Vers une analyse stylistique du langage poétique de Jacques Prévert

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Visions de l’espace : Regards croisés Pensées vives 2016 Spécial Chine n°1 Tiré à part

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Visions de l’espace : Regards croisés

Pensées vives

2016 Spécial Chine n°1

Tiré à part

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Directeurs de publication : Éric LYSØE et WANG Zhan

ISSN 2425-7028

© Universités de Wuhan et de Clermont-Auvergne, avril 2016. Les auteurs sont les seuls responsables des textes qu’ils ont signés. À

l’exception des citations, dûment référencées, aucune reproduction n’estautorisée sans leur consentement explicite.

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Vers une analyse stylistique du langagepoétique de Jacques Prévert

WANG XiziUniversité de Wuhan

acques Prévert (1900-1977) est l’un des poètes les plus lus duvingtième siècle. Son immense audience contrevient à l’idéequ’un poète populaire est impossible en France1. Face aux au-

teurs classiques reconnus par l’institution, Prévert offre l’exempled’un auteur contestataire et non conformiste. L’Université s’inté-resse peu à Prévert tant en France qu’en Chine, alors que c’est unauteur important dans l’histoire de la littérature française. Prévert,dont les poèmes font souvent l’objet de récitations à l’école pri-maire ou dans les classes du collège en France, mériterait qu’onétudie davantage son œuvre à l’Université. C’est également un au-teur qui gagnerait à être mieux connu en Chine, parce que ses textespeuvent avoir un intérêt pédagogique pour l’enseignement de lalangue française.

J

De manière générale, la poésie des années 1920 et 1930 estmarquée par la recherche de la modernité. Il s’agit de trouver unlangage neuf, capable d’exprimer un réel différent, et de parler desnouveaux thèmes quotidiens. Dans ce contexte, Prévert est un pré-

1 Thierry Maulnier affirme dans son Introduction à la poésie française qu’un poète popu-laire est impossible en France. Thierry Maulnier, Introduction à la poésie française, Paris,Gallimard, 1962.

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curseur dans le développement de la poésie moderne. Sa poétique,qui a une apparence de simplicité, se manifeste par un vocabulairefamilier et concret. C’est la raison pour laquelle la poésie préver-tienne est considérée comme une improvisation selon quelques cri-tiques ; certains pensent même que Prévert n’est pas un véritablepoète, en ce sens qu’il n’y a chez lui ni transfiguration de l’univers,ni élaboration du langage. En fait, Prévert est un vrai artisan duvers, qui connaît très bien la grammaire et le sens des mots. Ainsi,sa poésie est, au contraire, très travaillée.

Afin d’analyser les traits principaux de sa création poétique,nous nous efforcerons de formuler quelques remarques sur lestitres, l’emploi de la première personne du singulier, et l’usage desmots dans ses poèmes, avant d’analyser le phénomène stylistiquedes répétitions et d’éclairer la manière dont Prévert joue sur lafrontière du poème-spectacle et du poème-film.

1

Le titre du premier recueil de Prévert Paroles témoigned’une poésie orale laissant la part à la spontanéité. De plus, il fautavoir l’œil bien exercé pour voir dans le mot « paroles » l’ana-gramme de « la prose », ce qui rappelle le jeu prévertien sur le cli-vage entre poème et prose. Les thèmes qui parcourent l’œuvre dePrévert, sont inspirés par les détails les plus ordinaires de la rue etde la vie de tous les jours, tels que les faits divers, le bruit qui se ré-pand dans la ville, les vagabonds, les gamins, les travailleurs, lesamoureux, les oiseaux, le soleil, le ruisseau, la nuit, la tempête, ouencore les banlieues charbonneuses. Les titres des recueils suivants

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ne disent pas moins ce désir de retenir ce que chacun peut voir,tous ces « faits divers » qui « font la vie » : ainsi Spectacle, His-toires et surtout, La Pluie et le Beau Temps, Choses et autres, sansoublier Fatras, inspiré d’un terme que les dictionnaires définissentà la fois comme un « amas confus de choses » et comme une« composition poétique »1. Le côté théâtral, léger et plaisant de cestextes est souligné par les sous-titres du recueil Spectacle : « bal-let », « conférence », « scénario », « saynète pour patronage »,« documentaire », « théâtre d’ombres », « tour de chant », « inter-mède », et « divertissement ».

Prévert donne à ses poèmes des titres soigneusement choi-sis. Ils sont souvent antiphrastiques, démentant le contenu dupoème. Cette constatation se voit clairement dans le poème « LaBelle Saison » : le titre crée un certain effet d’anticipation chez lelecteur car il évoque une atmosphère de bonheur, de joie et de dou-ceur. Pourtant, une fille de seize ans y est « à jeun perdue glacée /toute seule sans un sou »2. De même, dans le texte « La Grasse Ma-tinée »3, l’expression « faire la grasse matinée », c’est-à-dire se le-ver tard, est manipulée par Prévert à plusieurs niveaux : d’abord ilest très tôt le matin (« six heures ») ; ensuite l’auteur emploie l’ad-jectif « grasse » dans son sens figuré de « fructueuse » ou de « pro-ductive » ; et surtout il se sert de cette signification d’une manièreironique : la matinée de l’homme qui a faim a commencé tôt, et n’aprécisément rien de « gras ».

1 Jean-Pierre de Beaumarchais, Dictionnaire des littératures de langue française, Paris,Bordas, 1984, p. 1791.2 Jacques Prévert, Paroles, Œuvres complètes I, éd. de Danièle Gasiglia-Laster et ArnaudLaster, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1992, p. 16.3 Paroles, Œuvres complètes I, p. 54-55.

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La première personne du singulier a rarement une résonanceautobiographique dans la poésie de Prévert ; à la manière d’Apolli-naire, elle est souvent celle d’autres personnages. L’écriture ciné-matographique permet à Prévert de s’identifier à des individus detous genres. Aussi revendique-t-il volontiers : « Je suis féminin,masculin, pluriel. » En outre Prévert parle souvent de l’amour auxpremières personnes du singulier, et nombreux sont les « je » fémi-nins : « Je suis comme je suis / Je suis faite comme ça / Quand j’aienvie de rire / Oui je ris aux éclats »1. Chez Prévert la femme n’estpas objet mais sujet, sa position se trouve revalorisée. Le poète metmême en cause l’omniprésence du « Il » :

Il pleut

Il fait beau

Il fait du soleil

Il est tôt

Il se fait tard

Toujours Il qui pleut et qui neige

Toujours Il qui fait du soleil

Toujours Il

Pourquoi pas Elle

Pourtant Elle aussi

souvent se fait belle !2

1 « Je suis comme je suis », Paroles, Œuvres complètes I, p. 66.2 « Refrains enfantins », Spectacle, Œuvres complètes I, p. 327.

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La femme sert de miroir qui révèle la part féminine du poète, inhé-rente selon lui à tout homme. Comme Michelet, le poète est persua-dé que

la femme est encore au monde ce qui est le plus naturel. Elle a et

garde toujours certains côtés d’innocence malicieuse qu’a le jeune

chat et l’enfant de trop d’esprit.1

Les prisonniers de la misère décrits par Prévert et désignéspar la première personne du singulier sont souvent enfermés der-rière un mur de verre, vitre ou miroir. Le verre, la vitre ou le miroirrenvoient à l’individu un reflet fabriqué de lui-même qui dévoileses désirs les plus profonds, alors que le mur l’empêche d’accéderà l’autre côté. Le poète nous conseille ainsi de « Rompre la glace »2

pour accéder au pays des merveilles. Qu’y a-t-il donc de l’autrecôté ? Un souvenir d’enfance. Il nous faut même aller plus loin :cet ailleurs semble bien celui de l’enfance retrouvée tout à loisir.Souvent, chez Prévert, un sujet qui parle à la première personne af-firme qu’il y a un enfant en lui, qui ne l’a jamais quitté. Le poème« Le Miroir brisé »3 évoque ainsi un enfant caché en tout homme :« Le petit homme qui chantait sans cesse / le petit homme qui dan-sait dans ma tête / le petit homme de la jeunesse ». Ce « petithomme », qui paraît maintes fois à travers ses recueils, ne cesse pasde chanter et de danser tout au fond du cœur. « L’Enfant de mon vi-vant »4 confirme encore une fois la présence persistante et symbo-lique de l’enfance :

1 « Bibliofolie », Imaginaires, Œuvres complètes II, éd. de Danièle Gasiglia-Laster et Ar-naud Laster, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1996, p. 178.2 « L’enfant-printemps », Grand bal du printemps, Œuvres complètes I, p.440.3 Paroles, Œuvres complètes I, p. 116.4 La Pluie et le Beau Temps, Œuvres complètes I, p. 787.

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Je ne puis le garder je ne puis le chasser

ce gentil revenant

Comment donner le coup de grâce

à ce camarade charmant

qui me regarde dans la glace

et de loin me fait des grimaces

pour me faire marrer

drôlement

Ce « gentil revenant » représente l’enfant qui vit encore en touthomme.

Breton cite dans son Anthologie de l’humour noir1 deuxpages du poème prévertien « Tentative de description d’un dîner detêtes à Paris-France »2, et envisage spécialement l’humour noirchez Prévert. Son analyse s’appuie sur la théorie de Jean Piaget etson ouvrage Le Jugement moral chez l’enfant. Prévert semble rete-nu pour le triomphe du surmoi, générateur de l’humour selonFreud. Indifférent à la construction de sa personnalité, Prévertpuise à volonté dans les pulsions refoulées de la petite enfance,pour nourrir l’instance du surmoi, très développée chez lui, ce quilui permet de dominer la réalité et de s’en moquer. La guerre et lamisère avec leur cortège d’injustices, de mises en scène hypocrites,vont être les deux pôles attractifs de l’humour noir chez Prévert.

1 André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Livre de Poche, p. 402-403.2 Paroles, Œuvres complètes I, p. 3-4.

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Dans « Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme », l’épi-sode de la jambe artificielle est particulièrement amer :

Mon père était l’inventeur d’une jambe artificielle perfectionnée,

[…] Et puis, c’était la jambe, la fameuse jambe. […] Et, me regar-

dant, puis regardant mes frères avec une immense tendresse, il

cherchait à deviner lequel d’entre nous, plus tard, aurait la chance

de porter sur sa poitrine la croix des braves et sous son pantalon

l’objet d’art, la délicieuse mécanique, la jambe paternelle.1

Le premier niveau de sens témoigne de l’affection, de l’amour dupère qui fait un cadeau rare et précieux à ses enfants. Mais que sou-haite ce père à ses enfants, sinon d’être infirmes à cause de laguerre ? C’est grâce à la guerre, grâce au malheur de ses enfant quele père fera connaître sa fameuse invention : la jambe artificielle.

Prévert estime que le langage populaire, qui se renouvelleconstamment et qui représente l’actualité des réactions de sescontemporains, est inventif et poétique. Donc chez lui, les mots oules tournures familiers sont nombreux : « rigoler », « bouffer »,« se gondoler », « marrant » ; « Allez ouste dehors », « je m’enmoque », « alors c’est », « Faites comme chez vous », « j’y ai pasété ». Des interjections et des grossièretés émaillent le texte :« Hein ? », « Quoi ? », « Où ? » ; « foutre », « foutus », « gueule »,« fesse », « cul », « connerie », « chiottes », « saloperies », et biend’autres. Prévert valorise même les sons propres au parler des ruesde Paris, en particulier le son « r » propre au Parisien moyen desannées trente et quarante : par exemple, « En arrière grand-père /

1 Ibid, p. 17.

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en arrière père et mère… » dans le poème « Le Temps desnoyaux »1, et « Avec leurs légionnaires / Avec leurs tortionnaires /Avec les maîtres de ce monde / Les maîtres avec leurs prêtres leurstraîtres et leurs reîtres… » dans « Pater noster »2. Quant aux pro-noms personnels, les « on », propres à la langue populaire, sontabondants. La coordination entre les phrases est le plus souventréalisée par « et ». Les relations causales sont peu nombreuses carla réalité est perçue comme absurde plutôt qu’obéissant à un ordrelogique. C’est surtout le cas dans les poèmes-listes.

2

Prévert a redonné à la grammaire une fonction que la poésiefrançaise avait totalement estompée3. Chez lui, la grammaire a pourrôle de structurer le poème. Par exemple, à l’aide de la répétition,le poète crée un système anaphorique sur lequel est construit lepoème, ce qui donne à la grammaire une fonction génératrice depoésie. Chez Prévert, les rimes intérieures et finales sont nom-breuses ; elles ne sont pas disposées de façon traditionnelle, maisse démarquent par la répétition. Prévert emploie partout la répéti-tion qui contribue au rythme de la poésie. Sa poésie se prête à être

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 50.2 Paroles, Œuvres complètes I, p. 41.3 Jean Cohen montre dans son ouvrage intitulé Structure du langage poétique comment lapoésie française s’élabore à partir de la déconstruction grammaticale. Grammaticalement,une épithète doit, pour remplir sa fonction : « 1° s’appliquer à une partie du nom ; 2° nes’appliquer qu’à une partie seulement. Elle est anormale si elle ne convient à aucun ou sielle convient à tous. » Mais « l’épithète redondante caractérise le langage poétique » ;dans les syntagmes « Les éléphants rugueux » de Leconte de Lisle et « l’azur bleu » deMallarmé, l’épithète « est chargé d’une fonction déterminative qu’il est incapable d’ac-complir. » (Jean Cohen, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p. 133-135.)

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chantée ou parlée grâce à cette technique ; comme le dit RaymondQueneau « Prévert est doué d’un sens musical raffiné et animé,quand il le veut.1 »

Nous allons à présent aborder la question des répétitionschez Prévert à travers les figures de style telles que le polyptote,l’épiphore, l’épizeuxe, l’anadiplose, l’épanadiplose, l’anaphore etl’homéoptote, l’allitération et l’assonance, l’homéotéleute, et la pa-ronomase. Nous envisagerons tout d’abord la répétition du groupenominal chez Prévert, qui comprend la répétition du substantif etcelle de l’adjectif.

L’anaphore, qui est une répétition lexicale, peut jouer sur unsubstantif :

laissons-le tomber le laurier

tressons-lui des lauriers au laurier

et qu’il se repose sur ses lauriers

le laurier

qu’il nous foute la paix

et qu’on n’en parle plus du laurier2

Outre l’anaphore, le polyptote3 (le mot « laurier » est employé au1 Raymond Queneau, « Jacques Prévert, le bon génie », Revue de Paris, 58e année, juin1951, p. 39.2 Histoires, Paris, Gallimard, 1946, p.182.3 Le polyptote est une figure de style qui consiste en la répétition de plusieurs mots demême racine, ou encore d’un même verbe sous différentes formes. Il désigne les «[v]ariantes morphologiques d’un terme unique ; pour les verbes, variations de modes,voix, temps, personnes ; pour les noms, oppositions de déterminants, de nombres, degenres, etc. » (Catherine Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Armand Colin, 2014,p. 31.)

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singulier et au pluriel) et l’épiphore1 (le mot « laurier » revient tou-jours à la fin du vers), fréquemment employés en chanson, sontégalement utilisés dans le poème, ce qui provoque un effet ryth-mique.

La répétition du verbe dans l’œuvre de Prévert nous intéres-sera à présent, à travers l’étude de la répétition des mêmes verbesau même temps, des périphrases verbales, des participes passés etde verbes différents au même temps et à la même personne.

Dans « L’Orgue de Barbarie », la répétition du verbe « par-ler » traduit le bavardage des musiciens :

Et les uns et les autres parlaient parlaient

parlaient de ce qu’ils jouaient.

On n’entendait pas la musique

tout le monde parlait

parlait parlait

personne ne jouait2

Il faut remarquer l’utilisation de l’épizeuxe3 dans ce poème. Icil’épizeuxe, basée sur une triple occurrence du mot, produit l’im-

1 L’épiphore est une figure de style consistant en la répétition, à la fin de deux ou de plu-sieurs groupes de phrases ou de vers qui se succèdent, d’un même mot ou d’un mêmegroupe de mots. L’épiphore est « symétrique de l’anaphore, la répétition se faisant en finde groupe. » (Ibid, p. 29.)2 Paroles, Œuvres complètes I, p. 99.3 L’épizeuxe consiste en la reprise immédiate du terme précédent sans qu’entre les deuxtermes intervienne un mot de coordination ou un signe de ponctuation. Elle « redouble,dans le même membre de phrase, quelques mots d’un intérêt plus marqué. » (CatherineFromilhague, Op.cit., p. 27.)

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pression d’un refrain, refrain en accord avec le thème musical évo-qué par le poème.

Dans « Familiale »1, le poète emploie plutôt des périphrasesverbales composées du verbe « faire », comme « faire du tricot », «faire la guerre », « faire des affaires ». Le semi-auxiliaire « faire »est un mot simple, familier et banal ; la répétition de ce mot illustreexactement la mentalité de la vie familiale. Les activités desmembres de la famille sont toutes placées sur le même plan, quelleque soit leur nature ou leur importance, « tricot », « affaires » et« guerre ».

La mère fait du tricot

Le fils fait la guerre

Elle trouve ça tout naturel la mère

Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?

Il fait des affaires

Le verbe « faire » au premier vers n’a pas le même sens qu’auxvers 2 et 5 : dans le premier cas il est pris dans son sens propre etsignifie « fabriquer » (la mère tricote). Au vers 4, « faire » a unsens figuré ; il est légèrement « subduit » selon la théorie du gram-mairien Gustave Guillaume2, l’expression entière veut dire « com-ment s’occupe-t-il ? ». Aux vers 2 et 5, « faire » a un sémantismeatténué et sert de semi-auxiliaire à une locution verbale. Prévert

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 58-59.2 Gustave Guillaume étudie la subduction du verbe « faire » dans sa leçon du 16 décembre1938 (Walter Hirtle, André Joly, Roch Valin (dir.), Leçons de linguistique de GustaveGuillaume 1938-1939, Lille – Québec, Presses universitaires de Laval – Presses universi-taires de Lille, 1992, p.37-45.)

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joue ici de la plasticité sémantique du verbe « faire », polyvalent enfrançais. De plus, le poète a recours au présent d’habitude, inter-rompu seulement par un futur simple (« il fera »), afin de dessinerune situation typique, un état de fait considéré comme « naturel ».Mais la guerre conduit inéluctablement à la mort du fils, « Ilstrouvent ça naturel le père et la mère ». L’effet de ce morceau estd’autant plus frappant qu’il n’y a pas recours à l’invective, mais àl’exposition apparemment « naturelle » d’une situation de famille.

Dans « La Grasse Matinée »1, nous pouvons remarquer éga-lement le polyptote du mot « protégé[e]s » dont on relève quatreoccurrences dans le poème :

poissons morts protégés par les boîtes

boîtes protégées par les vitres

vitres protégées par les flics

flics protégés par la crainte

L’auteur répète le participe passé pour dénoncer l’absurdité d’uncrime : la société est si bien nourrie et « protégée » qu’elle est in-différente à la faim qui torture les vagabonds, les indigents et leschômeurs et qu’elle transforme irrésistiblement « le café-crème »en « café-crème arrosé de sang ». Dans « La Batteuse »2 : « Ils ontbattu le tambour / ils ont battu les tapis / ils ont tordu le linge / ilsl’ont perdu […] » s’ensuit une quarantaine de verbes au passé com-posé, tous à la troisième personne du pluriel. Ils décrivent les ac-

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 54-55.2 Ibid, p. 115-116.

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tions successives produites en cadence des ouvriers agricoles autemps de la moisson.

Dans les exemples suivants, l’adjectif épithète « vieux » ac-compagne systématiquement chaque substantif de la phrase : « cevieux papa prodigue, cette vieille servante, ce vieil âne dans cettevieille maison avec les vieux arbres de ce vieux jardin !1 », ou dans« La Crosse en l’air », le visage de l’évêque est

défait comme un vieux lit […]

trempé comme un vieux tampon-buvard

abandonné sous la pluie dans la cour d’une mairie triste

trempé comme un vieux morceau de pain dans un verre d’eau

sale2.

Cette répétition de l’adjectif produit un effet comique et ironiquecar Prévert éprouve toujours du dégoût pour les vieillards, par op-position aux enfants. Ils sont souvent chauves, parfois de l’intérieurde la tête ; ils sont incapables de « voir la mer », c’est-à-dire qu’ilsne peuvent pas jouir des joies simples de la vie et que leur esprittourne à vide.

Il ne faut pas oublier la répétition des mots invariables, quienglobe l’anaphore des adverbes et celle des prépositions.

L’anaphore de l’adverbe « parfaitement » attire l’atten-tion dans un autre poème :

1 Ibid, p. 24.2 Ibid, p. 76.

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le voilà (le veilleur de nuit) qui suit son petit bonhomme de chemin

son petit bonhomme de chemin le mène à Rome

comme tous les autres chemins

parfaitement

parfaitement

à Rome devant le Vatican

parfaitement1

La répétition au deuxième vers de l’expression « son petit bon-homme de chemin », est une anadiplose2. L’humour réside dans lefait qu’avec la seconde occurrence du terme, l’expression imagée« suivre son petit bonhomme de chemin » est prise au sens propre :le chemin est littéralement un petit bonhomme qui sert de guide aupersonnage. Jouant avec les mots, Prévert revivifie le sens proprede l’expression pour produire un effet de décalage comique et poé-tique.

Tous les vers du poème « Premier jour » sont composés delocutions prépositives introduites par « dans » qui permettent àl’évocation de se développer selon une logique spatiale, progres-sant de l’intérieur à l’extérieur de la maison :

Le père dans le couloir

Le couloir dans la maison

1 Ibid, p. 74.2 L’anadiplose est une figure de style consistant en la reprise du dernier mot d’une propo-sition à l’initiale de la proposition qui suit sous la forme « -------X / X------ ». Elle dé-signe la « [r]eprise, en tête d’un groupe syntaxique, d’un mot ou d’un groupe de mots qui,dans le groupe précédent, est souvent situé à la fin. » (Catherine Fromilhague, Les Fi-gures de style, Armand Colin, 2014, p. 30.)

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La maison dans la ville

La ville dans la nuit1

Le poème « Déjeuner du matin » nous donne un autre bonexemple en matière de répétition. Alors que dans le poème précé-dent, la préposition « dans » apparaît en milieu de vers, cette foisles deux groupes nominaux sont séparés l’un de l’autre par un re-tour à la ligne et un vers sur deux est introduit par la préposition« dans » :

Il a mis le café

Dans la tasse

Il a mis le lait

Dans la tasse de café

Il a mis le sucre

Dans le café au lait

[…]

Sans me parler

Il a mis les cendres

Dans le cendrier

Sans me parler

Sans me regarder

[…]2

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 122.2 Ibid.

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Ce texte nous montre une scène de malentendu entre époux partrois procédés de répétitions : la répétition du passé composé, la ré-pétition de locutions prépositives de sens négatif, et la répétition determes aux référents inanimés, tels que « café », « tasse », « lait »,« sucre », « cigarette », « fumée », « cendres », « cendrier », « cha-peau », ou « manteau de pluie ». L’absence de conjonction et deponctuation produit l’effet d’une énumération d’actions laconique.Notons le passage de la première à la seconde strophe : l’effet n’estpas le même dans les deux strophes. Au début du poème, avecl’anaphore de « dans », préposition d’inclusion, et avec la descrip-tion d’une scène quotidienne qui pourrait être celle du petit-déjeu-ner, la tonalité du poème est ludique et enfantine. À la fin, l’ana-phore de « sans », préposition du manque, articule un contenudouloureux : le deuil et l’impossibilité des hommes à communiquerpuisque ce sont les cendres du défunt qui sont placées dans uneurne funéraire, le « cendrier ». Derrière l’apparence souriante de lavie quotidienne se cache en fait un drame. Grâce aux répétitions dutexte de Prévert, le lecteur passe en un instant du rire aux larmes.

Ailleurs, l’expression « Comme par miracle »1 est répétéedix-sept fois dans un poème où rien de miraculeux ne se produit,où le normal (« Des oranges aux branches d’un oranger ») estconsidéré comme miraculeux et l’accidentel comme normal :

Sur la route où un prêtre s’avance

Le nez dans son bréviaire le bréviaire dans les mains

1 Histoires et d’autres histoires, Œuvres complètes I, p. 841-842.

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Et le prêtre marchant sur la pelure d’orange jetée par l’homme au

loin

Glisse et tombe

L’effet satirique provient du fait que la chute du prêtre est tenuepour une nouvelle espèce de miracle.

Nous abordons enfin la question des répétitions à travers lesfigures de style telles que l’épanadiplose, l’anaphore et l’homéop-tote, l’allitération et l’assonance, l’homéotéleute, et la paronomase.

L’épanadiplose est une figure de style consistant en la re-prise, à la fin d’une proposition, du même mot que celui situé endébut d’une proposition précédente1. Elle permet des jeux mélo-diques et rythmiques qui ont pour effet de suggérer l’insistance oul’humour. Cette figure est employée maintes fois, par exemple dans« Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ? » et « Et le fils et le fils /Qu’est-ce qu’il trouve le fils ? / Il ne trouve rien absolument rien lefils » dans « Familiale »2. « Tentative de description d’un dîner detêtes à Paris-France »3 commence par les célèbres mots « Ceuxqui… » en majuscules, qui énumèrent la liste des invités du dîner,puis sont décrites les « têtes » comme le promet le titre. Et cepoème s’achève comme il avait commencé, par l’anaphore desmêmes termes mais cette fois en minuscules pour évoquer « ceuxqui » partent travailler. Encadré par ces deux listes, le poème estdonc en quelque sorte confronté à une structure en miroir, dont

1 « L’épanadiplose est une figure de répétition affectant la position syntaxique (l’ordre desmots dans la phrase). » (Sémir Badir et Jean-Marie Klinkenberg, Figures de la figure :Sémiotique et rhétorique générale. Nouveaux actes sémiotiques, Limoges, Presses Uni-versitaires de Limoges, 2008, p. 27-28.) 2 Paroles, Œuvres complètes I, p. 58.3 Ibid, p. 3-12.

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l’apogée est constitué par l’arrivée de l’homme voyant. Dans « LaGrasse Matinée », les quatre vers d’introduction reviennent in fine :

Il est terrible

le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit

quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim1.

Ils bouclent la boucle, mais du fait qu’ils sont repris en conclusion,ils acquièrent une résonance plus grave.

Prévert aime particulièrement l’anaphore rhétorique quiconsiste en la « répétition, en tête d’un groupe syntaxique (et éven-tuellement métrique), d’un mot ou d’un groupe de mots.2 » Ellerythme la phrase et provoque un effet musical ; syntaxiquement,elle permet de créer un effet de symétrie. La visée de l’anaphorechez Prévert est souvent descriptive, le poète entreprenant par cebiais de saisir la diversité ou la multiplicité du réel, par exemple,avec les anaphores de « J’en ai vu un » dans « J’en ai vuplusieurs… » :

J’en ai vu un qui lisait les journaux

j’en ai vu un qui saluait le drapeau

j’en ai vu un qui était habillé de noir

J’en ai vu un qui tirait son enfant par la main et qui criait…

j’en ai vu un avec un chien

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 54-55.2 Catherine Fromilhague, op.cit., p. 28.

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j’en ai vu un avec une canne à épée

j’en ai vu un qui pleurait1

L’anaphore est la répétition d’un mot, alors que l’homéoptoteconsiste en la répétition d’un membre de phrase comme dans la« Chanson de l’oiseleur » :

L’oiseau qui vole si doucement

L’oiseau qui soudain prend peur

L’oiseau qui soudain se cogne

L’oiseau qui voudrait s’enfuir

L’oiseau qui voudrait vivre

L’oiseau qui voudrait chanter

L’oiseau qui voudrait crier2

Il s’agit d’homéoptote car la répétition ici touche à la syntaxemême de la phrase avec la récurrence d’une structure composéed’un sujet et d’une proposition relative.

Outre l’homéoptote, Prévert manifeste un goût pour l’allité-ration et l’assonance. Celle-ci se manifeste par la répétition de pho-nèmes consonantiques et produit généralement soit un effet d’har-monie, soit la mise en valeur d’une structure. L’assonance est larépétition de phonèmes vocaliques ; l’effet recherché est, commeavec l’allitération, la mise en relief d’une sonorité et par là d’unsentiment ou d’une qualité du propos. Chez Prévert, l’allitération

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 27.2 Ibid, p. 105.

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est rarement isolée, ses effets sont souvent liés à ceux de l’asso-nance. Voici une chaîne d’allitérations en [f], avec reprise d’unmot :

Il y avait de faibles femmes

et puis des femmes faciles

et des femmes fatales1

Par ailleurs, il faut noter la répétition du [r] et du [i] dans le poème« Premier jour » :

Des draps blancs dans une armoire

Des draps rouges dans un lit

Un enfant dans sa mère

Sa mère dans les douleurs

Le père dans le couloir

Le couloir dans la maison

La maison dans la ville

La ville dans la nuit

La mort dans un cri

Et l’enfant dans la vie.2

La répétition du [r] accentue la douleur et la souffrance de la mèrependant son accouchement, alors que la série de [i] matérialise lecri et l’arrivée du nouveau-né. L’exemple suivant contient une série1 La Pluie et le Beau Temps, Gallimard, p. 12.2 Paroles, Œuvres complètes I, p. 122.

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vocalique en [ε], et des allitérations en [f] avec reprise de mots(« fils », « fait », « affaire »). Ces répétitions phoniques exprimentl’indifférence des hommes par l’implacable mouvement perpétuelde leurs activités dans « Familiale ».

Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?

Il fait des affaires

Sa femme fait du tricot

Son fils la guerre

Lui des affaires1

Dans « Le Paysage changeur », on remarque une litanie d’asso-nances en [ɔ͂] :

et ils (les travailleurs) se compteront

et ils se comprendront

et ils verront leur nombre

et ils regarderont l’ombre

et ils riront / et ils s’avanceront […] et ils en fabriqueront un autre en

chantant

un paysage tout nouveau tout beau

un vrai paysage tout vivant

ils feront beaucoup de choses avec le soleil

et même ils changeront l’hiver en printemps.2

1 Ibid, p. 58.2 Paroles, Œuvres complètes I, p. 61.

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Ces vers suggèrent l’image radieuse de l’avenir en substituant fina-lement au son [ɔ͂] le son [ã].

Les homéotéleutes sont la prédilection de Prévert qui en uti-lise abondamment. L’homéotéleute est le retour de sonorités sem-blables à la fin de mots ou de membres de phrases assez rappro-chés, et l’accumulation des homéotéleutes dans un texte peutproduire un effet burlesque comme dans « Les maîtres avec leursprêtres leurs traîtres et leurs reîtres »1 ou

avec les légionnaires les expéditionnaires et les concessionnaires

et les hauts commissaires

Et puis les missionnaires et les confessionnaires2

et « Ils nous ont folklorisés, naturalisés, métaphorisés, sacrifiés,sanctifiés et béatifiés »3.

La paronomase, qui pourrait constituer la rime intérieure, seprésente comme une figure de rhétorique qui consiste en l’« asso-ciation de termes ayant des profils phonétiques proches.4 » Elle faitpartie des jeux d’associations sonores : « dans le bois de Clamarton entend les clameurs des enfants qui se marrent »5. « Clamart »est partiellement repris dans « clameurs » et « marrent ». Le rythmeest soutenu par la paronomase entre « entend » et « enfants » quiencadre « clameurs ». La répartition phonique est équilibrée et lasymétrie accompagne souvent la paronomase. Dans le vers qui suit

1 Ibid, p. 41.2 La Pluie et le Beau Temps, Gallimard, p. 19.3 Fatras, Paris, Gallimard, 1966, p. 181.4 Catherine Fromilhague, Op.cit., p. 25.5 « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France », Paroles, Œuvres com-plètes I, p. 10.

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la paronomase fait rimer les hémistiches : « Et le spectre solairedes hommes au bas salaire »1.

En conclusion, les répétitions citées plus haut, qui consti-tuent la rime intérieure, permettent de produire un effet mélodique,musical et rythmique, d’une part ; d’autre part, en dénonçant l’ab-surdité du monde, elles contribuent à créer un effet alternativementludique, comique, burlesque ou ironique.

3

Il n’est pas fréquent de voir coexister en un seul indivi-du les identités de poète, dialoguiste, scénariste, auteur dramatique,parolier et plasticien. Prévert les rassemble pourtant. Son œuvreprotéiforme prend différents aspects : poèmes, scénarios, dialoguesde films, chansons et collages. Loin de séparer chaque aspect, lepoète garde ingénieusement la cohérence de sa création, tissant desliens d’un genre à l’autre tout en résistant aux classifications. Nousnous concentrons à présent sur ses poèmes-spectacles et sur sespoèmes-films.

Prévert s’intéresse tout d’abord aux dialogues théâtraux :

LE PROFESSEUR

Élève Hamlet !

L’ÉLÈVE HAMLET, sursautant.

... Hein ... Quoi... Pardon... Qu’est-ce qui se passe... Qu’est-ce

qu’il y a... Qu’est-ce que c’est ?...

1 « Lanterne magique de Picasso », Paroles, Œuvres complètes I, p. 155.

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LE PROFESSEUR, mécontent.

Vous ne pouvez pas répondre « présent » comme tout le monde ?

Pas possible, vous êtes encore dans les nuages.

L’ÉLÈVE HAMLET

Être ou ne pas être dans les nuages !

[...]

« L’Accent grave »1

Le poète met l’accent sur les déguisements du personnage,rarement abordés dans les poèmes traditionnels. Par exemple, dans« Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France », afinde « faire rire le monde », il y a des invités qui

portaient sur leurs épaules de charmants visages de veaux, et ces

visages étaient si beaux et si tristes, avec les petites herbes vertes

dans le creux des oreilles comme le goémon dans le creux des ro-

chers, [...]2

Dans « Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme », l’auteurdépeint le père comme « Le nuage de poussière, c’était notrepauvre père vêtu d’un vieux costume et coiffé d’un sombréro mexi-cain.3 »

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 39.2 Ibid, p. 4.3 Ibid , p. 24.

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Les gifles, les fessées, habituellement considérées commedes gestes classiques de la farce traditionnelle, apparaissent chezPrévert : « C’était très beau, mais cela faisait rire mes frères, alorsmon père giflait l’un d’entre eux au hasard »1 dans « Souvenirs defamille ou l’Ange garde-chiourme », et « ils ont fouetté la crème etils l’ont renversée / ils ont fouetté un peu leurs enfants aussi »2

dans « La Batteuse ».

Les décors sont traités soigneusement par Prévert. Dans «Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme », le laboratoire dupère est décrit ainsi :

Des bardes de lard et des bandages herniaires traînaient sur le buf-

fet, et des bocaux remplis de cerises à l’eau-de-vie voisinaient

avec d’autres où baignaient doucement dans l’alcool des vers soli-

taires et des bébés inachevés.

Quant à la table à manger,

Les mouches et tous les rampants du pays grouillaient sur la

nappe, et les cafards sortaient du pain en se faisant des politesses

et tout ce petit peuple courait à ses affaires, se planquait sous les

assiettes, plongeait dans le potage et nous croquait sous la dent.3

Les débuts du cinéma parlant en 1929 offrent à Prévert l’oc-casion d’entamer un nouveau métier. C’est pendant les annéestrente qu’il se révèle en tant que dialoguiste, scénariste et adapta-teur. Il a un jour déclaré :

1 Ibid, p. 17.2 Ibid, p. 115.3 Ibid, p. 17.

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J’adore le cinéma à la condition qu’on lui laisse un peu de liberté

vivante. Je préfère les films un peu gênants, qui mettent les gens

mal à l’aise… J’étais content d’avoir trouvé à la fois un moyen de

vivre qui était en même temps, malgré tout, un moyen d’expres-

sion… Les moyens d’expressions sont extrêmement semblables. Il

y a des films qui sont toujours un ballet, un poème…1

Nous pouvons voir dans certains de ses poèmes de véritables petitsfilms. Le poète n’hésite pas à employer des techniques cinémato-graphiques dans ses textes poétiques : le ralenti et l’accéléré, legros plan, le montage et le travelling2, le fondu-enchaîné3 et biend’autres. Il utilise souvent le temps cinématographique comme unesuite de moments présents. La poésie prévertienne est ainsi enmouvement, elle consiste dans le passage d’une image à une autre.Illustrons la façon dont Prévert adapte au langage poétique les pro-cédés propres à l’art cinématographique.

Avec le poème « Rue de Seine » :

Rue de Seine dix heures et demie

le soir

au coin d’une autre rue

un homme titube… un homme jeune

avec un chapeau

1 Hebdromadaires, Paris, Éditions Guy Authier, 1972, p. 26.2 Chariot monté sur rails qui permet le déplacement de la caméra pendant la prise de vuesd’un film ; d’où le déplacement lui-même, la scène ainsi filmée.3 Apparition ou disparition progressive d’une image.

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un imperméable

une femme le secoue…1

l’effet cinématographique est évident. Prévert se veut photographe,et le poème n’est composé que de ses visions figées dans le tempset l’espace. Tous les détails visuels sont là pour créer une image.

De même le défilé de l’« Inventaire »2 s’apparente au dé-roulement cinématographique. L’inventaire ou l’énumération est latechnique la plus typique de Prévert, assez proche du cinéma.Chaque mot correspond à un objet, chaque objet à une image etleur succession linéaire donne une impression de mouvement quiest le principe même du cinéma.

Dans « Chez la fleuriste », les répétitions et les adverbesmarquent la succession, donnant une impression de ralenti

En même temps qu’il tombe

l’argent roule à terre

et puis les fleurs tombent

en même temps que l’homme

en même temps que l’argent

et la fleuriste reste là

avec l’argent qui roule

avec les fleurs qui s’abîment

avec l’homme qui meurt3

1 Paroles, Œuvres complètes I, p. 41.2 Ibid, p. 131-133.3 Ibid, p. 124.

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Le ralenti est également obtenu par le contraste entre le figement(de la fleuriste, de l’homme et des fleurs) et le mouvement de l’ar-gent (« qui n’arrête pas de rouler »). Quant au poème « Le Mes-sage », il pourrait être un bref synopsis de film. Un personnage ydécouvre une lettre et se suicide :

La lettre que quelqu’un a lue

La chaise que quelqu’un a renversée

La porte que quelqu’un a ouverte

La route où quelqu’un court encore

Le bois que quelqu’un traverse

La rivière où quelqu’un se jette1

L’énumération du poème donne à voir en accéléré un fait divers quipourrait être un suicide. Le présent surgit, au milieu du récit aupassé composé, afin de projeter le lecteur au cœur de l’action dra-matique. Le dernier vers réintègre le passé : « L’hôpital où quel-qu’un est mort ».

Dans « La Crosse en l’air »2, les objets ne sont pas vus enmême temps que l’évêque. Il s’agit ici d’utiliser la technique ciné-matographique du gros plan. L’évêque qui vomit est d’abord pré-senté dans un décor en compagnie du chien, puis la caméra est bra-quée sur les objets en question. Le regard qui focalise la scène,semblable à une caméra, effectue ensuite un travelling pour revenirà l’évêque et à son amère réflexion.

1 Ibid, p. 122-123.2 Ibid, p. 72.

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« La Grasse Matinée »1 pourrait être considéré comme unmontage dramatique. Ce texte repose sur la présentation d’unsimple fait divers. Il se déroule presque comme un film muet, oùles actions s’enchaînent par images jusqu’à la crise finale. Dans lepoème « Événements »2, tout est vu à travers le regard d’une hiron-delle qui se déplace d’une fenêtre à une autre, et qui est comme unecaméra. Dans ce poème, on retrouve les techniques du montage etdu travelling : sur un plateau unique (une rue de Paris, un im-meuble et un trottoir), c’est à l’hirondelle de faire le lien entre desscènes disparates (un malade qui meurt, un couple de pédérastesqui se sépare, un assassinat). Tout cela se déroule sous un cield’orage. L’hirondelle s’envole, l’attention se concentre sur l’assas-sin, qui part à son tour, l’objet de la focalisation est alors le chô-meur, puis le penseur en chambre, puis de nouveau le chômeur, lespassagers d’un taxi, des personnes en deuil qui viennent pleurer lamort du malade, puis le chauffeur de taxi. Après un blanc et uneligne de points continus, est effectué un nouveau travelling sur l’as-sassiné, puis sur le jeune défunt. L’orage éclate enfin.

Le poète emploie également la technique du fondu-enchaî-né, entraînant des glissements du rêve à la réalité et de la réalité aurêve. Le poème « La Crosse en l’air » n’est pas ancré dans la réali-té, et c’est par le rêve que le personnage voyage de la rue de Romeà Rome, la ville du Vatican.

le veilleur de nuit est pris par le rêve

rêve de silence

rêve de bruits

1 Ibid, p. 54-55.2 Ibid, p. 31-38.

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rêve

rue de Rome le ruisseau coule doucement

dans son rêve le veilleur de nuit l’entend

rêve de ruisseau

rêve d’eau

rêve de rue

rêve de Rome1

En un mot, l’expérience du scénariste influence sans aucundoute l’écriture poétique de Prévert. Chez lui, les images visuellesimmédiates, les mots générateurs d’images, et les associationsd’idées se succèdent, se surimposent, s’éloignent ou se rapprochentau gré de l’inspiration de l’auteur qui dirige le scénario.

En tant que poète, Prévert apporte une contribution non né-gligeable à la poésie moderne. Il ne craint pas de nommer son pre-mier recueil Paroles. Il creuse la part féminine et enfantine del’homme pour éveiller son innocence et son originalité. Il introduitle langage populaire et oral dans les textes en prônant l’idée quetout peut être poétique. Les rimes intérieures et finales chez Prévertsont nombreuses, mais il ne les dispose pas d’une manière tradi-tionnelle, qui plus est, il manipule presque tous les genres de répé-titions. L’auteur joue avec initiative sur la limite entre poème etspectacle, poème et film. Multiple, empruntant à la diversité du réelet aux autres arts, le poème est à la fois spectacle et film. De lasorte, le langage poétique mais aussi la forme même du texte fontl’objet d’une recréation esthétique par Prévert.1 Ibid, p. 73-74.

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2016

Pensées vives

Visions de l’espace : Regards croisés

un numéro coordonné parMarion Clavilier

Au sommaire de ce numéro des articles de

Xavier BADAN, CHU Ge, Marion CLAVILIER, FAN Jing, Seyedeh Fatemeh HOSSEINI-MIGHAN, HU Hua, JIN Fenghua, LI Qunxing, MENG Xiaoqi, Enguerrand SERRURIER, WANG Xizi, YAN Xiaolu, YANG Cheng, YING Xiaohua, ZHANG Li, ZHANG

Lu, ZHAO Ming, ZHOU Yana

Directeurs de publication Éric LYSØE et WANG Zhan

édition numérique : ISSN 2425-7028édition papier : ISSN en cours

Spécial Chine n°1