Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

20
Colonna Édition « L’affaire Viterbi » (1789-1821) Francis Pomponi VENDETTA, JUSTICE ET POLITIQUE EN CORSE

description

Extrait. L'affaire Viterbi... plus le temps passe et plus elle s'estompe dans la mémoire collective insulaire où seuls les historiens et les érudits locaux en conservent le souvenir. Auteur : Francis Pomponi Nombre de pages : 228 ISBN : 978-2-915922-32-5 - Prix : 17 €TTC

Transcript of Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

Page 1: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

Colonna Édition

« L’affaire Viterbi » (1789-1821)

Francis Pomponi

VENDETTA, JUSTICEET POLITIQUE EN CORSE

Page 2: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi
Page 3: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

Vendetta, justice et politique en Corse

« L’affaire Viterbi » (1789-1821)

Page 4: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

ISBN : 978-2-915922-32-5

© Colonna édition, 2010Jean-Jacques Colonna d’Istria

La maison bleue – Hameau de San Benedetto20167 Alata

Tel/fax 0495253067

Mail : [email protected] – Site : www.editeur-corse.com

Tous droits de reproduction, d’adaptationet de traduction réservés pour tous pays.

Page 5: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

Vendetta, justice et politique en Corse

« L’affaire Viterbi » (1789-1821)

Francis Pomponi

Colonna Édition

Page 6: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

À Karine Lambert

…en attendant Fieschi

Page 7: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

1

En 1823, un voyageur anglais du nom de Robert Benson, appeléà connaître une certaine célébrité dans le monde des lettres autemps de Georges IV, dans l’Angleterre pré-victorienne, accom-plit le traditionnel Great Tour qui consiste à se rendre en Italieafin d’y parfaire son éducation et de s’imprégner in situde la cul-ture de l’Antiquité classique, parée alors de tout son prestige. Ilne se contente pas de visiter la péninsule : les îles l’attirent, et laCorse en particulier exerce sur lui un charme mystérieux, expli-cable en partie depuis qu’au temps de Pascal Paoli et de l’insur-rection anti-génoise, elle a servi de modèle aux idées nouvellesde remise en question de l’absolutisme et d’émancipation despeuples opprimés. Sans doute Benson a-t-il été influencé par lesuccès de librairie de l’Account of Corsica de Boswell, son illustreprédécesseur qui, après avoir accompli le même périple au siècleprécédent, incluant déjà la Corse dans son circuit, avait fait dePascal Paoli un héros de Plutarque et, de ses compatriotes, l’ar-chétype d’un peuple en lutte pour sa libération 1. Le même typed’engouement devait, un siècle plus tard, conduire en Grèce, lorsde la guerre d’indépendance, le grand poète Byron, contemporainde Benson. Comme Byron, celui-ci appartient à la première géné-ration romantique, celle qui fut marquée par les romans de WalterScott et par la poésie épique du mythique aède Ossian, chantre

Prologue

1. F.Beretti, Pascal Paoli et l’image de la Corse au dix-huitième siècle, le témoignagedes voyageurs britanniques, The Voltaire Foundation, Oxford, 1988.

Page 8: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

des cultures populaires nordiques appréhendées dans leurslangues, leurs traditions et leurs mœurs. Il fait partie de ceux quiélargirent le champ de cette nouvelle forme de curiosité connotéede recherche de pittoresque, d’émotion et d’aventure, dansl’« invention de la Méditerranée » 2. D’autres suivront et, enFrance, une décennie plus tard, au cours d’une mission conduiteen tant qu’inspecteur des Monuments historiques, Mérimée allaitprofiter de son séjour sur l’île pour recueillir des notes de carac-tère anthropologique et livrer au grand public, à son retour à Paris,la célèbre Colomba 3. L’île devenait à la mode dans les cercles lit-téraires à l’échelle européenne 4 et elle se révélait comme uneféconde source d’inspiration.

Dans son journal de voyage qu’il intitula Sketches of Corsica 5,Benson se montre épris d’histoire et cède à la mode de « la statis-tique», abordant la Corse sous différents angles qui relèvent encorede la classification des idéologues6 ; mais il consacre aussi plusieurspages de son oeuvre à ce qui fait figure d’un simple fait divers,

2

Vendetta, politique et justice en Corse — « L’affaire Viterbi » (1789-1821)

2. Marie Noëlle Bourguet et B. Lepetit, L’invention scientifique de la Méditerranée,Paris, EPHESC, 1998.3. Gaston Roger, Prosper Mérimée et la Corse, Alger, ed. Baconnier, 1945 et PierretteJeoffroy-Faggianelli, L’image de la Corse dans la littérature romantique française,Paris, P.U.F, 1979.4. Ajoutons à Benson et Mérimée l’italo-illyrien Tommaseo : cf. « Tommaseoet la Corse » in Niccolo Tommaseo, popolo e nazioni, Italiani, Corsi, Greci, Illirici,atti del convegno internazionale di studi nel bicentenario della nascita di NicoloTommaseo, Venezia, 23-25 gennaio 2003. Egalement, un peu plus tard, l’alle-mand Gregorovius in Corsica, Ollagnier 1883, traduction P. Lucciana.5. Robert Benson, Sketches of Corsica or journal written during a visit to that islandin 1823,London, Longman, 1825. Benson faisait partie de la commission chargéede l’exécution du testament de Pascal Paoli.6. Dans la foulée de Vérard, La Corse ou résumé des divers écrits relatifs à cette îleet à ses habitants depuis leur origine connue jusqu’à la fin de 1815, éd. Alain Piazzola,Ajaccio, 1999 et, en attendant Robiquet, Recherches historiques et statistiques surla Corse, Paris, 1835, nombre de récits ou d’analyses relatifs à la Corse traitent,au temps des monarchies constitutionnelles, de son histoire, de la botanique,

Page 9: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

comme on dira plus tard. La rumeur publique a en effet attiré sonattention sur un événement qui s’est produit deux ans plus tôt à laprison de Bastia : un individu répondant au nom de Luc-AntoineViterbi, dont il n’avait pas entendu parler jusque-là, s’était suicidéen 1821 dans sa cellule, dans des conditions peuordinaires; à l’issued’un procès très médiatisé pour l’époque, le condamné à mort,impliqué dans plusieurs affaires de vendetta qui s’entrecroisaientet l’opposaient aux familles Ceccaldi, Frediani et Giannetti, avaitdélibérément et froidement choisi de se donner la mort, plutôt quede subir la peine infamante de la guillotine et d’offrir en spectacleà ses ennemis privés cette humiliation suprême. Benson y vit unsuicide frappé du sceau du stoïcisme sur cette île de contraste, d’ap-parence archaïque et sauvage, mais qui engendrait périodiquementdes héros qui semblaient taillés dans des marbres antiques, telsPaoli façonné par Boswell et Napoléon déjà auréolé par la légende…Lycurgue, César, et maintenant Sénèque, resurgissaient dans sonimagination et il voulut en savoir plus. Il enquêta directementauprès des habitants, à Bastia et en Casinca, d’où Viterbi était ori-ginaire, recueillit des documents et des éléments de tradition orale,ne s’embarrassa pas d’esprit critique, mais livra à ses lecteurs desdonnées brutes relatives à ce drame, dont le journal intime deViterbi où celui-ci avait noté, jour après jour, le déroulement de satragique et héroïque agonie 7.

3

Prologue

du climat et des mœurs de ses habitants. Cela se trouve chez P.-A. Sorbier,Esquisse des mœurs et de l’histoire de la Corse et Dix ans de magistrature en Corse,Jean Pasquier, Agen, 1863 et le baron Beaumont, Observations sur la Corse et seshabitants, Paris, Pelicier, 1822. Également, P.-P. Pompei, État actuel de la Corse,caractère et mœurs de ses habitants, Paris, 1821.7. Cf. Annexe.8. Comme représentatifs de cette vogue de littérature pittoresque, voir Robiquet,Sorbier et les grands romanciers du temps, Balzac, Mérimée, Dumas in P.Geoffroy Faggianelli, op. cit.

Page 10: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

Éphémère coup de projecteur porté sur « l’affaire Viterbi»qui retomba vite dans l’oubli, alors qu’elle s’était fait une placedans l’actualité insulaire à la veille et au lendemain immédiatde l’événement. L’audience de Benson n’était pas celle deBoswell et, par ailleurs, Paoli et Viterbi n’avaient pas la mêmedimension historique et la renommée ne pouvait leur réserverune place équivalente. Pour accéder au rang de la célébrité, ilfaut avoir marqué l’histoire de son temps et être porté par uncontexte favorable ! Non pas que le rôle de Viterbi ait été négli-geable, mais l’homme n’a jamais été qu’un « second couteau»lorsque, sous la Révolution française, il s’était engagé en poli-tique, et le summum de son parcours républicain connut sonapogée lorsqu’il accéda à la fonction d’accusateur public au tri-bunal révolutionnaire du département du Golo sous leDirectoire, en 1798 plus exactement. De cette période de la Corserépublicaine sous la Révolution française émergent plutôt dansles mémoires les noms de Saliceti et des frères Arena, eux-mêmes dans l’ombre de Bonaparte. L’histoire personnelle deViterbi s’est progressivement noyée dans les nombreux récitsde vengeances privées qui ont défrayé la chronique insulaire endépit de l’originalité de l’issue du cycle vendettaire qui a marquéson parcours de vie 8.

Il faudra attendre l’époque de la République triomphante,celle des années 1880, en Corse comme sur le continent, pourqu’on parle à nouveau de Viterbi, lors de l’« hommage » quevoulut lui rendre un érudit local bien connu des lettrés insu-laires, l’Ajaccien Louis Campi qui l’a érigé au rang de hérosrépublicain 9… À la même époque – et la concordance n’est pas

4

Vendetta, politique et justice en Corse — « L’affaire Viterbi » (1789-1821)

9. Louis Campi, Les grands caractères corses, Luc-Antoine Viterbi ou le vrai stoïciendu XIXe, avec le journal de ses derniers moments, tenu par lui-même, dans la prisonde Bastia où il se laissa mourir de faim en 1821, Ajaccio, 1890.

Page 11: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

fortuite – on redécouvrait sous d’autres cieux les sergents deLaRochelle ou encore, à Toulon, le colonel Vallé, autre carbonaroréhabilité en 1890 par Dutesta, homologue de Campi en lamatière, ancien maire radical de cette ville 10. Nous y reviendrons.Vendetta et politique sont déjà pris à bras-le-corps et conjoin-tement par Campi dans son opuscule sur la base d’un corpus desources qui puise dans les données recueillies par Benson et quiles enrichit.

Puis, à nouveau plus rien si ce n’est, çà et là, dans la presselocale, quelques lignes relatives à l’affaire et au personnage sousdes rubriques consacrées à l’histoire et aux mœurs des insulaires.Rien en revanche dans les productions « classiques» d’histoirerégionale où, il faut bien le reconnaître, l’époque de laRestauration n’a jamais vraiment retenu l’attention jusqu’à unedate très récente. Que le lecteur se rassure, il ne sera pas questionici d’une nouvelle tentative de réhabilitation de Viterbi, modoLouis Campi, mais d’un essai qui relève d’un courant historio-graphique dont nous nous réclamons et qui tend à privilégier desétudes de cas comme révélatrices de pans d’une histoire qui seveut plus structurelle qu’événementielle. Vendetta et politique,nous avons voulu mener les deux approches de front et établir descorrélations, dans un genre ouvert par la microstoria italienne 11,entre des champs qui sont le plus souvent séparés, comme s’ils

5

Prologue

10. Henri Dutesta, Le capitaine Vallé ou l’armée sous la Restauration, Toulon, 1883.11. Se reporter aux maîtres-livres de Giovanni Levi, Le pouvoir au village et deC. Ginzburg, Les benandanti. Dans le genre biographique appliqué aux«déviants», l’ouvrage collectif présenté par Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière,ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… a depuis fait école dans une histo-riographie française vivifiée par l’exploitation des sources judiciaires.12. Nous faisons ici allusion à la thématique des insorgenze et du sanfédisme del’époque révolutionnaire en Italie du Sud, dans le royaume de Naples, autourde la république parthénopéenne, du roi Joseph, de Murat… et de Fra Diavolo.Comment interpréter ces mouvements populaires à connotation contre-révo-

Page 12: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

relevaient de domaines distincts, alors qu’ils sont étroitementimbriqués… littérature ou anthropologie d’un côté, histoire etidéologie de l’autre. Les deux bouts de la chaîne sont certes difficilesà tenir et il en résulte des querelles d’école souvent passionnées.Pour n’en citer qu’une, parce qu’elle est encore d’actualité et qu’ellenous rapproche de notre sujet, rappelons, au sein de l’énorme débatsuscité par Révolution et Contre-Révolution ou Résistances à laRévolution, les interprétations qui s’opposent à propos du domaineciblé de l’Italie méridionale, plus précisément du Royaume deNaples en 1799… ou encore en 1806 et au-delà 12. Priorité à donneraux «classiques» affrontements d’ordre idéologique ou aux inter-prétations localistes de l’école anglo-saxonne qui s’attache à pri-vilégier les phénomènes factionnels qui, à l’occasion desévénements, sont réactivés à l’échelle ces communautés villa-geoises? La difficulté est de réussir à établir les rapports entre les

6

Vendetta, politique et justice en Corse — « L’affaire Viterbi » (1789-1821)

lutionnaire et les violences qui les caractérisent (au temps du cardinal Ruffonotamment)? Quelle part faire entre idéologie et luttes locales dans un systèmecaractérisé par le bipartisme de sociétés segmentaires? C’est aussi un problèmecentral pour la Corse sous la Révolution que celui de distinguer entre esprit departi, affrontements entre groupes d’aderenti (clients) suivant leurs capi dipartito (chefs de parti) dans les engagements du moment et réelle participationdes intéressés aux enjeux idéologiques. Maturation d’une conscience politiqueou simple «habillagepolitique» de rivalités partisanes? Nous avons déjà ren-contré cette question dans « Esprit de parti et esprit public en Corse sous laRévolution», AHRF, XLIII, 1971, ainsi que dans «Structure de classe et structurede clan en Corse» in Pieve è paesi, CNRS, 1978.L’affaire Viterbi est un excellentchamp d’observation, un révélateur de cette problématique, une occasion desortir des schématismes et de mettre en lumière la complexité des problèmesqui sont ceux de la nature humaine.13. Jacques Revel, Jeux d’échelle, la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard,1996.14. R. Benson publie pour la première fois en appendice de son œuvre le tes-tament de Viterbi et des versi sciolti (poèmes) relatifs à son frère Pietro et sonfils Orso Paolo. Voir dans L. Campi ces mêmes textes, des éléments de « fac-tums » et la lettre adressée par Viterbi à sa femme en forme de testament.

Page 13: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

deux niveaux plutôt que de les traiter séparément ou de privilégierl’un par rapport à l’autre. Cela ne peut se faire qu’à l’échelle micro-historique, et à condition d’en avoir les moyens, c’est-à-dire lessources nécessaires, suffisamment denses ou « parlantes » pourpouvoir cheminer à des échelles différentes 13 et établir les inter-relations entre les deux approches.

Les sources nécessaires… C’est la raison supplémentaire quinous a amenés à revisiter l’«affaire Viterbi», souhaitant aller au-delà, en matière de collecte de documents, des recherches accom-plies et publiées par Robert Benson et par Louis Campi 14. Nousavons évidemment utilisé ces textes, tout en les lisant parfois sousun angle différent, et avons élargi ce corpus en recourant princi-palement aux fonds des Archives nationales 15. Certes il est regret-table qu’en raison de la disparition des actes originaux de laprocédure relative aux divers procès qui ont jalonné l’affaire Viterbi,nous ayons dû nous contenter de pièces indirectes ou rapportées,mais nous les avons jugées suffisantes pour tenter l’expérience. Lepanel est ouvert : lettres privées, de Viterbi lui-même, de ses adver-saires ou de ses amis, correspondance officielle émanant des minis-tères de la Justice et de l’Intérieur, des autorités publiques,administratives ou judiciaires exerçant leurs fonctions en Corse,rapports, extraits de débats et de jugements, témoignages contem-porains… L’énumération n’est pas exhaustive et les références

7

Prologue

15. BB18, 1014 ; BB18, 1095et surtout BB18, 243. Egalement F7 3282 ; F7 9643,9644 et 9645 (rapports Constant.) ; F7 8559.16. Compositions sous forme de mémoires ou de plaidoiries, imprimées etpubliées par l’imprimeur local Batini à Bastia puis diffusées auprès du «public»par les parties en présence, afin de sensibiliser l’opinion en leur faveur.17. Jean-Noël Jeanneney, Le passé dans le prétoire, l’historien, le juge et le journaliste,Paris, le Grand livre du mois, 1998.18. Ancien cadre paroissial remontant au Moyen Âge que l’on retrouve en partiedans le découpage cantonal datant de la Révolution.

Page 14: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

seront données en cours d’étude. Mettons en exergue toutefois lesnombreux «factums» 16des intéressés eux-mêmes qui accompa-gnent régulièrement le déroulement de l’affaire et ses rebondisse-ments: souvent négligés par les historiens, en raison de la rhétoriqueet du style ampoulé qui font partie du genre, ou du fait de l’inévitablepartialité qui les caractérise, ils n’en sont pas moins précieux etrévélateurs des sentiments éprouvés, des stratégies mises en œuvreet ils apportent des informations complémentaires sur le dévelop-pement de l’affaire.

Pas plus que nos prédécesseurs éloignés des préceptes d’unehistoriographie positiviste et qui, déjà, se révélèrent sensibles auxreprésentations de l’événement, comme on dit aujourd’hui, notrebut n’est pas de «faire la lumière» sur l’affaire Viterbi, de lever lescoins de voile et de nous prononcer sur le degré de culpabilité oud’innocence du personnage ou de ses ennemis. L’historien n’a pasà se suppléer au juge17 : c’est l’enseignement que l’on peut tirer destravaux effectués dans le cadre de nouvelles approches historiquesà partir d’archives judiciaires utilisées avant tout comme indicateursdes mentalités et des comportements. La Justice, c’est là le derniervolet du triptyque dont il sera essentiellement question ici. On peutaisément en connaître les institutions de l’époque concernée, maisc’est seulement en l’examinant «en situation», donc à travers desétudes de cas, tels que celui de Viterbi, qu’on peut mieux en appro-cher les mécanismes et les dysfonctionnements.

8

Vendetta, politique et justice en Corse — « L’affaire Viterbi » (1789-1821)

19. Famille de Carcheto d’Orezza installée à Penta de Casinca au XVIIesiècle. Ellea donné au siècle suivant Giovan Paolo Limperani qui a laissé une Histoire desRévolutions de Corse publiée à Florence et, au XIXe, sous la monarchie de Juillet,le député Joseph Limperani, neveu par alliance des Sebastiani, bel exemple desrelations matrimoniales consacrées par le temps entre les principali de Casinca

Page 15: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

En Casinca, les familles protagonistes de l’affaire

Micro-région au nord-est de la Corse, correspondant à unepiève 18 située à proximité de Bastia – la capitale génoise puisfrançaise avant qu’elle ne soit détrônée par Ajaccio (1811) –, laCasinca a été tirée en avant dans le sens du développement, met-tant très tôt à profit ses potentialités naturelles. Balcon verdoyantdominant une bande littorale étroite mais riche en pacages, enterres labourables et en taillis, cette région, abondante en châ-taigniers sur ses hauteurs et en vergers sur ses pentes, combinaitavec des cultures céréalières et un élevage diversifié, des res-sources propres à lui assurer une précieuse autonomie. Ouvertesur la mer, face aux îles tyrrhéniennes et à la plus lointaineToscane, elle ne disposait pas de ports maritimes, en dehors dumodeste scalo (abri) de San Pellegrino, en raison d’un littoralensablé et marécageux qui s’y prêtait mal mais, en compensation,elle bénéficiait de cette proximité de Bastia, poumon de la Corse,par où lui arrivaient les produits manufacturés dont elle avaitbesoin. L’attraction du préside génois lui a permis également dene pas avoir à souffrir d’un trop-plein de population qui s’est

9

et ceux d’Ampugnani.20. Dérivé de « seigneur ».

Première partie :

L’imbrication entre vendetta et idéologie

Page 16: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

régulièrement déversé dans la ville, laquelle n’a été souvent qu’uneétape vers des migrations plus lointaines, en direction de la «terreferme », c’est-à-dire de la péninsule italienne. Plus encore, laville et les possibilités qu’elle offrait déjà au temps de laSérénissime République de Gênes, et plus encore après l’annexionfrançaise, a été un puissant facteur de promotion sociale pour lesélites locales, les familles de notables (principali), exploitantsruraux attachés à leur terre mais sachant aussi combiner dans leursstratégies familiales des alliances urbaines et profiter de débouchésdans le clergé et, après l’installation d’un Conseil Supérieur sousLouis XV, au lendemain de la conquête française, dans le mondedu barreau, du notariat et, bientôt, de la magistrature.

Une tradition d’affaires en relation avec des entreprises éta-tiques et des activités commerciales s’y était également bien éta-blie. Dès le XVIe siècle, Anton Pietro Filippini, le plus célèbre deschroniqueurs insulaires, originaire de Vescovato, fournit un exem-ple emblématique de réussite sociale liée au rayonnement de l’évê-ché de Mariana au temps de Sampiero Corso. Pietro Ceccaldi, autrechroniqueur célèbre qui l’a précédé, était aussi originaire deCasinca. Tous deux ont été des intermédiaires qui témoignent del’intense acculturation caractéristique de cette région. DéjàFilippini pouvait s’enorgueillir du stade avancé d’une culture mar-quée par une intense toscanisation et, bientôt, par la réceptivitéaux courants du Baroque sur les plans religieux et artistique. Lesconfréries s’y multiplient, les édifices religieux s’embellissent.Les gros villages de Venzolasca, Vescovato ou Penta prennent desairs de « bourgs urbanisés » (M. Agulhon) avec des églises auxfrontons dans le style du Gésu, finement décorées, crépies et colo-rées, des clochers élancés, des horloges et des places publiques,des rues pavées et des maisons de notables imposantes par leursdimensions et leur recherche architecturale L’instruction pro-

10

Vendetta, politique et justice en Corse — « L’affaire Viterbi » (1789-1821)

Page 17: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

gresse sous l’influence d’un clergé qui multiplie les « petitesécoles» et qui draine les élites vers la fréquentation des universitéscontinentales, à Pise, à Rome ou à Padoue, d’où elles reviennentsouvent dotées d’un diplôme de droit in utroque jure.

Ce processus est plus lent dans les Pieves voisines qui jouxtentla Casinca. Celle-ci s’impose comme zone d’attraction pour lespopulations qui empruntent la voie naturelle de la vallée du Goloou qui «descendent» de la proche Castagniccia : des bergers enquête de pâturages à la piaghja (littoral), des laboureurs et desmanouvriers qui viennent travailler les terres des principali (nota-bles), garder leurs troupeaux ou s’employer comme fermiers oumétayers. De là «descendront» aussi les Casabianca originairesde l’Ampugnani et, plus tard, les Limperani 19, originairesd’Orezza, qui compteront parmi les grandes familles locales dontla place sera déterminante à l’échelle insulaire. Dans une sociétéoù l’inégalité des richesses se creuse avec le temps et qui se clivede plus en plus, quelques familles s’imposent progressivementet étendent un pouvoir qui repose sur les revenus de la terre etsur le savoir. Leur rayonnement, leur autorité et le patronagequ’elles exercent sur de nombreux parenti e aderenti (clients),leur permettent de jouer un rôle historique. Familles de sgio 20,fières parfois d’une ascendance caporalice 21 ou de prétentionsnobiliaires, elles affichent volontiers leur supériorité sociale etparfois l’imposent brutalement, ce qui leur vaut d’être qualifiées

11

Première partie : l’imbrication entre vendetta et idéologie

21. Du nom des « chefs » du peuple vers la fin du Moyen Âge.22. Bien connu dans le cas des Buttafoco, cf. notre Essai sur les notables rurauxen Corse, La Pensée Universitaire, Aix en Provence, 1962.23. Ces deux groupes familiaux opérant en bandes se déchirèrent au temps deSampiero Corso en Ampugnani et en Casinca où les Casabianca étaient déjà ins-tallés, se livrant entre eux à de véritables faide (razzias), faites de représailles,destructions de récoltes, de tours et de maisons fortes, comme à Casabianca età Castellare di Casinca, arrachages d’arbres fruitiers, massacres de troupeaux.Voir la chronique de Filippini, reprise par Salvatore Viale dans son chapitre sur

Page 18: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

de caporioni (chefs de bandes) ou de prepotenti (tout puissants)par les plus pauvres qui sont sous leur coupe 22. Comme enBalagne et comme dans le Sartenais, la prégnance d’une structuresociale marquée par des solidarités verticales entre patrons etclients laisse une place aussi à des tensions entre riches et pau-vres, dominants et dominés. Ces conflits entre classes sociales,le plus souvent latents, sont occultés par des affrontements plusviolents et récurrents entre factions (partiti)dirigées par les prin-cipali dans des luttes pour « le pouvoir au village » (GioanniLevi) empruntant la voie de vendettas sanglantes qui décimentles familles. Certaines sont célèbres du temps des Génois et lachronique de Filippini s’est fait l’écho de l’opposition sans cesserenaissante entre les Rossi et les Neri qui désignaient deuxbranches différenciées et « en inimitié » de la même familledes Casabianca 23. Là s’affrontèrent aussi les Gavini et lesVinciguerra à la veille de la révolte anti-génoise dans les années1720 24 et, sous l’Ancien Régime, le pays a encore été divisé entrele parti des Buttafoco et celui des Casabianca 25. Terre de civili-

12

Vendetta, politique et justice en Corse — « L’affaire Viterbi » (1789-1821)

les fazioni (qu’il appelle également leghe) en Corse in Usi e costumi dei Corsi, p. 18.24. Avant que n’éclate la révolte contre les Génois en 1730, Penta et l’ensemblede la piève étaient perturbés par la vendetta qui opposait les Gavini auxVinciguerra au temps des gouverneurs Saluzzo, Pinelli et Veneroso qui jouaientde ces rivalités, prenant parti tantôt pour l’une tantôt pour l’autre des forces enprésence. Fabio Vinciguerra, comme chef de bande, participa au mouvementinsurrectionnel et fut même héroïsé par les gazettes du temps sous le nom dePompiliani. Cf. notre article «Émeutes populaires et insurrection en Corse autemps de la domination génoise», Annales du Midi, 1972,d’après Felice Pinelli,Relazione dei tumulti di Corsica et le fonds de l’Archivio di Stato di Corsica deGênes. À propos de la dangerosité de la vie en Casinca au XVIe siècle, S. Vialedans son bel essai sur « les mœurs des Corses» évoque l’habitat avec les mai-sons fortes, les machicoulis aux terrasses, les portes bardées de fer, les puitset les fours intérieurs, les fenêtres murées. Parlant de Vescovato à l’époque duchroniqueur Filippini, il écrit : « J’ai entendu raconter qu’autour d’un jardindu village de Vescovato on voyait encore de hauts murs qui protégeaient l’ar-chidiacre Filippini des menaces de ses ennemis, alors même qu’il écrivait

Page 19: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

sation avancée, avons-nous dit de la Casinca, mais aussi terre deviolence sur fond de vendettas récurrentes.

Les CeccaldiDépassons les généralités de cette approche introductive en

cernant de plus près les familles protagonistes de l’« affaireViterbi », et tout d’abord les Ceccaldi, déjà cités à propos duchroniqueur portant ce nom, et qui seront, avec les Frediani,les « tombeurs » des Viterbi 26.

13

Première partie : l’imbrication entre vendetta et idéologie

Pour commander cet ouvrage

:

www.editeur-corse.com

Page 20: Vendetta, justice et politique en Corse : l'affaire Viterbi

colonna

é d i t i o n17 €ISBN : 978-2-915922-32-5

L’affaire Viterbi… plus le temps passe et plus elle s’estompe dans lamémoire collective insulaire où seuls les historiens et les érudits locaux enconservent le souvenir. Au premier abord, un fait divers tragique etexceptionnel dans les annales judiciaires de la Corse : un homme qui,condamné à mort (1821) pour meurtre accompli dans le cadre d’unevendetta, se laisse mourir de faim en prison pour éviter l’opprobre d’unemort violente et publique, déshonorante pour « les siens ». Geste très tôtinterprété comme une marque de stoïcisme « à l’antique » d’un personnageexceptionnel qui prit soin de narrer jour après jour sa lente agonie et derégler sa propre mort. L’auteur, adepte de la microstoria, a rouvert le dossiersous l’angle propre à ce genre historique qui consiste à suivre l’affaire « auras-du-sol » (Jacques Revel) et à relire une tranche d’histoire où les donnéesinterfèrent à des échelles différentes entre vendetta, politique et justice. Àtravers ce prisme s’éclairent des thèmes généraux concernant l’histoire dela Corse durant la Révolution et l’Empire. Progressivement la violencerégresse et, sous la Restauration, l’heure est au règlement de l’affaire devantle prétoire. Alors, signe de « la civilisation des mœurs », lesfamilles ennemies ne s’affrontent plus par les armes mais interpellentl’opinion publique afin de faire pencher le plateau de labalance d’une justice qui révèle en ces temps de gravesdysfonctionnements.

Francis Pomponi a été professeur des universités et anotamment exercé ses fonctions d’enseignant à la Facultédes Lettres d’Aix-en-Provence et de recherche à la Maisondes Sciences Humaines de la Méditerranée. Il est l’auteurd’une Histoire de la Corse (chez Hachette), a dirigé lacollection du Mémorial des Corses et rédigé de nombreuxessais ou articles sur la Corse replacée dans son horizonméditerranéen, dans des revues spécialisées, parfoismalheureusement difficiles d’accès.

En couverture : Le Vocero, d’après un tableau

de Pierre Colonna d’Istria (1824-1904)