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    HENRI VERNES

    BOB MORANE LES COMPAGNONS DE DAMBALLAH

    POCKET MARABOUT

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    Chapitre I

    Dposant son sac au sommet de la petite minence dominant la route quil venait de quitter, Bob Morane sallongea plat ventre sur lherbe et, appuy sur un coude, le menton au creux de la main, contempla le merveilleux paysage hatien stendant devant lui. Paysage de montagnes sauvages se chevauchant comme les vagues dune mer dmonte et sur lesquelles le soleil couchant jetait des reflets de cuivre fondu. Par endroit, on apercevait la tache sanglante pose parmi le vert de la vgtation par un bosquet de flamboyants ou de poinsettias en fleurs. En dautres endroits, des zones dboises et peles stendaient comme des taches de lpre.

    Ce ntait pas la premire fois que Bob Morane visitait laccueillante et riante rpublique dHati, o il comptait de nombreux amis. Dj, il y avait dbarqu lors de plus ou moins longues escales et, chaque fois, il avait t de la mme faon charm par le caractre ferique de ce pays perdu en plein centre de la mer des Carabes et o, assez paradoxalement, rgnait encore toute la vieille magie africaine importe jadis par les esclaves noirs venus des ctes de Guine bord des vaisseaux ngriers ; magie faite de rites tranges, aux dieux la fois barbares et touchants, la musique envotante o les tam-tams taient roi. Telle tait la prdilection de Morane pour la petite rpublique noire que, cette fois, jouissant dun peu plus de temps, il avait dcid de visiter le pays dans ses moindres dtails. Une chose le chagrinait un peu, ctait que, un an plus tt, une junte militaire commande par un certain gnral David Prospero, avait pris le pouvoir pour, pitinant les institutions dmocratiques chres au peuple hatien, instituer une vritable dictature qui faisait prvaloir lunique volont de Prospero. Morane naimait pas les dictateurs, surtout ceux qui, comme ledit Prospero, ne se maintiennent au pouvoir que par la

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    terreur. Mais il savait cependant que, en sa qualit dtranger, il ne risquait pas dencourir de svices.

    peine dbarqu Port-au-Prince, il stait aussitt dirig pied vers le nord, dans le but datteindre, par petites tapes et en suivant des chemins peu frquents, la vieille cit du Cap Hatien, do il comptait gagner ensuite lle de la Tortue, ancien repaire des flibustiers franais.

    En cette fin daprs-midi, la proximit dune rivire aux eaux claires et poissonneuses qui, non loin de la route, formait un petit lac, avait incit le voyageur sarrter plus tt que de coutume afin dtablir son camp pour la nuit. Se mfiant des pluies torrentielles qui, sous les tropiques, peuvent changer en quelques minutes un bas-fond en tang, Bob stait hiss sur ce petit tertre o il se trouvait prsent tendu, face aux montagnes dsertes, sous un ciel dun bleu de cobalt stri dor.

    Se redressant, Morane descendit lentement vers le petit lac et tirant son couteau, choisit une fine branche darbre, longue dun mtre cinquante environ et bien droite, quil coupa et appointa avec soin. Quand il eut termin, il se dshabilla et emportant la baguette quil venait de tailler, se laissa glisser silencieusement leau pour, nageant la brasse, gagner un rocher situ au milieu du lac et sur lequel il se hissa et demeura accroupi, les pieds baignant dans londe. Bob avait vcu longtemps parmi les Indiens sauvages dAmrique du Sud, qui lavaient initi au secret de la pche au harpon et, un quart dheure plus tard, son bton pointu avait embroch trois poissons ressemblant des truites et qui, aussitt achevs, allaient constituer un dlectable repas du soir.

    Regagnant le sommet du tertre, Morane entreprit alors dinstaller son bivouac. Un petit feu fut allum entre quelques pierres et les truites mises cuire sur ce foyer improvis. Quand elles furent point, le voyageur neut plus qu se restaurer, ajoutant aux poissons un morceau de pain tir de son sac et quelques fruits achets dans la journe des paysans, le tout arros de leau claire de la rivire.

    Ce repas frugal mais sain termin, Bob gonfla son matelas pneumatique et sy tendit sur son sac de couchage, regardant lnorme boule de feu du soleil descendre rapidement au-dessus

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    des montagnes dont les sommets semblaient maintenant clabousss de sang. Quand lastre du jour eut compltement disparu et que les ombres de la nuit eussent commenc envahir le ciel, Morane se retourna sur le dos et, demeurant allong tout habill sur le sac de couchage, regarda les toiles sallumer une une au-dessus de sa tte, nommant chaque constellation au fur et mesure quelle apparaissait et inspectant le large visage dargent de la pleine lune dont la lumire crue et blafarde baignait maintenant toutes choses.

    ***

    Morane naurait pu dire depuis combien de temps il se

    trouvait ainsi face la nuit nouvellement tombe, quand un bruit simposa dans le silence nocturne. Ctait un ronronnement continu qui allait sans cesse en se rapprochant.

    Une voiture automobile , pensa Bob. Se retournant sur le ventre, il regarda en direction de la

    route et vit la voiture qui, ses phares allums, se rapprochait rapidement. Elle passa sous lui et il put se rendre compte quil sagissait dune puissante machine amricaine. Elle allait atteindre le premier tournant de la route quand elle ralentit et sarrta doucement. Un homme de haute taille mais mince en descendit, souleva le capot et, sclairant laide dune torche lectrique, regarda en dessous et se mit fourrager dans le moteur. Ses recherches durent tre infructueuses, car au bout dun moment, quand il pntra nouveau lintrieur du vhicule pour tenter de le mettre en marche, seul le dmarreur vrombit, mais le moteur refusa de tourner. Alors, le conducteur reprit ses recherches qui durent tre nouveau infructueuses, car il finit par se redresser au bout de cinq six minutes, et un mouvement de dcouragement, presque de colre, lui chappa.

    Ma pas lair trs cal en mcanique, murmura Morane. Il se leva, descendit le long de la pente le sparant de la route

    et marcha vers la voiture. Le bruit de ses pas fit se retourner soudain le conducteur, qui braqua sa lampe dans la direction du nouveau venu en demandant dune voix o perait une pointe dangoisse :

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    Quest-ce que cest ? Qui est l ? Bob mit la main en visire devant ses yeux pour protger

    ceux-ci contre la morsure de la lumire. L, dit-il, nayez pas peur. Je ne vous veux pas de mal mais

    seulement vous aider Le conducteur de la voiture dut tre satisfait de son

    inspection car la lampe sabaissa et, la lueur de la lune, Morane se rendit compte tre en prsence dun jeune multre vtu avec lgance et qui, assurment, navait pas encore atteint sa majorit. Un Hatien au teint relativement clair et dont la mise et laisance indiquaient une situation sociale privilgie.

    Si je ne mabuse, dit encore Morane, vous avez des ennuis avec votre moulin

    Le Hatien eut un geste vague. Je ny comprends rien, dit-il avec cet accent un peu

    chantant des Antillais. Cette voiture est parfaitement entretenue, et voil quelle me lche ainsi en pleine nuit et en pleine campagne, l o il ny a pas la moindre maison plusieurs kilomtres la ronde. Mais laissez-moi me prsenter. Je mappelle Grard Napolon

    Morane ne broncha pas lnonc de ce nom pour le moins trange. Il connaissait bien Hati et nignorait pas que, jadis, les esclaves, aprs avoir secou le joug de leurs matres franais, avaient souvent pris les noms des grands hommes de lHistoire. Un tel stait appel Jules Csar, un autre Auguste Alexandre, un autre encore Hannibal. cette poque, toute une noblesse de fantaisie tait mme ne. Il y avait eu le marquis de Trou-Bonbon, le duc de Marmelade, des comtes et des comtesses de Limonade, de Mirebalais, dOuananynthe ou de Hyacinthe du Borgne.

    Sans stonner donc du nom de son interlocuteur, nom qui datait assurment du dbut du XIXe sicle, Morane sinclina et, tendant la main au jeune homme, se prsenta son tour.

    Je mappelle Robert Morane et je visite Hati en touriste. En outre, je my connais en moteurs et, si je puis vous dpanner, je le ferais avec plaisir

    Grard Napolon puisquil se nommait ainsi tendait Morane la torche lectrique en disant :

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    Je suis ravi daccepter votre aide, monsieur Morane. Contrairement vous, jignore tout de la mcanique et jai bien peur dtre immobilis ici pour longtemps.

    En parlant, le jeune homme tendait la torche lectrique Morane qui sen saisit pour, sapprochant de la voiture, se pencher sur le moteur. Au bout de quelques minutes de recherches, il eut dcouvert ce qui clochait.

    Un fil dnud et qui fait court-circuit, tout simplement, dit-il en se redressant. Un peu de toile isolante, et cela sera remis en tat en un tournemain. Une chose que je dois vous signaler, cest que ce fil semble avoir t dnud intentionnellement. Connaissez-vous quelquun qui aurait pu vous jouer ce mauvais tour ?

    Le jeune multre sursauta. Sans doute mon chauffeur, qui vient de mabandonner

    sans crier gare, expliqua-t-il. Cest un tre vindicatif, capable de toutes les sclratesses

    Il sinterrompit un instant, puis dit encore : Nous trouverons de la toile isolante dans la trousse

    outils qui est enferme dans le coffre Il en fut comme il lavait dit, et il semblait que Grard

    Napolon ne trouvait pas utile dattacher plus dimportance lincident quand Morane qui, pench sur le moteur, effectuait la rparation, lentendit murmurer entre ses dents, en patois crole, que le Franais comprenait un peu :

    Le fou ! Oser sattaquer ainsi ouvertement aux Compagnons de Damballah ! Il risque de payer cher sa tratrise

    Bob fit mine de ne pas avoir entendu. Il savait que Damballah tait le fameux dieu-couleuvre du Vaudou. Mais qui taient ces Compagnons de Damballah ? Peut-tre sagissait-il de quelque socit secrte comme il en existerait plusieurs en Hati les Vinbrindingues, les Zobops, les Macandas et dont on ne parle quavec un respect mlang de frayeur.

    La rparation termine, Morane se redressa, quand une voix venant de la voiture interrogea :

    Pourrons-nous repartir, Grard ?

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    La question tait pose par un troisime personnage qui, durant tout ce temps, tait demeur dans lombre, sur les coussins arrire de lauto, et que Morane navait pas remarqu tout dabord.

    Je le crois, cousin, rpondit linterpell. Avant de nous quitter dans les circonstances que vous savez, ce mauvais sujet de Julius a pris le temps de saboter notre moteur. Heureusement, ce sympathique gentleman sest trouv point nomm pour nous aider

    Jai termin, dit Morane. Je crois que vous pouvez essayer de faire tourner le moulin prsent

    Avant, fit Grard Napolon, laissez-moi vous prsenter le cousin de mon pre, le colonel Mauricius. Veuillez lexcuser de ne pas mettre pied terre, mais il a les jambes paralyses

    Une main paisse et molle sortit par la fentre la vitre baisse de la portire arrire. Morane la serra tandis que la voix de tout lheure disait :

    Merci dtre venu notre secours, monsieur. Grard na jamais, entre autres choses, t trs dou pour la mcanique

    La voix ntait gure sympathique Morane et le entre autres choses ne fut pas pour corriger cette impression. Il tenta de percer les tnbres de la voiture, mais tout ce quil aperut fut une paire de lunettes cercles dor qui semblaient suspendues dans lombre.

    Napolon stait install au volant et avait actionn le dmarreur. Aussitt le moteur se mit tourner rgulirement.

    Merci encore de votre aide, dit le jeune homme ladresse du Franais. Sans vous, nous restions en carafe toute la nuit sur cette route, car il ne passe pas beaucoup de voitures dans les parages.

    Bah ! fit Morane, il est inutile de parler de cela. Un petit bout de toile isolante et le tour tait jou

    Nempche quil fallait tre capable de dcouvrir la panne. Mais jy pense, vous vous rendiez au Cap Hatien sans doute ?

    Bob Morane eut un signe de tte affirmatif. Je me rends en effet au Cap Hatien pied, venant de

    Port-au-Prince par des chemins dtourns afin dadmirer mon

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    aise ce merveilleux pays. Je mapprtais dormir la belle toile quand cette panne vous a immobilis

    Jhabite moi-mme une vaste proprit situe proximit du Cap, expliqua le jeune homme. Pourquoi ne profiteriez-vous pas de ma voiture ? Vous nous avez dpanns avec tant de grce

    Bob hsita puis, finalement, il se laissa tenter. Jaccepte votre offre, dit-il. Je comptais dormir en plein

    air, mais ce nest pas la premire fois que cela marrive, et ce ne sera pas la dernire

    Il alla runir son maigre bagage et enferma son sac dans la malle arrire de la voiture. Ensuite, il grimpa ct de Grard Napolon et lauto dmarra. Elle roulait depuis dix minutes peine quand le chauffeur donna des signes vidents de lassitude. Parfois, sa tte se penchait de ct, et il devait visiblement faire effort pour demeurer veill.

    Vous me semblez fatigu, dit Morane. Si vous vous endormiez, nous risquerions daller voir, bien malgr nous, ce qui se passe au fond du ravin. Rien nest plus tratre que ces routes en lacets

    Le conducteur sourit. Vous avez raison, reconnut-il. Je tombe de fatigue, car je

    roule sans marrter depuis Port-au-Prince. Vous me rendriez service en prenant le volant.

    Jallais justement vous le proposer, fit Morane. Personnellement, je suis aussi veill que si je venais davaler cinquante litres de caf fort dune seule lampe. En outre, jaime conduire

    Grard Napolon arrta le vhicule et les deux hommes changrent de place. Une minute plus tard, pilote par Morane, lauto filait nouveau le long de la route sinueuse qui, sous la clart de la lune, brillait tel un gigantesque serpent dargent tentant denserrer les montagnes entre ses anneaux capricieux.

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    Chapitre II

    Morane au volant, la voiture filait maintenant belle allure le long de la route en lacets. chaque tournant, les pinceaux lumineux de ses phares balayaient la campagne et, parfois, le rouge dun bouquet de poinsettias, brusquement rvl, clatait la faon dune grenade. ct de Bob, Grard Napolon sommeillait enfonc dans lencoignure de la portire et, derrire, lhomme aux lunettes cercles dor ne donnait nul signe de vie.

    Quand Morane y rflchissait bien, sa rencontre avec ses deux compagnons du moment ne laissait pas de lui paratre trange. Il y avait non seulement cette panne provoque par un chauffeur vindicatif, mais Bob se demandait en outre pourquoi, si Grard Napolon se rendait de Port-au-Prince au Cap Hatien, il navait pas suivi la route directe au lieu demprunter cette voie secondaire qui serpentait capricieusement travers tout le nord du pays et reliait des villages isols, habits presque uniquement par des paysans pauvres et superstitieux ? Haussant les paules, Bob tenta de penser autre chose. Aprs tout, les affaires de Grard Napolon et du colonel Mauricius ne le regardaient pas et, si ceux-ci avaient envie de prendre le chemin des coliers, quels que soient leurs buts, lui-mme navait pas sen proccuper.

    Soudain, aprs un coude, la route fila toute droite sur un assez long parcours. La lune brillait claire, comme il la dj t dit, et le ruban de ladite route se dtachait nettement avec, droite, le flanc sombre de la montagne et, gauche, les profondeurs du ravin demi combl par la vgtation tropicale. Au milieu de la ligne droite, des hommes taient en train dlever, laide de pierres, une barricade destine couper le chemin. Cette barricade, haute dun mtre environ, partait du flanc de la montagne pour gagner le ravin. De ce ct cependant

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    un espace demeurait encore libre, juste assez large pour laisser passer une voiture roulant trs faible allure.

    Eh ! Que se passe-t-il ? pensa Morane. On se croirait au 27 aot 16881, bien que, dans ce cas, cette voiture automobile soit un flagrant anachronisme

    Il avait lgrement ralenti et, tenant le volant de la main gauche, de lautre, il se mit secouer son voisin. Grard Napolon ouvrit les yeux pour interroger aussitt :

    Quy a-t-il ? Morane lui dsigna la barricade. On dirait que des mauvais plaisants veulent nous

    empcher de passer Le jeune multre avait vu. Il sursauta et murmura entre ses

    dents, en patois crole : Le maudit ! Je ne savais pas quil irait jusque-l.

    Dcidment, il en veut ma peau et il semble bien dcid me mettre hors de la course

    Sans tenter de comprendre le sens de ces paroles, Morane demanda :

    Que faisons-nous ? Arrtez la voiture, rpondit le Hatien. De toute faon,

    puisque nous ne pouvons passer, tout ce qui nous reste faire cest rebrousser chemin

    Bien sr, fit Morane, et pendant que nous effectuerons la manuvre, ces hommes l-bas, dont plusieurs me paraissent arms de fusils, nous tireront dessus. Non, je prfre essayer de forcer le passage

    Forcer le passage ? Vous tes fou ? Mais dj Bob ncoutait plus. Dirigeant lauto vers le ct

    gauche de la route, il la lana en direction de lespace demeur libre, entre la barricade et le ravin. Quand il y parvint, il freina pour sengager dans la brche et, aussitt aprs, acclra. Le flanc droit du vhicule racla la pierre et sa roue arrire gauche patina dans le ravin. Pendant un instant, on crut que la voiture allait basculer dans le ravin, mais il nen fut rien. Sous laction

    1 Premier jour de la Fronde contre Mazarin, appel Journe des Barricades.

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    de lacclrateur, elle parut se cabrer et, dans un violent crissement de pneus, bondit en avant. Derrire elle, des cris de rage se firent entendre et quelques coups de feu claqurent, mais dj lauto, lance maintenant fond, tait loin, et les balles se perdirent. Le premier tournant franchi, Morane se dtendit et se mit rire doucement.

    Heureusement que ces sacripants navaient pas achev leur barricade, dit-il. Sinon, le temps de faire virer lauto et ils nous canardaient leur aise. Bien sr, il nous restait une possibilit de nous en tirer, mais peut-tre lun de nous aurait-il reu du plomb dans laile. Enfin, nous sommes hors de danger maintenant, et cela seul importe

    Il y eut un long moment de silence puis Bob enchana, toujours ladresse de Grard Napolon.

    Pas dire, mon cher monsieur, mais voyager avec vous nest pas une sincure. Je passe sur cette panne provoque, car cela tenait seulement un petit bout de toile isolante. Pour ce quil en est de cette agression dont nous avons failli tre victimes, il en va tout autrement. Si je ntais pas n avec un volant entre les mains, nous avions toutes les chances dy rester

    Le jeune multre ne rpondit pas tout de suite. Il regardait droit devant lui, sans rien voir eut-on dit, et un tremblement nerveux agitait ses mchoires. Finalement, il se tourna vers Morane et dit dune voix quil sefforait de rendre calme :

    Vous savez, monsieur Morane, les Antilles, cela fait un peu partie de lAmrique Centrale, cest--dire dun monde qui peut vous paratre trange, vous Europen. Ici, les rivalits se soldent souvent de faon violente

    Le jeune homme se tut nouveau et, visiblement, il ne semblait pas dispos fournir dautres explications. Bob ninsista pas. Napolon possdait sans doute ses petits secrets, et ctait l son droit le plus strict.

    Durant une demi-heure, on roula encore sans quaucune nouvelle parole neut t change. Depuis que Morane tait mont bord de la voiture, le colonel Mauricius navait pas prononc un seul mot, mme pour manifester son moi lors du dramatique franchissement de la barricade, et Bob se

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    demandait sil ntait pas mort ou pour le moins vanoui. Cependant, comme Grard Napolon ne paraissait pas se proccuper davantage de son parent, Morane jugea inutile de sen inquiter lui-mme. Sans doute ce mutisme ttu tait-il dans les habitudes du colonel.

    Dans une demi-heure, fit Grard Napolon, nous atteindrons ma proprit. Naturellement, vous serez mon hte et demain matin, si vous le dsirez, je vous ferai conduire au Cap Hatien.

    ce moment lauto fit une lgre embarde, glissa lgrement de gauche droite, comme si elle eut roul sur un sol gel, puis, Morane ayant doucement pes sur les freins, elle simmobilisa.

    Mettant pied terre, Bob se rendit compte aussitt quun des pneus arrire tait plat. Cest alors que de petits objets brillants parsemant la route attirrent son attention. Il se baissa et saperut quil sagissait de clous tout neufs, qui semblaient avoir t sems intentionnellement. Deux clous identiques furent trouvs dans le pneu maintenant dgonfl. Grard Napolon avait lui aussi mis pied terre et fait les mmes constatations que le Franais. Cependant, il ne jugea pas utile de commenter lvnement et Morane, bien que de plus en plus intrigu, se contenta de dire :

    Je vais faire avancer la voiture en dehors de cette zone seme de clous. Ensuite, il ne nous restera plus qu changer la roue

    Il fut fait ainsi. Cependant, quand Morane alla ouvrir le coffre pour y prendre la roue de rechange, il saperut que celle-ci brillait par son absence.

    ***

    Quand, son tour, Grard Napolon stait rendu compte

    que la roue de secours manquait, un geste de colre lui avait chapp.

    Toujours ce chenapan de Julius, maugra-t-il en franais. Quand nous avons quitt le Cap Hatien, la roue de rechange se trouvait sa place, jen suis persuad. Avant de mabandonner

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    Port-au-Prince, Julius laura sans doute subtilise, la fois pour tenter de la revendre et empocher le bnfice, et aussi pour me jouer un mauvais tour Tout ce qui nous reste faire maintenant, cest rparer les crevaisons

    Mais, ils eurent beau chercher, ils ne trouvrent pas davantage le matriel ncessaire aux rparations, comme si ledit Julius avait, en mme temps que la roue de rechange, subtilis la trousse contenant colle et pices de caoutchouc.

    Dcidment, fit Morane, la guigne sen mle, et il est crit que je devrai passer cette nuit la belle toile

    Le jeune multre dsigna une lumire qui brillait peu de distance, non loin du bord de la route.

    Des amis moi ont l leur maison de campagne, expliqua-t-il. Nous y trouverons du secours et, peut-tre la roue dont nous avons besoin. Si vous voulez maccompagner

    Morane acquiesa et, aprs que Grard Napolon eut parlement avec le colonel Mauricius pour engager ce dernier la patience, tous deux se dirigrent vers la lumire. Tout en marchant, Bob stonna de la nervosit que montrait son compagnon. Celui-ci regardait sans cesse autour de lui, comme sil sattendait chaque instant tre assailli, et il tenait continuellement la main droite enfonce dans la poche de sa veste. Si cette main avait serr une arme quelconque, Morane nen aurait pas t autrement surpris.

    Les deux hommes atteignirent nanmoins sans encombre la maison o brillaient les lumires. Ctait une grande villa de style pseudo espagnol et au perron garni de hauts vases de terre vernie. Grard Napolon actionna un heurtoir de bronze et, quelques secondes plus tard, un pas retentit lintrieur de la maison puis une voix demanda travers la porte :

    Qui est l ? Cest moi, Grard Napolon, rpondit le jeune multre.

    Nous avons eu une panne de voiture, tout prs dici, et je viens vous demander aide

    La porte souvrit presque aussitt sur un personnage de haute taille, g dune cinquantaine dannes et dont les cheveux, dun blanc laiteux, tranchaient sur sa face couleur de

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    pain brl. Lhomme, qui portait une robe de chambre dintrieur en soie mauve, tenait un fusil de chasse la main.

    Entrez donc, Grard, dit-il dune voix amne. Vous tes le bienvenu, et aussi votre compagnon

    Comme Morane avait le regard fix sur le fusil de chasse, le gant aux cheveux blancs eut un petit sourire embarrass.

    Excusez mon arsenal, dclara-t-il, mais notre maison est un peu isole et on ne peut jamais connatre les intentions des gens qui errent la nuit sur nos routes

    Morane et Grard Napolon avaient pntr dans un large couloir et la porte stait referme derrire eux. Le jeune multre fit alors les prsentations et Bob sut que lhomme aux cheveux blancs se nommait Yacinthe de Saint-Germain et que ctait un gros commerant du Cap Hatien, ami depuis longtemps de la famille Napolon.

    Saint-Germain introduisit ses deux visiteurs dans un vaste salon aux meubles confortables et cossus, et Grard exposa aussitt les motifs de cette visite force. Hlas, les voyageurs jouaient de malchance car, le soir mme, le fils de monsieur de Saint-Germain avait gagn le Cap en voiture et ne devait rentrer que le lendemain matin. Il tait donc impossible demprunter une roue de rechange, ni dobtenir le matriel ncessaire aux rparations. Les trois passagers de lauto en panne devaient donc se rsoudre tre pour la nuit les htes de Saint-Germain. Aid par ce dernier, Morane et Grard Napolon allrent chercher le colonel Mauricius, que son infirmit empchait de se dplacer par ses propres moyens et quil fallut porter. Et, une demi-heure plus tard, les quatre hommes se trouvaient runis autour dune table bien garnie de victuailles succulentes et de vins fins.

    Au cours du dner une gne subsista, Grard Napolon et son hte se contentant dchanger des paroles banales. Quant au colonel Mauricius un gros homme au visage renfrogn et aux yeux fuyants derrire les lunettes cercles dor, il mangeait et buvait en goinfre, rpondant seulement par de brefs grognements aux questions quon lui posait. Visiblement, les trois Hatiens auraient aim converser leur aise, hors de la prsence de Morane. lissue du repas, au moment de se

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    prparer au sommeil, on se rappela que la villa ne comprenait quune seule chambre dami, qui devait tre occupe par le colonel Mauricius. Pour Morane et Grard Napolon, restait seul le grand divan du salon, trop troit pour recevoir deux hommes.

    Monsieur Napolon loccupera, dit Morane. Jai lhabitude de dormir en plein air, sous les toiles, dans la nuit silencieuse. Celle-ci est particulirement belle et jaimerais en jouir un peu, roul dans mon sac de couchage sur mon matelas pneumatique. Je my trouverai cent fois mieux que sur ce divan et mme dans un lit.

    Je vous comprends, dit Saint-Germain. Une nuit la belle toile nous rapproche de nos origines. Lhomme nest pas fait pour avoir un toit au-dessus de la tte et jaimerais avoir encore votre ge pour pouvoir jouir un peu de la vie en plein air

    Morane trouva que leur hte exagrait un peu. Il ntait g que de cinquante ans et paraissait bti chaux et sable. Ctait un athlte dans toute la force de lge et ses cheveux blancs ne changeaient rien la chose. Nanmoins, Bob possdait un esprit assez fin pour deviner que les trois Hatiens dsiraient demeurer seuls dans la maison, afin de parler de choses qui, sans doute, ne regardaient pas un tranger.

    Aprs avoir souhait une nuit paisible ses deux compagnons de voyage et Saint-Germain, Morane sortit donc de la maison, gagna la voiture o il rcupra son bagage et, grimpant flanc de colline, choisit un endroit bien plat o tendre matelas et sac de couchage, une vingtaine de mtres au-dessus de la route. Quand il fut install, il se glissa dans le sac et jeta un regard autour de lui. La nuit tait silencieuse et claire et Bob, aprs la soire mouvemente quil venait de vivre, neut aucune peine trouver un sommeil paisible.

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    Chapitre III

    La vie daventures avait confr Bob Morane une sorte de sixime sens qui, mme pendant son sommeil, lui permettait souvent davoir notion du danger. Cette nuit-l il y avait peut-tre une heure peine quil dormait, il fut rveill par la sensation de prsences humaines. Il ouvrit les yeux et regarda sous lui, pour apercevoir seulement la route dserte, claire giorno par le fanal de la lune. Un silence total rgnait. Seul, de temps en temps, trs loin dans la campagne, on percevait laboiement de quelque chien solitaire. Pourtant, Morane continuait avoir la sensation de prsences humaines dans les parages de la villa. Bientt, il eut la certitude de ne pas se tromper car, de lautre ct de la route, un bruit lger de branchages remus lui parvint. Tendant la main, Bob attira lui son sac de voyage et y fouillant silencieusement, en tira un pistolet automatique dans sa gaine et une petite trousse contenant plusieurs chargeurs de rechange. Fourrant la trousse dans une des poches de ses blue-jeans, il se glissa toujours silencieusement hors de son sac de couchage et, larme au poing, alla se rfugier derrire un bouquet de cactus o, tout en continuant surveiller la route, il attendit la suite des vnements.

    Sa patience ne devait pas tre mise bien longue preuve. Au bout de quelques secondes, les broussailles bougrent de lautre ct de la route et plusieurs hommes apparurent. Au nombre dune dizaine, ils taient arms de fusils et tous savancrent, demi courbs, en direction de la villa. Il sagissait dtres assez mal vtus, des multres pour la plupart, daprs ce que Morane pouvait en juger, et qui donnaient plus limpression de bandits que dhonntes gens. De toute faon, il ne pouvait sagir l de policiers.

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    Ou je me trompe fort, pensa Bob, ou il doit sagir des hommes qui nous ont tendu ce pige, tout lheure sur la route

    Le groupe se tenait maintenant en dessous de Morane, cest--dire peu de distance de la maison elle-mme. Le Franais stait allong sur le ventre et, entre les raquettes de lpais bosquet de cactus derrire lequel il se trouvait embusqu, il pouvait son aise et sans risquer dtre aperu, surveiller leurs agissements. Les nouveaux venus staient arrts au pied dun poteau tlphonique dress au bord de la route, et lun deux stait mis en devoir dy grimper. Bob comprit aussitt lintention de lhomme : couper les fils et priver ainsi la villa de tout contact avec lextrieur. M par une sorte de rflexe, il braqua son revolver, visa soigneusement et tira. La balle alla frapper le poteau une vingtaine de centimtres peine au-dessus de la tte du grimpeur, qui simmobilisa.

    Nessayez pas datteindre ces fils, cria Bob, sinon je vous abats

    Desserrant son treinte, lhomme se laissa glisser le long du poteau jusquau sol.

    Sans laisser le temps aux inconnus de se ressaisir, Morane cria encore :

    Jetez tous vos armes ! Les autres hsitrent et se tournrent lentement du ct do

    venait la voix. Bob vit le moment o ils allaient faire mine de tirer dans sa direction et o, pour se dfendre, il devrait alors lui-mme ouvrir le feu.

    Jetez tous vos armes, cria-t-il encore dune voix plus menaante, ou je vous abats lun aprs lautre

    Il y eut une nouvelle hsitation dans les rangs adverses. Cest alors quune des fentres de la villa souvrit et quune voix profonde, celle de Saint-Germain, retentit :

    Jetez vos armes, vous entendez, bande de sacripants, ou je vous change en passoire tous autant que vous tes

    Presque en mme temps, le fusil de chasse tonna, parpillant son plomb en une gerbe cinglante. Plusieurs des assaillants poussrent de petits cris de douleur, indiquant ainsi quils avaient t touchs. Tous jetrent alors leurs armes et, sans

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    insister, tournrent les talons, traversrent la route et disparurent parmi la vgtation, salus par une nouvelle dflagration du fusil de chasse.

    Silencieusement, Morane se mit rire. Bande de clampins, murmura-t-il sa seule intention.

    Cela arrive arm jusquaux dents et, au premier bruit de ptoire, plus personne. Envols comme des moineaux !

    Sans cesser de surveiller la route, Bob quitta labri des cactus et se mit descendre prcautionneusement en direction de la villa. Cependant, les agresseurs inconnus ne donnrent plus signe de vie.

    ***

    Maintenant, Morane, Grard Napolon et Saint-Germain se

    retrouvaient runis dans le salon de la villa. Le colonel Mauricius, retenu par son infirmit, tait demeur dans sa chambre et, lorsquon lui avait offert de le mener au rez-de-chausse, il avait oppos cette offre un refus bourru et mcontent.

    En dpit de la situation fausse dans laquelle les derniers vnements de la nuit les mettaient vis--vis de Morane, Napolon et Saint-Germain navaient pu faire sans remercier le Franais de son intervention.

    Sans vous, avait reconnu Saint-Germain, ces sacripants nous prenaient par surprise. Sils avaient russi sintroduire dans la villa, sans doute notre sort naurait-il pas t enviable

    Bob voulut protester. Comme si javais commis une action dclat, dit-il. Tout ce

    que jai fait, cest me rveiller au bon moment et tirer un coup de revolver. Pour le reste, monsieur de Saint-Germain, cest votre ptoire qui a dcid de tout. Rien de tel quune bonne charge de chevrotine pour faire rflchir les plus audacieux, et Dieu sait si nos agresseurs de ce soir tenaient davantage du lapin que du lion !

    Ne minimisez pas votre rle dans tout ceci, intervint Grard Napolon. Dj, plusieurs fois au cours de cette nuit, vous nous avez tirs daffaire, tout lheure sur la route et

  • 20

    prsent, et cela sans quon vous et rien demand. Au contraire, notre rle nous a d vous paratre louche et vous avez nanmoins eu le tact de ne pas poser la moindre question, alors que vous eussiez t en droit de le faire

    Morane eut un petit sourire narquois. Je ne sais si vous me connaissez de rputation, messieurs,

    mais la foudre sabat partout o je passe. Je suis un homme marqu, voyez-vous, et cela depuis ce jour o, au dbut de la guerre, je me suis lanc dans laventure pour combattre, en plein ciel, les ennemis de mon pays. Depuis, cela na plus cess. Le commandant Morane sest continuellement trouv sur la brche. Jen ai vu de toutes les couleurs, et les vnements de cette nuit ne mont paru que ples divertissements

    Nempche, dit encore Grard Napolon, que nos ennemis ne sont pas des plaisantins et que cela aurait pu mal finir. Voil pourquoi, puisque vous avez risqu votre vie avec nous, nous vous devons logiquement quelques explications

    Dun geste de la main, Bob interrompit son interlocuteur. Vous ne me devez rien du tout, fit-il. Jai devin depuis

    longtemps que vous aviez un secret, et un secret demande tre partag par le moins de gens possible. Jai lhabitude de juger les hommes et, bien que ne vous connaissant que depuis trs peu de temps, je sais que vous tes honnte et droit. Bientt nous nous quitterons et, plus jamais sans doute, nous nentendrons parler les uns des autres. Mieux vaut donc que vous gardiez votre secret. Nos chemins se sont croiss. Jai eu la chance de pouvoir vous aider de mon mieux. Tout est donc bien ainsi

    Ce sera comme vous le dsirez, commandant Morane, dit Grard Napolon en haussant la tte. Cest un grand honneur pour nous de vous avoir rencontr, et si vous aviez t citoyen de notre cher pays, nous aurions aim vous compter parmi les ntres.

    Morane sourit nouveau, mais doucement cette fois, presque tendrement.

    Ne suis-je pas des vtres ? dit-il. Puisque nous appartenons tous la grande nation des hommes

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    Il y eut un silence entre les trois interlocuteurs, comme si ceux-ci savouraient la dernire phrase du Franais, puis de Saint-Germain consulta sa montre.

    Deux heures de la nuit, constata-t-il. Il serait temps de dormir pour de bon maintenant. Demain matin, mon fils sera de retour et vous pourrez alors prendre la route une fois les rparations effectues votre voiture. Pour le moment, il est temps de dormir. Nous avons tous besoin de repos.

    Se tournant vers Morane, le colosse aux cheveux blancs dit encore :

    Je ne crois pas que nos agresseurs de cette nuit reviennent la charge, mais je pense cependant, commandant Morane, quil serait imprudent que vous dormiez dehors. Je propose donc que vous tendiez votre matelas pneumatique ici, dans le salon. Quand nous nous serons assurs que portes et fentres sont bien closes et barricades, vous jouirez, tout comme nous, dune scurit relative

    Jugeant senses les paroles de son hte, Morane ninsista pas. Il comptait camper la belle toile, mais les circonstances voulaient quil le ft sous un toit, tout comme cela se passait jadis quand, g de huit ou dix ans, il jouait la grande aventure dans le salon familial.

    ***

    Tout devait se passer comme lavait prdit monsieur de

    Saint-Germain. Le reste de la nuit avait t calme et, au matin, aprs le retour du fils de leur hte un sympathique jeune homme de lge de Grard Bob Morane, Napolon et le colonel Mauricius avaient pu reprendre la route.

    Cette fois, ctait le jeune multre qui tenait le volant. Au grand jour, dans la lumire violente du soleil, tout paraissait chang, et les motions de la nuit prcdente semblaient oublies. Sur la droite, au sommet dun haut piton, une construction massive, sorte de burg monstrueux, aux formes lmentaires, se dtacha sur ltendue brillante du ciel. Grard Napolon dsigna ldifice.

  • 22

    La forteresse du roi Christophe, dit-il. Lavez-vous dj visite, commandant Morane ?

    Bob avait secou la tte. Ce nest pas la premire fois que je viens en Hati,

    rpondit-il, mais jamais je nai eu loccasion de monter jusqu cette clbre forteresse. Je compte bien ne pas y manquer cette fois

    Grard Napolon fixa longuement la route devant lui, comme sil cherchait y lire la rponse une question quil se posait. Finalement, il sembla se dcider.

    Pourquoi nirions-nous pas visiter cette forteresse ensemble demain ? demanda-t-il. Mon horaire est trs charg, mais je puis vous consacrer quelques heures, vous qui mavez sauv la vie par deux fois cette nuit, ainsi quau colonel Mauricius. En attendant, vous seriez mon hte pour la journe Damballah

    Damballah ? interrogea Morane. Cest l le nom dun esprit vaudou

    Cest aussi celui de la proprit familiale. Vous y seriez donc mon hte et, demain, nous irons ensemble jeter un coup dil luvre monumentale de ce bon vieux roi Henri Christophe

    Morane hocha doucement la tte. Vous venez daffirmer que vous aviez un horaire trs

    charg. Je craindrais dabuser Mes amis nabusent jamais, commandant Morane. Et je

    crois, jusqu nouvel ordre, pouvoir vous compter parmi mes amis

    Le jusqu nouvel ordre navait pas chapp Bob, et il se demandait quel secret devait tre celui de son compagnon de rencontre pour quil prouvt tant de peine se dpartir de sa mfiance. Grard Napolon continuait parler cependant.

    Cest donc dcid, demain, nous irons visiter la forteresse ensemble. Mais voil Damballah et, en mme temps, la fin de notre voyage

    Une grande alle souvrait devant la voiture. Borde de hauts gommiers, elle menait une importante maison aux allures de chteau et quentourait un grand parc bien entretenu et cern

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    lui-mme par de vastes plantations montant lassaut des proches collines. Tel quel, Damballah semblait tre un petit paradis sur terre, et son possesseur devait tre un homme bien heureux. Alors, pourquoi Grard Napolon gardait-il, moins de vingt ans, cette expression tendue, un peu comme si une menace pesait sur lui, ou comme si une lourde responsabilit lcrasait ? Le jeune multre devait porter un redoutable secret, trop pesant pour ses paules et, malgr toute la discrtion dont il avait fait preuve jusquici, Bob sentait la curiosit le gagner.

    La voiture stait engage dans lalle. Quand elle en dboucha, la maison soffrit entirement aux regards de Morane, toute blanche avec ses balcons ouvrags, ses fines colonnades. Une chose cependant frappa dsagrablement le Franais, ctait ce mirador de planches mal quarries, qui semblait avoir pouss de faon incongrue, un peu comme un mauvais champignon, au sommet du grand toit, et do lon devait pouvoir embrasser tous les environs. Ce mirador dans la cabine duquel Bob crut distinguer un veilleur arm dune carabine.

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    Chapitre IV

    Pour, en partant de Damballah , atteindre la clbre forteresse du roi Christophe, il fallait tout dabord gagner en auto le palais Sans-Souci, ancienne rsidence de Christophe et pompeusement par du titre de Versailles hatien.

    Quand Bob y parvint le lendemain, en compagnie de Grard, il se rendit compte que le palais tait bien un Versailles, mais en ruines, o des escaliers monumentaux miraculeusement prservs, slevaient comme des rves de pierre. Des escaliers ne conduisant nulle part, vraiment comme dans les rves. Constitus de briques plates seulement poses les unes sur les autres sans aucun ciment, ces escaliers prsentent un vritable dfi architectural.

    Comment ne se sont-ils pas crouls ? expliqua le jeune multre, qui stait institu guide de son nouvel ami. Nul ne le sait. Comment, exposs toutes les intempries et laction destructrice des vgtaux, peuvent-ils encore, aprs un sicle et demi, tre gravis sans danger ? Mystre Des techniciens amricains seraient, dit-on, venus des tats-Unis pour en tudier la construction, mais jamais ils ne purent dcouvrir un secret que le btisseur a sans doute emport avec lui dans la tombe

    Malgr son tat de dlabrement, le palais tait encore par dune grandiose beaut. Au milieu de la cour, un buste de femme se dressait reprsentant lpouse de Christophe.

    Pendant longtemps, rapporta encore Grard Napolon, ce buste a gard sa beaut intacte, jusquau jour o un marin amricain, amateur sans doute de curios , lui brisa le nez dun coup de crosse de revolver, lui donnant ainsi le masque dune lpreuse

    Sur le socle de la statue mutile, Bob put encore relever quelques graffitis, noms de visiteurs, dates, tendant prouver que, sous toutes les latitudes, lhomme tient apposer sa griffe

  • 25

    sur les choses, peut-tre pour laisser sa trace, se consoler de son phmre prsence

    Poursuivant leur exploration du palais, les deux hommes sarrtrent un long moment dans une vaste salle sans plafond et dont deux murs seulement demeuraient debout.

    Cest dans cette salle, dit le jeune Hatien, que Christophe, devenu impotent et se voyant abandonn de tous, se tira une balle de revolver une balle dargent, ou mme dor rapporte la lgende dans la tte, mettant ainsi fin au rgne de celui qui, en mars 1811, stait fait proclamer pompeusement roi dHati sous le nom dHenri 1er

    Et Grard Napolon raconta Morane, lhistoire dHenri Christophe qui, n Grenade en 1767, avait t vendu comme esclave Saint-Domingue comme sappelait alors Hati o, plus tard, il se racheta pour servir dans larme franaise qui, sous le commandement du comte dEstaing, combattait pour lindpendance amricaine.

    Rentr Saint-Domingue au moment o Toussaint Louverture venait de lever ltendard de la rvolte qui devait dresser les esclaves africains contre leurs matres, Christophe prit une part active aux combats. Il sy distingua si bien quil ne tarda pas gravir rapidement tous les chelons de la hirarchie militaire, jusquau grade de gnral. Plus tard, nomm commandant de la garnison du Cap par Toussaint Louverture, il fit sa soumission au gnral Leclerc venu la tte de ses troupes pour rtablir lesclavage. Cependant, la suite de lenlvement de Toussaint Louverture par les Franais, Christophe se rvolta nouveau, pour gagner bientt le titre de gnral en chef des armes hatiennes.

    Quelques annes passrent et, aprs lassassinat de Dessaline, en 1806, Christophe se dressa contre Ption, lu prsident de la Rpublique, et le dfit plusieurs reprises sans cependant parvenir le vaincre de faon dfinitive. Install dans le nord de lle alors que Ption en tenait le sud, Christophe dcida de se faire couronner roi, et cest ainsi quen 1811 il commena son rgne sous le nom dHenri 1er.

    Les Franais navaient cependant pas renonc reconqurir leur riche colonie perdue. En 1814, devant la menace dune

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    invasion par les troupes de Louis XVIII, Christophe dclara que lindpendance dHati tait lgitime et quil se sentait rsolu la dfendre jusquau bout. Considrant quil ne pourrait vaincre larme franaise en rase campagne, il fit alors btir la clbre forteresse qui, de nos jours encore, porte son nom.

    Plus tard, aprs plusieurs annes dun rgne tyrannique mais au cours duquel, en mme temps qu sa propre grandeur, il ne cessa jamais de songer celle de son peuple, Henri 1er devait mettre fin ses jours en apprenant la dfection de ses plus fidles sujets.

    ***

    Du palais Sans-Souci, une seule voie permet daccder la

    forteresse elle-mme : un mauvais sentier de montagne quil faut gravir pied ou dos de mulet. Morane et Napolon avaient tout naturellement choisi les mulets et, quand il avait fallu louer ces animaux, Bob avait pu se rendre compte de la popularit dont jouissait son compagnon auprs des paysans, popularit qui semblait monter jusqu la ferveur, puisque, plusieurs reprises, des femmes allrent mme jusqu lui baiser les mains.

    Les mulets avaient men les deux voyageurs le long dune monte fort raide, encombre de rochers et borde de vgtations pineuses. Tout autour deux, le terrain se rvlait volcanique et, sans cesse, ils pouvaient dceler laffleurement des vieilles laves caches par lexubrance de la vgtation tropicale : fougres arborescentes, gommiers, arbres pain, balisiers, cactus cierges, nopals et poinsettias aux longs ptales sanglants. Les deux hommes avanaient, demi couchs sur le col de leurs montures, dans une chaleur de fournaise. Parfois, la fort disparaissait pour laisser place des paysages chaotiques, faits de blocs amoncels, de coules de pierre-ponce gristre. De gigantesques quartiers de granit, paillets de quartz et de mica, scintillaient au soleil comme des costumes de clowns.

    Et, soudain aprs environ une heure de chevauche, la monte se fit moins raide, mourut, et la forteresse se dressa devant les cavaliers. Sous le climat des tropiques, avec cette

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    vgtation luxuriante montant lassaut des murs, elle avait un petit aspect incongru qui enchanta Morane. Il se croyait transport au Moyen ge, au pied mme du castel dun baron sauvage et guerroyeur, vaguement enchanteur aussi, et il sattendait voir un groupe de chevaliers coiffs du heaume, lance en arrt, venir leur rencontre pour leur interdire lentre de la forteresse.

    Cependant, lillusion se dissipa vite. Jamais aucun chteau fort navait possd cette imposante majest. Vue du chemin, la forteresse, avec son norme tour angulaire, faisait songer plutt ltrave dun prodigieux cuirass. Face la montagne et au ciel immense, elle se dressait tel un dfi aux lments.

    De lintrieur, la citadelle semblait plus norme encore et Bob ralisa bientt quil aurait fallu assurment des journes entires pour lexplorer dans ses moindres recoins, parcourir chaque salle, sonder chaque oubliette, gravir son labyrinthe descaliers.

    Lors de la menace dinvasion franaise, rapporta Grard tandis que son compagnon et lui sengageaient sur les marches permettant daccder au sommet de ldifice, Henri 1er avait conu son plan de rsistance en deux phases. Pour commencer, il comptait combattre dans la valle. Ensuite, au cas o il se verrait forc de reculer, il aurait gagn la forteresse et sy serait retranch avec ses hommes. cette intention, il avait fait amnager dans les murs un rseau de canalisations et de bassins destins recueillir leau des pluies. Des caves provisions, dans lesquelles passaient des courants dair glacs, permettaient dy conserver la viande comme dans de modernes rfrigrateurs

    Bob devait bientt se rendre compte que, si Christophe avait song assurer la subsistance de ses troupes, il navait pas oubli pour autant la dfense des murs cyclopens. Partout en effet, le long des galeries, ou toujours fixs leurs meurtrires, on pouvait voir encore les normes canons que le roi noir y avait fait monter dos dhommes. Il y avait l des couleuvrines datant de lpoque de la Flibuste et qui, peut-tre, avaient t arrachs la voisine le de la Tortue, des pices franaises graves du clbre N napolonien et abandonnes sans

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    doute par Leclerc, dautres espagnoles ou anglaises reconnaissables aux armes de Sa Majest Catholique ou la devise Honni soit qui mal y pense . Au premier tage de la forteresse, auquel on accdait par une suite descaliers coups darches suintantes, une galerie circulaire portait encore sa batterie de pices sur leurs affts, et lintrieur de la grande tour angulaire se rvla ntre quune vaste soute encore pleine de boulets, dont beaucoup encore chargs. Selon Grard Napolon, il suffisait den jeter un dans le vide pour quil explose, prouvant ainsi la valeur des artificiers du roi Henri 1er.

    Le plan original de la citadelle prvoyait quatre tages. Trois seulement furent construits. Le troisime de ces tages, garni de canons dmantibuls comme tous les autres, tait couronn par une large terrasse, o Bob et son compagnon accdrent bientt et do lon pouvait embrasser toute la campagne jusqu la mer. Grard montra Bob le vide vertigineux sous leurs pieds puis, dun grand mouvement du bras, il balaya laire de la terrasse.

    Cest ici, dit-il, que, sil faut en croire la lgende, le roi Christophe aurait battu les Franais

    Les Franais ? stonna Morane. Ils sont donc parvenus envahir la forteresse ?

    Le Hatien secoua la tte. Pas du tout, fit-il. Avant denvoyer ses troupes au-del des

    mers, Louis XVIII aurait dpch un missaire Christophe pour tenter de le persuader de la vanit de toute rsistance. Le roi reut cet missaire dans son palais de Sans-Souci, et rapidement le Franais mit le monarque au courant des plans de Louis XVIII.

    Jamais, disait-il, votre petite arme ne pourra rsister aux puissantes troupes franaises appuyes par la marine. Mieux vaudrait faire votre soumission plutt que de risquer inutilement la dfaite.

    Pour toute rponse, Christophe sourit, et au lieu de faire fusiller son audacieux interlocuteur, il le mena la forteresse. L, il le fit monter sur la terrasse suprieure, lendroit o nous nous trouvons pour le moment, o une importante troupe de soldats attendait, range comme pour la parade.

    Christophe dsigna ces soldats son hte.

  • 29

    Je vais vous montrer, dit-il, pourquoi larme franaise ne parviendra jamais me vaincre. Parce que les hommes que vous voyez l, et bien dautres encore, nhsiteraient pas mourir si je le leur ordonnais.

    Le roi se tourna vers la troupe et commanda : Soldats, en avant ! Aussitt, les hommes sbranlrent, marchant par rangs de

    cinq vers le bord de la terrasse. Un premier rang chut dans le vide, puis un second, puis un troisime Tout se passait comme si ces soldats avaient t des robots dociles et sans peur. Le Franais contemplait la scne avec, la fois, horreur et fascination. Jamais il navait imagin un tel fanatisme. Finalement, ne pouvant plus voir ces infortuns courir ainsi vers la mort, il cria ladresse de Christophe :

    Arrtez ! Mais arrtez donc ces malheureux ! Le roi lana un ordre et la troupe simmobilisa au bord du

    gouffre. Quelques jours plus tard, aprs avoir t lhte de Christophe, lmissaire franais repartait pour lEurope, o il rendit compte de sa mission Louis XVIII. Le roi de France fut-il impressionn par le rcit de son envoy ? Eut-il peur de voir ses troupes battues par les fanatiques soldats hatiens ? Toujours est-il que lexpdition franaise ne partit jamais pour Hati, qui conserva son indpendance

    Grard Napolon sarrta de parler. Au bout dun moment, Morane se tourna vers lui, pour demander :

    Ce fait est-il authentique, ou est-ce seulement une lgende ?

    Lautre hocha la tte. Il sest pass tant de choses cette poque ! Tout est

    possible Du haut de la terrasse, les deux hommes dominaient la

    campagne sauvage et tourmente, avec ses mornes couverts de brousse, ses villages perdus au creux des valles. Et, ainsi isole sur son pic, la forteresse du bon roi Henri Christophe semblait continuer veiller sur les destines du pays

  • 30

    Chapitre V

    Un long silence avait succd au rcit de Grard Napolon. Dresss au bord de la terrasse des suicids, les deux hommes demeuraient plongs dans leurs penses, Morane se demandant jusquo pouvait tre pouss le fanatisme de lhomme, son amour de la libert. Cet amour de la libert, les Hatiens, anciens esclaves, semblaient le possder au plus haut degr.

    Soudain, Morane fut saisi par une trange impression, celle dtre pi. Il se retourna brusquement mais, derrire lui, la terrasse tait dserte.

    Que se passe-t-il ? interrogea Grard Napolon, qui avait surpris le sursaut de son compagnon.

    Javais limpression que quelquun nous piait, dit Bob. son tour, le Hatien regarda, mais sans rien apercevoir de

    suspect lui non plus. Il haussa les paules. Vous vous serez tromp, commandant Morane. Personne

    nest mont ici en mme temps que nous. Peut-tre est-ce justement cette solitude totale, ce silence trop profond qui vous a donn la sensation dune prsence

    Peut-tre avez-vous raison aprs tout, dit Bob. Latmosphre de ce lieu o se sont passs tant dvnements sinistres, me met sans doute les nerfs en boule, ce qui me fait prendre des vessies pour des lanternes.

    Cependant, les faits qui suivirent devaient prouver que le Franais navait pas t victime dune illusion. Comme Grard Napolon et lui staient engags dans lescalier menant au bas des murailles, une nouvelle impression dtre surveills saisit Morane. Il se retourna, linstant prcis o, au-dessus de leurs ttes, un fracas retentissait. Un norme bloc de pierre roulait, du sommet des escaliers, dans leur direction. Lanc la vitesse dun boulet de canon, il allait craser infailliblement les deux hommes. Par bonheur, Bob jouissait de rflexes prompts. Se collant lui-mme la muraille, il saisit son compagnon par

  • 31

    lpaule et le tira violemment de ct. Dans un bruit denfer, le bloc de pierre passa devant eux, sans les toucher heureusement et, rebondissant de marche en marche, alla scraser ltage infrieur. Il y eut un moment de stupeur, puis Morane scria :

    prsent, je suis certain quon nous piait ! Il y a un instant peine, jai remarqu ce bloc de pierre, au sommet de lescalier. Il paraissait bien en quilibre et, pour quil ait pu rouler ainsi, quelquun doit lavoir pouss.

    Cette fois, une impression dintense inquitude se peignit sur le visage de Grard Napolon. Il glissa la main sous le revers de sa veste et tira un pistolet automatique quil arma.

    Vous avez raison, commandant Morane. Ce bloc na pu bouger tout seul. Il faut que quelquun lait pouss. Je naime pas du tout les gens qui se livrent ce genre de petit jeu.

    Dj le jeune multre remontait en courant lescalier et Bob, bien quil ne ft pas arm, slana sur ses talons. Cependant, ils eurent beau fouiller partout, ils ne dcouvrirent nulle part leur mystrieux agresseur. La forteresse comportait cependant suffisamment de cachettes pour quun homme parvienne sy dissimuler sans quon puisse le dcouvrir aisment. Aprs avoir parcouru entirement lnorme construction, Morane et Napolon se retrouvrent prs du porche dentre, l o ils avaient laiss leurs mulets. tout bout de champ, ils regardaient au-dessus deux, sattendant chaque instant ce quun nouveau bloc leur dgringolt sur la tte du haut des murailles. Pourtant, rien de ce genre ne devait se passer.

    Que notre bonhomme aille se faire pendre ailleurs, dit finalement Grard en rempochant son revolver. Tt ou tard, je finirai bien par le retrouver et alors, tant pis pour lui Mais rien ne nous retient plus ici. La journe savance, et il serait temps de songer au retour.

    Sans changer de nouvelles paroles, les deux hommes enfourchrent nouveau leurs mulets et, sans cesser de jeter des regards vigilants autour deux, ils sengagrent le long de la pente, en direction du palais Sans-Souci.

    Des sentiments contradictoires assaillaient Morane. Il se demandait pourquoi lon singniait ainsi vouloir rayer Grard Napolon du nombre des vivants. Il y avait eu cette double

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    agression, la nuit de leur rencontre, et maintenant la chute de ce bloc de pierre, provoque assurment par des mains criminelles. Sil fallait se fier aux apparences, Grard Napolon semblait honnte et, dans le cas contraire, des policiers nauraient pas employ de tels moyens pour se rendre matres de lui. On laurait arrt, tout simplement. Au contraire, les diffrentes agressions dont Bob, en mme temps que son compagnon de rencontre, avait failli tre victimes au cours des heures prcdentes, ressemblaient plutt aux tentatives dune bande adverse visant mettre hors de combat un chef trop puissant et trop redout. Dans ce cas, quest-ce que Grard Napolon pouvait bien commander ? Un nom revint lesprit de Morane : les Compagnons de Damballah. Ces mots avaient t prononcs par Grard Napolon lui-mme, on sen souviendra, lors de leur rencontre. Pour linstant, Morane ne leur trouvait aucun sens, mais sans doute la cl de lnigme rsidait-elle l. Certes, Bob aurait pu interroger son compagnon, mais il prfrait sabstenir. Par exprience, il savait quil valait mieux ne pas partager certains secrets trop lourds porter, sous peine de se voir entran dans de multiples et souvent dangereuses complications.

    ***

    Comme, aprs avoir quitt le palais Sans-Souci, la puissante

    voiture de Grard Napolon ne se trouvait plus qu mi-chemin de Damballah , Morane eut nouveau son attention attire par une grande maison situe un peu lcart de la route et dont laspect, lors du voyage aller, lavait dj intrigu. vrai dire, avec ses pais murs de pierre, lhabitation en question ressemblait davantage un chteau lancienne mode qu une maison. Une tour la flanquait chaque angle et elle paraissait inhabite, sil fallait en juger par les fentres prives de vitres et par le jardin broussailleux qui lentourait. Telle quelle, la btisse offrait un aspect de dsolation totale et on et dit que les oiseaux eux-mmes vitaient de la survoler afin dchapper quelque obscure maldiction.

  • 33

    Vous regardez la maison hante, nest-ce pas, commandant Morane ? fit Grard Napolon qui avait surpris les regards de son compagnon.

    La maison hante ? fit Bob avec un sourire. Je ne sais si elle lest rellement, mais en tout cas elle en a lapparence

    Le visage du jeune Hatien tait grave. Ne souriez pas, commandant Morane. Ce sont des choses

    que nous autres Antillais prenons trs au srieux. Au temps de la colonie, cette demeure appartenait un cruel planteur du nom dAuguste Mrouvel et qui, la moindre peccadille, ou simplement pour se divertir, faisait dvorer ses esclaves par ses chiens, molosses plus froces que des loups. Un jour, fatigus des brutalits de leur matre, les esclaves avaient pntr nuitamment dans la maison et massacr homme et chiens coups de machettes. Depuis, dit-on, les fantmes du planteur et de ses redoutables molosses ne cessent de venir hanter les lieux de leurs sinistres exploits.

    Et quelquun a-t-il jamais aperu ces spectres dhomme et de chiens ? interrogea Morane.

    Je vous ferai grce dhistoires plus anciennes, continua Grard, pour vous rapporter celle arrive un officier amricain qui, lors de loccupation dHati par les troupes des tats-Unis, vint sinstaller dans la maison Mrouvel, voil de cela une trentaine dannes. Au dbut, rien ne se passa de bien extraordinaire, mais quand on voulut introduire les chiens de chasse de lofficier dans la maison, la situation changea. Les btes renclrent, se firent tirer loreille puis, aussitt dtache, dtalrent en poussant des gmissements de terreur. Par la suite, il fut dsormais impossible de les faire sapprocher de la maison. Au bout de huit jours, les vrais ennuis commencrent. Des chiens reniflaient derrire les portes closes, comme sils cherchaient entrer. Tout dabord, lAmricain crut quil sagissait de ses propres chiens qui, dbarrasss de leur incomprhensible panique, voulaient pntrer maintenant lintrieur de lhabitation. Pourtant, quand on ouvrait les portes, il ny avait rien derrire et les chiens de chasse taient trouvs bien loin de l, dormant paisiblement dans leur chenil. Longtemps, les animaux fantmes se contentrent de tourner

  • 34

    autour de la demeure mais, une nuit, ils y pntrrent, et cela en dpit des portes et des fentres closes. On entendait leurs reniflements travers la maison et les crissements de leurs griffes sur le plancher. Parfois, lun des habitants, se rveillant en sursaut, entendait lun des animaux aller et venir prs de son lit. Il allumait la lumire, mais la chambre tait dserte. Bientt, une nouvelle prsence se manifesta. Cette fois, ctait un fantme humain. Son pas faisait craquer les marches des escaliers, le plancher des galeries, puis il pntrait dans une chambre et sasseyait dans linvitable fauteuil bascule, qui se balanait, se balanait, se balanait, tout seul dans la nuit. En mme temps, les chiens continuaient mener leur invisible sarabande. Lentement, la terreur sinstallait dans la maison. Aucun domestique hatien nacceptait plus dy passer la nuit et les ordonnances de lofficier se sentaient eux-mmes gagns petit petit par la panique. Panique qui dailleurs, toucha bientt lofficier qui, un beau matin, pouvant, quitta la maison avec tout son quipement et ses hommes. Depuis, la maison Mrouvel est demeure inoccupe et personne dans le pays ne songe lhabiter nouveau.

    Morane eut une lgre moue qui dissimulait un sourire. Dj, il avait entendu conter de nombreuses histoires de maisons hantes et, toutes, elles se ressemblaient. Celle-ci cependant, avec ses chiens fantmes, semblait un peu diffrente des autres.

    Jaimerais visiter cette habitation, dit-il. De jour bien sr car, la nuit, on ne sait jamais quel tour votre imagination peut vous jouer. On doit avoir bien de la peine se rendre matre dun chien fantme, et je suppose quun peu de sel, dpos sur le bout de son museau, ne doit faire aucun effet

    Grard Napolon jeta un coup dil de coin son interlocuteur.

    Je vous ai dj dit, commandant Morane, quon ne riait pas avec ces choses, ici en Hati. Tout le monde croit plus ou moins aux fantmes et nous avons de bonnes raisons pour cela. Je vous engage vivement ne pas visiter la maison Mrouvel. Cela pourrait vous attirer des ennuis

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    Cette dernire phrase, qui sonnait la faon dun avertissement, intrigua Morane. Dj il avait visit, voire pass la nuit dans diffrentes maisons hantes ou rputes telles, et il sen tait tir tout son avantage. Il ne voyait donc pas quels ennuis pouvaient lui attirer le fait de visiter la maison Mrouvel. On eut dit que Grard Napolon ne tenait pas personnellement ce quil la visitt.

    Ce sera comme vous voudrez, dit-il. Puisque vous semblez redouter tellement ces chiens fantmes, jviterai daller leurs tirer la queue, voil tout. Dautant plus que je ny crois qu demi, et je ne vais pas me dtourner de ma route pour contempler seulement quelques vieux murs dcrpits.

    Mais, au fond de lui-mme, Morane nignorait pas que, ds quil aurait retrouv sa libert vis--vis de son hte, il sempresserait daller rendre une petite visite cette maison Mrouvel, de si sinistre rputation.

    ***

    Quand Morane et Grard atteignirent Damballah , la nuit

    tombait, et ils arrivrent juste temps pour le dner. Dj, le colonel Mauricius se trouvait attabl dans la grande salle manger la mode ancienne et, sil ne se leva pas lentre de Bob et de son neveu, ce ne fut pas seulement parce que son infirmit le lui interdisait. Mme sil avait t ingambe, il serait sans doute demeur viss son sige. Il ne tarda dailleurs pas manifester sa mauvaise humeur.

    Je commenais trouver le temps long, Grard, dit-il dune voix maussade ladresse de son cousin. Au lieu daller promener un sale tranger, vous feriez mieux de songer vos invits et prendre garde ce quils ne meurent pas de faim.

    Il ny a pas de sale tranger ici rpliqua le jeune multre. Le commandant est galement mon invit et, comme il nous a sauv la vie diffrentes reprises lavant-dernire nuit, je lui devais bien cette petite excursion la forteresse

    La forteresse ! La forteresse ! ricana linfirme. Vous perdez votre temps pour quelquun qui, sans doute, aura t envoy ici pour nous espionner

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    Cette conversation se droulait en patois crole, que Bob tait cens ne pas comprendre. Il se garda dailleurs de dtromper ses compagnons. Mais, de toute faon, Grard Napolon devait couper court aux jrmiades de son parent, en disant :

    Il suffit, colonel Mauricius. Je nai que faire de vos remarques. Je suis le chef ici, parce quon men a jug digne et

    Un ricanement chappa encore Mauricius. Vous tes surtout le chef, Grard, parce que votre pre est

    n avant vous. Cest moi qui devrais commander votre place Le Conseil en a dcid autrement, mon cousin. Et vous

    nignorez pas que les dcisions du Conseil doivent tre respectes, sinon

    ce seul nom de Conseil , linfirme avait baiss la tte sans insister. Durant tout le reste du repas, il ne devait plus desserrer les dents, sauf pour manger et, tout en conversant avec Grard, Bob ne cessait de lobserver. Avec sa large face camuse, son front fuyant et ses arcades sourcilires prominentes, sous lesquelles brillaient de petits yeux cruels et faux, aux regards heureusement tamiss par les verres pais des lunettes, Mauricius offrait limage mme de la mchancet. Peut-tre est-ce son infirmit qui le rend ainsi , supposa Morane, qui aimait chercher des excuses quiconque.

    Comme, le lendemain, le Franais devait reprendre la route de trs bonne heure pour gagner pied le Cap Hatien, le repas fut court et chacun se retira. Le colonel Mauricius, qui logeait dans la chambre attenante celle de Morane, y fut men par des domestiques.

    Malgr sa fatigue, Bob Morane prouva une certaine peine trouver le sommeil, car les vnements de la journe lui trottaient par la tte. Une fois encore, il se demandait pourquoi on en voulait ainsi la vie de Grard Napolon, jeune homme sympathique et qui ne semblait pas appartenir cette sorte dtres qui se font des ennemis chaque tournant de lexistence. Pourtant, lattentat dont le jeune Hatien et Morane avaient failli tre victimes ce jour-l encore tait significatif car, pas un seul instant, Bob ne pouvait croire la chute accidentelle du bloc de pierre. Quelquun devait lavoir pouss, et ce quelquun

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    ne pouvait qutre un ennemi de Grard puisque Morane lui-mme ne sen connaissait gure en Hati. Sans doute le mystrieux personnage qui avait fait glisser le bloc de pierre dans lescalier tait-il de ceux-l qui, deux nuits plus tt, avaient tent dattaquer Napolon et ses compagnons. De toute faon, pour Bob, cette histoire de chauffeur qui, au moment de quitter son matre, avait sabot la voiture, puis subtilis roue de rechange et trousse de rparation, apparaissait comme un coup mont de toutes pices et de main de matre. Comment en effet ce chauffeur, ce Julius dont avait parl Grard Napolon, aurait-il pu prvoir que quelquun smerait des clous sur la route, non loin de la maison de Saint-Germain ? Selon toute probabilit, la roue de secours avait t subtilise dessein. De cette faon, si Grard Napolon chappait la premire embuscade, la panne devait limmobiliser proximit de lhabitation de Saint-Germain qui devait tre alors attaque. Ctait sans doute au seul fait que Morane soit all dormir la belle toile que Grard et ses compagnons devaient davoir eu la vie sauve.

    Se tournant et se retournant sur sa couche, Morane devait finir par sombrer lentement dans le sommeil. Cest alors, comme il se trouvait encore dans un tat comateux de demi-veille, quil fut frapp par un bruit de pas rsonnant dans la chambre voisine. Cette chambre, on sen souvient, tait occupe par le colonel Mauricius, paralys des deux jambes. Pourtant, Bob neut pas le loisir de se demander comment linfirme, quil fallait porter au cours de ses moindres dplacements, pouvait ainsi marcher seul dans la nuit, car le sommeil lavait saisi soudain tout entier et prcipit dans un grand trou noir.

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    Chapitre VI

    Allgrement, Bob Morane marchait nouveau, sac au dos, le long de la route poudreuse que le soleil, dj haut, claboussait de larges taches soufres. En principe, aprs avoir quitt Damballah le voyageur aurait d gagner directement le Cap Hatien. Pourtant, il navait pas oubli son projet, fait la veille, de visiter cette maison Mrouvel laquelle sattachaient de si sinistres lgendes de chiens et desclavagiste fantmes. Aussi tait-ce vers la demeure maudite que Bob dirigeait prsent ses pas.

    Une quinzaine de kilomtres sparait la maison Mrouvel de Damballah , distance que Bob, qui marchait sans se hter, avait mis un peu moins de trois heures couvrir. Maintenant, les tourelles de lhabitation hante se dcoupaient en grisaille sur le ciel semblable, force de clart, une immense feuille dargent poli.

    Aprs une dizaine de minutes de recherches, le Franais finit par dcouvrir un troit chemin, presque compltement effac et qui senfonait entre des bosquets de poinsettias et dhibiscus en fleurs. cartant les branches devant lui, Bob ne tarda pas dboucher sur une large esplanade envahie par les mauvaises herbes et au centre de laquelle slevait la maison elle-mme, norme visage de pierre trou par les yeux aveugles des fentres et des portes dfonces.

    Un silence total rgnait, et ce ne fut pas sans une certaine apprhension que Morane poussa une lourde porte demi arrache de ses gonds et pour pntrer dans un large hall pav de dalles couvertes dune paisse couche de poussire et dont les angles taient tendus de toiles daraignes formant tentures.

    Un joli dcor pour film dpouvante, murmura Bob avec un petit sourire sceptique sous lequel il tentait de dissimuler la lgre angoisse qui le tenaillait.

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    Morane possdait cependant une volont suffisante pour ne pas sabandonner de sottes terreurs. Aussi fut-ce courageusement quil se lana travers lhabitation. Mais il eut beau lexplorer en dtail, il ny dcouvrit rien dautre que de vieux meubles dglingus et rongs par les termites. Aucun spectre ne vint lui souffler dans le cou, ni aucun chien fantme lui renifler les mollets.

    Il tait prs de midi quand Bob se retrouva en plein soleil. Il dcida dexplorer un peu le jardin afin dy trouver un coin dherbe o sasseoir et entamer les vivres quil devait la gnrosit de Grard Napolon. Il marchait au hasard depuis quelques minutes peine, quand il tomba en arrt devant un petit mur en ruines au bas duquel souvrait un large soupirail en ogive demi-masqu par la vgtation tropicale.

    La curiosit, on sen tait aperu dj, tait le pch mignon de Morane, et les souterrains le tentaient autant que les maisons hantes. Aussi, aprs avoir tir sa torche lectrique, en dirigea-t-il le faisceau dans louverture, pour sapercevoir aussitt que celle-ci donnait accs une troite galerie senfonant en pente douce dans le sol.

    Allons voir o cela mne, soliloqua-t-il en se glissant travers louverture, qui se rvla juste assez haute pour livrer passage un homme pli en deux.

    Bientt, aprs que Bob eut long un couloir en pente sur une longueur de vingt mtres environ, la vote se releva et il put marcher debout. Les murs et le plafond de ltroit passage taient faits de gros moellons unis sans ciment et imbriqus avec une grande prcision. De temps autre, une grande chauve-souris senvolait en claquant des ailes avec affolement.

    Il doit sans doute sagir dun passage qui, jadis, permettait aux habitants de la maison Mrouvel den sortir sans se faire remarquer, constata Morane.

    Il venait peine de faire cette remarque, quand le sol cda sous lui. Il voulut saccrocher la muraille mais ne russit pas trouver prise. Comme suc par un gigantesque aspirateur, il disparut dans louverture qui venait de souvrir sous son poids dans le sol de la galerie. Sa chute dans le vide fut courte. Un choc sourd lbranla tout entier. Sa nuque heurta une surface

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    qui, assez paradoxalement, lui parut la fois dure et molle un peu comme si on lavait frapp violemment avec un gant de boxe, et il sombra dans le nant.

    Quand Bob ouvrit les yeux, une faible lueur rgnait autour de lui. Il se souleva sur un coude et, malgr la douleur lancinante qui lui taraudait la base du crne, il se rendit compte quil reposait sur un sol couvert dune paisse couche de poussire grasse de laquelle montait une odeur persistante dammoniaque. Quant la lumire, elle provenait de sa lampe lectrique demeure intacte. Tendant pniblement le bras, il la saisit et en promena le faisceau autour de lui, pour se rendre compte quil gisait sur le sol dune salle troite et haute de cinq mtres environ, dans le plafond de laquelle bait prsent louverture par laquelle il tait tomb. Quant la poussire grasse, forte odeur dammoniaque, il sagissait tout simplement de fientes de chauves-souris, accumules et dessches au cours des ans.

    Morane se redressa et, de la main gauche, se massa doucement la nuque, ce qui lui arracha une grimace de douleur.

    Braves chauves-souris, murmura-t-il. Si elles ne mavaient pas prpar un bon petit matelas, je me serais sans doute fracass le crne sur les dalles pavant cette oubliette

    Fouillant dans son sac, qui lavait accompagn dans sa chute, il en tira sa trousse de pharmacie et avala deux comprims arross de quelques gorges deau de sa gourde. Aprs stre administr cette mdication destine prvenir dventuels maux de tte conscutifs au choc reu, Bob entreprit de reconnatre plus en dtail lendroit o il se trouvait. Les murs de ltroite salle, parfaitement ronde, se rvlrent trop hauts et surtout trop lisses, pour quil pt esprer les escalader. hauteur dhomme, des anneaux de fer rouills, dont certains se prolongeaient encore par quelques maillons de chanes, se trouvaient scells entre les moellons.

    Sans doute est-ce ici que, jadis, on emprisonnait les esclaves rcalcitrants, pensa Morane. Comme on devait les y amener dune faon ou dune autre et que louverture dans le plafond, que jai pratique en tombant nexistait pas alors, il doit y avoir un passage quelque part

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    Ce passage, il ne devait pas tarder le dcouvrir. Il sagissait dune arcade troite o samorait une galerie au sol tapiss lui aussi de fientes sches de chiroptres.

    Comme aucune autre solution ne soffrait lui, le Franais sengagea aussitt dans ladite galerie qui, rapidement, slargit pour former un large tunnel dont la vote laissait filtrer goutte goutte une eau frache, provenant assurment de linfiltration. Au bout de ce tunnel sourdait une lumire bleute.

    La lumire du jour, peut-tre, murmura Bob. Il se mit marcher plus rapidement, pour dboucher bientt

    dans une salle basse mais spacieuse claire par cette lumire bleute aperue tout lheure. Une propret insolite y rgnait et, les fientes de chauves-souris ayant t balayes rcemment, un carrelage jaune et bleu apparaissait. Tout autour de cette cave monumentale, des caisses vides taient disposes, qui pouvaient servir de siges et, quand Bob promena le faisceau de sa lampe le long des murs, des graffitis se rvlrent. Il sagissait de phrases et de devises, traces le plus souvent la craie ou au charbon de bois par des mains malhabiles, et dont lorthographe savrait fort douteuse. En hte, Morane dchiffra quelques-unes de ces inscriptions. Mort au tiran , disait lun. Les compagnons de Damballah vaincront ! disait un autre. Ou encore : Damballah, donne-nous la victoire ! Sur un moellon bien lisse, quelquun avait dessin une potence laquelle se trouvait accroch un pendu, avec ce simple nom trac dessous : David Prospero .

    Cette fois, Bob en avait vu assez. Il se souvenait que Grard Napolon, la nuit de leur rencontre, avait parl des Compagnons de Damballah, et il croyait pouvoir maintenant donner une identit ceux-ci. Il croyait galement avoir perc jour le secret de son ami de rencontre, et aussi connatre les raisons pour lesquelles on cherchait ainsi le rayer du nombre des vivants.

    Il me faut sortir dici au plus vite, murmura Morane. Cela sent le roussi

    Avisant une lourde porte, barde de ferrures, se dcoupant dans lun des murs de la salle, il tenta de louvrir mais malgr toute sa vigueur, il ne russit mme pas lbranler.

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    Finalement, il dut y renoncer et se rsoudre chercher un autre point de sortie. Cest alors quil songea cette lumire bleutre baignant la salle souterraine. Do venait-elle ? Peut-tre serait-ce elle qui lui apporterait la dlivrance. Il savana vers le fond de la cave et dcouvrit un troit escalier taill dans la pierre. Ctait par cet escalier que pntrait la lumire bleue, et Bob ne douta plus avoir trouv la sortie de cet antre chauves-souris. Et rvolutionnaires , acheva-t-il.

    pas compts, il sengagea dans lescalier, qui grimpait en colimaon, et au fur et mesure quil montait, la lumire devenait plus intense. Dj Bob gravissait les dernires marches, et il allait slancer au-dehors, quand un bruit de voix lui parvint.

    Un bruit de voix toutes proches, qui semblaient retentir lentre mme de cet escalier qui, comme il le croyait encore quelques instants plus tt, devait le mener lair libre

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    Chapitre VII

    Surpris par ces voix retentissant tout prs, Bob Morane tait redescendu de quelques marches. Loreille aux aguets, il perut un ronronnement dauto sur la route, puis une des voix dit, en patois crole :

    Voil le premier qui arrive Les autres ne tarderont pas, dit une seconde voix. Mieux vaut ouvrir lil. On ne sait jamais Si quelque

    tratre russissait se glisser parmi nous Do il se trouvait, Morane perut nettement le bruit

    caractristique dune carabine quon armait. Ae, pensa-t-il, me voil pris au pige. Pas moyen de sortir maintenant. Je ne tiens pas particulirement tre pris pour un espion et tre abattu sur place. Les petits copains l-haut ne doivent pas rigoler avec ce genre de chose. Mieux vaut tenter de me dissimuler en attendant un moment plus propice pour mclipser

    Par bonheur, Morane connaissait prsent le chemin. Redescendant silencieusement lescalier en colimaon, il traversa la salle aux graffitis et alla se blottir dans une excavation de la muraille, lentre du tunnel par lequel il tait venu. Do il se trouvait, parfaitement cach dans lombre, il pouvait observer tout ce qui se passait dans la cave.

    Une demi-heure scoula, et Bob commenait perdre patience et se sentir ankylos, quand des bruits de pas retentirent. Une lueur orange et dansante claira les premires marches de lescalier et deux hommes, porteurs de torches, firent alors leur apparition. Ctaient deux grands Noirs mal vtus et arms de carabines, sans doute ceux-l mmes dont il avait pu our les paroles tout lheure. Peu aprs apparut un groupe de dix hommes, qui allrent sasseoir en silence tout autour de la salle. Rapidement, la cave se remplissait : paysans arms de machettes et mal vtus, multres la dmarche

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    volontairement guinde, aux complets et aux cravates sombres, gros propritaires et commerants habills lamricaine. Tous ces hommes taient arms, soit de simples machettes, soit de revolvers, de carabines ou de fusils de chasse. Selon toute probabilit, il sagissait l dune runion fort importante.

    Tout coup, un grand murmure sleva de lassemble, tandis que tous les assistants se levaient et se dcouvraient respectueusement. Intrigu, Morane avana la tte davantage, au risque de se faire reprer. Personne cependant ne regardait dans sa direction, car deux nouveaux personnages venaient dapparatre au bas de lescalier. Il sagissait de Grard Napolon, suivi de Saint-Germain qui portait ngligemment son fusil de chasse sous le bras. En saluant de gauche droite et en serrant les mains qui se tendaient vers eux, Grard et le gant aux cheveux blancs allrent occuper deux siges qui leur taient rservs.

    Lorsque le brouhaha provoqu par larrive de Napolon et de Saint-Germain se fut un peu calm, on alluma de nouvelles torches dont les flammes jetrent sur tous ces visages, qui allaient du noir le plus profond au beige clair, des clairs de feu. De grandes ombres, projetes sur les murailles, accouplaient chaque conjur car Bob ne doutait plus prsent quil sagissait l de conjurs un double monstrueux et inquitant, comme si, tout coup, le nombre des hommes avait t miraculeusement doubl. Malgr tout son sang-froid, Bob ne pouvait sempcher de se sentir impressionn. L, dans lespace relativement troit de la cave, se trouvaient runis des descendants danciens esclaves, qui portaient encore en eux toute la sauvage posie de la vieille Afrique et dont la douceur native pouvait, tout moment, se changer en frocit. Pour cela, il suffisait dun battement de tam-tam accompagn de ce mot magique de Libert dont les trois syllabes avaient, depuis toujours, fait sortir les paisibles pres de famille de leurs foyers pour les lancer, assoiffs de vengeance et de carnage, dans la grande aventure des rvolutions.

    Cependant, Grard Napolon stait lev, et il se mit parler dune voix vibrante :

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    Fils de la Patrie opprime, lheure dcisive est enfin venue o le pays tout entier va se soulever pour jeter bas le tyran

    Un tonnerre dapplaudissements clata, accompagn dacclamations forcenes. Patiemment, Napolon attendit que cette explosion dallgresse patriotique se fut un peu calme, puis il continua :

    Jadis, nos anctres, esclaves enchans venus de la lointaine et chre Afrique, se soulevrent pour faire payer cher aux esclavagistes des annes de tortures et de vexations. Le sang coula, et cest ce prix seul que put tre gagne la libert. Aujourdhui, un homme de notre race nous crase son tour, faisant fi de nos privilges, vendant notre pays ltranger, et cela pour son seul profit. Nous ne pouvons supporter plus longtemps cette tyrannie, ni les blessures profondes faites nos curs dhommes libres. David Prospra, le despote, nous crase sous ses lois iniques. Nous ne permettrons pas que cet tat de choses perdure. Il faut quavant longtemps, le nom dHati redevienne, pour toutes les nations, le synonyme de libert.

    nouveau, un murmure approbateur ponctua les paroles du jeune orateur qui, comme Bob pouvait sen rendre compte, savait se servir de ces mots ronflants qui, seuls, entranent les masses.

    Je parle de cette faon, continuait Grard Napolon, parce que jai confiance en vous et parce que je sais que vous aimez notre pays, avec ses forts, ses montagnes, ses riches plaines et valles que nos anctres ont arroses de leur sang. Pour notre patrie, je suis prt donner ma vie linstant mme et nimporte quel endroit que ce soit, si ma mort seule pouvait contribuer rendre notre peuple tout entier une libert si chrement acquise jadis. Si mon pre ntait condamn par le tyran vivre loin du pays natal, ce serait lui qui se trouverait ma place lheure prsente, et il vous aurait parl comme je viens de le faire. Libert ! Libert ! Pour toi, les Compagnons de Damballah et, avec eux, tout le peuple hatien, sont prts donner leurs vies.

    De nouveaux cris denthousiasme fusrent, et Napolon enchana aussitt :

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    Ce soir, quand les tambours battront dans les houmfort, nous saurons si les esprits de la vieille Afrique sont avec nous pour nous aider vaincre. Mais je ne doute pas quils approuvent notre combat, et cest pour cela que le moment de la rvolte est venu. Le sort, lavenir dHati est entre nos mains. Levez vos fusils et vos machettes, Compagnons de Damballah. Tous, nous prfrons la mort lasservissement, et sur nos tombes seront inscrites ces phrases grandioses : Vive la Patrie ! Mort au tyran !

    Il y eut de nouvelles exclamations, puis un silence total se fit. Ce fut ce moment prcis quune chauve-souris affole vint battre de laile dans la nuque de Morane qui, surpris, ne put rprimer un cri de frayeur.

    ***

    Aprs le cri pouss par le Franais, le silence stait aussitt

    reform, mais plus oppressant maintenant. Ensuite, lun des conjurs se dressa et, brandissant une grande machette vers lentre du tunnel, hurla :

    Il y a quelquun l. On nous espionne Bob comprit quil tait inutile de demeurer cach. Quittant

    son abri, il savana en pleine lumire. Immdiatement, des menaces convergrent vers lui.

    Mort lespion ! Tuons cet tranger qui est venu surprendre nos secrets mort ! mort ! Plusieurs des conjurs dj staient dresss pour se

    prcipiter sur lintrus quand, du geste et de la voix, Grard Napolon les en empcha.

    Silence ! clama-t-il. Silence ! Moi seul ai le droit de parler ici

    Presque immdiatement, le calme se rtablit. Alors, Grard se tourna vers Bob et lui demanda dune voix quil sefforait de rendre dure :

    Que signifie ceci, commandant Morane ? lheure prsente, vous devriez dj avoir atteint le Cap

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    Je le sais, rpondit Bob en savanant encore de quelques pas, mais le hasard, et aussi ma curiosit native je dois le reconnatre, en ont dcid autrement

    Rapidement, il mit Napolon au courant des vnements qui lavaient men l. Ces explications ne parurent cependant pas convaincre les conjurs, car plusieurs dentre eux sexclamrent :

    Il ment ! Il ment ! Cet homme croit pouvoir nous amadouer avec ses contes

    dormir debout. Mais il se trompe Oui, il se trompe. Tuons-le Cest cela, tuons-le ! mort le menteur ! mort

    lespion ! Je ne mens pas, cria Morane tue-tte pour dominer les

    hurlements des forcens. Je puis vous prouver mes dires, vous montrer louverture par laquelle jai pntr dans le souterrain, lendroit o la vote de la salle ronde sest effondre sous mon poids

    nouveau, tendant les bras, Grard Napolon imposa le silence tous.

    Je vous avais pourtant engag ne pas visiter la maison Mrouvel, commandant Morane

    Je sais, fit Bob, mais je croyais que ctait seulement la vieille croyance antillaise aux fantmes qui vous faisait parler ainsi. Maintenant, je sais pourquoi vous ne teniez pas ce que je mapproche de cette habitation : tout simplement parce que ses souterrains servent de lieu de runion ces hommes dont vous tes le chef Je mexcuse si, bien malgr moi, jai pu surprendre vos secrets

    Un sourire apparut sur le visage brun de Grard Napolon, qui se leva et vint poser la main sur lpaule de Bob.

    Vos explications me suffisent, commandant, dit-il. Je sais que vous tres incapable daccomplir la moindre action indigne dun honnte homme

    Se tournant alors vers les conjurs, le jeune rvolutionnaire dclara dune voix forte :

    Mes frres, je vous demande de faire confiance cet homme, tout comme je lui fais confiance. Cest un tre droit et

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    juste, et sil tait Hatien, il combattrait avec nous. Tous, nous lui devons dailleurs de la reconnaissance car, au cours de ces deux derniers jours, il ma dfendu plusieurs reprises contre les attaques sournoises de nos ennemis. Sans son aide, il est presque certain que je ne serais pas ici en ce moment, puisque je serais mort. Monsieur de Saint-Germain vous confirmera mes paroles

    Le gant aux cheveux blancs se leva son tour. Le Matre de Damballah dit vrai, dclara-t-il. Ce

    courageux tranger nous a sauv la vie tous deux, et il a droit notre reconnaissance. votre reconnaissance

    Telle tait linfluence de Napolon et de Saint-Germain, et aussi la grande versatibilit des foules, que Morane, aprs avoir t conspu et insult, fut flicit de partout et acclam, tandis que de nombreuses mains se tendaient de toutes parts pour serrer les siennes.

    Bientt, le tumulte sapaisa et, tout fait comme si rien ne stait pass, un des conjurs sapprocha de la lourde porte qui, tout lheure, avait rsist Morane, et louvrit laide dune cl accroche sa ceinture. Les hommes pntrrent alors dans une seconde cave aussi vaste que la premire et encombre de caisses de toutes sortes. Lun aprs lautre, ils ressortaient bientt, qui porteur dun fusil automatique dernier modle, ou dune mitraillette, ou dun bazooka. Puisque les distributions darmes commenaient, lheure H, celle de la rvolte contre le tyran, ne devait plus tre bien loigne. Une main se posa sur le bras de Bob.

    Venez, commandant Morane, dit Grard Napolon. Regagnons lair libre. Puisque, depuis deux jours dj, je vous dois des explications, cest le moment ou jamais de vous les fournir

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    Chapitre VIII

    Sans doute tes-vous surpris, commandant Morane, de me voir, si jeune, la tte dun mouvement rvolutionnaire comme celui des Compagnons de Damballah, dont le but est de renverser la tyrannie de Prospero ? interrogea Grard Napolon.

    Bob Morane et le jeune Hatien marchaient prsent, pas lents, travers le jardin broussailleux de la maison Mrouvel. la question de son compagnon, Bob avait hauss les paules.

    Lge ne fait rien laffaire, dit-il. Vous connaissez ces vers clbres :

    Je suis jeune il est vrai, mais aux mes bien nes La valeur nattend pas le nombre des annes. Ce nest pas tout fait cela, commandant Morane, dit

    encore Grard. Comme la affirm hier le colonel Mauricius, si je commande le parti de linsurrection, cest parce que mon pre, Hippolyte Napolon, homme de loi rput, tait considr par les habitants de ce pays comme le plus ardent dfenseur de la libert et, sil ne fut jamais lu la prsidence de la Rpublique, cest parce qu plusieurs reprises il en dclina lhonneur. Cependant quand, voil un an, le gnral