habermasienne sous un jour nouveau. Luhmann soutient que

celle-ci constitue un discours qui occulte, à cause de sa structure autoréférentielle, un paradoxe

découlant de sa propre conception théorique, soit le fait de mobiliser une rationalité procédurale qui

bannit tout discours autre que lui-même. Autrement dit, Habermas ferait appel à un même principe

théorique pour justifier la validité de sa théorie et pour critiquer la construction de Luhmann, à

savoir le principe de l‟autoréférence. En effet, il réfute la thèse d‟une fermeture sur le plan des

opérations, c‟est-à-dire la thèse d‟une société qui ferait abstraction des êtres humains pour assurer

sa reproduction. Or, Habermas exclut du même coup la possibilité de fonder les normes sociales par

un biais autre que celui offert par la rationalité communicationnelle.

Si la pensée de Habermas fournit une médiation entre la théorie et la pratique, celle de Luhmann

apporte des éléments conceptuels permettant de mieux appréhender la complexité qui appartient au

monde moderne. Si l‟on suit Luhmann de près, on en arrive à la conclusion que la pensée de

Habermas cesse d‟être simplement une théorie de la société lorsqu‟elle fait appel à une exigence

déontologique, et, ce faisant, elle perd de sa rigueur analytique en tentant de marier deux thèses

contradictoires, en l‟occurrence celles de la différenciation sociale sur le plan des fonctions et d‟une

rationalisation communicationnelle.

Cela dit, il faut convenir que Habermas fait preuve d‟une compréhension très raffinée à l‟égard

de la théorie des systèmes. Il soutient, en effet, que Luhmann entretiendrait un rapport équivoque à

la philosophie du sujet, puisque ce dernier s‟approprie un concept de sens puisé dans la

phénoménologie husserlienne qui laisse en suspens l‟origine intersubjective des énonciations

permettant d‟attribuer un sens à ce qui advient dans le monde. En d‟autres mots, la théorie des

systèmes comporterait une faiblesse d‟ordre méthodologique qui s‟explique, bien entendu, par une

dévalorisation de la catégorie d‟intersubjectivité. À en croire Habermas, la phénoménologie

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husserlienne et la théorie des systèmes présentent une affinité indéniable : la place privilégiée

qu‟occupent la conscience et la communication en tant qu‟entités opérant dans le mode du sens.

Pour cette raison, Luhmann ne ferait qu‟éluder les difficultés qui se rattachent à une épistémologie

fondée sur la notion de sujet. Luhmann répond à cette objection en opérant une distinction

catégoriale qui tient à la différenciation de deux régimes distincts d‟activité : la conscience, propre

aux systèmes psychiques, et la communication, propre aux systèmes sociaux. Selon Luhmann, on

peut difficilement aller au-delà du sens, car celui-ci constitue, somme toute, une catégorie

dépourvue de différence. Néanmoins, affirmer que Luhmann retombe dans une position

épistémologique monadique, tel que le suggère Habermas dans Le discours philosophique de la

modernité, nous semble une attribution excessive.

Au demeurant, on peut discuter de la sensibilité politique qui convient à une théorie de la société

faisant abstraction de la rationalité communicationnelle. En effet, les concepts d‟évolution et de

contingence suggèrent que l‟homme posséderait une faible capacité de contrôler la dynamique qui

caractérise les événements sociaux. Luhmann tente de mettre en évidence la dimension humaniste

de la théorie sociale vieille européenne : situer l‟être humain au centre de la société révélerait,

d‟après lui, une impulsion secrète, soit l‟espérance d‟établir toute une série de conditions, à la fois

morales et matérielles, permettant le perfectionnement de l‟homme. Or, ceci ne constitue pas, à vrai

dire, un argument contre la théorie des systèmes, puisque celle-ci ne s‟est jamais voulue une

pratique sociale, soit-elle progressiste (à la manière, par exemple, de la théorie habermasienne de

l‟État de droit démocratique) ou conservatrice (à la manière, par exemple, d‟une technologie

sociale). En conséquence, il est nécessaire de recentrer l‟analyse sur les possibilités de

compréhension et d‟interprétation qu‟offrent les théories de Habermas et de Luhmann.

Ainsi, Luhmann semble dresser un portrait vraisemblable de la société mondiale, et ce, pour

deux raisons : premièrement, parce qu‟il fait état des limites de l‟humanisme comme position

théorique à l‟heure actuelle ; deuxièmement, parce qu‟il propose une interprétation convaincante de

la société moderne, d‟autant plus que Habermas lui-même comprend la théorie des médias comme

une avenue incontournable à la formulation de sa propre théorie sociale. Par ailleurs, les théories de

Habermas et de Luhmann se recoupent, en quelque sorte, sur l‟interprétation qu‟elles avancent au

sujet des ordres légaux modernes. Bien qu‟elles ne permettent pas de rendre compte à elles seules

de la validité juridique, la systématisation du droit et la formation des médias de régulation

constituent, pour les deux auteurs, des processus qui s‟avèrent essentiels au fonctionnement des

démocraties contemporaines.

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164

Finalement, il faut dire quelques mots sur la position adoptée par Luhmann à l‟égard des acquis

normatifs de la modernité. Compte tenu de sa compréhension du droit, de l‟individu et de la société,

est-il permis de conclure que Luhmann est un penseur post-moderne ? La théorie des systèmes ne

renferme-t-elle pas une attitude cynique envers l‟humanisme ? À notre sens, on peut répondre à ces

questions par l‟affirmative. Cependant, quelques clarifications s‟imposent.

Dans la notion de système, il faut voir à la fois un abandon et une radicalisation des principes

épistémologiques de la philosophie moderne. D‟une part, Luhmann adresse une critique

impitoyable à la philosophie du sujet, qui repose sur l‟impossibilité de ramener la signification d‟un

monde éclaté à une instance de sens unique ou privilégiée. Comme on l‟a vu, Luhmann tâche de

décrire un monde qui se caractérise par le fait de présenter une série orthogonale de systèmes, c‟est-

à-dire une panoplie d‟observateurs distincts, qui n‟entretiennent pas de rapports hiérarchiques entre

eux. Chaque système possède la faculté d‟octroyer un sens spécifique aux faits sociaux. Ainsi,

Luhmann congédie-t-il à juste titre le concept de sujet, ce dernier étant inadéquat pour saisir les

traits distinctifs de cette société que l‟auteur désigne sous le terme différenciation fonctionnelle. En

ce sens, la théorie des systèmes satisferait les exigences théoriques posées par un monde complexe.

Toutefois, il est possible paradoxalement de comprendre ladite notion comme une radicalisation

de la philosophie du sujet. Certes, il ne s‟agit pas d‟un sujet à visage humain. Mais si le concept de

sujet renvoie à la possibilité d‟une constitution du sens, on pourrait bel et bien affirmer que tout

système social opère, en quelque sorte, à la manière d‟un sujet, à ceci près que les systèmes ne

préexistent pas à leur autopoïèse. En d‟autres mots, Luhmann prend congé d‟une fondation

transcendantale du sens au profit d‟une conception opérationnelle de la conscience et de la

communication, quitte à emprunter une voie qui va à l‟encontre de la tradition humaniste de la

métaphysique. De ce fait, un système est sujet de ses attributions de sens. Néanmoins, cela nous

oblige à abandonner du même coup la terminologie de la philosophie de la conscience. Il faudrait

également s‟abstenir de parler de sujets au pluriel, malgré l‟attrait exercé par un tel concept. Car, si

la constitution du sens est, à vrai dire, un processus multiple, l‟appel à une subjectivité, si décentrée

soit-elle, viendrait saper la possibilité même d‟appréhender le phénomène de la complexité dans

toute son ampleur. En ce sens, Luhmann pourrait être considéré comme un penseur post-moderne.

La preuve de cela réside, pour l‟essentiel, dans sa volonté de disposer de la métaphysique et de son

inclination humaniste.

D‟autre part, est-il permis d‟identifier cette volonté à une attitude cynique ? Peut-être. Mais

encore, une telle présomption réussit-elle à invalider la construction théorique de Luhmann ? À

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notre sens, il faut voir là un essai de dresser un bilan réaliste de ce que l‟humanisme peut offrir en

tant que position théorique. Luhmann renonce certes à explorer les possibilités d‟un passage à la

pratique. Cependant, il insiste à maintes reprises sur la nécessité d‟atteindre une compréhension

éclairée de ce qu‟est l‟objet d‟étude de la sociologie, et ce, avant même de penser les rapports qui

unissent la théorie et la pratique. C‟est la raison pour laquelle la fin de l‟humanisme ne doit pas être

identifiée, chez Luhmann, à une fin de la philosophie, quoiqu‟il nous faille commencer à penser

d‟une façon autre, en l‟occurrence d‟une façon non anthropocentrique.

Habermas nous rappelle, quant à lui, que l‟intellect humain recèle un potentiel d‟émancipation

relevant d‟une construction coopérative du sens. Malgré sa fondation autoréférentielle, le discours

habermasien fait valoir une puissance non coercitive qui tient à la force d‟une persuasion dite

rationnelle. Ainsi, il montre que l‟humanisme en sociologie ne présuppose pas forcément de

formules ontologiques. Or, la théorie sociale nécessite tout de même une compréhension systémique

des processus sociaux dépassant la capacité d‟orientation dont témoigne l‟entente motivée

rationnellement. Si les sociétés politiquement constituées ont emprunté une figure architecturale

pour représenter leur principe d‟organisation, soit le centre comme principe recteur des classes

sociales, les sociétés complexes engendrent un malaise que l‟on exprime normalement par une

allégorie rappelant le monde préindustriel, soit la figure d‟une bête sauvage qui ne se laisse pas

apprivoiser. Quelle ironie des temps modernes !

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