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VERONIKADECIDE

DE MOURIR

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Paulo Coelho

VERONIKADECIDE

DE MOURIR

Traduit du portugais (Brésil)par Françoise Marchand-Sauvagnargues

Editions Anne Carrière

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Du même auteurchez le même éditeur :

L’Alchimiste, traduction de Jean Orecchioni, 1994.L’Alchimiste, traduction de Jean Orecchioni, édition illustrée

par Mœbius, 1995.Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j’ai pleuré,

traduction de Jean Orecchioni, 1995.Le Pèlerin de Compostelle, traduction de Françoise Marchand-

Sauvagnargues, 1996.Le Pèlerin de Compostelle, traduction de Françoise Marchand-

Sauvagnargues, édition illustrée de tableaux de CristinaOiticica et de photos d’Yves Dejardin, 1996.

La Cinquième Montagne, traduction de Françoise Marchand-Sauvagnargues, 1998.

Manuel du guerrier de la lumière, traduction de FrançoiseMarchand-Sauvagnargues, 1998.

Paulo Coelho : http://www.paulocoelho.com.br

Titre original : VERONIKA DECIDE MORRER

ISBN : 2-84337-084-1

© 1998 by Paulo Coelho (tous droits réservés)

© Editions Anne Carrière, Paris, 2000pour la traduction en langue française

www.anne-carriere.fr

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Pour S.T. de L., qui a commencé à m’aideralors que je ne le savais pas.

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« Voici, je vous ai donnéle pouvoir de fouler auxpieds les serpents (...) etrien ne pourra vous nuire. »

Luc, 10, 19

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Le 21 novembre 1997, Veronika décidaqu’était enfin venu le moment de se tuer. Ellenettoya soigneusement la chambre qu’elle louaitdans un couvent de religieuses, éteignit le chauf-fage, se brossa les dents et se coucha.

Sur la table de nuit, elle prit les quatre boîtesde somnifères. Plutôt que d’écraser les compri-més et de les mélanger à de l’eau, elle choisit deles prendre l’un après l’autre, car il y a unegrande distance de l’intention à l’acte et ellevoulait être libre de se repentir à mi-parcours.Cependant, à chaque cachet qu’elle avalait, ellese sentait de plus en plus convaincue : au boutde cinq minutes, les boîtes étaient vides.

Comme elle ne savait pas dans combien detemps exactement elle perdrait conscience, elle

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avait laissé sur son lit le dernier numéro dumagazine français Homme, qui venait d’arriver àla bibliothèque où elle travaillait. Bien qu’elle nes’intéressât pas particulièrement à l’informa-tique, elle avait trouvé, en feuilletant cette revue,un article concernant un jeu électronique (unCD-Rom, comme on dit) créé par Paulo Coelho.Elle avait eu l’occasion de rencontrer l’écrivainbrésilien lors d’une conférence dans les salons del’hôtel Grand Union. Ils avaient échangé quel-ques mots et, finalement, elle avait été conviéeau dîner que donnait son éditeur. Mais il yavait alors beaucoup d’invités et elle n’avait puaborder avec lui aucun thème de manièreapprofondie.

Cependant, le fait de connaître cet auteurl’incitait à penser qu’il faisait partie de son uni-vers et que la lecture d’un reportage consacré àson travail pouvait l’aider à passer le temps.Tandis qu’elle attendait la mort, Veronika se mitdonc à lire un article sur l’informatique, un sujetauquel elle ne s’intéressait absolument pas. Etc’est bien ainsi qu’elle s’était comportée touteson existence, cherchant toujours la facilité, ouse contentant de ce qui se trouvait à portée de samain – ce magazine, par exemple.

Pourtant, à sa grande surprise, la premièreligne du texte la tira de sa passivité naturelle (les

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calmants n’étaient pas encore dissous dans sonestomac, mais Veronika était passive par nature)et, pour la première fois de sa vie, une phrasequi était très à la mode parmi ses amis lui sem-bla fondée : « Rien dans ce monde n’arrive parhasard. »

Pourquoi tombait-elle sur ces mots au mo-ment précis où elle avait décidé de mourir ? Quelétait le message secret qu’ils renfermaient, sitant est qu’il existe des messages secrets plutôtque des coïncidences ?

Sous une illustration du jeu électronique,le journaliste débutait son reportage par unequestion : « Où est la Slovénie ? »

« Personne ne sait où se trouve la Slovénie,pensa Veronika. Personne. »

Pourtant, la Slovénie existait bel et bien, elleétait ici, dans cette pièce, au-dehors, dans lesmontagnes qui l’entouraient, et sur la place quis’étendait sous ses yeux : la Slovénie était sonpays.

Veronika laissa la revue de côté. Elle n’avaitque faire à présent de s’indigner d’un monde quiignorait l’existence des Slovènes ; l’honneur de sanation ne la concernait plus. C’était le momentd’être fière d’elle-même, puisque enfin elle avait

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eu le courage de quitter cette vie. Quelle joie ! Etelle accomplissait cet acte comme elle l’avaittoujours rêvé : au moyen de cachets, ce qui nelaisse pas de traces.

Veronika s’était mise en quête des compriméspendant presque six mois. Pensant qu’elle neparviendrait jamais à s’en procurer, elle avaitenvisagé un moment de se taillader les poignets.Elle savait que la chambre serait remplie desang, qu’elle sèmerait le trouble et l’inquiétudeparmi les religieuses, mais un suicide exige quel’on songe d’abord à soi, ensuite aux autres. Elleferait tout son possible pour que sa mort ne cau-sât pas trop de dérangement ; cependant, si ellen’avait d’autre possibilité que de s’ouvrir lesveines, alors tant pis. Quant aux religieuses, illeur faudrait s’empresser d’oublier l’histoire etnettoyer la chambre, sous peine d’avoir du mal àla louer de nouveau. En fin de compte, même àla fin du XXe siècle, les gens croyaient encore auxfantômes.

Evidemment, Veronika pouvait aussi se jeterdu haut d’un des rares immeubles élevés deLjubljana, mais une telle décision ne causerait-elle pas à ses parents un surcroît de souffrance ?Outre le choc d’apprendre que leur fille étaitmorte, ils seraient encore obligés d’identifier uncorps défiguré : non, cette solution était pire que

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de se vider de son sang, car elle laisserait destraces indélébiles chez deux personnes qui nevoulaient que son bien.

« Ils finiront par s’habituer à la mort de leurfille. Mais il doit être impossible d’oublier uncrâne écrasé. »

Se suicider avec une arme à feu, sauter d’unimmeuble, se pendre, rien de tout cela ne conve-nait à sa nature féminine. Les femmes, quandelles se tuent, choisissent des méthodes bien plusromantiques – elles s’ouvrent les veines ouabsorbent une dose excessive de somnifères. Lesprincesses abandonnées et les actrices d’Holly-wood en ont donné divers exemples.

Veronika savait qu’il faut toujours attendre lebon moment pour agir. Et c’est ce qu’elle avaitfait : à force de l’entendre répéter qu’elle ne par-venait plus à trouver le sommeil, deux de sesamis, sensibles à ses plaintes, avaient dénichéchacun deux boîtes d’une drogue puissante dontse servaient les musiciens d’un cabaret de laville. Veronika avait laissé les quatre boîtes sursa table de nuit pendant une semaine, chérissantla mort qui approchait et faisant ses adieux, sansle moindre sentimentalisme, à ce qu’on appelaitla Vie.

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Maintenant, elle était heureuse d’aller jus-qu’au bout de sa décision mais elle s’ennuyaitparce qu’elle ne savait pas quoi faire du peu detemps qui lui restait.

Elle repensa à l’absurdité qu’elle venait delire. Comment un article sur l’informatique pou-vait-il commencer par cette phrase stupide :« Où est la Slovénie ? »

Ne trouvant pas d’occupation plus intéres-sante, elle décida de lire le reportage jusqu’aubout et découvrit que ce jeu avait été produit enSlovénie – cet étrange pays dont personne, àl’exception de ses habitants, ne semblait savoiroù il se trouvait – parce que la main-d’œuvre yétait meilleur marché. Quelques mois plus tôt,pour le lancement du jeu, la productrice fran-çaise avait invité des journalistes du mondeentier et donné une réception dans un château àBled.

Veronika se rappela avoir entendu parler decette fête comme d’un événement dans la ville,non seulement parce qu’on avait redécoré à cetteoccasion le château afin de reconstituer le pluspossible l’atmosphère médiévale du CD-Rom,mais aussi à cause de la polémique qui en avaitrésulté dans la presse locale : on avait invité desjournalistes allemands, français, anglais, ita-liens, espagnols, mais aucun slovène.

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L’auteur de l’article – qui était venu en Slové-nie pour la première fois, tous frais payés sansdoute, et bien décidé à courtiser d’autres journa-listes, à échanger des propos supposés intéres-sants, à manger et à boire sans bourse délier auchâteau – avait donc débuté son article par uneplaisanterie destinée à émoustiller les brillantsintellectuels de son pays. Il avait même dûraconter à ses amis de la rédaction quelques his-toires de son invention sur les coutumes locales,ou sur la façon rudimentaire dont sont habilléesles femmes slovènes.

C’était son problème à lui. Veronika, en trainde mourir, avait d’autres soucis, par exemplesavoir s’il existe une autre vie après la mort, ou àquelle heure on trouverait son corps. Tout demême – ou peut-être justement à cause del’importante décision qu’elle avait prise –, cetarticle la dérangeait.

Elle regarda par la fenêtre du couvent quidonnait sur la petite place de Ljubljana. « S’ilsne savent pas où est la Slovénie, pensa-t-elle,c’est que Ljubljana doit être un mythe. » Commel’Atlantide, ou la Lémurie, ou les continents per-dus qui hantent l’imaginaire des hommes. Per-sonne au monde ne commencerait un article en

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demandant où se trouve le mont Everest, mêmes’il n’y était jamais allé. Pourtant, en pleinmilieu de l’Europe, un journaliste d’un magazineconnu n’avait pas honte de poser une telle ques-tion, parce qu’il savait que la majorité de ses lec-teurs ignorait où était la Slovénie. Et plus encoreLjubljana, sa capitale.

C’est alors que Veronika découvrit un moyende passer le temps. Dix minutes s’étaient écou-lées, et elle n’avait encore noté aucun change-ment dans son organisme. Le dernier acte de savie serait d’écrire une lettre à ce magazine expli-quant que la Slovénie était l’une des cinq répu-bliques résultant de l’éclatement de l’ancienneYougoslavie. Cette lettre serait son billet d’adieu.Par ailleurs, elle ne donnerait aucune explicationsur les véritables motifs de sa mort.

En découvrant son corps, on conclurait qu’elles’était tuée parce qu’un magazine ne savait pasoù se trouvait son pays. Elle rit en imaginant unepolémique dans les journaux ; les uns défen-draient, les autres critiqueraient son suicide enl’honneur de la cause nationale. Et elle futimpressionnée de la rapidité avec laquelle elleavait changé d’avis, puisque, quelques instantsplus tôt, elle pensait au contraire que le mondeet les questions géographiques ne la concer-naient plus.

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Elle rédigea la lettre. Ce moment de bonnehumeur lui fit presque remettre en cause lanécessité de mourir, mais elle avait absorbé lescomprimés, il était trop tard pour revenir enarrière.

De toute façon, elle avait déjà vécu desmoments comme celui-là, et elle ne se tuait pasparce qu’elle était triste, amère, ou constammentdéprimée. Souvent, l’après-midi, elle avait mar-ché, heureuse, dans les rues de Ljubljana, ouregardé, de la fenêtre de sa chambre, la neige quitombait sur la petite place où se dresse la statuedu poète. Une fois, elle avait flotté dans lesnuages pendant un mois ou presque parce qu’uninconnu, au centre de cette même place, lui avaitoffert une fleur.

Elle était convaincue d’être absolument nor-male. Sa décision de mourir reposait sur deuxraisons très simples, et elle était certaine que, sielle laissait un billet expliquant son geste, beau-coup de gens l’approuveraient.

Première raison : tout, dans sa vie, se ressem-blait, et une fois que la jeunesse serait passée, ceserait la décadence, la vieillesse qui laisse desmarques irréversibles, les maladies, les amis quidisparaissent. Elle ne gagnerait rien à continuer

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à vivre ; au contraire, les risques de souffrance neferaient qu’augmenter.

La seconde raison était d’ordre plus philo-sophique : Veronika lisait les journaux, regardaitla télévision, et elle était au courant de ce qui sepassait dans le monde. Tout allait mal et ellen’avait aucun moyen de remédier à cette situa-tion, ce qui lui donnait un sentiment d’inutilitétotale.

Mais d’ici peu, elle connaîtrait l’expérienceultime – la mort –, une expérience qui promet-tait d’être très différente. Une fois la lettre rédi-gée, elle se concentra sur des questions plusimportantes et plus appropriées au momentqu’elle était en train de vivre – ou plutôt demourir.

Elle tenta d’imaginer comment serait sa mort,mais en vain. De toute manière, elle n’avait pasbesoin de s’inquiéter, car dans quelques minuteselle saurait.

Combien de minutes ? Elle n’en avait pas lamoindre idée. Mais elle se réjouissait de con-naître bientôt la réponse à la question que tout lemonde se posait : Dieu existe-t-il ?

Contrairement à beaucoup de gens, elle n’enavait pas fait le grand débat intérieur de son

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existence. Sous l’ancien régime communiste,l’enseignement officiel lui avait appris que la vies’achevait avec la mort, et elle s’était habituée àcette idée. De leur côté, les générations de sesparents et de ses grands-parents fréquentaientencore l’église, faisaient des prières et des pèleri-nages, et avaient la conviction absolue que Dieuprêtait attention à ce qu’ils disaient.

A vingt-quatre ans, après avoir vécu tout cequ’il lui avait été permis de vivre – et remarquezbien que ce n’était pas rien ! –, Veronika étaitquasi certaine que tout s’achevait avec la mort.C’est pour cette raison qu’elle avait choisi le sui-cide : la liberté, enfin ; l’oubli pour toujours.

Mais, au fond de son cœur, le doute subsistait :et si Dieu existait ? Des millénaires de civilisationavaient fait du suicide un tabou, un outrage àtous les codes religieux : l’homme lutte pour sur-vivre, pas pour renoncer. La race humaine doitprocréer. La société a besoin de main-d’œuvre.L’homme et la femme ont besoin d’une raison derester ensemble, même quand l’amour a disparu,et un pays a besoin de soldats, de politiciens etd’artistes.

« Si Dieu existe, ce que sincèrement je ne croispas, Il doit comprendre qu’il y a une limite à lacompréhension humaine. C’est Lui qui a créécette confusion, dans laquelle tout n’est que

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misère, injustice, cupidité, solitude. Son inten-tion était sans doute merveilleuse, mais les résul-tats sont nuls ; si Dieu existe, Il doit se montrerindulgent avec les créatures qui ont désiré partirplus tôt, et Il peut même nous présenter desexcuses pour nous avoir obligés à passer parcette Terre. »

Que les tabous et les superstitions aillent audiable ! Sa mère, très croyante, lui disait queDieu connaît le passé, le présent et l’avenir. Dansce cas, Il l’avait fait venir au monde avec lapleine conscience qu’elle se tuerait un jour, et Ilne serait pas choqué par son geste.

Veronika ressentit bientôt une légère nausée,qui augmenta rapidement.

Quelques minutes plus tard, elle ne pouvaitdéjà plus se concentrer sur la place qu’elle aper-cevait par la fenêtre. C’était l’hiver, il devait êtreenviron quatre heures de l’après-midi, et le soleilse couchait déjà. Elle savait que la vie des genscontinuerait ; à ce moment, un garçon qui pas-sait devant chez elle l’aperçut, sans se douter lemoins du monde qu’elle était sur le point demourir. Une bande de musiciens boliviens (Où setrouve la Bolivie ? Pourquoi les articles de jour-naux ne posent-ils pas cette question ?) jouait

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devant la statue de France Preseren, le grandpoète slovène qui avait profondément marquél’âme de son peuple.

Parviendrait-elle à écouter jusqu’au bout lamusique ? Ce serait un beau souvenir de cetteexistence : la tombée du jour, la mélodie qui évo-quait les rêves de l’autre bout du monde, lachambre tiède et confortable, le beau passantplein de vie qui avait décidé de faire halte etmaintenant la fixait. Comme elle sentait lesmédicaments faire leur effet, il était, elle lesavait, la dernière personne qu’elle verrait. Ilsourit. Elle n’avait rien à perdre et lui rendit sonsourire. Il lui fit signe. Finalement, il voulaitaller trop loin ; elle décida de feindre de regarderailleurs. Déconcerté, il poursuivit son chemin,oubliant pour toujours ce visage à la fenêtre.

Mais Veronika était heureuse d’avoir, une foisencore, été désirée. Ce n’était pas par absenced’amour qu’elle se tuait. Ce n’était pas parmanque de tendresse de la part de sa famille, nià cause de problèmes financiers, ou d’une mala-die incurable.

Veronika avait décidé de mourir en ce belaprès-midi, tandis que des musiciens boliviensjouaient sur la place de Ljubljana, qu’un jeunehomme passait devant sa fenêtre, et elle étaitheureuse de ce que ses yeux voyaient et de ce

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que ses oreilles entendaient. Elle était plus heu-reuse encore de ne pas avoir à assister au mêmespectacle pendant trente, quarante ou cinquanteans – car il allait perdre toute son originalité etdevenir la tragédie d’une existence où tout serépète et où le lendemain est toujours semblableà la veille.

A présent, son estomac commençait à se soule-ver et elle se sentait très mal. « C’est drôle, jepensais qu’une dose excessive de calmants meferait dormir sur-le-champ. » Mais elle ne res-sentait qu’un étrange bourdonnement dans lesoreilles et l’envie de vomir.

« Si je vomis, je ne vais pas mourir. »Elle décida d’oublier ses maux de ventre,

essaya de se concentrer sur la nuit qui tombaitrapidement, sur les Boliviens, sur les commer-çants qui fermaient boutique pour rentrer chezeux. Le bruit dans ses oreilles devenait de plusen plus aigu et, pour la première fois depuisqu’elle avait avalé les comprimés, Veronika sen-tit la peur, une peur terrible de l’inconnu.

Mais la sensation fut brève. Aussitôt elle perditconscience.

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Quand elle rouvrit les yeux, Veronika ne pensapas : « Ce doit être le ciel. » Jamais, au ciel, ellen’aurait trouvé cet éclairage fluorescent ; la dou-leur, qui apparut une fraction de seconde plustard, était caractéristique de la terre. Ah ! cettedouleur de la terre ! Elle est unique, impossiblede la confondre.

Elle tenta de bouger, et la douleur redoubla.Une multitude de points lumineux apparut.Pourtant Veronika comprit que ces pointsn’étaient pas les étoiles du paradis, mais laconséquence de son intense souffrance.

« Tu as repris conscience, dit une voix defemme. Maintenant, tu as les deux pieds enenfer, profites-en. »

Non, ce n’était pas possible, cette voix latrompait. Ce n’était pas l’enfer – parce qu’elleavait très froid, et elle avait remarqué que des

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tuyaux en plastique sortaient de sa bouche et deson nez. L’un d’eux, enfoncé dans sa gorge, luidonnait la sensation d’étouffer. Elle voulut bou-ger pour l’ôter, mais ses bras étaient attachés.

« Je plaisante, ce n’est pas l’enfer, poursuivitla voix. C’est pire que l’enfer, où d’ailleurs je nesuis jamais allée. C’est Villete. »

Malgré la douleur et la sensation d’étouffe-ment, Veronika comprit en un éclair ce quis’était passé : elle avait tenté de se suicider, maisquelqu’un était arrivé à temps pour la sauver.Peut-être une religieuse, une amie qui avaitdécidé de lui rendre visite à l’improviste, ou quilui rapportait un objet qu’elle ne se souvenaitplus d’avoir réclamé. Le fait est qu’elle avaitsurvécu, et qu’elle se trouvait à Villete.

Villete, le célèbre et redoutable asile de fousqui existait depuis 1991, année de l’indépen-dance du pays. A cette époque, pensant que ladivision de l’ancienne Yougoslavie se ferait pardes moyens pacifiques (finalement, la Slovénien’avait connu que onze jours de guerre), ungroupe de chefs d’entreprise européens avaitobtenu l’autorisation d’installer un hôpital pourmalades mentaux dans une ancienne caserne,abandonnée parce que son entretien coûtait tropcher.

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Mais peu à peu, en raison des guerres quiavaient éclaté – d’abord en Croatie, puis en Bos-nie –, les chefs d’entreprise s’étaient inquiétés :l’argent destiné à l’investissement provenait decapitalistes dispersés dans le monde entier, etdont on ne connaissait pas même les noms, desorte qu’il était impossible d’aller leur présenterdes excuses et de leur demander de prendrepatience. On résolut le problème en adoptant despratiques peu recommandables pour un asilepsychiatrique, et Villete se mit à symboliser,pour la jeune nation tout juste sortie d’uncommunisme tolérant, ce qu’il y avait de piredans le capitalisme : pour obtenir une place, ilsuffisait de payer. Lorsqu’on se disputait unhéritage ou que l’on voulait se débarrasser d’unparent au comportement inconvenant, on dépen-sait une fortune pour obtenir le certificat médi-cal qui permettait l’internement de l’enfant oudu parent gênants. Ou bien, pour échapper à descréanciers, ou justifier certaines conduites quiauraient pu aboutir à de longues peines de pri-son, on passait quelque temps à l’asile et on enressortait délivré de ses dettes ou des poursuitesjudiciaires.

Villete était un établissement d’où personnene s’était jamais enfui. Où se mêlaient les vraisfous – internés par la justice ou envoyés par

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d’autres hôpitaux – et ceux qui étaient accusésde folie, ou qui feignaient la démence. Il enrésultait une véritable confusion, et la pressepubliait régulièrement des histoires de mauvaistraitements et d’abus, bien qu’elle n’eût jamaisobtenu la permission de pénétrer dans l’éta-blissement pour observer ce qui s’y passait. Legouvernement enquêtait sur les dénonciationssans réussir à trouver de preuves, les action-naires menaçaient de faire savoir que l’endroitn’était pas sûr pour les investissements étran-gers, et l’institution parvenait à rester debout, deplus en plus puissante.

« Ma tante s’est suicidée il y a quelques mois,reprit la voix féminine. Elle avait passé presquehuit ans sans vouloir sortir de sa chambre, àmanger, grossir, fumer, prendre des calmants, etdormir la plus grande partie du temps. Elle avaitdeux filles et un mari qui l’aimait. »

Veronika tenta de tourner la tête dans ladirection de la voix, mais c’était impossible.

« Je ne l’ai vue réagir qu’une fois : le jour oùson mari a pris une maîtresse. Alors, elle a faitun scandale, perdu quelques kilos, cassé desverres et, pendant des semaines entières, ses crisont empêché les voisins de dormir. Aussi absurde

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que cela paraisse, je crois que cette période fut laplus heureuse de son existence : elle se battaitpour quelque chose, elle se sentait vivante etcapable de réagir au défi qui se présentait àelle. »

« Qu’ai-je à voir avec cela ? pensait Veronika,incapable de parler. Je ne suis pas sa tante, jen’ai pas de mari ! »

« Le mari a fini par laisser tomber sa maî-tresse, poursuivit la femme. Petit à petit, matante est retournée à sa passivité habituelle. Unjour, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elleétait prête à changer de vie : elle avait arrêté defumer. La même semaine, après avoir augmentéles calmants pour pallier l’absence de tabac, ellea averti tout le monde qu’elle était sur le pointde se suicider.

« Personne ne l’a crue. Un matin, elle m’alaissé un message d’adieu sur mon répondeur etelle s’est tuée en ouvrant le gaz. J’ai écouté plu-sieurs fois ce message : jamais je ne lui avaisentendu une voix aussi calme, aussi résignée.Elle disait qu’elle n’était ni heureuse ni mal-heureuse, et que c’était pour cela qu’elle n’enpouvait plus. »

Veronika éprouva de la compassion pour lafemme qui racontait l’histoire et semblait cher-cher à comprendre la mort de sa tante. Com-

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ment juger, dans un monde où l’on s’efforce desurvivre à tout prix, ceux qui décident de mou-rir ? Personne ne peut juger. Chacun connaît ladimension de sa propre souffrance et sait si savie est vide de sens. Veronika aurait voulu expli-quer cela, mais le tuyau dans sa bouche la fits’étrangler, et la femme lui vint en aide.

Veronika la vit se pencher sur son corps atta-ché, relié à plusieurs tubes, protégé contre savolonté de la destruction. Elle remua la tête d’uncôté à l’autre, implorant du regard qu’on luiretirât ce tube et qu’on la laissât mourir en paix.

« Tu es nerveuse, dit la femme. Je ne sais passi tu as des regrets ou si tu veux encore mourir,mais cela ne m’intéresse pas. Tout ce qui m’inté-resse, c’est de faire mon métier : si le patient semontre agité, le règlement exige que je lui injecteun sédatif. »

Veronika cessa de se débattre, mais l’infir-mière lui piquait déjà le bras. En peu de temps,elle était retournée dans un monde étrange, sansrêves, où elle n’avait d’autre souvenir que celuidu visage de la femme qu’elle venait d’aperce-voir : yeux verts, cheveux châtains, et l’air dis-tant de quelqu’un qui accomplit les choses parcequ’il doit les faire, sans jamais s’interroger sur lepourquoi du règlement.

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Paulo Coelho apprit l’histoire de Veronika troismois plus tard, alors qu’il dînait dans un restau-rant algérien à Paris avec une amie slovène quis’appelait elle aussi Veronika et était la fille dumédecin responsable de Villete.

Plus tard, quand il décida d’écrire un livre surce thème, il pensa changer le nom de Veronika,son amie, pour ne pas troubler le lecteur, enBlaska, ou Edwina, ou Mariaetzja, ou lui donnerquelque autre nom slovène, mais finalement ildécida de conserver les prénoms réels. Quand ilferait allusion à Veronika son amie, il l’appelle-rait « Veronika, l’amie ». Quant à l’autre Vero-nika, point n’était besoin de la qualifier, car elleserait le personnage central du livre, et les gensse lasseraient de devoir toujours lire « Veronika,la folle », ou « Veronika, celle qui a tenté de sesuicider ». De toute manière, lui et Veronika,

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l’amie, ne feraient irruption dans l’histoire quedans un court passage, celui-ci même.

Veronika, l’amie, était horrifiée de ce que sonpère avait fait, surtout si l’on considérait qu’ilétait le directeur d’une institution respectable ettravaillait à une thèse qui devait être soumise àl’examen d’une communauté académique con-ventionnelle.

« Sais-tu d’où vient le mot “ asile ” ? demandaVeronika. Du droit qu’avaient les gens, auMoyen Age, de chercher refuge dans les églises,lieux sacrés. Le droit d’asile, toute personne civi-lisée comprend cela ! Alors, comment mon père,directeur d’un asile, peut-il se comporter de cettemanière avec quelqu’un ? »

Paulo Coelho voulut savoir en détail tout cequi s’était passé, car il avait un excellent motifde s’intéresser à l’histoire de Veronika.

Il avait été lui-même interné dans un asile, ouun hospice, ainsi qu’on appelait plutôt ce genred’hôpital. Et cela non seulement une, mais partrois fois – en 1965, 1966 et 1967. Le lieu de soninternement était la maison de santé du Dr Eiras,à Rio de Janeiro.

La raison de cet internement lui était, encore àce jour, inconnue ; peut-être ses parents avaient-ils été désorientés par son comportement impré-visible, tantôt timide, tantôt extraverti, ou peut-

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être était-ce à cause de son désir d’être « artiste »,ce que tous les membres de sa famille considé-raient comme le meilleur moyen de tomber dansla marginalité et de mourir dans la misère.

Quand il songeait à cet événement – et, soit diten passant, il y songeait rarement –, il attribuaitla véritable folie au médecin qui avait accepté dele placer dans un hospice sans aucun motifconcret. (Dans toutes les familles, on a toujourstendance à rejeter la faute sur autrui et à niercatégoriquement que les parents savaient cequ’ils faisaient en prenant une décision aussiradicale.)

Paulo rit en apprenant que Veronika avaitrédigé une étrange lettre pour la presse, se plai-gnant qu’une revue française, et non des moin-dres, ne sût même pas où se trouvait la Slovénie.

« Personne ne se tue pour cela.– C’est pour cette raison que la lettre n’a

donné aucun résultat, dit, embarrassée, Vero-nika, l’amie. Hier encore, quand je me suis ins-crite à l’hôtel, ils croyaient que la Slovénie étaitune ville d’Allemagne. »

Il songea que cette histoire lui était très fami-lière, puisque nombre d’étrangers considéraientla ville de Buenos Aires, en Argentine, comme lacapitale du Brésil.

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Mais, outre le fait que des étrangers venaientallégrement le féliciter pour la beauté d’une villequ’ils croyaient être la capitale de son pays (quien réalité était localisée dans le pays voisin),Paulo Coelho avait en commun avec Veronikad’avoir été interné dans un asile pour maladesmentaux, « d’où il n’aurait jamais dû sortir »,ainsi que l’avait déclaré un jour sa premièrefemme.

Pourtant il en était sorti. Et en quittant défini-tivement la maison de santé du Dr Eiras, biendécidé à ne jamais y retourner, il avait fait deuxpromesses : il s’était juré d’écrire sur ce thème ;et d’attendre que ses parents soient morts avantd’aborder publiquement le sujet. Il ne voulaitpas les blesser, car tous deux avaient passé desannées à se culpabiliser pour ce qu’ils avaientfait.

Sa mère était morte en 1993. Mais son pèrequi, en 1997, avait eu quatre-vingt-quatre ans,bien qu’il souffrît d’emphysème pulmonaire sansavoir jamais fumé, était toujours en vie, enpleine possession de ses facultés mentales et enbonne santé.

Aussi, lorsqu’il entendit l’histoire de Veronika,Paulo Coelho découvrit-il un moyen d’aborderce thème sans rompre sa promesse. Bien qu’iln’eût jamais pensé au suicide, il connaissait inti-

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mement l’univers d’un hôpital psychiatrique –les traitements, les relations entre médecins etpatients, le confort et l’angoisse de se trouverdans un tel lieu.

Alors, laissons Paulo Coelho et Veronika,l’amie, sortir définitivement de ce livre, et pour-suivons l’histoire.

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Veronika ne savait pas combien de temps elleavait dormi. Elle se souvenait qu’elle s’étaitréveillée à un certain moment, les appareils desurvie encore reliés à la bouche et au nez, etqu’elle avait entendu une voix qui disait :« Veux-tu que je te masturbe ? »

Mais maintenant, alors qu’elle regardait lapièce autour d’elle, les yeux bien ouverts, elle nesavait pas si l’épisode avait été réel ou s’il s’agis-sait d’une hallucination. Hormis cela, elle ne serappelait rien, absolument rien.

Les tuyaux avaient été retirés. Mais elle avaitencore des aiguilles plantées dans tout le corps,des électrodes connectées au cœur et à la tête,et les bras attachés. Elle était nue, couverte seu-lement d’un drap, et elle avait froid. Pourtantelle décida de ne pas réclamer de couverture.L’espace où elle reposait, entouré de rideaux

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verts, était occupé par les machines de l’unité desoins intensifs, son lit et une chaise blanche surlaquelle était assise une infirmière plongée dansla lecture d’un livre.

La femme, cette fois, avait les yeux foncés etles cheveux châtains. Pourtant, Veronika sedemanda si c’était la même personne qui luiavait parlé quelques heures – ou étaient-ce quel-ques jours ? – plus tôt.

« Pouvez-vous détacher mes bras ? »L’infirmière leva les yeux. « Non », répondit-

elle sèchement, et elle se replongea dans sonlivre.

« Je suis vivante, pensa Veronika. Tout varecommencer. Je devrai passer quelque tempsici, jusqu’à ce qu’ils constatent que je suis par-faitement normale. Ensuite, ils me délivrerontun bulletin de sortie, et je retrouverai les rues deLjubljana, sa place circulaire, ses ponts, les pas-sants qui se rendent au travail ou en revien-nent... Comme les gens ont toujours tendance àvouloir aider les autres – uniquement pour sesentir meilleurs qu’ils ne sont en réalité –, on merendra mon emploi à la bibliothèque. Avec letemps, je me remettrai à fréquenter les mêmesbars et les mêmes boîtes de nuit, je discuteraiavec mes amis des injustices et des problèmesdans le monde, je me promènerai autour du lac.

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« Comme j’ai choisi les comprimés, je ne suispas défigurée : je suis toujours jeune, jolie, intel-ligente, et je n’aurai aucun mal – je n’en aijamais eu – à trouver des amants. Je ferail’amour avec un homme chez lui, ou dans laforêt, j’éprouverai un certain plaisir mais, aussi-tôt après l’orgasme, la sensation de vide revien-dra. Nous n’aurons déjà plus grand-chose à nousdire, lui et moi saurons que l’heure est venued’invoquer un prétexte – “ Il est tard ”, ou“ Demain je dois me lever tôt ” –, et nous nousséparerons le plus vite possible, en évitant denous regarder en face.

« Je retournerai dans la chambre que je louechez les religieuses. Je m’efforcerai de prendreun livre, j’allumerai la télévision pour regardertoujours les mêmes programmes, je mettrai leréveil pour me réveiller exactement à la mêmeheure que la veille, je répéterai mécaniquementles tâches qui me sont confiées à la bibliothèque.Je mangerai un sandwich dans le jardin en facedu théâtre, assise sur le même banc, prèsd’autres personnes qui choisissent elles aussi lesmêmes bancs pour déjeuner, qui ont le mêmeregard vide mais font semblant d’être préoc-cupées par des choses extrêmement importantes.

« Ensuite, je retournerai au travail, j’écouterailes ragots – qui sort avec qui, qui souffre de

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quoi, comment Unetelle a pleuré à cause de sonmari. Et j’aurai l’impression d’être privilégiée,puisque je suis jolie, que j’ai un emploi et que jeséduis autant que je veux. Puis je retourneraidans les bars à la fin de la journée, et toutrecommencera.

« Ma mère, qui doit être folle d’inquiétude àcause de ma tentative de suicide, se remettra desa frayeur et continuera à me demander ce quej’ai l’intention de faire de ma vie, pourquoi je neressemble pas aux autres, puisque, en fin decompte, les choses ne sont pas aussi compliquéesque je le pense. “ Regarde-moi, qui suis mariéedepuis des années avec ton père et qui ai cherchéà te donner la meilleure éducation et le meilleurexemple possible. ”

« Un jour, je me lasserai de l’entendre répéterle même discours et, pour lui faire plaisir,j’épouserai un homme que je m’obligerai àaimer. Lui et moi finirons par trouver un moyende rêver ensemble à notre avenir, notre maisonde campagne, nos enfants, l’avenir de nosenfants. Nous ferons beaucoup l’amour la pre-mière année, moins la deuxième, à partir de latroisième année, nous penserons peut-être ausexe une fois tous les quinze jours, et nous trans-formerons cette pensée en action une seule foispar mois. Pis que cela, nous ne nous parlerons

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presque plus. Je me forcerai à accepter la situa-tion, je me demanderai ce qui ne va pas chez moi– puisque je ne réussirai plus à l’intéresser, qu’ilne fera pas attention à moi et ne cessera de par-ler de ses amis comme s’ils étaient son véritableunivers.

« Quand notre mariage ne tiendra plus qu’àun fil, je serai enceinte. Nous aurons un enfant ;pendant un certain temps, nous serons plusproches l’un de l’autre, mais bientôt la situationredeviendra comme avant.

« Alors, je commencerai à grossir comme latante de l’infirmière d’hier – ou d’avant-hier, jene sais pas très bien. Puis j’entreprendrai unrégime, systématiquement vaincue, chaque jour,chaque semaine, par le poids qui persisteraà augmenter malgré tous mes efforts. A cemoment-là, je prendrai ces drogues magiquesqui évitent de sombrer dans la dépression, et jeferai d’autres enfants au cours de nuits d’amourqui passeront trop vite. Je dirai à tout le mondeque les enfants sont ma raison de vivre, mais enréalité ils m’obligeront à vivre.

« On nous considérera toujours comme uncouple heureux, et personne ne saura ce qu’il y ade solitude, d’amertume, de renoncement der-rière cette apparence de bonheur.

« Et puis, un beau jour, quand mon mariprendra sa première maîtresse, je ferai peut-être

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un scandale comme la tante de l’infirmière, ou jesongerai de nouveau à me suicider. Mais je seraivieille et lâche alors, j’aurai deux ou trois enfantsqui auront besoin de moi, et je ne pourrai pastout abandonner avant de les avoir élevés et ins-tallés. Je ne me suiciderai pas : je ferai unesclandre, je menacerai de partir avec eux. Lui,comme tous les hommes, reculera, affirmeraqu’il m’aime et que cela ne se reproduira pas.Jamais il ne lui viendra à l’esprit que, si je déci-dais vraiment de partir, je n’aurais d’autre choixque de retourner chez mes parents et d’y passerle reste de ma vie à écouter ma mère se lamentertoute la journée parce que j’aurais perdu uneoccasion unique d’être heureuse, qu’il était unmari merveilleux malgré ses petits défauts, quemes enfants souffriraient beaucoup à cause denotre séparation.

« Deux ou trois ans plus tard, une autrefemme se présentera dans sa vie. Je le découvri-rai – je l’aurai vue ou quelqu’un me l’auraraconté –, mais cette fois je ferai semblant de nepas savoir. J’aurai dépensé toute mon énergie àlutter contre la maîtresse précédente, je n’aurairien sauvé, il vaudra mieux accepter la viecomme elle est en réalité. Ma mère avait raison.

« Il continuera d’être gentil avec moi, je conti-nuerai mon travail à la bibliothèque, avec mes

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sandwichs sur la place du théâtre, mes livres queje n’arrive jamais à terminer, les programmes detélévision qui seront identiques dans dix, vingt,cinquante ans. Seulement, j’avalerai les sand-wichs en me sentant coupable parce que je gros-sirai ; et je n’irai plus dans les bars, parce quej’aurai un mari qui m’attendra à la maison pourque je m’occupe des enfants.

« Dès lors, il me faudra patienter jusqu’à ceque les enfants soient grands et penser à lon-gueur de journée au suicide, sans avoir le cou-rage de passer à l’acte. Un beau jour, j’arriveraià la conclusion que la vie est ainsi, que celan’avance à rien, que rien ne changera. Et jem’adapterai. »

Veronika mit fin à son monologue intérieur etse fit une promesse : elle ne sortirait pas de Vil-lete vivante. Mieux valait en finir tout de suite,pendant qu’elle avait encore le courage et lasanté pour mourir.

Elle s’endormit et se réveilla plusieurs fois,notant que les appareils autour d’elle étaientmoins nombreux, que la chaleur de son corpsaugmentait, et que les infirmières changeaientde visage – mais il y avait toujours une présenceauprès d’elle. Les rideaux verts laissaient passerle son de pleurs, des gémissements de douleur,ou des voix qui murmuraient sur un ton posé et

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professionnel. De temps à autre, un appareilbourdonnait dans une pièce voisine, et elleentendait des pas précipités dans le couloir. Per-dant alors leur intonation posée, les voix étaienttendues et lançaient des ordres rapides.

Dans un de ses moments de lucidité, une infir-mière demanda à Veronika : « Vous ne voulezpas connaître votre état ?

– Je le connais, répondit-elle. Et ce n’est pasce que vous voyez de mon corps ; c’est ce qui sepasse dans mon âme. »

L’infirmière souhaitait poursuivre la conver-sation mais Veronika feignit de se rendormir.

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Quand elle rouvrit vraiment les yeux, Veronikacomprit qu’elle avait changé de place – elle setrouvait dans une pièce qui ressemblait à unevaste infirmerie. Elle avait encore, plantée dansle bras, l’aiguille d’une perfusion de sérum, maistout le reste – tubes, aiguilles – avait disparu.

Un médecin de haute taille, dont la tradi-tionnelle blouse blanche contrastait avec lescheveux et la moustache teints en noir, se tenaitdebout devant son lit. A côté de lui, un jeune sta-giaire serrait une planchette et prenait des notes.

« Depuis combien de temps suis-je ici ? de-manda-t-elle, constatant qu’elle parlait avec unecertaine difficulté et ne parvenait pas à articulercorrectement.

– Deux semaines dans cette chambre, aprèscinq jours aux urgences, répondit le plus âgé. Etremercie Dieu d’être encore parmi nous. »

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Le plus jeune sembla surpris, comme sices mots n’étaient pas conformes à la réalité.Veronika remarqua aussitôt sa réaction et futinstinctivement sur ses gardes : Etait-elle icidepuis plus longtemps ? Etait-elle encore endanger ? Elle se mit à prêter attention à chaquegeste, chaque mouvement des deux hommes ;elle savait qu’il était inutile de leur poser desquestions, car jamais ils ne diraient la vérité,mais en s’y prenant intelligemment, elle pourraitdeviner ce qui se passait.

« Tes nom, adresse, état civil et date de nais-sance », reprit le médecin le plus âgé.

Veronika énonça son nom, son état civil et sadate de naissance, mais il y avait des blancs danssa mémoire : elle ne se rappelait plus précisé-ment son adresse.

Le médecin plaça une petite lampe devant sesyeux et les examina de façon prolongée, ensilence. Le plus jeune fit de même. Les deuxhommes échangèrent des regards impénétrables.

« Tu as dit à l’infirmière de nuit que nous nepouvions pas voir dans ton âme ? » demanda leplus jeune.

Veronika ne s’en souvenait pas. Elle avait dumal à se rappeler ce qu’elle faisait ici.

« Ton sommeil a été provoqué par les cal-mants, ce qui peut affecter ta mémoire. S’il te

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plaît, tâche de répondre à toutes les questionsque nous allons te poser. »

Et les médecins entreprirent un interrogatoireabsurde : quels étaient les journaux importants àLjubljana, qui était le poète dont la statue sedressait sur la place principale (ah ! celui-là, ellene l’oublierait jamais, tous les Slovènes portentl’image de Preseren gravée dans le cœur), lacouleur des cheveux de sa mère, le nom de sescollègues de travail, les ouvrages les plus deman-dés à la bibliothèque.

Au début, Veronika pensa ne pas répondre, carsa mémoire demeurait confuse. Mais à mesureque le questionnaire avançait, elle reconstruisaitce qu’elle avait oublié. A un moment, elle se sou-vint qu’elle se trouvait dans un asile, et que lesfous ne sont pas du tout tenus d’être cohérents ;mais, pour son propre bien, et pour inciter lesmédecins à rester près d’elle afin d’en apprendredavantage sur son état, elle fit un effort. Amesure qu’elle citait les noms et les faits, elleretrouvait non seulement ses souvenirs, maisaussi sa personnalité, ses désirs, sa manière devoir la vie. L’idée du suicide, qui le matin luisemblait enterrée sous plusieurs couches desédatifs, remontait à la surface.

« C’est bien, dit le plus vieux, à la fin del’interrogatoire.

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– Combien de temps encore vais-je resterici ? »

Le plus jeune baissa les yeux, et Veronika sen-tit que tout était en suspens, comme si de laréponse à cette question dépendait une nouvellephase de sa vie, que plus personne ne parvien-drait à modifier.

« Tu peux le lui dire, fit le plus âgé. Beaucoupde patients ont déjà entendu les bruits quicourent, et elle finira par l’apprendre d’unefaçon ou d’une autre ; il est impossible de garderun secret dans cet établissement.

– Eh bien, c’est toi qui as déterminé ton des-tin, soupira le jeune homme en pesant chaquemot. Alors, voici les conséquences de ton acte :durant le coma provoqué par les narcotiques,ton cœur a été irrémédiablement atteint. Il y a euune nécrose dans le ventricule...

– Sois plus simple, coupa le plus âgé. Va droità l’essentiel.

– Ton cœur a été irrémédiablement atteint. Etil va cesser de battre sous peu.

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Vero-nika, effrayée.

– Le fait que le cœur cesse de battre signifieune seule chose : la mort physique. J’ignorequelles sont tes croyances religieuses, mais...

– Dans combien de temps ? s’écria-t-elle.

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– Cinq jours, une semaine au maximum. »Veronika se rendit compte que, derrière son

apparence et son comportement professionnels,derrière son air inquiet, ce garçon prenait unimmense plaisir à ce qu’il disait. Comme si elleméritait ce châtiment, et servait d’exemple àtous les autres.

Elle avait toujours su que bien des gens com-mentent les horreurs qui frappent les autrescomme s’ils étaient très soucieux de les aider,alors qu’en réalité ils se complaisent à la souf-france d’autrui, parce qu’elle leur permet decroire qu’ils sont heureux et que la vie a étégénéreuse avec eux. Elle détestait ce genred’individus : elle ne donnerait pas à ce garçonl’occasion de profiter de son état pour camouflerses propres frustrations.

Elle garda les yeux fixés sur les siens. Et ellesourit : « Alors je ne me suis pas ratée.

– Non », répondit-il.Mais le plaisir qu’il avait pris à annoncer ces

tragiques nouvelles avait disparu.

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Pourtant, au cours de la nuit, elle se mit à avoirpeur. L’action rapide des comprimés est unechose, l’attente de la mort pendant cinq jours,une semaine, après avoir vécu tout ce qui étaitpossible, en est une autre.

Veronika avait passé sa vie à attendre : leretour de son père du travail, la lettre d’un petitami qui n’arrivait pas, les examens de find’année, le train, l’autobus, un coup de télé-phone, le début, la fin des vacances. Maintenant,elle devait attendre la mort, qui avait pris date.

« Cela ne pouvait arriver qu’à moi. Normale-ment, les gens meurent précisément le jour où illeur paraît impensable de mourir. »

Elle devait sortir de là et dénicher de nou-veaux comprimés. Si elle n’y parvenait pas etn’avait d’autre solution que de se jeter du hautd’un immeuble de Ljubljana, eh bien, elle le

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ferait. Elle avait voulu épargner à ses parents unsurcroît de souffrance, mais maintenant ellen’avait plus le choix.

Elle regarda autour d’elle. Tous les lits étaientoccupés, les malades dormaient, certaines ron-flaient très fort. Les fenêtres étaient munies debarreaux. Au bout du dortoir, une petite lampeétait allumée, qui emplissait la pièce d’ombresétranges et permettait une surveillance constantedu local. Assise près de la lumière, une femmelisait.

« Ces infirmières doivent être très cultivées.Elles passent leur temps à lire. »

Une vingtaine de lits séparaient Veronika dela femme, le sien étant le plus éloigné de laporte. La jeune fille se leva avec difficulté. A encroire le médecin, elle était restée presque troissemaines sans marcher. L’infirmière leva lesyeux et l’aperçut qui s’approchait en portant sonflacon de sérum.

« J’ai besoin d’aller aux toilettes », murmura-t-elle, craignant de réveiller les autres folles.

D’un geste nonchalant, la femme lui indiquaune porte. L’esprit de Veronika travaillait rapi-dement, à la recherche d’une issue, d’une brè-che, d’un moyen de quitter cet endroit. « Il fautfaire vite, pendant qu’ils me croient encore fra-gile et incapable de réagir. »

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Elle regarda attentivement autour d’elle. Lestoilettes se trouvaient dans une cabine contiguëdépourvue de porte. Si elle voulait sortir de là,Veronika devrait maîtriser la surveillante parsurprise afin de lui subtiliser la clef – mais elleétait trop faible pour cela.

« C’est une prison ici ? demanda-t-elle à lasurveillante qui avait abandonné sa lecture etsuivait à présent du regard tous ses mouvements.

– Non. Un hospice.– Je ne suis pas folle. »L’infirmière rit. « C’est exactement ce qu’ils

disent tous ici.– Très bien. Alors je suis folle. Qu’est-ce

qu’un fou ? »La surveillante expliqua à Veronika qu’elle ne

devait pas rester trop longtemps debout et ellelui ordonna de regagner son lit.

« Qu’est-ce qu’un fou ? insista Veronika.– Demandez au médecin demain. Et allez

dormir, ou bien je devrai, à contrecœur, vousinjecter un calmant. »

Veronika obéit. En regagnant son lit, elle per-çut un murmure qui provenait d’un lit : « Tu nesais pas ce qu’est un fou ? »

Un instant, elle pensa qu’il valait mieux nepas répondre : elle ne voulait ni se faire des amisou des relations, ni trouver des alliés pour

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déclencher un soulèvement général. Elle n’avaitqu’une idée fixe : mourir. S’il était impossible defuir, elle trouverait un moyen de se tuer icimême, le plus tôt possible.

Mais la femme répéta la question : « Tu nesais pas ce qu’est un fou ?

– Qui es-tu ?– Je m’appelle Zedka. Regagne ton lit. En-

suite, quand la surveillante te croira couchée,glisse-toi par terre et reviens me voir. »

Veronika retourna à sa place et attendit que lasurveillante fût de nouveau concentrée sur sonlivre. Ce qu’était un fou ? Elle n’en avait pas lamoindre idée, parce qu’on donnait à ce mot unesignification complètement anarchique : ondisait, par exemple, que certains sportifs étaientfous de désirer battre des records ; ou que lesartistes étaient fous car ils vivaient dans l’insé-curité, contrairement aux gens « normaux ». Deplus, Veronika avait déjà croisé des individusqui marchaient dans les rues de Ljubljana àpeine couverts en plein hiver, et prédisaient lafin du monde en poussant des chariots de super-marché remplis de sacs et de chiffons.

Elle n’avait pas sommeil. Selon le médecin,elle avait dormi presque une semaine, trop long-temps pour quelqu’un d’habitué à mener une viedépourvue d’émotions fortes, mais qui avait des

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horaires de repos rigides. Ce qu’était un fou ?Peut-être valait-il mieux le demander à l’und’eux.

Veronika s’accroupit, retira l’aiguille de sonbras et alla rejoindre Zedka, en essayant decontenir la nausée qui la gagnait ; elle ignorait sil’envie de vomir était due à son cœur affaibli, ouà l’effort qu’elle était en train de faire.

« Je ne sais pas ce qu’est un fou, murmuraVeronika. Mais je ne le suis pas. Je suis une sui-cidaire frustrée.

– Le fou est celui qui vit dans son univers,comme les schizophrènes, les psychopathes, lesmaniaques, c’est-à-dire des gens différents desautres.

– Comme toi ?– Cependant, continua Zedka, feignant de

n’avoir pas entendu ces mots, tu as sans doutedéjà entendu parler d’Einstein, pour qui il n’yavait ni temps ni espace, mais une union desdeux. Ou de Colomb, qui a affirmé que del’autre côté de l’océan se trouvait un continent etnon un abîme. Ou d’Edmond Hillary, qui aassuré qu’un homme pouvait atteindre le som-met de l’Everest. Ou des Beatles, qui ontcomposé une musique originale et s’habillaientcomme des personnages d’une autre époque.Tous ces gens, et des milliers d’autres, vivaientaussi dans leur univers. »

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« Cette démente tient des propos sensés »,songea Veronika, en se rappelant les histoiresque lui racontait sa mère à propos des saints quiaffirmaient parler avec Jésus ou la Vierge Marie.Vivaient-ils dans un monde à part ?

« J’ai vu une femme vêtue d’une robe rougedécolletée, les yeux vitreux, qui marchait dansles rues de Ljubljana, un jour où le thermomètremarquait cinq degrés au-dessous de zéro, dit-elle. Pensant qu’elle était ivre, j’ai voulu l’aider,mais elle a refusé ma veste.

– Peut-être que, dans son univers, c’étaitl’été ; et que son corps était réchauffé par le désirde quelqu’un qui l’attendait. Quand bien mêmecette autre personne n’existerait que dans sondélire, elle a le droit de vivre et de mourircomme elle l’entend, tu ne crois pas ? »

Veronika ne savait que dire, mais les mots decette folle avaient un sens. Qui sait si ce n’étaitpas elle qu’elle avait aperçue à moitié nue dansles rues de Ljubljana ?

« Je vais te raconter une histoire, reprit Zedka.Un puissant sorcier, désireux de détruire unroyaume, versa une potion magique dans le puitsoù buvaient tous ses habitants. Quiconque boi-rait de cette eau deviendrait fou.

« Le lendemain matin, toute la populationbut, et tous devinrent fous, sauf le roi qui possé-

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dait un puits réservé à son usage personnel et àcelui de sa famille, auquel le sorcier n’avait puaccéder. Inquiet, le monarque voulut faire con-trôler la population et prit une série de mesuresde sécurité et de santé publique. Mais les poli-ciers et les inspecteurs avaient eux aussi bu del’eau empoisonnée et, trouvant absurdes lesdécisions du roi, ils décidèrent de ne pas les res-pecter.

« Quand les habitants de ce royaume prirentconnaissance des décrets, ils furent convaincusque le roi était bel et bien devenu fou. A grandscris, ils se rendirent au palais et exigèrent qu’ilabdique.

« Désespéré, le souverain se prépara à quitterle trône, mais la reine l’en empêcha. “ Allonsjusqu’à la fontaine et buvons aussi. Ainsi, nousserons comme eux ”, suggéra-t-elle.

« Et ainsi fut fait : le roi et la reine burentl’eau de la folie et se mirent aussitôt à tenir despropos insensés. Au même moment, leurs sujetsse repentirent : puisque le roi faisait preuved’une si grande sagesse, pourquoi ne pas le lais-ser gouverner ?

« Le calme revint dans le pays, même si seshabitants se comportaient toujours d’une ma-nière très différente de leurs voisins. Et le roi putgouverner jusqu’à la fin de ses jours. »

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Veronika rit. « Tu ne sembles pas folle, dit-elle.

– Mais je le suis, bien que je sois désormaisguérie parce que mon cas est simple : il suffitd’injecter dans mon organisme une certainesubstance chimique. J’espère pourtant que cettesubstance résoudra seulement mon problème dedépression chronique : je veux rester folle, vivrema vie comme je la rêve, et non de la manièreimposée par les autres. Sais-tu ce qu’il y adehors, au-delà des murs de Villete ?

– Des gens qui ont bu au même puits.– Exactement, répondit Zedka. Ils se croient

normaux parce qu’ils font tous la même chose.Je vais faire semblant d’avoir bu moi aussi decette eau.

– Eh bien, j’en ai bu, et c’est justement celamon problème. Je n’ai jamais eu de dépression,ni de grandes joies, ou de tristesses qui aientduré longtemps. Mes problèmes ressemblent àceux de tout le monde. »

Zedka demeura quelque temps silencieuse.« Tu vas mourir, ils nous l’ont dit. »

Veronika hésita un instant : pouvait-elle faireconfiance à cette étrangère ? Mais elle devaitprendre le risque.

« Seulement dans cinq ou six jours. Je medemande s’il existe un moyen de mourir avant.

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Si tu pouvais, toi ou quelqu’un d’autre ici, meprocurer de nouveaux comprimés, je suis cer-taine que cette fois mon cœur ne le supporteraitpas. Comprends combien je souffre de devoirattendre la mort, et aide-moi. »

Avant que Zedka ait pu répondre, l’infirmièrese présenta avec une piqûre : « Je peux la fairetoute seule. Mais, si vous préférez, je peux aussiappeler les gardiens là dehors, pour qu’ils vien-nent m’aider.

– Ne gaspille pas ton énergie inutilement,conseilla Zedka à Veronika. Epargne tes forcessi tu veux obtenir ce que tu me demandes. »

Veronika se leva, regagna son lit et s’aban-donna docilement aux mains de l’infirmière.

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Ce fut sa première journée normale dans un asilede fous. Elle sortit de l’infirmerie et prit son petitdéjeuner dans le vaste réfectoire où hommes etfemmes mangeaient ensemble. Elle constata que,contrairement à ce que l’on montrait dans lesfilms – du tapage, des criailleries, des gens animésde gestes démentiels –, tout semblait baignerdans un silence oppressant ; on aurait dit que per-sonne ne désirait partager son univers intérieuravec des étrangers.

Après le petit déjeuner (acceptable, on ne pou-vait imputer à la nourriture la mauvaise réputa-tion de Villete), ils sortirent tous pour un « bainde soleil ». En réalité, il n’y avait pas de soleil, latempérature était inférieure à zéro, et le parctapissé de neige.

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« Je ne suis pas ici pour me garder en vie, maispour perdre la vie, dit Veronika à l’un des infir-miers.

– Tout de même, il faut sortir pour le “ bainde soleil ”.

– C’est vous qui êtes fous : il n’y a pas desoleil !

– Mais il y a de la lumière, et elle contribue àcalmer les malades. Malheureusement, notrehiver dure longtemps. Autrement, nous aurionsmoins de travail. »

Il était inutile de discuter : elle sortit, fit quel-ques pas tout en regardant autour d’elle et encherchant de façon déguisée un moyen de fuir.Le mur était haut, ainsi que l’exigeaient autre-fois les règles de construction des casernes, maisles guérites destinées aux sentinelles étaientdésertes. Le parc était entouré de bâtimentsd’apparence militaire, qui abritaient à présentl’infirmerie des hommes et celle des femmes, lesbureaux de l’administration et les dépendancesdu personnel. Au terme d’une première et rapideinspection, Veronika nota que le seul endroitréellement surveillé était la porte principale, oùdeux gardiens contrôlaient l’identité des visi-teurs.

Tout semblait se remettre en place dans satête. Pour faire un exercice de mémoire, elle

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essaya de se souvenir de menus détails, parexemple l’endroit où elle laissait la clef de sachambre, le disque qu’elle venait d’acheter, ledernier ouvrage qu’on lui avait réclamé à labibliothèque.

« Je suis Zedka », dit une femme en s’appro-chant d’elle.

La nuit précédente, Veronika était restéeaccroupie près du lit tout le temps de leur conver-sation et n’avait pas pu voir son visage. La femmedevait avoir approximativement trente-cinq anset paraissait absolument normale.

« J’espère que l’injection ne t’a pas trop per-turbée. Avec le temps, l’organisme s’habitue, etles calmants perdent de leur effet.

– Je me sens bien.– Cette conversation que nous avons eue la

nuit dernière... ce que tu m’as demandé, tu terappelles ?

– Parfaitement. »Zedka la prit par le bras, et elles marchèrent

du même pas au milieu des arbres dénudés dela cour. Au-delà des murs, on apercevait lacime des montagnes qui disparaissait dans lesnuages.

« Il fait froid, mais c’est une belle matinée,reprit Zedka. C’est curieux, mais je n’ai jamaisété déprimée les jours comme celui-ci, nuageux,

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gris et froids. Quand il faisait ce temps, je sentaisla nature en accord avec moi, avec mon âme. Aucontraire, quand le soleil apparaissait, que lesenfants se mettaient à jouer dans les rues, quetout le monde était heureux parce qu’il faisaitbeau, je me sentais très mal. Comme s’il étaitinjuste que toute cette exubérance se manifestesans que je puisse y participer. »

Délicatement, Veronika se libéra de l’étreintede la femme. Elle n’aimait pas les contacts phy-siques.

« Tu as interrompu ta phrase. Tu parlais dema demande.

– Il y a un groupe à l’intérieur de l’établisse-ment. Ce sont des hommes et des femmes quipourraient tout à fait recevoir leur bulletin desortie et rentrer chez eux, mais ils refusent departir. Leurs raisons sont nombreuses : Villeten’est pas aussi terrible qu’on le prétend, même sic’est loin d’être un hôtel cinq étoiles. Ici, touspeuvent dire ce qu’ils pensent, faire ce qu’ilsdésirent, sans subir aucune sorte de critique :après tout, ils sont dans un hospice. Mais lorsquele gouvernement envoie des inspecteurs, ceshommes et ces femmes se comportent comme degraves déments, puisque certains d’entre euxsont hébergés ici aux frais de l’Etat. Les méde-cins le savent. Pourtant, il paraît que les patrons

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ont donné l’ordre de ne rien changer à la situa-tion, étant donné qu’il y a plus de places que demalades.

– Peuvent-ils me trouver des comprimés ?– Tâche d’entrer en contact avec eux ; ils

appellent leur groupe “ la Fraternité ”. »Zedka indiqua d’un signe une femme aux che-

veux blancs qui tenait une conversation animéeavec d’autres femmes plus jeunes.

« Elle s’appelle Maria et fait partie de la Fra-ternité. Adresse-toi à elle. »

Veronika voulut se diriger vers Maria, maisZedka l’arrêta : « Pas maintenant : elle s’amuse.Elle ne va pas interrompre un agréable momentuniquement pour se montrer sympathique avecune inconnue. Si elle réagit mal, tu n’auras plusaucune chance de l’approcher. Les fous croienttoujours que leur première impression est labonne. »

Veronika rit de l’intonation que Zedka avaitdonnée au mot « fous ». Mais elle était inquiète :tout cela semblait si normal, si facile. Aprèstant d’années passées à se rendre de son travailau bar, du bar au lit d’un petit ami, du lit à sachambre, de sa chambre à la maison de samère, elle vivait maintenant une expériencequ’elle n’avait même jamais rêvée : l’hôpitalpsychiatrique, la folie, l’asile d’aliénés. Où les

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gens n’avaient pas honte de s’avouer fous. Oùpersonne n’interrompait une activité plaisantesimplement pour être sympathique avec lesautres.

Elle se demanda si Zedka parlait sérieuse-ment, ou si c’était une attitude qu’adoptaientles malades mentaux pour laisser croire qu’ilsvivaient dans un monde meilleur. Mais quelleimportance cela avait-il ? La situation étaitintéressante et tout à fait inattendue : peut-onimaginer un endroit où les gens font semblantd’être fous pour être libres de réaliser leursdésirs ?

A ce moment précis, le cœur de Veronika semit à cogner. La conversation avec le médecinlui revint immédiatement à l’esprit, et elle pritpeur.

« Je voudrais marcher seule un moment », dit-elle à Zedka. Finalement, elle aussi était folle, etelle n’avait à faire plaisir à personne.

La femme s’éloigna, et Veronika resta àcontempler les montagnes par-delà les murs deVillete. Une légère envie de vivre sembla surgir,mais elle l’éloigna avec détermination.

« Je dois rapidement me procurer les compri-més. »

Elle réfléchit à sa situation, qui était loind’être idéale. Même si on lui offrait la possibilité

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d’expérimenter toutes les folies qu’elle désirait,elle ne saurait pas quoi en faire.

Elle n’avait jamais eu aucune folie.

Après s’être promenés dans le parc, hommeset femmes se rendirent au réfectoire pour déjeu-ner. Puis les infirmiers les conduisirent jusqu’àun immense salon, meublé de tables, de chaises,de sofas, d’un piano et d’une télévision. Par delarges fenêtres on pouvait voir le ciel gris et lesnuages bas. Aucune n’était munie de barreaux,parce que la salle donnait sur le parc. Lesportes-fenêtres étaient fermées à cause du froid,mais Veronika n’aurait eu qu’à tourner la poi-gnée pour pouvoir de nouveau marcher aumilieu des arbres.

La plupart des pensionnaires s’installèrentdevant la télévision. D’autres regardaient dans levide, certains parlaient tout seuls à voix basse –mais qui n’a jamais fait cela ? Veronika remar-qua que Maria, la femme la plus âgée, s’étaitrapprochée d’un groupe plus important, dans uncoin de la pièce. Quelques pensionnaires se pro-menaient à proximité. Veronika tenta de sejoindre à eux : elle voulait écouter leur conversa-tion. Elle tâcha de dissimuler ses intentions,mais, lorsqu’elle arriva près d’eux, ils se turentet, tous ensemble, la dévisagèrent.

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« Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda unhomme âgé qui paraissait être le chef de la Fra-ternité (si tant est que ce groupe existât réelle-ment, et que Zedka ne fût pas plus folle qu’ellen’en avait l’air).

– Rien, je ne faisais que passer. »Tous se regardèrent et hochèrent la tête de

façon démente. « Elle ne faisait que passer ! » ditl’un d’eux à son voisin. L’autre répéta la phraseplus fort, et, en peu de temps, tous la reprirenten criant.

Veronika ne savait que faire et la peur laparalysait. Un infirmier à la mine patibulairevint s’enquérir de ce qui leur arrivait.

« Rien, répondit un membre du groupe. Ellene faisait que passer. Elle est arrêtée là, mais elleva continuer à passer ! »

Le groupe tout entier éclata de rire. Veronikaprit un air ironique, sourit, fit demi-tour ets’éloigna, pour que personne ne remarque sesyeux pleins de larmes. Elle se rendit dans le parcsans même prendre un vêtement chaud. Uninfirmier tenta de la convaincre de rentrer, maisun autre arriva bientôt, lui murmura quelquechose, et tous deux la laissèrent en paix, dans lefroid. Il était inutile de veiller sur la santé d’unêtre condamné.

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Elle était troublée, tendue, irritée contre elle-même. Jamais elle ne s’était laissé ébranler pardes provocations ; elle avait appris très tôt qu’ilfallait garder un air froid et distant en toute cir-constance. Pourtant, ces fous avaient réussi àréveiller en elle la honte, la peur, la colère,l’envie de les tuer, de les blesser par des motsqu’elle n’avait pas osé prononcer.

Peut-être les comprimés – ou le traitementpour la sortir du coma – avaient-ils fait d’elleune femme fragile, incapable de réagir. Elleavait pourtant affronté au cours de son adoles-cence des situations autrement plus pénibles et,pour la première fois, elle n’avait pas réussi àravaler ses larmes ! Elle devait redevenir cellequ’elle était, réagir avec ironie, faire comme siles offenses ne l’atteignaient jamais, car elle leurétait supérieure à tous. Qui, dans ce groupe,avait eu le courage de désirer mourir ? Qui,parmi ces gens, planqués derrière les murs deVillete, pouvait lui apprendre la vie ? Jamais ellene dépendrait de leur aide, pour rien au monde,même s’il lui fallait attendre cinq ou six jourspour mourir.

« Un jour s’est écoulé. Il n’en reste que quatreou cinq. »

Elle marcha un peu, laissant le froid glacialpénétrer son corps et calmer son sang qui coulaittrop vite, son cœur qui battait trop fort.

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« Très bien, voilà que les heures me sont litté-ralement comptées et que j’accorde de l’impor-tance aux commentaires de gens que je n’avaisjamais vus et que je ne verrai bientôt plus. Jesouffre, je m’irrite, je veux attaquer et medéfendre. Pourquoi perdre du temps à cela ? »

Mais la réalité, c’est qu’elle gâchait effective-ment le peu de temps qui lui restait à lutter pourse tailler un petit territoire dans cette étrangecommunauté où vous deviez résister si vous nevouliez pas que les autres vous imposent leursrègles.

« Ce n’est pas possible. Je n’ai jamais été ainsi.Je ne me suis jamais battue pour des sottises. »

Elle s’arrêta au milieu du parc gelé. Justementparce qu’elle pensait que tout était sottise, elleavait fini par accepter ce que la vie lui avaitnaturellement imposé. Adolescente, elle pensaitqu’il était trop tôt pour choisir ; jeune fille, elles’était persuadée qu’il était trop tard pour chan-ger.

Et à quoi avait-elle dépensé toute son énergie,jusqu’à présent ? A faire en sorte que rien nechange dans sa vie. Elle avait sacrifié nombre deses désirs afin que ses parents continuent del’aimer comme ils l’aimaient quand elle étaitenfant, même si elle savait que le véritableamour se modifie avec le temps, grandit, et

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découvre de nouvelles manières de s’exprimer.Un jour où elle avait entendu sa mère, en larmes,lui avouer que son mariage était fichu, Veronikaétait allée trouver son père, elle avait pleuré,menacé, et lui avait finalement arraché la pro-messe qu’il ne quitterait pas la maison – sansimaginer qu’ils devraient le payer très cher tousles deux.

Quand elle avait décidé de trouver un emploi,elle avait refusé une proposition séduisante dansune entreprise qui venait de s’installer dans sonpays tout récemment créé, pour accepter un tra-vail à la bibliothèque publique, où le revenuétait faible mais assuré. Elle allait travailler tousles jours à la même heure, laissait entendre clai-rement à ses supérieurs qu’ils ne devaient pasvoir en elle une menace ; elle était satisfaite, ellen’avait pas l’intention de batailler pour une pro-motion : tout ce qu’elle désirait, c’était sonsalaire à la fin du mois.

Elle avait loué une chambre au couvent parceque les religieuses exigeaient que toutes les loca-taires rentrent à une certaine heure et qu’ellesfermaient la porte d’entrée à clef après : celle quirestait dehors devrait dormir dans la rue. Ainsi,elle avait toujours une véritable excuse à donnerà ses petits amis pour ne pas être obligée de pas-ser la nuit dans des hôtels ou des lits étrangers.

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Quand elle rêvait de se marier, elle s’imaginaitdans un petit chalet dans les environs de Ljub-ljana, avec un homme très différent de son père,qui gagnerait assez d’argent pour subvenir auxbesoins de sa famille et se satisferait de vivreavec elle au coin du feu, en contemplant lesmontagnes enneigées.

Elle avait appris à donner aux hommes unequantité précise de plaisir – ni plus, ni moins,juste le nécessaire. Elle n’éprouvait de ressenti-ment envers personne, car cela aurait impliquéde réagir, de combattre un ennemi, et d’en sup-porter ensuite les conséquences imprévisibles, lavengeance par exemple.

Quand elle eut enfin obtenu presque tout cequ’elle désirait dans la vie, Veronika était arri-vée à la conclusion que son existence n’avait pasde sens, parce que tous les jours se ressem-blaient. Et elle avait décidé de mourir.

Veronika rentra à l’intérieur et se dirigea versle groupe réuni dans un coin du salon. Les gensbavardaient avec animation, mais à son appro-che ils firent silence.

Elle alla droit jusqu’à l’homme le plus âgé, quisemblait être le chef, et avant qu’on ait pu la

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retenir, elle le frappa au visage d’une claqueretentissante.

« Vous allez réagir ? demanda-t-elle, assez fortpour être entendue de tous les occupants dusalon. Vous allez faire quelque chose ?

– Non. » L’homme se passa la main sur levisage. Un mince filet de sang coula de son nez.« Tu ne nous perturberas pas très longtemps. »

Elle quitta le salon et se rendit à l’infirmeried’un air triomphant. Elle venait de commettre ungeste qu’elle n’avait jamais commis auparavant.

Trois jours s’étaient écoulés depuis l’incidentavec le groupe que Zedka appelait la Fraternité.Veronika regrettait d’avoir giflé l’homme – nonqu’elle redoutât sa réaction, mais parce que, enraison de ce geste nouveau, elle risquait de seconvaincre que la vie en valait la peine, et ceserait une souffrance inutile puisqu’il lui fau-drait de toute façon quitter ce monde.

Elle n’eut d’autre issue que de s’éloigner detout et de tous, et de s’efforcer par tous lesmoyens d’obéir aux codes et aux règlements deVillete. Elle s’adapta à la routine imposée par lamaison de santé : réveil matinal, petit déjeuner,promenade dans le parc, déjeuner, salon, nou-velle promenade, souper, télévision et au lit.

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Avant le coucher, une infirmière venait tou-jours faire sa tournée de distribution de médica-ments. Toutes les autres patientes prenaient descomprimés, Veronika était la seule à qui l’on fai-sait une piqûre. Elle ne protesta jamais ; ellevoulut seulement savoir pourquoi on lui donnaitautant de calmants, elle qui n’avait jamais eu deproblèmes pour dormir. On lui expliqua que lapiqûre ne contenait pas un somnifère, mais unremède pour son cœur.

Ainsi, obéissant à la routine, les journées àl’hospice commencèrent à se ressembler. Et àpasser plus vite : encore deux ou trois jours, etelle n’aurait plus à se brosser les dents ou à secoiffer. Veronika sentait que son cœur s’affai-blissait rapidement : elle avait des difficultés àreprendre son souffle, elle sentait des douleursdans la poitrine, elle avait perdu l’appétit, et elleétait étourdie chaque fois qu’elle faisait uneffort.

Après l’incident avec la Fraternité, elle en étaitvenue à se dire parfois : « Si j’avais eu le choix, sij’avais compris plus tôt que mes journées se res-semblaient parce que tel était mon désir, peut-être... »

Mais la conclusion était toujours la même : « Iln’y a pas de peut-être, parce qu’il n’y a aucunchoix. » Et, puisque tout était déterminé, elleretrouvait la paix.

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Au cours de cette période, elle noua avecZedka une relation (pas une amitié, parce quel’amitié exige une longue fréquentation, et quec’était impossible). Elles jouaient aux cartes– cela aide le temps à passer plus vite – et par-fois, elles se promenaient ensemble, en silence,dans le parc.

Ce matin-là, peu après le petit déjeuner, toussortirent pour le « bain de soleil », ainsi quel’exigeait le règlement. Mais un infirmier priaZedka de retourner à l’infirmerie car c’était lejour du « traitement ».

« De quel “ traitement ” s’agit-il ? demandaVeronika, qui prenait le café avec elle et avaitentendu ces paroles.

– C’est une ancienne méthode, utilisée dansles années 60, mais les médecins pensent qu’ellepeut accélérer la guérison. Tu veux voir ?

– Tu m’as dit que tu souffrais de dépression.Ne te suffit-il pas de prendre un médicamentpour que ton organisme produise cette substancequi te manque ?

– Tu veux voir ? » insista Zedka.Voilà qui changerait de la routine, pensa

Veronika. Elle allait découvrir quelque chose deneuf, alors qu’elle n’avait plus besoin d’appren-

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dre quoi que soit, si ce n’est la patience. Mais sacuriosité l’emporta et elle acquiesça.

« Ce n’est pas un spectacle, protesta l’infir-mier.

– Elle va mourir. Elle n’a rien vécu. Laissez-la venir avec nous. »

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Veronika vit la femme se laisser attacher sur lelit, le sourire aux lèvres.

« Expliquez-lui ce qui se passe, demandaZedka à l’infirmier. Sinon, elle va être effrayée. »

Il se retourna et lui montra une seringue. Ilavait l’air ravi d’être traité comme un médecinchargé d’indiquer aux stagiaires les méthodes etles traitements adéquats.

« Cette seringue contient une dose d’insuline,dit-il en donnant à ses propos un ton grave ettechnique. Les diabétiques l’utilisent pour com-battre l’excès de sucre dans le sang. Cependant,quand la dose est beaucoup plus élevée, lachute du taux de sucre provoque l’état decoma. »

Il donna un léger coup sur la seringue, enchassa l’air, et piqua Zedka dans la veine dupied droit.

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« C’est ce qui va se produire maintenant. Elleva tomber dans un coma provoqué. N’ayez paspeur si son regard devient vitreux et ne comptezpas qu’elle vous reconnaisse tant qu’elle serasous l’effet de la médication.

– C’est horrible, c’est inhumain ! Les gensluttent pour sortir du coma, pas pour y tomber !

– Les gens luttent pour vivre, pas pour se sui-cider », rétorqua l’infirmier, sans que Veronikarelevât la provocation. « Et l’état de coma per-met à l’organisme de se reposer ; ses fonctionssont alors réduites de façon drastique et la ten-sion disparaît. »

Tout en parlant, il injectait le liquide, et lesyeux de Zedka perdaient peu à peu leur éclat.

« Ne t’en fais pas, lui dit Veronika. Tu esabsolument normale, l’histoire du roi que tum’as racontée...

– Ne perdez pas votre temps. Elle ne peutplus vous entendre. »

La femme allongée sur le lit, qui semblaitquelques minutes auparavant lucide et pleinede vie, avait maintenant les yeux dans levague, et un liquide écumeux sortait de sabouche.

« Qu’avez-vous fait ? cria Veronika à l’infir-mier.

– Mon métier. »

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Veronika appela Zedka, se mit à hurler, àmenacer de prévenir la police, la presse, les asso-ciations de défense des droits de l’homme.

« Restez tranquille. Même dans un asile, ilfaut respecter certaines règles. »

Elle comprit que l’homme parlait sérieuse-ment et elle eut peur. Mais comme elle n’avaitplus rien à perdre, elle continua à hurler.

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De l’endroit où elle se trouvait, Zedka pouvaitvoir l’infirmerie : tous les lits étaient vides, saufun, sur lequel reposait son corps attaché, qu’unejeune fille regardait d’un air épouvanté. Celle-ciignorait que les fonctions biologiques de lapatiente allongée fonctionnaient parfaitement,que son âme flottait dans l’espace, touchantpresque le plafond, et connaissait une paix pro-fonde.

Zedka faisait un voyage astral – une expé-rience qu’elle avait découverte avec surprisequand elle avait reçu son premier choc insuli-nique. Elle n’en avait parlé à personne. Elle étaitinternée dans cet hospice pour soigner unedépression, et elle avait bien l’intention de lequitter pour toujours dès que sa santé le lui per-mettrait. Si elle se mettait à raconter qu’elle étaitsortie de son corps, on penserait qu’elle était

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plus folle encore qu’à son arrivée à Villete.Néanmoins, après avoir retrouvé ses esprits, elles’était mise à lire tout ce qu’elle trouvait sur cesdeux sujets : le choc insulinique et l’étrange sen-sation de flotter dans l’espace.

Il n’y avait pas grand-chose concernant letraitement : appliqué pour la première fois auxenvirons de 1930, il avait été complètementbanni des hôpitaux psychiatriques parce qu’ilrisquait de causer aux patients des dommagesirréversibles. Une fois, durant une séance dechoc, son corps astral avait visité le bureau duDr Igor précisément au moment où celui-ci abor-dait la question avec certains des patrons del’asile. « Ce traitement est un crime ! disait-il.– Mais il est moins onéreux et plus rapide ! avaitrétorqué un des actionnaires. D’ailleurs, quis’intéresse aux droits du fou ? Personne ne por-tera plainte ! »

Et pourtant, certains médecins considéraientencore cette méthode comme un moyen rapidede traiter la dépression. Zedka avait cherché, etdemandé à emprunter, toutes sortes de textestraitant du choc insulinique, surtout des récits depatients qui l’avaient subi. L’histoire était tou-jours la même : des horreurs et encore des hor-reurs, mais aucun d’eux n’avait connu uneexpérience ressemblant de près ou de loin à cequ’elle vivait alors.

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Elle en avait conclu – avec raison – qu’il n’yavait aucune relation entre l’insuline et la sensa-tion que sa conscience sortait de son corps. Bienau contraire, ce genre de traitement avait ten-dance à diminuer les facultés mentales dupatient.

Elle entreprit donc des recherches sur l’exis-tence de l’âme, parcourut quelques ouvragesd’occultisme, puis, un jour, elle découvrit uneabondante littérature qui décrivait exactementce qu’elle était en train de vivre : cela s’appelaitle « voyage astral », et beaucoup de gens enavaient fait l’expérience. Certains avaient décidéde décrire leurs sensations, d’autres étaientmême parvenus à développer des techniquespermettant de provoquer cet état particulier.Zedka connaissait maintenant ces techniquespar cœur, et elle les utilisait toutes les nuits pourse rendre où elle voulait.

Les récits de ces expériences et de ces visionsvariaient, mais tous évoquaient le bruit étrangeet irritant qui précède la séparation du corps etde l’esprit, suivi d’un choc et d’une rapide pertede conscience, et bientôt la paix et la joie de flot-ter dans l’air, retenu à son corps par un cordonargenté. Un cordon qui pouvait s’étendre àl’infini, même s’il courait des légendes (dans leslivres, bien entendu) selon lesquelles la personne

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mourrait si elle laissait ce fil d’argent se rompre.Mais son expérience avait montré à Zedkaqu’elle pouvait aller aussi loin qu’elle le désirait,et que le cordon ne cassait jamais. D’unemanière générale, les livres lui avaient été trèsutiles pour profiter au maximum du voyageastral. Elle avait appris, par exemple, quelorsqu’elle voulait se déplacer d’un endroit àl’autre, elle n’avait qu’à désirer se projeter dansl’espace en se représentant l’endroit où elle vou-lait se rendre. Contrairement au déplacementd’un avion – qui parcourt une certaine distanceentre son point de départ et son point d’arrivée –,le voyage astral passait par de mystérieux tun-nels. On imaginait donc un endroit, on entraitdans ce tunnel à une vitesse extraordinaire, et lelieu désiré apparaissait.

C’est aussi grâce à ses lectures que Zedkaavait cessé de craindre les créatures de l’espace.Aujourd’hui il n’y avait personne dans l’infirme-rie, mais à son premier voyage, elle avait ren-contré des êtres qui la regardaient et s’amusaientde son air étonné.

Sa première réaction avait été de penser quec’étaient des morts, des fantômes qui habitaientl’endroit. Plus tard, elle se rendit compte que,même si certains esprits désincarnés erraientdans les lieux, il y avait parmi eux beaucoup de

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gens aussi vivants qu’elle, qui avaient développéla technique du voyage astral ou n’avaient pasconscience de ce qui se passait, parce que, quel-que part ici-bas, ils dormaient profondémenttandis que leur esprit errait librement de par lemonde.

Aujourd’hui, Zedka avait décidé de se prome-ner dans Villete. C’était son dernier voyage astralprovoqué par l’insuline, car elle venait de visiterle bureau du Dr Igor et elle avait appris qu’il étaitsur le point de lui délivrer son bulletin de sortie.Dès l’instant où elle franchirait la porte, jamaisplus elle ne reviendrait ici, même en esprit, et ellevoulait faire ses adieux maintenant.

Faire ses adieux. C’était le plus difficile : unefois dans un asile, on s’accoutume à la libertéque procure l’univers de la folie, et on finit parprendre de mauvaises habitudes. On n’a plus deresponsabilités à assumer, plus à lutter pour sonpain quotidien ni à se consacrer à des activitésrépétitives et ennuyeuses ; on peut rester desheures à contempler un tableau ou à faire desdessins totalement absurdes. Tout est tolérable,parce qu’en fin de compte on est un malademental. Comme elle en avait fait elle-mêmel’expérience, l’état de la plupart des maladesprésente une grande amélioration dès qu’ilsentrent à l’hôpital : il n’ont plus besoin de dissi-

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muler leurs symptômes, et l’ambiance « fami-liale » qui y règne les aide à accepter leurnévrose ou leur psychose.

Au début, Zedka avait été fascinée par Villete,elle avait même songé à rejoindre la Fraternitélorsqu’elle serait guérie. Mais elle comprit que, sielle faisait preuve d’une certaine sagesse, ellepourrait continuer à faire dehors tout ce qui luiplaisait, tant qu’elle parviendrait à affronter lesdéfis de la vie quotidienne. Il suffisait, comme lelui avait dit quelqu’un, de maintenir sa « foliesous contrôle ». Elle pouvait pleurer, s’inquiéter,être irritée comme n’importe quel être humainnormal, à condition de ne jamais oublier que, là-haut, son esprit se riait de toutes les difficultés.

Bientôt, elle serait de retour chez elle, auprès deses enfants et de son mari ; et cet aspect de la vieavait aussi son charme. Elle aurait certainementdu mal à trouver du travail – finalement, dansune ville comme Ljubljana, les nouvelles vontvite, et bien des gens étaient au courant de soninternement à Villete. Mais son mari gagnait suf-fisamment d’argent pour subvenir aux besoins dela famille, et elle pourrait profiter de son tempslibre pour continuer ses voyages astraux sans ladangereuse influence de l’insuline.

La seule chose qu’elle ne voulait plus jamaisrevivre, et qui avait causé sa venue à Villete,était la dépression.

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Selon certains médecins, la sérotonine, unesubstance découverte récemment, était en partieresponsable de l’état d’esprit de l’être humain. Lemanque de sérotonine influait sur la capacité à seconcentrer, dormir, manger et jouir des bonsmoments de l’existence. L’absence totale de cettesubstance engendrait désespoir, pessimisme, sen-timent d’inutilité, fatigue excessive, anxiété, dif-ficulté à prendre des décisions, et l’on finissait parplonger dans une tristesse permanente condui-sant à l’apathie totale, voire au suicide.

D’autres médecins, moins novateurs, affir-maient que la dépression était provoquée par deschangements radicaux dans la vie d’un individu– par exemple l’exil, la perte d’un être cher, undivorce, des contraintes professionnelles oufamiliales accrues. Certaines études modernes, sefondant sur la comparaison du nombre d’inter-nements en hiver et en été, indiquaient qu’unensoleillement plus faible pouvait constituer l’undes facteurs de la dépression.

Mais, dans le cas de Zedka, la raison était plussimple que tous ne le supposaient : un hommecaché dans son passé. Ou plutôt, le fantasmequ’elle avait créé autour d’un homme qu’elleavait connu voilà fort longtemps.

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Quelle stupidité ! La dépression, la folie, àcause d’un homme dont elle ne connaissaitmême plus l’adresse, qu’elle avait aimé éperdu-ment dans sa jeunesse – car, comme toutes lesfilles de son âge, Zedka avait vécu l’expériencede l’Amour impossible.

Mais, contrairement à ses amies qui se conten-taient d’en rêver, elle avait décidé d’aller plusloin : elle avait voulu faire sa conquête. Il vivaitde l’autre côté de l’océan, elle avait tout vendupour aller le retrouver. Il était marié, elle avaitaccepté le rôle de maîtresse, projetant en secretd’en faire un jour son époux. Il n’avait pas detemps à lui consacrer, mais elle s’était résignée àattendre jour et nuit, dans une chambre d’hôtelminable, ses rares appels téléphoniques. Bienqu’elle fût prête à tout supporter au nom del’amour, la relation n’avait pas marché. Il ne lelui avait jamais dit ouvertement, mais un jourelle comprit qu’elle n’était pas la bienvenue, etelle rentra en Slovénie.

Pendant plusieurs mois, elle cessa de se nour-rir, se remémorant chaque instant passé ensem-ble, revoyant à l’infini leurs moments de joie etde plaisir intime, tentant de découvrir un signequi lui permît de croire à l’avenir de cet amour.Ses amis se faisaient du souci pour elle, maisquelque chose dans le cœur de Zedka lui disait

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que c’était passager : le processus de développe-ment d’une personne comporte un certain prix,et elle le payait sans se plaindre. Un beau matin,elle se réveilla animée d’une immense envie devivre, elle s’alimenta comme elle ne le faisait plusdepuis longtemps et se mit à la recherche d’unemploi. Non seulement elle le trouva, mais ellereçut les marques d’attention d’un jeune hommebeau et intelligent, que beaucoup de femmescourtisaient. Un an plus tard, il l’épousa. Ellesuscita la jalousie et l’admiration de ses amies.Tous deux allèrent s’installer dans une maisonconfortable, dont le jardin donnait sur la rivièrequi traverse Ljubljana. Ils eurent des enfants, et,l’été, se rendirent en Autriche ou en Italie.

Lorsque la Slovénie décida de se séparer de laYougoslavie, le mari de Zedka fut appelé àl’armée. Elle était serbe – en d’autres termes, ellereprésentait « l’ennemi » –, et sa vie menaça des’effondrer. Au cours des dix jours de tension quisuivirent, tandis que les troupes se préparaient àl’affrontement et que personne ne savait quelserait le résultat de la déclaration d’indépen-dance ni le sang qu’il faudrait verser pour elle,Zedka prit conscience de son amour. Elle passaittout son temps à prier un Dieu qui, jusque-là, luiavait paru lointain, mais qui désormais était saseule issue : elle fit aux saints et aux anges toutes

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sortes de promesses pour que son mari reviennevivant.

Et c’est ce qui arriva. Il revint, les enfantspurent aller dans des écoles où l’on enseignait leslovène, et la menace de guerre toucha ensuite larépublique voisine de Croatie.

Trois ans s’écoulèrent. La guerre avec la Croa-tie se déplaça vers la Bosnie, et l’on commença àdénoncer les massacres commis par les Serbes.Zedka trouvait injuste de juger criminelle touteune nation à cause des délires de quelques hallu-cinés. Son existence prit alors un sens inattendu :elle défendit son peuple avec fierté et courage,écrivant des articles pour les journaux, passant àla télévision, organisant des conférences. Toutcela n’avait pas donné grand résultat et, aujour-d’hui encore, les étrangers pensaient que tous lesSerbes étaient responsables de ces atrocités ;cependant, Zedka savait qu’elle avait fait sondevoir et qu’elle n’avait pas abandonné ses frèresdans un moment difficile. Pour cela, elle avaitcompté sur l’appui de son mari slovène, de sesenfants et des individus qui n’étaient pas mani-pulés par les machines de propagande d’uncamp ou de l’autre.

Un après-midi, en passant devant la statue dePreseren, elle se mit à songer à la vie du grandpoète slovène. A trente-quatre ans, il entra un

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jour dans une église et aperçut une jeune adoles-cente, Julia Primic, dont il tomba éperdumentamoureux. Tels les ménestrels d’autrefois, il semit à composer des poèmes pour elle avecl’espoir de l’épouser.

Or Julia était issue d’une famille de la hautebourgeoisie, et, hormis cette vision fortuite dansl’église, Preseren ne réussit plus jamais à l’appro-cher. Mais cette rencontre lui inspira ses plusbeaux vers et fit naître la légende qui entoureson nom. Sur la petite place centrale de Ljub-ljana, la statue du poète garde les yeux fixésdans une certaine direction : en suivant sonregard, on découvre, de l’autre côté de la place,le visage d’une femme sculpté dans le mur d’unemaison, celle-là même où vivait Julia. Ainsi,même dans la mort, Preseren contemple pourl’éternité son amour impossible.

Et s’il avait lutté davantage ?Le cœur de Zedka se mit à battre. Peut-être

était-ce le pressentiment d’un malheur ? Et si unaccident était arrivé à ses enfants ? Elle se préci-pita chez elle : ils regardaient la télévision enmangeant du pop-corn.

Mais la tristesse demeura. Zedka se coucha,dormit douze heures ou presque et, à son réveil,elle n’avait plus envie de se lever. L’histoire dePreseren avait fait resurgir l’image de son pre-

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mier amant, dont elle n’avait plus jamais eu denouvelles. Et elle se demandait : « Ai-je suffi-samment insisté ? N’aurais-je pas dû accepter lerôle de maîtresse au lieu de vouloir que leschoses correspondent à mes attentes ? Ai-je luttépour mon premier amour avec autant de forceque j’ai lutté pour mon peuple ? »

Zedka parvint à s’en convaincre, mais la tris-tesse demeurait. La maison près de la rivière, lemari qu’elle aimait, les enfants mangeant dupop-corn devant la télévision, tout ce qui luiavait semblé un paradis devint un enfer.

Aujourd’hui, après maints voyages astraux etnombre de rencontres avec les esprits évolués,Zedka savait que tout cela n’était que sottise.Elle s’était servie de son Amour impossiblecomme d’une excuse, d’un prétexte pour rompreles liens qui la retenaient à la vie qu’elle menaitet qui était loin de correspondre à ce qu’elleattendait véritablement d’elle-même.

Pourtant, douze mois plus tôt, elle s’était lan-cée frénétiquement à la recherche de l’hommequ’elle avait perdu et avait dépensé des fortunesen appels internationaux, mais comme il n’habi-tait plus la même ville, elle ne put retrouversa trace. Elle envoya des lettres par courrier

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express, lettres qui finissaient par lui être retour-nées. Elle appela tous les amis qui le connais-saient, mais personne n’avait la moindre idée dece qu’il était devenu.

Son mari ne savait rien, et cela la rendait folle– il aurait dû au moins avoir quelque soupçon,lui faire une scène, s’en aller, menacer de la jeterà la rue. Elle acquit peu à peu la certitude qu’ilavait suborné les téléphonistes internationales,les postes, ses amies, et qu’il feignait l’indif-férence. Elle vendit les bijoux qu’on lui avaitofferts pour son mariage et acheta un billet pourune destination de l’autre côté de l’océan,jusqu’au jour où quelqu’un la persuada que lesAmériques formaient un territoire immense etque cela ne servait à rien de partir sans savoir oùelle allait.

Un soir, elle se coucha, souffrant d’amourcomme elle n’avait jamais souffert, même quandelle avait dû reprendre sa vie quotidienneennuyeuse à Ljubljana. Elle passa dans sa cham-bre la nuit, toute la journée, et encore la suivante.Le troisième jour, son mari appela un médecin. Ilétait trop bon ! Il se faisait du souci pour elle ! Necomprenait-il pas que Zedka voulait retrouver unautre homme, commettre l’adultère, échangerson existence de femme respectée contre celled’une pauvre maîtresse clandestine, quitter pourtoujours Ljubljana, sa maison, ses enfants ?

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Le médecin arriva, elle eut une crise de nerfs,ferma la porte à clef et ne la rouvrit que lorsqu’ilfut parti. Une semaine plus tard, elle n’avaitmême plus la volonté d’aller aux toilettes et semit à faire ses besoins dans son lit. Elle ne pen-sait plus, sa tête était complètement occupée pardes fragments de souvenirs de l’homme qui lacherchait aussi et ne la retrouvait pas – du moinsen était-elle persuadée.

Son mari, exaspérant de générosité, changeaitles draps, lui caressait la tête, lui disait que toutirait bien. Les enfants n’entraient plus dans lachambre depuis qu’elle avait giflé l’un d’euxsans aucun motif ; après l’incident, elle s’étaitmise à genoux et lui avait baisé les pieds enimplorant son pardon, arrachant sa chemisepour manifester son désespoir et son repentir.

Au bout d’une autre semaine – pendantlaquelle elle avait recraché la nourriture qui luiétait offerte, avait retrouvé la réalité mais l’avaitquittée à plusieurs reprises, avait passé des nuitsblanches et dormi des journées entières –, deuxhommes entrèrent dans sa chambre sans frap-per. L’un d’eux la maintint, l’autre lui fit unepiqûre, et elle se réveilla à Villete.

« Dépression, entendit-elle le médecin dire àson mari. Parfois due à un motif très banal. Ilmanque un élément chimique, la sérotonine,dans son organisme. »

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Du plafond de l’infirmerie, Zedka vit l’infirmierarriver, une seringue à la main. La petite était tou-jours là, immobile, et tentait de parler à son corps,désespérée par son regard vide. Pendant quelquesinstants, Zedka envisagea de lui raconter tout cequi se passait, puis elle changea d’avis ; ce que l’onraconte aux gens ne leur apprend jamais rien, ilsdoivent le découvrir par eux-mêmes.

L’infirmier planta l’aiguille dans son bras etlui injecta du glucose. Comme s’il était tiré enbas par un bras puissant, son esprit quitta le pla-fond de l’infirmerie, traversa à toute vitesse untunnel noir et réintégra son corps.

« Hé ! Veronika ! »La jeune fille avait l’air épouvanté.« Tu vas bien ?– Ça va. J’ai heureusement réussi à réchapper

de ce dangereux traitement, mais cela ne serépétera plus.

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– Comment le sais-tu ? On ne respecte per-sonne ici. »

Zedka le savait parce que, grâce à son corpsastral, elle s’était rendue dans le bureau duDr Igor.

« Je le sais, mais je n’ai pas d’explication. Terappelles-tu la première question que je t’aiposée ?

– “ Qu’est-ce qu’un fou ? ”– Exactement. Cette fois, je vais te répondre

sans tricher : la folie, c’est l’incapacité decommuniquer ses idées. Comme si tu te trouvaisdans un pays étranger : tu vois tout, tu perçois cequi se passe autour de toi, mais tu es incapablede t’expliquer et d’obtenir de l’aide parce que tune comprends pas la langue du pays.

– Nous avons tous ressenti cela un jour.– Nous sommes tous fous, d’une façon ou

d’une autre. »

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De l’autre côté des barreaux, le ciel était parseméd’étoiles et la lune, dans son premier quartier, selevait derrière les montagnes. Les poètes affec-tionnaient la pleine lune, ils lui avaient consacrédes milliers de vers, mais Veronika préférait cettedemi-lune, car elle avait encore de l’espace pourgrandir, s’étendre et emplir de lumière toute sasurface, avant l’inévitable décadence.

Elle eut envie d’aller jusqu’au piano du salonet de célébrer cette nuit en jouant une sonateapprise au collège. En regardant le ciel par lafenêtre, elle éprouvait une indescriptible sensa-tion de bien-être, comme si l’infini de l’universmanifestait aussi son éternité. Mais elle étaitséparée de son désir par une porte d’acier, et unefemme qui n’en finissait pas de lire. En outre,personne ne jouait du piano à cette heure de lanuit et elle réveillerait tout le voisinage.

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Veronika rit. Le « voisinage », c’étaient lesdortoirs bourrés de fous, bourrés, quant à eux,de somnifères et de calmants.

Pourtant, la sensation de bien-être persistait.Elle se leva et marcha jusqu’au lit de Zedka,mais celle-ci dormait profondément, peut-êtrepour se remettre de l’horrible expérience qu’ellevenait de subir.

« Retourne te coucher, lui ordonna l’infir-mière. Les bonnes petites filles rêvent des angesou de leurs amoureux.

– Ne me traitez pas comme une enfant. Je nesuis pas une gentille folle qui a peur de tout. Jesuis furieuse, j’ai des crises d’hystérie, je ne res-pecte ni ma vie, ni celle des autres. Alors,aujourd’hui, la folie me prend. J’ai regardé lalune, et je veux parler à quelqu’un. »

L’infirmière l’observa, surprise de sa réaction.« Vous avez peur de moi ? insista Veronika.

Dans un jour ou deux, je serai morte. Qu’ai-je àperdre ?

– Pourquoi ne vas-tu pas faire un tour, mapetite, pour me laisser terminer mon livre ?

– Parce qu’il y a une prison, et une geôlièrequi fait semblant de lire uniquement pour laissercroire aux autres qu’elle est une femme intel-ligente. Mais en réalité, elle est attentive à tout cequi bouge dans l’infirmerie, et elle garde les clefs

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de la porte comme si c’était un trésor. C’est sansdoute le règlement, et elle obéit, parce qu’ellepeut ainsi faire preuve d’une autorité qu’elle n’apas dans sa vie quotidienne sur son mari et sesenfants. »

Veronika tremblait, sans bien comprendrepourquoi.

« Les clefs ? demanda l’infirmière. La porteest toujours ouverte. Imagine, si je restais enfer-mée là-dedans avec une bande de malades men-taux !

– Comment ça, la porte est toujours ouverte ?Il y a quelques jours, j’ai voulu sortir de cettepièce, et cette femme est venue me surveiller jus-qu’aux toilettes. Qu’est-ce que vous racontez ?

– Ne me prends pas trop au sérieux, poursui-vit l’infirmière. C’est un fait, nous n’avons pasbesoin d’exercer un contrôle draconien à causedes somnifères. Tu trembles de froid ?

– Je ne sais pas. Je pense que ce doit être moncœur.

– Va faire un tour, si tu veux.– A vrai dire, j’aurais bien aimé jouer du

piano.– Le salon est isolé, et ton piano ne dérangera

personne. Joue si tu en as envie. »Le tremblement de Veronika se transforma en

sanglots faibles, timides et contenus. Elle se

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laissa glisser par terre et posa la tête sur lesgenoux de la femme sans cesser de pleurer.

L’infirmière posa son livre, caressa les che-veux de la jeune fille, laissant la vague de tris-tesse qui la submergeait disparaître d’elle-même.Elles restèrent toutes les deux ainsi une demi-heure ou presque : l’une pleurait sans dire pour-quoi, l’autre la consolait sans connaître la raisonde son chagrin.

Enfin les sanglots s’apaisèrent. L’infirmière seleva, prit Veronika par le bras et la conduisitjusqu’à la porte.

« J’ai une fille de ton âge. Quand tu es arrivéeici, avec ta perfusion et tous tes tuyaux, j’aiessayé d’imaginer pourquoi une fille jeune etjolie, qui a la vie devant elle, décide de se tuer.

« Bientôt, des histoires ont commencé à cir-culer : la lettre que tu as laissée – dont je n’aijamais cru que c’était le motif réel – et les joursqui te sont comptés à cause d’un problème car-diaque incurable. L’image de ma fille m’obsé-dait : et si elle décidait de faire une chosepareille ? Pourquoi certaines personnes tentent-elles d’aller à l’encontre de l’ordre naturel deschoses, qui est de lutter pour survivre par tousles moyens ?

– C’est pour cela que je pleurais, dit Vero-nika. Quand j’ai avalé les comprimés, je voulais

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tuer quelqu’un que je détestais. Je ne savais pasqu’existaient en moi d’autres Veronika que jepourrais aimer.

– Qu’est-ce qui pousse une personne à sedétester ?

– Peut-être la lâcheté. Ou l’éternelle peur dese tromper, de ne pas faire ce que les autresattendent. Il y a quelques minutes, j’étais insou-ciante, j’avais oublié ma condamnation à mort ;quand j’ai de nouveau compris dans quellesituation je me trouvais, j’ai pris peur. »

L’infirmière ouvrit la porte, et Veronika sortit.

« Elle n’aurait pas dû m’interroger commecela. Que veut-elle, comprendre pourquoi j’aipleuré ? Ne sait-elle pas que je suis une personneabsolument normale, qui partage les désirs et lespeurs de tous, et que ce genre de question, àprésent qu’il est trop tard, me panique ? »

Tandis qu’elle marchait dans les couloirs,éclairés par la même lumière blafarde que cellede l’infirmerie, Veronika se rendait compte qu’ilétait trop tard : elle ne parvenait plus à contrôlersa peur.

« Je dois me contrôler. Je suis une personne quiva jusqu’au bout de tout de ce qu’elle décide. »

Au cours de sa vie, c’était vrai, elle avait menébeaucoup de choses jusqu’à leurs ultimes consé-

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quences, mais seulement des choses sans impor-tance. Il lui était arrivé de prolonger des querellesque des excuses auraient résolues, ou de ne plusappeler un homme dont elle était amoureuseparce qu’elle trouvait cette relation stérile. Elleavait été intransigeante justement concernant cequi était le plus facile : se prouver qu’elle étaitforte et indifférente alors qu’en réalité elle étaitfragile, n’avait jamais réussi à briller dans lesétudes ou dans les compétitions scolaires spor-tives et n’avait pas su maintenir l’harmonie dansson foyer.

Elle avait surmonté ses petits défauts pourmieux se laisser vaincre dans les domaines fon-damentaux. Elle se donnait des allures de femmeindépendante alors qu’elle avait désespérémentbesoin de compagnie. Lorsqu’elle arrivait quel-que part, tous les yeux se tournaient vers ellemais, en général, elle finissait la nuit seule, aucouvent, devant un poste de télévision qui necaptait même pas les chaînes correctement. Elleavait donné à tous ses amis l’impression d’êtreun modèle enviable, et elle avait dépensé le meil-leur de son énergie à s’efforcer d’être à la hau-teur de l’image qu’elle s’était fabriquée.

C’est pour cette raison qu’elle n’avait plusassez de forces pour être elle-même – une per-sonne qui, comme tout le monde, avait besoin

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des autres pour être heureuse. Mais les autresétaient tellement difficiles à comprendre ! Ilsavaient des réactions imprévisibles, ils s’entou-raient de défenses, comme elle ils manifestaientde l’indifférence à tout. Lorsqu’ils rencontraientquelqu’un de plus ouvert à la vie, ou bien ils lerejetaient instantanément, ou bien ils le faisaientsouffrir, le jugeant inférieur et « ingénu ».

Très bien : elle avait peut-être impressionnébeaucoup de gens par sa force et sa détermina-tion, mais à quel stade était-elle arrivée ? Levide. La solitude complète. Villete. L’anticham-bre de la mort.

Le remords d’avoir tenté de se suicider resur-git, et Veronika le repoussa de nouveau ferme-ment, car à présent elle éprouvait un sentimentqu’elle ne s’était jamais autorisée à éprouver : lahaine.

La haine. Elle aurait pu toucher l’énergie des-tructrice qui émanait de son corps – presqueaussi concrète que des murs, des pianos, ou desinfirmières. Elle laissa sourdre le sentiment, sansse préoccuper de savoir s’il était bon ou pas –elle en avait assez du contrôle de soi, desmasques, des attitudes convenables. Pour lesdeux ou trois jours qu’il lui restait à vivre, Vero-nika voulait être totalement inconvenante.

Elle avait commencé par gifler un homme plusâgé qu’elle, elle avait perdu son calme avec

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l’infirmier, elle avait refusé de se montrer sym-pathique et de bavarder avec les autres quandelle voulait rester seule, et maintenant elle étaitsuffisamment libre pour ressentir la haine – etassez intelligente, toutefois, pour ne pas semettre à tout casser autour d’elle, et devoir pas-ser la fin de sa vie dans un lit, abrutie par dessédatifs.

A cet instant elle détesta tout ce qu’elle pou-vait : elle-même, le monde, la chaise qui se trou-vait devant elle, le radiateur cassé dans un descouloirs, les gens irréprochables, les criminels.Elle était internée dans un hôpital psychiatrique,et elle pouvait sentir des choses que les êtreshumains se cachent à eux-mêmes – parce quenotre éducation nous apprend uniquement àaimer, à accepter, à chercher des issues, à éviterle conflit. Veronika haïssait tout, mais surtout lafaçon dont elle avait mené sa vie sans jamaisdécouvrir les centaines de Veronika qui habi-taient en elle, et qui étaient intéressantes, folles,curieuses, courageuses, prêtes à prendre desrisques.

A un moment donné, elle éprouva aussi de lahaine pour la personne qu’elle aimait le plus aumonde : sa mère. La parfaite épouse qui travail-lait le jour et faisait la vaisselle le soir, sacrifiantsa vie pour que sa fille reçoive une bonne éduca-

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tion, apprenne à jouer du piano et du violon,s’habille comme une princesse, achète des tenniset des chaussures de marque, pendant qu’elle-même raccommodait la vieille robe qu’elle por-tait depuis des lustres.

« Comment puis-je haïr quelqu’un qui ne m’adonné que de l’amour ? » pensa Veronika, trou-blée, et désireuse de corriger ses sentiments.Mais il était trop tard, la haine était libérée, elleavait ouvert les portes de son enfer personnel.Elle haïssait l’amour qui lui avait été donné– parce qu’il ne demandait rien en échange –, cequi est absurde, irréaliste, contraire aux lois dela nature.

Cet amour avait réussi à l’emplir de culpabi-lité et lui avait donné envie de correspondre à sesattentes, même si cela impliquait de renoncer àtout ce qu’elle avait rêvé de devenir. Cet amouravait tenté de lui cacher, pendant des années, lesdéfis de l’existence et la pourriture du monde,ignorant qu’un jour elle les découvrirait etn’aurait aucune défense pour les affronter.

Et son père ? Elle haïssait aussi son père.Contrairement à sa mère qui travaillait sansrépit, il savait vivre, il l’emmenait dans les barset au théâtre, ils s’amusaient ensemble et, quandil était encore jeune, elle l’avait aimé en secret,comme on aime non pas un père, mais un

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homme. Elle le haïssait d’avoir toujours été aussicharmant et aussi chaleureux avec tout lemonde, sauf avec sa mère, la seule qui le méritaitréellement.

Elle haïssait tout. La bibliothèque avec sonamoncellement de livres pleins d’explications surla vie, le collège où elle avait été obligée de gas-piller des nuits entières à apprendre l’algèbre,bien qu’elle ne connût personne – à l’exceptiondes professeurs et des mathématiciens – qui eûtbesoin de l’algèbre pour être plus heureux. Pour-quoi lui avait-on fait étudier autant d’algèbre etde géométrie, et cette montagne de disciplinesabsolument inutiles ?

Veronika poussa la porte du salon et, arrivéedevant le piano, souleva le couvercle. Elle frappade toutes ses forces sur le clavier. Un accord fou,décousu, irritant, fit écho dans la pièce vide, secogna contre les murs et revint à ses oreilles sousla forme d’un son aigu qui semblait lui écorcherl’âme. Mais c’était alors la plus fidèle image deson âme.

Elle se remit à frapper les touches et, de nou-veau, les notes dissonantes se réfléchirent detoute part.

« Je suis folle. Je peux faire cela. Je peux haïr,et je peux frapper sur le piano. Depuis quand

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les malades mentaux savent-ils ordonner lesnotes ? »

Elle tapa ainsi une, deux, dix, vingt fois et,chaque fois, sa haine semblait diminuer, jus-qu’au moment où elle disparut complètement.

Alors, une paix profonde inonda Veronika, etelle retourna regarder le ciel étoilé par la fenêtre,la lune dans son premier quartier – sa préférée –qui emplissait la pièce d’une douce lumière. Il luivint de nouveau l’impression que l’Infini etl’Eternité marchaient main dans la main et qu’ilsuffisait de contempler l’un, l’Univers sanslimites, pour sentir la présence de l’autre, leTemps infini, immobile, ancré dans le Présentqui contient tous les secrets de la vie. Entrel’infirmerie et le salon, elle avait pu haïr si vio-lemment et si intensément qu’elle n’avait plus derancune dans le cœur. Elle avait laissé les senti-ments négatifs, réprimés durant des années,remonter enfin à la surface. Et maintenantqu’elle les avait éprouvés, ils n’étaient plusnécessaires, ils pouvaient disparaître.

Elle demeura silencieuse, vivant l’instant pré-sent, laissant l’amour emplir l’espace que lahaine avait abandonné. Quand elle sentit que lemoment était venu, elle se tourna vers la lune et

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interpréta une sonate en son honneur, avec laconscience que celle-ci l’écoutait, qu’elle étaitfière, et que cela suscitait la jalousie des étoiles.Alors elle joua un morceau en faveur des étoiles,un autre pour le parc, et un troisième destinéaux montagnes invisibles dans la nuit, mais dontelle devinait la présence.

Au beau milieu du deuxième morceau, un fouapparut, Eduard, un schizophrène pour lequel iln’y avait aucun espoir de guérison. Loin des’effrayer de sa présence, Veronika sourit et, à sagrande surprise, il lui rendit son sourire.

La musique pouvait aussi pénétrer dans sonunivers reculé, plus lointain que la lune, etaccomplir des miracles.

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« Il faut que j’achète un nouveau porte-clefs »,se dit le Dr Igor tout en ouvrant la porte de soncabinet de consultation à l’hospice de Villete.Celui-ci partait en morceaux, et le minusculeécusson en métal qui le décorait venait de tom-ber par terre.

Le Dr Igor se baissa et le ramassa. Qu’allait-il faire de cet écusson aux armes de Ljubljana ?Le mieux était de le jeter à la poubelle. Il pou-vait aussi le faire réparer. Ou encore l’offrir àson petit-fils en guise de jouet. Ces deux der-nières hypothèses lui paraissaient égalementabsurdes ; un porte-clefs ne coûtait pas trèscher, et son petit-fils ne s’intéressait pas dutout aux écussons – il passait son temps àregarder la télévision ou à s’amuser avec desjeux électroniques importés d’Italie. Tout demême, il ne le jeta pas ; il le mit dans sa

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poche, et déciderait plus tard de ce qu’il enferait.

C’est précisément pour cette raison qu’il étaitdirecteur d’hôpital psychiatrique, et non pas unde ses malades : parce qu’il réfléchissait long-temps avant de prendre une décision.

Il alluma l’interrupteur – c’était l’hiver, et lejour se levait de plus en plus tard. L’absence delumière était, avec les déménagements ou lesdivorces, l’une des causes principales de l’aug-mentation du nombre de dépressions. Le Dr Igorsouhaitait ardemment l’arrivée du printemps,qui résoudrait la moitié de ses problèmes.

Il regarda l’emploi du temps de la journée. Ildevait examiner les mesures à prendre pour nepas laisser Eduard mourir de faim ; sa schizo-phrénie le rendait imprévisible et, à présent, ilavait totalement cessé de se nourrir. Le Dr Igoravait déjà prescrit une alimentation par intra-veineuse, mais il ne pouvait maintenir ce régimeindéfiniment. Eduard avait vingt-huit ans, ilétait vigoureux et, malgré les perfusions, il fini-rait par maigrir jusqu’à devenir squelettique.

Le père d’Eduard était l’un des ambassadeursles plus célèbres de la jeune république slovène,l’un des artisans des délicates négociations quiavaient été menées avec la Yougoslavie au débutdes années 90. Quelle serait sa réaction ? Finale-

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ment, cet homme avait réussi à travailler durantdes années dans l’intérêt de Belgrade, il avaitsurvécu à ses détracteurs – qui l’accusaientd’avoir servi l’ennemi – et appartenait toujoursau corps diplomatique, comme représentant tou-tefois d’un pays différent. C’était un hommepuissant et influent, que tout le monde craignait.

Le Dr Igor s’inquiéta un instant – comme,auparavant, il s’était inquiété pour l’écusson deson porte-clefs –, mais il chassa aussitôt cettepensée de son esprit : pour l’ambassadeur, peuimportait que son fils ait belle ou vilaine appa-rence ; il n’avait pas l’intention de l’emmenerdans les cérémonies officielles, et ne désirait pasqu’il l’accompagnât dans les endroits où il étaitdésigné comme représentant officiel du gouver-nement. Eduard était à Villete, et il y resterait àtout jamais, pendant que son père continuerait àgagner des sommes colossales.

Le Dr Igor décida qu’il supprimerait l’ali-mentation par intraveineuse et laisserait Eduards’amaigrir jusqu’à ce qu’il ait, de lui-même, enviede manger. Si la situation empirait, il ferait unrapport et rejetterait la responsabilité sur leconseil de médecins qui administrait Villete. « Situ ne veux pas t’attirer d’ennuis, partage toujoursla responsabilité », lui avait enseigné son père, luiaussi médecin, et qui avait eu bien des morts surles bras, mais aucun problème avec les autorités.

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Une fois prescrite l’interruption du traitementd’Eduard, le Dr Igor passa au cas suivant : lerapport disait que la patiente Zedka Mendelavait terminé sa période de soins et pouvait rece-voir son bulletin de sortie. Le praticien voulaits’en assurer par lui-même ; rien de pire pour unmédecin que de recevoir des réclamations de lafamille des malades qui passaient par Villete. Etcela arrivait fréquemment car, après un séjourdans un hôpital psychiatrique, le patient parve-nait rarement à se réadapter à la vie normale.

Ce n’était pas la faute de cet hospice. Nid’aucun des établissements disséminés – le bonDieu seul savait où – aux quatre coins du monde,où le problème de la réadaptation des internés seposait de façon cruciale. De même que la prisonne corrigeait jamais le prisonnier mais lui appre-nait seulement à commettre davantage de crimes,de même dans les hôpitaux psychiatriques lesmalades s’habituaient à un univers totalementirréel, où tout était permis et où personne n’avaità répondre de ses actes.

De sorte qu’il restait une seule issue : décou-vrir le traitement de la démence. Le Dr Igors’était engagé à corps perdu dans cette voie et ilpréparait une thèse qui allait révolutionner le

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milieu psychiatrique. Dans les asiles, les maladestemporaires qui fréquentaient des patients irré-cupérables entraient dans un processus de dégé-nérescence sociale qu’il était par la suiteimpossible de stopper. Cette Zedka Mendel fini-rait par revenir à l’hospice, de son plein gré cettefois, se plaignant de maux fictifs, uniquementpour retrouver des gens qui semblaient lacomprendre mieux que le monde extérieur ne lefaisait.

Mais s’il découvrait le moyen de combattre leVitriol – selon lui, le poison responsable de lafolie –, le nom du Dr Igor entrerait dans l’his-toire, et la Slovénie serait définitivement placéesur la carte. Cette semaine, une chance lui étaittombée des cieux en la personne d’une suicidéepotentielle, et il n’avait pas l’intention de laisserpasser une telle occasion, pas pour tout l’or dumonde.

Le Dr Igor se réjouit. Bien que, pour des rai-sons économiques, il fût encore obligé d’appli-quer des traitements que la médecine avaitcondamnés depuis longtemps – le choc insuli-nique, par exemple –, toujours pour des motifsfinanciers Villete innovait dans le traitementpsychiatrique. Non seulement le Dr Igor dispo-

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sait de temps et d’éléments pour ses recherchessur le Vitriol, mais il comptait encore sur l’appuides patrons pour maintenir à l’asile le groupeappelé la Fraternité. Les actionnaires de l’insti-tution avaient permis que fût toléré – pas encou-ragé, notez-le bien, mais toléré – un internementplus long qu’il n’était nécessaire. Leur argumentétait que, pour des raisons d’humanité, on devaitdonner aux malades récemment guéris la possi-bilité de décider quel était pour eux le meilleurmoment de se réinsérer dans la société ; ainsi ungroupe avait-il décidé de demeurer à Villete,comme dans un bon hôtel, ou un club où se réu-nissent des personnes ayant des affinités. Si bienque le Dr Igor parvenait à maintenir dans unmême lieu des fous et des individus sains, et fai-sait en sorte que les derniers exercent uneinfluence positive sur les premiers. Pour éviterque les choses ne dégénèrent et que les fous nefinissent par contaminer ceux qui étaient guéris,tous les membres de la Fraternité devaient sortirde l’établissement au moins une fois par jour.

Le médecin savait que les motifs avancés parles actionnaires pour autoriser la présence depatients guéris à l’intérieur de l’asile – par« humanité », affirmaient-ils – n’étaient qu’uneexcuse. Ils craignaient en réalité qu’il n’y eût pasà Ljubljana, la charmante petite capitale de la

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Slovénie, assez de fous fortunés pour subveniraux frais qu’engendrait cette structure moderneet coûteuse. En outre, le système de santépublique comptait des asiles de premier ordre, cequi plaçait Villete en position désavantageuse.

Lorsque les actionnaires avaient fait trans-former l’ancienne caserne en hospice, leur cibleétait les hommes et les femmes susceptiblesd’être touchés par la guerre. Mais, contrairementà toutes leurs prévisions et leurs espérances, laguerre avait duré fort peu de temps. Plus tard,ils découvrirent que, selon des études récentesdans le domaine de la santé mentale, les guerresfaisaient certes des victimes, à un degré bienmoindre cependant que la tension, l’ennui, lesmaladies congénitales, la solitude et le rejet.Lorsqu’une collectivité était confrontée à ungrave problème, la guerre par exemple, oul’hyperinflation, ou encore la peste, on notait unfaible accroissement du nombre de suicides etune importante diminution des cas de dépres-sion, de paranoïa, de psychose. Ceux-ci reve-naient à leurs indices habituels dès que ladifficulté avait été surmontée, ce qui indiquait– le Dr Igor le comprenait ainsi – que l’êtrehumain ne s’offre le luxe d’être fou que lorsqueles conditions sont favorables.

Il avait sous les yeux une étude récente pro-venant cette fois du Canada – qu’un journal

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américain venait de reconnaître comme le paysdétenant le niveau de vie le plus élevé dumonde. Le Dr Igor lut :

Selon Statistics Canada, ont déjà souffert d’uncertain type de maladie mentale :

40 % des personnes âgées de 15 à 34 ans ;33 % des personnes âgées de 35 à 54 ans ;20 % des personnes âgées de 55 à 64 ans.On estime que 1 individu sur 5 souffre d’un

certain type de désordre psychiatrique.1 Canadien sur 8 sera hospitalisé au moins

une fois dans sa vie pour troubles mentaux.« Excellent marché, c’est mieux que chez

nous ! se dit-il. Plus les gens peuvent être heu-reux, plus ils sont malheureux. »

Il analysa encore quelques cas, pesant soi-gneusement ceux qu’il devait présenter au con-seil et ceux qu’il pouvait résoudre seul. Quand ileut terminé, le jour était totalement levé et iléteignit la lampe.

Puis il fit entrer sa première visiteuse, la mèrede cette patiente qui avait tenté de se suicider.

« Je suis la mère de Veronika. Comment vama fille ? »

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Le Dr Igor se demanda s’il devait lui dire lavérité – après tout, il avait une fille du mêmenom –, mais il décida qu’il valait mieux se taire.

« Nous ne savons pas encore, mentit-il. Nousverrons dans une semaine.

– Je ne sais pas pourquoi Veronika a fait cela,reprit en pleurant la femme qui se tenait devantlui. Nous sommes des parents très affectueux,nous avons tenté de lui donner, au prix degrands sacrifices, la meilleure éducation pos-sible. Même si nous avions quelques problèmesconjugaux, nous avons gardé notre famille unie,comme un exemple de persévérance face àl’adversité. Elle a un bon emploi, elle n’est paslaide, et pourtant...

– ... et pourtant, elle a tenté de se tuer, inter-vint le Dr Igor. Ne soyez pas surprise, madame,c’est ainsi. Les gens sont incapables de compren-dre le bonheur. Si vous le désirez, je peux vousmontrer les statistiques du Canada.

– Du Canada ? »La femme lui jeta un regard étonné.Constatant qu’il avait réussi à la distraire,

le Dr Igor poursuivit : « Regardez, vous venezjusqu’ici non pas pour savoir comment va votrefille, mais pour vous excuser du fait qu’elleait tenté de commettre un suicide. Quel âge a-t-elle ?

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– Vingt-quatre ans.– C’est donc une femme mûre, éveillée, qui

sait déjà très bien ce qu’elle désire et qui estcapable de faire des choix. Quel rapport celaa-t-il avec votre mariage, ou avec votre sacrificeet celui de votre mari ? Depuis combien de tempsvit-elle seule ?

– Six ans.– Vous voyez ! Indépendante jusqu’au fond

de l’âme. Et pourtant, parce qu’un médecinautrichien – le Dr Sigmund Freud, je suis certainque vous avez déjà entendu parler de lui – adécrit dans ses ouvrages des relations malsainesentre parents et enfants, aujourd’hui encore toutle monde se sent coupable de tout. Les Indienspensent-ils que le fils qui est devenu assassin estune victime de l’éducation de ses parents ?Répondez-moi.

– Je n’en ai pas la moindre idée », répondit lafemme, que le médecin surprenait de plus enplus. Peut-être avait-il été contaminé par sespropres patients.

« Eh bien, je vais vous donner la réponse,reprit le Dr Igor. Les Indiens pensent quel’assassin est coupable, et non la société, ou sesparents, ou ses ancêtres. Un Japonais commet-ilun suicide parce qu’un de ses enfants a décidéde se droguer et de tirer des coups de feu dans la

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rue ? La réponse est encore : non ! Et remarquezbien, les Japonais, pour autant que je sache, sesuicident pour n’importe quoi. L’autre jour, j’aimême lu dans le journal qu’un jeune garçons’était tué parce qu’il avait échoué à son examend’entrée à la faculté.

– Est-ce que je peux parler à ma fille ?demanda la femme, qui se moquait éperdumentdes Japonais, des Indiens ou des Canadiens.

– Tout de suite, répondit le Dr Igor, un peuirrité par cette interruption. Mais d’abord, jeveux que vous compreniez ceci : excepté quel-ques cas pathologiques graves, les gens devien-nent fous quand ils essaient d’échapper à laroutine. Avez-vous compris ?

– J’ai très bien compris. Et si vous pensez queje ne serai pas capable de m’occuper d’elle, vouspouvez être tranquille : je n’ai jamais tenté dechanger ma vie.

– C’est bien. » Le Dr Igor manifestait un cer-tain soulagement. « Avez-vous déjà imaginé unmonde où nous ne serions pas obligés de répéterla même chose tous les jours de notre vie ? Sinous décidions, par exemple, de ne manger qu’àl’heure où nous avons faim, comment s’organise-raient les maîtresses de maison et les restau-rants ? »

« Il serait plus normal de ne manger quelorsque nous avons faim », songea la femme, qui

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garda le silence de peur qu’on ne l’empêchât deparler à Veronika.

« Ce serait une gigantesque confusion, admit-elle. Je suis maîtresse de maison, je sais de quoije parle.

– Alors nous mangeons au petit déjeuner, audéjeuner, au dîner. Nous devons nous réveillertous les jours à une heure déterminée, et nousreposer une fois par semaine. Il y a Noël pouroffrir des cadeaux, Pâques pour passer troisjours au bord du lac. Seriez-vous contente sivotre mari, pris d’un subit accès de passion,décidait de faire l’amour dans le salon ? »

« De quoi cet homme parle-t-il ? Je suis venuevoir ma fille ! »

« Je serais attristée, répondit-elle avec pru-dence, espérant ne s’être pas trompée.

– Très bien, vociféra le Dr Igor. On faitl’amour dans un lit. Sinon, on donne le mauvaisexemple et on sème l’anarchie.

– Puis-je voir ma fille ? » glissa la femme pourclore la discussion.

Le Dr Igor se résigna ; cette paysanne necomprendrait jamais de quoi il parlait, elle sefichait de débattre de la folie d’un point de vuephilosophique, même si elle savait que sa filleavait fait une tentative de suicide et était tombéedans le coma.

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Il appuya sur une sonnette et sa secrétaireentra.

« Faites appeler la petite du suicide, ordonna-t-il. Celle qui a écrit aux journaux en expliquantqu’elle se tuait pour montrer où se trouvait laSlovénie. »

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« Je ne veux pas la voir. J’ai coupé tous les liensqui me rattachaient au monde. »

Veronika avait eu du mal à prononcer cesmots au beau milieu du salon, en présence detous les malades. Mais l’infirmier non plusn’avait pas été très discret, il l’avait prévenue àvoix haute que sa mère l’attendait, comme si cesujet intéressait tout le monde.

Elle ne voulait pas voir sa mère, cette ren-contre ne servirait qu’à les faire souffrir toutesles deux. Il valait mieux que sa mère la consi-dérât comme morte ; Veronika avait toujoursdétesté les adieux.

L’homme repartit par où il était venu, et ellese replongea dans la contemplation des mon-tagnes. Le soleil était enfin de retour – elle lesavait depuis la nuit précédente, car la lune le luiavait confié pendant qu’elle jouait du piano.

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« Non, je suis folle, je perds le contrôle de moi.Les astres ne parlent pas, sauf à ceux qui sedisent astrologues. Si la lune s’est entretenueavec quelqu’un, c’est avec ce schizophrène. »

Elle sentit soudain un point dans la poitrine,et son bras s’engourdit. Veronika vit le plafondtourner : une crise cardiaque !

Elle éprouva une sorte d’euphorie, comme sila mort la libérait de la peur de mourir. Dans uninstant, tout serait fini ! Peut-être ressentirait-elle une certaine douleur, mais que représen-taient cinq minutes d’agonie en échange d’uneéternité de silence ? Sa seule réaction fut de fer-mer les yeux : ce qui lui faisait le plus horreur,c’était de voir, dans les films, les morts les yeuxgrands ouverts.

Mais la crise cardiaque était bien différente dece que Veronika avait imaginé ; sa respirationdevint difficile et, horrifiée, elle découvrit qu’elleétait sur le point de connaître l’expériencequ’elle redoutait le plus : l’asphyxie. Elle allaitmourir comme si elle était enterrée vivante, ouattirée brutalement vers le fond de la mer.

Elle chancela, tomba, sentit un coup violentcontre son visage, fit un effort colossal pour res-pirer – mais l’air ne pénétrait pas dans ses pou-mons. Pis que tout, la mort ne venait pas.Veronika était totalement consciente de ce qui se

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passait autour d’elle, elle percevait encore lescouleurs et les formes. Elle avait seulement dumal à entendre ce que disaient les autres – leurscris et leurs exclamations semblaient lointains,comme s’ils venaient d’un autre monde. Hormiscela, tout était réel : son souffle était bloqué, ilavait simplement cessé d’obéir à ses poumons età ses muscles, mais elle ne perdait toujours pasconscience.

Elle sentit que quelqu’un la soulevait et laretournait sur le dos. Désormais, elle ne contrô-lait plus le mouvement de ses yeux, et ils tour-noyaient dans leurs orbites, envoyant à soncerveau des centaines d’images, la sensation desuffocation se mêlant à la plus complète confu-sion visuelle.

Peu à peu les images elles aussi devinrent loin-taines, et quand l’agonie atteignit son pointculminant, l’air s’engouffra enfin dans sa cagethoracique avec un bruit terrible qui paralysad’effroi tous les occupants de la salle.

Veronika se mit à vomir de façon convulsive.Après que l’on eut frôlé la tragédie, quelquesfous se mirent à rire de la scène, et elle se sentithumiliée, perdue, incapable de réagir.

Un infirmier se précipita et lui fit une piqûreau bras.

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« Calmez-vous. C’est fini.– Je ne suis pas morte ! hurla-t-elle tout en se

traînant vers les autres pensionnaires et en souil-lant le sol de ses vomissures. Je suis toujoursdans ce sale hospice, obligée de vivre parmivous ! Je meurs de mille morts chaque jour,chaque nuit, sans que personne ait pitié demoi ! »

Elle se tourna vers l’infirmier, lui arracha laseringue et la jeta en direction du jardin.

« Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi nem’injectez-vous pas du poison puisque voussavez que je suis déjà condamnée ? Où sont vossentiments ? »

Incapable de se contrôler plus longtemps, elles’assit de nouveau par terre et pleura de façoncompulsive, criant, sanglotant bruyamment, tan-dis que certains malades riaient et critiquaient sesvêtements tachés.

« Donnez-lui un calmant, lança un médecin ense précipitant dans la salle. Contrôlez la situa-tion ! »

Mais l’infirmier était paralysé. Le praticienressortit et revint avec deux infirmiers et unenouvelle seringue. Les hommes s’emparèrent dela créature hystérique qui se débattait au milieude la pièce, tandis que le médecin injectait le cal-mant jusqu’à la dernière goutte dans la veined’un bras barbouillé de vomissures.

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Elle se trouvait dans le cabinet de consultationdu Dr Igor, couchée sur un lit recouvert d’undrap frais d’un blanc immaculé.

Il écoutait les battements de son cœur. Elle fitsemblant d’être encore endormie, mais quelquechose en elle avait dû changer car le médecinparla avec la certitude d’être entendu :

« Sois tranquille. Avec la santé que tu as, tupeux vivre centenaire. »

Veronika ouvrit les yeux. Quelqu’un lui avaitmis des vêtements propres. Etait-ce le Dr Igor ?L’avait-il vue nue ? Son esprit fonctionnait avecdifficulté.

« Qu’avez-vous dit ?– Je t’ai dit de ne pas t’inquiéter.– Non. Vous avez dit que j’allais vivre cent

ans. »Le médecin se dirigea vers son bureau.

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« Vous avez dit que j’allais vivre cent ans,insista Veronika.

– En médecine, rien n’est jamais sûr, sedéroba le Dr Igor. Tout est possible.

– Comment va mon cœur ?– Rien de nouveau. »Alors, il ne lui en fallait pas plus. Devant un

cas grave, les médecins disent « Vous vivrez centans », ou « Ce n’est rien de sérieux », ou « Vousavez un cœur et une tension de jeune homme »,ou encore « Nous devons refaire les examens ».On dirait qu’ils ont peur que le patient ne démo-lisse tout dans leur cabinet.

Elle tenta de se lever mais n’y parvint pas ; lapièce s’était mise à tourner.

« Reste allongée encore un peu, jusqu’à ce quetu te sentes mieux. Tu ne me déranges pas. »

« Tant mieux, pensa Veronika. Mais dans lecas contraire ? »

En médecin expérimenté qu’il était, le Dr Igordemeura silencieux quelque temps, feignant des’intéresser aux papiers éparpillés sur son bureau.Quand nous nous trouvons devant une personnequi garde le silence, la situation devient exaspé-rante, tendue, insupportable. Le Dr Igor avaitl’espoir que la jeune fille se mettrait à parler, et

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qu’il pourrait ainsi recueillir de nouvelles don-nées pour sa thèse sur la folie et la méthode desoins qu’il développait.

Mais Veronika ne dit pas un mot.« Peut-être est-elle déjà à un stade très avancé

d’empoisonnement par le Vitriol », songea leDr Igor, cependant qu’il décidait de rompre lesilence.

« Il paraît que tu aimes jouer du piano,commença-t-il, d’un air qui se voulait désin-volte.

– Et les fous aiment m’entendre jouer. Hier, ily en a un qui est resté collé près du piano.

– Oui, Eduard. Il a raconté à quelqu’un qu’ilavait adoré cela. Peut-être va-t-il de nouveaus’alimenter normalement ?

– Un schizophrène qui aime la musique ? Etqui le raconte aux autres ?

– Oui. Et je parie que tu n’as pas la moindreidée de ce que cela signifie. »

Ce médecin, qui, avec ses cheveux teints ennoir, ressemblait plutôt à un patient, avait rai-son. Veronika avait entendu ce mot très souvent,mais elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’ilvoulait dire.

« Cela se soigne ? demanda-t-elle dans l’espoird’en apprendre davantage sur les schizophrènes.

– Cela se contrôle. On ne sait pas encore trèsbien ce qui se passe dans l’univers de la folie :

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tout est récent, et les traitements changent tousles dix ans. Un schizophrène est un être qui adéjà une tendance naturelle à se détacher de cemonde, jusqu’au jour où, après un événement– grave ou superficiel, selon l’histoire de cha-cun –, il se crée une réalité pour lui seul. Le caspeut évoluer jusqu’à une absence totale – quenous appelons catatonie –, ou connaître desaméliorations, ce qui permet au patient de tra-vailler, de mener une vie pratiquement normale.Cela dépend d’une seule chose : le milieu.

– Se crée une réalité pour lui seul, répétaVeronika. Mais qu’est-ce que la réalité ?

– C’est ce que la majorité considère qu’elleest. Ce n’est pas nécessairement le meilleur, ni leplus logique, mais ce qui s’est adapté au désircollectif. Tu vois ce que je porte autour du cou ?

– Une cravate.– C’est cela. Ta réponse est la réponse logi-

que, cohérente, d’une personne normale : unecravate ! Mais un fou dirait que c’est un morceaud’étoffe de couleur, ridicule, inutile, accrochéd’une manière compliquée, qui finit par rendredifficile la respiration et par gêner les mouve-ments de la tête. Si je suis distrait en passantprès d’un ventilateur, je peux mourir étranglépar ce bout de tissu.

« Si un fou me demandait à quoi sert une cra-vate, je devrais répondre : absolument à rien.

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Pas même d’ornement, parce que de nos jourselle est devenue un symbole d’aliénation, depouvoir, ou le signe d’une attitude réservée. Laseule utilité réelle de la cravate, c’est qu’on laretire, sitôt rentré chez soi, pour se donnerl’impression d’être libéré de quelque chose, maison ne sait même pas de quoi.

« Cette sensation de soulagement justifie-t-ellel’existence de la cravate ? Non. Néanmoins, si jedemandais ce que je porte autour du cou à unfou et à une personne normale, celui qui répon-drait : “ Une cravate ” serait considéré commesain. Ce qui importe, ce n’est pas celui qui donneune bonne réponse, mais celui qui a raison.

– D’où vous avez conclu que je n’étais pasfolle, car j’ai donné le nom approprié à l’étoffede couleur. »

« Non, tu n’es pas folle », pensa le Dr Igor, uneautorité en la matière, dont tous les diplômesétaient encadrés et accrochés au mur de soncabinet. Attenter à sa vie était le propre de l’êtrehumain. Il connaissait beaucoup de gens qui lefaisaient, et pourtant ils étaient toujours enliberté, sous l’apparence de l’innocence et de lanormalité, pour la bonne raison qu’ils n’avaientpas choisi la scandaleuse méthode du suicide. Ils

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se tuaient à petit feu, s’empoisonnant au moyende ce que le Dr Igor appelait le Vitriol.

Le Vitriol était un produit toxique dont ilavait identifié les effets au cours de ses conversa-tions avec les hommes et les femmes qu’il avaitrencontrés. Il rédigeait maintenant une thèse surle sujet, thèse qu’il soumettrait pour étude àl’Académie des sciences de Slovénie. C’était lepas le plus important dans le domaine de laconnaissance de la démence, depuis que leDr Pinel avait fait supprimer les chaînes quientravaient les malades, épouvantant le mondede la médecine en affirmant que certains d’entreeux avaient la possibilité de guérir.

De même que la libido – une réaction chimi-que responsable du désir sexuel que le Dr Freudavait reconnue, mais qu’aucun laboratoire n’avaitjamais été capable d’isoler –, le Vitriol était dis-tillé dans l’organisme des êtres humains con-frontés à des situations suscitant la peur. Mêmes’il passait encore inaperçu lors des examensmodernes de spectrographie, on le reconnaissaitfacilement à sa saveur, qui n’était ni sucrée nisalée, mais amère. Découvreur encore méconnude ce poison mortel, le Dr Igor l’avait baptisé dunom d’un poison fort utilisé autrefois par lesempereurs, les rois et les amants de toute sorte,lorsqu’ils avaient besoin d’éloigner définitive-

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ment un gêneur. Merveilleuse époque que celle-là ! En ce temps-là, on vivait et l’on mouraitavec romantisme. L’assassin conviait sa victimeà un superbe dîner, le serviteur entrait, tenantdeux belles coupes, dont l’une contenait le vitriolmélangé à la boisson. Les gestes de la victimefaisaient naître une immense émotion – elle pre-nait la coupe, prononçait quelques mots, douxou agressifs, buvait comme s’il s’agissait d’undélicieux breuvage, lançait un regard étonné àl’amphitryon et s’écroulait, foudroyée !

Mais on avait remplacé ce poison, aujourd’huicoûteux et difficile à dénicher, par des méthodesde suppression plus sûres – les revolvers, les bac-téries, etc. Le Dr Igor, d’un naturel romantique,en avait repris le nom quasi oublié pour baptiserla maladie de l’âme qu’il était parvenu à diag-nostiquer, et dont la découverte allait bientôtstupéfier le monde.

Curieusement, personne n’avait jamais faitallusion au Vitriol comme à un toxique mortel,alors que la plupart des individus atteints identi-fiaient son goût et nommaient ce mode d’empoi-sonnement l’Amertume. Tous les organismescontenaient de l’Amertume en quantité plus oumoins grande, de même que nous sommes tousporteurs du bacille de la tuberculose. Mais cesdeux maladies ne frappent que lorsque le patient

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se trouve affaibli ; quant à l’Amertume, lecontexte favorisant l’apparition de la maladie estle moment où naît la peur de ce qu’on appelle« réalité ».

Certaines personnes, désireuses de se cons-truire un univers dans lequel aucune menaceexterne ne puisse pénétrer, développent exa-gérément leurs défenses contre l’extérieur – lesétrangers, les lieux nouveaux, les expériencesinconnues – et laissent leur monde intérieurdémuni. C’est alors que l’Amertume commenceà causer des dégâts irréversibles.

La cible principale de l’Amertume (ou duVitriol, ainsi que préférait l’appeler le Dr Igor)était la volonté. Les personnes atteintes de cemal perdaient peu à peu tout désir et, au bout dequelques années, elles ne parvenaient plus à sor-tir de leur univers, car elles avaient dépenséd’énormes réserves d’énergie à bâtir de hautesmurailles pour que la réalité fût conforme à leursdésirs.

A force de se protéger des attaques exté-rieures, elles avaient aussi limité leur développe-ment intérieur. Elles continuaient à se rendre àleur travail, à regarder la télévision, à seplaindre de la circulation et à avoir des enfants,mais tout cela se produisait de façon auto-matique et sans la moindre émotion intérieure,car tout était enfin sous contrôle.

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L’ennui, avec l’empoisonnement par l’Amer-tume, c’était que les passions – la haine,l’amour, le désespoir, l’enthousiasme, la curio-sité – cessaient également de se manifester. Aubout d’un certain temps, il ne restait plus àl’Amer le moindre désir. Il n’avait plus envie nide vivre ni de mourir, et c’était là le problème.

Ainsi, pour les Amers, les héros et les fousétaient toujours fascinants : indifférents au dan-ger, ils n’avaient pas peur de vivre ou de mourir,et, même si tout le monde les avertissait de nepas aller plus loin, ils n’en tenaient pas compte.Le fou se suicidait, le héros s’offrait au martyreau nom d’une cause, tous deux mouraient, et lesAmers passaient des nuits et des jours à com-menter l’absurdité et la gloire de ces destinées.C’était le seul moment où l’Amer avait la forcede franchir sa muraille de défense et de jeter uncoup d’œil à l’extérieur ; mais bien vite il se fati-guait et reprenait sa vie quotidienne.

L’Amer chronique n’avait conscience d’êtremalade qu’une fois par semaine : le dimancheaprès-midi. Comme le travail ou la routine luifaisaient défaut pour alléger ses symptômes, ildevinait alors que quelque chose ne tournait pasrond – puisque la paix de ces après-midi-là était

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infernale, que le temps ne passait pas, et que saconstante irritation se manifestait librement.

Mais le lundi arrivait, et, même s’il pestait den’avoir jamais le temps de se reposer et se plai-gnait que les fins de semaine passent trop vite,l’Amer oubliait aussitôt ses symptômes.

L’unique avantage de cette maladie, du pointde vue social, c’est qu’elle était déjà devenue lanorme ; par conséquent, l’internement n’étaitplus nécessaire, excepté dans les cas où l’intoxi-cation était tellement forte que le comportementdu malade commençait à affecter son entourage.La plupart des Amers pouvaient cependant res-ter dehors sans constituer une menace pour lasociété ou pour autrui, puisque, grâce aux hautesmurailles dont ils s’étaient entourés, ils étaienttotalement isolés du monde, même s’ils sem-blaient en faire partie.

Le Dr Sigmund Freud avait découvert lalibido et le traitement des problèmes qu’ellecause, inventant la psychanalyse. Outre qu’ilavait découvert l’existence du Vitriol, le Dr Igordevait prouver que, dans ce cas également, laguérison était possible. Il voulait laisser son nomdans l’histoire de la médecine, bien qu’il n’eûtaucune illusion quant aux difficultés qu’il lui

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faudrait affronter pour imposer ses idées – les« normaux » étaient satisfaits de leur existence etn’accepteraient jamais de reconnaître leur mala-die, et les « malades », de leur côté, faisaientmarcher une gigantesque industrie d’asiles, delaboratoires, de congrès, etc.

« Je sais que le monde ne reconnaîtra pas toutde suite mes efforts », se dit-il, fier d’êtreincompris. Enfin, c’était la rançon du génie.

« Que vous est-il arrivé ? demanda la jeunefille qui se tenait devant lui. On dirait que vousêtes entré dans l’univers de vos patients. »

Le Dr Igor ignora ce commentaire irrespec-tueux.

« Tu peux partir, maintenant », dit-il.

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Veronika ne savait pas si c’était le jour ou lanuit. Le Dr Igor avait laissé la lumière allumée,mais il faisait cela tous les matins. Cependant,en arrivant dans le couloir, elle vit la lune, et ellese rendit compte qu’elle avait dormi plus long-temps qu’elle ne l’avait imaginé.

Sur le chemin de l’infirmerie, elle remarquaune photo encadrée sur le mur : on y voyait laplace centrale de Ljubljana, sans la statue dupoète Preseren, et des couples qui se prome-naient, probablement un dimanche.

Elle vérifia la date de la photo : été 1910.Eté 1910. Là se trouvaient, capturés à un

moment de leur existence, des gens dont lesenfants et les petits-enfants étaient déjà morts.Les femmes étaient vêtues de lourdes robes, etles hommes portaient tous chapeau, pardessus,

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cravate (étoffe de couleur, auraient dit les fous),guêtres et parapluie sous le bras.

Et la chaleur ? La température devait être lamême que celle des étés actuels, trente-cinqdegrés à l’ombre. Si ces gens avaient vu arriverun Anglais en bermuda et en manches de che-mise, tenue beaucoup plus adaptée à la chaleur,qu’auraient-ils pensé ? « Ce doit être un fou. »

Elle avait parfaitement bien compris ce que leDr Igor avait voulu dire. De la même manière,elle comprenait qu’il y avait toujours eu dans savie beaucoup d’amour, de tendresse, de protec-tion, mais qu’un élément avait manqué pourfaire de tout cela une bénédiction : elle aurait dûêtre un peu plus folle.

Ses parents auraient continué de l’aimer detoute façon, mais elle n’avait pas osé payer leprix de son rêve, de peur de les blesser. Ce rêve,enterré au fond de sa mémoire, se réveillait detemps à autre au cours d’un concert, ou lorsque,par hasard, elle écoutait un bon disque. Maischaque fois elle en éprouvait un sentiment defrustration tellement violent qu’elle préféraitqu’il se rendorme aussitôt.

Depuis son enfance, Veronika connaissait savéritable vocation : être pianiste ! Elle l’avaitsenti dès sa première leçon, à l’âge de douzeans. Devinant son talent, son professeur l’avait

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encouragée à devenir professionnelle. Mais le jouroù, heureuse d’avoir été reçue à un concours,Veronika annonça à sa mère qu’elle allait toutlaisser tomber pour se consacrer au piano,celle-ci la regarda gentiment et lui répondit :« Personne ne gagne sa vie en jouant du piano,ma chérie.

– Mais tu m’as fait prendre des leçons !– Uniquement pour développer tes dons artis-

tiques. Les maris les apprécient, et tu pourrasbriller dans les réceptions. Oublie cette histoirede piano, et fais des études pour devenir avocate :voilà un métier d’avenir. »

Veronika obéit à sa mère, certaine que celle-ciavait suffisamment d’expérience pour compren-dre ce qu’était la réalité. Elle termina ses études,entra à la faculté, en sortit avec un diplôme et debonnes notes, mais ne trouva qu’un emploi debibliothécaire.

« J’aurais dû faire preuve de davantage defolie. » Mais, comme cela arrivait sans doute à laplupart des gens, elle l’avait découvert trop tard.

Elle s’apprêtait à continuer son chemin lorsquequelqu’un la prit par le bras. Le puissant calmantqu’on lui avait administré coulait encore dans sesveines, aussi ne réagit-elle pas quand Eduard, le

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schizophrène, l’entraîna délicatement dans uneautre direction, vers le salon.

La lune était toujours dans son premier quar-tier et Veronika, répondant à la demande silen-cieuse d’Eduard, s’était assise au piano, quandelle entendit une voix provenant du réfectoire :quelqu’un parlait avec un accent étranger, qu’ellene se souvenait pas d’avoir entendu à Villete.

« Je ne veux pas jouer du piano maintenant,Eduard. Je veux savoir ce qui se passe dans lemonde, ce qu’ils racontent à côté, et qui est cetétranger. »

Eduard souriait, peut-être ne comprenait-ilpas un mot de ce qu’elle disait. Mais elle se sou-vint du Dr Igor : les schizophrènes pouvaiententrer et sortir de leur réalité séparée.

« Je vais mourir, poursuivit-elle, dans l’espoirque ses paroles aient un sens pour lui. Les ailesde la mort ont frôlé mon visage aujourd’hui, etelle frappera à ma porte demain, ou un peu plustard. Il ne faut pas que tu t’habitues à écouter lepiano chaque nuit.

« Personne ne doit s’habituer à rien, Eduard.Regarde : je m’étais mise à aimer de nouveau lesoleil, les montagnes, et jusqu’aux problèmes dela vie ; j’avais même admis que si mon existence

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n’avait pas de sens, ce n’était la faute de per-sonne d’autre que moi. Je voulais voir encore laplace de Ljubljana, sentir la haine et l’amour, ledésespoir et l’ennui, toutes ces choses simples,dérisoires, qui font partie du quotidien, maisdonnent son goût à la vie. Si un jour je pouvaissortir d’ici, je me permettrais d’être folle parceque tout le monde l’est. Les pires sont ceux quine savent pas qu’ils le sont, parce qu’ils ne fontque répéter ce que les autres leur ordonnent.

« Mais rien de tout cela n’est possible, tucomprends ? De la même manière, tu ne peuxpas passer tes journées entières à attendre quetombe la nuit et qu’une des pensionnaires semette au piano, parce que tout cela sera bientôtfini. Mon univers et le tien vont s’achever. »

Elle se leva, toucha tendrement le visage dugarçon et gagna le réfectoire.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle se trouvadevant une scène insolite ; on avait repoussétables et chaises contre le mur pour former ungrand espace vide au centre de la pièce. Là, assissur le sol, les membres de la Fraternité écou-taient un homme portant costume et cravate.

« ... Alors ils invitèrent Nasrudin, le grandmaître de la tradition soufie, à donner une confé-rence », disait-il.

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Quand la porte s’ouvrit, toute l’assistancetourna les yeux vers Veronika.

« Asseyez-vous », lui lança l’homme en cos-tume.

Elle s’assit sur le sol, près de Maria, la femmeaux cheveux blancs qui s’était montrée si agres-sive lors de leur première rencontre. A sa grandesurprise, celle-ci l’accueillit avec un sourire.

« Nasrudin fit savoir que la conférence se tien-drait à deux heures de l’après-midi, poursuivitl’homme, et ce fut un succès : les mille placesfurent aussitôt vendues, et près de sept centspersonnes restèrent dehors pour suivre le débatgrâce à un circuit fermé de télévision.

« A deux heures précises, un assistant de Nas-rudin vint annoncer que, pour une raison de forcemajeure, le débat serait retardé. Certains se levè-rent, indignés, demandèrent la restitution de leurargent et partirent. Néanmoins, il restait encorebeaucoup de monde dans la salle et à l’extérieur.

« A partir de quatre heures de l’après-midi, lemaître soufi n’étant toujours pas apparu, lesgens quittèrent peu à peu la salle et réclamèrentle remboursement : la journée de travail se ter-minait, c’était le moment de rentrer chez soi. Asix heures, les mille sept cents spectateurs dudébut n’étaient plus qu’une petite centaine.

« A ce moment, Nasrudin entra. Il paraissaitcomplètement ivre, et il commença à adresser

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des plaisanteries galantes à une belle jeune filleassise au premier rang. La surprise passée, lesassistants s’offusquèrent : comment cet hommepouvait-il se comporter ainsi après les avoir faitattendre pendant quatre heures ? Des murmuresde désapprobation se firent entendre, mais lemaître soufi ne leur prêta aucune attention : ilrépéta, en hurlant, que la jeune fille était sexy, etil lui proposa de l’accompagner lors de sonvoyage en France. »

« Drôle de maître, pensa Veronika. Heureuse-ment que je n’ai jamais cru à ces histoires. »

« Après avoir proféré quelques jurons àl’adresse des protestataires, Nasrudin tenta de selever puis il s’effondra lourdement. Révoltés, lesgens décidèrent de s’en aller, criant que tout celan’était que charlatanisme et menaçant de dénon-cer à la presse ce spectacle dégradant.

« Neuf personnes restèrent dans la salle. Etdès que le groupe d’auditeurs scandalisés eutquitté l’enceinte, Nasrudin se leva ; il était sobre,ses yeux irradiaient la lumière, et il était entouréd’une aura de respectabilité et de sagesse.“ Vous qui êtes ici, c’est vous qui devez m’en-tendre, déclara-t-il. Vous êtes passés par lesdeux épreuves les plus difficiles sur le cheminspirituel : la patience d’attendre le bon moment,et le courage de n’être pas déçus par ce que vous

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trouviez. A vous je vais donner mon enseigne-ment. ”

« Et Nasrudin partagea avec eux quelques-unes des techniques soufies. »

L’homme s’interrompit, puis il tira de sapoche une flûte bizarre.

« Faisons une pause, ensuite nous médite-rons. »

Le groupe se leva. Veronika ne savait quefaire.

« Toi aussi, dit Maria en la prenant par lamain. Nous avons cinq minutes de récréation.

– Je m’en vais. Je ne veux pas déranger. »Maria l’entraîna dans un coin de la pièce.« Tu n’as donc rien appris, même à l’approche

de la mort ? Cesse de penser que tu causes del’embarras, que tu déranges ton prochain ! Sicela ne leur convient pas, les gens n’ont qu’à seplaindre. Et s’ils n’ont pas le courage de seplaindre, c’est leur problème.

– L’autre jour, quand je suis venue vers vous,j’ai fait quelque chose que je n’avais jamais oséfaire.

– Et tu t’es laissé intimider par une simpleplaisanterie de fous. Pourquoi n’es-tu pas alléeplus loin ? Qu’avais-tu à perdre ?

– Ma dignité. J’avais le sentiment que jen’étais pas la bienvenue.

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– Qu’est-ce que la dignité ? Est-ce vouloir quetout le monde te trouve bonne, polie, débordanted’amour pour ton prochain ? Respecte la nature ;regarde plus souvent des documentaires anima-liers, et observe la façon dont les bêtes se battentpour leur territoire. Nous avons tous été contentsde cette gifle que tu as donnée. »

Veronika n’avait plus le temps de lutter pourquelque espace que ce soit, et elle changea desujet ; elle demanda qui était cet homme.

« Tu vas mieux, dit Maria en riant. Tu posesdes questions, sans craindre qu’on te trouveindiscrète. Cet homme est un maître soufi.

– Que veut dire soufi ?– Cela signifie laine. »Veronika ne comprenait pas. Laine ?« Le soufisme est la tradition spirituelle des

derviches. Les maîtres ne cherchent pas à montrercombien ils sont sages, et les disciples, vêtus delaine, dansent, tournoient pour entrer en transe.

– A quoi cela sert-il ?– Je ne sais pas très bien. Mais notre groupe a

décidé de vivre toutes les expériences interdites.Durant toute notre existence, le gouvernementnous a appris que la quête spirituelle n’existaitque pour éloigner l’homme de ses problèmesréels. Maintenant réponds-moi : tu ne trouvespas qu’essayer de comprendre la vie est un pro-blème réel ? »

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En effet, c’en était un. En outre, Veronikan’était plus certaine de ce que signifiait le mot« réalité ».

L’homme en costume – un maître soufi, selonMaria – demanda que tous s’assoient en cercle. Ilprit un vase, en retira toutes les fleurs à l’excep-tion d’une rose rouge, et le plaça au centre dugroupe.

« Regarde ce que nous avons obtenu, ditVeronika à Maria. Un fou a décidé qu’il étaitpossible de créer des fleurs en hiver, et de nosjours on trouve des roses toute l’année, danstoute l’Europe. Crois-tu qu’un maître soufi,avec toute sa connaissance, puisse parvenir aumême résultat ? »

Maria sembla deviner sa pensée.« Garde tes critiques pour plus tard.– J’essaierai, mais il ne me reste que le

présent, d’ailleurs très bref, semble-t-il.– Cela vaut pour tout le monde, et le présent

est toujours très bref, même si certains croientposséder un passé où ils ont accumulé deschoses, et un avenir où ils accumuleront plusencore. A propos, puisque nous parlons duprésent, t’es-tu beaucoup masturbée ? »

Bien que le calmant fît encore son effet, Vero-nika se rappela la première phrase qu’elle avaitentendue à Villete.

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« Quand je suis arrivée à Villete, encore bran-chée sur le respirateur artificiel, j’ai claire-ment entendu quelqu’un me demander si jevoulais être masturbée. Qu’est-ce que ça signi-fie ? Pourquoi ne cesse-t-on de penser à ceschoses-là ici ?

– Ici et dehors. Sauf que nous, nous n’avonspas besoin de nous cacher.

– Est-ce toi qui m’as posé cette question ?– Non, mais je pense que tu devrais savoir

jusqu’où peut aller ton plaisir. La prochaine fois,tu pourras mener ton partenaire jusque-là, aulieu de te laisser guider par lui. Même s’il ne tereste que deux jours à vivre, je pense que tu nedevrais pas quitter cette vie sans savoir jusqu’oùtu aurais pu aller.

– Seulement si mon partenaire est le schizo-phrène qui m’attend pour m’écouter jouer dupiano.

– Au moins, il est joli garçon. »L’homme en costume réclama le silence, inter-

rompant leur conversation. Il ordonna que tousse concentrent sur la rose et se vident l’esprit.

« Les pensées vont revenir, mais efforcez-vousde les en empêcher. Vous avez le choix : dominervotre esprit ou être dominés par lui. Vous avez

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déjà vécu la seconde alternative – vous vous êteslaissé mener par les peurs, les névroses, l’insé-curité – parce que tout homme a cette propen-sion à l’autodestruction.

« Ne confondez pas la folie avec la perte decontrôle. Souvenez-vous que, dans la traditionsoufie, le maître – Nasrudin – est celui que tousappellent fou. Et justement parce que sa ville leconsidère comme dément, Nasrudin a la possibi-lité de dire tout ce qu’il pense et de faire tout cedont il a envie. Il en allait ainsi des bouffons dela cour à l’époque médiévale ; ils pouvaient aler-ter le roi sur tous les périls que les ministresn’osaient pas commenter de crainte de perdreleur charge.

« Il doit en être ainsi pour vous ; soyez fous,mais comportez-vous comme des gens normaux.Courez le risque d’être différents, mais apprenezà le faire sans attirer l’attention. Concentrez-vous sur cette fleur, et laissez se manifester votreMoi véritable.

– Qu’est-ce que le Moi véritable ? » demandaVeronika en lui coupant la parole. Tout lemonde le savait peut-être, mais elle n’en avaitcure : elle devait cesser de se raconter sans cessequ’elle dérangeait les autres.

L’homme parut surpris de cette interruption,mais il répondit : « C’est ce que tu es, et non cequ’on a fait de toi. »

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Veronika décida de faire l’exercice, de seconcentrer au maximum pour découvrir quielle était. Pendant ce séjour à Villete, elle avaitéprouvé des émotions qu’elle n’avait jamaisressenties avec une telle intensité – la haine,l’amour, le désir de vivre, la peur, la curio-sité. Maria avait peut-être raison : connaissait-elle vraiment l’orgasme, ou n’était-elle alléeque jusqu’où les hommes voulaient bien lamener ?

L’homme en costume se mit à jouer de laflûte. Peu à peu, la musique apaisa son âme, etelle réussit à fixer son attention sur la rose.Peut-être était-ce l’effet du calmant, mais le faitest que, depuis qu’elle était sortie du cabinetde consultation du Dr Igor, elle se sentait trèsbien.

Elle savait qu’elle allait mourir : pourquoiavoir peur ? Cela ne l’aiderait en rien et n’empê-cherait pas la crise cardiaque fatale de se pro-duire ; il valait mieux qu’elle profite des jours oudes heures qui lui restaient pour accomplir cequ’elle n’avait jamais fait.

La musique était douce et la lumière blafardedu réfectoire avait créé une atmosphère quasireligieuse. La religion : pourquoi n’essayait-elle

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pas de plonger en elle-même à la recherche de cequi restait de ses croyances et de sa foi ?

Toutefois, comme la musique l’emmenait ail-leurs, Veronika se vida la tête, cessa de réfléchiret se contenta d’être. Elle s’abandonna, contem-pla la rose, comprit qui elle était, aima ce qu’ellevit, et regretta d’avoir agi si hâtivement.

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Une fois la méditation terminée et le maîtresoufi parti, Maria resta un moment dans le réfec-toire à bavarder avec les membres de la Frater-nité. Veronika se plaignit d’être fatiguée ets’éloigna aussitôt. Au bout du compte, le cal-mant qu’elle avait pris le matin était assez puis-sant pour assommer un bœuf, pourtant elle avaittrouvé la force de rester éveillée jusqu’à cetteheure.

« La jeunesse est ainsi, elle établit ses propreslimites sans demander si le corps supporte. Maisle corps supporte toujours. »

Maria n’avait pas sommeil ; elle avait dormitard, puis décidé de faire un tour à Ljubljana,puisque le Dr Igor exigeait des membres de laFraternité qu’ils sortent de Villete chaque jour.

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Elle était allée au cinéma voir un film trèsennuyeux traitant de conflits entre mari etfemme et s’était endormie dans son fauteuil.Etait-ce donc le seul sujet possible ? Pourquoirépéter toujours les mêmes histoires – mari etmaîtresse, mari et femme et enfant malade, mariet femme, maîtresse et enfant malade ? Il y avaitpourtant des choses plus importantes à évoquer.

La conversation dans le réfectoire fut brève ;la méditation avait détendu le groupe, et tousdécidèrent de regagner les dortoirs – à l’excep-tion de Maria qui sortit se promener dans lejardin. En chemin, elle passa par le salon etconstata que la jeune fille n’avait pas encoreréussi à regagner son dortoir : elle jouait pourEduard, le schizophrène, qui avait peut-êtreattendu tout ce temps près du piano. Lesfous étaient comme les enfants, ils ne bou-geaient pas tant que leurs désirs n’étaient passatisfaits.

L’air était glacé. Maria rentra prendre unvêtement chaud et ressortit. Dehors, loin desregards, elle alluma une cigarette. Elle fumasans culpabilité et sans hâte, songeant à la jeunefille, au piano qu’elle entendait, et à la vie horsdes murs de Villete qui restait insupportable-ment difficile pour tous.

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De l’avis de Maria, cette difficulté n’était pasdue au chaos, ou à la désorganisation, ou àl’anarchie, mais à l’excès d’ordre. La société sedotait de plus en plus de règles, de lois pourcontredire les règles, et de nouvelles règles pourcontredire les lois ; cela effrayait les gens, quin’osaient plus dévier de l’invisible règlement quirégissait leur vie.

Maria connaissait bien la question ; avant quesa maladie ne la conduise à Villete, elle avaitexercé pendant quarante ans la profession d’avo-cate. Dès le début de sa carrière, elle avait viteperdu sa vision ingénue de la justice, et elle avaitcompris que les lois n’avaient pas été conçuespour résoudre les problèmes, mais pour prolongerindéfiniment des querelles.

Dommage que Dieu, Allah, Jéhovah – peuimporte le nom qu’on lui donne – n’ait pas vécudans le monde actuel. Si c’était le cas, nousserions tous encore au Paradis, pendant qu’Ilrépondrait à des recours, des appels, des commis-sions rogatoires, des mandats de comparution,des exposés préliminaires, et devrait expliquer aucours d’innombrables audiences pourquoi Il avaitdécidé d’expulser Adam et Eve du Paradis, sim-plement parce qu’ils avaient transgressé une loiarbitraire et sans aucun fondement juridique :l’interdiction de manger du fruit de l’arbre de laconnaissance du Bien et du Mal.

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S’Il ne voulait pas que cela se produise, pour-quoi avait-Il placé cet arbre au milieu du jardin,et non pas hors des murs du Paradis ? Si elleavait été désignée pour assurer la défense ducouple, Maria aurait assurément accusé Dieu de« négligence administrative », car non seulementIl avait planté l’arbre au mauvais endroit, mais ilavait omis de l’entourer d’avertissements ou debarrières, n’adoptant pas les mesures de sécuritéminimales et exposant quiconque au danger.

Maria aurait pu également l’accuser d’« inci-tation au crime » pour avoir attiré l’attentiond’Adam et d’Eve sur l’endroit précis où se trou-vait l’arbre. S’Il n’avait rien dit, des générations etdes générations seraient passées sur cette Terresans que personne s’intéressât au fruit défendu –qui aurait fait partie d’une forêt d’arbres iden-tiques, et par conséquent sans valeur spécifique.

Mais Dieu avait agi autrement : il avait écrit laloi et trouvé le moyen de convaincre quelqu’unde la transgresser dans le seul but d’inventer leChâtiment. Il savait qu’Adam et Eve finiraientpar se lasser de tant de perfection et que, tôt outard, ils mettraient à l’épreuve Sa patience. Ilresta là à attendre, peut-être parce que Luiaussi, le Tout-Puissant, en avait assez que leschoses fonctionnent parfaitement : si Eve n’avaitpas mangé la pomme, que serait-il arrivé d’inté-ressant au cours de ces millions d’années ?

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Rien.Lorsque la loi fut violée, Dieu, le Juge tout-

puissant, feignit encore de poursuivre les fugi-tifs, comme s’Il ne connaissait pas tous lesrefuges possibles. Tandis que les anges regar-daient la scène et s’amusaient de la plaisanterie(pour eux aussi, la vie devait être bien mono-tone, depuis que Lucifer avait quitté le Ciel), Ilse mit à arpenter le jardin en tous sens. Mariaimaginait la merveilleuse séquence que formeraitce passage de la Bible dans un film à suspense :le bruit des pas de Dieu, les regards effrayés ducouple, les pieds qui s’arrêtaient subitementdevant la cachette.

« Où es-tu ? demanda Dieu.– J’ai entendu ton pas dans le jardin, j’ai pris

peur et je me suis caché car je suis nu », réponditAdam, sans savoir que, par ces mots, il sereconnaissait lui-même coupable d’un crime.

Voilà. Grâce à une simple ruse, en faisantsemblant d’ignorer où se trouvait Adam et levéritable motif de sa fuite, Dieu obtint ce qu’Ildésirait. Néanmoins, pour ne laisser aucun douteau parterre d’anges qui assistaient attentivementà l’épisode, Il décida d’aller plus loin.

« Comment sais-tu que tu es nu ? » poursuivitDieu, sachant que cette question ne pouvaitavoir qu’une réponse : « Parce que j’ai mangé le

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fruit de l’arbre qui me permet de le com-prendre. »

Par cette question, Dieu montra à ses angesqu’Il était juste, et qu’Il condamnait le couplesur le fondement de toutes les preuves existantes.Désormais, peu importait que le coupable fût lafemme, et qu’ils implorent d’être pardonnés ;Dieu avait besoin d’un exemple, afin qu’aucunêtre, terrestre ou céleste, n’ait plus jamaisl’audace d’aller à l’encontre de Ses décisions.

Dieu expulsa le couple, ses enfants payèrent àleur tour pour ce crime (comme cela arriveencore de nos jours aux enfants de criminels), etle système judiciaire fut inventé : loi, trans-gression de la loi (logique ou absurde, celan’avait pas d’importance), jugement (où le plushabile triomphait de l’ingénu) et châtiment.

Comme l’humanité tout entière avait étécondamnée sans pouvoir présenter une requêteen révision, les êtres humains décidèrent demettre au point des mécanismes de défense pourle cas où Dieu voudrait de nouveau manifesterSon pouvoir arbitraire. Mais, au cours de millé-naires de travaux, les hommes inventèrent de sinombreux recours qu’ils finirent par en fairetrop, et la justice devint un inextricable maquis

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de clauses, de jurisprudences et de textes contra-dictoires auxquels personne ne comprenait plusrien.

Tant et si bien que, lorsque Dieu changead’avis et envoya Son Fils pour sauver le monde,que se passa-t-il ? Il tomba entre les mains de lajustice qu’Il avait inventée.

Ce maquis de lois avait atteint une telle confu-sion que le Fils finit crucifié. Le procès ne futpas simple : il fut renvoyé de Hanne à Caïphe,des grands prêtres à Pilate, qui prétexta ne pasdisposer de lois suffisantes selon le code romain ;de Pilate à Hérode, lequel, à son tour, alléguaque le code juif ne permettait pas la condamna-tion à mort ; d’Hérode à Pilate encore, qui tentaun nouveau recours, proposant au peuple unarrangement : il fit flageller le Fils et exhiba sesblessures, mais la manœuvre échoua.

Comme les procureurs modernes, Pilate décidad’assurer sa propre promotion aux dépens ducondamné : il offrit d’échanger Jésus contreBarabbas, sachant que la justice, à ce stade,s’était transformée en un grand spectacle quiréclamait une fin en apothéose, avec la mort del’accusé.

Finalement, Pilate recourut à l’article quiaccordait le bénéfice du doute au juge, et nonà celui qui était jugé ; il se lava les mains, ce qui

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signifie « ni oui, ni non ». C’était un artifice deplus pour préserver le système juridique romainsans mettre à mal les bonnes relations avec lesmagistrats locaux, un artifice qui permettait enoutre de faire porter au peuple le poids de ladécision, dans le cas où cette sentence finiraitpar créer des problèmes et où un inspecteurviendrait en personne de la capitale de l’Empirevérifier ce qui se passait.

La justice. Le droit. Ils étaient certes indispen-sables pour venir en aide aux innocents, mais ilsne fonctionnaient pas toujours comme on l’auraitsouhaité. Maria était ravie d’être loin de toutecette confusion, même si cette nuit, en écoutant cemorceau au piano, elle n’était plus aussi sûre queVillete fût pour elle l’endroit indiqué.

« Si je décide de sortir d’ici, plus jamais je neme mêlerai de justice, je ne vivrai plus avec desfous qui se croient normaux et importants, maisdont la seule raison d’être est de rendre tout plusdifficile aux autres. Je serai couturière, brodeuse,je vendrai des fruits devant le théâtre municipal ;j’ai accompli ma part d’inutile folie. »

A Villete on avait le droit de fumer, mais ilétait interdit de jeter sa cigarette sur la pelouse.Maria prit plaisir à faire ce geste interdit, parce

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que l’avantage de se trouver dans cet établisse-ment, c’était que l’on pouvait ne pas respecterles règlements sans avoir à en supporter degraves conséquences.

Maria s’approcha de la porte d’entrée. Le gar-dien – il y avait toujours un gardien ici, aprèstout, c’était la loi – la salua d’un signe de tête etouvrit la porte.

« Je ne vais pas sortir, dit-elle.– C’est beau ce piano, lança le gardien. On

l’entend presque tous les soirs.– Mais bientôt on ne l’entendra plus », répli-

qua-t-elle en s’éloignant rapidement pour ne pasavoir à fournir d’explication.

Elle se rappela la peur qu’elle avait lue dansles yeux de la jeune fille au moment où elle étaitentrée dans le réfectoire.

La peur. Veronika pouvait éprouver de l’an-xiété, de la timidité, de la honte, de l’embarras,mais pourquoi la peur ? Ce sentiment ne se justi-fie que devant une menace concrète, par exem-ple des animaux féroces, des gens armés, untremblement de terre, mais pas devant ungroupe réuni dans un réfectoire.

« Mais l’être humain est ainsi, se consola-t-elle. Il a substitué la peur à presque toutes sesémotions. »

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Et Maria savait de quoi elle parlait. C’étaitprécisément cela qui l’avait menée à Villete : lesyndrome de panique.

Maria gardait dans sa chambre une véritablecollection d’articles sur sa maladie. Aujourd’hui,on abordait le sujet ouvertement et récemmentelle avait même vu, dans une émission à la télé-vision allemande, certaines personnes raconterleur expérience. Dans le même programme, uneétude révélait qu’une partie significative de lapopulation humaine souffre du syndrome depanique, même si la plupart des sujets atteintscherchent à dissimuler leurs symptômes, de peurd’être considérés comme fous.

Mais à l’époque où Maria avait eu sa premièrecrise, rien de tout cela n’était connu.

Ce fut un enfer. « Un véritable enfer », se dit-elle en allumant une autre cigarette.

Le piano résonnait toujours, la petite semblaitavoir suffisamment d’énergie pour passer unenuit blanche.

L’arrivée de cette jeune fille à l’hospice avaitaffecté de nombreux pensionnaires, et Mariaétait de ceux-là. Au début, elle avait cherché à

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l’éviter, craignant de réveiller son envie de vivre ;il valait mieux que Veronika continue de désirerla mort, puisqu’elle ne pouvait plus fuir. LeDr Igor avait laissé courir le bruit que l’état de lapetite se détériorait à vue d’œil, bien qu’on lui fîtencore des piqûres chaque jour, et qu’il étaitimpossible de la sauver.

Les pensionnaires avaient compris le messageet ils se tenaient à distance de la femme condam-née. Mais sans que personne sût exactementpourquoi, Veronika s’était mise à lutter pourvivre. Deux personnes seulement l’approchaient :Zedka, qui allait sortir demain et n’était pasbavarde, et Eduard.

Maria devait avoir une conversation avecEduard : il l’écoutait toujours avec beaucoup derespect. Le garçon ne comprenait-il pas qu’il lafaisait revenir au monde ? Et que c’était la pirechose qu’il pût faire avec une personne sansespoir de salut ?

Elle considéra mille manières de lui expliquerle problème, mais toutes impliquaient de luiinfliger un sentiment de culpabilité, ce qu’elle neferait jamais. Maria réfléchit et décida de laisserles choses suivre leur cours ; elle n’était plus avo-cate, et elle se refusait à donner le mauvaisexemple en créant de nouvelles règles de com-portement en un lieu où devait régner l’anarchie.

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La présence de la jeune fille avait touchébeaucoup de gens ici, et certains étaient prêts àrepenser leur existence. Lors d’une réunion de laFraternité, quelqu’un avait tenté d’expliquer cequi se passait : les décès à Villete survenaientbrusquement, sans laisser à personne le tempsd’y penser, ou au terme d’une longue maladie,quand la mort est toujours une bénédiction. Maisdans le cas de cette jeune fille, le spectacle étaitdramatique, car elle était jeune, elle désirait denouveau vivre, et tout le monde savait quec’était impossible. Certains se demandaient :« Et si cela m’arrivait à moi ? Moi qui ai unechance, est-ce que je la saisis ? »

Quelques-uns n’avaient que faire de la réponse ;ils avaient renoncé depuis longtemps et apparte-naient à un monde sans vie ni mort, sans espaceni temps. Mais d’autres étaient poussés à réflé-chir, et Maria était de ceux-là.

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Veronika cessa de jouer un instant et regardaMaria, là-dehors, qui affrontait le froid de lanuit vêtue d’une simple veste ; cherchait-elle àmourir ?

« Non. C’est moi qui ai voulu me tuer. »Elle retourna s’asseoir au piano. Au cours des

derniers jours de son existence, elle avait enfinréalisé son grand rêve : jouer de toute son âme etde tout son cœur, aussi longtemps qu’elle le dési-rait, aussi fort qu’il lui plaisait. Peu importaitque son seul public fût un garçon schizophrène ;il semblait comprendre la musique, et c’étaittout ce qui comptait.

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Maria n’avait jamais voulu se tuer. Au con-traire, cinq ans plus tôt, dans le cinéma même oùelle s’était rendue aujourd’hui, elle regardaithorrifiée un documentaire sur la misère au Sal-vador, et pensait que sa vie était très importante.A cette époque, alors que ses enfants étaient déjàgrands et bien engagés dans leur carrière profes-sionnelle, elle était décidée à laisser tomberl’ennuyeux et interminable travail du barreaupour consacrer le reste de ses jours à une asso-ciation humanitaire. Les rumeurs de guerrecivile dans le pays augmentaient d’heure enheure, pourtant Maria n’y croyait pas : il étaitimpossible qu’à la fin du XXe siècle la commu-nauté européenne tolère une nouvelle guerre àses portes. A l’autre bout du monde, en revan-che, ce n’étaient pas les tragédies qui man-quaient ; et parmi elles il y avait le Salvador, ses

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enfants mourant de faim dans la rue, obligés dese prostituer.

« Quelle horreur ! » dit-elle à son mari, assisdans le fauteuil voisin.

Il acquiesça d’un signe de tête.Maria reportait la décision depuis longtemps,

mais peut-être était-il temps de lui parler. Ilsavaient déjà reçu de la vie tout le bonheurqu’elle peut offrir : une maison, un travail, debeaux enfants, tout le confort nécessaire, les loi-sirs et la culture. Pourquoi ne ferait-elle pasmaintenant quelque chose pour aider son pro-chain ? Maria avait des contacts à la Croix-Rouge, elle savait que des volontaires étaientdésespérément requis dans de nombreuses par-ties du monde. Elle était fatiguée de la bureaucra-tie et des procès, se sentait incapable d’assisterdes gens qui passaient des années à régler unproblème qu’ils n’avaient pas créé. A la Croix-Rouge au contraire, son travail aurait une utilitéimmédiate. Elle décida que, sitôt sortie ducinéma, elle inviterait son mari à prendre uncafé et qu’elle lui parlerait de son projet.

Sur l’écran, un fonctionnaire du gouverne-ment salvadorien présentait lors d’un discoursassommant des excuses pour quelque injusticecommise. Brusquement, Maria sentit les batte-ments de son cœur s’accélérer. Elle se dit que ce

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n’était rien, que peut-être l’atmosphère étouf-fante du cinéma l’oppressait ; si le symptômepersistait, elle se rendrait au foyer pour respirerun peu. Mais les événements se précipitèrent, soncœur se mit à battre de plus en plus fort et ellecommença à avoir des sueurs froides.

Effrayée, elle tenta de fixer son attention surle film, dans l’espoir de chasser ses appréhen-sions, puis elle constata qu’elle ne parvenait plusà suivre ce qui se passait sur l’écran. Les imagesdéfilaient, les sous-titres étaient lisibles, maiselle, Maria, semblait entrée dans une réalitécomplètement différente, où tout était étranger,déplacé, et appartenait à un monde inconnu.

« Je me sens mal », dit-elle à son mari.Elle s’était efforcée d’éviter ce commentaire,

parce qu’il impliquait d’admettre que quelquechose n’allait pas. Mais il était impossible de ledifférer davantage.

« Allons dehors », répondit-il.Lorsqu’il prit la main de sa femme pour

l’aider à se lever, il la trouva glacée.« Je n’arriverai pas à marcher jusqu’au-dehors.

Je t’en prie, dis-moi ce qui m’arrive. »Son mari s’inquiéta. Le visage de Maria était

couvert de sueur et ses yeux avaient un étrangeéclat.

« Garde ton calme. Je vais sortir et appeler unmédecin. »

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Elle se désespéra. Les mots avaient un sens,mais tout le reste lui semblait menaçant – lecinéma, la pénombre, les gens assis côte à côtedevant un écran brillant.

« Ne me laisse pas seule ici, surtout pas. Jevais me lever et sortir avec toi. Marche lente-ment. »

Ils demandèrent pardon aux spectateurs assisau même rang qu’eux et se dirigèrent vers laporte de sortie au fond de la salle. Le cœur deMaria battait à tout rompre, et elle était certaine,absolument certaine, qu’elle n’arriverait jamaisà quitter ce lieu. Chacun de ses gestes – mettre unpied devant l’autre, demander pardon, s’accro-cher au bras de son mari, inspirer et expirer – luisemblait conscient et réfléchi, et c’était terri-fiant. Jamais, de sa vie, elle n’avait ressenti unetelle peur.

« Je vais mourir dans un cinéma. »Elle crut alors comprendre ce qui lui arrivait,

car des années auparavant l’une de ses amiesétait morte dans un cinéma d’une ruptured’anévrisme.

Les anévrismes cérébraux sont comme desbombes à retardement, de petites varices qui seforment dans les vaisseaux sanguins – commedes bulles dans les pneus usés – et qui peuventdemeurer là sans que rien se produise. On ignore

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que l’on a un anévrisme jusqu’au jour où on ledécouvre par hasard, par exemple à l’occasiond’un scanner du cerveau prescrit pour d’autresraisons, ou lorsqu’il éclate, provoquant un épan-chement de sang ; on tombe alors instantané-ment dans le coma et la mort peut survenirrapidement.

Tandis qu’elle marchait dans l’allée de la salleobscure, Maria songeait à l’amie qu’elle avaitperdue. Mais le plus étrange était la façon dontla rupture d’anévrisme affectait sa perception :elle avait l’impression d’avoir été transportée surune autre planète, où elle voyait chaque chosefamilière comme si c’était la première fois. Et lapeur effroyable, inexplicable, la panique d’êtreseule sur cette planète. La mort.

« Je ne peux pas penser. Je dois faire comme sitout allait bien, et tout ira bien. »

Elle s’efforça d’agir naturellement et, pen-dant quelques secondes, la sensation d’étrangetés’apaisa. Entre le moment où elle avait senti lepremier signe de tachycardie et celui où elleavait atteint la porte, elle avait passé les deuxminutes les plus terrifiantes de sa vie.

Mais quand ils pénétrèrent dans le foyer large-ment éclairé, tout sembla recommencer. Les

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couleurs étaient violentes, les bruits de la rue au-dehors semblaient affluer de toute part, et lesobjets étaient totalement irréels. Elle remarquades détails qu’elle n’avait jamais notés aupara-vant : la netteté de la vision, par exemple, sur laseule petite zone où nous concentrons notreregard, tandis que le reste est totalement flou.

Elle alla plus loin encore : elle savait que toutce qu’elle voyait autour d’elle n’était qu’unescène créée par des impulsions électriques àl’intérieur de son cerveau, utilisant des stimulilumineux qui traversaient un corps gélatineuxappelé « œil ».

Non. Elle ne pouvait pas se mettre à penser àtout cela. Si elle s’engageait dans cette voie, elleallait devenir complètement folle.

A ce moment, la peur de l’anévrisme avait dis-paru. Elle était sortie de la salle de projection etelle était toujours en vie, tandis que son amien’avait même pas eu le temps de bouger de sachaise.

« Je vais appeler une ambulance, dit son mari,en voyant son teint blême et ses lèvres décolo-rées.

– Appelle un taxi », le pria-t-elle, écoutant lessons qui sortaient de sa bouche, consciente de lavibration de chaque corde vocale.

Aller à l’hôpital impliquait d’accepter qu’elleétait vraiment malade : Maria était décidée à lut-

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ter jusqu’à la dernière minute pour que leschoses redeviennent comme avant.

Ils sortirent du foyer, et le froid vif parut pro-duire un effet bénéfique ; Maria retrouva un peule contrôle d’elle-même, bien que la panique, laterreur inexplicable, ne la quittât pas. Pendantque son époux cherchait désespérément un taxi àcette heure de la soirée, elle s’assit sur le trottoiret chercha à ne pas voir ce qu’il y avait autour,parce que les enfants qui jouaient, l’autobus quiroulait, la musique qui provenait d’un parcd’attractions des environs, tout lui paraissaitsurréaliste, effrayant, irréel.

Un taxi se présenta enfin.« A l’hôpital, dit son mari en l’aidant à mon-

ter.– A la maison, pour l’amour de Dieu », sup-

plia-t-elle. Elle ne voulait plus de lieux étran-gers, elle avait désespérément besoin d’objetsfamiliers, connus, capables d’atténuer la peurqu’elle ressentait.

Tandis que le taxi les ramenait chez eux, latachycardie diminua et la température de soncorps redevint normale.

« Je me sens mieux, dit-elle à son mari. C’estsans doute quelque chose que j’ai mangé. »

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Quand ils arrivèrent à la maison, le monderessemblait de nouveau à celui qu’elle connais-sait depuis son enfance. En voyant son mari sediriger vers le téléphone, elle lui en demanda laraison.

« J’appelle un médecin.– Ce n’est pas nécessaire. Regarde-moi, tu

vois bien que je vais mieux. »Son visage avait retrouvé ses couleurs, son

cœur battait normalement, et sa peur incontrô-lable avait disparu.

Maria dormit cette nuit-là d’un sommeillourd, et elle se réveilla avec une certitude :quelqu’un avait mis une drogue dans le caféqu’elle avait bu avant d’entrer dans le cinéma.Tout cela n’était rien d’autre qu’une dangereuseplaisanterie, et elle était prête, en fin d’après-midi, à appeler un procureur et à se rendrejusqu’au bar pour tenter de découvrir l’irrespon-sable auteur de cette idée.

Elle se rendit à son cabinet, expédia quelquesaffaires en instance et se livra aux occupationsles plus diverses. Elle était encore un peueffrayée par l’expérience de la veille et elle vou-lait se prouver à elle-même que cela ne se repro-duirait plus jamais.

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Elle discuta avec un de ses confrères du filmsur le Salvador et mentionna au passage qu’elleétait fatiguée de faire tous les jours la mêmechose.

« L’heure de prendre ma retraite est peut-êtrearrivée.

– Tu es une de nos meilleures collaboratrices,objecta son confrère. Et le droit est l’une desrares professions dans lesquelles l’âge constituetoujours un avantage. Pourquoi ne prends-tupas des vacances prolongées ? Je suis sûr que tureviendrais pleine d’enthousiasme.

– Je veux donner un nouvel élan à ma vie.Vivre une aventure, aider les autres, faire quel-que chose que je n’ai jamais fait. »

La conversation s’arrêta là. Elle descenditjusqu’à la place, déjeuna dans un restaurant pluscher que celui où elle mangeait d’habitude etretourna travailler plus tôt. Ce moment mar-quait le début de sa retraite.

Les autres employés n’étaient pas encore reve-nus, et Maria en profita pour examiner les dos-siers sur son bureau. Elle ouvrit le tiroir pourprendre un stylo qu’elle rangeait d’habitude tou-jours au même endroit, et ne le trouva pas. Pen-dant une fraction de seconde, elle se dit qu’elleavait peut-être un comportement étrange, carelle n’avait pas replacé son stylo là où elle aurait

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dû. Il n’en fallut pas plus pour que son cœur seremette à battre violemment et que la terreur dela nuit précédente revienne de toute sa force.

Maria resta paralysée. Le soleil qui se glissaità travers les persiennes donnait à la pièce un tondifférent, plus vif, plus agressif, et elle avait lasensation qu’elle allait mourir dans la minute.Tout cela lui était totalement étranger, que fai-sait-elle dans ce bureau ?

« Mon Dieu, je ne crois pas en Toi, mais aide-moi. »

Elle eut de nouveau des sueurs froides etcomprit qu’elle ne parvenait pas à contrôler sapeur. Si quelqu’un entrait à ce moment etremarquait son regard effrayé, elle serait perdue.

« De l’air frais. »La veille, l’air frais lui avait permis de se sen-

tir mieux, mais comment atteindre la rue ? Denouveau, elle percevait chaque détail de ce quilui arrivait – le rythme de sa respiration (il yavait des moments où elle sentait que si ellen’inspirait et n’expirait pas volontairement, soncorps serait incapable de le faire par lui-même),le mouvement de sa tête (les images bougeaientcomme sous l’effet d’une caméra de télévisiontournoyante), son cœur battant de plus en plusvite, son corps baigné d’une sueur glacée et pois-seuse.

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Et la terreur. Sans la moindre raison, une peurgigantesque de faire le moindre geste, le moindrepas, de quitter l’endroit où elle était assise.

« Cela va passer. »C’était passé la veille. Mais maintenant, elle

était au bureau, alors que faire ? Elle regardasa montre – un mécanisme absurde de deuxaiguilles tournant autour du même axe, indi-quant une mesure de temps dont personnen’avait jamais expliqué pourquoi elle devait êtrede 12 et non de 10, comme toutes les autresmesures conçues par l’homme.

« Je ne dois pas y penser. Ça me rend folle. »Folle. C’était peut-être le terme approprié

pour désigner ce qui lui arrivait. Rassemblanttoute sa volonté, Maria se leva et marchajusqu’aux toilettes. Heureusement, le bureauétait toujours vide, et elle atteignit le lavabo enune minute, qui lui parut une éternité. Elle selava le visage, et la sensation d’étrangeté décrut,mais la peur était toujours là.

« Cela va passer, se disait-elle. Hier, c’est bienpassé. »

Elle se souvenait que, la veille, la crise avaitduré approximativement trente minutes. Elles’enferma dans les cabinets, s’assit sur la cuvette,la tête entre les jambes. Dans cette position, le sonde son cœur était amplifié et elle se redressa aus-sitôt.

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« Cela va passer. »Elle resta ainsi, pensant qu’elle ne se recon-

naissait plus, qu’elle était irrémédiablement per-due. Elle entendit des pas, des gens qui entraientet sortaient des toilettes, des bruits de robinetsqu’on ouvrait et fermait, des conversationsfutiles sur des banalités. A plusieurs reprises ontenta d’ouvrir la porte de la cabine où elle setrouvait, mais elle murmurait quelque chose, etl’on n’insistait pas. Les chasses d’eau réson-naient dans un fracas effrayant, comme uneforce de la nature susceptible de renverserl’immeuble et d’entraîner tous ses occupants enenfer.

Mais, ainsi qu’elle l’avait prévu, la peur passaet son rythme cardiaque redevint normal. Heu-reusement que sa secrétaire était assez incompé-tente pour n’avoir même pas remarqué sonabsence, sinon tout le bureau se serait précipitédans les toilettes pour lui demander si elle allaitbien.

Quand elle retrouva le contrôle d’elle-même,Maria ouvrit la porte, se lava le visage un longmoment, et retourna à son bureau.

« Vous n’avez pas de maquillage, lui dit unestagiaire. Voulez-vous que je vous prête lemien ? »

Maria ne se donna pas la peine de répondre.Elle prit son sac, ses affaires personnelles, et

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annonça à sa secrétaire qu’elle passerait chez ellele reste de la journée.

« Mais vous avez beaucoup de rendez-vous !protesta cette dernière.

– Tu ne donnes pas d’ordres, tu en reçois.Fais exactement ce que je te demande : annuleces rendez-vous. »

La secrétaire suivit des yeux cette femme avecqui elle travaillait depuis bientôt quatre ans etqui ne s’était jamais montrée grossière. Il devaitse passer quelque chose de très grave : peut-êtrequelqu’un l’avait-il prévenue que son mari étaità la maison avec sa maîtresse et voulait-elle lesurprendre en flagrant délit d’adultère.

« C’est une avocate compétente, elle sait com-ment agir », se dit la secrétaire. Le lendemain,certainement, la dame lui présenterait desexcuses.

Il n’y eut pas de lendemain. Ce soir-là, Mariaeut avec son époux une longue conversation etelle lui décrivit tous les symptômes qu’elle avaitressentis. Ensemble, ils parvinrent à la conclu-sion que les palpitations cardiaques, les sueursfroides, la sensation d’étrangeté, l’impuissance etla perte de contrôle, tout cela se résumait en unseul mot : la peur.

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Ils étudièrent ce qui se passait. Lui pensa à uncancer du cerveau, mais garda le silence. Ellepensa qu’elle avait la prémonition d’un événe-ment terrible et ne dit rien non plus. Ils cher-chèrent un terrain de discussion commun, de lafaçon logique et raisonnable qui sied à des per-sonnes mûres.

« Peut-être serait-il bon de faire des exa-mens. »

Maria accepta, à une condition : personne nedevait rien savoir, pas même leurs enfants.

Le lendemain, elle sollicita auprès du cabinetjuridique un congé sans rémunération de trentejours, qui lui fut accordé. Son mari songea àl’emmener en Autriche où exerçaient d’éminentsspécialistes du cerveau, mais elle refusait dequitter la maison car les crises étaient désormaisplus fréquentes et duraient plus longtemps.

Avec beaucoup de difficultés et force calmants,tous deux se rendirent dans un hôpital de Ljub-ljana, et Maria se soumit à une incroyable quan-tité d’examens. On ne découvrit rien d’anormal,pas même un anévrisme, ce qui la tranquillisapour le reste de son existence.

Mais les crises de panique continuaient. Pen-dant que son époux s’occupait des courses et dela cuisine, Maria faisait dans la maison unménage quotidien et compulsif, pour garder son

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esprit concentré sur autre chose. Elle se mit à liretous les livres de psychiatrie qu’elle trouvait, etpuis s’arrêta parce qu’elle se croyait atteinte detoutes les maladies décrites dans ces ouvrages.

Le plus terrible, c’est que même si les crisesn’étaient plus une nouveauté, elle avait toujoursune sensation d’épouvante, d’étrangeté face à laréalité, et d’incapacité à se contrôler. En outre,elle se sentait coupable envers son mari, obligéde travailler deux fois plus et d’assumer lestâches domestiques, à l’exception du ménage.

Les jours passant, la situation ne s’arrangeaitpas, et Maria se mit à éprouver et à exprimer uneprofonde irritation. Tout lui était prétexte pourperdre son calme et se mettre à crier, ce qui seterminait invariablement par des pleurs irrépres-sibles.

Au bout de trente jours, le confrère de Mariaau cabinet juridique se présenta chez elle. Ilappelait tous les jours, mais elle ne répondait pasau téléphone, ou faisait dire qu’elle était occu-pée. Cet après-midi-là, il sonna à la portejusqu’à ce qu’elle ouvrît.

Maria avait passé une matinée sereine. Elleprépara du thé, ils discutèrent du bureau, et il luidemanda quand elle comptait revenir travailler.

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« Jamais plus. »Il lui rappela leur conversation sur le Salva-

dor.« Tu as toujours donné le meilleur de toi-

même, et tu as le droit de choisir ce que tu veux,dit-il sans la moindre rancune dans la voix. Maisje pense que le travail, dans ces cas-là, estla meilleure de toutes les thérapies. Voyage,découvre le monde, sois utile là où tu penses quel’on a besoin de toi, mais les portes du cabinet tesont ouvertes, et nous attendons ton retour. »

A ces propos, Maria éclata en sanglots, ce quilui arrivait souvent à présent.

Son confrère attendit qu’elle fût calmée. Enbon avocat, il ne lui demanda rien ; il savait qu’ilavait plus de chances d’obtenir une informationen restant silencieux qu’en posant une question.

Et c’est ce qui se produisit. Maria lui racontatoute l’histoire, depuis la scène du cinémajusqu’à ses récentes crises d’hystérie avec sonmari, qui la soutenait tellement.

« Je suis folle.– C’est une possibilité, répondit-il d’un ton

compréhensif et empreint de tendresse. Dans cecas, tu as le choix : te soigner ou rester malade.

– Il n’y a pas de traitement pour ce que je res-sens. Je conserve la maîtrise de mes facultésmentales, et je suis tendue parce que cette situa-

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tion se prolonge depuis très longtemps, mais jen’ai pas les symptômes classiques de la folie – ledétachement de la réalité, l’apathie, ou l’agressi-vité irrépressible. Seulement la peur.

– C’est ce que disent tous les fous : qu’ils sontnormaux. »

Ils rirent tous les deux et elle remplit une autrethéière. Ils parlèrent du temps, du succès del’indépendance de la Slovénie, des tensionscroissantes entre Zagreb et Belgrade. Mariaregardait la télévision toute la journée, et elleétait très bien informée sur tout.

Avant de prendre congé, le confrère revint surle sujet.

« On vient d’ouvrir en ville un hôpital psy-chiatrique financé par des capitaux étrangers,dit-il, où l’on propose des traitements de toutpremier ordre.

– Des traitements pour quoi ?– Des déséquilibres, disons-le ainsi. Et une

peur excessive est un déséquilibre. »Maria promit d’y réfléchir, mais elle ne prit

aucune décision en ce sens. Les crises de paniquecontinuèrent pendant un mois encore, jusqu’aujour où elle comprit que non seulement sa viepersonnelle, mais son mariage s’écroulait. Elleréclama de nouveau des calmants et osa sortir dechez elle pour la deuxième fois en soixante jours.

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Elle prit un taxi et se rendit au nouvel hôpital.En route, le chauffeur lui demanda si elle allaitrendre visite à quelqu’un.

« Il paraît que c’est très confortable, mais ondit aussi que les fous sont furieux, et que les trai-tements comportent des électrochocs.

– Je vais rendre visite à quelqu’un », répliquaMaria.

Une heure d’entretien suffit à Maria pourmettre fin à deux mois de souffrance. Le direc-teur de l’institution – un homme de haute tailleaux cheveux teints en noir qui répondait au nomde Dr Igor – lui expliqua qu’il s’agissait d’un casde syndrome de panique, une maladie récem-ment admise dans les annales de la psychiatrieuniverselle.

« Cela ne veut pas dire que cette maladie soitnouvelle, expliqua-t-il, en veillant à bien sefaire comprendre. Il se trouve que les patientsatteints avaient coutume de la dissimuler, decrainte qu’on les prenne pour des fous. C’estseulement un déséquilibre chimique dans l’orga-nisme, comme la dépression. »

Le Dr Igor rédigea une ordonnance et la priade rentrer chez elle.

« Je ne veux pas rentrer maintenant, réponditMaria. Malgré tout ce que vous m’avez dit, je

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n’aurai pas le courage de sortir dans la rue. Monmariage est devenu un enfer, et je dois aussi per-mettre à mon mari de se remettre de ces moispassés à me soigner. »

Comme il arrivait toujours dans des cas sem-blables puisque les actionnaires voulaient quel’hospice fonctionne à plein rendement, le Dr Igoraccepta l’internement, bien qu’il eût clairementsignifié qu’il n’était pas nécessaire.

Maria reçut la médication adéquate, un suivipsychologique, et ses symptômes diminuèrent,puis disparurent complètement.

Mais pendant ce temps, l’histoire de soninternement se répandit dans la petite ville deLjubljana. Son confrère, ami de longue date,compagnon d’innombrables heures de joie oud’inquiétude, vint lui rendre visite à Villete. Illa félicita pour le courage dont elle avait faitpreuve en acceptant ses conseils et en cher-chant de l’aide. Puis il exposa la raison de savenue : « Peut-être est-il vraiment temps que tuprennes ta retraite. »

Maria comprit ce que recouvraient ces mots :plus personne ne voudrait confier ses affaires àune avocate ayant fait un séjour à l’asile.

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« Tu disais que le travail était la meilleure thé-rapie. Je veux revenir, ne serait-ce que pour unecourte période. »

Elle attendit une réaction, mais il resta silen-cieux. « Tu as toi-même suggéré que je me soigne,reprit-elle. Quand je songeais à la retraite, je pen-sais partir victorieuse, réalisée, et de mon pleingré. Je ne veux pas quitter mon emploi commecela, parce que j’ai subi une défaite. Donne-moiau moins une chance de retrouver l’estime demoi. Alors, je prendrai ma retraite. »

L’avocat se racla la gorge.« Je t’ai suggéré de te soigner, pas de te faire

interner.– Mais c’était une question de survie. Je

n’arrivais plus à sortir dans la rue, et c’en étaitfini de mon mariage ! »

Maria savait qu’elle parlait dans le vide. Ellene parviendrait pas à le dissuader – au bout ducompte, c’était le prestige du cabinet qui était enjeu. Néanmoins, elle fit une dernière tentative.

« Ici, j’ai fréquenté deux sortes de gens : lesuns n’ont aucune chance de retourner dans lasociété, les autres sont totalement guéris, maispréfèrent feindre la folie pour ne pas avoir àaffronter les responsabilités de l’existence. Jeveux m’aimer de nouveau, j’en ai besoin, je doisme prouver que je suis capable de prendre seule

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des décisions me concernant. Je refuse d’êtrepoussée vers des choses que je n’ai pas choisies.

– Nous avons le droit de faire toutes sortesd’erreurs dans la vie, conclut l’avocat. Sauf une :celle qui nous détruit. »

Il ne servait à rien de poursuivre cette conver-sation : à son avis, Maria avait commis l’erreurfatale.

Deux jours plus tard, on annonça la visited’un autre avocat, issu d’un cabinet différent,considéré comme le meilleur rival de ses désor-mais ex-confrères. Maria reprit courage : peut-être savait-il qu’elle était libre d’accepter unnouvel emploi et lui offrirait-il une chance deretrouver sa place dans le monde ?

L’avocat entra dans la salle des visites, s’assitface à elle, sourit, lui demanda si elle allaitmieux, et sortit de sa mallette plusieurs docu-ments.

« Je suis ici pour représenter votre mari, luiannonça-t-il. Ceci est une demande de divorce.Bien entendu, il assumera les frais d’hospitalisa-tion tout le temps que vous resterez ici. »

Cette fois, Maria ne réagit pas. Elle signa tout,bien qu’elle sût, grâce à sa formation et à sa pra-tique du droit, qu’elle pourrait prolonger indéfi-

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niment ce différend. Ensuite, elle alla trouver leDr Igor et lui dit que les symptômes de paniqueétaient revenus.

Le médecin savait qu’elle mentait, mais il pro-longea l’internement pour une durée indétermi-née.

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Veronika décida d’aller se coucher, mais Eduardse tenait toujours debout à côté du piano.

« Je suis fatiguée, Eduard. J’ai besoin de dor-mir. »

Elle aurait aimé continuer à jouer pour lui, àextraire de sa mémoire anesthésiée toutes lessonates, tous les requiems, tous les adagiosqu’elle connaissait, parce qu’il savait admirersans rien exiger d’elle. Mais son corps n’en pou-vait plus de fatigue.

Le jeune homme était tellement beau ! Si aumoins il sortait un peu de son univers et la consi-dérait comme une femme, alors ses dernièresnuits sur cette terre seraient les plus belles de sonexistence. Seul Eduard pouvait comprendre queVeronika était une artiste. A travers l’émotionpure procurée par une sonate ou un menuet, elleavait forgé avec cet homme une forme d’attache-

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ment comme elle n’en avait jamais connu avecpersonne.

Eduard était l’homme idéal. Sensible, cultivé,il avait détruit un univers inintéressant pour lerecréer dans sa tête, en le dotant de couleurs,d’histoires et de personnages nouveaux. Et cenouveau monde incluait une femme, un piano etune lune qui continuait de croître.

« Je pourrais tomber amoureuse maintenant,te donner tout ce que j’ai, dit-elle, sachant qu’ilne pouvait pas saisir le sens de ses propos. Tu neme demandes qu’un peu de musique, mais jesuis beaucoup plus que je ne croyais, et j’aime-rais partager avec toi d’autres choses que jecommence à peine à comprendre. »

Eduard sourit. Avait-il compris ? Veronikaprit peur – le manuel de bonne conduite dit quel’on ne doit pas parler d’amour de manière aussidirecte, et jamais avec un homme que l’on n’a vuque quelques fois. Mais elle poursuivit parcequ’elle n’avait rien à perdre.

« Eduard, tu es le seul homme sur terre dontje puisse tomber amoureuse. Pour la bonne rai-son que, quand je mourrai, je ne te manqueraipas. Je ne sais pas ce que ressent un schizo-phrène, mais il ne doit certainement pas souffrirde l’absence de quelqu’un.

« Peut-être au début trouveras-tu étrangequ’il n’y ait plus de musique la nuit. Cependant,

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chaque fois que la lune apparaîtra, quelqu’unsera prêt à jouer des sonates, surtout dans unasile où tout le monde est “ lunatique ”. »

Elle ignorait à quoi tenait la relation entre lesfous et la lune, mais celle-ci était sans doute trèsforte puisqu’on utilisait ce mot pour désignercertains malades mentaux.

« Moi non plus tu ne me manqueras pas,Eduard, parce que je serai morte, et loin d’ici. Etcomme je n’ai pas peur de te perdre, je memoque de ce que tu penseras ou non de moi, j’aijoué pour toi aujourd’hui comme une femmeamoureuse. C’était merveilleux. C’était le plusbeau moment de ma vie. »

Elle aperçut Maria là-dehors, dans le parc.Elle se rappela ses paroles. Et elle regarda denouveau le garçon devant elle.

Veronika ôta son pull et s’approcha d’Eduard.Si elle devait faire quelque chose, que ce soitmaintenant. Maria ne supporterait pas le froidtrès longtemps et rentrerait bientôt.

Il recula d’un pas. Il y avait dans ses yeux unetout autre question : quand retournerait-elles’asseoir au piano ? Quand jouerait-elle un autremorceau de musique, remplissant son âme descouleurs, des souffrances, des douleurs et des

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joies de ces compositeurs fous dont les œuvresavaient traversé tant de générations ?

« La femme qui est dehors m’a dit : “ Mas-turbe-toi. Va où tu veux aller. ” Puis-je aller plusloin que là où je suis toujours allée ? »

Elle prit la main d’Eduard et voulut leconduire jusqu’au sofa, mais il refusa poliment.Il préférait rester debout, près du piano, enattendant patiemment qu’elle se remît à jouer.

Déconcertée, Veronika se rendit bien vitecompte qu’elle n’avait rien à perdre. Elle étaitmorte, à quoi bon alimenter les peurs et les pré-jugés avec lesquels elle avait toujours limité sonexistence ? Elle ôta son chemisier, son pantalon,son soutien-gorge, sa culotte, et se tint nuedevant lui.

Eduard rit. Elle ne savait pas de quoi, maiselle remarqua qu’il avait ri. Délicatement, elleprit sa main et la posa sur son sexe ; la mainresta là, immobile. Renonçant à son idée, Vero-nika l’en retira.

Quelque chose l’excitait bien davantage qu’uncontact physique avec cet homme : le fait qu’ellepouvait faire ce qu’elle voulait, qu’il n’y avaitaucune limite. A l’exception de la femme là-dehors qui pouvait rentrer à tout moment, toutle monde devait dormir.

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Le sang de Veronika se mit à couler plus vite,et le froid qu’elle avait ressenti en se dévêtantdisparut. Ils étaient tous les deux debout, face àface, elle nue, lui entièrement habillé. Veronikafit descendre sa main jusqu’à son sexe etcommença à se masturber ; elle l’avait déjà fait,seule ou avec certains partenaires, mais jamaisdans une situation comme celle-là où l’hommene manifestait pas le moindre intérêt pour ce quise passait.

Et c’était excitant, très excitant. Debout,jambes écartées, Veronika touchait son sexe, sesseins, ses cheveux, s’abandonnant comme jamaiselle ne s’était abandonnée, non parce qu’ellevoulait voir ce garçon sortir de son univers loin-tain, mais surtout parce qu’elle n’avait jamaisconnu une telle expérience.

Elle se mit à parler, à tenir des propos impen-sables, que ses parents, ses amis, ses ancêtresauraient considérés comme obscènes. Vint lepremier orgasme, et elle se mordit les lèvres pourne pas hurler de plaisir.

Eduard la défiait du regard. Un nouvel éclatdans les yeux, il semblait comprendre un peu, nefût-ce que l’énergie, la chaleur, la sueur, l’odeurqui émanaient de son corps. Veronika n’était pasencore satisfaite. Elle s’agenouilla et se masturbade nouveau.

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Elle aurait voulu mourir de jouissance, enimaginant et en réalisant tout ce qui lui avaittoujours été interdit : elle supplia l’homme de latoucher, de la soumettre, de lui faire tout ce dontil avait envie. Elle désira que Zedka fût présenteaussi, car une femme sait caresser le corps d’uneautre femme comme aucun homme ne le fait,puisqu’elle en connaît tous les secrets.

A genoux devant cet homme toujours debout,elle se sentit prise et possédée et usa de motsgrossiers pour décrire ce qu’elle voulait qu’illui fît. Un nouvel orgasme arriva, plus violentque le précédent, comme si tout autour d’elleallait exploser. Elle pensa à l’attaque qu’elleavait eue le matin, mais cela n’avait plusaucune importance, elle allait mourir dans uneexplosion de plaisir. Elle fut tentée de toucherle sexe d’Eduard, juste devant son visage, maiselle ne voulait pas courir le risque de gâcher cemoment. Elle allait loin, très loin, exactementcomme l’avait dit Maria.

Elle s’imagina reine et esclave, dominatrice etdominée. Dans son fantasme, elle faisait l’amouravec des Blancs, des Noirs, des Jaunes, deshomosexuels, des mendiants. Elle appartenait àtous, et ils pouvaient tout lui faire. Elle eut suc-cessivement un, deux, trois orgasmes. Elle ima-gina tout ce que jamais elle n’avait imaginé, et

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elle s’abandonna à ce qu’il y avait de plus vil etde plus pur. Finalement, incapable de se conte-nir plus longtemps, elle se mit à crier sous l’effetdu plaisir, de la douleur de ses orgasmes, à causede tous les hommes et femmes qui avaient péné-tré son corps en passant par les portes de sonesprit.

Elle s’allongea par terre et resta là, baignée desueur, l’âme en paix. Elle s’était caché à elle-même ses désirs secrets, sans jamais vraimentsavoir pourquoi, et elle n’avait nul besoin d’uneréponse. Il lui suffisait de s’être abandonnée.

Peu à peu, le monde reprit sa place, et Vero-nika se leva. Eduard était demeuré tout le tempsimmobile, mais quelque chose en lui semblaitchangé : il y avait dans ses yeux de la tendresse,une tendresse très humaine.

« C’était si bon que je parviens à voir del’amour partout, jusque dans les yeux d’un schi-zophrène. »

Elle commençait à se rhabiller lorsqu’elle per-çut une autre présence dans la pièce.

Maria était là. Veronika ignorait à quelmoment elle était entrée, et ce qu’elle avait vu ouentendu, mais elle ne ressentait ni honte nicrainte. Elle la regarda seulement avec une cer-

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taine distance, comme on regarde une personnetrop proche.

« J’ai fait ce que tu m’avais suggéré, dit-elle.Je suis allée très loin. »

Maria garda le silence ; elle venait de revivredes moments capitaux de son existence et elleéprouvait un léger malaise. Peut-être était-iltemps d’affronter de nouveau le monde extérieuret de se dire que tous, même ceux qui n’avaientjamais connu l’hospice, pouvaient être membresd’une grande fraternité. Comme cette gamine,par exemple, qui n’avait d’autre raison de setrouver à Villete que celle d’avoir attenté à sapropre vie. Elle n’avait jamais connu la panique,la dépression, les visions mystiques, les psycho-ses, les frontières auxquelles l’esprit humainpeut nous conduire. Elle avait certes rencontrébeaucoup d’hommes, mais sans jamais aller aubout de ses désirs les plus secrets et, résultat, lamoitié de sa vie demeurait pour elle une incon-nue. Ah ! si chacun pouvait reconnaître sapropre folie intérieure et vivre avec ! Le mondeirait-il plus mal ? Non, les gens seraient plusjustes et plus heureux.

« Pourquoi n’ai-je jamais fait cela aupara-vant ?

– Il veut que tu joues encore un morceau, ditMaria en regardant Eduard. Je pense qu’il lemérite.

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– Je vais jouer, mais réponds-moi : pourquoin’ai-je jamais fait cela auparavant ? Si je suislibre, si je peux penser à tout ce que je veux,pourquoi me suis-je toujours empêchée d’imagi-ner des situations défendues ?

– Défendues ? Ecoute : j’ai été avocate, et jeconnais les lois. J’ai aussi été catholique, et jeconnais par cœur des passages entiers de laBible. Qu’entends-tu par “ défendues ” ? » Marias’approcha d’elle et l’aida à remettre son pull.

« Regarde-moi dans les yeux, et n’oublie pasce que je vais te dire. Il n’existe que deux chosesdéfendues, l’une par la loi humaine, l’autre parla loi divine. N’impose jamais un rapport sexuelà quelqu’un, car c’est considéré comme un viol.Et n’aie jamais de relation avec des enfants,parce que c’est le pire des péchés. Hormis cela,tu es libre. Il existe toujours quelqu’un qui désireexactement la même chose que toi. »

Maria n’avait pas la patience d’enseigner quoique ce soit d’important à une personne qui allaitmourir bientôt. Avec un sourire, elle souhaitabonne nuit à Veronika et se retira.

Eduard ne bougea pas, il attendait son mor-ceau de musique. Veronika devait le récom-penser pour l’immense volupté qu’il lui avaitdonnée, en restant simplement devant elle àregarder sa folie sans crainte ni répulsion. Elles’assit au piano et se remit à jouer.

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Son âme était légère, même la peur de la mortne la tourmentait plus. Elle venait de fairel’expérience de ce qu’elle s’était toujours caché àelle-même. Elle avait éprouvé les jouissances dela vierge et de la prostituée, de l’esclave et de lareine – de l’esclave plus que de la reine.

Cette nuit-là, comme par miracle, toutes leschansons qu’elle connaissait lui revinrent enmémoire, et elle fit en sorte qu’Eduard eûtautant de plaisir qu’elle en avait eu.

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Quand le Dr Igor donna de la lumière, il eut lasurprise de trouver la jeune fille assise dans lasalle d’attente de son cabinet de consultation.

« Il est encore très tôt. Et j’ai une journée bienremplie.

– Je sais qu’il est tôt, répliqua-t-elle. Et lajournée n’a pas encore commencé. Je dois vousparler un peu, juste un moment. J’ai besoin devotre aide. »

Elle avait les yeux cernés et la peau terne,signes d’une nuit blanche.

Le Dr Igor décida de la laisser entrer. Il lapria de s’asseoir, alluma la lampe du bureau etouvrit les rideaux. Le jour se lèverait dans moinsd’une heure, il pourrait alors faire des écono-mies d’électricité ; les actionnaires s’inquiétaienttoujours des dépenses, aussi minimes fussent-elles.

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Il jeta un rapide coup d’œil sur son agenda :Zedka avait pris son dernier choc insulinique, etelle avait bien réagi – ou plutôt elle avait réussi àsurvivre à ce traitement inhumain. Heureuse-ment que, dans ce cas spécifique, le Dr Igor avaitexigé du conseil de l’hôpital qu’il signât unedéclaration par laquelle il assumait la responsa-bilité de toutes les conséquences.

Puis il examina les rapports. Les infirmierssignalaient le comportement agressif de deux outrois patients au cours de la nuit, et notammentd’Eduard qui avait regagné son dortoir à quatreheures du matin et refusé d’avaler ses somni-fères. Le Dr Igor devait prendre des mesures :aussi libéral que pût être Villete à l’intérieur, ilétait nécessaire de garder les apparences d’uneinstitution conservatrice et sévère.

« J’ai quelque chose de très important à vousdemander », commença la jeune fille.

Mais le Dr Igor ne prêta aucune attention à sesparoles. Prenant un stéthoscope, il ausculta sespoumons et son cœur. Il testa ses réflexes et exa-mina sa rétine au moyen d’une petite lampe depoche. Il vit qu’elle ne présentait presque plus designes d’empoisonnement par le Vitriol – oul’Amertume, ainsi que tout le monde préféraitl’appeler.

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Ensuite, il demanda par téléphone à une infir-mière d’apporter un médicament au nom com-pliqué.

« Il paraît que tu n’as pas pris ton injectionhier soir, dit-il.

– Mais je me sens mieux.– Cela se voit sur ton visage : cernes, fatigue,

absence de réflexes immédiats. Si tu veux profi-ter du peu de temps qui te reste, je t’en prie, faisce que je te demande.

– C’est justement pour cela que je suis ici. Jeveux en profiter, mais à ma manière. Combiende temps me reste-t-il ? »

Le Dr Igor la considéra par-dessus ses lunettes.« Vous pouvez me répondre franchement,

insista-t-elle. Je n’ai pas peur, je ne suis pas nonplus indifférente. J’ai envie de vivre, mais je saisque cela ne suffit pas, et je suis résignée à mondestin.

– Alors, que veux-tu ? »L’infirmière entra avec la seringue. Le Dr Igor

fit un signe de la tête ; elle souleva délicatementla manche du pull de Veronika.

« Combien de temps me reste-t-il ? répétaVeronika, tandis que l’infirmière lui faisaitl’injection.

– Vingt-quatre heures. Peut-être moins. »Elle baissa les yeux et se mordit les lèvres.

Mais elle parvint à se contrôler.

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« Je veux vous demander deux faveurs. Lapremière, que l’on me donne un médicament,une piqûre, n’importe quoi, pour que je demeureéveillée et que je profite de chaque minute quime reste. J’ai très sommeil, mais je ne veux pasdormir. J’ai beaucoup à faire, des choses que j’aitoujours remises à plus tard, du temps où jecroyais que la vie était éternelle. Des choses quine m’intéressaient plus quand je me suis mise àcroire que la vie n’en valait pas la peine.

– Et quelle est ta seconde requête ?– Je voudrais sortir d’ici et mourir dehors.

Visiter le château de Ljubljana, qui a toujoursété sous mes yeux et que je n’ai jamais eu lacuriosité d’aller voir de près. Je dois parler avecla femme qui vend des châtaignes en hiver, etdes fleurs au printemps ; nous nous sommes croi-sées tant de fois, et je ne lui ai jamais demandécomment elle allait. Je veux marcher dans laneige sans veste et sentir le froid extrême – moiqui ai toujours été bien couverte de peur d’attra-per un rhume.

« Enfin, Dr Igor, j’ai besoin de sentir la pluiecouler sur mon visage, de sourire aux hommesqui me plairont, d’accepter tous les cafés qu’ilsm’inviteront à prendre. Je dois embrasser mamère, lui dire que je l’aime, pleurer dans ses brassans avoir honte de montrer mes sentiments,

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parce qu’ils ont toujours existé et que je les aidissimulés.

« Peut-être que j’entrerai dans l’église, que jeregarderai ces images qui ne m’ont jamais riendit et qu’enfin elles me parleront. Si un hommeintéressant m’invite dans une boîte, j’accepteraiet je danserai toute la nuit, jusqu’à tomberd’épuisement. Ensuite j’irai au lit avec lui, maisje ne ferai pas comme avec les autres, lorsque jetentais de garder le contrôle de moi ou feignaisdes sensations que je n’éprouvais pas. Je veuxm’abandonner à un homme, à la ville, à la vie et,enfin, à la mort. »

Il y eut un silence pesant quand Veronika setut. Médecin et patiente se regardaient droitdans les yeux, songeurs, peut-être, à l’idée desnombreuses possibilités qu’offrent vingt-quatreheures.

« Je peux te donner des stimulants, mais je nete conseille pas de les prendre, dit enfin leDr Igor. Ils te garderont éveillée, mais ils te pri-veront aussi de la paix dont tu as besoin pourvivre tout cela. »

Veronika commença à se sentir mal ; chaquefois qu’on lui faisait cette piqûre, elle sentait unmalaise dans tout son corps.

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« Tu es de plus en plus pâle. Peut-être vaut-ilmieux que tu ailles te coucher et que nous repre-nions cette conversation demain. »

Elle eut de nouveau envie de pleurer, mais ellese contint.

« Il n’y aura pas de demain, et vous le savezbien. Je suis fatiguée, Dr Igor, extrêmement fati-guée. C’est pour cela que je vous ai demandé cescomprimés. J’ai passé une nuit blanche, partagéeentre le désespoir et la résignation. La peurpourrait me causer une nouvelle crise d’hystérie,comme hier, mais à quoi bon ? Puisque j’aiencore vingt-quatre heures à vivre et qu’il y atant de choses devant moi, j’ai décidé qu’il valaitmieux laisser le désespoir de côté.

« Je vous en prie, Dr Igor, laissez-moi vivre lepeu de temps qui me reste. Nous savons tous lesdeux que demain il sera peut-être trop tard.

– Va dormir, insista le médecin. Et reviens icià midi. Nous reprendrons alors cette conversa-tion. »

Veronika comprit qu’il n’y avait pas d’issue.« Je vais dormir, et je reviendrai. Mais avons-

nous encore quelques minutes ?– Quelques minutes, pas plus. Je suis très

occupé aujourd’hui.– J’irai droit au but. La nuit dernière, pour la

première fois, je me suis masturbée sans aucune

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inhibition. J’ai imaginé tout ce que je n’avaisjamais osé imaginer, j’ai pris du plaisir à deschoses qui autrefois m’effrayaient ou me répu-gnaient. »

Le Dr Igor adopta une attitude froide et pro-fessionnelle. Il ne savait pas où menait cetteconversation, et il ne voulait pas s’attirer de pro-blèmes avec ses supérieurs.

« J’ai découvert que j’étais une dépravée, doc-teur. Je veux savoir si cela a contribué à ma ten-tative de suicide. Il y a en moi beaucoup dechoses que j’ignorais. »

« Bon, elle ne me demande qu’un diagnostic,pensa-t-il. Pas besoin d’appeler l’infirmière pourqu’elle assiste à la conversation et m’évite ainside futurs procès pour abus sexuel. »

« Nous voulons tous tenter des expériencesdifférentes, répondit-il. Et nos partenaires aussi.Où est le problème ?

– Répondez-moi.– Eh bien, le problème, c’est que, quand tout

le monde fait des rêves mais que seuls quelques-uns les réalisent, nous nous sentons tous lâches.

– Même si ces quelques-uns ont raison ?– Celui qui a raison, c’est celui qui est le plus

fort. Dans ce cas, paradoxalement, ce sont leslâches qui sont les plus courageux, ils réussissentà imposer leurs idées. »

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Le Dr Igor ne souhaitait pas aller plus loin.« Je t’en prie, va te reposer un peu, j’ai

d’autres patients à recevoir. Si tu m’écoutes, jeverrai ce que je peux faire concernant ta seconderequête. »

La jeune fille quitta la pièce. La patiente sui-vante était Zedka, qui devait recevoir son bulle-tin de sortie. Le Dr Igor lui demanda d’attendreun peu car il devait prendre quelques notes surla conversation qu’il venait d’avoir.

Il était nécessaire d’inclure dans sa thèse sur leVitriol un chapitre supplémentaire sur le sexe.Finalement, une grande partie des névroses et despsychoses provenait de là – selon lui, les fan-tasmes étaient des impulsions électriques dans lecerveau et, s’ils n’étaient pas réalisés, ils déchar-geaient leur énergie dans d’autres domaines.

Au cours de ses études de médecine, le Dr Igoravait lu un traité intéressant sur les déviancessexuelles : sadisme, masochisme, homosexualité,coprophagie, voyeurisme, coprolalie – la listeétait longue. Au début, il pensait qu’elles ne rele-vaient que de quelques individus déséquilibrésincapables d’une relation saine avec leur parte-naire. Cependant, au fur et à mesure qu’il pro-gressait en tant que psychiatre et s’entretenait

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avec ses patients, il se rendit compte que tousavaient une expérience singulière à raconter. Ilss’asseyaient dans le confortable fauteuil de sonbureau, baissaient les yeux et entreprenaient unlong monologue sur ce qu’ils appelaient leurs« maladies » (comme si ce n’était pas lui, lemédecin !) ou leurs « perversions » (comme si cen’était pas lui, le psychiatre chargé d’en déci-der !).

Ainsi, l’un après l’autre, les individus « nor-maux » évoquaient les fantasmes décrits par lefameux traité sur les déviances érotiques – unouvrage qui défendait d’ailleurs le droit de cha-cun à l’orgasme qu’il souhaitait, dès lors qu’il neviolait pas le droit de son partenaire. Desfemmes qui avaient fait leurs études dans desétablissements tenus par des religieuses rêvaientd’être humiliées ; des hauts fonctionnaires encostume-cravate avouaient qu’ils dépensaientdes fortunes avec des prostituées roumainesuniquement pour leur lécher les pieds ; des gar-çons aimaient les garçons, des filles étaientamoureuses de leurs amies de collège ; des marisvoulaient voir leur femme possédée par desétrangers, des femmes se masturbaient chaquefois qu’elles trouvaient une trace de l’adultèrede leur homme ; des mères de famille devaientcontrôler leur désir impulsif de se donner au

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premier livreur qui sonnait à la porte, des pèresracontaient leurs aventures secrètes avec lesrarissimes travestis qui parvenaient à passer lerigoureux contrôle des frontières. Et des orgies.Il semblait que tout le monde, au moins une foisdans sa vie, désirait participer à une orgie.

Le Dr Igor posa un instant son stylo et se mit àréfléchir : et lui ? Oui, lui aussi aimerait cela.L’orgie, telle qu’il l’imaginait, devait être unévénement complètement anarchique, joyeux, oùn’existait plus le sentiment de possession, maisseulement le plaisir et la confusion.

N’était-ce pas là l’un des principaux motifs desi nombreux empoisonnements par l’Amertume ?Des mariages réduits à une sorte de mono-théisme forcé, où – selon les études que le Dr Igorconservait soigneusement dans sa bibliothèquemédicale – le désir sexuel disparaissait au boutde trois ou quatre ans de vie commune. Dès lors,la femme se sentait rejetée, l’homme esclave dumariage, et le Vitriol, l’Amertume, commençaità tout détruire.

Devant un psychiatre, les gens s’exprimaientplus ouvertement que devant un prêtre : lemédecin ne peut pas menacer de l’enfer. Durantsa longue carrière de psychiatre, le Dr Igor avaitentendu pratiquement tout ce qu’ils avaient àraconter.

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Raconter. Rarement faire. Même après plu-sieurs années d’exercice de sa profession, il sedemandait encore d’où provenait une telle peurd’être différent. Lorsqu’il en cherchait la raison,la réponse qu’il entendait le plus souvent était lasuivante : « Mon mari va penser que je suis uneputain. » Quand c’était un homme qui se trou-vait devant lui, celui-ci déclarait invariablement :« Ma femme mérite le respect. » Et, en général,la conversation s’arrêtait là. Il avait beau affir-mer que chacun a un profil sexuel distinct, aussiunique que ses empreintes digitales, personne nevoulait le croire. On n’osait pas être libre decrainte que le partenaire ne soit encore esclavede ses préjugés.

« Je ne vais pas changer le monde », se dit-il,résigné, et il demanda à l’infirmière de faireentrer l’ex-dépressive. « Mais au moins je peuxdire dans ma thèse ce que je pense. »

Eduard vit Veronika sortir du cabinet deconsultation du Dr Igor et se diriger vers l’infir-merie. Il eut envie de lui confier ses secrets, delui ouvrir son âme, avec la même honnêteté et lamême liberté que celle avec laquelle, la nuit pré-cédente, elle lui avait ouvert son corps.

Cette épreuve était l’une des plus rudes qu’ilait connues depuis qu’il avait été interné à Villete

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pour cause de schizophrénie. Mais il avait résistéà la tentation, et il était content, même si sondésir de revenir au monde commençait à le trou-bler.

« Tous ici savent que cette fille ne tiendra pasjusqu’à la fin de la semaine. Alors à quoi bon ? »

Ou peut-être, justement pour cette raison,serait-il bon de partager son histoire avec elle.Depuis trois ans, il ne parlait qu’avec Maria, etpourtant il n’était pas certain qu’elle le comprîtvraiment. Elle était mère, elle devait penser queses parents avaient eu raison, qu’ils ne désiraientque son bien, que les visions du Paradis étaientun stupide rêve d’adolescent, sans lien avec lemonde réel.

Les visions du Paradis. Voilà ce qui l’avaitmené en enfer, entraînant des querelles sans finavec sa famille et suscitant en lui un sentimentde culpabilité tellement violent qu’il ne pouvaitplus réagir : il s’était réfugié alors dans un autreunivers. Sans l’aide de Maria, il vivrait encoredans cette réalité séparée. Mais Maria était appa-rue, elle s’était occupée de lui, et il s’était sentide nouveau aimé. Grâce à elle, Eduard étaitencore capable de savoir ce qui se passait autourde lui.

Quelques jours plus tôt, une fille de son âges’était assise au piano pour jouer la Sonate au

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clair de lune. Ne sachant pas si c’était la faute dela musique, ou de la fille, ou de la lune, ou dutemps passé à Villete, Eduard s’était senti denouveau troublé par les visions du Paradis.

Il la suivit jusqu’au dortoir des femmes où uninfirmier lui barra le passage.

« Eduard, tu ne peux pas entrer ici. Retourneau parc ; le jour se lève et il va faire beau. »

Veronika se retourna. « Je vais dormir un peu,lui dit-elle d’une voix douce. Nous parlerons àmon réveil. »

Veronika ne comprenait pas pourquoi, maisce garçon s’était mis à faire partie de son univers– ou du peu qui en restait. Elle était certainequ’il était capable de comprendre sa musique,d’admirer son talent ; même s’il ne prononçaitpas un mot, ses yeux pouvaient tout dire. A cemoment précis, à la porte du dortoir, ils lui par-laient de choses qu’elle ne voulait pas recon-naître. Tendresse. Amour.

« La fréquentation de ces malades mentauxm’a rapidement rendue folle. Les schizophrènesne peuvent pas éprouver cela, puisqu’ils ne sontpas de ce monde. »

Veronika eut envie de retourner lui donner unbaiser, mais elle s’en abstint ; l’infirmier pouvait

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la voir, le raconter au Dr Igor, et le médecin nepermettrait certainement pas à une femme quiembrasse un schizophrène de sortir de Villete.

Eduard défia l’infirmier du regard. Son atti-rance pour cette fille était plus forte qu’il nel’imaginait, mais il devait se contrôler, deman-der conseil à Maria, la seule personne aveclaquelle il partageait ses secrets. Elle lui diraitsans doute ce qu’il avait envie d’entendre, quecet amour, en l’occurrence, était tout à la foisdangereux et inutile. Elle lui demanderait decesser ses idioties et de redevenir un schizo-phrène normal (puis elle rirait un bon coupparce que cette phrase n’avait pas le moindresens).

Il rejoignit au réfectoire les autres pension-naires, mangea ce qu’on lui offrait, et sortit pourla promenade obligatoire dans le parc. Pendantle « bain de soleil » (ce jour-là, la températureétait inférieure à zéro), il tenta de s’approcher deMaria, mais elle avait l’air de vouloir resterseule. Elle n’avait pas besoin de le lui dire, ilconnaissait assez la solitude pour respecter celled’autrui.

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Un nouveau pensionnaire, qui sans doute neconnaissait encore personne, s’approcha de lui.

« Dieu a puni l’humanité, disait-il. Il lui aenvoyé la peste. Mais je L’ai vu dans mes rêves.Il m’a demandé de venir sauver la Slovénie. »

Eduard commença à s’éloigner, tandis quel’homme hurlait : « Tu penses que je suis fou ?Alors lis les Evangiles ! Dieu a envoyé son Fils, etson Fils vient pour la seconde fois ! »

Mais Eduard ne l’écoutait plus. Il regardait lesmontagnes au loin et se demandait ce qui luiarrivait. Pourquoi avait-il envie de sortir d’icipuisqu’il avait enfin trouvé la paix tant recher-chée ? Pourquoi risquer de faire de nouveauhonte à ses parents, alors que tous les problèmesde la famille étaient résolus ? Il s’agita, marchade long en large en attendant que Maria sorte deson mutisme. Mais elle semblait plus distanteque jamais.

Il savait comment s’enfuir de Villete – il yavait de nombreuses failles dans la sécurité, sisévère fût-elle en apparence, qui s’expliquaientpar le fait qu’une fois à l’intérieur on n’avaitplus envie de retourner dehors. Le mur ouestpouvait être escaladé sans grande difficulté, car

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il était plein de lézardes ; s’il décidait de le fran-chir, Eduard se retrouverait aussitôt dans unchamp et, cinq minutes plus tard, en se dirigeantvers le nord, il gagnerait une route menant enCroatie. La guerre était finie, les frères étaient denouveau frères, les frontières n’étaient plus aussisurveillées qu’avant ; avec un peu de chance, ilpourrait être à Belgrade en six heures.

Eduard s’était rendu plusieurs fois sur cetteroute, mais il avait toujours décidé de rentrer àVillete, car il n’avait pas encore reçu le signe luienjoignant d’aller plus loin. Maintenant, leschoses étaient différentes : ce signe s’était enfinmanifesté sous les traits d’une fille aux yeuxverts et aux cheveux châtains, ayant l’air inquietde ceux qui croient savoir ce qu’ils veulent.

Eduard songea à se diriger vers le mur, à par-tir et à disparaître à jamais de Slovénie. Mais lafille dormait, et il devait au moins lui dire adieu.

A la fin du « bain de soleil », lorsque lesmembres de la Fraternité se réunirent dans lesalon, Eduard se joignit à eux.

« Qu’est-ce que ce fou fait ici ? demanda leplus âgé.

– Laisse-le, dit Maria. Nous aussi nous som-mes fous. »

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Tous rirent et se mirent à discuter de la confé-rence de la veille. La question était : la médita-tion soufie peut-elle réellement transformer lemonde ? Surgirent des théories, des suggestions,des méthodologies, des idées contradictoires, descritiques visant le conférencier, des manièresd’améliorer l’héritage de tant de siècles.

Eduard en avait assez des discussions de cegenre. Les gens s’enfermaient dans un hôpitalpsychiatrique et entreprenaient de sauver lemonde sans prendre le moindre risque, parcequ’ils savaient pertinemment que, dehors, on lestrouverait ridicules malgré leurs propositionstrès concrètes. Chacun avait une théorie per-sonnelle sur tout et était persuadé que sa véritéétait la seule qui comptait. Ils passaient desjours, des nuits, des semaines et des années àbavarder, sans jamais accepter la seule réalitéque recouvre une idée : bonne ou mauvaise, ellen’existe que lorsqu’on essaie de la mettre en pra-tique.

Qu’était la méditation soufie ? Qu’était Dieu ?Qu’était le salut, si tant est que le monde devaitêtre sauvé ? Rien. Si tous ici – et au-dehors –vivaient leur vie et laissaient les autres en faireautant, Dieu serait contenu dans chaque instant,dans chaque graine de moutarde, dans chaquebout de nuage qui apparaît et se défait l’instant

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suivant. Dieu était là, et pourtant les genscroyaient nécessaire de continuer à le chercher,parce qu’il semblait trop simple d’accepter quela vie est un acte de foi.

Il se souvint de l’exercice si facile, évident,qu’il avait entendu le maître soufi enseigner pen-dant qu’il attendait que Veronika revînt aupiano : regarder une rose. Avait-on besoin dedavantage ?

Et pourtant, après l’expérience de la médita-tion profonde, après être arrivé si près desvisions du Paradis, ces gens étaient là à discuter,à argumenter, à critiquer, à échafauder des théo-ries.

Le regard d’Eduard croisa celui de Maria. Ellel’évita, mais il était décidé à mettre fin unebonne fois pour toutes à cette situation. Ils’approcha d’elle et la prit par le bras.

« En voilà assez, Eduard. »Il aurait pu dire : « Viens avec moi. » Mais il

ne voulait pas le faire devant ces gens ; ilsauraient été surpris du ton ferme de sa voix.Alors, il préféra se mettre à genoux et l’implorerdu regard.

Les hommes et les femmes rirent.« Maria, tu es devenue une sainte pour lui, fit

remarquer quelqu’un. C’est sans doute le résul-tat de la méditation d’hier. »

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Mais des années de silence avaient appris àEduard à parler silencieusement : il était capablede mettre toute son énergie dans son regard. Demême qu’il avait la certitude absolue que Vero-nika avait deviné sa tendresse et son amour, ilsavait que Maria allait comprendre son désespoirparce qu’il avait besoin d’elle.

Elle résista encore un peu, et finalement seleva et le prit par la main.

« Allons faire un tour, dit-elle. Tu es ner-veux. »

Ils retournèrent dans le parc. Dès qu’ils furentà une bonne distance et certains que personnen’entendrait leur conversation, Eduard rompit lesilence.

« Je suis à Villete depuis des années. J’ai cesséde faire honte à mes parents, j’ai laissé toutesmes ambitions de côté, mais les visions du Para-dis ne m’ont pas quitté.

– Je le sais, répondit Maria. Nous en avonsparlé très souvent. Et je sais aussi où tu veux envenir : il est temps de partir. »

Eduard leva les yeux au ciel ; éprouvait-elle lamême chose ?

« C’est à cause de la petite, reprit Maria. Nousavons déjà vu beaucoup de gens mourir dans cet

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établissement, toujours au moment où ils ne s’yattendaient pas, et en général après avoir perdutout espoir. Mais c’est la première fois que celaarrive à une personne jeune, jolie, en bonnesanté, qui a tant de choses à vivre devant elle.Veronika est la seule qui n’aurait pas désiré res-ter à Villete pour toujours. Et cela nous oblige ànous demander : “ Et nous, que cherchons-nousici ? ” »

Il fit de la tête un signe affirmatif.« Alors, la nuit dernière, moi aussi je me suis

demandé ce que je faisais dans cet hospice. Etj’ai pensé combien il serait plus intéressant deme trouver sur la place, aux Trois Ponts, aumarché en face du théâtre en train d’acheter despommes et de parler du temps. Bien sûr, jeretrouverais des choses oubliées – les factures àpayer, les anicroches avec les voisins, le regardironique de gens qui ne me comprennent pas, lasolitude, les plaintes de mes enfants. Mais jepense que tout cela fait partie de la vie etqu’affronter ces petits problèmes a un prix bienmoindre que de ne pas les reconnaître commenôtres. Je songe à me rendre aujourd’hui chezmon ex-mari, seulement pour lui dire merci.Qu’en penses-tu ?

– Rien. Devrais-je aller chez mes parents leurdire la même chose ?

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– Peut-être. Au fond, tout ce qui survientdans nos vies est exclusivement de notre faute.Beaucoup de gens ont traversé les mêmes diffi-cultés et ont réagi d’une manière différente.Nous avons recherché la facilité : une réalitéséparée. »

Eduard savait que Maria avait raison.« J’ai envie de recommencer à vivre, Eduard.

En commettant les erreurs que j’ai toujoursdésiré commettre sans en avoir jamais eu le cou-rage. En affrontant la panique qui peut resurgir,mais qui ne m’apportera que de la fatigue car jesais que je n’en mourrai pas et que je ne m’éva-nouirai pas à cause d’elle. Je peux rencontrer denouveaux amis et leur apprendre comment êtrefous pour devenir sages. Je leur conseillerai de nepas suivre les manuels de bonne conduite maisde découvrir leur propre existence, leurs désirs,leurs aventures, et de vivre ! Je citerai l’Ecclé-siaste aux catholiques, le Coran aux musulmans,la Torah aux juifs, les textes d’Aristote auxathées. Plus jamais je ne veux être avocate, maisje peux mettre à profit mon expérience en don-nant des conférences sur les êtres qui ont connula vérité de cette existence et dont les écritspeuvent se résumer en un seul mot : “ Vivez ! ”Si tu vis, Dieu vivra avec toi. Si tu te refuses àprendre des risques, Il se retirera dans le Ciel etrestera un thème de spéculation philosophique.

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« Tout le monde le sait, mais personne ne faitle premier pas en ce sens, peut-être de peurd’être traité de fou. Au moins, nous n’avons pascette crainte, Eduard. Nous avons enduré unséjour à Villete.

– Seulement, nous ne pouvons pas nous por-ter candidats à la présidence de la République.L’opposition exploiterait notre passé. »

Maria acquiesça en riant.« Je suis lasse de cette vie. Je ne sais pas si je

réussirai à surmonter ma peur, mais j’en ai assezde la Fraternité, du parc, de Villete, de fairesemblant d’être folle.

– Si je pars, tu pars aussi ?– Tu ne le feras pas.– Je l’ai presque fait il y a quelques minutes.– Je ne sais pas. Je suis fatiguée de tout cela,

mais j’y suis habituée.– Quand je suis entré ici avec l’étiquette de

schizophrène, tu as passé des jours, des mois, àme prêter attention et à me traiter comme unêtre humain. Moi aussi je me suis habitué à la vieque j’avais décidé de mener, à la réalité que jem’étais créée, mais tu ne l’as pas permis. Je t’aidétestée, et aujourd’hui je t’aime. Je veux que tusortes de Villete, Maria, comme je sors de monunivers séparé. »

Maria s’éloigna sans répondre.

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Dans la petite bibliothèque peu fréquentée deVillete, Eduard ne trouva pas le Coran, ni Aris-tote, ni les textes auxquels Maria avait fait allu-sion. Mais il découvrit les mots d’un poète :

Alors je me suis dit : Le sortde l’insensé sera aussi le mien.Va, mange ton pain avec joie,et bois avec plaisir ton vincar Dieu a accepté tes œuvres.Que tes vêtements soient toujours blancs,et qu’il ne manque jamais de parfum sur tatête.Jouis de la vie avec la femme que tu aimesdans tous les jours de vanité que Dieut’a accordés sous le soleil.C’est pour cette part qui te revient dans lavieque tu prends de la peine sous le soleil.Suis les chemins de ton cœuret le désir de tes yeux,en sachant que Dieu te demandera descomptes.

« Dieu me demandera des comptes à la fin, ditEduard à voix haute. Et je lui dirai : “ Pendant

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une période de ma vie, j’ai regardé le vent, j’aioublié de semer, je n’ai pas profité de mes jour-nées, je n’ai même pas bu le vin qui m’étaitoffert. Mais un jour, j’ai jugé que j’étais prêt et jeme suis remis au travail. J’ai raconté auxhommes mes visions du Paradis, comme Bosch,Van Gogh, Wagner, Beethoven, Einstein etd’autres fous l’avaient fait avant moi. ” Bon, Ildira que je suis sorti de l’hospice pour ne pasvoir mourir une jeune fille, mais elle sera au ciel,et elle intercédera en ma faveur.

– Qu’est-ce que tu racontes ? intervint l’em-ployé chargé de la bibliothèque.

– Je veux sortir de Villete maintenant, répon-dit Eduard, d’une voix assez forte. J’ai à faire. »

Le bibliothécaire pressa une sonnette et, en uninstant, deux infirmiers apparurent.

« Je veux sortir, répéta Eduard, agité. Je vaisbien, laissez-moi parler au Dr Igor. »

Les deux hommes l’attrapèrent chacun par unbras. Eduard tenta de se dégager bien qu’il sûtque c’était inutile.

« Tu as une crise, calme-toi, lui dit l’un desinfirmiers. Nous allons nous en occuper. »

Eduard se mit à se débattre.« Laissez-moi parler au Dr Igor. J’ai beaucoup

de choses à lui dire, je suis certain qu’il vacomprendre ! »

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Mais les hommes l’entraînaient déjà versl’infirmerie.

« Lâchez-moi ! criait-il. Laissez-moi lui parlerau moins une minute ! »

Pour se rendre à l’infirmerie, il fallait traver-ser le salon où tous les autres pensionnairesétaient réunis. Quand ils virent Eduard se déme-ner, l’agitation gagna l’assistance.

« Laissez-le libre ! Il est fou ! »Certains riaient, d’autres frappaient sur les

tables et sur les chaises.« C’est un hospice ici ! Personne n’est obligé

de se comporter comme vous ! »L’un des infirmiers murmura à l’autre : « Il

faut leur faire peur, ou d’ici peu la situationdeviendra incontrôlable.

– Il n’y a qu’un moyen.– Cela ne plaira pas au Dr Igor.– Ce sera encore pire s’il voit cette bande de

maniaques tout casser dans son sacro-saint éta-blissement. »

Veronika se réveilla alarmée, couverte desueur froide. Il y avait beaucoup de bruit, et elleaurait eu besoin de silence pour dormir encore.Mais le vacarme persistait.

Elle se leva, un peu hébétée, et se dirigea versle salon à temps pour voir des infirmiers entraî-

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ner Eduard, tandis que d’autres accouraient enbrandissant des seringues.

« Que se passe-t-il ? s’écria-t-elle.– Veronika ! »Le schizophrène lui avait parlé ! Il avait pro-

noncé son nom ! Eprouvant une honte mêlée desurprise, elle tenta de s’approcher. Un infirmierl’en empêcha.

« Qu’est-ce que vous faites ? Je ne suis pas iciparce que je suis folle ! Vous ne pouvez pas metraiter ainsi ! »

Elle parvint à repousser l’infirmier, tandis queles autres pensionnaires hurlaient et faisaient untintamarre qui l’épouvanta. Devait-elle allertrouver le Dr Igor et partir sur-le-champ ?

« Veronika ! »Il l’avait encore appelée. Dans un effort surhu-

main, Eduard réussit à se libérer de l’étreinte desdeux hommes. Mais, au lieu de s’échapper encourant, il resta debout, immobile, dans la mêmeposture que la nuit précédente. Comme parmagie, tout le monde s’arrêta, attendant le mou-vement suivant.

L’un des infirmiers s’approcha de nouveau.Rassemblant toute son énergie, Eduard leregarda.

« Je vous suis. Je sais où vous m’emmenez, etje sais aussi que vous désirez que tout le mondele sache. Attendez seulement une minute. »

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L’infirmier décida que cela valait la peine decourir le risque ; après tout, la situation semblaitredevenue normale.

« Je pense que tu... je pense que tu comptesbeaucoup pour moi, dit Eduard à Veronika.

– Tu ne peux pas parler. Tu ne vis pas dansce monde, tu ne sais pas que je m’appelle Vero-nika. Tu n’étais pas avec moi la nuit dernière, jet’en prie, dis que tu n’étais pas là !

– J’étais là. »

Elle lui prit la main. Les fous criaient, applau-dissaient, lançaient des obscénités.

« Où t’emmènent-ils ?– Ils vont me faire subir un traitement.– Je t’accompagne.– Inutile. Tu vas être effrayée, même si je

t’affirme que cela ne fait pas souffrir, qu’on nesent rien, et que c’est beaucoup mieux que lescalmants parce que la lucidité revient plus vite. »

Veronika ignorait de quoi il parlait. Elleregrettait de lui avoir pris la main, elle auraitvoulu partir le plus vite possible, cacher sahonte, ne plus jamais voir cet homme qui avaitété témoin de ce qu’il y avait de plus sordide enelle et qui pourtant continuait à la traiter avectendresse.

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Mais elle se rappela les propos de Maria : ellen’avait d’explications à donner à personne, pasmême au garçon qui se tenait devant elle.

« Je t’accompagne. »Les infirmiers pensèrent que c’était peut-être

mieux ainsi : le schizophrène n’avait plus besoind’être maîtrisé, il les suivait de son plein gré.

Quand ils furent à l’infirmerie, Eduard s’allon-gea volontairement sur un lit. Deux autreshommes l’attendaient à côté d’une étrangemachine et d’un sac contenant des bandes detoile.

Eduard se tourna vers Veronika et lui de-manda de s’asseoir sur le lit voisin.

« Dans quelques minutes, l’histoire aura fait letour de Villete et les gens se calmeront. Même laplus furieuse des folies comporte sa dose decrainte. Seul celui qui a connu cela sait que cen’est pas si terrible. »

Les infirmiers écoutaient et ne croyaient pasles propos du schizophrène. Le traitement étaitsans doute très douloureux, mais nul ne peutcomprendre ce qui se passe dans la tête d’un fou.La seule chose sensée que le garçon ait diteconcernait la crainte : tout Villete serait effec-tivement au courant et la paix reviendrait rapi-dement.

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« Tu t’es allongé trop tôt », remarqua l’und’eux.

Eduard se releva et ils étendirent une sorted’alèse en caoutchouc. « Maintenant, tu peuxt’allonger. »

Il obéit. Il était calme, comme si tout celan’était que routine.

Les infirmiers attachèrent quelques bandes detoile sur le corps d’Eduard et placèrent dans sabouche un morceau de gomme.

« C’est pour qu’il ne se morde pas la langue »,expliqua à Veronika l’un des hommes, satisfaitde lui donner au passage une information tech-nique autant qu’un avertissement.

Ils placèrent la machine sur une chaise à côtédu lit. A peine plus grande qu’une boîte à chaus-sures, elle était munie de quelques boutons et detrois cadrans avec des aiguilles. Deux fils sor-taient de dessous et se terminaient par des appa-reils semblables à des écouteurs.

L’un des infirmiers plaça les écouteurs sur lestempes d’Eduard. Un autre s’employa à régler lemécanisme en tournant des boutons, tantôt àdroite, tantôt à gauche. Même s’il ne pouvait pasparler à cause de la gomme qu’il avait dans labouche, Eduard gardait les yeux fixés sur ceuxde la jeune fille et semblait dire : « Ne t’inquiètepas, n’aie pas peur. »

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« C’est réglé pour cent trente volts en troisdixièmes de seconde, dit l’infirmier. On y va. »

Il appuya sur un bouton et la machine émit unbourdonnement. Au même moment, les yeuxd’Eduard devinrent vitreux et son corps se torditsur le lit avec une telle force que, sans les liensqui le maintenaient, sa colonne vertébrale seserait brisée.

« Arrêtez ! cria Veronika.– C’est fini », dit l’infirmier en ôtant les écou-

teurs. Pourtant, le corps d’Eduard continuait dese tordre, et sa tête se balançait d’un côté àl’autre avec une telle violence qu’un des hommesdut la maintenir. L’autre rangea la machinedans une sacoche et s’assit pour fumer une ciga-rette.

La scène dura quelques minutes : le corpsd’Eduard semblait s’apaiser, puis les spasmesrecommençaient, tandis qu’un des infirmiersredoublait d’efforts pour maintenir fermementsa tête. Peu à peu, les contractions diminuèrent,jusqu’à cesser complètement. Eduard gardait lesyeux ouverts, et l’un des hommes les fermacomme on fait avec les morts. Ensuite, il retira lagomme de la bouche du garçon, le détacha, etrangea les bandes de toile dans la sacoche.

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« L’effet de l’électrochoc dure une heure,expliqua-t-il à la jeune fille qui ne criait plus etsemblait hypnotisée par le spectacle auquel ellevenait d’assister. Tout va bien, bientôt il rede-viendra normal et sera plus calme. »

Dès que la décharge électrique l’avait atteint,Eduard avait éprouvé une sensation qu’il con-naissait bien : la vision normale diminuait,comme si l’on fermait un rideau, puis tout dispa-raissait. Il n’y avait ni douleur, ni souffrance –mais il avait vu d’autres fous traités par électro-chocs, et il savait que la scène paraissait horrible.

Il était maintenant en paix. Si, quelques ins-tants auparavant, il avait reconnu les frémisse-ments d’une émotion nouvelle dans son cœur,s’il commençait à deviner que l’amour pouvaitêtre davantage que celui que lui donnaient sesparents, grâce à l’électrochoc – ou thérapie élec-troconvulsive (TEC), ainsi que préféraientl’appeler les spécialistes –, il retrouverait sansaucun doute son état normal.

Le principal effet de la TEC était de détruireles souvenirs récents. Eduard ne pouvait pasnourrir des rêves impossibles, ni regarder versun avenir qui n’existait pas ; ses pensées devaientrester tournées vers le passé, sinon il finirait pardésirer revenir à la vie.

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Une heure plus tard, Zedka entra dans l’infir-merie quasi déserte, à l’exception d’un garçoncouché sur un lit et d’une fille assise à son che-vet. En s’approchant, elle constata que la filleavait encore vomi et qu’elle gardait la tête bais-sée, inclinée à droite.

Zedka se retourna pour appeler au secours,mais Veronika releva la tête.

« Ce n’est rien. J’ai eu une nouvelle crise, maisc’est passé. »

Zedka la prit gentiment par le bras et l’emmenaaux toilettes.

« Ce sont des toilettes pour hommes, dit lajeune fille.

– Il n’y a personne ici, ne t’inquiète pas. »Elle ôta le tricot souillé, le nettoya et le posa

au-dessus du radiateur. Puis elle enleva sa che-mise de laine et aida Veronika à l’enfiler.

« Garde-la, je suis venue vous dire adieu. »La jeune fille paraissait distante, comme si

plus rien ne l’intéressait. Zedka la reconduisitjusqu’à la chaise où elle était assise aupara-vant.

« Eduard va se réveiller d’ici peu. Il aura peut-être des difficultés à se rappeler ce qui s’estpassé, mais la mémoire lui reviendra vite. Net’inquiète pas s’il ne te reconnaît pas immédiate-ment.

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– Je ne m’inquiéterai pas, répondit Veronika.Je ne me reconnais même pas moi-même. »

Zedka tira une chaise et s’assit à côté d’elle.Elle était restée si longtemps à Villete qu’ellepouvait bien demeurer quelques minutes de plusavec cette jeune fille.

« Te souviens-tu de notre première rencontre ?Ce jour-là, je t’ai raconté une histoire afin det’expliquer que le monde est exactement tel quenous le voyons. Tous croyaient le roi fou, parcequ’il voulait faire appliquer un ordre qui n’exis-tait plus dans l’esprit de ses sujets. Pourtant, ilexiste des choses qui, de quelque côté qu’on lesconsidère, sont toujours les mêmes et valent pourtout le monde. L’amour en est une. »

Zedka nota que le regard de Veronika avaitchangé. Elle poursuivit donc : « Je dirais que, siune femme qui n’en a plus pour longtempsdécide de passer ce peu de temps devant un lit,à regarder un homme endormi, il y a del’amour là-dedans. Je dirais plus encore : si,entre-temps, elle a eu une crise cardiaque etqu’elle est restée silencieuse, uniquement pourne pas devoir s’éloigner de cet homme, c’est quecet amour peut encore grandir.

– Cela peut aussi être le désespoir, répliquaVeronika. Une tentative pour se prouver qu’en

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fin de compte il n’y a pas de raison de conti-nuer à lutter sous le soleil. Je ne peux pas êtreamoureuse d’un homme qui vit dans un autreunivers.

– Nous vivons tous dans notre propre univers.Mais si tu regardes le ciel étoilé, tu verras quetous ces univers se combinent et forment des sys-tèmes solaires, des constellations, des galaxies. »

Veronika se leva et s’approcha d’Eduard.Tendrement, elle passa la main dans ses che-veux. Elle était heureuse d’avoir quelqu’un à quiparler.

« Il y a des années, quand j’étais une enfant etque ma mère m’obligeait à apprendre le piano,je me disais que je ne serais capable de bienjouer que lorsque je serais amoureuse. La nuitdernière, pour la première fois de ma vie, j’aisenti que les notes venaient sous mes doigtscomme si je n’avais aucun contrôle sur ce que jefaisais.

« Une force me guidait, agençait des mélodieset des accords que je n’aurais jamais cru pouvoirjouer. Je me suis abandonnée au piano comme jevenais de m’abandonner à cet homme, sans qu’ilait touché un seul de mes cheveux. Hier, jen’étais plus la même, ni quand j’ai cédé à mondésir, ni quand j’ai joué du piano. Pourtant, jepense que j’étais pleinement moi-même. » Vero-

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nika secoua la tête. « Ce que je raconte n’a pasde sens. »

Zedka se souvint de ses rencontres, dansl’espace, avec tous ces êtres flottant dans d’autresdimensions. Elle voulut les raconter à Veronika,mais elle eut peur de la troubler encore davan-tage.

« Avant que tu ne répètes que tu vas mourir,je veux te dire quelque chose : il y a des gens quipassent leur existence entière à la recherche d’unmoment comme celui que tu as connu la nuitdernière, et ils ne le trouvent pas. C’est pour-quoi, si tu dois mourir maintenant, meurs lecœur plein d’amour. » Zedka se leva. « Tu n’asrien à perdre. Beaucoup ne se permettent pasd’aimer justement parce que bien des choses, del’avenir et du passé, sont en jeu. Dans ton cas,seul existe le présent. »

Elle s’approcha de Veronika et lui donna unbaiser.

« Si je reste ici plus longtemps, je finirai parrenoncer à partir. Je suis guérie de ma dépres-sion, mais j’ai découvert ici d’autres formes defolie. Je veux les emporter avec moi, et regarderla vie avec mes propres yeux.

« Quand je suis arrivée, j’étais déprimée.Aujourd’hui, je suis folle et j’en suis très fière.Dehors, je me comporterai exactement comme

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les autres. Je ferai les courses au supermarché, jeparlerai de banalités avec mes amies, je perdraiun temps précieux devant la télévision. Mais jesais que mon âme est libre et que je peux rêver etcommuniquer avec d’autres univers dont je neconcevais même pas l’existence avant d’entrerici.

« Je m’autoriserai quelques folies, seulementpour que les gens disent : “ Elle sort de Villete ! ”Mais je sais qu’il ne manquera rien à mon âme,car ma vie aura un sens. Je pourrai regarder uncoucher de soleil et croire que Dieu en estl’auteur. Lorsque quelqu’un m’ennuiera, je diraiune énormité, et je me moquerai bien de ce quel’on pensera puisque tout le monde dira : “ Ellesort de Villete ! ”

« Dans la rue, je regarderai les hommes droitdans les yeux, et je n’aurai pas honte de me sentirdésirée. Mais, peu après, j’irai acheter dans uneboutique de produits importés les meilleurs vinsque mes moyens me permettront de m’offrir, et jeles boirai avec mon mari, parce que je veux rireavec lui que j’aime tant.

« Il me dira en riant : “ Tu es folle ! ” Et jerépondrai : “ Bien sûr, je suis allée à Villete ! Lafolie m’a libérée. Maintenant, mon mari adoré,tu dois prendre des vacances chaque année et mefaire découvrir les dangers de la montagne carj’ai besoin de courir le risque d’être en vie. ”

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« Les gens diront : “ Elle sort à peine de Villete,et déjà elle rend son mari fou ! ” Et il comprendraqu’ils ont raison. Il rendra grâces à Dieu quenotre mariage connaisse une nouvelle jeunesse,et que nous soyons fous, comme sont fous ceuxqui ont inventé l’amour. »

Et Zedka sortit en fredonnant une chanson queVeronika n’avait jamais entendue.

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Le Dr Igor avait eu une journée fatigante, maisil était récompensé. Bien qu’il voulût garder leflegme et l’indifférence d’un scientifique, il arri-vait à peine à contenir son enthousiasme : lestests relatifs au traitement de l’empoisonnementpar le Vitriol donnaient des résultats surpre-nants !

« Nous n’avons pas rendez-vous aujourd’hui,dit-il à Maria qui était entrée sans frapper à laporte.

– Je ne resterai pas longtemps. En réalité,j’aimerais seulement vous demander un avis. »

« Aujourd’hui, tout le monde vient me deman-der un simple avis », songea le Dr Igor en se rap-pelant la question de la jeune fille sur le sexe.

« Eduard vient de recevoir un électrochoc.– Thérapie électroconvulsive ; s’il vous plaît,

employez les termes corrects, ou nous allons pas-

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ser pour une bande de barbares. » Tout en dissi-mulant sa surprise, le Dr Igor se promit dechercher plus tard qui était l’auteur de cette ini-tiative. « Et si vous voulez mon opinion sur lesujet, je dois préciser que la TEC n’est plusappliquée de nos jours comme elle l’était autre-fois.

– Mais c’est dangereux.– C’était très dangereux ; on ne connaissait

pas le voltage adéquat ni le bon endroit où pla-cer les électrodes, et nombre de patients sontmorts d’hémorragie cérébrale au cours du traite-ment. Mais les choses ont changé : de nos jours,la TEC est de nouveau utilisée, avec une bienmeilleure précision technique, et elle a l’avan-tage de provoquer une amnésie instantanée, cequi permet d’éviter l’intoxication chimique due àl’usage prolongé de médicaments. Lisez quel-ques revues psychiatriques, et ne confondez pasla TEC et les chocs électriques des tortionnairessud-américains. Bon. Je vous ai donné mon avis.Maintenant je dois me remettre au travail. »

Maria ne bougea pas.« Ce n’est pas cela que je suis venue vous

demander. En réalité, je veux savoir si je peuxsortir d’ici.

– Vous sortez quand vous voulez, et vousrevenez parce que vous le désirez, et parce que

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votre mari a encore assez d’argent pour que l’onvous garde dans un établissement aussi onéreuxque celui-ci. Peut-être devriez-vous plutôt medemander : “ Suis-je guérie ? ” Je vous répon-drais alors par une autre question : “ Guérie dequoi ? ” Vous allez me dire : “ Guérie de mapeur, du syndrome de panique. ” Et je vousrépondrai : “ Eh bien, Maria, il y a trois ans quevous n’en souffrez plus. ”

– Alors je suis guérie.– Bien sûr que non. Votre maladie n’est pas

celle-là. Dans la thèse que je rédige pour la pré-senter à l’Académie des sciences de Slovénie (leDr Igor ne voulait pas entrer dans les détails surle Vitriol), j’étudie le comportement humain dit“ normal ”. De nombreux médecins avant moiont mené cette recherche et sont arrivés à laconclusion que la normalité n’est qu’une ques-tion de consensus. Autrement dit, si la plupartdes gens pensent qu’une chose est juste, elledevient juste.

« Certaines choses sont gouvernées par le plusélémentaire bon sens : placer les boutons sur ledevant de la chemise est une question delogique, car il serait très difficile de les bouton-ner de côté, et carrément impossible s’ils étaientdans le dos.

« Mais d’autres choses s’imposent parce que leplus grand nombre estime qu’elles doivent être

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ainsi. Je vous donnerai deux exemples : vousêtes-vous déjà demandé pourquoi les lettres d’unclavier de machine à écrire étaient placées danscet ordre ?

– Je ne me suis jamais posé la question.– Nous appelons ce clavier AZERTY, puisque les

premières lettres de la première ligne sont dispo-sées ainsi. La première machine fut inventée parChristopher Sholes, en 1873, pour améliorer lacalligraphie, mais elle présentait un problème : sila personne dactylographiait très vite, les carac-tères s’entrechoquaient et enrayaient le méca-nisme. Alors Sholes dessina le clavier AZERTY, unclavier qui obligeait les dactylographes à allerlentement.

– Je ne le crois pas.– C’est pourtant vrai. Il se trouve que Reming-

ton, qui à l’époque fabriquait des machines àcoudre, utilisa le clavier AZERTY pour ses pre-mières machines à écrire. Ce qui signifie qu’unnombre croissant de gens fut obligé d’apprendrece système, et que de plus en plus d’usines fabri-quèrent ce clavier, jusqu’à ce qu’il devienne leseul modèle existant. Je le répète : le clavier desmachines et des ordinateurs a été conçu pour queles doigts frappent plus lentement, et non plusvite, comprenez-vous ? Essayez de changer leslettres de place, et vous ne trouverez pas un seulacheteur pour votre produit. »

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La première fois qu’elle avait vu un clavier,Maria s’était demandé pourquoi les lettres n’yfiguraient pas par ordre alphabétique. Puis ellen’y avait plus songé, croyant que c’était la meil-leure configuration pour taper rapidement.

« Connaissez-vous Florence ? demanda leDr Igor.

– Non.– Vous devriez, ce n’est pas loin, et voici mon

second exemple. Il y a dans la cathédrale de Flo-rence une très belle horloge dessinée par PaoloUccello en 1443. Il se trouve que cette horlogeprésente une curiosité : bien qu’elle marque lesheures, comme toutes les autres, ses aiguillesvont dans le sens inverse de celui auquel noussommes habitués.

– Quel rapport avec ma maladie ?– J’y viens. En créant cette horloge, Paolo

Uccello n’a pas cherché à être original : en réa-lité, à cette époque il existait quelques horlogesde ce type, ainsi que d’autres dont les aiguillesallaient dans le sens que nous connaissonsaujourd’hui. Pour une raison inconnue, peut-être parce que le duc de Florence possédait unehorloge dont les aiguilles allaient dans le sensque nous appelons aujourd’hui le “ bon ” sens,celui-ci finit par s’imposer comme unique, etl’horloge d’Uccello devint une aberration, unefolie. »

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Le Dr Igor fit une pause. Mais il savait queMaria suivait son raisonnement.

« A présent, venons-en à votre maladie :chaque être humain est unique, il a ses propresqualités, ses instincts, ses formes de plaisir, saquête de l’aventure. Cependant la société imposeune manière d’agir collective, et les gens necessent de se demander pourquoi ils doivent secomporter ainsi. Ils l’acceptent, comme les dac-tylographes ont accepté le fait que l’AZERTY fût lemeilleur clavier possible. Avez-vous jamais ren-contré quelqu’un qui se soit demandé pourquoiles aiguilles d’une horloge tournent dans un sens,et non dans le sens contraire ?

– Non.– Si quelqu’un le faisait, il s’entendrait pro-

bablement répondre : “ Tu es fou ! ” S’il insis-tait, les gens s’efforceraient de trouver uneraison, mais bientôt ils changeraient de sujet,parce qu’il n’y a pas d’autre explication que celleque je vous ai donnée. Alors, je reviens à votrequestion. Répétez-la.

– Suis-je guérie ?– Non. Vous êtes une personne différente qui

veut ressembler aux autres. Et cela, de monpoint de vue, est considéré comme une maladiegrave.

– C’est grave d’être différent ?

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– C’est grave de s’obliger à ressembler à toutle monde : cela provoque des névroses, des psy-choses, des paranoïas. C’est grave parce quec’est forcer la nature et aller à l’encontre des loisde Dieu, qui, dans tous les bois et toutes lesforêts du monde, n’a pas créé une seule feuilleidentique à une autre. Mais vous, vous pensezque c’est une folie d’être différente, et c’est pour-quoi vous avez choisi de vivre à Villete : ici,comme tous sont différents, vous devenez sem-blable à tout le monde. Avez-vous compris ? »

Maria acquiesça d’un hochement de tête.« Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être diffé-

rents, les gens vont à l’encontre de la nature, etleur organisme se met à produire le Vitriol – oul’Amertume, comme on appelle vulgairement cepoison.

– Qu’est-ce que le Vitriol ? »Le Dr Igor comprit qu’il s’était emporté, et il

préféra changer de sujet.« Peu importe ce qu’est le Vitriol. Ce que je

veux dire, c’est que tout porte à croire que vousn’êtes pas guérie. »

Maria avait des années d’expérience dans lestribunaux ; elle décida de la mettre en pratiquesur-le-champ. La première tactique consistait àfeindre d’être d’accord avec son adversaire pourmieux le piéger ensuite lors d’un autre raisonne-ment.

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« Je suis d’accord avec vous. Je suis venue icipour une raison très concrète, le syndrome depanique, et je suis finalement restée pour unmotif très abstrait, l’incapacité d’envisager uneautre existence, sans emploi et sans mari. C’estvrai : j’avais perdu l’envie de refaire ma vie, unevie à laquelle j’aurais dû m’accoutumer de nou-veau. Et j’irai plus loin : j’admets que dans unhospice, malgré les électrochocs – pardon, laTEC, comme vous préférez l’appeler –, leshoraires, les crises d’hystérie de certains mala-des, les règles sont plus faciles à supporter queles lois d’un monde qui, comme vous le dites, faittout pour que tout se ressemble.

« Il se trouve que, la nuit dernière, j’aientendu une femme jouer du piano. Son inter-prétation était magistrale, comme j’en ai rare-ment entendu. Pendant que j’écoutais la musi-que, je pensais à tous ceux qui ont souffert pourcomposer ces sonates, ces préludes, ces adagios.Comme ils ont dû paraître insensés quand ils ontrévélé leurs morceaux – tous uniques – à ceuxqui tenaient le monde musical sous leur coupe !Je songeais aux difficultés rencontrées et àl’humiliation subie avant de trouver quelqu’unqui finançât un orchestre, aux huées d’un publicqui n’était pas encore habitué à de telles harmo-nies.

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« Pis que tout cela, je pensais : “ Non seule-ment les compositeurs ont souffert, mais cettefille les interprète de toute son âme parce qu’ellesait qu’elle va mourir. Et moi, ne vais-je pasmourir aussi ? Où ai-je laissé mon âme, si je veuxpouvoir interpréter la musique de mon existenceavec le même enthousiasme ? ” »

Le Dr Igor écoutait en silence. Il lui semblaitque toutes ses réflexions parvenaient à un résul-tat, mais il était encore trop tôt pour en avoir lacertitude.

« Où ai-je laissé mon âme ? répéta Maria.Quelque part dans mon passé. Dans ce que jevoulais que fût ma vie. J’ai laissé mon âme pri-sonnière de ce moment où j’avais une maison, unmari, un emploi dont je voulais me libérer sansjamais en avoir eu le courage.

« Mon âme était dans mon passé, mais aujour-d’hui elle est ici, et je la sens de nouveau dansmon corps, pleine d’enthousiasme. Je ne sais pasquoi faire ; je sais seulement qu’il m’a fallu troisans pour comprendre que l’existence me pous-sait vers un chemin différent, et que je ne voulaispas le prendre.

– Je constate certains symptômes d’améliora-tion, remarqua le Dr Igor.

– Je n’avais pas besoin de demander à quitterVillete. Il me suffisait de franchir la porte et de

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ne plus jamais revenir. Mais je devais dire toutcela à quelqu’un, et c’est à vous que je le confie :la mort de cette fille m’aide à comprendre mavie.

– Je pense que ces symptômes d’améliorationse transforment en guérison miraculeuse, pour-suivit en riant le Dr Igor. Qu’avez-vous l’inten-tion de faire ?

– Aller au Salvador m’occuper des enfants.– Vous n’avez pas besoin d’aller si loin : Sara-

jevo se trouve à moins de deux cents kilomètresd’ici. La guerre est finie, mais les problèmes sub-sistent.

– J’irai à Sarajevo. »Le Dr Igor prit un formulaire dans son tiroir et

le remplit soigneusement. Puis il se leva et rac-compagna Maria jusqu’à la porte.

« Bonne chance », dit-il. Puis il ferma aussitôtla porte et retourna s’asseoir à son bureau. Iln’aimait pas s’attacher à ses patients, mais ilne pouvait pas s’en empêcher. On allait regretterMaria à Villete.

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Lorsque Eduard rouvrit les yeux, la jeune filleétait encore là. Lors de ses premières séancesd’électrochocs, il avait passé un long moment àtâcher de se rappeler les événements. Aprèstout, c’était précisément l’effet thérapeutiquede ce traitement : provoquer une amnésie par-tielle, de sorte que le malade oublie le pro-blème qui l’affligeait et puisse enfin se calmer.Cependant, plus les électrochocs étaient appli-qués fréquemment, moins leur effet se faisaitsentir longtemps. Il reconnut aussitôt la jeunefille.

« Pendant que tu dormais, tu as parlé desvisions du Paradis », dit-elle en lui passant lamain dans les cheveux.

Les visions du Paradis ? Oui, les visions duParadis. Eduard la regarda. Il voulait tout luiraconter.

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A ce moment précis une infirmière entra avecune seringue.

« Je dois te faire cette injection maintenant,dit-elle à Veronika. Ordre du Dr Igor.

– On m’en a déjà fait une aujourd’hui, je n’enveux pas. Je n’ai plus aucune envie de sortird’ici. Je n’obéirai à aucun ordre, à aucune règle,on ne me forcera à rien. »

L’infirmière semblait habituée à ce genre deréaction.

« Alors, malheureusement, nous devrons tel’administrer de force.

– Il faut que je te parle, intervint Eduard.Accepte la piqûre. »

Veronika releva la manche de son pull etl’infirmière injecta la drogue.

« Bonne petite, dit-elle. Pourquoi ne sortez-vous pas de cette infirmerie lugubre et n’allez-vous pas vous promener un peu dehors ? »

« Tu as honte de ce qui s’est passé la nuit der-nière, dit Eduard, tandis qu’ils marchaient dansle parc.

– J’en ai eu honte. Maintenant j’en suis fière.Je veux savoir ce que sont les visions du Paradis,parce que j’ai été très près d’en avoir une moi-même.

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– Je dois regarder plus loin, au-delà des bâti-ments de Villete.

– Alors fais-le. »Eduard regarda derrière lui, non pas en direc-

tion des murs de l’infirmerie, ni vers le parc oùles malades marchaient en silence, mais vers unerue, sur un autre continent, en un pays où lasécheresse alternait avec des pluies torrentielles.

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Eduard pouvait sentir l’odeur de cette terre.C’était la saison sèche et la poussière lui entraitpar le nez. Cette sensation lui plaisait car sentirla terre, c’est se sentir vivant. Il pédalait sur unebicyclette importée, il avait dix-sept ans, et ilvenait de sortir du collège américain de Brasiliaoù il étudiait comme tous les enfants de diplo-mates.

Il détestait Brasilia, mais il aimait les Brési-liens. Son père avait été nommé ambassadeur deYougoslavie deux ans auparavant, à une époqueoù l’on était loin d’imaginer la sanglante divisiondu pays. Milosevic était au pouvoir ; hommes etfemmes vivaient avec leurs différences dans unerelative harmonie malgré les conflits régionaux.

Le Brésil avait été précisément le premierposte de son père. Il rêvait de plages, de carna-val, de parties de football, de musique, mais il

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s’était retrouvé dans cette capitale éloignée de lacôte, créée uniquement pour abriter des politi-ciens, des bureaucrates, des diplomates, et lesenfants désœuvrés de tous ces gens.

Eduard détestait vivre dans cette ville. Il pas-sait la journée enfermé dans ses études, essayantsans y parvenir de se faire des relations parmises camarades de classe, cherchant sans le trou-ver un moyen de s’intéresser aux voitures, auxchaussures de tennis dernier cri, aux vêtementsde marque, seuls sujets de conversation parmices jeunes.

De temps à autre, il y avait une fête au coursde laquelle les garçons se saoulaient d’un côté dusalon tandis que les filles feignaient l’indif-férence, de l’autre. La drogue circulait en abon-dance et Eduard avait tâté pratiquement detoutes les variétés, sans jamais se passionnervraiment pour aucune. Il était excessivementagité ou somnolent, et il perdait tout intérêt pource qui se passait autour de lui.

Sa famille se faisait du souci. Il fallait le prépa-rer à marcher sur les traces de son père, et bienqu’il eût presque tous les talents nécessaires– l’envie d’étudier, un bon goût artistique, de lafacilité pour les langues, de l’intérêt pour la poli-tique –, il lui manquait une qualité fondamentalepour embrasser la carrière diplomatique : il avaitdes difficultés à communiquer avec autrui.

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Ses parents avaient beau l’emmener à desréceptions, ouvrir leur maison à ses camaradesdu collège américain et lui assurer une confor-table somme d’argent de poche, il était rare devoir Eduard en compagnie. Un jour, sa mère luidemanda pourquoi il n’invitait pas ses amis àdéjeuner ou à dîner.

« Je connais déjà toutes les marques de chaus-sures de tennis, le nom de toutes les filles aveclesquelles il est facile de coucher. Nous n’avonsplus rien d’intéressant à nous dire. »

Et puis, un jour, apparut la Brésilienne. Quandleur fils se mit à sortir et à rentrer tard, l’ambas-sadeur et sa femme se sentirent rassurés bien quepersonne ne sût exactement d’où venait la jeunefille. Un soir, Eduard l’invita à dîner à la maison.Elle était bien élevée, et ils furent ravis ; le gaminallait enfin apprendre à communiquer avec lesétrangers ! En outre, même s’ils n’en parlaientpas entre eux, les parents d’Eduard se disaienttous deux que la présence de cette petite les soula-geait d’une vive angoisse : leur fils n’était pashomosexuel !

Ils traitèrent Mari (c’était son nom) avec lagentillesse de futurs beaux-parents, même s’ilssavaient que, deux ans plus tard, ils seraient

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mutés ailleurs et n’avaient pas la moindre inten-tion que leur fils épousât une jeune fille origi-naire d’un pays aussi exotique. Ils forgeaientpour lui d’autres projets et espéraient qu’il ren-contrerait, en France ou en Allemagne, une fillede bonne famille, qui se révélerait une dignecompagne pour la brillante carrière diplomatiqueque l’ambassadeur lui préparait.

Mais Eduard était manifestement de plus enplus amoureux. Inquiète, la mère eut une con-versation avec son mari.

« L’art de la diplomatie consiste à mettre àl’épreuve la patience de l’adversaire, lui ditl’ambassadeur. Un premier amour peut êtreinoubliable, mais il prend toujours fin. »

Toutefois, Eduard donnait l’impression d’avoirprofondément changé. Il rapportait à la maisondes livres bizarres, il installa une pyramide danssa chambre et, chaque nuit, en compagnie deMari, il faisait brûler de l’encens et restait desheures concentré sur un étrange dessin accrochéau mur. Ses résultats au collège américaincommencèrent à s’en ressentir.

Bien qu’elle ne comprît pas le portugais, lamère voyait bien les couvertures de livres repré-sentant des croix, des bûchers, des sorcières pen-dues, des symboles cabalistiques.

« Notre fils a des lectures dangereuses, disait-elle.

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– Ce qui est dangereux, c’est ce qui se passedans les Balkans, lui rétorquait l’ambassadeur.Selon certaines rumeurs, la Slovénie réclame sonindépendance, et cela peut nous conduire à laguerre. »

La mère d’Eduard n’accordait pas la moindreimportance à la politique ; en revanche, elle vou-lait comprendre ce qui arrivait à son fils.

« Et cette manie de faire brûler de l’encens ?– C’est pour masquer l’odeur de marijuana,

répondait l’ambassadeur. Notre fils a reçu uneexcellente éducation, il ne peut tout de mêmepas croire que ces bâtonnets parfumés ont lepouvoir d’attirer les esprits.

– Mon fils se drogue !– Ça lui passera. Moi aussi, j’ai fumé de la

marijuana quand j’étais jeune, il en sera vitedégoûté, comme j’en ai été dégoûté. »

La femme se sentit fière et rassurée : son mariétait un homme d’expérience, il était entré dansl’univers de la drogue et il était parvenu à ensortir ! Un homme doté d’une telle force devolonté était capable de contrôler toutes lessituations.

Un beau jour, Eduard réclama une bicyclette.« Tu as un chauffeur et une Mercedes Benz à

ta disposition. Pourquoi vouloir une bicyclette ?

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– Pour le contact avec la nature. Mari et moiallons faire un voyage de dix jours. Non loin d’icise trouvent d’immenses gisements de cristaux,et Mari affirme qu’ils transmettent une bonneénergie. »

La mère et le père d’Eduard avaient été édu-qués sous le régime communiste : pour eux, lecristal n’était qu’un minéral obéissant à uneorganisation déterminée d’atomes, et d’où n’éma-nait aucune espèce d’énergie, qu’elle fût positiveou négative. Ils se renseignèrent et découvrirentque ces histoires de « vibrations de cristaux »commençaient à être à la mode. Si jamais leurfils s’avisait d’aborder ce sujet au cours d’uneréception officielle, l’ambassadeur risquait deperdre la face. Pour la première fois, celui-cireconnut que la situation devenait grave. Brasi-lia était une ville bruissante de rumeurs, l’on netarderait pas à apprendre qu’Eduard s’intéres-sait à des superstitions primitives. Ses rivaux àl’ambassade penseraient qu’il tenait cela de sesparents. Or la diplomatie – en plus d’être un artde l’attente – reposait sur la faculté de garder, entoutes circonstances, une façade conventionnelleet protocolaire.

« Mon garçon, cela ne peut pas durer !s’exclama l’ambassadeur. J’ai des amis au minis-tère yougoslave des Relations extérieures. Tu as

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une brillante carrière diplomatique devant toimais tu dois apprendre à regarder la réalité enface. »

Ce soir-là, Eduard ne rentra pas à la maison.Ses parents téléphonèrent chez Mari, dans lesmorgues et les hôpitaux de la capitale, sansrésultat. La mère perdit confiance dans la capa-cité de son mari à comprendre sa propre famille,bien qu’il fût un excellent négociateur avec lesétrangers.

Eduard rentra le lendemain, affamé et som-nolent. Il mangea et gagna sa chambre, fit brûlerde l’encens, récita des mantras, dormit le restede l’après-midi et toute la nuit suivante. A sonréveil, une bicyclette neuve l’attendait.

« Va donc voir tes cristaux, lui dit sa mère.J’expliquerai à ton père. »

Et ainsi, en cet après-midi de sécheresse pous-siéreuse, Eduard se rendit tout joyeux chez Mari.La ville était si bien (de l’avis de ses architectes)ou si mal (de l’avis d’Eduard) dessinée qu’il n’yavait quasiment aucun carrefour. Il roulait àdroite, sur une piste à grande vitesse, tout enregardant l’azur traversé de nuages qui ne don-nent pas de pluie, lorsqu’il sentit qu’il s’éle-vait dans le ciel à une vitesse considérable, puisretombait et atterrissait sur l’asphalte. Plof !

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« J’ai eu un accident. »Il voulut se retourner, car son visage était pla-

qué contre le sol, mais il comprit qu’il ne contrô-lait plus son corps. Il entendit les coups de freindes voitures, les cris effrayés des gens, quelqu’uns’approcha et tenta de le toucher, puis aussitôtun hurlement : « Ne le bougez pas ! Si on lebouge, il peut rester paralysé pour le reste de savie ! »

Les secondes passaient lentement, et Eduardprit peur. Contrairement à ses parents, il croyaiten Dieu et en une vie au-delà de la mort. Pour-tant, il trouvait injuste de mourir à dix-sept ans,le regard rivé à l’asphalte, dans un pays quin’était pas le sien.

« Tu te sens bien ? » demanda une voix.Non, il ne se sentait pas bien, il ne parvenait

pas à bouger et ne pouvait rien dire non plus. Lepire était qu’il ne perdait pas conscience, ilsavait exactement ce qui se passait, et dans quelétat il se trouvait. N’allait-il pas s’évanouir ?Dieu n’avait-il pas pitié de lui, justement en unmoment où il Le cherchait si intensément, enverset contre tous ?

« Les secours ne vont pas tarder à arriver,murmura une autre personne en prenant samain. Je ne sais pas si tu peux m’entendre, maisreste calme. Tu n’as rien de grave. »

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Oui, il pouvait entendre. Il aurait aimé quecette personne – un homme – continuât de par-ler, de lui assurer qu’il n’avait rien de grave,même s’il était suffisamment adulte pour com-prendre que l’on parle toujours ainsi lorsque lasituation est très sérieuse. Il pensa à Mari, àla région des montagnes de cristaux empliesd’énergie positive, alors que Brasilia était la plusforte concentration de négativité qu’il ait connueau cours de ses méditations.

Les secondes devinrent des minutes, les genss’efforçaient de le consoler et, pour la premièrefois depuis que c’était arrivé, il commença à res-sentir une douleur. Une douleur aiguë, qui pro-venait du centre de sa tête et semblait serépandre dans tout son corps.

« Ils viennent d’arriver, dit l’homme qui luitenait la main. Demain, tu remonteras sur tabicyclette. »

Mais, le lendemain, Eduard était hospitalisé,les deux jambes et un bras dans le plâtre, immo-bilisé pour un bon mois, obligé d’écouter sa mèrequi ne cessait de pleurer, son père qui passait descoups de fil anxieux, les médecins qui répétaienttoutes les cinq minutes que les vingt-quatreheures les plus préoccupantes étaient derrièreeux et qu’il n’y aurait aucune lésion cérébrale.

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Sa famille contacta l’ambassade des Etats-Unis, qui n’accordait jamais foi aux diagnosticsdes hôpitaux publics et disposait d’un serviced’urgence très sophistiqué ainsi que d’une liste depraticiens brésiliens habilités à soigner les diplo-mates américains. De temps à autre, menant unepolitique de bon voisinage, elle faisait appel à euxpour d’autres représentations diplomatiques.

Les Américains apportèrent leurs appareils dedernière génération, pratiquèrent dix fois plusde tests et d’examens, et parvinrent à la conclu-sion habituelle : les médecins de l’hôpital publicavaient fait une évaluation correcte de sesblessures et pris les décisions adéquates.

Si les médecins de l’hôpital public étaient debons médecins, les programmes de télévisionétaient aussi médiocres au Brésil que n’importeoù dans le monde, et Eduard n’avait pas grand-chose à faire. Mari lui rendait visite de moins enmoins souvent à l’hôpital – peut-être avait-ellerencontré un autre garçon pour l’accompagnerjusqu’aux montagnes de cristaux.

L’ambassadeur et son épouse venaient le voirquotidiennement, ce qui contrastait avec le sur-prenant comportement de sa petite amie, maisils refusaient de lui apporter ses ouvrages en

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portugais, alléguant que bientôt ils seraientmutés et qu’il n’était pas nécessaire d’apprendreune langue dont il n’aurait plus jamais besoin.Eduard se contentait donc de bavarder avec lesautres malades, de discuter football avec lesinfirmiers et de lire toute revue qui tombait entreses mains.

Puis, un jour, un infirmier lui apporta un livrequ’on venait de lui offrir, mais qu’il trouvait« trop gros pour être lu ». Et c’est alors que lavie d’Eduard s’engagea dans une étrange voie,une voie qui le conduirait à se détacher de laréalité, à s’éloigner dans les années à venir duparcours des garçons de son âge, et se termine-rait à Villete.

Le livre traitait des visionnaires qui ontébranlé le monde – des êtres qui avaient leurpropre idée du Paradis terrestre et avaientconsacré leur vie à la partager avec autrui. Ilétait question de Jésus-Christ, mais aussi deDarwin, avec sa théorie selon laquelle l’hommedescendait du singe ; de Freud, affirmant l’im-portance des rêves ; de Colomb, engageant lesbijoux de la reine pour partir à la recherche d’unnouveau continent ; de Marx, pour qui tout lemonde méritait d’avoir les mêmes chances.

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On y trouvait aussi des saints. Ignace deLoyola, un gentilhomme basque qui avait dormiavec d’innombrables femmes et tué quantitéd’ennemis dans de nombreuses batailles, jus-qu’au jour où, blessé à Pampelune, il avaitcompris l’univers depuis son lit de convales-cence. Thérèse d’Avila, qui voulait trouver lechemin de Dieu par tous les moyens et y parvintinvolontairement, un beau jour, alors qu’elleétait abîmée dans la contemplation d’un tableau.Antoine, un homme fatigué de l’existence qu’ilmenait, qui décida de s’exiler au désert et vécutpendant dix ans entouré de démons, éprouvanttoutes sortes de tentations. François d’Assise, ungarçon comme lui, bien décidé à parler auxoiseaux et à renoncer à la vie que ses parentsavaient projetée pour lui.

N’ayant rien de mieux pour se distraire,Eduard entreprit l’après-midi même la lecturede ce « gros livre ». Au milieu de la nuit, uneinfirmière entra et lui demanda s’il avait besoind’aide, puisque sa chambre était la seule où lalumière était encore allumée. Il la remercia d’ungeste de la main, sans détourner les yeux de salecture.

Les hommes et les femmes qui ont ébranlé lemonde. C’étaient des gens ordinaires, comme

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lui, comme son père ou la petite amie qu’il savaitêtre en train de perdre. Tous étaient pleins dedoutes et d’inquiétudes pareils à ceux que tousles êtres humains éprouvent dans leur routinequotidienne. Des individus qui ne ressentaientpas d’intérêt particulier pour la religion, Dieu,l’élévation spirituelle ou un niveau accru deconscience, jusqu’à ce qu’un jour – eh bien, unjour, ils avaient décidé de tout changer. Le livreétait surtout captivant parce qu’il racontait que,dans la vie de chacun de ces personnages, il yavait un moment magique qui les avait poussés àrechercher leur propre vision du Paradis.

C’étaient des gens dont l’existence était loind’avoir été vide et qui, pour obtenir ce qu’ilsvoulaient, avaient demandé l’aumône ou cour-tisé des rois, enfreint des codes ou affronté lacolère des puissants, usé de la diplomatie ou dela force, mais jamais n’avaient renoncé, car ilsavaient su tirer parti de toutes les difficultés quise présentaient.

Le lendemain, Eduard remit sa montre en or àl’infirmier qui lui avait donné le livre en luidemandant de la vendre pour acheter tous lesouvrages traitant du même sujet. Il n’y en avaitpas d’autre. Il tenta de lire certaines biographies,mais on y décrivait toujours le personnagecomme un élu, un inspiré, et non comme un être

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ordinaire obligé de lutter comme n’importe quipour affirmer ses idées.

Eduard était tellement impressionné par sa lec-ture qu’il envisagea sérieusement la possibilité dedevenir un saint en profitant de l’accident pourdonner à sa vie une nouvelle direction. Mais ilavait les jambes cassées, il n’avait eu à l’hôpitalaucune vision, il n’était pas passé devant untableau dont la vue aurait ébranlé son âme, iln’avait pas d’amis capables de construire unechapelle dans l’intérieur du plateau brésilien, etles déserts, fort loin d’ici, grouillaient de pro-blèmes politiques. Néanmoins, il pouvait fairequelque chose : apprendre la peinture et s’effor-cer de montrer au monde les visions qu’avaienteues ces hommes et ces femmes.

Quand on lui retira son plâtre et qu’il rentra àl’ambassade, entouré des soins, des cadeaux etde toute l’attention dont un fils d’ambassadeurpeut faire l’objet de la part des autres diplo-mates, il demanda à sa mère de l’inscrire dansun cours de peinture.

Elle lui fit remarquer qu’il avait déjà man-qué un grand nombre de cours au collège amé-ricain et qu’il lui fallait rattraper le tempsperdu. Eduard refusa : il n’avait pas la moin-

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dre envie de continuer à apprendre la géo-graphie et les sciences. Il voulait devenirpeintre. Dans un moment de distraction, il endonna même la raison : « Je dois peindre lesvisions du Paradis. »

Sa mère ne dit mot et promit de se renseignerauprès de ses amies pour savoir quel était lemeilleur cours de peinture de la ville.

Ce soir-là, en rentrant de son travail, l’ambas-sadeur la trouva en pleurs dans sa chambre.

« Notre fils est fou, dit-elle au milieu de seslarmes. L’accident a atteint son cerveau.

– Impossible ! répliqua l’ambassadeur, indi-gné. Les médecins recommandés par les Améri-cains l’ont examiné. »

Sa femme lui raconta ce qu’elle avait entendu.« C’est une révolte de jeunesse. Attends, et tu

verras que tout redeviendra normal. »

Cette fois-ci, l’attente n’eut aucun résultatbénéfique, car Eduard était pressé de commen-cer à vivre. Deux jours plus tard, lassé d’espérerune réponse des amies de sa mère, il alla lui-même s’inscrire dans un cours de peinture. Ilapprit l’échelle des couleurs et la perspective ; il

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fit aussi la connaissance de gens qui ne parlaientjamais de marques de chaussures de tennis ou demodèles de voitures.

« Il fréquente des artistes ! disait en pleurantsa mère à l’ambassadeur.

– Laisse cet enfant tranquille, rétorquait cedernier. Il se lassera vite, comme il s’est lassé desa petite amie, des cristaux, des pyramides, del’encens et de la marijuana. »

Mais le temps passait, la chambre d’Eduard setransformait en atelier improvisé, rempli detableaux qui, pour ses parents, n’avaient pas lemoindre sens : c’étaient des cercles, des combi-naisons ésotériques de couleurs, des symbolesprimitifs mêlés à des personnages en position deprière.

Eduard, le garçon solitaire qui, en deux ans,n’avait jamais ramené d’amis à la maison, laremplissait maintenant d’êtres bizarres, hir-sutes et mal habillés, qui écoutaient desdisques affreux à plein volume, buvaient etfumaient à l’excès, et faisaient preuve d’unetotale ignorance des bonnes manières. Un jour,la directrice du collège américain convoqual’ambassadrice.

« Votre fils doit se droguer, lui déclara-t-elle.Son niveau scolaire est nettement au-dessous dela moyenne et, s’il continue comme cela, nous nepourrons pas renouveler son inscription. »

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La mère d’Eduard se rendit aussitôt aubureau de l’ambassadeur afin de lui rapporterces propos.

« Tu répètes sans cesse qu’avec le temps toutredeviendra normal ! s’écria-t-elle, hystérique.Ton fils est drogué, fou, il a un problème céré-bral gravissime, et toi, tu te préoccupes de cock-tails et de réunions mondaines !

– Parle plus bas.– Je ne parlerai pas plus bas, plus jamais de

la vie tant que tu ne prendras pas une décision !Cet enfant a besoin d’aide, comprends-tu ?D’une aide médicale ! Fais quelque chose. »

Craignant que cet éclat ne lui causât du tortauprès des fonctionnaires de son équipe etsoupçonnant que l’intérêt d’Eduard pour lapeinture durerait plus longtemps qu’il ne l’avaitd’abord pensé, l’ambassadeur – un hommepragmatique, qui connaissait parfaitement lamarche à suivre dans tous les cas de figure –élabora un plan.

D’abord, il téléphona à l’ambassadeur desEtats-Unis et lui demanda l’autorisation derecourir de nouveau aux services médicaux del’ambassade. Sa requête fut acceptée. Il s’adressadonc aux médecins accrédités, leur expliqua lasituation et sollicita une révision de tous les exa-mens qui avaient été effectués auparavant.

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Redoutant que l’affaire ne se termine par un pro-cès, les médecins firent exactement ce qui leurétait demandé et conclurent que ces recherchesne révélaient rien d’anormal. Avant que l’ambas-sadeur ne partît, ils lui firent signer un documentdans lequel il déclarait dégager l’ambassade desEtats-Unis de la responsabilité d’avoir indiquéleurs noms.

Puis l’ambassadeur se rendit à l’hôpital oùEduard avait été admis, il alla trouver le direc-teur, lui expliqua le problème et lui demandaqu’on fasse à son fils, sous prétexte d’un check-up de routine, une analyse de sang afin de dépis-ter la présence de drogues dans son organisme.

Ainsi fut fait. Et l’on ne trouva aucune tracede drogue.

Restait la troisième et dernière étape de sonplan : parler avec Eduard lui-même pour appren-dre ce qui se passait. C’est seulement en posses-sion de toutes ces informations qu’il pourraitprendre la décision adéquate.

Le père et le fils s’assirent au salon.« Ta mère est très inquiète, commença l’am-

bassadeur. Tes notes ont baissé et ton inscriptionrisque de ne pas être renouvelée.

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– Mes notes en peinture sont meilleures, père.– Ton intérêt pour l’art me fait plaisir, mais

tu as la vie devant toi pour cela. Pour lemoment, tu dois terminer tes études secondairesafin que je puisse te faire entrer dans la carrièrediplomatique. »

Eduard réfléchit longuement avant de direquoi que ce soit. Il revit l’accident, l’ouvrage surles visionnaires – finalement, un simple prétextepour qu’il trouve sa véritable vocation –, il pensaà Mari dont il n’avait plus jamais eu de nou-velles. Il hésita longtemps et répondit enfin :« Papa, je ne veux pas être diplomate. Je veuxêtre peintre. »

Son père s’attendait à cette réponse, et ilsavait comment contourner l’écueil.

« Tu seras peintre, mais tu dois d’abord termi-ner tes études. Nous organiserons des expositionsà Belgrade, Zagreb, Ljubljana, Sarajevo. Avecl’influence dont je dispose, je peux t’aider énor-mément, mais il faut que tu termines d’abord tesétudes.

– Si je fais cela, papa, je choisirai la voie laplus facile. J’entrerai dans n’importe quellefaculté, j’étudierai une matière sans intérêt pourmoi, mais qui me permettra de gagner del’argent. Alors la peinture passera au secondplan et je finirai par oublier ma vocation. Je doisapprendre à gagner ma vie grâce à la peinture. »

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L’ambassadeur était exaspéré.« Tu as tout, mon garçon : une famille qui

t’aime, une maison, de l’argent, une positionsociale. Mais, tu sais, notre pays connaît unepériode de troubles, il y a des rumeurs de guerrecivile ; il se peut que demain je ne sois plus làpour t’aider.

– Je me débrouillerai tout seul, père. Aieconfiance en moi. Un jour, je peindrai une sérieintitulée Les Visions du Paradis. Ce sera l’his-toire visuelle des expériences que les hommes etles femmes n’ont vécues que dans leur cœur. »

L’ambassadeur admira la détermination deson fils, mit fin d’un sourire à la conversation, etdécida de lui accorder un mois supplémentaire.Après tout, la diplomatie est aussi l’art de repor-ter les décisions jusqu’à ce que les problèmes serésolvent d’eux-mêmes.

Un mois passa, et Eduard continua à consa-crer tout son temps à la peinture, à ses amisextravagants, à cette musique conçue pour pro-voquer un certain déséquilibre psychologique.Pis encore, il avait été expulsé du collège améri-cain pour avoir osé contredire une enseignante àpropos de l’existence des saints.

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Puisqu’il n’était plus question de reporter sadécision, l’ambassadeur fit une dernière tenta-tive et invita son fils à discuter avec lui d’hommeà homme.

« Eduard, tu es désormais en âge de gouvernerton existence. Nous avons supporté ta conduitetant que c’était possible, mais il est temps d’enfinir avec cette absurde vocation de peintre et dedonner une direction à ta carrière.

– Mais, père, être peintre, c’est donner unedirection à ma carrière.

– Que fais-tu de l’amour que nous te portons,des efforts que nous avons déployés pour te don-ner une bonne éducation ? Comme cela ne s’estjamais produit auparavant, j’attribue ton com-portement aux conséquences de ton accident.

– Ecoute, je vous aime plus que tout aumonde. »

L’ambassadeur se racla la gorge. Il n’était pashabitué à des manifestations de tendresse aussidirectes.

« Alors, au nom de l’amour que tu nousportes, je t’en prie, fais ce que désire ta mère.Abandonne cette histoire de peinture, trouve-toides amis qui appartiennent à ton milieu social,et reprends tes études.

– Tu m’aimes, père. Tu ne peux pas medemander cela, justement parce que tu m’as tou-

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jours donné le bon exemple en luttant pour tesdésirs. Tu ne peux pas souhaiter que je sois unhomme sans volonté.

– J’ai dit : au nom de l’amour. Je ne t’ai jamaisparlé ainsi auparavant, mon fils, mais main-tenant je te le demande : au nom de l’amour quetu nous portes et de celui que nous avons pourtoi, rentre à la maison non seulement au sensphysique, mais au sens profond du terme. Tu esactuellement dans l’erreur, tu fuis la réalité.

« Depuis que tu es né, nous avons nourri lesrêves les plus grandioses de notre existence. Tues tout pour nous, notre avenir et notre passé.Tes grands-parents étaient de petits fonction-naires, et j’ai dû me battre comme un lion pourentrer et m’élever dans la carrière diplomatique.Tout cela uniquement pour te faire une place,pour te rendre la vie plus facile. Je possèdeencore le stylo avec lequel, une fois devenuambassadeur, j’ai signé mon premier document,et je l’ai conservé avec amour pour te le remettrele jour où ce sera ton tour.

« Ne nous déçois pas, mon fils. Nous nevivrons plus très longtemps, nous voulons mou-rir tranquilles, en sachant que tu es sur la bonnevoie. Si tu nous aimes vraiment, fais ce que je tedemande. Si tu ne nous aimes pas, ne changerien à ton comportement. »

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Eduard demeura plusieurs heures à regarderle ciel de Brasilia et les nuages qui traversaientl’azur. Malgré leur beauté, ils n’apportaient pasune goutte de pluie à la terre aride du plateaucentral brésilien. Lui se sentait aussi vide que cesnuages.

S’il poursuivait ses études de peinture, sa mèrefinirait par périr de chagrin, son père perdraitson enthousiasme pour sa carrière, ils se culpabi-liseraient tous les deux d’avoir échoué dansl’éducation de leur fils chéri. S’il renonçait à lapeinture, les visions du Paradis ne verraientjamais le jour, et rien dans ce monde ne pourraitplus lui causer ni joie ni plaisir.

Il regarda autour de lui, vit ses tableaux, serappela l’amour qu’il avait mis dans chaquecoup de pinceau et le sens qu’il avait voulu luidonner, et les trouva médiocres. Tout cela n’étaitqu’une supercherie ; il voulait atteindre un butpour lequel il n’avait jamais été choisi, et le prixen serait la déception de ses parents.

Les visions du Paradis étaient destinées auxélus ; ceux-ci apparaissaient dans les livrescomme des héros ou des martyrs de leur foi, desêtres qui savaient depuis l’enfance que le mondeavait besoin d’eux. En revanche, tout ce qui

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figurait dans l’ouvrage qu’il avait lu était pureinvention romanesque.

A l’heure du dîner, il annonça à ses parentsqu’ils avaient raison : son enthousiasme pour lapeinture était un rêve de jeunesse, d’ailleurs çalui avait passé. Ses parents se réjouirent, sa mèrepleura de joie et le serra contre elle ; tout étaitredevenu normal.

Le soir, l’ambassadeur fêta en secret sa vic-toire en ouvrant une bouteille de champagnequ’il but tout seul. Lorsqu’il gagna sa chambre,sa femme dormait déjà paisiblement, pour lapremière fois depuis des mois.

Le lendemain, ils trouvèrent la chambred’Eduard saccagée, les tableaux mis en pièces ettailladés, et le garçon assis dans un coin, les yeuxau ciel. Sa mère le prit dans ses bras et lui ditcombien elle l’aimait, mais Eduard ne réponditpas.

Il ne voulait plus rien savoir de l’amour : il enavait soupé. Il avait cru qu’il pouvait renoncer etsuivre les conseils de son père, mais il était allétrop loin. Il avait traversé l’abîme qui sépare unhomme de son rêve, et désormais il ne pouvaitplus revenir en arrière. Il ne pouvait ni avancer,ni reculer. Dès lors, il était plus simple de quitterla scène.

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Eduard resta encore cinq mois au Brésil, soi-gné par des spécialistes qui diagnostiquèrent untype rare de schizophrénie résultant potentielle-ment d’un accident de bicyclette. Bientôt, laguerre civile éclata en Yougoslavie, l’ambassa-deur fut rappelé en hâte, les problèmes s’accu-mulèrent, si bien que la famille ne put pluss’occuper de lui. La seule solution fut de le pla-cer à l’hôpital psychiatrique de Villete, quivenait d’ouvrir.

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Lorsque Eduard eut fini de raconter son his-toire, il faisait nuit et ils tremblaient de froidtous les deux.

« Rentrons, dit-il. Ils servent le dîner.– Dans mon enfance, chaque fois que j’allais

rendre visite à ma grand-mère, j’étais fascinéepar un tableau au mur. Il représentait une femme– les catholiques l’appellent Notre-Dame – domi-nant le monde, les mains, d’où émanaient desrayons, ouvertes en direction de la terre.

« Ce qui m’intriguait le plus dans ce tableau,c’est que cette femme foulait un serpent vivant.Alors je demandais à ma grand-mère : “ Elle n’apas peur du serpent ? Elle ne craint pas qu’il luimorde le pied et la tue de son venin ? ”

« Ma grand-mère m’expliquait que le serpentavait apporté le Bien et le Mal sur terre, commele dit la Bible, et qu’elle contrôlait le Bien et leMal grâce à son amour.

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– Quel rapport avec mon histoire ?– Je ne te connais que depuis une semaine, et

il serait trop tôt pour te dire “ je t’aime ”.Comme je ne dois pas vivre au-delà de cette nuit,il serait aussi trop tard pour ces mots. Mais lagrande folie dont sont capables l’homme et lafemme est précisément l’amour.

« Tu m’as raconté une histoire d’amour. Jecrois sincèrement que tes parents ne voulaientque ton bien et que c’est cet amour qui a faillidétruire ta vie. Si la Dame du tableau de magrand-mère foulait un serpent, cela signifiait quecet amour avait deux visages.

– Je vois, répliqua Eduard. J’ai incité les infir-miers à me faire un électrochoc parce que tu metroublais. Je ne sais pas ce que je ressens, etl’amour m’a déjà détruit une fois.

– N’aie pas peur. Aujourd’hui, j’avais de-mandé au Dr Igor de me laisser sortir et de choisirl’endroit où je voulais fermer les yeux pour tou-jours. Mais quand j’ai vu les infirmiers s’emparerde toi, j’ai compris que ton visage était l’imageque je voulais contempler au moment de quitterce monde. Et j’ai décidé de ne plus partir.

« Pendant que tu dormais sous l’effet du trai-tement, j’ai eu une nouvelle attaque et j’ai cruque mon heure avait sonné. J’ai regardé tonvisage, j’ai essayé de deviner ton histoire, et je

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me suis préparée à mourir heureuse. Mais lamort n’est pas venue, mon cœur a tenu bon unefois encore, peut-être à cause de ma jeunesse. »

Il baissa la tête.« N’aie pas honte d’être aimé. Je ne te

demande rien, seulement de me laisser t’aimer etjouer du piano une autre nuit, si j’en ai la force.En échange, si tu entends dire que je suis entrain de mourir, j’aimerais que tu viennes àl’infirmerie. Laisse-moi réaliser mon désir. »

Eduard demeura silencieux un long moment,et Veronika pensa qu’il s’était retiré dans sonmonde et n’en sortirait pas de sitôt.

Finalement, il contempla les montagnes au-delà des murs de Villete, et dit : « Si tu veux par-tir d’ici, je t’emmène. Donne-moi seulement letemps d’aller chercher nos vestes et un peud’argent. Ensuite, nous partirons ensemble.

– Cela ne durera pas longtemps, Eduard. Tule sais. »

Eduard ne répondit pas. Il revint peu aprèsavec leurs vêtements.

« Cela durera une éternité, Veronika. Bienplus longtemps que les nuits et les jours tousidentiques que j’ai passés ici, à tenter d’oublierles visions du Paradis. Je les ai presque oubliées,mais il me semble qu’elles sont de retour.

– Partons. Les fous font des folies. »

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Ce soir-là, lorsqu’ils se réunirent pour dîner, lespensionnaires regrettèrent l’absence de quatrepersonnes.

Zedka, dont nul n’ignorait qu’elle avait étélibérée au terme d’un long traitement. Maria,qui était sans doute allée au cinéma, comme ellele faisait souvent. Eduard, qui ne s’était peut-être pas encore remis de la séance d’électrochoc– en y songeant, tous les pensionnaires ressen-tirent de la peur et commencèrent leur repas ensilence. Enfin, il manquait la jeune fille auxyeux verts et aux cheveux châtains, celle donttout le monde savait qu’elle ne devait pas passerla semaine.

On ne parlait jamais ouvertement de la mort àVillete, mais les absences étaient remarquées,même si tous s’efforçaient de se comportercomme si de rien n’était.

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Une rumeur se mit à courir de table en table.Certains pleuraient, parce que cette jeune fillepleine de vie devait maintenant se trouver dansla petite morgue derrière l’hôpital. Seuls les plusaudacieux se risquaient là-bas, et encore, enplein jour. Il y avait trois tables de marbre, et engénéral sur l’une d’elles un nouveau corps,recouvert d’un drap. Tous savaient que ce soirVeronika y était. Les plus fous occultèrent sur-le-champ le fait que, durant cette semaine, l’hos-pice avait eu une pensionnaire qui parfois per-turbait le sommeil de tous en jouant du piano.Tandis que la nouvelle se répandait, plusieursressentirent une certaine peine, en particulier lesinfirmières qui étaient restées au chevet de Vero-nika durant les nuits qu’elle avait passées dansl’unité de soins intensifs. Mais le personnel étaitentraîné à ne pas trop s’attacher aux malades– quelques-uns sortaient, d’autres mouraient,tandis que la grande majorité d’entre eux allaitde plus en plus mal. Leur tristesse dura un peuplus longtemps, puis elle passa elle aussi.

Cependant, la plupart des pensionnaires, enapprenant la nouvelle, feignirent l’étonnement etle chagrin mais ils se sentirent soulagés. Une foisencore, l’ange exterminateur était passé par Vil-lete, et ils avaient été épargnés.

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Lorsque la Fraternité se réunit après le dîner,un membre du groupe fit passer le message :Maria n’était pas allée au cinéma, elle était par-tie pour ne plus revenir, et elle avait laissé unbillet.

Personne ne parut accorder beaucoup d’impor-tance à cette nouvelle : Maria avait toujours sem-blé différente, trop folle, incapable de s’adapter àla situation idéale dans laquelle tous vivaient ici.

« Elle n’a jamais compris à quel point noussommes heureux, dit l’un d’eux. Nous avons desamis dont nous partageons les affinités, notrequotidien est bien organisé, de temps à autrenous faisons des sorties en groupe, nous invitonsdes conférenciers à traiter des sujets importants,nous débattons de leurs idées. Notre vie est par-venue à un équilibre parfait que beaucoup degens, à l’extérieur, adoreraient trouver.

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– Sans compter qu’à Villete nous sommesprotégés contre le chômage, les conséquences dela guerre en Bosnie, les problèmes économiques,la violence, fit remarquer un autre. Nous avonstrouvé l’harmonie.

– Maria m’a confié un billet, reprit celui quiavait annoncé la nouvelle en montrant une enve-loppe fermée. Elle m’a demandé de le lire à voixhaute, comme si elle voulait nous faire sesadieux à tous. »

Le plus âgé ouvrit l’enveloppe et s’exécuta. Ilvoulut s’interrompre au milieu de sa lecture,mais il était trop tard, et il alla jusqu’au bout.

Lorsque j’étais encore une jeune avocate, j’ailu un jour un poète anglais, et l’une de sesphrases m’a beaucoup marquée : « Sois commela source qui déborde, et non comme l’étang quicontient toujours la même eau. » J’ai toujourspensé qu’il avait tort et qu’il était dangereux dedéborder, parce que nous risquions d’inonderdes régions où vivent des personnes qui noussont chères, et de les noyer sous notre amour etnotre enthousiasme. Alors, j’ai cherché toute mavie à me comporter comme un étang, à ne jamaisaller au-delà des limites de mes murs intérieurs.

Il se trouve que, pour une raison que je necomprendrai jamais, j’ai été atteinte du syn-

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drome de panique. Je suis devenue exactementce que j’avais tenté d’éviter de toutes mes forces :une source qui déborde et inonde tout autour desoi. Le résultat fut mon internement à Villete.

Après que l’on m’eut soignée, j’ai regagnél’étang et je vous ai rencontrés. Merci pour votreamitié, pour votre gentillesse et pour tous cesmoments heureux. Nous avons vécu ensemblecomme des poissons dans un aquarium, satis-faits parce que quelqu’un nous jetait de la nour-riture à heures fixes, et que nous pouvions,chaque fois que nous le désirions, regarder lemonde extérieur à travers la vitre.

Mais hier, à cause d’un piano et d’une femmequi est sans doute morte aujourd’hui, j’ai décou-vert quelque chose de très important : la vie àl’intérieur est identique à la vie au-dehors. Là-bas comme ici, les gens se réunissent en groupes,se protègent derrière des murailles et ne laissentpas l’inconnu perturber leurs médiocres exis-tences. Ils font des choses parce qu’ils sont habi-tués à les faire, ils étudient des sujets inutiles, ilsse divertissent parce qu’ils sont obligés de sedivertir, et tant pis pour le reste du monde, il n’aqu’à se débrouiller tout seul. Au mieux, ilsregardent le journal télévisé, comme nous l’avonsfait si souvent ensemble, uniquement pour s’assu-rer qu’ils sont parfaitement heureux dans unmonde rempli de problèmes et d’injustices.

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Autrement dit, la vie de la Fraternité est exac-tement semblable à la vie que presque tousmènent à l’extérieur. On évite de savoir ce qui sepasse au-delà des murs de verre de l’aquarium.Pendant très longtemps, cela m’a paru réconfor-tant et utile. Mais les gens changent, et mainte-nant je suis en quête d’aventure, bien que j’aiesoixante-cinq ans et que je sache toutes les res-trictions que cet âge m’impose. Je vais en Bosnie :il y a des gens qui m’attendent là-bas, même s’ilsne me connaissent pas encore et si moi non plusje ne les connais pas. Mais je sais que je seraiutile, et que le risque d’une aventure vaut millejours de bien-être et de confort.

La lecture du billet achevée, les membres de laFraternité gagnèrent leurs chambres et leursinfirmeries en se disant que Maria était devenuedéfinitivement folle.

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Eduard et Veronika choisirent le restaurant leplus cher de Ljubljana, commandèrent les meil-leurs plats, s’enivrèrent avec trois bouteilles devin millésime 1988, l’un des meilleurs crus dusiècle. Au cours du dîner, ils ne parlèrent pas uneseule fois de Villete, du passé, ni de l’avenir.

« J’ai bien aimé ton histoire de serpent, ditEduard en remplissant son verre pour la énièmefois. Mais ta grand-mère était trop vieille pourfaire une interprétation juste.

– Un peu de respect pour ma grand-mère ! »s’exclama Veronika, déjà pompette, si bien quetous les regards se tournèrent vers eux.

« Un toast à la grand-mère de cette fille !lança Eduard en se levant. Un toast à la grand-mère de cette folle, là devant moi, qui a dûs’enfuir de Villete ! »

Les clients piquèrent du nez dans leur assiette.

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« Un toast à ma grand-mère ! » insista Vero-nika.

Le patron du restaurant s’approcha de leurtable.

« Je vous en prie, un peu de tenue. »Ils se calmèrent quelques instants, mais se

remirent aussitôt à parler fort, à tenir des proposinsensés, à se comporter de façon déplacée. Lepatron du restaurant revint leur dire qu’ilsn’avaient pas besoin de régler l’addition, maisqu’ils devaient sortir dans la minute même.

« Vu le prix de ces vins, nous allons faire deséconomies ! plaisanta Eduard. Vite, sortons d’iciavant que cet homme ne change d’avis ! »

Mais l’homme ne changeait pas d’avis. Il tiraitla chaise de Veronika, un geste apparemmentcourtois, destiné en réalité à l’aider à se lever et àdéguerpir le plus vite possible.

Ils se rendirent au milieu de la petite place, aucentre-ville. Veronika regarda en direction de sachambre au couvent et se dégrisa en un clin d’œil.Elle se souvint qu’elle allait mourir bientôt.

« Trouve encore du vin ! » demanda-t-elle àEduard.

Il y avait un bar tout près. Eduard rapportadeux bouteilles, et ils s’assirent tous les deuxpour se remettre à boire.

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« En quoi l’interprétation de ma grand-mèreest-elle fausse ? » questionna Veronika.

Eduard était tellement ivre qu’il lui fallut ungros effort pour se rappeler les propos qu’il avaittenus au restaurant.

« Ta grand-mère a dit que la femme foulait ceserpent car l’amour doit dominer le Bien et leMal. C’est une jolie interprétation romantique,mais ce n’est pas du tout cela : j’ai déjà vu cetteimage, c’est une des visions du Paradis quej’imaginais peindre. Je m’étais déjà demandépourquoi on représentait toujours la Viergeainsi.

– Et pourquoi ?– Parce que la Vierge, l’énergie féminine, est

la maîtresse du serpent, qui signifie la sagesse. Situ observes la bague du Dr Igor, tu verras qu’elleporte le caducée, symbole des médecins : deuxserpents enroulés sur un bâton. L’amour est au-dessus de la sagesse, tout comme la Vierge estau-dessus du serpent. Pour elle, tout est Inspira-tion. Elle ne s’embête pas à juger ce qui est bienet ce qui est mal.

– Tu veux savoir ? reprit Veronika. La Viergene s’est jamais intéressée à ce que les autres pen-saient. Imagine, devoir expliquer à tout le mondel’histoire du Saint-Esprit ! Elle n’a rien expliqué,elle a seulement dit : “ C’est arrivé ainsi. ” Etsais-tu ce que les autres ont dû répondre ?

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– Bien sûr. Qu’elle était folle ! »Ils rirent tous deux. Veronika leva son verre.« Félicitations ! Au lieu de parler, tu devrais

peindre ces visions du Paradis.– Je commencerai par toi », répliqua Eduard.

A côté de la petite place s’élève une colline ausommet de laquelle se trouve un château. Vero-nika et Eduard gravirent la côte, jurant et riant,glissant sur la glace et se plaignant de la fatigue.

A côté du château se dresse une gigantesquegrue jaune. Pour qui se rend à Ljubljana pour lapremière fois, cette grue donne l’impression quele château est en réparation et qu’il sera bientôtcomplètement restauré. Mais les habitants deLjubljana savent que la grue est là depuis desannées, bien que personne ne connaisse la véri-table raison de sa présence. Veronika raconta àEduard que, lorsqu’on demandait aux petits dujardin d’enfants de dessiner le château de Ljub-ljana, ils incluaient toujours la grue dans leurdessin.

« D’ailleurs, la grue est bien mieux conservéeque le château. »

Eduard rit.« Tu devrais être morte, remarqua-t-il, encore

sous l’effet de l’alcool, mais d’une voix qui mani-

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festait une certaine crainte. Ton cœur n’auraitpas dû supporter cette montée. »

Veronika lui donna un long baiser. « Regardebien mon visage. Retiens-en chaque trait avec lesyeux de l’âme pour pouvoir le reproduire un jour.Si tu veux, commence par lui, mais remets-toi àpeindre. C’est ma dernière requête. Crois-tu enDieu ?

– Oui.– Alors tu vas jurer, par le Dieu auquel tu

crois, que tu me peindras.– Je le jure.– Et que, lorsque tu m’auras peinte, tu conti-

nueras à peindre.– Je ne sais pas si je peux jurer cela.– Tu le peux. Et je vais te dire plus : merci

d’avoir donné un sens à ma vie. Je suis venue aumonde pour traverser tout ce que j’ai traversé,tenter de me suicider, abîmer mon cœur, te ren-contrer, monter à ce château et te laisser gravermon visage dans ton âme. C’est la seule raisonpour laquelle je suis venue au monde : te per-mettre de retrouver le chemin dont tu t’es écarté.Ne me fais pas sentir que ma vie a été inutile.

– Peut-être est-il trop tôt ou trop tard, mais,comme toi tout à l’heure, je veux te dire que jet’aime. Tu n’es pas obligée de le croire, c’estpeut-être une sottise, une de mes fantaisies. »

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Veronika se serra contre Eduard et pria leDieu en qui elle ne croyait pas de l’emporterdans l’instant.

Elle ferma les yeux et sentit qu’il en faisaitautant. Et le sommeil vint, profond, sans rêves.La mort était douce, elle avait l’odeur du vin, etelle caressait ses cheveux.

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Eduard sentit que quelqu’un lui tapotaitl’épaule. Quand il ouvrit les yeux, le jourcommençait à poindre.

« Vous pouvez aller à l’abri de la préfecture,dit le garde. Si vous restez ici, vous allez geler. »

En une fraction de seconde, il se rappela tousles événements de la nuit précédente. Dans sesbras se trouvait une femme tout engourdie.

« Elle... Elle est morte. »Mais la femme remua et ouvrit les yeux.« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Veronika.– Rien, répondit Eduard en se levant. Ou plu-

tôt un miracle : encore un jour de vie. »

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A peine le Dr Igor était-il entré dans son cabinetet avait-il allumé la lampe – le jour se levaitencore tard, cet hiver s’éternisait – qu’un infir-mier frappa à la porte.

« Ça commence tôt aujourd’hui », se dit-il.La journée allait être difficile à cause de la

conversation qu’il aurait avec la jeune fille. Il s’yétait préparé toute la semaine et, la nuit der-nière, il avait mal dormi.

« J’ai des nouvelles alarmantes, annonça l’in-firmier. Deux pensionnaires ont disparu : le fils del’ambassadeur et la petite qui a des problèmescardiaques.

– Vous êtes des incompétents ! Dans cet hôpi-tal, la sécurité a toujours beaucoup laissé à dési-rer.

– C’est que personne n’a jamais tenté des’enfuir, rétorqua l’infirmier, effrayé. Nous nesavions pas que c’était possible.

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– Sortez d’ici ! Je dois préparer un rapportpour les actionnaires, prévenir la police, prendretoute une série de mesures. Et donnez laconsigne de ne pas me déranger, cela va prendredes heures ! »

Livide, l’infirmier sortit, sachant qu’une par-tie de cette lourde responsabilité finirait par luiretomber sur le dos, car c’est ainsi que les puis-sants agissent avec les plus faibles. Assurément,il serait renvoyé avant la fin de la journée.

Le Dr Igor prit un bloc-notes et le posa sur latable. Il allait commencer à prendre des notes,quand il se ravisa.

Il éteignit la lumière, demeura immobile dansle bureau faiblement éclairé par le soleil levantet sourit. Il avait réussi.

Dans un instant, il prendrait les notes néces-saires, exposant le seul traitement connu contrele Vitriol : la conscience de la vie. Et il indique-rait le médicament qu’il avait employé dans sapremière grande expérience sur des patients : laconscience de la mort.

Peut-être existait-il d’autres traitements, maisle Dr Igor avait décidé de concentrer sa thèse surle seul qu’il avait eu l’occasion d’expérimenterscientifiquement, grâce à une jeune fille qui était

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entrée, très involontairement, dans son destin.Elle était arrivée dans un état gravissime, avecune intoxication sérieuse et un début de coma.Elle était restée entre la vie et la mort pendantpresque une semaine, le temps nécessaire pourque le Dr Igor ait la brillante idée de son expé-rience.

Tout dépendait d’une seule chose : la capacitéqu’aurait la jeune fille de survivre.

Et elle avait réussi.Sans aucune séquelle sérieuse, ni problème

irréversible ; si elle prenait soin de sa santé, ellepourrait vivre aussi longtemps que lui, voiredavantage.

Mais le Dr Igor était le seul à le savoir, commeil savait que les suicidaires manqués ont ten-dance à répéter leur geste tôt ou tard. Pourquoine pas l’utiliser comme cobaye, pour voir si elleparvenait à éliminer le Vitriol – ou l’Amertume –de son organisme ?

Et c’est ainsi que le Dr Igor avait conçu sonplan.

En lui appliquant un médicament du nom deFenotal, il avait réussi à simuler les effets descrises cardiaques. Pendant une semaine, elleavait reçu des injections de cette drogue, et elle

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avait dû avoir très peur car elle avait le temps desonger à la mort et de passer en revue son exis-tence. Ainsi, conformément à la thèse du Dr Igor(« La conscience de la mort nous incite à vivredavantage » serait le titre du dernier chapitre deson ouvrage), la jeune fille avait peu à peu éli-miné le Vitriol de son organisme, et peut-être nerépéterait-elle pas son geste.

Aujourd’hui, il aurait dû la rencontrer et luidire que, grâce aux injections, il avait réussi àfaire régresser totalement le tableau des attaquescardiaques. La fuite de Veronika lui avait épar-gné la désagréable expérience de mentir une foisde plus.

Ce que le Dr Igor n’avait pas envisagé, c’étaitl’effet contagieux du traitement de l’empoi-sonnement au Vitriol. De nombreux patients, àVillete, avaient été effrayés par la conscience dela mort lente et irréparable. Tous devaient pen-ser à ce qu’ils étaient en train de perdre et êtreobligés de réévaluer leur propre vie.

Maria était venue réclamer son bulletin de sor-tie. D’autres demandaient la révision de leur cas.La situation du fils de l’ambassadeur était plus

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préoccupante : il avait purement et simplementdisparu, certainement en tentant d’aider Veronikadans sa fuite.

« Peut-être sont-ils encore ensemble », pensa-t-il.

De toute manière, s’il voulait revenir, le fils del’ambassadeur connaissait l’adresse de Villete.Le Dr Igor était trop enthousiasmé par les résul-tats pour prêter attention à des détails.

Durant quelques instants, il eut un autredoute : tôt ou tard, Veronika se rendrait comptequ’elle n’allait pas mourir de problèmes car-diaques. Elle irait consulter un spécialiste, etcelui-ci lui dirait que tout, dans son organisme,était parfaitement normal. Elle penserait alorsque le médecin qui l’avait soignée à Villeteétait incompétent. Mais tous les hommes quiosent faire des recherches sur des sujets interditsdoivent s’armer d’un certain courage et suscitentune bonne dose d’incompréhension.

Et pendant tous ces jours où elle devrait vivreavec la peur d’une mort imminente ?

Le Dr Igor pesa longuement les arguments ettrancha : ce n’était pas grave du tout. Elle consi-dérerait chaque jour comme un miracle – ce quiest un peu vrai, si l’on prend en compte toutes les

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probabilités que surviennent des événements inat-tendus à chaque seconde de notre fragile exis-tence.

Il remarqua que les rayons du soleil deve-naient plus vifs, ce qui signifiait que les pension-naires, à cette heure, devaient prendre leur petitdéjeuner. Bientôt, la salle d’attente serait pleine,les problèmes quotidiens afflueraient ; il valaitmieux commencer tout de suite à prendre desnotes pour sa thèse.

Méticuleusement, il se mit à relater par écritle cas de Veronika. Il remplirait plus tard lesrapports concernant les mauvaises conditions desécurité du bâtiment.

Jour de Sainte-Bernadette, 1998