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C. PUGET, « Verdun au cinéma. De « l’écume de l’Histoire » à la représentation » Colloque « Les batailles de 1916 » 1 Verdun au cinéma. De « l’écume de l’Histoire » à la représentation 1 « Messieurs, chaque point de ce vaste champ de bataille est aujourd’hui célèbre. Où que vous jetiez les yeux, vous ne rencontrerez que des sites dont le nom est dans l’histoire, et auxquels s’attachent des souvenirs émouvants. Aussi, quand je viens évoquer cette lutte engagée pour sauver notre vieille place, et avec elle la France, et avec la France toute une civilisation de droit et de fraternité, ma pensée se reporte-t-elle, pleine de reconnaissance et d’admiration, vers les héroïques défenseurs de Verdun » 2 . Ces mots prononcés par le maréchal Pétain, à l’occasion de la pose de la première pierre de l’ossuaire de Douaumont, font au écho à ce qu’Antoine Prost a, plus tard, défini comme « [] le point indépassable où le patriotisme du 19 e siècle trouve son apogée et sa limite dans un sacrifice sur- humain et in-humain » à propos de Verdun, le lieu, la bataille, l’événement 3 . Le caractère extrême de cet affrontement centenaire a donné lieu à de multiples inscriptions historiennes et mémorielles dont une, parmi tant d’autres, traduit bien cette idée de borne ultime du martyre meusien avec un sentiment d’universalité étrange : « […] Après la fin du monde, la terre sera Verdun » 4 … En marge de ce constat éloquent, Verdun, dans sa sur-dimension, nous incite à interroger ce qui fait la bataille, car finalement « […] les grands affrontements de 1916 et, plus largement, ceux qui s’étendent de 1915 à 1918, sont-ils des batailles ? Ils sont à dire vrai “autre chose”, et qui reste à définir. En prendre conscience n’est pas sans conséquence sur notre intelligence de la mutation décisive subie par l’activité guerrière au sein du monde occidental à la faveur du premier conflit mondial » écrivent encore Stéphane Audion-Rouzeau et Gerd Krumeich 5 . « Verdun » est un événement dont l’impact et la place dans l’Histoire de France témoigne du caractère à la fois incontournable et immédiatement « légendaire » – pour reprendre l’expression de G. Duby au sujet de Bouvines – si l’on se réfère notamment à la plume de Maurice Barrès, au récit de Jacques Péricard ou encore à celui de Philippe Pétain lui-même 6 ... Aborder les représentations cinématographiques de la bataille – ainsi que j’ai pu le faire dans Verdun, le cinéma, l’événement 7 – commande, d’une part de faire l’inventaire analytique des films relatifs à la bataille de 1916, produits pendant et après la Grande Guerre, mais permet également d’étudier comment la bataille et ses représentations (audio)visuelles ont évolué au fil des décennies, au gré de contextes historiographique et mémoriel fluctuants. Le présent article – issu de la 1 « Les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables : elles ne sont pas aujourd’hui tout à fait effacées. Ces traces seules lui confèrent son existence. En dehors d’elles, l’événement n’est rien » Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, éd. Gallimard, Paris, 2005 [1973], p. 8. 2 « Discours prononcé par le Maréchal Pétain le 22 août 1920 », in Philippe Pétain, La Bataille de Verdun, éd. Perrin, Paris 2015 [Payot, 1929], p. 143. 3 Antoine Prost, « Verdun » in Pierre Nora, Les Lieux de mémoire. tome 2, éd. Quarto Gallimard, Paris 1997, p. 1778. 4 Joseph Delteil, Les Poilus, éd. Bernard Grasset, Paris, 1926, p. 133. 5 Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, « Les batailles de la Grande Guerre », in Stéphane Audoin- Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, éd. Bayard, Paris, 2004, p. 300. 6 Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, éd. Plon, Paris, 1968. Jacques Péricard, Verdun. Histoire des combats qui se sont livrés de 1914 à 1918 sur les deux rives de la Meuse, Librairie de France, Paris 1933. Philippe Pétain, op. cit., 1929. 7 Clément Puget, Verdun, le cinéma, l'événement, Paris, Nouveau Monde éditions/DMPA, collection "Histoire et Cinéma", 2016.

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C. PUGET, « Verdun au cinéma. De « l’écume de l’Histoire » à la représentation » Colloque « Les batailles de 1916 »

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Verdun au cinéma. De « l’écume de l’Histoire » à la représentation1 « Messieurs, chaque point de ce vaste champ de bataille est aujourd’hui célèbre. Où que vous jetiez les yeux, vous ne rencontrerez que des sites dont le nom est dans l’histoire, et auxquels s’attachent des souvenirs émouvants. Aussi, quand je viens évoquer cette lutte engagée pour sauver notre vieille place, et avec elle la France, et avec la France toute une civilisation de droit et de fraternité, ma pensée se reporte-t-elle, pleine de reconnaissance et d’admiration, vers les héroïques défenseurs de Verdun »2.

Ces mots prononcés par le maréchal Pétain, à l’occasion de la pose de la première pierre de l’ossuaire de Douaumont, font au écho à ce qu’Antoine Prost a, plus tard, défini comme « […] le point indépassable où le patriotisme du 19e siècle trouve son apogée et sa limite dans un sacrifice sur-humain et in-humain » à propos de Verdun, le lieu, la bataille, l’événement3. Le caractère extrême de cet affrontement centenaire a donné lieu à de multiples inscriptions historiennes et mémorielles dont une, parmi tant d’autres, traduit bien cette idée de borne ultime du martyre meusien avec un sentiment d’universalité étrange : « […] Après la fin du monde, la terre sera Verdun »4… En marge de ce constat éloquent, Verdun, dans sa sur-dimension, nous incite à interroger ce qui fait la bataille, car finalement « […] les grands affrontements de 1916 et, plus largement, ceux qui s’étendent de 1915 à 1918, sont-ils des batailles ? Ils sont à dire vrai “autre chose”, et qui reste à définir. En prendre conscience n’est pas sans conséquence sur notre intelligence de la mutation décisive subie par l’activité guerrière au sein du monde occidental à la faveur du premier conflit mondial » écrivent encore Stéphane Audion-Rouzeau et Gerd Krumeich5. « Verdun » est un événement dont l’impact et la place dans l’Histoire de France témoigne du caractère à la fois incontournable et immédiatement « légendaire » – pour reprendre l’expression de G. Duby au sujet de Bouvines – si l’on se réfère notamment à la plume de Maurice Barrès, au récit de Jacques Péricard ou encore à celui de Philippe Pétain lui-même6... Aborder les représentations cinématographiques de la bataille – ainsi que j’ai pu le faire dans Verdun, le cinéma, l’événement7 – commande, d’une part de faire l’inventaire analytique des films relatifs à la bataille de 1916, produits pendant et après la Grande Guerre, mais permet également d’étudier comment la bataille et ses représentations (audio)visuelles ont évolué au fil des décennies, au gré de contextes historiographique et mémoriel fluctuants. Le présent article – issu de la

1 « Les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables : elles ne sont pas aujourd’hui tout à fait effacées. Ces traces seules lui confèrent son existence. En dehors d’elles, l’événement n’est rien » Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, éd. Gallimard, Paris, 2005 [1973], p. 8. 2 « Discours prononcé par le Maréchal Pétain le 22 août 1920 », in Philippe Pétain, La Bataille de Verdun, éd. Perrin, Paris 2015 [Payot, 1929], p. 143. 3 Antoine Prost, « Verdun » in Pierre Nora, Les Lieux de mémoire. tome 2, éd. Quarto Gallimard, Paris 1997, p. 1778. 4 Joseph Delteil, Les Poilus, éd. Bernard Grasset, Paris, 1926, p. 133. 5 Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, « Les batailles de la Grande Guerre », in Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, éd. Bayard, Paris, 2004, p. 300. 6 Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, éd. Plon, Paris, 1968. Jacques Péricard, Verdun. Histoire des combats qui se sont livrés de 1914 à 1918 sur les deux rives de la Meuse, Librairie de France, Paris 1933. Philippe Pétain, op. cit., 1929. 7 Clément Puget, Verdun, le cinéma, l'événement, Paris, Nouveau Monde éditions/DMPA, collection "Histoire et Cinéma", 2016.

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communication présentée en colloque – se veut surtout un prolongement de la réflexion amorcée dans mon ouvrage. Dans quelle mesure l’affrontement franco-allemand de Verdun s’inscrit-il donc à l’écran en tant que bataille et événement depuis un siècle, désormais ? Trois parties permettront de donner des éléments de réponse à cette question à travers : « Première vague. Les films militaires, l’épreuve de l’Histoire », « Le fracas de la bataille, en fictions » et enfin, « Verdun se retire. L’impossible reviviscence et la question du « paradigme indiciaire »8. Première vague. Les films militaires, l’épreuve de l’Histoire Le terme « d’épreuve » renvoie à la fois à la notion de preuve et de « paradigme indiciaire » (Ginzburg)9 et à l’attestation d’une existence « visible », d’une présence sociale et d’un imaginaire – la trace. Aussi peut-on se demander si les premières épreuves de tournage, fondements des « films militaires » de Verdun, tiennent lieu de preuves (ou non) et si oui (preuves) de quoi. C’est peut-être du côté des traces (Ginzburg) qu’il faut alors envisager les fragments de films militaires. De l’événement ? La plupart des films, tournés dans le secteur de la bataille de Verdun de mars à décembre 1916 absentent le combat au corps à corps de part et d’autre du no man’s land – les autorisations de tournage en première ligne n’étant délivrées qu’à l’été 1916. Cette absence visuelle est remarquable, elle fait de Verdun un événement en creux. Ainsi, du côté des représentations filmiques, l’affrontement des Hauts de Meuse est-il l’anti-bataille de la Somme par excellence. Côté britannique, dans The Battle of the Somme, de Malins et Mcdowell – qui eut un succès immense en tant que premier long métrage documentaire sur la bataille en août 1916 – la sortie de tranchée du bataillon du Lancashire est mise en scène – jouée par d’authentiques soldats à l’abri du feu. « C’est un faux qui dit vrai ». Le mythe de la guerre visuelle s’écrit donc à l’été 1916, en Somme, alors qu’au même moment, la bataille de Verdun ne produit pas de film analogue, refusant l’hyper visibilité médiatique au profit du cénotaphe de l’événement. Cependant, il ne faudrait pas penser que la bataille franco-allemande soit pour autant dénuée d’exagération et de fictionnalité dans ses représentations courantes, malgré cette apparente réserve spontanée. A bien y regarder d’ailleurs, le film militaire La Revanche des français devant Verdun (octobre-décembre 1916), qui se concentre sur la dernière phase de la bataille à travers un montage filmique achevé début 1917, met en évidence le découpage symbolique d’un événement – Verdun – réduit aux épisodes victorieux des reprises des forts de Douaumont et Vaux (octobre, novembre 1916) dont le spectateur ne voit pourtant aucune image spectaculaire, encore moins « combattante ». Au lieu de cela, ce film – dans la partie qui précède son dénouement spectaculaire – ainsi qu’un autre sorti plus tôt dans l’année 1916 – Verdun (20 juillet 1916) – dévoilent la ville verdunoise, lieu d’un acharnement de l’ennemi à distance (ruines, édifices/lieux de culte éventrés), et les forts qui jonchent les Hauts de Meuse. Le ton des intertitres filmiques est déterminé et combattif à la fois, à l’image des mots sur les intertitres suivants : « le visage de Verdun, dans le calme miroir de la Meuse » ou encore « Le fleuve de victoire coule à travers Verdun » s’agissant, dans ce dernier cas, de la Meuse évidemment mais d’abord du flot des troupes qui s’engouffrent inlassablement dans les rues de la cité.

8 Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes et traces. Morphologie et histoire, éd. Verdier, coll. Poche, Paris, 2010 [Flammarion, 1989]. 9 Ibid.

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Filmée, l’eau est comparée à la force vive des soldats, attestée par la marche déterminée, cadrée en plongée depuis un immeuble épargné par l’artillerie lourde allemande. Les lieux donc sont cadrés, de même que les hommes qui combattent… Les gradés, et notamment les plus illustres d’entre eux, sont filmés. Joffre apparaît épisodiquement au côté de Castelnau mais c’est surtout Pétain qui s’affirme rapidement comme le défenseur puis vainqueur de Verdun aux dépens de Nivelle (cf. photogramme ci-après). Cela, alors même que le général Pétain, qui prend le commandement de la bataille le 26 février 1916, en est mis à distance au mois de mai. Le plan parfois daté de mai 1916 est probablement tourné en novembre, comme en témoigne les uniformes et manteaux.

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Présence/absence donc. Comme l’indique Le Petit journal du 5 mars 1916, le cinéma ne représente d’ailleurs que très rarement Pétain. C’est un « homme qui n’aime pas se faire photographier. Il fait détruire les clichés lorsqu’il s’aperçoit qu’on le filme »10. C’est à travers les intertitres que le nom de Pétain se répand dans les films militaires comme La Revanche des Français devant Verdun ou encore Verdun (décembre 1916). Pour Pétain qui a été nommé à Verdun à la dans la nuit du 25 au 26, l’absence d’image traduit la discrétion d’un général arrivé pour que Verdun résiste à la poussée allemande. Péricard rapporte, au milieu des années 1930 que « l’arrivée de Castelnau [chef d’état-major de Joffre, le généralissime des Armées], la désignation de Pétain, deux nouvelles qui, connues par les combattants de Verdun dans la nuit du 25, leur furent d’un extrême réconfort ». Ce moment, décisif si l’on en croit les témoignages d’alors, n’a pourtant pas été filmé ni photographié. Alors, la fiction cinématographique a pris le relai, onze ans plus tard, se heurtant avec fracas à la commémoration institutionnalisée de la bataille dans l’après-guerre… Le fracas de la bataille, en fictions Il est possible de parler de « fracas » de la bataille dans la mesure où le cinéma de fiction va remplacer celui, d’actualité militaire, pour présenter un tableau à la fois plus spectaculaire de Verdun – bientôt sonore et parlant d’ailleurs – et plus complet – maximaliste – comme si le film devait combler les béances laissées par le passé, tels ces trous d’obus d’un paysage scarifié par l’affrontement. C’est donc un deuxième temps de l’événement, après sa genèse partielle mais aussi partiale, qui correspond à celui de la mise en récit fictionnelle de la bataille, après-guerre. Mais ce qui est fictionnel n’est pas

10 Le Petit Journal, 5 mars, 1916.

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tant le combat, évidemment joué et dirigé par/pour la caméra. Non, la dimension « fictionnalisante »11 relève d’abord du contrat de lecture qui se noue entre instance narrative et spectateur. Léon Poirier réalise Verdun visions d’histoire en 1928 – tournage en novembre 1927 – avec plusieurs anciens combattants – dans les Hauts de Meuse et notamment dans la ville de Verdun (la citadelle basse est également un lieu de tournage que Bertrand Tavernier choisira d’investir aussi, en 1989, pour conter l’histoire du choix du Soldat inconnu dans La Vie et rien d’autre). Poirier tourne d’ailleurs la première séquence du film devant la porte métallique de La Tranchée des baïonnettes – premier monument du champ de bataille de Verdun, inauguré en 1920 – inscrivant son œuvre non seulement dans la terre verdunoise, mais aussi dans une perspective mémorielle qui est surtout celle de la célébration après-guerre de l’événement. Verdun visions d’Histoire est le seul film, à ce jour, qui se soit consacré à retracer l’intégralité de la bataille de Verdun – jusqu’à rejoindre même l’année 1918 dans un étonnant raccord temporel (et symbolique). Le recours à la fiction est ici une réponse à l’impossible récit national via l’image militaire filmique éprouvée.

11 Roger Odin, « Film documentaire, lecture documentarisante », Cinémas et réalités (actses du colloque de St-Etienne) éd. CIEREC-Université de Saint Etienne, 1984.

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Pétain, mué en sauveur et « chef » providentiel, y apparaît d’ailleurs également, à la demande de Poirier qui lui suggère de rejouer, devant la caméra, son arrivée à la mairie de Souilly dans la nuit du

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25 au 26 février 1916. Et tout se passe comme si, de la fiction naissait l’archive d’un moment resté jusqu’alors dans l’antichambre de l’Histoire…12

L’autre particularité du film de Léon Poirier, qui s’inscrit dans un contexte politique de rapprochement des deux anciens belligérants ennemis, et de représenter Français et Allemands, non sans un certain manichéisme de classe sociale – la verticalité hiérarchique de l’armée du Kaiser s’opposant à l’horizontalité des forces vives françaises solidaires et unies – mais avec le souci louable d’éviter la diabolisation de l’adversaire et, chose étonnante alors, avec la volonté de traduire cette terrible épreuve que fut la bataille de Verdun pour l’un et l’autre camp. Dans un esprit ancien combattant de bon aloi, Verdun visions d’histoire fait la part belle aux poilus et feldgrau anonymes. La dernière séquence du film révèle d’ailleurs la responsabilité de l’état-major allemand dans la défaite de Verdun alors que le jeune feldgrau, joué par Hans Brauswetter, est effondré.

Face à lui, passe en voiture, à l’abri des regards et de la troupe, le « vieux maréchal d’Empire », tel que Poirier le nomme dans le film, dont les traits et l’âge avancé peuvent rappeler le feldmarechal Von Haesler, allégorie s’il en est du déclin de l’Empire. Vision d’histoire qui valut à Léon Poirier l’agacement des autorités allemandes lors de la première du film à Berlin en 1928. La même année, 1928, Henri Desfontaines prend la caméra, pour ce qui sera son dernier film, en réalisant Le Film du poilu, récit mettant en images une veuve de guerre, son fils et un ancien combattant.

12 Daniel Costelle, réalisant le film documentaire Verdun (1966) emprunte d’ailleurs à Verdun visions d’Histoire un plan de Pétain tourné par Léon Poirier. Il fait également intervenir un témoin, Louis Bontemps, ancien officier d’état-major sur les marches de la Mairie de Souilly, à l’endroit même où le général d’alors descendit ces marches pour la deuxième fois… devant la caméra de Poirier. En 2016, Apocalypse Verdun du même Daniel Costelle reprend les plans de Poirier, comme si quarante après ce premier film documentaire, le temps n’avait pas altéré l’artificialité d’une telle séquence.

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Le pacifisme est à l’honneur dans cette œuvre originale par la mise en abyme proposée – un film projeté dans le film.

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Et Verdun surgit à l’écran dans le plaidoyer filmique pacifiste du soldat Lambert à l’adresse des enfants de France. Au-delà de la vraisemblance du propos, la fiction opère un transfert de la représentation à la transmission qui dit beaucoup de l’impératif mémoriel et de la place occupée par l’événement dans le « travail de mémoire » (P. Ricœur).

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Ce dont Léon Poirier se saisit d’ailleurs à son tour, en 1931, dans Verdun souvenirs d’Histoire, où il choisit de mettre en scène un personnage d’ancien combattant racontant Verdun à de jeunes scouts réunis sur l’ancien champ de bataille. Poirier poursuit sa réflexion sur les traces du passé et l’écume de l’Histoire, en montant des plans de son premier film - Verdun visions d’Histoire – dans le second, et donnant par là-même à Verdun visions d’Histoire un statut sinon de preuve, du moins de source visuelle de la bataille. Mais il ajoute également des plans inédits en 1931.

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Castelnau, oublié dans le tableau maximaliste de 1928, fait ainsi son apparition dans l’opus de 1931, rejouant à la manière de Pétain en 1927, le moment décisif de la nuit du 25 février 1916 (5h45) lorsqu’il téléphona au général commandant la Région fortifiée de Verdun.

Ces derniers soubresauts audiovisuels, bien que remarquables notamment par l’ampleur du projet « diptyque » de Léon Poirier, correspondent aussi à l’apogée et le climax filmique de la représentation de l’événement. Plus jamais la bataille ne sera embrassée de la sorte. Verdun se retire. L’impossible reviviscence et la question du « paradigme indiciaire »13

On l’imagine sans peine, ce n’est plus le seul déroulé de la bataille qui mobilise metteurs en scène et hommes à la caméra au début des années 1930. Non, la bataille de Verdun est devenue un événement dont la mémoire est entretenue, dont la trace est conservée. Lorsque Jean Renoir ou Abel Gance réalisent respectivement La Grande illusion (1937) et J’accuse (1938), il leur importe peu d’écrire visuellement les affres du combat verdunois. « Verdun » est un point d’ancrage, une borne mémorielle incontournable, une « métonymie du sacrifice » pour Annette Becker, dont le seul nom suffit à convoquer l’imaginaire de 14-18. Et du mythe de l’événement se dévoilent deux mythèmes (Lévi-Strauss) que sont « Douaumont » et la « voie sacrée ».

13 Carlo Ginzburg, op. cit., p. 218.

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Enjeu symbolique dont le patriotisme se répand jusque chez les alliés britanniques, avec Renoir et cette célèbre marseillaise entonnée par d’étranges Tommies travestis ; lieu de mémoire au sens propre chez Abel Gance qui provoque le pèlerinage de son héros brisé – Jean Diaz – le long de la voie sacrée reliant Bar-Le-Duc à Verdun. Le monument Verdun a pris le relais de la bataille, que la Seconde Guerre mondiale va bientôt recouvrir d’une hypervisibilité résistancialiste teintée d’amnésie mémorielle. C’est ainsi que Verdun se retire donc – le mythe de « la Guerre de trente ans » n’ayant alors guère d’impact sur la production cinématographique relative à la bataille. Plusieurs films dont Mata Hari. Agent H21 (J-L. Richard, 1965) ou Allons z’enfants (Y. Boisset, 1981) font pourtant entendre les noms de Verdun ou Douaumont encore, au détour d’un dialogue, d’une chanson de troupe, même. Et si Les Sentiers de la gloire (S. Kubrick, 1957) ne cite pas Verdun mais seulement « France 1916 », en surimpression du premier plan du film, l’allusion à Verdun est peut-être palpable… Mais il faut attendre 1995 pour découvrir des images palimpsestes (Lindeperg) de l’événement, le cinéma ayant façonné la mémoire historienne au point que la représentation de la bataille passe désormais par une représentation de la bataille cinématographiée – une « mémoire de seconde main » en somme. Deux exemples de court métrages filmiques peuvent ainsi clore cet inventaire.

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Lorsque Douaumont repris ! (Vladimir Léon 1995) harangue le spectateur, qui découvre ce court métrage en festival, c’est moins en raison de l’événement traité – la reprise du fort de Douaumont fin octobre 1916 – qu’à travers la référence surprenante, à La Grande illusion (J. Renoir, 1937). Le jeune homme, dont les traits ne sont pas tout à fait ceux de Maréchal (Gabin), entonne une marseillaise reprise en cœur par les clients d’un bistrot dans lequel il vient de rentrer. Et les Gabin, Dallio, Carette ainsi que leurs homologues anglais de resurgir dans la mémoire du spectateur, au son de l’hymne national français. Une « mémoire de seconde main » 14 donc, une trace au sens où « les traces font voir comment la perception du fait vécu se propage en ondes successives qui, peu à peu, dans le déploiement de l’espace et du temps, perdent de leur amplitude et se déforment »15. Non seulement, la trace du film de 1995 porte l’empreinte de celui de 1937 – et ce n’est pas une illusion ! – mais il faut bien rappeler aussi que cet « instant Douaumont » n’est absolument pas avéré à l’époque, donc confine au « légendaire ».

Plus sobrement peut-être, 1916 (Fabien Bédouel, 2003) est un autre court métrage, muet et entièrement animé en stop motion, dont le titre, explicite, interroge sur son contenu. 1916 est un film sur Verdun ou plus précisément sur l’acheminement des troupes en première ligne. La séquence dévoilant la file ininterrompue de camions qui se succèdent à une vitesse soutenue – peut-être en décalage avec l’historicité du moment : mars 1916 – renvoie l’observateur à la route sacrée célébrée par Maurice Barrès en avril 1916, mais empruntée dès février de la même année. Ici encore, ce n’est guère le « réalisme » d’une telle séquence (d’animation) qui intéresse l’historien des représentations 14 Marie-Claude Tarranger, « Une mémoire de seconde main ? Film, emprunt et référence dans le récit de vie », Hors Cadre, n°9, 1991, p. 41-61. 15 Georges Duby, op. cit., p. 8.

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mais plutôt le rapport que le motif filmique entretient avec une imagerie véhiculée dès 1916 par les Service cinématographique et photographique de l’Armée française. Et si Joyeux Noël, de Christian Carion (2005) citait le mythème Verdun, l’anachronisme – en décembre 1914 – avait sans doute pour objet de signifier non la bataille (!) mais l’événement tout simplement. Impossible reviviscence alors ? L’historiographie de la bataille de Verdun, malgré le retour mémoriel du Centenaire de la Grande Guerre – et de la bataille verdunoise –, témoigne assez nettement de trois temps dans l’écriture (audio)visuelle de l’événement : si les films militaires de 1916-1917 sont lacunaires, ils le sont surtout en comparaison d’un mythe global, totalisant, de l’affrontement et de sa perception maximaliste. Ce à quoi se sont d’ailleurs essayés les films de fictions des années 1920 et 1930 : traiter l’événement globalement, n’interrogeant plus ses bornes mais circonscrivant les faits dans un périmètre rassurant, une aire culturelle qui est aussi un lieu, celui de l’épicentre supposé de la bataille – du feu plus que des marges. Cette représentation fracassante – le cinéma devenu sonore – constitue le moment d’appréhension maximaliste de Verdun. Passée la Seconde Guerre mondiale, ce n’est plus que par bribes, « vagues lambeaux de mémoire » (G. Duby) et scories résiduelles que Verdun se manifeste dans quelques films, au détour d’un dialogue (Joyeux noël, 2005), d’un lieu de tournage choisi (La vie et rien d’autre, 1989) ou encore de plans relevant d’une mémoire de seconde main diffuse, mais encore bien tenace cent ans après. Je ne pourrais cependant clore ce texte en omettant les productions les plus récentes dans lesquelles Verdun est un lieu imaginaire, et signifiant à la fois. Si le film d’animation Adama (Simon Rouby, 2015) envoie ses soldats africains dans les tranchées de la Meuse, en passant par Bar-le-Duc puis Verdun, ce n’est guère pour décrire la bataille de 1916 – malgré la présence visuelle de la voie sacrée16, lieu nocturne de la montée en ligne/au ciel des poilus – mais pour faire écho à l’effroyable drame qui se joue sur le théâtre métropolitain de la guerre et dont Verdun fait à nouveau figure de « métonymie du sacrifice »17. Enfin, lorsque la même année, Damien Odoul adapte pour l’écran le roman de Gabriel Chevalier – La Peur –, le nom de « Verdun » résonne également malgré le déluge de feu qui s’abat sur cette « ville maudite » dixit le personnage de Gabriel Dufour qui se souvient « des rescapés d’un grand carnage »18. Cent ans après l’attaque du 21 février 1916 aux bois des Caures et d’Haumont, « Verdun » reste ce lieu (de cinéma) où la mémoire (filmique) de l’événement trouve à la fois ses fondements et l’écho saisissant d’une Grande Guerre (cinématographiée) qui n’en finit pas… et dont l’écume (de l’Histoire) ne cesse, au gré du « ressac », de recouvrir l’imaginaire collectif.

Clément PUGET Maître de conférences en cinéma et audiovisuel

Université Bordeaux Montaigne (CLARE-Artes)

16 Clément Puget, « La voie sacrée : Palimpseste et réemploi des images de l’Armée », in Sébastien Denis, Xavier Sené (dir.), Images d’armées. Un siècle de cinéma et de photographie militaire 1915-2015, CNRS éditions/Ministère de la Défense/ECPAD, 2015, p. 58-63. 17 Annette Becker, « Verdun, histoire et mythes », Les Cahiers de la cinémathèque « Verdun et les batailles de 14-18 », n° 69, novembre 1998, éd. Institut Jean Vigo, Perpignan, p. 83-89. 18 Damien Odoul, La Peur, 2015 (46’20).

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Bibliographie indicative Annette Becker, « Verdun, histoire et mythes », Les Cahiers de la cinémathèque, « Verdun et les batailles de 14-18 », éd. Institut Jean Vigo, Perpignan n° 69, novembre 1998, p. 83-89. Allain Bernède, Verdun 1916. Le point de vue français, éd. Cénomane, Le Mans, 2002. Béatrice Cormier, Roger Viry-Babel, « Verdun au cinéma », Mémoire de la Grande Guerre. Témoins et témoignages, Actes du colloque de Verdun (12,13,14 juin 1986), Presses universitaires de Nancy, 1989, p. 397-408. Paul Jankowski, Verdun. 21 février 1916, éd. Gallimard, Paris, 2013. Gerd Krumeich, Antoine Prost, Verdun 1916, éd. Tallandier, Paris, 2015. Jacques Péricard, Verdun 1916. Histoire des combats qui se sont livrés en 1916 sur les deux rives de la Meuse, Jacques Péricard, éd. Librairie de France, 1997 [1933]. Clément Puget, « Verdun… de Léon Poirier », 1895, n° 45, avril 2005, p. 5-29. Clément Puget, « La voie sacrée : Palimpseste et réemploi des images de l’Armée », in Sébastien Denis, Xavier Sené (dir.), Images d’armées. Un siècle de cinéma et de photographie militaire 1915-2015, CNRS éditions/Ministère de la Défense/ECPAD, 2015, p. 58-63. Clément Puget, « Des paysages d’événements en mémoire », in Christa Blümlinger, Michèle Lagny, Sylvie Lindeperg, Sylvie Rollet (dir.), Théorème n°19, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2014, p. 69-78. Clément Puget, Verdun, le cinéma, l’événement, Nouveau monde éditions/Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives, Paris, 2016. Laurent Véray, « La mise en scène du discours ancien combattant dans le cinéma des années vingt et trente », Les Cahiers de la cinémathèque, « Verdun et les batailles de 14-18 », éd. Institut Jean Vigo, Perpignan n° 69, novembre 1998, p. 53-66.