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VERGNIÈRES, Solange, Ethique et politique chez Aristote, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, 400 p. VERGNIÈRES, Solange, Ethique et politique chez Aristote, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, 400 p. Chapitre 3: Les cités à l’épreuve du temps L’étude de l’adaptation des constitutions à une matière humaine concrète peut se faire selon deux axes, celui de l’espace et celui du temps. Dans le premier cas, la constitution apparaît comme une fonction de l’ethnos dont le caractère est déterminé par sa situation géographique, dans le second cas, comme une fonction du pléthos (la multitude) qui lui-même évolue quantitativement au cours de l’histoire. La primauté d’un axe sur un autre engage profondément , on peut établir une classification stable des ethnies que permet de découvrir la constitution qui est naturellement adaptée à chacune. La tâche du politique est alors d’instituer ce que est conforme aux dispositions naturelles durables de chaque ethnos. Si l’histoire est l’axe principal, si la matière humaine est en évolution constante, le politique doit avant tout s’efforcer d’adapter la constitution à la multitude toujours changeante. Nous allons voir que la primauté de l’histoire ou de la geographie dépend précisément de la nature des ethnies considérées. 1.- Constitution et ethnos: la diversité géographique. L’horizon générel de la pensé politique est la surface de la Terre. A la difference d’un individu, la Terre ne connaît ni la naissance ni la mort; elle est néanmoins l’objet de changements locaux incessants; ceux-ci, provoqués par les variations climatiques, s’opèrent graduellement sur des temps extrèmement longs. A très grande échelle, il semble que chaque partie de la Terre, selon un ordre périodique 1 , passe par des moments d’épanouissement et de vieillissement. Quelles sont les conséquences pour l’homme de ce devenir natural de la Terre? Tous les peuples sont appelés 1 Meteorológicos, I, 14, 351a 26.

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Chapitre 3: Les cités à l’épreuve du temps

L’étude de l’adaptation des constitutions à une matière humaine concrète peut se faire selon deux axes, celui de l’espace et celui du temps. Dans le premier cas, la constitution apparaît comme une fonction de l’ethnos dont le caractère est déterminé par sa situation géographique, dans le second cas, comme une fonction du pléthos (la multitude) qui lui-même évolue quantitativement au cours de l’histoire.

La primauté d’un axe sur un autre engage profondément , on peut établir une classification stable des ethnies que permet de découvrir la constitution qui est naturellement adaptée à chacune. La tâche du politique est alors d’instituer ce que est conforme aux dispositions naturelles durables de chaque ethnos.

Si l’histoire est l’axe principal, si la matière humaine est en évolution constante, le politique doit avant tout s’efforcer d’adapter la constitution à la multitude toujours changeante.

Nous allons voir que la primauté de l’histoire ou de la geographie dépend précisément de la nature des ethnies considérées.

1.- Constitution et ethnos: la diversité géographique.L’horizon générel de la pensé politique est la surface de la Terre. A la difference

d’un individu, la Terre ne connaît ni la naissance ni la mort; elle est néanmoins l’objet de changements locaux incessants; ceux-ci, provoqués par les variations climatiques, s’opèrent graduellement sur des temps extrèmement longs. A très grande échelle, il semble que chaque partie de la Terre, selon un ordre périodique1, passe par des moments d’épanouissement et de vieillissement.

Quelles sont les conséquences pour l’homme de ce devenir natural de la Terre? Tous les peuples sont appelés à naître, à se développer et à mourir comme des êtres vivants. La disparition peut être brutale lorsque’elle est cause par la guerre, les épidémies, la famine, les cataclysmes natutels. Elle est le plus souvent insensible, car elle se produit, dit Aristote, sur “un temps si long qu’on ne s’en souvient pas” 2. L’histoire est ici une histoire naturelle, “géographique” qui n’a pas d’autre sens que celui d’une succession de naissances et de morts. Les acteurs de cette histoire naturelle sont appelés ethnê. Ce mot demande une analyse car il comporte plusieurs sens.

Comme nous l’avons montré en evoquant le statut servile, chaque ethnie se caractérise par une nature (physis)3 dont le singularité n’est pas due à une forme spécifique, mais à des conditions matérielles, notamment climatiques. A très longue échéance, ces conditions sont elles-mêmes sujettes aux variations. Aristote en déduit qu’aucune region de la Terre n’est predetermine à devenir le lieu “naturel” de tel type ethnique et que réciproquement aucune ethnie ne peut prétendre à l’autochtonie. S’il est vrai qu’un climat tempéré est propice à un caractère ethnique “adulte” comme les climats froid et chaud sont propices respectivement à un caractère “jeune” et “vieux”, la géographie témoigne au cours du temps d’une distribution aléatoire des conditions matérielles favorables ou défavorables. De plus, les ethnies peuvent être rassemblées en familles ethniques (géné). Ainsi Aristote parle explicitement du génos des Hellènes,

1 Meteorológicos, I, 14, 351a 26.2 Meteorológicos, I, 14, 351b 20.3 Pol VII, 7, 1327b20.

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exprimant â son tour cette parenté dont les Grecs avaient eu depuis longtemps le sentiment, en dépit de leurs querelles. N’en donnons pour illustrations que la fameuse déclaration d’Herodote: “Ce que est propre aux Grecs, c’est un même sang, une même langue, ce sont des sanctuaires et des sacrifices communs, des moeurs que sont semblables.”4

L’ethnos peut ensuite désigner un stade particulier du développement naturel de la sociabilité que se situe entre la famille et la cité. On traduit alors par “peuplade”. La peuplade vit au stade du village, c’est-à-dire d’une communauté que réunit plusieurs familles pour subvenir à des besoins autres que’inmédiats. Celles-ci sont reliées entre ells par des échanges que peuvent s’effectuer sous forme de troc5 ou par des contrats. La peuplade, cependant, semble davantage un agrégat, une association de familles pouvant rester disséminées qu’une veritable organisation communautaire, meme si certaines coutumes communes ébauchent une sorte d’unité “éthique”.

L’ethnos enfin désigne un people réuni sous l’autorité d’un roi, d’un chef patriarcal, régnant soit comme un père soit comme un despote. Dans un sens, la roauté patriarcale marque l’avènement de la première communauté politique puisque la royauté est une constitution. Mais dans un autre sens, on peut dire que cette constitution reste prépolitique: la loi que prévaut n’est qu’un droit coutumier, l’autorité s’y exerce sur des hommes que ne sont considérés ni comme des égaux no même parfois comme des êtres libres.

Entre ces trois significations du terme ethnos se forment des liens que nous allons préciser.

En premier lieu, il existe des ethnies qui, par tempérament natural, sont inaptes à la vie politique et sont condamnées á vivre en peuplades dispersées. C’est le cas des pueples du Nord, “sans gouvernement”6 qui, pour des raisons géographiques, demeurent étrangers à toute histoire humaine; ils vivent dans un temps qui est celui de l’histoire des homes.

Une nouvelle rupture, cependant, intervient entre les Barbares asiatiques et les génos hellenique. Les premiers constituent par nature des ethnies serviles, supportant sans mécontentement un pouvoir despotique7: ils stagnant donc à un niveau “politique” qui apparaît comme primitive aux Grecs, n’accédant jamais au stade adulte de la cité veritable. De la sorte, sans être totalement extérieurs à l’histoire d’ailleurs que c’est cette difference ethnique que permet de désigner la “royauté” barbare comme une rayauté despotique juste, alors que, s’exerçant sur des Grecs, elle serait stigmatisée comme une tyrannie injuste et inacceptable. Dans le meme esprit, le pouvoir du despote barbare est declare conforme à la loi (nomos) non parce qu’il respecterait des lois, mais parce qu’il est conforme à la tradition et qu’il reçoit le consentement des interéssés8. Remarquons néanmoins, à titre de parenthèse, que rien ne permet de justifier, dans une perspective aristotelicienne, qu’un homme ou qu’une famille barbare ait les qualités naturelles requises pour gouverner despotiquement d’autres Barbares.

Le cas du génos héllenique est bien different. Dès qu’ils dépassent les temps primitifs, les Grecs se distinguent par leur aptitude à vivre en cités. Or précisément celles-ci ne sont pas toutes analogues mais se caractérisent par la diversité des constitutions. Peut-on expliquer cette diversité à partir du temperament particulier de chaque ethnie grecque? L’hypothèse n’est pas absurd puisque J. Bordes a montré que ce

4 Heródoto, VIII, 144, 14 sq.5 Pol I, 9, 1257a25.6 Pol VII, 7, 1327b26.7 Pol II, 14, 1285a 22.8 Pol IV, 10, 1295a 15-17.

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sentiment était partagé par beaucoup. On pensait, par exemple, que Athènes devait à sa situation géographique au tempérament de ses habitants, d’être une démocratie “par nature” de même que Lacédémone était une oligarchie “par nature”9. Il faut dont examiner la position d’Aristote à ce sujet: le caractère ethnique d’une population préfigure-t-il la constitution que lui est adaptée? Plus généralement, l’homogénéité ethnique est-elle la condition de la cohésion de la cité?

Commençons par répondre à la seconde question en considérant successivement l’ensemble de la population et le cors des citoyens. A propos de la population, Aristote se contente d’esquisser une rapide interrogation: “Est-il avantageux d’avoir une ou plusieurs ethnies?”10 Il n’apporte aucune réponse directe, mais in peut découvrir son avis ailleurs: meme s’il reconnaît que la surpopulation étrangère est un facteur de dissolution, il estime néanmoins que les étrangers sont des éléments indispensables à la prospérité de la cité, en raison notamment de leur rôle dans le développement du commerce; or ils son, par définition, d’ethnies et de coutumes différents. Quant aux esclaves, le philosophe recommande justement de ne pas les regrouper par ethnies afin d’éviter les révoltes collectives comme à Sparte.

Le problème “ethnique” ne se pose donc que pour le corps des citoyens. Est-ce dans l’unite ethnique que la cité troube la source de sa cohésion? La réponse d’Aristote est négative: c’est la constitution que assure l’unité et l’identité d’une cité, si bien que, lorsque celle-là change, on ne peut plus dire que c’est la même cité11; c’est elle également que fonde la cotoyenneté en sorte que le corps des citoyens peut s’agrandir ou diminuer en fonction des régimes. Certains régimes, il est vrai, lient la citoyenneté à l’appartenance ethnique: c’est le cas des “Egaux” (homoioi) spartiates; ici un groupe ethniquement homogène assure sa domination sur deux autres groupes, le périèques et les hilotes, en ayant le monopole des droits politiques; en revanche, à Athènes, Clisthène a instauré la démocratie en accordant le droit de cité à des étrangers et à des esclaves domiociliés en Attique. Le citoyen est défini par son appartenance à un dème (institution artificielle) et non à un génos (lignée aristocratique). La démocratie ne repose donc pas sur une homogénéité éthnique. Manifestement, Aristote partage cette conception politique de la citoyenneté, reconnaissant du même coup une contingence première dans la distinction entre les citoyens et ceux que ne le sont pas.

Cette conception n’implique pas, cependant, que le lien du sang soit sans importance. Si la constitution institue la citoyenneté, celle-ci, ensuite, se transmet par le sang: on ne peut être inscrit dans un dème que si l’on est fils de citoyen et de “citoyenne”, et l’on sait par ailleurs que les naturalisations d’étrangers étaient extrêmement rares â la grande époque de Pericles. Pour sa part, Aristote n’hesite pas à fustiger les pratiques de la démocratie tardive par lesquelles on accordait droit de cité aux bâtards et aux enfants nés d’un seul parent citoyen afin d’augmenter le poids du dêmos12. Dans le même esprit, il affirme que l’autorité politique s’exerce sur des gens semblables par le génos13 et libres, et que l’absence “d’unité de souche” (homophylon)14

est un cause de sédition. Ainsi, bien que l’unité d’une cité soit fondée sur la constitution, une certaine homogénéité n’est pas originelle mais acquise.

9 BORDES, J. Politeia dans la pensé grecque jusque’à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 97 y 316.10 Pol III, 3, 1276a 32-33.11 Pol III, 3, 1276b 4.12 Pol VI, 4, 1319b 9.13 Pol III, 4, 1277b 8.14 Pol V, 3, 1303a 25.

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Nous pouvons alors aborder l’autre question: les caractéristiques ethniques d’un corps de citoyens déterminent-elles la constitution que lui est adaptée? Là encore la réponse est négative. Chaque ethnie grecque posséde un tempérament que la pousse plutôt vers les actes de courage ou vers les oeuvres de l’intelligence, mais ce tempérament est beaucoup trop indéterminé pour constituir ce que Hegel appellera l’esprit national d’un peuple. Autrement dit, on peut affirmer qu’il existe un tempérament grec que rend les Hellènes aptes à la vie politique, mais on ne peut pretender qu’il existe un “peuple” athénien qui se conserverait en permanence à travers les changements de constitutiton, pas plus qu’on ne peut soutenir qu’il y auriat un regime qui serait naturellement et invariablement le sien: c’est la constitution qui modèle le “choeur” athénien en un choeur tantôt tragique, tantôt comique. L’individualité d’une cité ne lui vient donc pas de la nature mais de l’institution. On peut en donner une preuve supplémentaire lorsqu’on poursuit la lectura du texte cité plus haut et qui évoque l’unité souche comme facteur de cohésion: cette unité, ajoute Aristote, n’est requisse qu’aussi longtemps que la communauté “ne respire pas du même souffle”15. Ce soufflé dépasse largement l’unite ethnique qui se manifeste par des coutumes comunes, il est constitué par l’unité éthique des citoyens, acquise par l’education et l’observation des lois instaurées par le législateur. On peut donc conclure que l’homogénéité ethnique, à supposer qu’elle ait lieu, ne comporte pas une determination suffisante pour conditioner tel type de constitution, même si elle conditionne, en tant que grecque, l’existence d’une vie politique. L’ethos collectif que caractérise une cité n’a pas sa cause, même matérielle, dans l’ethnos.

2.- Constitution et pléthos: l’évolution historique.L’ethnos ne prévaut donc que pour dissocier les hommes aptes à vivre en cités

de ceux qui ne le sont pas. L’influence determinante de la géografie s’arrête â l’orée de l’histoire politique. Il existe en revanche une autre réalité matérielle que conditionne de manière très précose la constitution appropriée à un peuple, c’est la réalité sociale de la multitude (plêthos). Selon la nature du plêthos (et non de l’ethnos) considéré16, le gouvernement, en effet, doit être exercé monarchiquement, ou enfin “politiquement”. La réflexion politique doit donc s’interesser à la composition qualitative et quantitative de la multitude et à ses variations.

Au niveau qualitatif, toute cité (non monarchique) est marquée par une opposition entre deux groups ou deux classes, les notables et la masse. Les notables (gnorimoi ou euporoi) se définissent, selon les constitutions, d’après des critères aussi differents que la richesse, la naissance, la vertu ou l’éducation; notons que dans la constitution excelente du libre VII de la Politique, le pléthos des citoyens est coextensif avec l’ensemble des notables puisque tous les citoyens sont des propriétaires fonciers que ont reçu une bonne éducation morale et politique. Au contraire, dans les constitutions réelles, les notables sont opposés à la masse et se caractérisent principalement par la richesse.

La masse est l’ensemble de ceux que son privés des qualités que viennent d’être énoncées. En tant qu’elle jouit de droits politiques, la tué socialement par la multitude des hommes libres et pauvres. Toutefois, remarquons que cette définition reste approximative. D’abord, dans son acception purement politique, le dêmos comprend tout citoyen, qu’il soit riche ou pauvre, instruit ou non; ensuite, il n’est pas vrai que tout home libre (non esclave) soit citoyen puisqu’il peut être étranger ou métèque. Au niveau

15 Pol V, 3, 1303a 26.16 Pol III, 17, 1288a 8 sq.

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social, enfin, il existe diverses des pauvres oisifs; le dêmos ainsi comprend non seulement les pauvres mais aussi la clase moyenne.

Le rapport de forces entre ces deux parties de la cité varie en fonction de la qualité interne de chacune d’entre elles mais aussi en fonction de sa quantité. Or précisément ce qui distingue le dêmos des notables, c’est que le premier est généralement composé d’un grand nombre d’hommes (hoi olígoi). Las conséquences politiques sont évidentes: quand bien même Aristote préfère definir la democratie par le pouvoir des hommes libres et pauvres17 et non par celui du grand nombre, il reconnaît que les “pauvres” sont presque toujours les plus nombreaux et qu’ils tiennent leur forcé précisément de leur nombre. C’est ainsi qu’en dehors de la cité excelente, le plêthos désigne moins la pluralité des citoyens que la multitude18 de ceux que ne sont pas notables et qui agissent en tant que masse.

C’est donc à une matière sociale en évolution qualitive et quantitativa constante que le législateur doit adapter une constitution de manière à réaliser la justice politique. Cette évolution est-elle aléatoire, a-t-elle au contraire un sens dont la connaissance pourrait aider la réflexion el l’action politiques? Si effectivement, à très grande échelle, tous les peuples sont amenés à disparaître, les cites n’en vivent pas moins un temps historique sur le sens duquel il est légitime de s’interroger.

Aristote semble d’abord nier la possibilité d’un tel sens la Poétique19. Comparant en effet, le récit historique à la tragédie, il oppose le temps abstrait des événements au déroulement organique de l’action tragique. Le temps historique est un temps qui enveloppe les choses au lieu de les habiter. La simultanéité des événements (la bataille de Salamien et celle de Sicile) ne témoigne d’aucune convergence de signification, pareillement une succession d’événements ne marque pas l’émergence progressive d’une fin unique. L’histoire apparaît donc comme le régne de la contingence, du hasard; elle est un espace de dispersión et non d’unité.

Cette conclusión, cependant, est peut-être trop hâtive: le non sens de l’histoire n’est-il pas seulement imputable à la méthode utilisée par l’historien? Ne s’attachant qu’à décrire la réalité dans sa particularité, cette méthode confère à l’historien une sorte de “myopie” qui el rend incapable de déchiffrer le sens des événements dont il rend compte. C’est pour cette raison que Aristote lui préfère la poésie qui, dit-il, “est plus philosophique et plus sérieuse que l’histoire”20. Si l’on recourt à une comparaison, on peut dire que l’historien apparaît comme un biographe minutieux, racontant par le menú la succession des événements vécus –sans pour autant saisir l’unité éthique de cette vie, son style unique. Inversement le poète, comme l’a bien montré V. Goldschmidt21, est capable de rendre inteligible à la raison la fortune elle-même, parce qu’il élimine tout ce que brouille ou encombre la perception de l’unité. En transposant ce modèle au niveau des peuples, ne peut-on affirmer que c’est au philosophe que revient la tâche d’être le poète de l’histoire? N’est-il pas le seul à avoir la hauteur et la distance suffisantes pour percevoir au travers de la disparité des événements une action unique en train de se réaliser?

L’hypothèse est séduisante, mais il faut bien reconnaître que, formulée ainsi, elle est incompatible avec deux thèses essentielles de la philosophie aristotélicienne. La première est politique: par définition, chaque cités à elle-même sa propre fin; ill ne peut être question d’en faire un momento d’une Histoire globale qui lui donnerait son sens.

17 Pol IV, 4, 1290b 18.18 Pol III, 10, 1281a 12.19 Poét., 23, 1459a 21 sq.20 Poét., 9, 1451b 5-6.21 GOLDSCHMIDT, V., Temps physique et temps tragique chez Aristote, Op. cit, p. 265.

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La seconde thèse est métaphysique: le monde sublunaire comporte une imperfection et un inachèvement qui interdisent d’y voir l’intervention de la providence et qui rendent nécessaires l’action et la production humaines: l’histoire esto donc fille de la contingence et non de la providence.

Ces deux restrictions importantes ne nous obligent pas, cependant, à renoncer purement et simplement à notre hypothèse. Celle-ci demeure philosophiquement féconde si on lui accorde une portée plus modeste; elle invite à chercher s’il y a une orientation générale dans l’evolution de toutes les cités et s’il y a un sens à cette orientation. La lecture philosophique de l’histoire nous permet-elle, par exemple, d’observer que les cités accomplissent de mieux en mieux leur finalité naturelle? L’enjeu de cette lectura est la possible découverte d’une certaine téléologie de l’histoire, même s’il faut d’ores et déjà abandonner l’idée d’une Histoire comme Acte unique.

Il y a manifestement pour Aristote un ordre d’evolution des régimes qui temoigne d’une orientation de l’histoire: toutes les constitutions ne naissent pas en n’importe quel temps –et ce en raison de l’evolution de la multitude. Ainsi, la royauté, qui correspond à un stade primitif de développement, apparaît comme un régime périmé pour les Grecs. A l’inverse, souligne Aristote, “il est peut-être difficile que naisse (aujourd’hui) un régime autre que la démocratie”22. Entre ces deux extrêmes, selon les textes, la royautñe est suivie soit d’une aristocratie puis d’une politie23, soit d’une oligarchie24; le texte le plus précis énonce la progression suivante: monarchie, politie “aristocratique”, oligarchie, tyrannie, démocratie25. Cet ordre, il faut le remarquer, est plus un ordre déduit à partir des causes de changement qu’un ordre qui pourrait être partout observé: par exemple, il ne recoupe que très approximativement la succession des constitutions dans la Constitution des Athéniens.

Si l’on admet, en dépit des variations locales, une telle orientation générale, encore faut-il déterminer si elle a une valeur particulière, celle d’un progres ou d’une décadence. Le problème est complexe puisque les constitutions évoquées sont aussi bien des constitutions droites que des constitutions corrompues. Considérons d’abord l’evolution que mène d’une constitution droite à une autre. Peut-on dire que l’evolution ait une signification axiologique?

Notre précédente etude sur le juste politique permet d’en douter. Nous avons vu que Aristote refuse l’idée platonicienne d’une unique constitution excelente laquelle se dégraderait progressivement selon un ordre nécessaire, énonçable a priori par la raison26. Il existe trois formes de constitution droite entre lesquelles il serait arbitraire d’etablir une hierarchie; ou plutôt, chacune peut revendiquer pour elle une certaine forme d’excellence. Ainsi, dans l’Ethique à Nicomaque, la royauté est qualifiée de manière platonicienne comme étant la constitution la meilleure27; en Politique VII, la politie aristocratique apparaît comme la constitution excelente, enfin la politie (régime mixte) est souvent présentée comme la meilleure constitution posible dans la réalité. En fait, toute constitution droite, parce qu’elle accomplit le juste natural, est en elle-même bonne.

Il reste que, si le juste natural se définit non seulement par la rectitude de la constitution mais par son adaptation à un plêthos, et s’il y a une évolution naturelle du plêthos, alors on peut penser que la politie est la seule constitution juste adaptée à une

22 Pol III, 15, 1286b 21-22.23 Pol III, 17, 1288a 8 sq.24 Pol IV, 13, 1297b 26.25 Pol III, 15, 1286b 8 sq.26 Pol V, 12, 1316a 2 sq.27 EN VIII, 10, 1160a 35-36.

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multitude “moderne”. Par sa quantité, par la forcé militaire qu’elle constitue (passage de la cavalerie à l’infanterie lourde puis légère), par son caractère rebelle à toute autorité non “politique”, la multitude moderne ne peut accepter qu’un régime constitutionnel: par là même, il est le seul possible. Peut-on maintenant aller jusq’à dire que l’avènement de la politie marquerait une sorte de progres dans l’existence politique des hommes? Cette idée, en effet, se rencontré dans plusieurs textes. De manière générale d’abord, la notion de progrès n’est pas étrangère à Aristote puisqu’il en constate les effets dans les arts et dans les sciences; sur le plan politique également, l’origine a plus la signification de ce qui est primitif que de ce que est essentiel. Dans cette perspective, le fait qu’un nombre sans cesse accru d’hommes cherche à vivre sous un régime constitutionenl témoigne d’un développement extensif de la vertu28: en cela, il y a progrès moral collectif. Ensuite et surtout la politie semble être le régime que accomplit le mieux l’essence du politique dans la mesure où seule l’autotité qui s’exerce sur des hommes libres et égaux, susceptibles d’être gouvernants et gouvernés, peut être dite véritablement politique29. Or ni la tyrannie despotique, ni la royauté paternelle n’exercent dans ce sens une autorité politique ni même l’aristocratie (à distinguer de la politie aristocratique), puisque l’autorité s’y déploie sur des hommes privés de véritables droits politiques30. De la sorte, on peut dire dans un certain sens qu’au niveau des constitutions droites, il y a comme une maturation de l’existence politique, provoquée par une évolution matérielle du corps de la cité, au point que la politie peut apparaître comme le télos ou l’accomplissement des autres constitutions droites.

Dans la réalité, cependant, cette belle ordonnance des constitutions droites est perturbée par le développement de déviations qui interdisent une vision purement progressiste de l’histoire. Plus précisément, lorsque l’on revient sur les textes que énumèrent les constitutions dans leur ordre de succession, la période de décadence et de vieillissement. Ansi par exemple, le passage de la monarchie à la politie s’opère en raison de’un accroissement de la vertu; celui que mène jusqu’à la démocratie repose sur le poids du nombre en même temps que sur le déclin de la vertu. Plus généralement, en de multiples occasons, Aristote fait apparaître une sorte de césure au coirs de l’histoire entre les constitutions “d’autrefois” et celles “d’aujourd’hui”. R. Weill a montré qu’il fallait sans doute situer dans les guerres médiques la charnière entre les deux périodes, entre les temps anciens et les tems modernes31. Or, même si ces derniers se caractérisent par des progrès intellectuels et techniques incontestables, ils sont également m arqués par un déclin moral et politique: le fait qie les magistratures ne soient plus considérées comme des services publics mais comme des instruments de profit personnel en est un témoignage32; aussi les constitutions d’aujourd’hui se révèlent-elles, aux yeux d’Aristote, presque toutes corrompues qu ce soit l’oligarchie spartiate ou la democratie athenienne “nouvelle”.

Si l’on réunit les deux formes d’évolution que nous venosn d’évoquer, l’histoire peut apparaître comme le déroulement d’une temporalité organique avec ses trois phases de genèse, d’accomplissement et de décadence. La matière sociale, devenue progressivement apte à vivre sous un gouvernement “politique”, parvient, entrainée par son propre poids, à détruire la forme à ses exigences. On ne peut ici que songer au rythme ternaire par lequel Hegel décrira la progression de l’esprit d’un peuple au cours

28 Pol III, 15, 1286b 12.29 Pol III, 4, 1277b 7.30 Pol V, 8, 1308a 6.31 WEILL, R. Philosophie et histoire. La vision de l’histoire chez Aristote (p. 161-197), La “Politique” d’Aristote, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. XI, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1965, p 177.32 Pol III, 6, 1279a 13 sq.

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de l’Histoire: chaque peuple passe par un moment de formation (Bildung), d’épanouissement (Überbildung) et de déclin (Verbildung)33.

La référence à Hegel doit cependant être maniée avec beaucoup de précaution. Si la temporalité politique était une temporalité véritablement organique, elle sarait la reproduction, sur une plus courte échelle, de la temporalité que habite les ethnies anhistoriques: l’histoire politique devrait être alors une histoire des peuples et non des constitutions. Or ce nèst pas le cas chez Aristote. Le modèle organique n’exprime pas chez lui, à la manière de Hegel, une loi nécessaire de développement, mais tout au plus un schème général que d’une part peut être deversement interprété et qui d’autre part souffre de nombreuses exceptions. Précisons chacun de ces deux aspects. Premièrement, l’évolution moderne des cités vers la démocratie n’a pas la signification d’une décadence croissante, d’un vieillissement sans retour comme le laisserait supposer le rythme ternaire que nous venons de décrire: nous reviendrons plus tard sur ce problème particulier, mais nous pouvons d’emblée constater que, pour Aristote, la démocratie, en dépit de sa modernité, n’est pas le pire mais le moins mauvais des régimes déviés34; à défaut d’être “juste” et “droit”, il possède une stabilité que n’ont ni la tyrannie ni l’oligarchie; en cela il constitue un démenti pour la vision organique de l’histoire. Dieuxièmement, si l’évolution vers la démocratie est globalement vérifiée, localement les changements (métabolai) peuvent se faire dans plusiers directions, de differentes manières. En Politique V, des exemples abondent en ce sens: Aristote observe qu’une constitution droite peut se transformer en constitution déviée, mais que l’inverse est aussi possible. De même, chaque constitution peut se transformer en une forme voisine et plus souvent encore en une forme opposée35. Ici ce n’est donc plus une belle courbe vivante que est donnée à voir, mais des transformations contingentes, aléatoires, désordonnées. Le temps devient réversible, analogue à celui que préside à la genèse des éléments36, plus matériel qu’organique. Ainsi le philosophe, en quête de sens et d’universalité, ne peut découvrir dans l’histoire une unité de signification comme le fait le poète pour la vie individuelle. Même si l’on peut repérer certaines tendances générales, le monde de l’histoire reste contingent et multitemporel.

Cette contingence peut au premier abord décevoir un esprit philophique et le conduire à persévérer: c’est au contraire si la décadence était une loi inévitable que le philosophe n’aurait plus qu’à se détourner de la cité pour s’adonnerà la vie contemplative. Aussi Aristote met-il tous ses efforts à chercher les moyens de préserver ou de redresser les constitutions, à réfléchir sur ce qu’il appelle la sauvegarde (sôtêria) des cités. Qu’y a-t-il exactement à savegarder, telle est la question quenous allons maintenant envisager. La réponse, nous allons le voir, vaire selon le degré de rectitude de la constitution.

3.- La sauvegarde des cités: de l’éthique a la physique sociale.a.- La conservation éthique des constitutions droites.Une constitution est droite lorsqu’elle est conforme au télos naturel de la cité,

l’avantage commun des gouvernants et des gouvernés, c’est-à-dire au juste politique. Dans la mesure où ce juste ne peut être préservé que s’il est adapté à telle multitude particulière, dans la mesure où “aujourd’hui” la multitude est devenue plus nombreuse et plus exigeante, c’est essentiellement à une réflexion sur la politie que se livre Aristote (que le corps des citoyenss oit restreint de manière aristocratique ou qu’il englobe un

33 HEGEL, G.W.F., La raison dans l’histoire, op. cit., p. 87.34 Pol IV, 2, 1289b 5. Elle est, en effet, le plus “mesuré” des régimes déviés.35 Pol V, 12, 1316a 18-20.36 Gén. cor., II, 4, 331a 20-21.

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certain type de démos). Cette réflexion s’interesse tout autant à l’instauration de la constitution qu’à sa sauvegarde: l’épreuve du temps est, pour une politeia, l’épreuve de sa rectitude et de son adaptation à la réalité d’un peuple.

Comme toute réalité engendrée, une constitution droite peut être détruite brutalement par des causes extérieures (guerres, famine, etc.), mais le plus souvent c’est en raison d’une décadence interne que s’opère la destruction. De quoi s’agit-il? Une constitution est droite parce qu’elle possède une norme immanente. Tout écart par rapport à cette norme, qu’il intervienne par tension (excès) ou par relàchement, engendre une constitution déviée37 ou corrompue; ainsi l’oligarchie apparaît comme une forme tendue et despotique de la politie, la démocratie comme une forme relâchée38. Il arrive même que l’écart soit si grand que toute structure constitutionnelle disparaisse: c’est le cas de la tyrannie ou de la démocratie extrême. L’image donnée par Aristote est célebre: à force de s’éloigner du droit vers le camus ou l’aquilin, un nez peut être à ce point déformé qu’il ne ressemble plus du tout à un nez39; il ne est de même pour une constitution.

Les causes de ces écarts nocifs sont à la fois matérielles et morales. Les premières résident dans les changements inévitables qui se produisent dans la nature du corps social au long du temps: des déséquilibres surgissent qui viennent rompre l’adaptation de la constitution à la matière sociale. Quant aux causes morales, on les trouve principalement chez les particuliers et les jeunes: les particuliers dissolvent l’éthique commune des citoyens lorsqu’ils adoptent un “genre de vie nouveau”40, les jeunes portent en germe la décadence, car ils peuvent toujours se montrer rebelles à l’éducation. Ainsi le “nouveau” ne constitue pas la chance d’un “vieillissement” de l’éthique collective. La perception du temps est ici beaucoup moins optimiste qu’elle ne l’est pour l’éthique individuelle: la vertu de chacun peut se développer, se consolider, progresser au cours du temps, même si la vieillesse vient l’affaiblir. L’éthique collective paraît fragile. Bien que la constitution ait besoin de la durée pour assurer son emprise sur les moeurs, le temps est moins source de maturation que de dégradation. C’est ce qu’exprime Aristote en soulignant que les constitution droites sont non seulement axiologiquement mais aussi chronoloquement antérieures aux constitutions déviées41. Dans ces conditions, la sauvegarde des constitutions droites est principalement envisagée en termes de préservation e de conservation.

La préservation est d’abord morale. Chaque génération doit être mise à l’unisson de l’ancienne grâce à la puissance éducatrice de l’imitation. Ensuite, les magistrats doivent veiller au respect scrupuleux des lois écrites et non écrites42, ne tolerant aucun écart, aussi minime soit-il, car il conduirait inexorablement à des déviations plus graves. Enfin et surtout, c’est la loyauté des citoyens à l’égard de la constitution qu’il faut consolider: pour cela, dit Aristote, rien de mieux que d’entretenir une certaine crainte43

37 Cfr. ROMEYER DERBEY, G., La république selon Aristote et Platon, loc. cit., p. 13-14. L’auteur montre avec justesse que l’idée d’une à partir d’une constitution droite a sa source dans le terme musical de parekbasis: “La constitution dévie tout comme l’harmonie sort du ton, détonne, au sens propre du terme”.38 Pol IV, 3, 1290a 27-29.39 Pol V, 9, 1309b 23 sq. “Ignoran que, así como la nariz desviada de su rectitud hermosahacia lo aguileno o chato es todavía hermosa y tiene gracia a la vista, no empero si se la acentúa demasiado hasta el exceso, porque en primer lugar se aparta de la proporción de ese miembro, hasta que de ese modo ya no se la hará parecer nariz a causa de la exageración y por el defecto de los [extremos] opuestos.”40 Pol V, 8, 1308b 20.41 Pol III, 1, 1275b 2.42 Pol V, 8, 1307b 31-32.43 Pol V, 8, 1308a 28.

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en sorte que la constitution apparaisse à tous pour ce que’elle est, un bien commun à préserver. Montesquieu reprendra l’idée: “Plus ces Etats (républicains) ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquiles, ils son sujets à se corrompre.”44 La vertu politique, on le voit, ne peut se réduire à la routine, c’est une vertu active et un engagement de tous.

Une constitution droite ne peut donc surmonter l’épreuve du temps que si elle est capable d’une veritable autorégulation; l’autorégulation n’est pas de nature biologique, elle exprime l’autarcie éthique de la cité. Une constitution “politique”, en effet, ne se conserve par elle-même, sans apport extérieur45, que si elle rencontré l’adhésion véritable de toutes les parties de la cité (et non seulement celle de la majorité). Aussi la temporalité qui est la sienne n’est-elle qu’en apparence une temparalité organique. Certes, on peut dire qu’une cité nait, se dégrade et meurt, mais la naissance n’est pas forcément la genèse lente vers une maturation accomplice; un législateur peut forger d’emblée une constitution achevée; de meme la dégradation et la mort d’un régime, sa durée de vie ne sont pas naturellement programmées. En fait, une constitution peut tout aussi bien durer pendant très longtemps qu’entrer immédiatement en decadence, puisque c’est le genre de vie effectif des citoyens qui décide de la “vie” d’une constitution.

Toutefois, la loyauté des citoyens peut rencontrer dans les changements matériels des obstacles à son exercice. Il faut donc tenir compte de l’évolution du plêthos. On ne préserve pas l’unité éthique d’une cité en maintenant de manière rigide toutes les réglementations, mais en opérant un certain nombre de modifications: par exemple, un régime censitaire ne se préserve pas en conservant toujours le même cens, mais en gardant la même proportion du cens46. L’êthos de la constitution ne peut donc se maintenir que si on accepte de proceder à un certain nombre d’aménagements législatifs permettant de conserver l’équilibre des forces dans la cité. C’est parce que le législateur sait composer avec les changements matériels qu’il peut préserver une norme de rectitude, et c’est parce qu’il la sauvegarde que tous les citoyens peuvent effectivement vouloir défendre leur constitution comme étant droite et juste. Ces réglages, néanmoins, ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel: une constitution ne conserve sa rectitude que si les moeurs des citoyens restent droites. Si réformes il y a, leur fin est de nature essentiellement conservatrice.

On peut s’attendre alors à ce que la pensé d’Aristote prenne une tournure nostalgique ou “réactionnaire” dès qu’il aborde les cas des constitution corrompues dont il a le spectacle quotidien. Le salut de ces cités ne consiste-t-il pas à remonter le temps, à retrouver des moeurs politiques que ont été perdues? Le remède à la déviation résiderait dans une restauration morale. La réponse d’Aristote, nous allons le voir, est beaucoup plus subtile et “moderne”.

b.- La conservation matérielle des cités à constitutions déviée.L’observation de la réalite politique contemporaine conduit Aristote à faire le

constat du caractère paradoxal de la vie des cités. Contrairement à ce qui prévaut pour les organismos vivants, les déviations (maladies ou monstruosités) y sont normales, entendons très fréquentes. L’anomalie est la règle habituelle et la norme l’exception. Aristote va même jusqu’à avouer que “la véritable politie n’a jamais existé ou bien rarement”47. Ce paradoxe, il faut le noter, n’en est un que si l’on tient à faire du vivant le

44 MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, op. cit., I, 8, 5.45 Pol IV, 9, 1294b 36.46 Pol V, 8, 1308b 3 sq.47 Pol IV, 11, 1296a 37-38.

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modèle de la cité. Car il suffit d’utiliser le modèle de la vie éthique individuelle pour s’apercevoir que l’on trouve le même décalage entre la norme et le normal (le grand nombre): chacun sait, en effet, qu’il existe très peu d’hommes excellents, incarnant la juste mesure, alors que les hommes imparfaits ou viciés sont légion. La norme éthique ne recoupe donc pas la norme statistique.

Aristote va prendre acte de cette réalité. Pas plus qu’il n’estime posible de rendre excellents tous les hommes, pas plus il n’estime réalisable de conformer toutes les constitutions déviées à la norme du juste. A défaut de les rendre parfaitement droites, on peut les redresser un tantinet et par là les améliorer. En effet, de même que certains vices sont tels qu’ils finissent par ruiner la santé physique de lìndividu, de même certaines déviations sont si importantes qu’elles conduisent à la destruction de la constitution. Il faut donc chercher les remèdes permettant, faute d’instaurer une constitution droite, de rendre viables des constitutions aceptables48. Pour comprendre la nature des remèdes préconisés par Aristote, il est utile de rappeler quelles sont les conséquences néfastes d’une constitution déviée.

La déviation peut être pratique ou institutionnelle. Dans le premier cas, il s’agit d’une constitution droite don’t les règles ne sont plus observes par les citoyens et les magistrats; dans le second cas, il s’agit de constitutions mal façonnées. Quelle que soit sa forme, la deviation porte en elle des germes de sédition (stasis) parce qu’elle provoque des factions. Les causes de sédition font l’objet d’une longue étude su cours du livre V de la Politique. Nous résumons ici les principales.

Elle s’expriment d’abord en termes psychologiques: une sédition est déclenchée par un certain “état d’esprit” (pôs échontes)49, plus précisément par la représentation d’une situation vécue comme injuste. Cette représentation d’une subjetive peut évidemment être erronée; cependant elle est souvent conforme à la réalité puisqu’une constitution défectueuse est par essence partiale: elle tend à favoriser soit l’égalité numérique (les pauvres) soit l’égalité proportionnelle (les notables). Dès lors, la loi n’apparaît plus comme cette “intelligence sans désir” qui pouvait exercer une autorité incontestée, elle ne semble plus qu’un “prétexte artificieux”50 permettant à ceux qui dominen de tromper les autres; de même, les magistratures deviennent le moyen pur et simple d’exercer sa force (cratos). On retrouve là une perception du monde politique que ressemble fort à la thèse désenchantée de Thrasymaque dans la République. Cette représentation d’une situation come injuste engendre des passion telles que la colère, la crainte ou le mépris dont les enjeux sont presque toujours le fain et l’honneur. Mais pour que l’ “état d’esprit” accède au niveau d’une conscience politique et pour que cette dernière soit susceptible de provoquer une sédition, il faut en outre que le rapport de forces se modifie: c’est le cas lorsqu’une partie de la cité voit s’accroître son prestige ou sa masse en raison de circonstances historiques. L’ordre (taxis) instauré par la constitution devient inadapté à la réalité sociale. Sous la pression même de cette réalité, la constitution es modifiée ou détruite. Les représentations subjectives que sont causes des séditions sont donc elles-mêmes conditionnées (selon le modèle déjà décrit dans la Rhétorique) par une situation matérielle concrète que joue le rôle de source (archê) de la sédition51. La lutte pour la justice est essentiellement une lutte des classes, ene lutte des riches et des pauvres, s’exprimant politiquement dans la querelle entre le parti des oligarques et celui des démocrates. Notons par parenthèse que les hommes vertueux, en

48 Pol V, 9, 1309b 32.49 Pol V, 2, 1302a 20.50 Pol IV, 13, 1297a 14.51 Pol V, 2, 1302a 21.

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revanche, restent toujours en retrait de ces luttes52: la différence quelitative ne cherche pas ici à s’affirmer comme cratos, pas plus qu’elle ne cherche à provoquer de nouvelles dissensions. Nous trouvons une fois de plus confirmée l’idée que, si l’excellence trouve toujours à s’exprimer dans la vie politique d’une constitution droite, inversement elle est souvent condamnée à l’abstention dans une constitution défectueuse.

S’il faut des circonstances particulières pour qu’il y ait sédition, de manière générale, c’est dans sa structure même qu’une constitution défectueuse porte les germes de sa destruction. En effet, alors que la constitution droite se corrompt en s’éloignant d’elle-même, par relâchement ou par tension, une constitution déviée se détruit en suivant sa pente, en se raidassant sur ses principes: plus un parti renforce sa domination, plus il mécontente l’autre parti et l’incite à la sédition53. Aristote en donne quelques exemples: les oligarques favorisent la révolte du dêmos en âccroissant sa pauvreté et en manifestant du mépris à son égard; de même, la démocratie non constitutionnelle provoque la rébellion des riches en multipliant les attaques des sycophantes à leur encontre. Isocrate nous renvoie l’écho de cette situation dans Sur l’échange: la richesse aujourd’hui n’est plus respectée; “Il est devenu plus dangereux d’avoir les apparences de l’aisance que d’avoir commis des forfaits avérés.”54 C’est pourquoi, même si dans un certain sens on peut dire que la démocratie est une politie relâchée, dans un autre sens on doit affirmer qu’elle se tend, qu’elle se crispe sur son propre êthos en accentuant jusqu’à l’extrême son écart par rapport à la politie. L’excès de démocratie tue la démocratie, l’excès de oligarchie tue l’oligarchie. Comme pour l’ethos individuel, il y a une manière caricaturale d’être soi que enlaidit et détruit au lieu de conserver.

Face à cette dégradation probable, la sauvegarde n’a plus le sens de la présevation et de la régulation mais celui de la réforme et du remède55. L’idée de remède exprime cette possibilité qu’ont les hommes de réagir et d’agir: dans un monde contingent, la décadence n’est pas inéluctable –ou plutôt elle ne l’est que si on laisse faire les choses. Donc Aristote refuse de céder au scepticisme désabusé de ses contemporains. Ceux-ci, remarque le philosophe56, ont pris la mauvaise habitude de préferer à tout compromis l’alternative du commandement sans partage ou de la soumission. Chacun accepte que règnent au niveau de la cité les mêmes rapport de forces que prévalent entre disait dans la République en s’opposant à Thrasymaque, une vision “réaliste” du monde politique, prétendument lucide, conduit les uns au cynisme et les autres à la passivité, en attendant l’heure de la revanche. Ce que est entretenu laors est un climat de faction, pour ne pas dire de guerre civile.

Le principe thérapeutique fundamental consiste à “modérer” les régimes déviées. A défaut d’instaurer une politie parfaite, on peut s’efforcer de tempérer les démocraties ou les oligarchies, autrement dit d’atténuer leur écart par rapport à la norme; ainsi une démocratie tempérée ménage les riches au lieu de les menacer, une oligarchie tempérée protege les pauvres. Cette modération, c’est au législateur qu’il appartient de la réaliser. Or, si nous savons que la préservation d’une constitution droite repose sur la vigilan ce à l’égard des moeurs de chacun, l’amélioration des constitutions déviées ne trouve pas son ressort dans l’exhortation à l’impuissance. Un législateur ne doit pas presupposer chez les hommes la vertu qu’il veut produire par ses réformes. Il ne prendra donc pas l’allure d’un donneur de leçons, il ne cherchera pas à imposer par la contrainte un retour aux moeurs traditionnelles: ce serait croire que le caractère des adultes peut être

52 Pol V, 1, 1301a 40.53 Pol V, 9, 1309b 31-35.54 ISÓCRATES, Sur l’échange, 160.55 Pol V, 5, 1305a 32.56 Pol IV, 11, 1296a 40-1296b 2.

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remodelé comme on forme celui des enfants57. Le législateur doit cherchera au contraire à s’appuyer sur les passions les plus fréquentes de ses concitoyens. Il ne peut réussir une réforme que si chacun y trouve son compte, c’est-à-dire si chacun, selon sa nature ou sa condition, peur satisfaire son goût pour les honneurs ou les profits. Par example, on peut tempérer une oligarchie en réservant les magistratures aux notables, tout en leur interdisant rigoureusement le pillage du trésor public; de cette façon, on contente à la fois les notables que ne seront pas gouvernés par les premiers venus et le peuple que pourra vaquer à ses occupations lucratives58. De même, Aristote imagine une démocratie tempérée où chacun a la possibilité (tò exeînai)59 d’accéder aux magistratures (ce qui est démocratique), mais où ne sont effectivement choisis que des notables que ont la capacité de les exercer correctement (ce que est aristocratique). Ainsi tout régime modéré apparaît comme un régime mixte que renoue le tissu social, que entremêle les intérêts des riches et des pauvres au lieu d’attiser les conflicts. En procédant à ces améliorations, le politique (philosophe ou législateur) travaille moins en moraliste qu’en médecin: de meme que ce dernier s’efforce de sauver un malade quells que soient ses défauts o uses vices, de même le politique cherche, comme le dit Aristote, à “prêter secours”60 aux constitutions existentes, y compris aux tyrannies, bien que celles-ci soient des régimes complètement pervers.

En quoi la conservation des constitutions déviées peut-elle constituir une nouvelle finalité politique? Ne conduit-elle pas Aristote à sacraliser ce qui existe et à renoncer à toute exigence normative? Pour saisir la valeur que peut être accordée à la simple permanence, il faut rappeler quelle est sa portée pour une constitution droite. Ce rappel permettra d’éclairer en partie le changement d’orientation d’Aristote. Le temps, nous l’avons vu, constitue una menace pour une constitution droite; mais, en retour, celle-ci ne prouve sa rectitude qu’en résistant au temps. En effet, dans la mesure où “le bien de chaque être, c’est ce que le sauve”61, une constitution que dure révèle sa justice, c’est-à-dire sa capacité à assurer effectivement l’avantage commun des gouvernés, en même temps qu’elle témoigne de sa justesse, c’est-à-dire de sa bonne adaptation à un corps social déterminé. De plus, c’est par la durée que les lous peuvent s’enraciner dans l’êthos de chacun sous forme de moeurs. C’est pourquoi Aristote préfere une constitution droite moins parfaite mais stable à une constitution excellente que ne rencontre jamais les conditions matérielles de sa réalisation et de sa permenence. On peut donc conclure que la durée est pour une telle constitution le signe de sa rectitude et le moyen de son enracinement; en revancha, elle n’est pas la fin qu’il faudrait poursuivre pour elle-même.

Peut-on dire, lorsqu’on revient aux constitutions déviées, que Aristote renounce à toute finalité naturelle au nom de la conservation de ce que existe, transformant le moyen en une fin? Sa position serait alors celle d’un conservatisme invétéré. Le propos du Stagirite est en réalité plus nuancé: lorsqu’il déclare vouloir “porter secours” aux constitutions, ce n’est pas en vue de préserver leur déviation à n’importe quel prix, c’est au contraire dans l’espoir de les préserver de cette déviation. Ainsi son étude du mode de conservation de la tyrannie n’est pas menée pour prêter main forte aux tyrans, mais

57 Ce n’est pas à dire que l’éducation soit sans importance dans les constitutions déviées. Le propose par Aristote est le suivant: il faut éduquer les jeunes, non pas conformément à l’êthos effectif des dirigeants, mais conformément à l’êthos de la constitution (Pol V, 9, 1310a 12-22). Dans une cité qui tombe en décadence, les adultes n’apparaîssent plus comme des modèles; l’éducation doit permettre de remonter la pente, en revenant à l’esprit de la constitution.58 Pol V, 8, 1308b 34-38.59 Pol V, 8, 1309a 2.60 Pol IV, 1, 1289a 6. Cfr. PETIT, A., L’analyse aristotelicienne de la tyrannie (p. 73-92).61 Pol II, 2, 1261b 9.

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pour montrer, qu’à l’instar de tout régime, la tyrannie ne peut se conserver longtemps qu’en se tempérant, qu’en perdant de sa démesure; si elle suit la logique perverse que es la sienne, elle court à se perte en s’enfermant dans un enchainement de violence et de répression que déclenche des révoltes brutales. Il est donc clair que le conservatisme d’Aristote ne consiste pas à sauvegarder à tout prix les constitutions existentes mais à rendre les régimes actuels aceptables, suffisamment tempérés pour qu’ils soient durables.

Il reste alors à comprendre pourquoi la durée d’une constitution peut être en elle-même un bien, un bien tel qu’il peut devenir une finalité de substitut par rapport à la finalité naturelle. A défaut de permettre l’instauration d’une véritable communauté politique, soucieuse de bien vivre, une constitution moyennement déviée permet d’assurer le “vivre ensemble” des citoyens, de conserver le corps social, autrement dit d’assurer sa sécurité et sa subsistance. D’une finalité éthico-politique, accesible en fait à peu, on régresse vers une finalité socio-économique qui intéresse tout homme libre. Si cette “nouvelle” finalité manque de noblesse, elle n’en a pas moins son utilité. C’est pourquoi il vaut mieux une constitution déviée que pas de constitution du tout.

Si telle est bien la position d’Aristote, il nous semble que sa préocupation politique majeure reside moins, comme on le dit souvent, dans la stabilité du régime que dans celle du corps social, même s’il est manifeste que l’instabilité politique n’a jamais favorisé la cohésion sociale. Seule cette préoccupation permet de comprende pourquoi autant de mesures constitutionnelles et législatives sont proposées aux libres V et VI de la Politique, mesures qui vont de simples aménagements à de véritables bouleversements (métabolai). Aristote, évidemment, n’est pas un révolutionnaire: mais il n’hesite pas à jugar certaines révolutions comme inévitables, d’autres comme bénefiques. Ainsi, le corps des lois constitutionnelles n’a plus le caractère “sacré” qu’on lui accorde quand il insuffle aux citoyens un ethos collectif, il devient un simple instrument au service de l’equilibre social. Cette analyse trouve un appui, nous semble-t-il, dans une Remarque faite par P. Pellegrin62. Celui-ci note que la succession chaotique des constitutions n’est qu’une caricature du cycle des générations animales, lequel imite l’identité numérique des êtres éternels. Nous ajoutons que c’est d’autant plus une caricature qu’elle se produit par l’inversion de l’élément permanent: alors que les espèces animales préservent leur forme grâce â la succession des générations, c’est la matière sociale que se conserve à travers la suite dèsordennée des formes de constitution.

Dans ces conditions, Aristote peut-il encore prétendre définir l’identité de la cité par la seule constitution (même si cette dernière demeure indispensable)? Quelques textes exposent en tout cas la question; “Pour certains, c’est une aporie de savoir quand c’est la cité que agit et quand ce n’est pas elle, par exemple, lorsqu’on passe d’une oligarchie ou d’une tyrannie à une démocratie.”63 Si la cité n’est plus du tout la même lorsqu’elle passe d’un régime à un autre, un problème comme celui du remboursement des dettes ou du respect des contrats ne se poserait même pas. Or il se pose puisque précisément Athènes démocratique remboursa les dettes que avaient été contractées par les Trente à l’égard des Lacédémoniens. De même, il es difficile de lire la Constitution de Athéniens en y voyant une sucession de cités naissant et mourant à chaque nouvelle constitution. Manifestement, ce qui est décrit réellement dans cer ouvrage, c’est l’évolution d’Athènes ou plutôt des Athéniens à travers la succession des differents régimes. Cependant, malgré cela, il faut bien répéter que jamais Aristote n’a défini l’identité d’une cité autrement que de manière politique: l’idée d’un “peuple” athénien

62 Cfr. PELLEGRIN, Pierre, Naturalité, excellence, diversité, Aristoteles’Politique, loc. cit., p. 151.63 Pol III, 3, 1276a 8-10.

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comme individu unique, défini non seulement par la permanence de son territoire et de sa population, mais aussi par une âme particulière s’incarnant dans la suite des constitutions, lui est restée totalement étrangère. En revanche, le problème de l’identité politique de la cité tend à passer au second plan par rapport à celui de la permanence et de la cohésion de la société, c’est-à-dire d’une réalité matérielle. Les problèmes politiques deviennent alors pratiquement des problèmes techniques, des problèmes, pourriat-on dire, de physique sociale. Il s’agit de savoir comment faire coexister ensemble, dans un régime plus ou moins défectueux, des individus que ne constituent ni une communauté ethnique, ni une véritable communauté éthique.

On pourrait voir dans ce relâchement du lien communautaire une preuve du caractère périmé de la cité grecque: pourtant ce sentiment n’est jamais vraiment exprimé par Aristote. La stabilité sociale peut devenir une finalité de substitut pour le politique et servir de critère “moderne” de hiérarchie enter les constitutions imparfaites. Dans cette perspective, la démocratie peut acquérir une place et une valeur qu’elle n’avait pas d’emblée. Avant de nous engager dans l’examen de cette question, nous devons toutefois faire état d’une certaine perplexité. Peut-on raisonnablement penser que Aristote ait pu se résoudre ausse facilement à abandonner l’exigence d’une norme du juste politique? Ce serait, en fait, avouer l’inanité ou tout au moins la caducité de sa réflexion théorique sur les constitutions droites. Il nous paraît de bonne méthode de parier d’abord en faveur de l’unité du projet politique aristotélicien. Il faut donc se demander si la stabilité sociale ne présuppose pas elle-même une certaine forme de rectitude et si plus particulièrement la démocratie ne retrouve pas de manière indirecte l’exigence d’une norme du juste politique. La question mérite en tout cas d’être posée.

4.- La sélection mécanique de la démocratie.La démocratie a ceci de remarquable qu’elle semble être l’objet d’une sélection

mécanique ou plus exactement statistique: “Maintenant que les cités sont devenues grandes, il est peut-être difficile que naisse une constitution autre que la démocratie”64; en effet, dans la mesure où la masse du dèmos s’accroit sans cesse, elle peut impser son pouvoir aux notables.

Ce constat n’implique pour l’instant aucun jugement de valeur en faveur de ce pouvoir d’une masse nombreuse. Plusieurs textes expriment au contraire des réticences à ce sujet.

D’abord en cherchant les conditions d’une consitution excellente, Aristote montre que le nombre illimité est par lui-même nocif: le trop grand nombre de citoyens rend invisible l’ensemble et impossible le choix jujdicieux des magistrats; c’est pourquoi d’ailleurs les démagogues renforcent leur influence en faisant accorder la citoyenneté à de nouveaux venus65. En fait, une cité trop nombreuse risque de régresser en deçà d’une véritable polis: “Elle aura une autarcie pour les biens nécessaires, mais elle sera une peuplade et non une cité: car il n’est pas facile qu’il y ait une constitution.”66 La cité risque donc de se “dé-politiser”, devenant une pure association économique. La crainte exprimée ici corrobore notre analyse précédente des constitutions déviées.

Ensuite, le dêmos est qualitativement défectueux, puisqu’il est constitué par la masse des pauvres, entendons par la partie la moins cultivée et la moins vertueuse du corps civique. Cette défectuosité s’accroît avec l’évolution historique vers des peuples

64 Pol III, 15, 1286b 20-22. 65 Pol VI, 4, 1319b 7 sq.66 Pol VII, 4, 1326b 3-5.

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de plus en plus “serviles”. La démocratie apparaît donc comme un régime moralement vicié.

Si l’on accepte ces deux arguments, la démocratie devrait s’autodétruire rapidement. Or, paradoxalement, ce régime se conserve plutôt mieux que les autres. Le philosophe doit chercher à dénouer le paradoxe d’une constitution où la faiblesse se renverse en force selon un procédé que l’on pourrait quelifier de “sophistique”. La démocratie semble avoir pour elle des raisons qui déjouent la raison.

Elle se conserve, en premier lieu, parce qu’elle est effectivement adaptée à la nature d’un plêthos moderne: royauté, une aristocratie, une oligarchie seraient immédiatement renversées par le grand nombre; en démocratie, au contraire, le “peuple se tient tranquille” parce que le régime a ses faveurs67. Cette stabilité est renforcée par le fait que, contrairement à ce qui se passe pour les oligarques, le dêmos ne connaît pas de querelles importantes en son sein.

En second lieu, c’est un régime qui peut se préserver par la simple abondance de sa population, sans qu’il soit nécessaire d’exiger ou d’espérer des vertus particulières. C’est donc une constitution facile à instituer, à la portée de tous, alors que la monarchie et l’aristocratie ont besoin “d’éducation et d’habitudes”68 et que l’oligarchie réclame de la “discipline”69. La démocratie tire sa force de ce qu’elle ne présuppose aucun êthos vertuex, de ce qu’elle peut se conserver de manière mécanique indépendamment de la qualité des citoyens. On mesure la distance que sépare sur ce point et pour l’instant Aristote de Montesquieu: pour ce dernier, cèst la vertu (l’amour du bien public) qui constitue le principe de la “démocratie”.

La démocratie, donc, en se conservant par le seul poids du nombre et par l’équilibre des forces révèle une stabilité qui n’est pas produite par la rectitude de la constitution. Ce n’est pas la forme que préserve la matière, mais la matière que préserve la forme. D’une certaine manière, il semble que règne ici une physique matèrialiste, régie par la pure et simple nécessité. Cette remarque, cependant, appelle quelques précisions. Une pensée matérialiste n’exclut pas toute notion de finalité. Empédocle, pour reprendre l’exemple d’Aristote, estime que la nécessité matérielle est l’unique cause de la réalité, mais il reconnaìt que les êtres vivants que se conservent sont ceux que sont constitués comme s’il y avait finalité70: au cours du temps, la nécessité sélectionne mécaniquement les organismes les plus achevés, les mieux adaptés à leur fonction. Si l’on adopte ce schéma pour rendre compte de la sélection de la démocratie par l’histoire, cela signifie que ce régime, à défaut d’être “voulu” par la nature, se révèle par sa résistance même, le mieux constitué de tous et fonctionne donc comme s’il y avait finalité. Il faut simplement ajouter qu’une “finalité” qui surgit de la nécessité ne peut être une finalité éthique mais seulement matérielle. La sélection de la démocratie inviterait donc Aristote à dénouer le lien entre éthique et politique, et à considérer la conservation du corps social comme la seule véritable finalité du politique. Une seconde hypothèse peut néanmoins être formulée. Dans la Physique, Aristote affirme que ce qui se produit toujours ou fréquemment n’est pas le produit de hasard mais de la finalité naturelle71. La fréquence et la stabilité de la démocratie pourraient alors être les signes que ce régime accomplit, malgré l’apparence, la finalité “naturelle” du politique. Derrière l’équilibre social, n’est-ce pas la norme du juste politique qui se redessine?

67 Pol II, 9, 1270b 18.68 Pol III, 18, 1288b 1.69 Pol IV, 6, 1321a 4.70 Fis., II, 8, 198b 29-32.71 Fis., II, 8, 198b 36 sq.

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Pour que cette dernière hypothèse se confirme, il faudrait que ce régime ne se contente pas d’assurer la coexistence des individus, mais qu’il permette l’accomplissement de belles actions alors même que les citoyens ne sont pas individuellement vertueux. On pourrait alors affirmer, pour reprendre l’expression de Kant, que la nature accomplit par “un art extroqué” la destination politique de l’homme en favorisant l’emergence de la démocratie.

Le problème est évoqué de maière dialectique dans le livre III de la Politique: il s’agit de savoir non pas en quoi lenombre favorise la stabilité du régime, mais en quoi il peut se transformer en qualité politique. On sait que Aristote examine tour à tour les prétentions de chacun à la souveraineté, étant entendu que celle-ci n’appartient par nature à personne. La souveraineté peut être revendiquée pour des causes diverses, la richesse, la noblesse, la vertu, la force et la liberté.

Individuellement, il est évident que chaque membre du dêmos est moins reche, moins noble, moins vertueux, moins fort que n’importe lequel des notables. Il ne possède qu’un bien à égalité avec eux et que le distingue de l’esclave, c’est la liberté. Notons que le problème de l’étranger ou du métèque est escamoté.

Mais précisément cette faiblesse propre à chacun va se transformer en force dès lors qu’ils s’associent ensemble: le dêmos se constitue alors “comme UN homme”72. Cette unité numérique est tout à fait originale; contrairement à ce que soutiennent certains commentateurs73, elle n’est pas de nature organique, car cela supposerait une hiérarchie entre des parties differentes: ici chaque membre du dêmos en vaut un autre, il compte comme pure quantité. Cette unité n’est pas non plus celle d’une oeuvre d’art à laquelle est comparé l’homme excellente parce que chez lui chaque vertu prend sa place dans une totalité harmonieuse74. Cette unité peut être définie comme étant celle d’un collectif, c’est-à-dire d’une association (sympantes)75 et non d’une organisation. Malgré l’anachronisme du langage, il faudrait parler à son sujet de personne morale: ce n’est pas le juge ni le membre de l’assemblée que exercent leur souveraineté, mais le tribunal et l’assemblée populaire76. Une des caractérisques essentielles d’un collectif est qu’il peut acquérir des qualités que ne possède aucun de ses membres particuliers. Dès lors, le dêmos est en droit de soutenir immédiatement qu’il est plus riche et plus fort que chacun des notables.

Ces deux critères, cependant, restent d’ordre matériel: le peuple peut s’en prévaloir s’il s’agit de montrer qu’il est le plus à même d’assurer la conservation de la cité, qu’il est le plus apte à réaliser sa finalité économique et sociale. Mais, s’il revendique d’être également le plus manifester que sa vertu n’est pas inferieure à celle des notables. Le problème est donc le suivant: est-il possible que par addition de médiocrité naisse un collectif doué d’une vertu politique et d’une prudence qui n’auraient rien à envier aux gens bien éduqués?

L’hypothèse est envisagée par Aristote. Pour la rendre plausible, il ajoute à la pure quantié un autre élément qui est la diversité. Les membres du peuple son médiocres, mais cette médiocrité prend des formes diverses: ainsi les passions des uns et des autres, pour employer une expression de Leibnitz77, “s’entrempêchent” et par là s’équilibrent, rendant le peuple difficilement corruptible78; semblablement, les qualités

72 Pol III, 11, 1281b 5.73 Cfr. WOLFF, F., Aristote et la politique, op. cit., p. 112.74 Pol III, 11, 1281b 11 sq.75 Pol III, 11, 1281b 2.76 Pol III, 11, 1282a 34-36.77 LEIBNITZ, G.W., Discours de Métaphysique, Paris, Vrin, 6e éd., 1970, p. 51.78 Pol III, 15, 1286a 32-33.

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des uns et des autres se complètent. Aristote reconnaît même qu’on trouve dans le peuple, disséminées çà ou là, certaines vertus particulières qui, assemblées, concourent à la formation d’une vertu colective. Cette vertu, “comme un repas où chacun apporte son écot” peut acquérir, à défaut de la beauté d l’harmonie, celle de la bigarrure et de la diversité79. Elle n’en témoigne pas moins d’une transmutation de la quantité et de la qualité. Le peuple peut donc prétendre autant que les autres à la souveraineté quel que soit le critère retenu (en dehors de celui, éludé, de la noblesse).

Mais pour affirmer qu’il y a une téléologie naturelle dans la sélection de la démocratie, il faut encore montrer que ce régime réalise mieux que les autres le juste politique. Cette thèse est défendue par F. Wolff80 dans plusieurs articles: le régime populaire est celui que incarne le mieux l’essence du politique, non parce qu’il est juste que les masses commandent, mais parce que les masses délibèrent et jugent plus justement que les notables, c’est-à-dire sont plus aptes à énoncer l’avantage commun. Nous reviendrons sur le problème de la délibération populaire dans le dernier chapitre en nous demandant si la rectitude de la délibération n’est pas elle-même conditionnée. Cependant, d’ores et déjà, la lecture d’un certain nombre de textes nous oblige à tempérer cet optimisme. L’argumentation d’Aristote en faveur de la démocratie est dialectique, et donc sujette à discussion: il serait simpliste de soutenir que la démocratie, quelle que soit sa forme, produise immanquablement le juste. Deux sortes de restrictions interdisent une telle interprétation.

a). Tout dêmos n’est pas apte à délibérer convenablement, en se préoccupant de l’avantage commun; lorsqu’il est constitué par la classe moyenne, les choses se passent bien, mais lorsque les pauvres l’emportent par le nombre, “les affaires tournent mal et c’est vite la ruine”81. Méprisant les lois et les magistrats, un tel peuple, comme le dira Montesquieu82, détruit toute constitution par excès d’égalitarisme.

b). Le collectif que Aristote décrit comme un homme à plusieurs pieds et plusieurs mains peut agir effectivement comme un collectif vertueux; mais il peut aussi faire figure de “monstre”. Une telle image, en effet, est déjà présente chez Platon à travers celle d’une “bête sauvage” à plusieurs têtes dont certaines sont paisibles et d’autres féroces: cette bête “bigarrée”, comme la démocratie, symbolise l’incohérence et la multiplicité des désirs que peuvent régner dans l’âme83. Chez Aristote cette image n’est pas seulement utilisée pour désigner le collectif démocratique, mais aussi le monarque tyrannique envoyant de tous côtés des espions à sa solde. Le rapprochement n’est pas un hasard: le peuple que gouverne uniquement par décrets se comporte comme un monarque84, soucieux non de l’avantage commun mais de son intérêt exclusif.

Si l’assemblée populaire peut donc faire preuve de vertu et de prudence collectives, elle peut aussi se conduire de manière despotique. Dès lors, en dépit de son aptitude à se conserver, on ne peut soutenir que la fréquence de la démocratie témoigne d’une ruse de la nature que aurait sélectionné téléologiquement le régime qui incarne le mieux l’essence du politique. La démocratie du IVe siècle, insouciante des lois, révèle trop souvent son caractère factieux pour qu’on puisse vour en elle l’accomplissement de la finalité naturelle de la cité. Nous trouvons ici la confirmation de ce que nous disions pour commencer en définissant la polis: la cité ne réalise sa finalité naturelle que grâce à 79 Pol III, 15, 1286a 29-30. Remarcamos que el adjetivo utilizado es kallíon (más bello) y no beltíon (mejor).80 WOLFF, F., Justice et pouvoir. Aristote, Politique III, 9 (p. 273-296), Phronesis, 20, 1988; o Aristote démocrate (p. 53-87), Philosophie, Paris, Ed. De Minuit, nº 18, 1988.81 Pol IV, 11, 1296a 17-18.82 MONTESQUIEU, El espíritu de las leyes, op. cit., I, 8, 3.83 PLATÓN, Rep., IX, 588c.84 Pol V, 11, 1313b 39.

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l’action des hommes; aucune constitution ne peut produire l’avantage commun de manière purement automatique. Même si le gouvernement populaire paraît le seul possible “aujourd’hui”, il ne’ s’ensuit pas qu’il soit par essence juste. L’adaptabilité au plêthos n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisante de la rectitude d’une constitution; encore faut-il qu’il n’y ait pas confusion entre la souveraineté (kyrion) du peuple et le pouvoir (cratos) du peuple, entre les décisions respectueuses des lois et les décrets. La valeur politique du régime démocratique ne lui es donc pas connaturelle mais dépend de la pratique effective des citoyens

Il y a cependant une originalité de la démocratie que plaide en sa faveur; son bon fonctionnement semble plus facile à obtenir que pour un autre régime; la législation doit moins se soucier de susciter de bonnes moeurs que de produre, par des mesures adéquates, un “mélange” social d’une nature telle qu’il sera amené, presque automatiquement, à prendre de bonnes décisions, lors de ses délibérations.

Le terme de “mélange” (mixis ou crasis) se distingue de “composé” (synthésis), bien que certains textes confondent les deux85. La distinction est clairement établie en Génération et corruption: dans la synthésis, les parties se conservent telles quelles en acte (c’est d’ailleurs ainsi que l’entend Aristote lorsqu’il définit la cité comme un “composé” de parties hétérogènes et hiérarchisées), dans le mélange, elles ne se conservent qu’en puissance: le mélange est une union, avec altération des corps mélangés, qui produit quelque chose de commun et d’intermédiare entre ces corps86. Quel mélange faut-il donc produire que permette à une démocratie d’accomplir le juste politique?

Il faut mélanger la masse des pauvres à celle des riches87 grâce à une constitution harmonieusement tempérée et à un bon dosage des mesures législatives. Transposé au niveau de la délibération publique, ce mélange de la quantité et de la diversité d’une part, de la qualité d’autre part, constitue la condition optimale à la bonne décision. L’image utilisée par Aristote a été souvent citée: l’aliment impur qui accompagne un aliment pur rend le tout plus utile qu’une petite quantité (d’aliment pur)88. Ce mélange permet que le dêmos, en tant qu’assemblée délibérative, prenne un sens non plus seulement économique et social (les pauvres) mais politique: l’assemblée es faite de tous les citoyens, notables et médiocres, elle exerce sa souveraineté comme étant celle de tous, même si les pauvres sont en plus grand nombre.

Ce mélange induit par une constitution mixte reste toutefois fragile: il constitue un “symbole”89 dont l’unité peut toujours se briser. C’est pourquoi, encore une fois, Aristote estime que le mélange le plus favourable à la démocratie constitutionelle n’est, pas issu de la réunion de deux parties complémentaires mais d’une grande clase moyenne. Cette matière ou cette pâte sociale forme, à ses yeux, le composé “naturel” d’une cité, définie elle-même par l’égalité et la similitude de ses membres90. Le tempérament naturellement modéré de cette classe la conduit, en effet, le plus souvent à prendre des décisions politiques sensées.

Néanmoins, in doit constater que Aristote n’a pas tiré toutes les conséquences de cette affirmation: la classe moyenne espérée ne se développe pas automatiquement; si les grandes cités lui sont un terrain favorable91, dans la réalité, c’est la foule des pauvres

85 Pol IV, 9, 1294a 36.86 Gen. cor. I, 10, 328a 8 sq.87 Pol V, 8, 1308b 29.88 Pol III, 11, 1281b 36-38.89 Pol IV, 9, 1294a 35.90 Pol IV, 11, 1295b 25-28.91 Pol IV, 11, 1296a 10.

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que semble prendre le plus de poids au VIe siècle. La réflexion politique devrait donc de toute urgence porter sur les moyens de développer cette classe: la prospérité et la valorisation du travail es sont les moyens principaux. C’est là qu’achoppe, nous semble-t-il, la pensée politique d’Aristote: ayant tant de fois montré l’incompatibilité du travail et de la citoyenneté, du travail et de la vertu politique, il lui est difficile de reconnaître explicitement que le sérieux du travail peut ètre plus propice au sérieux des délibération publiques que l’oisiveté.

Il faut donc réfléchir plus précisément sur les conditions d’une bonne délibérations publique. Si une assemblée où l’on discute avec les autres, où l’on écoute aussi des orateurs professionnels permet l’emergence d’une vertu et d’une prudence collectives, n’est-il pas indispensable, même en démocratie, qu’il y ait un minimum de qualités éthiques individuelles pour que le jugement collectif soit capable de déceler l’avantage commun?