Veronika Décide de Mourir - Internet Archive · 2017. 4. 27. · être libre de se repentir à...

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Transcript of Veronika Décide de Mourir - Internet Archive · 2017. 4. 27. · être libre de se repentir à...

  • Paulo Coelho

    VERONIKA

    DÉCIDE DE MOURIR

    Traduit du portugais (Brésil)

    par Françoise Marchand-Sauvagnargues

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  • Éditions Anne Carrière

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  • Pour S.T. de L., qui a commencé àm'aider

    alors que je ne le savais pas.

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  • «Voici, je vous ai donnéle pouvoir de fouler auxpieds les serpents (...) et

    rien ne pourra vous nuire.»Luc, 10, 19

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  • Le 21 novembre 1997, Veronikadécida qu'était enfin venu lemoment de se tuer. Elle nettoyasoigneusement la chambre quellelouait dans un couvent dereligieuses, éteignit le chauffage, sebrossa les dents et se coucha.

    Sur la table de nuit, elle prit lesquatre boîtes de somnifères. Plutôtque d'écraser les comprimés et deles mélanger à de l'eau, elle choisit

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  • de les prendre l'un après l'autre, caril y a une grande distance del'intention à l'acte et elle voulaitêtre libre de se repentir à mi-parcours. Cependant, à chaquecachet qu'elle avalait, elle se sentaitde plus en plus convaincue : aubout de cinq minutes, les boîtesétaient vides.

    Comme elle ne savait pas danscombien de temps exactement elleperdrait conscience, elle avait laissésur son lit le dernier numéro dumagazine français Homme, quivenait d'arriver à la bibliothèque oùelle travaillait. Bien quelle nes'intéressât pas particulièrement à

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  • l'informatique, elle avait trouvé, enfeuilletant cette revue, un articleconcernant un jeu électronique (unCD-Rom, comme on dit) créé parPaulo Coelho. Elle avait eul'occasion de rencontrer l'écrivainbrésilien lors d'une conférence dansles salons de l'hôtel Grand Union.Ils avaient échangé quelques motset, finalement, elle avait été conviéeau dîner que donnait son éditeur.Mais il y avait alors beaucoupd'invités et elle n'avait pu aborderavec lui aucun thème de manièreapprofondie.

    Cependant, le fait de connaître cetauteur l'incitait à penser qu'il faisait

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  • partie de son univers et que lalecture d'un reportage consacré àson travail pouvait l'aider à passerle temps. Tandis qu'elle attendait lamort, Veronika se mit donc à lire unarticle sur l'informatique, un sujetauquel elle ne s'intéressaitabsolument pas. Et c'est bien ainsiqu'elle s'était comportée toute sonexistence, cherchant toujours lafacilité, ou se contentant de ce quise trouvait à portée de sa main - cemagazine, par exemple.

    Pourtant, à sa grande surprise, lapremière ligne du texte la tira de sapassivité naturelle (les calmantsn'étaient pas encore dissous dans

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  • son estomac, mais Veronika étaitpassive par nature) et, pour lapremière fois de sa vie, une phrasequi était très à la mode parmi sesamis lui sembla fondée : «Riendans ce monde n'arrive par hasard.»

    Pourquoi tombait-elle sur cesmots au moment précis où elleavait décidé de mourir ? Quel étaitle message secret qu'ilsrenfermaient, si tant est qu'il existedes messages secrets plutôt que descoïncidences ?

    Sous une illustration du jeuélectronique, le journaliste débutaitson reportage par une question :

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  • «Où est la Slovénie ?»

    «Personne ne sait où se trouve laSlovénie, pensa Veronika.Personne.»

    Pourtant, la Slovénie existait belet bien, elle était ici, dans cettepièce, au-dehors, dans lesmontagnes qui l'entouraient, et surla place qui s'étendait sous sesyeux : la Slovénie était son pays.

    Veronika laissa la revue de côté.Elle n'avait que faire à présent des'indigner d'un monde qui ignorait

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  • l'existence des Slovènes ; l'honneurde sa nation ne la concernait plus.C'était le moment d'être fière d'elle-même, puisque enfin elle avait eu lecourage de quitter cette vie. Quellejoie ! Et elle accomplissait cet actecomme elle l'avait toujours rêvé : aumoyen de cachets, ce qui ne laissepas de traces.

    Veronika s'était mise en quête descomprimés pendant presque sixmois. Pensant qu'elle neparviendrait jamais à s'en procurer,elle avait envisagé un moment de setaillader les poignets. Elle savaitque la chambre serait remplie desang, qu'elle sèmerait le trouble et

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  • l'inquiétude parmi les religieuses,mais un suicide exige que l'onsonge d'abord à soi, ensuite auxautres. Elle ferait tout son possiblepour que sa mort ne causât pas tropde dérangement ; cependant, si ellen'avait d'autre possibilité que des'ouvrir les veines, alors tant pis.Quant aux religieuses, il leurfaudrait s'empresser d'oublierl'histoire et nettoyer la chambre,sous peine d'avoir du mal à la louerde nouveau. En fin de compte,même à la fin du XXe siècle, lesgens croyaient encore auxfantômes.

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  • Évidemment, Veronika pouvaitaussi se jeter du haut d'un des raresimmeubles élevés de Ljubljana,mais une telle décision necauserait-elle pas à ses parents unsurcroît de souffrance ? Outre lechoc d'apprendre que leur fille étaitmorte, ils seraient encore obligésd'identifier un corps défiguré : non,cette solution était pire que de sevider de son sang, car elle laisseraitdes traces indélébiles chez deuxpersonnes qui ne voulaient que sonbien.

    «Ils finiront par s'habituer à lamort de leur fille. Mais il doit êtreimpossible d'oublier un crâne

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  • écrasé.»

    Se suicider avec une arme à feu,sauter d'un immeuble, se pendre,rien de tout cela ne convenait à sanature féminine. Les femmes,quand elles se tuent, choisissentdes méthodes bien plusromantiques - elles s'ouvrent lesveines ou absorbent une doseexcessive de somnifères. Lesprincesses abandonnées et lesactrices d'Hollywood en ont donnédivers exemples.

    Veronika savait qu'il faut toujoursattendre le bon moment pour agir.Et c'est ce qu'elle avait fait : à force

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  • de l'entendre répéter qu'elle neparvenait plus à trouver le sommeil,deux de ses amis, sensibles à sesplaintes, avaient déniché chacundeux boîtes d'une drogue puissantedont se servaient les musiciens d'uncabaret de la ville. Veronika avaitlaissé les quatre boîtes sur sa tablede nuit pendant une semaine,chérissant la mort qui approchait etfaisant ses adieux, sans le moindresentimentalisme, à ce qu'onappelait la Vie.

    Maintenant, elle était heureused'aller jusqu'au bout de sa décision

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  • mais elle s'ennuyait parce qu'elle nesavait pas quoi faire du peu detemps qui lui restait.

    Elle repensa à l'absurdité qu'ellevenait de lire. Comment un articlesur l'informatique pouvait-ilcommencer par cette phrasestupide : «Où est la Slovénie ?»

    Ne trouvant pas d'occupation plusintéressante, elle décida de lire lereportage jusqu'au bout et découvritque ce jeu avait été produit enSlovénie - cet étrange pays dontpersonne, à l'exception de seshabitants, ne semblait savoir où ilse trouvait - parce que la main-

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  • d'œuvre y était meilleur marché.Quelques mois plus tôt, pour lelancement du jeu, la productricefrançaise avait invité desjournalistes du monde entier etdonné une réception dans unchâteau à Bled.

    Veronika se rappela avoir entenduparler de cette fête comme d'unévénement dans la ville, nonseulement parce qu'on avaitredécoré à cette occasion le châteauafin de reconstituer le plus possiblel'atmosphère médiévale du CD-Rom, mais aussi à cause de lapolémique qui en avait résulté dansla presse locale : on avait invité des

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  • journalistes allemands, français,anglais, italiens, espagnols, maisaucun slovène.

    L'auteur de l'article - qui étaitvenu en Slovénie pour la premièrefois, tous frais payés sans doute, etbien décidé à courtiser d'autresjournalistes, à échanger des propossupposés intéressants, à manger età boire sans bourse délier auchâteau - avait donc débuté sonarticle par une plaisanterie destinéeà émoustiller les brillantsintellectuels de son pays. Il avaitmême dû raconter à ses amis de larédaction quelques histoires de soninvention sur les coutumes locales,

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  • ou sur la façon rudimentaire dontsont habillées les femmes slovènes.

    C'était son problème à lui.Veronika, en train de mourir, avaitd'autres soucis, par exemple savoirs'il existe une autre vie après lamort, ou à quelle heure ontrouverait son corps. Tout de même- ou peut-être justement à cause del'importante décision qu'elle avaitprise -, cet article la dérangeait.

    Elle regarda par la fenêtre ducouvent qui donnait sur la petiteplace de Ljubljana. «S'ils ne savent

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  • pas où est la Slovénie, pensa-t-elle,c'est que Ljubljana doit être unmythe.» Comme l'Atlantide, ou laLémurie, ou les continents perdusqui hantent l'imaginaire deshommes. Personne au monde necommencerait un article endemandant où se trouve le montEverest, même s'il n'y était jamaisallé. Pourtant, en plein milieu del'Europe, un journaliste d'unmagazine connu n'avait pas hontede poser une telle question, parcequ'il savait que la majorité de seslecteurs ignorait où était laSlovénie. Et plus encore Ljubljana,sa capitale.

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  • C'est alors que Veronika découvritun moyen de passer le temps. Dixminutes s'étaient écoulées, et ellen'avait encore noté aucunchangement dans son organisme.Le dernier acte de sa vie seraitd'écrire une lettre à ce magazineexpliquant que la Slovénie étaitl'une des cinq républiques résultantde l'éclatement de l'ancienneYougoslavie. Cette lettre serait sonbillet d'adieu. Par ailleurs, elle nedonnerait aucune explication surles véritables motifs de sa mort.

    En découvrant son corps, onconclurait qu'elle s'était tuée parcequ'un magazine ne savait pas où se

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  • trouvait son pays. Elle rit enimaginant une polémique dans lesjournaux; les uns défendraient, lesautres critiqueraient son suicide enl'honneur de la cause nationale. Etelle fut impressionnée de la rapiditéavec laquelle elle avait changéd'avis, puisque, quelques instantsplus tôt, elle pensait au contraireque le monde et les questionsgéographiques ne la concernaientplus.

    Elle rédigea la lettre. Ce momentde bonne humeur lui fit presqueremettre en cause la nécessité de

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  • mourir, mais elle avait absorbé lescomprimés, il était trop tard pourrevenir en arrière.

    De toute façon, elle avait déjàvécu des moments comme celui-là,et elle ne se tuait pas parce qu'elleétait triste, amère, ou constammentdéprimée. Souvent, l'après-midi,elle avait marché, heureuse, dansles rues de Ljubljana, ou regardé, dela fenêtre de sa chambre, la neigequi tombait sur la petite place où sedresse la statue du poète. Une fois,elle avait flotté dans les nuagespendant un mois ou presque parcequ'un inconnu, au centre de cettemême place, lui avait offert une

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  • fleur.

    Elle était convaincue d'êtreabsolument normale. Sa décision demourir reposait sur deux raisonstrès simples, et elle était certaineque, si elle laissait un billetexpliquant son geste, beaucoup degens l'approuveraient.

    Première raison : tout, dans savie, se ressemblait, et une fois quela jeunesse serait passée, ce serait ladécadence, la vieillesse qui laissedes marques irréversibles, lesmaladies, les amis quidisparaissent. Elle ne gagnerait rienà continuer à vivre ; au contraire,

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  • les risques de souffrance ne feraientqu'augmenter.

    La seconde raison était d'ordreplus philosophique : Veronika lisaitles journaux, regardait la télévision,et elle était au courant de ce qui sepassait dans le monde. Tout allaitmal et elle n'avait aucun moyen deremédier à cette situation, ce qui luidonnait un sentiment d'inutilitétotale.

    Mais d'ici peu, elle connaîtraitl'expérience ultime - la mort -, uneexpérience qui promettait d'être

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  • très différente. Une fois la lettrerédigée, elle se concentra sur desquestions plus importantes et plusappropriées au moment qu'elle étaiten train de vivre - ou plutôt demourir.

    Elle tenta d'imaginer commentserait sa mort, mais en vain. Detoute manière, elle n'avait pasbesoin de s'inquiéter, car dansquelques minutes elle saurait.

    Combien de minutes ? Elle n'enavait pas la moindre idée. Mais ellese réjouissait de connaître bientôtla réponse à la question que tout lemonde se posait : Dieu existe-t-il ?

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  • Contrairement à beaucoup degens, elle n'en avait pas fait le granddébat intérieur de son existence.Sous l'ancien régime communiste,l'enseignement officiel lui avaitappris que la vie s'achevait avec lamort, et elle s'était habituée à cetteidée. De leur côté, les générationsde ses parents et de ses grands-parents fréquentaient encorel'église, faisaient des prières et despèlerinages, et avaient la convictionabsolue que Dieu prêtait attention àce qu'ils disaient.

    À vingt-quatre ans, après avoirvécu tout ce qu'il lui avait étépermis de vivre - et remarquez bien

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  • que ce n'était pas rien ! -, Veronikaétait quasi certaine que touts'achevait avec la mort. C'est pourcette raison qu'elle avait choisi lesuicide : la liberté, enfin; l'oublipour toujours.

    Mais, au fond de son cœur, ledoute subsistait : et si Dieuexistait ? Des millénaires decivilisation avaient fait du suicideun tabou, un outrage à tous lescodes religieux : l'homme lutte poursurvivre, pas pour renoncer. La racehumaine doit procréer. La société abesoin de main-d'œuvre. L'hommeet la femme ont besoin d'une raisonde rester ensemble, même quand

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  • l'amour a disparu, et un pays abesoin de soldats, de politiciens etd'artistes.

    «Si Dieu existe, ce quesincèrement je ne crois pas, Il doitcomprendre qu'il y a une limite à lacompréhension humaine. C'est Luiqui a créé cette confusion, danslaquelle tout n'est que misère,injustice, cupidité, solitude. Sonintention était sans doutemerveilleuse, mais les résultatssont nuls ; si Dieu existe, Il doit semontrer indulgent avec lescréatures qui ont désiré partir plustôt, et Il peut même nous présenterdes excuses pour nous avoir obligés

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  • à passer par cette Terre.»

    Que les tabous et les superstitionsaillent au diable ! Sa mère, trèscroyante, lui disait que Dieu connaîtle passé, le présent et l'avenir. Dansce cas, Il l'avait fait venir au mondeavec la pleine conscience qu'elle setuerait un jour, et Il ne serait paschoqué par son geste.

    Veronika ressentit bientôt unelégère nausée, qui augmentarapidement.

    Quelques minutes plus tard, elle

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  • ne pouvait déjà plus se concentrersur la place qu'elle apercevait par lafenêtre. C'était l'hiver, il devait êtreenviron quatre heures de l'après-midi, et le soleil se couchait déjà.Elle savait que la vie des genscontinuerait; à ce moment, ungarçon qui passait devant chez ellel'aperçut, sans se douter le moinsdu monde qu'elle était sur le pointde mourir. Une bande de musiciensboliviens (Où se trouve la Bolivie ?Pourquoi les articles de journaux neposent-ils pas cette question?)jouait devant la statue de FrancePreseren, le grand poète slovène quiavait profondément marqué l'âme

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  • de son peuple.

    Parviendrait-elle à écouterjusqu'au bout la musique ? Ceserait un beau souvenir de cetteexistence : la tombée du jour, lamélodie qui évoquait les rêves del'autre bout du monde, la chambretiède et confortable, le beau passantplein de vie qui avait décidé de fairehalte et maintenant la fixait.Comme elle sentait lesmédicaments faire leur effet, ilétait, elle le savait, la dernièrepersonne qu'elle verrait. Il sourit.Elle n'avait rien à perdre et luirendit son sourire. Il lui fit signe.Finalement, il voulait aller trop

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  • loin ; elle décida de feindre deregarder ailleurs. Déconcerté, ilpoursuivit son chemin, oubliantpour toujours ce visage à la fenêtre.

    Mais Veronika était heureused'avoir, une fois encore, été désirée.Ce n'était pas par absence d'amourqu'elle se tuait. Ce n'était pas parmanque de tendresse de la part desa famille, ni à cause de problèmesfinanciers, ou d'une maladieincurable.

    Veronika avait décidé de mouriren ce bel après-midi, tandis que desmusiciens boliviens jouaient sur laplace de Ljubljana, qu'un jeune

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  • homme passait devant sa fenêtre, etelle était heureuse de ce que sesyeux voyaient et de ce que sesoreilles entendaient. Elle était plusheureuse encore de ne pas avoir àassister au même spectacle pendanttrente, quarante ou cinquante ans -car il allait perdre toute sonoriginalité et devenir la tragédied'une existence où tout se répète etoù le lendemain est toujourssemblable à la veille.

    À présent, son estomaccommençait à se soulever et elle sesentait très mal. «C'est drôle, je

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  • pensais qu'une dose excessive decalmants me ferait dormir sur-le-champ.» Mais elle ne ressentaitqu'un étrange bourdonnement dansles oreilles et l'envie de vomir.

    «Si je vomis, je ne vais pasmourir.»

    Elle décida d'oublier ses maux deventre, essaya de se concentrer surla nuit qui tombait rapidement, surles Boliviens, sur les commerçantsqui fermaient boutique pour rentrerchez eux. Le bruit dans ses oreillesdevenait de plus en plus aigu et,pour la première fois depuis qu'elleavait avalé les comprimés, Veronika

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  • sentit la peur, une peur terrible del'inconnu.

    Mais la sensation fut brève.Aussitôt elle perdit conscience.

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  • Quand elle rouvrit les yeux,Veronika ne pensa pas : «Ce doitêtre le ciel.» Jamais, au ciel, ellen'aurait trouvé cet éclairagefluorescent; la douleur, qui apparutune fraction de seconde plus tard,était caractéristique de la terre. Ah !cette douleur de la terre ! Elle estunique, impossible de la confondre.

    Elle tenta de bouger, et la douleurredoubla. Une multitude de pointslumineux apparut. PourtantVeronika comprit que ces points

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  • n'étaient pas les étoiles du paradis,mais la conséquence de son intensesouffrance.

    «Tu as repris conscience, dit unevoix de femme. Maintenant, tu asles deux pieds en enfer, profites-en.»

    Non, ce n'était pas possible, cettevoix la trompait. Ce n'était pasl'enfer - parce qu'elle avait trèsfroid, et elle avait remarqué que destuyaux en plastique sortaient de sabouche et de son nez. L'un d'eux,enfoncé dans sa gorge, lui donnaitla sensation d'étouffer. Elle voulutbouger pour l'ôter, mais ses bras

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  • étaient attachés.

    «Je plaisante, ce n'est pas l'enfer,poursuivit la voix. C'est pire quel'enfer, où d'ailleurs je ne suisjamais allée. C'est Villete.»

    Malgré la douleur et la sensationd'étouffement, Veronika comprit enun éclair ce qui s'était passé : elleavait tenté de se suicider, maisquelqu'un était arrivé à temps pourla sauver. Peut-être une religieuse,une amie qui avait décidé de luirendre visite à l'improviste, ou quilui rapportait un objet qu'elle ne sesouvenait plus d'avoir réclamé. Lefait est qu'elle avait survécu, et

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  • qu'elle se trouvait à Villete.

    Villete, le célèbre et redoutableasile de fous qui existait depuis1991, année de l'indépendance dupays. À cette époque, pensant que ladivision de l'ancienne Yougoslaviese ferait par des moyens pacifiques(finalement, la Slovénie n'avaitconnu que onze jours de guerre), ungroupe de chefs d'entrepriseeuropéens avait obtenul'autorisation d'installer un hôpitalpour malades mentaux dans uneancienne caserne, abandonnéeparce que son entretien coûtait trop

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  • cher.

    Mais peu à peu, en raison desguerres qui avaient éclaté - d'aborden Croatie, puis en Bosnie -, leschefs d'entreprise s'étaientinquiétés : l'argent destiné àl'investissement provenait decapitalistes dispersés dans le mondeentier, et dont on ne connaissait pasmême les noms, de sorte qu'il étaitimpossible d'aller leur présenter desexcuses et de leur demander deprendre patience. On résolut leproblème en adoptant des pratiquespeu recommandables pour un asilepsychiatrique, et Villete se mit àsymboliser, pour la jeune nation

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  • tout juste sortie d'un communismetolérant, ce qu'il y avait de pire dansle capitalisme : pour obtenir uneplace, il suffisait de payer.Lorsqu'on se disputait un héritageou que l'on voulait se débarrasserd'un parent au comportementinconvenant, on dépensait unefortune pour obtenir le certificatmédical qui permettaitl'internement de l'enfant ou duparent gênants. Ou bien, pouréchapper à des créanciers, oujustifier certaines conduites quiauraient pu aboutir à de longuespeines de prison, on passait quelquetemps à l'asile et on en ressortait

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  • délivré de ses dettes ou despoursuites judiciaires.

    Villete était un établissement d'oùpersonne ne s'était jamais enfui. Oùse mêlaient les vrais fous - internéspar la justice ou envoyés pard'autres hôpitaux - et ceux quiétaient accusés de folie, ou quifeignaient la démence. Il enrésultait une véritable confusion, etla presse publiait régulièrement deshistoires de mauvais traitements etd'abus, bien qu'elle n'eût jamaisobtenu la permission de pénétrerdans l'établissement pour observerce qui s'y passait. Le gouvernementenquêtait sur les dénonciations

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  • sans réussir à trouver de preuves,les actionnaires menaçaient de fairesavoir que l'endroit n'était pas sûrpour les investissements étrangers,et l'institution parvenait à resterdebout, de plus en plus puissante.

    «Ma tante s'est suicidée il y aquelques mois, reprit la voixféminine. Elle avait passé presquehuit ans sans vouloir sortir de sachambre, à manger, grossir, fumer,prendre des calmants, et dormir laplus grande partie du temps. Elleavait deux filles et un mari quil'aimait.»

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  • Veronika tenta de tourner la têtedans la direction de la voix, maisc'était impossible.

    «Je ne l'ai vue réagir qu'une fois :le jour où son mari a pris unemaîtresse. Alors, elle a fait unscandale, perdu quelques kilos,cassé des verres et, pendant dessemaines entières, ses cris ontempêché les voisins de dormir.Aussi absurde que cela paraisse, jecrois que cette période fut la plusheureuse de son existence : elle sebattait pour quelque chose, elle sesentait vivante et capable de réagirau défi qui se présentait à elle.»

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  • «Qu'ai-je à voir avec cela ? pensaitVeronika, incapable de parler. Je nesuis pas sa tante, je n'ai pas demari!»

    «Le mari a fini par laisser tombersa maîtresse, poursuivit la femme.Petit à petit, ma tante est retournéeà sa passivité habituelle. Un jour,elle m'a téléphoné pour me direqu'elle était prête à changer de vie :elle avait arrêté de fumer. La mêmesemaine, après avoir augmenté lescalmants pour pallier l'absence detabac, elle a averti tout le mondequ'elle était sur le point de sesuicider.

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  • «Personne ne l'a crue. Un matin,elle m'a laissé un message d'adieusur mon répondeur et elle s'est tuéeen ouvrant le gaz. J'ai écoutéplusieurs fois ce message : jamais jene lui avais entendu une voix aussicalme, aussi résignée. Elle disaitqu'elle n'était ni heureuse nimalheureuse, et que c'était pourcela qu'elle n'en pouvait plus.»

    Veronika éprouva de lacompassion pour la femme quiracontait l'histoire et semblaitchercher à comprendre la mort desa tante. Comment juger, dans unmonde où l'on s'efforce de survivreà tout prix, ceux qui décident de

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  • mourir ? Personne ne peut juger.Chacun connaît la dimension de sapropre souffrance et sait si sa vieest vide de sens. Veronika auraitvoulu expliquer cela, mais le tuyaudans sa bouche la fit s'étrangler, etla femme lui vint en aide.

    Veronika la vit se pencher sur soncorps attaché, relié à plusieurstubes, protégé contre sa volonté dela destruction. Elle remua la têted'un côté à l'autre, implorant duregard qu'on lui retirât ce tube etqu'on la laissât mourir en paix.

    «Tu es nerveuse, dit la femme. Jene sais pas si tu as des regrets ou si

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  • tu veux encore mourir, mais cela nem'intéresse pas. Tout ce quim'intéresse, c'est de faire monmétier : si le patient se montreagité, le règlement exige que je luiinjecte un sédatif.»

    Veronika cessa de se débattre,mais l'infirmière lui piquait déjà lebras. En peu de temps, elle étaitretournée dans un monde étrange,sans rêves, où elle n'avait d'autresouvenir que celui du visage de lafemme qu'elle venait d'apercevoir :yeux verts, cheveux châtains, et l'airdistant de quelqu'un qui accomplitles choses parce qu'il doit les faire,sans jamais s'interroger sur le

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  • pourquoi du règlement.

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  • Paulo Coelho apprit l'histoire deVeronika trois mois plus tard, alorsqu'il dînait dans un restaurantalgérien à Paris avec une amieslovène qui s'appelait elle aussiVeronika et était la fille du médecinresponsable de Villete.

    Plus tard, quand il décida d'écrireun livre sur ce thème, il pensachanger le nom de Veronika, sonamie, pour ne pas troubler lelecteur, en Blaska, ou Edwina, ouMariaetzja, ou lui donner quelque

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  • autre nom slovène, mais finalementil décida de conserver les prénomsréels. Quand il ferait allusion àVeronika son amie, il l'appellerait«Veronika, l'amie». Quant à l'autreVeronika, point n'était besoin de laqualifier, car elle serait lepersonnage central du livre, et lesgens se lasseraient de devoirtoujours lire «Veronika, la folle»,ou «Veronika, celle qui a tenté de sesuicider». De toute manière, lui etVeronika, l'amie, ne feraientirruption dans l'histoire que dansun court passage, celui-ci même.

    Veronika, l'amie, était horrifiée dece que son père avait fait, surtout si

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  • l'on considérait qu'il était ledirecteur d'une institutionrespectable et travaillait à une thèsequi devait être soumise à l'examend'une communauté académiqueconventionnelle.

    «Sais- tu d'où vient le mot " asile" ? demanda Veronika. Du droitqu'avaient les gens, au Moyen Age,de chercher refuge dans les églises,lieux sacrés. Le droit d'asile, toutepersonne civilisée comprend cela !Alors, comment mon père, directeurd'un asile, peut-il se comporter decette manière avec quelqu'un ?»

    Paulo Coelho voulut savoir en

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  • détail tout ce qui s'était passé, car ilavait un excellent motif des'intéresser à l'histoire de Veronika.

    Il avait été lui-même interné dansun asile, ou un hospice, ainsi qu'onappelait plutôt ce genre d'hôpital. Etcela non seulement une, mais partrois fois - en 1965, 1966 et 1967. Lelieu de son internement était lamaison de santé du Dr Eiras, à Riode Janeiro.

    La raison de cet internement luiétait, encore à ce jour, inconnue;peut-être ses parents avaient-ils étédésorientés par son comportementimprévisible, tantôt timide, tantôt

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  • extraverti, ou peut-être était-ce àcause de son désir d'être «artiste»,ce que tous les membres de safamille considéraient comme lemeilleur moyen de tomber dans lamarginalité et de mourir dans lamisère.

    Quand il songeait à cetévénement - et, soit dit en passant,il y songeait rarement -, il attribuaitla véritable folie au médecin quiavait accepté de le placer dans unhospice sans aucun motif concret.(Dans toutes les familles, on atoujours tendance à rejeter la fautesur autrui et à nier catégoriquementque les parents savaient ce qu'ils

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  • faisaient en prenant une décisionaussi radicale.)

    Paulo rit en apprenant queVeronika avait rédigé une étrangelettre pour la presse, se plaignantqu'une revue française, et non desmoindres, ne sût même pas où setrouvait la Slovénie.

    «Personne ne se tue pour cela.

    — C'est pour cette raison que lalettre n'a donné aucun résultat, dit,embarrassée, Veronika, l'amie. Hierencore, quand je me suis inscrite à

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  • l'hôtel, ils croyaient que la Slovénieétait une ville d'Allemagne.»

    Il songea que cette histoire luiétait très familière, puisque nombred'étrangers considéraient la ville deBuenos Aires, en Argentine, commela capitale du Brésil.

    Mais, outre le fait que desétrangers venaient allégrement leféliciter pour la beauté d'une villequ'ils croyaient être la capitale deson pays (qui en réalité étaitlocalisée dans le pays voisin), PauloCoelho avait en commun avecVeronika d'avoir été interné dansun asile pour malades mentaux,

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  • «d'où il n'aurait jamais dû sortir»,ainsi que l'avait déclaré un jour sapremière femme.

    Pourtant il en était sorti. Et enquittant définitivement la maisonde santé du Dr Eiras, bien décidé àne jamais y retourner, il avait faitdeux promesses : il s'était juréd'écrire sur ce thème ; et d'attendreque ses parents soient morts avantd'aborder publiquement le sujet. Ilne voulait pas les blesser, car tousdeux avaient passé des années à seculpabiliser pour ce qu'ils avaientfait.

    Sa mère était morte en 1993. Mais

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  • son père qui, en 1997, avait euquatre-vingt-quatre ans, bien qu'ilsouffrît d'emphysème pulmonairesans avoir jamais fumé, étaittoujours en vie, en pleinepossession de ses facultés mentaleset en bonne santé.

    Aussi, lorsqu'il entendit l'histoirede Veronika, Paulo Coelhodécouvrit-il un moyen d'aborder cethème sans rompre sa promesse.Bien qu'il n'eût jamais pensé ausuicide, il connaissait intimementl'univers d'un hôpital psychiatrique-les traitements, les relations entremédecins et patients, le confort etl'angoisse de se trouver dans un tel

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  • lieu.

    Alors, laissons Paulo Coelho etVeronika, l'amie, sortirdéfinitivement de ce livre, etpoursuivons l'histoire.

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  • Veronika ne savait pas combien detemps elle avait dormi. Elle sesouvenait qu'elle s'était réveillée àun certain moment, les appareils desurvie encore reliés à la bouche etau nez, et qu'elle avait entendu unevoix qui disait : «Veux-tu que je temasturbe ?»

    Mais maintenant, alors qu'elleregardait la pièce autour d'elle, lesyeux bien ouverts, elle ne savait passi l'épisode avait été réel ou s'ils'agissait d'une hallucination.

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  • Hormis cela, elle ne se rappelaitrien, absolument rien.

    Les tuyaux avaient été retirés.Mais elle avait encore des aiguillesplantées dans tout le corps, desélectrodes connectées au cœur et àla tête, et les bras attachés. Elleétait nue, couverte seulement d'undrap, et elle avait froid. Pourtantelle décida de ne pas réclamer decouverture. L'espace où ellereposait, entouré de rideaux verts,était occupé par les machines del'unité de soins intensifs, son lit etune chaise blanche sur laquelleétait assise une infirmière plongéedans la lecture d'un livre.

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  • La femme, cette fois, avait lesyeux foncés et les cheveux châtains.Pourtant, Veronika se demanda sic'était la même personne qui luiavait parlé quelques heures - ouétaient-ce quelques jours ? - plustôt.

    «Pouvez-vous détacher mesbras ?»

    L'infirmière leva les yeux. «Non»,répondit-elle sèchement, et elle sereplongea dans son livre.

    «Je suis vivante, pensa Veronika.Tout va recommencer. Je devraipasser quelque temps ici, jusqu'à ce

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  • qu'ils constatent que je suisparfaitement normale. Ensuite, ilsme délivreront un bulletin de sortie,et je retrouverai les rues deLjubljana, sa place circulaire, sesponts, les passants qui se rendentau travail ou en reviennent...Comme les gens ont toujourstendance à vouloir aider les autres -uniquement pour se sentirmeilleurs qu'ils ne sont en réalité -,on me rendra mon emploi à labibliothèque. Avec le temps, je meremettrai à fréquenter les mêmesbars et les mêmes boîtes de nuit, jediscuterai avec mes amis desinjustices et des problèmes dans le

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  • monde, je me promènerai autour dulac.

    «Comme j'ai choisi lescomprimés, je ne suis pasdéfigurée : je suis toujours jeune,jolie, intelligente, et je n'auraiaucun mal - je n'en ai jamais eu - àtrouver des amants. Je ferai l'amouravec un homme chez lui, ou dans laforêt, j'éprouverai un certain plaisirmais, aussitôt après l'orgasme, lasensation de vide reviendra. Nousn'aurons déjà plus grand-chose ànous dire, lui et moi saurons quel'heure est venue d'invoquer unprétexte - " Il est tard ", ou "Demain je dois me lever tôt " -, et

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  • nous nous séparerons le plus vitepossible, en évitant de nousregarder en face.

    «Je retournerai dans la chambreque je loue chez les religieuses. Jem'efforcerai de prendre un livre,j'allumerai la télévision pourregarder toujours les mêmesprogrammes, je mettrai le réveilpour me réveiller exactement à lamême heure que la veille, jerépéterai mécaniquement les tâchesqui me sont confiées à labibliothèque. Je mangerai unsandwich dans le jardin en face duthéâtre, assise sur le même banc,près d'autres personnes qui

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  • choisissent elles aussi les mêmesbancs pour déjeuner, qui ont lemême regard vide mais fontsemblant d'être préoccupées par deschoses extrêmement importantes.

    «Ensuite, je retournerai autravail, j'écouterai les ragots - quisort avec qui, qui souffre de quoi,comment Unetelle a pleuré à causede son mari. Et j'aurai l'impressiond'être privilégiée, puisque je suisjolie, que j'ai un emploi et que jeséduis autant que je veux. Puis jeretournerai dans les bars à la fin dela journée, et tout recommencera.

    «Ma mère, qui doit être folle

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  • d'inquiétude à cause de matentative de suicide, se remettra desa frayeur et continuera à medemander ce que j'ai l'intention defaire de ma vie, pourquoi je neressemble pas aux autres, puisque,en fin de compte, les choses ne sontpas aussi compliquées que je lepense. " Regarde-moi, qui suismariée depuis des années avec tonpère et qui ai cherché à te donner lameilleure éducation et le meilleurexemple possible. "

    «Un jour, je me lasserai del'entendre répéter le même discourset, pour lui faire plaisir, j'épouseraiun homme que je m'obligerai à

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  • aimer. Lui et moi finirons partrouver un moyen de rêverensemble à notre avenir, notremaison de campagne, nos enfants,l'avenir de nos enfants. Nous feronsbeaucoup l'amour la premièreannée, moins la deuxième, à partirde la troisième année, nouspenserons peut-être au sexe unefois tous les quinze jours, et noustransformerons cette pensée enaction une seule fois par mois. Pisque cela, nous ne nous parleronspresque plus. Je me forcerai àaccepter la situation, je medemanderai ce qui ne va pas chezmoi - puisque je ne réussirai plus à

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  • l'intéresser, qu'il ne fera pasattention à moi et ne cessera deparler de ses amis comme s'ilsétaient son véritable univers.

    «Quand notre mariage ne tiendraplus qu'à un fil, je serai enceinte.Nous aurons un enfant; pendant uncertain temps, nous serons plusproches l'un de l'autre, mais bientôtla situation redeviendra commeavant.

    «Alors, je commencerai à grossircomme la tante de l'infirmièred'hier - ou d'avant-hier, je ne saispas très bien. Puis j'entreprendraiun régime, systématiquement

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  • vaincue, chaque jour, chaquesemaine, par le poids qui persisteraà augmenter malgré tous mesefforts. À ce moment-là, je prendraices drogues magiques qui évitent desombrer dans la dépression, et jeferai d'autres enfants au cours denuits d'amour qui passeront tropvite. Je dirai à tout le monde que lesenfants sont ma raison de vivre,mais en réalité ils m'obligeront àvivre.

    «On nous considérera toujourscomme un couple heureux, etpersonne ne saura ce qu'il y a desolitude, d'amertume, derenoncement derrière cette

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  • apparence de bonheur.

    «Et puis, un beau jour, quandmon mari prendra sa premièremaîtresse, je ferai peut-être unscandale comme la tante del'infirmière, ou je songerai denouveau à me suicider. Mais jeserai vieille et lâche alors, j'auraideux ou trois enfants qui aurontbesoin de moi, et je ne pourrai pastout abandonner avant de les avoirélevés et installés. Je ne mesuiciderai pas : je ferai unesclandre, je menacerai de partiravec eux. Lui, comme tous leshommes, reculera, affirmera qu'ilm'aime et que cela ne se reproduira

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  • pas. Jamais il ne lui viendra àl'esprit que, si je décidais vraimentde partir, je n'aurais d'autre choixque de retourner chez mes parentset d'y passer le reste de ma vie àécouter ma mère se lamenter toutela journée parce que j'aurais perduune occasion unique d'êtreheureuse, qu'il était un marimerveilleux malgré ses petitsdéfauts, que mes enfantssouffriraient beaucoup à cause denotre séparation.

    «Deux ou trois ans plus tard, uneautre femme se présentera dans savie. Je le découvrirai - je l'aurai vueou quelqu'un me l'aura raconté -,

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  • mais cette fois je ferai semblant dene pas savoir. J'aurai dépensé toutemon énergie à lutter contre lamaîtresse précédente, je n'aurairien sauvé, il vaudra mieux accepterla vie comme elle est en réalité. Mamère avait raison.

    «Il continuera d'être gentil avecmoi, je continuerai mon travail à labibliothèque, avec mes sandwichssur la place du théâtre, mes livresque je n'arrive jamais à terminer,les programmes de télévision quiseront identiques dans dix, vingt,cinquante ans. Seulement, j'avalerailes sandwichs en me sentantcoupable parce que je grossirai; et je

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  • n'irai plus dans les bars, parce quej'aurai un mari qui m'attendra à lamaison pour que je m'occupe desenfants.

    «Dès lors, il me faudra patienterjusqu'à ce que les enfants soientgrands et penser à longueur dejournée au suicide, sans avoir lecourage de passer à l'acte. Un beaujour, j'arriverai à la conclusion quela vie est ainsi, que cela n'avance àrien, que rien ne changera. Et jem'adapterai.»

    Veronika mit fin à son monologueintérieur et se fit une promesse :elle ne sortirait pas de Villete

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  • vivante. Mieux valait en finir toutde suite, pendant qu'elle avaitencore le courage et la santé pourmourir.

    Elle s'endormit et se réveillaplusieurs fois, notant que lesappareils autour d'elle étaientmoins nombreux, que la chaleur deson corps augmentait, et que lesinfirmières changeaient de visage -mais il y avait toujours uneprésence auprès d'elle. Les rideauxverts laissaient passer le son depleurs, des gémissements dedouleur, ou des voix quimurmuraient sur un ton posé etprofessionnel. De temps à autre, un

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  • appareil bourdonnait dans unepièce voisine, et elle entendait despas précipités dans le couloir.Perdant alors leur intonation posée,les voix étaient tendues et lançaientdes ordres rapides.

    Dans un de ses moments delucidité, une infirmière demanda àVeronika : «Vous ne voulez pasconnaître votre état?

    — Je le connais, répondit-elle. Etce n'est pas ce que vous voyez demon corps ; c'est ce qui se passedans mon âme.»

    L'infirmière souhaitait poursuivre

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  • la conversation mais Veronikafeignit de se rendormir.

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  • Quand elle rouvrit vraiment lesyeux, Veronika comprit qu'elle avaitchangé de place - elle se trouvaitdans une pièce qui ressemblait àune vaste infirmerie. Elle avaitencore, plantée dans le bras,l'aiguille d'une perfusion de sérum,mais tout le reste - tubes, aiguilles -avait disparu.

    Un médecin de haute taille, dontla traditionnelle blouse blanchecontrastait avec les cheveux et lamoustache teints en noir, se tenait

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  • debout devant son lit. À côté de lui,un jeune stagiaire serrait uneplanchette et prenait des notes.

    «Depuis combien de temps suis-je ici ? de-manda-t-elle, constatantqu'elle parlait avec une certainedifficulté et ne parvenait pas àarticuler correctement.

    — Deux semaines dans cettechambre, après cinq jours auxurgences, répondit le plus âgé. Etremercie Dieu d'être encore parminous.»

    Le plus jeune sembla surpris,comme si ces mots n'étaient pas

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  • conformes à la réalité. Veronikaremarqua aussitôt sa réaction et futinstinctivement sur ses gardes :Était-elle ici depuis pluslongtemps ? Était-elle encore endanger ? Elle se mit à prêterattention à chaque geste, chaquemouvement des deux hommes ; ellesavait qu'il était inutile de leurposer des questions, car jamais ilsne diraient la vérité, mais en s'yprenant intelligemment, ellepourrait deviner ce qui se passait.

    «Tes nom, adresse, état civil etdate de naissance», reprit lemédecin le plus âgé.

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  • Veronika énonça son nom, sonétat civil et sa date de naissance,mais il y avait des blancs dans samémoire : elle ne se rappelait plusprécisément son adresse.

    Le médecin plaça une petitelampe devant ses yeux et lesexamina de façon prolongée, ensilence. Le plus jeune fit de même.Les deux hommes échangèrent desregards impénétrables.

    «Tu as dit à l'infirmière de nuitque nous ne pouvions pas voir danston âme ?» demanda le plus jeune.

    Veronika ne s'en souvenait pas.

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  • Elle avait du mal à se rappeler cequ'elle faisait ici.

    «Ton sommeil a été provoqué parles calmants, ce qui peut affecter tamémoire. S'il te plaît, tâche derépondre à toutes les questions quenous allons te poser.»

    Et les médecins entreprirent uninterrogatoire absurde : quelsétaient les journaux importants àLjubljana, qui était le poète dont lastatue se dressait sur la placeprincipale (ah ! celui-là, elle nel'oublierait jamais, tous lesSlovènes portent l'image dePreseren gravée dans le cœur), la

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  • couleur des cheveux de sa mère, lenom de ses collègues de travail, lesouvrages les plus demandés à labibliothèque.

    Au début, Veronika pensa ne pasrépondre, car sa mémoiredemeurait confuse. Mais à mesureque le questionnaire avançait, ellereconstruisait ce qu'elle avaitoublié. À un moment, elle sesouvint qu'elle se trouvait dans unasile, et que les fous ne sont pas dutout tenus d'être cohérents ; mais,pour son propre bien, et pourinciter les médecins à rester prèsd'elle afin d'en apprendre davantagesur son état, elle fit un effort. À

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  • mesure qu'elle citait les noms et lesfaits, elle retrouvait non seulementses souvenirs, mais aussi sapersonnalité, ses désirs, sa manièrede voir la vie. L'idée du suicide, quile matin lui semblait enterrée sousplusieurs couches de sédatifs,remontait à la surface.

    «C'est bien, dit le plus vieux, à lafin de l'interrogatoire.

    — Combien de temps encore vais-je rester ici ?»

    Le plus jeune baissa les yeux, etVeronika sentit que tout était ensuspens, comme si de la réponse à

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  • cette question dépendait unenouvelle phase de sa vie, que pluspersonne ne parviendrait àmodifier.

    «Tu peux le lui dire, fit le plusâgé. Beaucoup de patients ont déjàentendu les bruits qui courent, etelle finira par l'apprendre d'unefaçon ou d'une autre ; il estimpossible de garder un secret danscet établissement.

    — Eh bien, c'est toi qui asdéterminé ton destin, soupira lejeune homme en pesant chaquemot. Alors, voici les conséquencesde ton acte : durant le coma

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  • provoqué par les narcotiques, toncœur a été irrémédiablementatteint. Il y a eu une nécrose dans leventricule...

    — Sois plus simple, coupa le plusâgé. Va droit à l'essentiel.

    — Ton cœur a étéirrémédiablement atteint. Et il vacesser de battre sous peu.

    — Qu'est-ce que cela signifie ?demanda Veronika, effrayée.

    — Le fait que le cœur cesse debattre signifie une seule chose : lamort physique. J'ignore quelles

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  • sont tes croyances religieuses,mais...

    — Dans combien de temps ?s'écria-t-elle.

    — Cinq jours, une semaine aumaximum.»

    Veronika se rendit compte que,derrière son apparence et soncomportement professionnels,derrière son air inquiet, ce garçonprenait un immense plaisir à cequ'il disait. Comme si elle méritaitce châtiment, et servait d'exemple àtous les autres.

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  • Elle avait toujours su que biendes gens commentent les horreursqui frappent les autres comme s'ilsétaient très soucieux de les aider,alors qu'en réalité ils secomplaisent à la souffranced'autrui, parce qu'elle leur permetde croire qu'ils sont heureux et quela vie a été généreuse avec eux. Elledétestait ce genre d'individus : ellene donnerait pas à ce garçonl'occasion de profiter de son étatpour camoufler ses propresfrustrations.

    Elle garda les yeux fixés sur lessiens. Et elle sourit : «Alors je neme suis pas ratée.

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  • — Non», répondit-il.

    Mais le plaisir qu'il avait pris àannoncer ces tragiques nouvellesavait disparu.

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  • Pourtant, au cours de la nuit, ellese mit à avoir peur. L'action rapidedes comprimés est une chose,l'attente de la mort pendant cinqjours, une semaine, après avoirvécu tout ce qui était possible, enest une autre.

    Veronika avait passé sa vie àattendre : le retour de son père dutravail, la lettre d'un petit ami quin'arrivait pas, les examens de find'année, le train, l'autobus, un coupde téléphone, le début, la fin des

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  • vacances. Maintenant, elle devaitattendre la mort, qui avait pris date.

    «Cela ne pouvait arriver qu'à moi.Normalement, les gens meurentprécisément le jour où il leur paraîtimpensable de mourir.»

    Elle devait sortir de là et dénicherde nouveaux comprimés. Si elle n'yparvenait pas et n'avait d'autresolution que de se jeter du hautd'un immeuble de Ljubljana, ehbien, elle le ferait. Elle avait vouluépargner à ses parents un surcroîtde souffrance, mais maintenant ellen'avait plus le choix.

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  • Elle regarda autour d'elle. Tousles lits étaient occupés, les maladesdormaient, certaines ronflaient trèsfort. Les fenêtres étaient munies debarreaux. Au bout du dortoir, unepetite lampe était allumée, quiemplissait la pièce d'ombresétranges et permettait unesurveillance constante du local.Assise près de la lumière, unefemme lisait.

    «Ces infirmières doivent être trèscultivées. Elles passent leur temps àlire.»

    Une vingtaine de lits séparaientVeronika de la femme, le sien étant

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  • le plus éloigné de la porte. La jeunefille se leva avec difficulté. À encroire le médecin, elle était restéepresque trois semaines sansmarcher. L'infirmière leva les yeuxet l'aperçut qui s'approchait enportant son flacon de sérum.

    «J'ai besoin d'aller aux toilettes»,murmurât-elle, craignant deréveiller les autres folles.

    D'un geste nonchalant, la femmelui indiqua une porte. L'esprit deVeronika travaillait rapidement, à larecherche d'une issue, d'une brèche,d'un moyen de quitter cet endroit.«Il faut faire vite, pendant qu'ils me

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  • croient encore fragile et incapablede réagir.»

    Elle regarda attentivement autourd'elle. Les toilettes se trouvaientdans une cabine contiguëdépourvue de porte. Si elle voulaitsortir de là, Veronika devraitmaîtriser la surveillante parsurprise afin de lui subtiliser la clef- mais elle était trop faible pourcela.

    «C'est une prison ici ? demanda-t-elle à la surveillante qui avaitabandonné sa lecture et suivait àprésent du regard tous sesmouvements.

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  • — Non. Un hospice.

    — Je ne suis pas folle.»

    L'infirmière rit. «C'est exactementce qu'ils disent tous ici.

    — Très bien. Alors je suis folle.Qu'est-ce qu'un fou ?»

    La surveillante expliqua àVeronika qu'elle ne devait pas restertrop longtemps debout et elle luiordonna de regagner son lit.

    «Qu'est-ce qu'un fou ? insistaVeronika.

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  • — Demandez au médecin demain.Et allez dormir, ou bien je devrai, àcontrecœur, vous injecter uncalmant.»

    Veronika obéit. En regagnant sonlit, elle perçut un murmure quiprovenait d'un lit : «Tu ne sais pasce qu'est un fou ?»

    Un instant, elle pensa qu'il valaitmieux ne pas répondre : elle nevoulait ni se faire des amis ou desrelations, ni trouver des alliés pourdéclencher un soulèvement général.Elle n'avait qu'une idée fixe :mourir. S'il était impossible de fuir,elle trouverait un moyen de se tuer

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  • ici même, le plus tôt possible.

    Mais la femme répéta laquestion : «Tu ne sais pas ce qu'estun fou ?

    — Qui es-tu ?

    — Je m'appelle Zedka. Regagneton lit. Ensuite, quand lasurveillante te croira couchée,glisse-toi par terre et reviens mevoir.»

    Veronika retourna à sa place etattendit que la surveillante fût denouveau concentrée sur son livre.Ce qu'était un fou ? Elle n'en avait

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  • pas la moindre idée, parce qu'ondonnait à ce mot une significationcomplètement anarchique : ondisait, par exemple, que certainssportifs étaient fous de désirerbattre des records ; ou que lesartistes étaient fous car ils vivaientdans l'insécurité, contrairement auxgens «normaux». De plus, Veronikaavait déjà croisé des individus quimarchaient dans les rues de Ljubljana à peine couverts en plein hiver,et prédisaient la fin du monde enpoussant des chariots desupermarché remplis de sacs et dechiffons.

    Elle n'avait pas sommeil. Selon le

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  • médecin, elle avait dormi presqueune semaine, trop longtemps pourquelqu'un d'habitué à mener unevie dépourvue d'émotions fortes,mais qui avait des horaires de reposrigides. Ce qu'était un fou ? Peut-être valait-il mieux le demander àl'un d'eux.

    Veronika s'accroupit, retiral'aiguille de son bras et allarejoindre Zedka, en essayant decontenir la nausée qui la gagnait;elle ignorait si l'envie de vomir étaitdue à son cœur affaibli, ou à l'effortqu'elle était en train de faire.

    «Je ne sais pas ce qu'est un fou,

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  • murmura Veronika. Mais je ne lesuis pas. Je suis une suicidairefrustrée.

    — Le fou est celui qui vit dans sonunivers, comme les schizophrènes,les psychopathes, les maniaques,c'est-à-dire des gens différents desautres.

    — Comme toi ?

    — Cependant, continua Zedka,feignant de n'avoir pas entendu cesmots, tu as sans doute déjà entenduparler d'Einstein, pour qui il n'yavait ni temps ni espace, mais uneunion des deux. Ou de Colomb, qui

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  • a affirmé que de l'autre côté del'océan se trouvait un continent etnon un abîme. Ou d'EdmondHillary, qui a assuré qu'un hommepouvait atteindre le sommet del'Everest. Ou des Beatles, qui ontcomposé une musique originale ets'habillaient comme despersonnages d'une autre époque.Tous ces gens, et des milliersd'autres, vivaient aussi dans leurunivers.»

    «Cette démente tient des propossensés», songea Veronika, en serappelant les histoires que luiracontait sa mère à propos dessaints qui affirmaient parler avec

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  • Jésus ou la Vierge Marie. Vivaient-ils dans un monde à part?

    «J'ai vu une femme vêtue d'unerobe rouge décolletée, les yeuxvitreux, qui marchait dans les ruesde Ljubljana, un jour où lethermomètre marquait cinq degrésau-dessous de zéro, dit-elle.Pensant qu'elle était ivre, j'ai voulul'aider, mais elle a refusé ma veste.

    — Peut-être que, dans sonunivers, c'était l'été ; et que soncorps était réchauffé par le désir dequelqu'un qui l'attendait. Quandbien même cette autre personnen'existerait que dans son délire, elle

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  • a le droit de vivre et de mourircomme elle l'entend, tu ne croispas ?»

    Veronika ne savait que dire, maisles mots de cette folle avaient unsens. Qui sait si ce n'était pas ellequ'elle avait aperçue à moitié nuedans les rues de Ljubljana ?

    «Je vais te raconter une histoire,reprit Zedka. Un puissant sorcier,désireux de détruire un royaume,versa une potion magique dans lepuits où buvaient tous seshabitants. Quiconque boirait decette eau deviendrait fou.

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  • «Le lendemain matin, toute lapopulation but, et tous devinrentfous, sauf le roi qui possédait unpuits réservé à son usage personnelet à celui de sa famille, auquel lesorcier n'avait pu accéder. Inquiet,le monarque voulut faire contrôlerla population et prit une série demesures de sécurité et de santépublique. Mais les policiers et lesinspecteurs avaient eux aussi bu del'eau empoisonnée et, trouvantabsurdes les décisions du roi, ilsdécidèrent de ne pas les respecter.

    «Quand les habitants de ceroyaume prirent connaissance desdécrets, ils furent convaincus que le

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  • roi était bel et bien devenu fou. Àgrands cris, ils se rendirent aupalais et exigèrent qu'il abdique.

    «Désespéré, le souverain seprépara à quitter le trône, mais lareine l'en empêcha. " Allons jusqu'àla fontaine et buvons aussi. Ainsi,nous serons comme eux ", suggéra-t-elle.

    «Et ainsi fut fait : le roi et la reineburent l'eau de la folie et se mirentaussitôt à tenir des propos insensés.Au même moment, leurs sujets serepentirent : puisque le roi faisaitpreuve d'une si grande sagesse,pourquoi ne pas le laisser

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  • gouverner ?

    «Le calme revint dans le pays,même si ses habitants secomportaient toujours d'unemanière très différente de leursvoisins. Et le roi put gouvernerjusqu'à la fin de ses jours.»

    Veronika rit. «Tu ne sembles pasfolle, dit-elle.

    — Mais je le suis, bien que je soisdésormais guérie parce que mon casest simple : il suffit d'injecter dansmon organisme une certainesubstance chimique. J'espèrepourtant que cette substance

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  • résoudra seulement mon problèmede dépression chronique : je veuxrester folle, vivre ma vie comme jela rêve, et non de la manièreimposée par les autres. Sais-tu cequ'il y a dehors, au-delà des mursde Villete ?

    — Des gens qui ont bu au mêmepuits.

    — Exactement, répondit Zedka. Ilsse croient normaux parce qu'ils fonttous la même chose. Je vais fairesemblant d'avoir bu moi aussi decette eau.

    — Eh bien, j'en ai bu, et c'est

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  • justement cela mon problème. Jen'ai jamais eu de dépression, ni degrandes joies, ou de tristesses quiaient duré longtemps. Mesproblèmes ressemblent à ceux detout le monde.»

    Zedka demeura quelque tempssilencieuse. «Tu vas mourir, ilsnous l'ont dit.»

    Veronika hésita un instant :pouvait-elle faire confiance à cetteétrangère ? Mais elle devait prendrele risque.

    «Seulement dans cinq ou sixjours. Je me demande s'il existe un

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  • moyen de mourir avant.

    Si tu pouvais, toi ou quelqu'und'autre ici, me procurer denouveaux comprimés, je suiscertaine que cette fois mon cœur nele supporterait pas. Comprendscombien je souffre de devoirattendre la mort, et aide-moi.»

    Avant que Zedka ait pu répondre,l'infirmière se présenta avec unepiqûre : «Je peux la faire touteseule. Mais, si vous préférez, jepeux aussi appeler les gardiens làdehors, pour qu'ils viennentm'aider.

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  • — Ne gaspille pas ton énergieinutilement, conseilla Zedka àVeronika. Épargne tes forces si tuveux obtenir ce que tu medemandes.»

    Veronika se leva, regagna son litet s'abandonna docilement auxmains de l'infirmière.

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  • Ce fut sa première journéenormale dans un asile de fous. Ellesortit de l'infirmerie et prit son petitdéjeuner dans le vaste réfectoire oùhommes et femmes mangeaientensemble. Elle constata que,contrairement à ce que l'onmontrait dans les films - du tapage,des criailleries, des gens animés degestes démentiels -, tout semblaitbaigner dans un silenceoppressant ; on aurait dit quepersonne ne désirait partager sonunivers intérieur avec des

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  • étrangers.

    Après le petit déjeuner(acceptable, on ne pouvait imputerà la nourriture la mauvaiseréputation de Villete), ils sortirenttous pour un «bain de soleil». Enréalité, il n'y avait pas de soleil, latempérature était inférieure à zéro,et le parc tapissé de neige.

    «Je ne suis pas ici pour me garderen vie, mais pour perdre la vie, ditVeronika à l'un des infirmiers.

    — Tout de même, il faut sortir

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  • pour le " bain de soleil ".

    — C'est vous qui êtes fous : il n'y apas de soleil!

    — Mais il y a de la lumière, et ellecontribue à calmer les malades.Malheureusement, notre hiver durelongtemps. Autrement, nousaurions moins de travail.»

    Il était inutile de discuter : ellesortit, fit quelques pas tout enregardant autour d'elle et encherchant de façon déguisée unmoyen de fuir. Le mur était haut,ainsi que l'exigeaient autrefois lesrègles de construction des casernes,

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  • mais les guérites destinées auxsentinelles étaient désertes. Le parcétait entouré de bâtimentsd'apparence militaire, qui abritaientà présent l'infirmerie des hommeset celle des femmes, les bureaux del'administration et les dépendancesdu personnel. Au terme d'unepremière et rapide inspection,Veronika nota que le seul endroitréellement surveillé était la porteprincipale, où deux gardienscontrôlaient l'identité des visiteurs.

    Tout semblait se remettre enplace dans sa tête. Pour faire unexercice de mémoire, elle essaya dese souvenir de menus détails, par

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  • exemple l'endroit où elle laissait laclef de sa chambre, le disque qu'ellevenait d'acheter, le dernier ouvragequ'on lui avait réclamé à labibliothèque.

    «Je suis Zedka», dit une femmeen s'approchant d'elle.

    La nuit précédente, Veronika étaitrestée accroupie près du lit tout letemps de leur conversation etn'avait pas pu voir son visage. Lafemme devait avoirapproximativement trente-cinq anset paraissait absolument normale.

    «J'espère que l'injection ne t'a pas

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  • trop perturbée. Avec le temps,l'organisme s'habitue, et lescalmants perdent de leur effet.

    — Je me sens bien.

    — Cette conversation que nousavons eue la nuit dernière... ce quetu m'as demandé, tu te rappelles ?

    — Parfaitement.»

    Zedka la prit par le bras, et ellesmarchèrent du même pas au milieudes arbres dénudés de la cour. Au-delà des murs, on apercevait la cimedes montagnes qui disparaissaitdans les nuages.

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  • «Il fait froid, mais c'est une bellematinée, reprit Zedka. C'est curieux,mais je n'ai jamais été déprimée lesjours comme celui-ci, nuageux, griset froids. Quand il faisait ce temps,je sentais la nature en accord avecmoi, avec mon âme. Au contraire,quand le soleil apparaissait, que lesenfants se mettaient à jouer dansles rues, que tout le monde étaitheureux parce qu'il faisait beau, jeme sentais très mal. Comme s'ilétait injuste que toute cetteexubérance se manifeste sans queje puisse y participer.»

    Délicatement, Veronika se libérade l'étreinte de la femme. Elle

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  • n'aimait pas les contacts physiques.

    «Tu as interrompu ta phrase. Tuparlais de ma demande.

    — Il y a un groupe à l'intérieur del'établissement. Ce sont deshommes et des femmes quipourraient tout à fait recevoir leurbulletin de sortie et rentrer chezeux, mais ils refusent de partir.Leurs raisons sont nombreuses :Villete n'est pas aussi terrible qu'onle prétend, même si c'est loin d'êtreun hôtel cinq étoiles. Ici, touspeuvent dire ce qu'ils pensent, fairece qu'ils désirent, sans subir aucunesorte de critique : après tout, ils

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  • sont dans un hospice. Mais lorsquele gouvernement envoie desinspecteurs, ces hommes et cesfemmes se comportent comme degraves déments, puisque certainsd'entre eux sont hébergés ici auxfrais de l'État. Les médecins lesavent. Pourtant, il paraît que lespatrons ont donné l'ordre de ne rienchanger à la situation, étant donnéqu'il y a plus de places que demalades.

    — Peuvent-ils me trouver descomprimés ?

    — Tâche d'entrer en contact aveceux; ils appellent leur groupe " la

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  • Fraternité ".»

    Zedka indiqua d'un signe unefemme aux cheveux blancs quitenait une conversation animéeavec d'autres femmes plus jeunes.

    «Elle s'appelle Maria et fait partiede la Fraternité. Adresse-toi à elle.»

    Veronika voulut se diriger versMaria, mais Zedka l'arrêta : «Pasmaintenant : elle s'amuse. Elle neva pas interrompre un agréablemoment uniquement pour semontrer sympathique avec uneinconnue. Si elle réagit mal, tun'auras plus aucune chance de

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  • l'approcher. Les fous croienttoujours que leur premièreimpression est la bonne.»

    Veronika rit de l'intonation queZedka avait donnée au mot «fous» .Mais elle était inquiète : tout celasemblait si normal, si facile. Aprèstant d'années passées à se rendre deson travail au bar, du bar au lit d'unpetit ami, du lit à sa chambre, de sachambre à la maison de sa mère,elle vivait maintenant uneexpérience qu'elle n'avait mêmejamais rêvée : l'hôpitalpsychiatrique, la folie, l'asiled'aliénés. Où les gens n'avaient pashonte de s'avouer fous. Où

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  • personne n'interrompait uneactivité plaisante simplement pourêtre sympathique avec les autres.

    Elle se demanda si Zedka parlaitsérieusement, ou si c'était uneattitude qu'adoptaient les maladesmentaux pour laisser croire qu'ilsvivaient dans un monde meilleur.Mais quelle importance cela avait-il ? La situation était intéressante ettout à fait inattendue : peut-onimaginer un endroit où les gensfont semblant d'être fous pour êtrelibres de réaliser leurs désirs ?

    À ce moment précis, le cœur deVeronika se mit à cogner. La

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  • conversation avec le médecin luirevint immédiatement à l'esprit, etelle prit peur.

    «Je voudrais marcher seule unmoment», dit-elle à Zedka.Finalement, elle aussi était folle, etelle n'avait à faire plaisir àpersonne.

    La femme s'éloigna, et Veronikaresta à contempler les montagnespar-delà les murs de Villete. Unelégère envie de vivre sembla surgir,mais elle l'éloigna avecdétermination.

    «Je dois rapidement me procurer

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  • les comprimés.»

    Elle réfléchit à sa situation, quiétait loin d'être idéale. Même si onlui offrait la possibilitéd'expérimenter toutes les foliesqu'elle désirait, elle ne saurait pasquoi en faire.

    Elle n'avait jamais eu aucunefolie.

    Après s'être promenés dans leparc, hommes et femmes serendirent au réfectoire pourdéjeuner. Puis les infirmiers les

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  • conduisirent jusqu'à un immensesalon, meublé de tables, de chaises,de sofas, d'un piano et d'unetélévision. Par de larges fenêtres onpouvait voir le ciel gris et les nuagesbas. Aucune n'était munie debarreaux, parce que la salle donnaitsur le parc. Les portes-fenêtresétaient fermées à cause du froid,mais Veronika n'aurait eu qu'àtourner la poignée pour pouvoir denouveau marcher au milieu desarbres.

    La plupart des pensionnairess'installèrent devant la télévision.D'autres regardaient dans le vide,certains parlaient tout seuls à voix

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  • basse -mais qui n'a jamais fait cela ?Veronika remarqua que Maria, lafemme la plus âgée, s'étaitrapprochée d'un groupe plusimportant, dans un coin de la pièce.Quelques pensionnaires sepromenaient à proximité. Veronikatenta de se joindre à eux : ellevoulait écouter leur conversation.Elle tâcha de dissimuler sesintentions, mais, lorsqu'elle arrivaprès d'eux, ils se turent et, tousensemble, la dévisagèrent.

    «Qu'est-ce que tu veux? luidemanda un homme âgé quiparaissait être le chef de laFraternité (si tant est que ce groupe

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  • existât réellement, et que Zedka nefût pas plus folle qu'elle n'en avaitl'air).

    — Rien, je ne faisais que passer.»Tous se regardèrent et hochèrent latête de façon démente. «Elle nefaisait que passer !» dit l'un d'eux àson voisin. L'autre répéta la phraseplus fort, et, en peu de temps, tousla reprirent en criant.

    Veronika ne savait que faire et lapeur la paralysait. Un infirmier à lamine patibulaire vint s'enquérir dece qui leur arrivait.

    «Rien, répondit un membre du

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  • groupe. Elle ne faisait que passer.Elle est arrêtée là, mais elle vacontinuer à passer!»

    Le groupe tout entier éclata derire. Veronika prit un air ironique,sourit, fit demi-tour et s'éloigna,pour que personne ne remarque sesyeux pleins de larmes. Elle se renditdans le parc sans même prendre unvêtement chaud. Un infirmier tentade la convaincre de rentrer, mais unautre arriva bientôt, lui murmuraquelque chose, et tous deux lalaissèrent en paix, dans le froid. Ilétait inutile de veiller sur la santéd'un être condamné.

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  • Elle était troublée, tendue, irritéecontre elle-même. Jamais elle nes'était laissé ébranler par desprovocations ; elle avait appris trèstôt qu'il fallait garder un air froid etdistant en toute circonstance.Pourtant, ces fous avaient réussi àréveiller en elle la honte, la peur, lacolère, l'envie de les tuer, de lesblesser par des mots qu'elle n'avaitpas osé prononcer.

    Peut-être les comprimés - ou letraitement pour la sortir du coma -avaient-ils fait d'elle une femmefragile, incapable de réagir. Elle

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  • avait pourtant affronté au cours deson adolescence des situationsautrement plus pénibles et, pour lapremière fois, elle n'avait pas réussià ravaler ses larmes ! Elle devaitredevenir celle qu'elle était, réagiravec ironie, faire comme si lesoffenses ne l'atteignaient jamais,car elle leur était supérieure à tous.Qui, dans ce groupe, avait eu lecourage de désirer mourir ? Qui,parmi ces gens, planqués derrièreles murs de Villete, pouvait luiapprendre la vie ? Jamais elle nedépendrait de leur aide, pour rienau monde, même s'il lui fallaitattendre cinq ou six jours pour

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  • mourir.

    «Un jour s'est écoulé. Il n'en resteque quatre ou cinq.»

    Elle marcha un peu, laissant lefroid glacial pénétrer son corps etcalmer son sang qui coulait tropvite, son cœur qui battait trop fort.

    «Très bien, voilà que les heuresme sont littéralement comptées etque j'accorde de l'importance auxcommentaires de gens que jen'avais jamais vus et que je neverrai bientôt plus. Je souffre, jem'irrite, je veux attaquer et medéfendre. Pourquoi perdre du temps

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  • à cela ?»

    Mais la réalité, c'est qu'ellegâchait effectivement le peu detemps qui lui restait à lutter pour setailler un petit territoire dans cetteétrange communauté où vousdeviez résister si vous ne vouliezpas que les autres vous imposentleurs règles.

    «Ce n'est pas possible. Je n'aijamais été ainsi. Je ne me suisjamais battue pour des sottises.»Elle s'arrêta au milieu du parc gelé.Justement parce qu'elle pensait quetout était sottise, elle avait fini paraccepter ce que la vie lui avait

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  • naturellement imposé. Adolescente,elle pensait qu'il était trop tôt pourchoisir; jeune fille, elle s'étaitpersuadée qu'il était trop tard pourchanger.

    Et à quoi avait-elle dépensé touteson énergie, jusqu'à présent? À faireen sorte que rien ne change dans savie. Elle avait sacrifié nombre de sesdésirs afin que ses parentscontinuent de l'aimer comme ilsl'aimaient quand elle était enfant,même si elle savait que le véritableamour se modifie avec le temps,grandit, et découvre de nouvellesmanières de s'exprimer. Un jour oùelle avait entendu sa mère, en

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  • larmes, lui avouer que son mariageétait fichu, Veronika était alléetrouver son père, elle avait pleuré,menacé, et lui avait finalementarraché la promesse qu'il nequitterait pas la maison - sansimaginer qu'ils devraient le payertrès cher tous les deux.

    Quand elle avait décidé de trouverun emploi, elle avait refusé uneproposition séduisante dans uneentreprise qui venait de s'installerdans son pays tout récemment créé,pour accepter un travail à labibliothèque publique, où le revenuétait faible mais assuré. Elle allaittravailler tous les jours à la même

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  • heure, laissait entendre clairementà ses supérieurs qu'ils ne devaientpas voir en elle une menace ; elleétait satisfaite, elle n'avait pasl'intention de batailler pour unepromotion : tout ce qu'elle désirait,c'était son salaire à la fin du mois.

    Elle avait loué une chambre aucouvent parce que les religieusesexigeaient que toutes les locatairesrentrent à une certaine heure etqu'elles fermaient la porte d'entréeà clef après : celle qui restait dehorsdevrait dormir dans la rue. Ainsi,elle avait toujours une véritableexcuse à donner à ses petits amispour ne pas être obligée de passer la

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  • nuit dans des hôtels ou des litsétrangers.

    Quand elle rêvait de se marier,elle s'imaginait dans un petit chaletdans les environs de Ljubljana, avecun homme très différent de sonpère, qui gagnerait assez d'argentpour subvenir aux besoins de safamille et se satisferait de vivre avecelle au coin du feu, en contemplantles montagnes enneigées.

    Elle avait appris à donner auxhommes une quantité précise deplaisir - ni plus, ni moins, juste le

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  • nécessaire. Elle n'éprouvait deressentiment envers personne, carcela aurait impliqué de réagir, decombattre un ennemi, et d'ensupporter ensuite les conséquencesimprévisibles, la vengeance parexemple.

    Quand elle eut enfin obtenupresque tout ce qu'elle désirait dansla vie, Veronika était arrivée à laconclusion que son existencen'avait pas de sens, parce que tousles jours se ressemblaient. Et elleavait décidé de mourir.

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  • Veronika rentra à l'intérieur et sedirigea vers le groupe réuni dans uncoin du salon. Les gens bavardaientavec animation, mais à sonapproche ils firent silence.

    Elle alla droit jusqu'à l'homme leplus âgé, qui semblait être le chef,et avant qu'on ait pu la retenir, ellele frappa au visage d'une claqueretentissante.

    «Vous allez réagir ? demanda-t-elle, assez fort pour être entenduede tous les occupants du salon.Vous allez faire quelque chose ?

    — Non.» L'homme se passa la

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  • main sur le visage. Un mince filetde sang coula de son nez. «Tu nenous perturberas pas trèslongtemps.»

    Elle quitta le salon et se rendit àl'infirmerie d'un air triomphant.Elle venait de commettre un gestequ'elle n'avait jamais commisauparavant.

    Trois jours s'étaient écoulésdepuis l'incident avec le groupe queZedka appelait la Fraternité.Veronika regrettait d'avoir giflél'homme - non qu'elle redoutât sa

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  • réaction, mais parce que, en raisonde ce geste nouveau, elle risquait dese convaincre que la vie en valait lapeine, et ce serait une souffranceinutile puisqu'il lui faudrait detoute façon quitter ce monde.

    Elle n'eut d'autre issue que des'éloigner de tout et de tous, et des'efforcer par tous les moyensd'obéir aux codes et aux règlementsde Villete. Elle s'adapta à la routineimposée par la maison de santé :réveil matinal, petit déjeuner,promenade dans le parc, déjeuner,salon, nouvelle promenade, souper,télévision et au lit.

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  • Avant le coucher, une infirmièrevenait toujours faire sa tournée dedistribution de médicaments.Toutes les autres patientesprenaient des comprimés, Veronikaétait la seule à qui l'on faisait unepiqûre. Elle ne protesta jamais ; ellevoulut seulement savoir pourquoion lui donnait autant de calmants,elle qui n'avait jamais eu deproblèmes pour dormir. On luiexpliqua que la piqûre ne contenaitpas un somnifère, mais un remèdepour son cœur.

    Ainsi, obéissant à la routine, lesjournées à l'hospice commencèrentà se ressembler. Et à passer plus

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  • vite : encore deux ou trois jours, etelle n'aurait plus à se brosser lesdents ou à se coiffer. Veronikasentait que son cœur s'affaiblissaitrapidement : elle avait desdifficultés à reprendre son souffle,elle sentait des douleurs dans lapoitrine, elle avait perdu l'appétit, etelle était étourdie chaque foisqu'elle faisait un effort.

    Après l'incident avec la Fraternité,elle en était venue à se dire parfois :«Si j'avais eu le choix, si j'avaiscompris plus tôt que mes journéesse ressemblaient parce que tel étaitmon désir, peut-être...»

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  • Mais la conclusion était toujoursla même : «Il n'y a pas de peut-être,parce qu'il n'y a aucun choix.» Et,puisque tout était déterminé, elleretrouvait la paix.

    Au cours de cette période, ellenoua avec Zedka une relation (pasune amitié, parce que l'amitié exigeune longue fréquentation, et quec'était impossible). Elles jouaientaux cartes - cela aide le temps àpasser plus vite - et parfois, elles sepromenaient ensemble, en silence,dans le parc.

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  • Ce matin-là, peu après le petitdéjeuner, tous sortirent pour le«bain de soleil», ainsi que l'exigeaitle règlement. Mais un infirmier priaZedka de retourner à l'infirmeriecar c'était le jour du «traitement» .

    «De quel " traitement " s'agit-il ?demanda Veronika, qui prenait lecafé avec elle et avait entendu cesparoles.

    — C'est une ancienne méthode,utilisée dans les années 60, mais lesmédecins pensent qu'elle peutaccélérer la guérison. Tu veux voir ?

    — Tu m'as dit que tu souffrais de

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  • dépression. Ne te suffit-il pas deprendre un médicament pour queton organisme produise cettesubstance qui te manque ?

    — Tu veux voir ?» insista Zedka.

    Voilà qui changerait de la routine,pensa Veronika. Elle allait découvrirquelque chose de neuf, alors qu'ellen'avait plus besoin d'apprendre quoique soit, si ce n'est la patience. Maissa curiosité l'emporta et elleacquiesça.

    «Ce n'est pas un spectacle,protesta l'infirmier.

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  • — Elle va mourir. Elle n'a rienvécu. Laissez-la venir avec nous.»

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  • Veronika vit la femme se laisserattacher sur le lit, le sourire auxlèvres.

    «Expliquez-lui ce qui se passe,demanda Zedka à l'infirmier. Sinon,elle va être effrayée.»

    Il se retourna et lui montra uneseringue. Il avait l'air ravi d'êtretraité comme un médecin chargéd'indiquer aux stagiaires lesméthodes et les traitementsadéquats.

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  • «Cette seringue contient une dosed'insuline, dit-il en donnant à sespropos un ton grave et technique.Les diabétiques l'utilisent pourcombattre l'excès de sucre dans lesang. Cependant, quand la dose estbeaucoup plus élevée, la chute dutaux de sucre provoque l'état decoma.»

    Il donna un léger coup sur laseringue, en chassa l'air, et piquaZedka dans la veine du pied droit.

    «C'est ce qui va se produiremaintenant. Elle va tomber dans uncoma provoqué. N'ayez pas peur sison regard devient vitreux et ne

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  • comptez pas qu'elle vousreconnaisse tant qu'elle sera sousl'effet de la médication.

    — C'est horrible, c'est inhumain !Les gens luttent pour sortir ducoma, pas pour y tomber !

    — Les gens luttent pour vivre, paspour se suicider», rétorqual'infirmier, sans que Veronikarelevât la provocation. «Et l'état decoma permet à l'organisme de sereposer; ses fonctions sont alorsréduites de façon drastique et latension disparaît.»

    Tout en parlant, il injectait le

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  • liquide, et les yeux de Zedkaperdaient peu à peu leur éclat.

    «Ne t'en fais pas, lui dit Veronika.Tu es absolument normale,l'histoire du roi que tu m'asracontée...

    — Ne perdez pas votre temps. Ellene peut plus vous entendre.»

    La femme allongée sur le lit, quisemblait quelques minutesauparavant lucide et pleine de vie,avait maintenant les yeux dans levague, et un liquide écumeuxsortait de sa bouche.

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  • «Qu'avez-vous fait ? cria Veronikaà l'infirmier.

    — Mon métier.»

    Veronika appela Zedka, se mit àhurler, à menacer de prévenir lapolice, la presse, les associations dedéfense des droits de l'homme.

    «Restez tranquille. Même dansun asile, il faut respecter certainesrègles.»

    Elle comprit que l'homme parlaitsérieusement et elle eut peur. Maiscomme elle n'avait plus rien àperdre, elle continua à hurler.

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  • www.

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  • De l'endroit où elle se trouvait,Zedka pouvait voir l'infirmerie :tous les lits étaient vides, sauf un,sur lequel reposait son corpsattaché, qu'une jeune fille regardaitd'un air épouvanté. Celle-ci ignoraitque les fonctions biologiques de lapatiente allongée fonctionnaientparfaitement, que son âme flottaitdans l'espace, touchant presque leplafond, et connaissait une paixprofonde.

    Zedka faisait un voyage astral —

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  • une expérience qu'elle avaitdécouverte avec surprise quand elleavait reçu son premier chocinsulinique. Elle n'en avait parlé àpersonne. Elle était internée danscet hospice pour soigner unedépression, et elle avait bienl'intention de le quitter pourtoujours dès que sa santé le luipermettrait. Si elle se mettait àraconter qu'elle était sortie de soncorps, on penserait qu'elle était plusfolle encore qu'à son arrivée àVillete. Néanmoins, après avoirretrouvé ses esprits, elle s'était miseà lire tout ce qu'elle trouvait sur cesdeux sujets : le choc insulinique et

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  • l'étrange sensation de flotter dansl'espace.

    Il n'y avait pas grand-choseconcernant le traitement : appliquépour la première fois aux environsde 1930, il avait été complètementbanni des hôpitaux psychiatriquesparce qu'il risquait de causer auxpatients des dommagesirréversibles. Une fois, durant uneséance de choc, son corps astralavait visité le bureau du Dr Igorprécisément au moment où celui-ciabordait la question avec certainsdes patrons de l'asile. «Cetraitement est un crime ! disait-il. -Mais il est moins onéreux et plus

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  • rapide ! avait rétorqué un desactionnaires. D'ailleurs, quis'intéresse aux droits du fou ?Personne ne portera plainte !»

    Et pourtant, certains médecinsconsidéraient encore cette méthodecomme un moyen rapide de traiterla dépression. Zedka avait cherché,et demandé à emprunter, toutessortes de textes traitant du chocinsulinique, surtout des récits depatients qui l'avaient subi.L'histoire était toujours la même :des horreurs et encore des horreurs,mais aucun d'eux n'avait connu uneexpérience ressemblant de près oude loin à ce qu'elle vivait alors.

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  • Elle en avait conclu — avec raison— qu'il n'y avait aucune relationentre l'insuline et la sensation quesa conscience sortait de son corps.Bien au contraire, ce genre detraitement avait tendance àdiminuer les facultés mentales dupatient.

    Elle entreprit donc des recherchessur l'existence de l'âme, parcourutquelques ouvrages d'occultisme,puis, un jour, elle découvrit uneabondante littérature qui décrivaitexactement ce qu'elle était en trainde vivre : cela s'appelait le «voyageastral», et beaucoup de gens enavaient fait l'expérience. Certains

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  • avaient décidé de décrire leurssensations, d'autres étaient mêmeparvenus à développer destechniques permettant deprovoquer cet état particulier.Zedka connaissait maintenant cestechniques par cœur, et elle lesutilisait toutes les nuits pour serendre où elle voulait.

    Les récits de ces expériences et deces visions variaient, mais tousévoquaient le bruit étrange etirritant qui précède la séparation ducorps et de l'esprit, suivi d'un chocet d'une rapide perte de conscience,et bientôt la paix et la joie de flotterdans l'air, retenu à son corps par un

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  • cordon argenté. Un cordon quipouvait s'étendre à l'infini, mêmes'il courait des légendes (dans leslivres, bien entendu) selonlesquelles la personne mourrait sielle laissait ce fil d'argent serompre. Mais son expérience avaitmontré à Zedka qu'elle pouvait alleraussi loin qu'elle le désirait, et quele cordon ne cassait jamais. D'unemanière générale, les livres luiavaient été très utiles pour profiterau maximum du voyage astral. Elleavait appris, par exemple, quelorsqu'elle voulait se déplacer d'unendroit à l'autre, elle n'avait qu'àdésirer se projeter dans l'espace en

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  • se représentant l'endroit où ellevoulait se rendre. Contrairement audéplacement d'un avion - quiparcourt une certaine distance entreson point de départ et son pointd'arrivée -, le voyage astral passaitpar de mystérieux tunnels. Onimaginait donc un endroit, onentrait dans ce tunnel à une vitesseextraordinaire, et le lieu désiréapparaissait.

    C'est aussi grâce à ses lecturesque Zedka avait cessé de craindreles créatures de l'espace.Aujourd'hui il n'y avait personnedans l'infirmerie, mais à sonpremier voyage, elle avait rencontré

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  • des êtres qui la regardaient ets'amusaient de son air étonné.

    Sa première réaction avait été depenser que c'étaient des morts, desfantômes qui habitaient l'endroit.Plus tard, elle se rendit compte que,même si certains espritsdésincarnés erraient dans les lieux,il y avait parmi eux beaucoup degens aussi vivants qu'elle, quiavaient développé la technique duvoyage astral ou n'avaient pasconscience de ce qui se passait,parce que, quelque part ici-bas, ilsdormaient profondément tandisque leur esprit errait librement depar le monde.

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  • Aujourd'hui, Zedka avait décidéde se promener dans Villete. C'étaitson dernier voyage astral provoquépar l'insuline, car elle venait devisiter le bureau du Dr Igor et elleava