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VERS DE NOUVELLES FORMES DE POUVOIR LANGAGIER ? LANGUE(S) ET IDENTITÉ DANS LA NOUVELLE ÉCONOMIE Monica Heller et Josiane Boutet Maison des sciences de l'homme | Langage et société 2006/4 - n° 118 pages 5 à 16 ISSN 0181-4095 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2006-4-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Heller Monica et Boutet Josiane , « vers de nouvelles formes de pouvoir langagier ? Langue(s) et identité dans la nouvelle économie » , Langage et société, 2006/4 n° 118, p. 5-16. DOI : 10.3917/ls.118.0005 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Maison des sciences de l'homme. © Maison des sciences de l'homme. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montp1 - - 194.214.161.15 - 29/05/2011 01h15. © Maison des sciences de l'homme Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montp1 - - 194.214.161.15 - 29/05/2011 01h15. © Maison des sciences de l'homme

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VERS DE NOUVELLES FORMES DE POUVOIR LANGAGIER ?LANGUE(S) ET IDENTITÉ DANS LA NOUVELLE ÉCONOMIE Monica Heller et Josiane Boutet Maison des sciences de l'homme | Langage et société 2006/4 - n° 118pages 5 à 16

ISSN 0181-4095

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Heller Monica et Boutet Josiane , « vers de nouvelles formes de pouvoir langagier ? Langue(s) et identité dans la

nouvelle économie » ,

Langage et société, 2006/4 n° 118, p. 5-16. DOI : 10.3917/ls.118.0005

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© Langage et société n° 118 – décembre 2006

vers de nouvelles formes de pouvoir langagier ? Langue(s) et identité dans la nouvelle économie

Monica HellerUniversité de Toronto, [email protected] BoutetUniversité de Paris

7, [email protected]

La communication post-tayloriste et post-nationalisteNous sommes à une époque où la nature, le contenu, les modes de gestion du travail changent rapidement. un élément fondamental de ce changement concerne le rôle du langage, et plus généralement de la communication, dans les processus de production et de consom-mation, et leur lien avec l’articulation entre l’état et le secteur privé. L’économie post-fordiste insiste sur la flexibilité, une hiérarchie rédui-te, en fait, sur une implication accentuée des travailleurs dans l’auto-surveillance (Harvey 1989 ; Gee, et al. 1996). Dans un grand nombre d’activités, et en particulier dans le secteur des services, le langage devient lui-même un produit. La seconde auteure a déjà décrit ces changements dans ces termes :

Dans le taylorisme, parler et travailler sont considérés comme des activités antagonistes. Parler fait perdre du temps, distrait, empêche de se concentrer sur les gestes à accomplir. (…) La mise en place de nouveaux modes de produc-tion et en particulier l’automation, la robotisation et l’informatisation des activités, comme la mise en place de nouveaux modes de gestion des salariés (management participatif, responsabilisation, équipes semi-autonomes, auto-contrôle…) auront deux conséquences majeures en ce qui concerne le statut du langage au travail. L’une c’est la généralisation du recours à l’écrit (lecture et écriture) dans tous les métiers et activités y compris déqualifiées (…). L’autre c’est l’émergence d’une compétence de communication. (Boutet 2001 : 56)

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De ce fait, on voit le discours sur la compétence communicative de plus en plus axé sur les activités économiques, et non seulement sur des questions de citoyenneté et d’identité.

Ce numéro porte sur ces changements, décrits selon une appro-che ethnographique et sociolinguistique, c’est-à-dire en examinant de près comment ils se déroulent dans le quotidien, dans une variété d’activités économiques de la nouvelle économie. Plus spécifique-ment, il regroupe des études de cas au Canada francophone, un milieu, comme nous le verrons, particulièrement touché par la tertia-risation de l’économie et son accent sur les habiletés communicatives ainsi que sur la valeur ajoutée de l’authenticité culturelle. Ces études de cas proviennent d’un projet de recherche mené par les auteur-e-s et d’autres membres de l’équipe dans plusieurs sites au Canada fran-çais, en Acadie, au Québec, en Ontario et en Alberta.1 Nous avons estimé que les minorités linguistiques, et la francophonie canadienne en particulier, représentent un site fertile pour découvrir les processus en cours, puisque leur minorisation rend visible le rôle des discours modernisants de l’état et de la nation et leur transformation dans (et par) la nouvelle économie. On peut y voir comment le milieu du travail s’articule avec l’état néo-libéral, ici spécifiquement sur le terrain du bilinguisme ; le Canada et le Nouveau-Brunswick étant bien sûr officiellement bilingues, le Québec ayant opté pour le français comme seule langue officielle. De fait, ici on mettra un accent sur la question de la valeur du plurilinguisme dans la nouvelle donne, en lien avec les pratiques langagières émergentes dans le secteur tertiaire et le rôle changeant de l’état en ce qui concerne l’appui au bilinguisme, voire au français. De plus, les minorités linguistiques ayant toujours agi à la périphérie des marchés nationaux, elles ressentent avec d’autant plus d’acuité les nouvelles conditions de l’économie. Finalement, les

1. Le projet, intitulé Prise de parole II : la francophonie canadienne et la nouvelle économie mondialisée, a été subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada de 2003-2006 (chercheure principale : Monica Heller ; co-cher-cheurs : Annette Boudreau, Lise Dubois, Normand Labrie, Patricia Lamarre, Deirdre Meintel ; collaboratrices : Claudine Moïse, Sylvie Roy ; assistant-e-s de recherche : Chantal Gélinas, Emmanuel Kahn, Stéphanie Lamarre, Mélanie Le Blanc, Darryl Leroux, Mireille McLaughlin, Chantal White, Maia Yarymowich, Natalie Zur Nedden). Nous remercions tous ceux et toutes celles qui ont généreusement parti-cipé à la recherche.

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minorités linguistiques ont toujours eu à fonctionner avec une forme ou une autre de variabilité et de stratification linguistiques, que ce soit en termes de formes considérées comme appartenant à différen-tes « langues », ou bien de formes considérées comme appartenant à différentes variétés d’une même langue. Dans les deux cas, on accor-de habituellement différentes valeurs aux formes ou variétés en circu-lation, surtout en ce qui concerne les formes normées et codifiées, versus ce que l’on nomme communément le vernaculaire. Dans les cas qui nous concernent ici, on retrouve des distinctions à la fois entre le français, l’anglais et l’espagnol d’une part, et d’autre part entre le français « standard » et des formes de français dénommées de façon variable selon les régions : « français québécois/acadien/etc., français d’ici, notre français, etc. » ; ou encore des appellations à connotation négative comme « joual, chiac ».

Les minorités linguistiques, comme les francophones du Canada, sont donc positionnées pour ré-évaluer et ré-imaginer la signification de la variabilité linguistique, sous les formes à la fois du multilinguis-me et des degrés ou types de standardisation. Elles permettent donc d’examiner la nature des enjeux de l’importance nouvelle accordée à la compétence communicationnelle, tant au niveau de ce qui compte comme ressource langagière qu’au niveau de la mise en pratique de ces ressources dans la performance en milieu de travail. Finalement, elles illustrent la remise en question du régime discursif existant, au sein duquel les compétences linguistiques sont comprises selon le modèle à la fois fordiste et nationaliste.

Du capital linguistique au capital communicatifLe sociologue français Pierre Bourdieu a construit une grande partie de sa théorie sur la notion de « capital symbolique ». On sait l’impor-tance qu’a eue ce glissement métaphorique d’un capital de nature économique vers un capital constitué par des biens culturels, des habitus socialement reconnus et valorisés ; et on sait aussi que le capital proprement linguistique représente un élément fondamental, pour Bourdieu, du capital symbolique. De très nombreux travaux en sociolinguistique variationniste se sont inspirés de cette théorie, dont ceux des variationnistes canadiens (Thibault 2002). Dans ces travaux, l’accès socialement distinct au capital linguistique, comme

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la possession socialement discriminante des biens linguistiques sont devenus une variable externe, au même titre que l’âge ou le niveau scolaire des locuteurs. Dans ces orientations de recherche, c’est essentiellement au plan des variables morpho-phonologiques et de leur stratification sociale que les effets du capital symbolique, ou les corrélations avec celui-ci sont étudiés.

C’est vers la fin des années soixante aux uSA que se met en place une approche théorique ambitieuse de l’exercice situé et contextualisé du langage en société : le courant de l’ethnographie de la commu-nication. L’un de ses fondateurs, Dell Hymes, lui donne pour but de décrire et d’analyser les usages et les formes de la parole (spea-king) dans toute leur complexité ethnographique. Ceci le conduit à intégrer l’étude traditionnelle du niveau linguistique – phonologie, morphologie, syntaxe et lexique – dans un niveau englobant, celui de la communication ; et à substituer à l’étude de la compétence linguis-tique issue des travaux des formalistes chomskiens, l’étude d’une compétence élargie, la compétence de communication. Là aussi, on sait le succès que cette notion aura dans les sciences humaines et sociales, principalement en ethnographie et en sociolinguistique (voir Boutet et Maingueneau 2005 ; Masquelier 2005). Mais elle sera aussi à l’origine de transformations profondes dans la didactique des langues étrangères, sous l’appellation d’« approches communi-catives » (voir par exemple Canale and Swain 1980). Ce succès n’est certainement pas sans lien avec le fait que la place, le rôle, les fonc-tions sociales et économiques de la communication verbale dans la nouvelle économie mondialisée sont en pleine mutation. Comme l’écrit John J. Gumperz :

Le rôle joué par notre compétence communicative s’est donc profondément transformé. L’aptitude à diriger ou à s’adapter à diverses situations de commu-nication est devenue essentielle ; de même, la capacité à nouer des relations avec les individus que l’on ne connaît pas devient cruciale pour l’acquisition d’un pouvoir quelconque, personnel ou social. Nous devons parler pour affirmer nos droits et nos qualifications ; dans l’univers professionnel, nous comptons sur nos compétences en matière d’interaction et de persuasion pour arriver à nos fins. il s’ensuit que le capital communicatif fait partie intégrante du capital symbolique et social de l’individu, cette forme de capital étant, dans notre société tout aussi essentiel que l’était autrefois la possession de biens matériels. (1989 :10-11)

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On soulignera la ré-orientation que Gumperz propose, de la notion de capital linguistique vers celle de « capital communicatif ». Les transformations sociales en cours, de la vie urbaine comme de la vie professionnelle, font en effet de la possession de cette forme de capi-tal un enjeu majeur. Ainsi, l’urbanisation accélérée des populations place désormais tout un chacun dans des échanges interpersonnels caractérisés par l’anonymat : la vie urbaine, à la différence de la vie rurale, permet la constitution de multiples réseaux d’appartenance et offre de nombreuses occasions de communiquer avec des person-nes inconnues. Les grandes villes se caractérisent par la densité des rencontres ; rencontres qui, de surcroît, sont souvent interculturelles et plurilingues.

Mais plus encore que lors des rencontres anonymes de la vie quoti-dienne, c’est dans les univers professionnels qu’est de plus en plus requise la maîtrise d’habiletés communicationnelles ; habiletés qui constituent bel et bien un capital communicatif. Ce qui est spécifique à la période contemporaine c’est la transformation profonde et géné-rale du contenu même du travail et, partant, le niveau d’exigences en matière de compétences langagières, aussi bien écrites qu’orales. Certains parlent, à ce propos, d’un travail devenu immatériel (Gorz 2003), d’autres de la quasi-disparition du travail manuel au profit d’un travail intellectuel. Cependant, quelles que soient les descrip-tions faites et les dénominations adoptées, tous les spécialistes du travail, de quelque discipline que ce soit, s’accordent sur l’ampleur et la nature des changements en cours. Les activités symboliques pren-nent une part de plus en plus importante dans le travail actuel, et, partant, l’exigence de compétences communicationnelles profession-nelles. C’est en ce sens que la seconde auteur(e) a théorisé ces phéno-mènes en parlant de la « part langagière du travail » (2001).

Cependant, ces changements prennent des formes souvent contra-dictoires. D’une part, la langue devient pure habileté, mesurable et monneyable (Heller 2003). On considère la compétence communi-cative comme n’importe quelle habileté de travail, une compétence à acquérir par la formation (comme connaître les caractéristiques du produit que l’on vend, ou savoir utiliser des outils spécialisés), et accessible à tout le monde. Comme telle, elle devient mesurable (normalement par des tests standardisés), elle constitue un élément

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dans la gamme des compétences requises pour un emploi (« doit être bilingue et connaître Excel ») et dont on peut tenir compte lors-qu’on calcule la rémunération par heure de travail des employés (au Canada en 2003 le bilinguisme français-anglais valait typiquement un supplément salarial entre $, 25 et $1,00 /heure).

En France comme au Canada, on parle désormais dans les termes d’une « industrie de la langue » qui comprend dans son sens actuel la traduction, l’interprétariat, les systèmes experts, les banques de données, l’intelligence artificielle et les technologies de la commu-nication ; mais on peut également comprendre cette expression dans un sens différent et y inclure le travail du langage dans le secteur des services. Avec cette forme d’industrie, émerge une catégorie sociale que nous pouvons appeler « ouvriers et ouvrières de la langue », c’est-à-dire ceux et celles dont le travail consiste essentiellement à communiquer : opérateurs ou représentant-e-s dans les centres d’ap-pel ; traducteurs et traductrices ; personnel en informatique ; four-nisseurs et fournisseuses de services ; agent-e-s de vente ; etc. Pour ce personnel, on essaie de traiter la langue, ou la communication, comme n’importe quelle habileté de travail.

Pour donner un exemple, prenons le domaine des centres d’ap-pel. C’est un secteur en voie de professionnalisation, de définition de normes et de procédures qui pose des questions inédites et diffi-ciles au sein des entreprises, tant à l’encadrement qu’aux services de formation et, bien sûr, aux agents eux-mêmes : qu’est-ce qu’un dialo-gue réussi, heureux ? Comment évaluer une interaction de service ? Comment évaluer les performances des agents ? Quels critères, quels paramètres peuvent être mobilisés ? Qu’est-ce qu’un client satisfait ? Comment évaluer cette satisfaction ? Le travail par le medium du téléphone n’est pas nouveau en soi ; il suffit de penser aux opératri-ces des grands centraux téléphoniques de l’après-guerre. Ce qui est nouveau c’est, d’une part, l’explosion économique de ce secteur (c’est un des rares secteurs créateurs d’emplois dans le monde) ; et c’est, d’autre part, le contenu même de l’activité. il ne s’agit plus désor-mais dans les centres d’appel de simplement fournir des numéros de téléphone, mais aussi des conseils ou des argumentaires ; il s’agit de résoudre des problèmes ; il s’agit de placer des produits commer-ciaux, pour lesquels la forme communicative de la vente ou le service

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après-vente fait partie de la valeur du produit lui-même, surtout lors-qu’il s’agit de produits à valeur symbolique (comme des vacances).

En même temps que les entreprises cherchent à rentabiliser l’acti-vité de langage et à la formater de façon quasi-taylorienne, elles valorisent, de façon parfois contradictoire, des formes d’authenticité. On demande aux fournisseurs de service de se rapprocher de la clien-tèle. En tourisme culturel et patrimonial, en production culturelle et artistique, ainsi que dans la vente de produits, on attache une grande importance à l’enracinement des producteurs ou des produits dans une localité comme preuve d’authenticité ; enracinement exprimé souvent (parfois surtout) par le biais d’une performance langagière identifiable comme appartenant à un de ces « locaux » essentialisés (même si on sait pas toujours où se situe l’endroit en question).

Mais le capital, les gens, les services, et les produits sont mobiles, ce qui crée des dynamiques intenses, et des concurrences complexes. En inde, on forme les nouvelles recrues à un centre d’appel à parler anglais avec un accent britannique, canadien ou américain, selon la clientèle visée ; on leur attribue des noms plus culturellement convaincants, et un environnement fictif, pour leur permettre de jouer le rôle de l’authenticité locale des régions ciblées. En France, certaines entreprises proposent de délocaliser leur centre d’appel au Sénégal ou au Maroc. Aux états-unis, le Président promet de protéger les postes dans les centres d’appel gouvernementaux, en empêchant leur délocalisation. En Allemagne, on considère la possi-bilité de changer les lois sur l’immigration afin de recruter plus de travailleurs étrangers pour l’économie dite « du savoir ». La capacité communicative devient un enjeu économique énorme, imbriquant pouvoir économique, pouvoir politique, et identification ethnique et nationale (ainsi que, sûrement, raciale et de genre).

Approches matérialistes et historiques à la langue, l’action et la structuration socialeLes recherches portant sur la langue, le pouvoir et l’identité, comme, par exemple, le courant de la sociologie de la langue fondé par Joshua Fishman ou les travaux en aménagement linguistique (voir Fishman 1968 ; Spolsky 2004) ont souvent tendance à penser leur rapport en termes plutôt politiques, conformément aux discours

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dominants du nationalisme, et aux contre-discours minoritaires (mais qui suivent la même logique autonomiste). Elles examinent la construction des idéologies des langues nationales, les mouvements de mobilisation des minorités linguistiques, et les questions relatives au plurilinguisme. Elles peuvent aussi traiter la question en termes d’autres formes de catégorisation sociale, comme la classe ou le sexe, ou encore le positionnement professionnel (comme dans les rapports de service, dans les entretiens médicaux, devant les tribu-naux), cherchant surtout à voir comment les rapports de pouvoir se produisent ou se reproduisent dans l’interaction. On consacre cependant moins d’attention aux conditions historiques qui permet-tent aux interlocuteurs de mobiliser diverses ressources commu-nicatives, et qui donnent valeur à certaines formes ou pratiques langagières plutôt que d’autres ; on ne s’attache pas assez non plus à la façon dont les interactions sont impliquées dans des processus de structuration qui donnent une stabilité sociale aux rapports sociaux de pouvoir, aux catégories qui y sont impliquées, et aux idéologies qui en font sens.

Les changements sociaux, économiques et politiques en cours, sous la forme de l’expansion de la « nouvelle économie », nous fournissent la possibilité d’étendre nos théories et nos approches ; le changement met en lumière pratiques, idéologies et conditions sociales qui, en période de stabilité, sont normalisées au point de devenir routinières et difficiles à cerner. une approche sociolinguis-tique visant à capter ce changement actuel permet à la fois de relier pratiques communicatives, rapports de pouvoir et positionnement (ou catégorisation) social(e), donc de développer une approche théorique et méthodologique qui vise la description, l’interpréta-tion et l’explication du changement social en cours, ainsi que de cerner dans quelle mesure, et comment, on assiste à un changement de la place de la langue, et des pratiques communicatives, dans la construction des catégories sociales et leur imbrication dans les rapports de pouvoir. Allons-nous vers de nouvelles formes et de nouvelles organisations du pouvoir langagier ?

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Les études de casNous présentons ici des études de cas sociolinguistiques décrivant les pratiques communicatives dans des sites reliés à la nouvelle économie, en relation avec les enjeux de pouvoir qui s’y manifestent, et avec les catégorisations sociales qui y deviennent pertinentes. On cherche à explorer comment les conditions historiques, sociales, politiques et économiques dans ces sites orientent les pratiques communicatives, limitent (ou élargissent) l’accès aux ressources communicatives (et autres ressources symboliques ou matérielles) en circulation, et leur attribuent une valeur. On examine comment les processus observés peuvent avoir des conséquences pour la construction d’identités de diverses sortes et pour la construction de relations de pouvoir, notamment (mais pas exclusivement) en milieu de travail. Finalement, on se servira de ces données pour explorer les théories et méthodologies sociolinguistiques nécessaires pour affronter ce nouveau terrain2.

L’arrière-plan de ces études de cas concerne les transforma-tions en cours de la minorité francophone du Canada, dues aux changements dans les conditions économiques et politiques de sa reproduction (Heller & Labrie 2003). Historiquement, le lien entre la langue, l’identité et diverses formes de nationalisme était relié à la stratification ethnolinguistique de l’économie canadienne (Porter 1965). Les francophones étaient surreprésentées en bas de l’échelle sociale, dans des activités d’extraction de ressources primaires ou de leur transformation industrielle. Malgré une forte présence urbaine, le cœur de la francophonie demeurait rural.

La population francophone au Canada est concentrée au Québec (avec environ 6 millions de francophones) et dans ce que l’on appelle la « ceinture bilingue » (Joy 1972) autour de ses frontières, en Ontario (environ 500 000 francophones) et au Nouveau-Brunswick (environ 250 000). En même temps, on constate également son épar-pillement à travers le pays (un autre quart de million, environ), et l’importance de certaines régions historiquement rurales, avec une économie basée surtout sur la pêche (dans la zone atlantique), une

2. Pour une cartographie du Canada, voir site : http://atlas.nrcan.gc.ca/site/francais/maps/reference/outlinecanada

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combinaison d’agriculture et d’activités forestières (Québec rural, nord de l’Ontario), ou l’agriculture seulement (sud du Manitoba, nord-ouest de l’Alberta), ou sur les mines (nord de l’Ontario, certaines régions du Québec).

Depuis les années cinquante et soixante, une expansion écono-mique, une régionalisation des marchés et une activité politique concentrée font émerger une nouvelle bourgeoisie francopho-ne, surtout au Québec. Dans les années quatre-vingt, l’économie commence à se transformer, avec un effondrement assez dramati-que des secteurs économiques qui permettait la reproduction des bastions traditionnels et des idéologies de la langue et de la nation qui accompagnaient leur importance. En même temps émergent des activités économiques de la nouvelle économie mondialisée.

L’expansion du secteur des services, de l’information et de la communication entraîne une urbanisation de la population rurale, qui vient se rajouter à celle déjà établie à l’époque de l’industrialisation. Dans ces zones urbaines, on exploite le bilinguisme de la main-d’œu-vre pour attirer les centres d’appel (voir l’article de Dubois, LeBlanc et Beaudin sur l’Acadie du Nouveau-Brunswick et la vie dans un centre d’appel à Moncton), ou pour préserver le marché francophone tout en cherchant une intégration dans le marché mondialisé, notamment pour ce qui est du Québec. Deux études de cas examinent ensuite deux milieux de travail de la nouvelle économie situés à Montréal, métropole du Québec : Kahn et Heller sur une ONG dans le domaine de l’altermondialisation, et Lamarre et Lamarre sur une compagnie de multimédia. Le secteur du tourisme, activité économique en énorme expansion, et bouée de sauvetage des bastions traditionnels est l’objet de Moïse, McLaughlin, Roy et White. Le tourisme patrimo-nial et la production de produits dits du terroir, ainsi que de produits artistiques et culturels « authentiques » sont au cœur des efforts pour sauver le marché symbolique, dans les termes de Bourdieu. Mais nous verrons que les nouvelles conditions changent radicalement la donne pour ce qui est de la signification des formes et des pratiques langagières garantes d’une authenticité, maintenant commercialisée.

Les études de cas présentées ici ne sont qu’une approche d’une problématique bien sûr plus vaste, tant au niveau des formes linguis-tiques en question qu’au niveau des changements économiques et

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politiques en cours. Elles permettent cependant de soulever des ques-tions et de développer des pistes d’exploration sur les aspects langa-giers des changements sociaux reliés à l’émergence de la nouvelle économie mondialisée. Les transformations et mutations rapides des univers de travail, en ce qu’elles impliquent de plus en plus la reconnaissance, la valorisation et l’exploitation de cette ressource « naturelle » qu’est l’exercice du langage, construisent un paysage mondial dans lequel les langues, les répertoires verbaux, les compé-tences à communiquer deviennent autant d’enjeux économiques. Comprendre et analyser ces mutations n’est certes pas du seul ressort des sociolinguistes : mais nous pensons que nos méthodes et nos savoirs permettent en tout cas de participer à cette entreprise intel-lectuelle et sociale.

RéFéRenCeS CITéeS

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