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UNIVERSITE FRANCOIS-RABELAIS – TOURS Département des sciences de l’éducation et de la formation DUHEPS ATD Quart Monde SE FAIRE PROCHE DES PLUS PAUVRES, POURQUOI ? COMMENT ? JUSQU’OÙ ? A partir d’une expérience de présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte d’Ivoire Mémoire présenté pour l’obtention du Diplôme de Hautes Etudes en Pratiques Sociales Préparé par Jean-Pierre DAUD Directeurs d’études : Gaston PINEAU Patrick BRUN

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UNIVERSITE FRANCOIS-RABELAIS – TOURSDépartement des sciences de l’éducation et de la formation

DUHEPS ATD Quart Monde

SE FAIRE PROCHE DES PLUS PAUVRES,POURQUOI ? COMMENT ? JUSQU’OÙ ?

A partir d’une expérience de présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte d’Ivoire

Mémoire présenté pour l’obtention duDiplôme de Hautes Etudes en Pratiques Sociales

Préparé par Jean-Pierre DAUD

Directeurs d’études :Gaston PINEAUPatrick BRUN

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SE FAIRE PROCHE DES PLUS PAUVRES,POURQUOI ? COMMENT ? JUSQU’OÙ ?

A partir d’une expérience de présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte d’Ivoire

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Table des matières

PREMIERE PARTIE : GENESE DE LA RECHERCHE..................................5Chapitre 1 : Des gens de chez nous se retrouvent à l’écart, une interpellation. ...........6

1,1- Ancrage biographique ......................................................................................61,2- Conclusion : Lorsqu’une expérience de vie débouche sur une question........15

Chapitre 2 : Le contexte .............................................................................................172,1- Le camp pénal :...............................................................................................172,2-Vie quotidienne des détenus :..........................................................................18

Chapitre 3 : Problématique : Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu’où ?....................................................................................................................19Chapitre 4 : Éclairage conceptuel..............................................................................23

4,1- Intérêts de l’approche paradoxale...................................................................234,2- Se faire proche et rester étranger....................................................................254,3- Pas seulement une observation mais aussi une implication............................294,4- Entre activisme et passivité.............................................................................304,5- Du contrat au don ...........................................................................................34

Chapitre 5 : Méthodologie .........................................................................................38DEUXIEME PARTIE : SE FAIRE PROCHE DES PLUS PAUVRES ..........42

Chapitre 1 : Analyse d’une présence-action au camp pénal de Bouaké ....................43Chapitre 2 : Analyse des interviews de volontaires ATD Quart Monde ...................87

2,1 - Marie-Ange ...................................................................................................872,2 - Honorine .....................................................................................................1012,3 - Niek..............................................................................................................1052,4 - Jean .............................................................................................................111

Chapitre 3 : Analyse transversale : le savoir d’une pratique...................................1133,1 - Une gestion des paradoxes...........................................................................1133,2 - Proche-étranger............................................................................................1173,3 - Entre activisme et passivité..........................................................................1203,4 - Du contrat au don.........................................................................................121

Chapitre 4 : Spécificités du volontariat ATD Quart Monde ....................................1224,1 - Une vulnérabilité qui engage :.....................................................................1224,2 - Susciter des engagements............................................................................1254,3 - Un projet de société.....................................................................................129

Conclusion générale..................................................................................................134Bibliographie ............................................................................................................. 136 Index des principaux auteurs cités............................................................................138Index des mots clés...................................................................................................139

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INTRODUCTION

Volontaire permanent du mouvement ATD Quart Monde1, j’ai vécu plusieurs années

dans différents pays d’Afrique auprès des populations pauvres. De retour en France,

toute cette expérience me taraude et j’ai à cœur de la partager. Je suis déçu toutefois

par ce que j’arrive à en dire en voulant parler de tout ce foisonnement de vie

rencontré là-bas. Comment il me transforme et me fait grandir…C’est alors que la

proposition m’est faite d’écrire un mémoire en analysant ma pratique. Je peine à

écrire les quelques lignes de mes rapports quotidiens et on me propose un travail

universitaire ! Pourtant, la première stupeur passée, j’accepte, tant le challenge est

beau de faire entrer toute cette vie à l’université ; d’apprendre à dire dans un langage

universel cette expérience ; de faire comprendre la valeur de ces populations.

Cette recherche m’entraînera sur le chemin des pauvres de mon enfance et de ma

jeunesse, de ceux que la vie m’a fait quitter jusqu’à ceux que mon engagement

comme volontaire ATD Quart Monde m’a fait trouver dans différents pays d’Afrique

et en France.

Notre monde occidental nous entraîne à délaisser ceux qui ne peuvent pas suivre :

des pays qui peinent dans l’organisation mondiale actuelle du marché mais aussi des

personnes, des familles de nos pays dit « développés » qui ne trouvent qu’une place

d’assistés. Est-il souhaitable et possible que le monde évolue ainsi sans une partie de

l’humanité ?

Comment combler ce fossé entre les très pauvres et le reste de l’humanité ? Telle est

la question qui me guide sur ce chemin de mémoire.

1 Les volontaires permanents sont des hommes et des femmes de différentes nationalités, origines, professions, religions ou philosophies. Ils ont choisi de rejoindre durablement les familles les plus pauvres et d'agir avec elles pour refuser la misère et l'exclusion. Actuellement, ils sont 380, engagés dans 25 pays, et forment ensemble le Volontariat du Mouvement ATD Quart Monde.

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PREMIERE PARTIE :

GENESE DE LA RECHERCHE

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Chapitre 1 : Des gens de chez nous se retrouvent à l’écart, une interpellation.

1,1- Ancrage biographique Dès l’école primaire je me trouve face à la pauvreté. Dans le village où j’habite, deux

familles sont réputées pauvres. Je vais à l’école avec des enfants de ces familles.

L’une d’elle a une grande fratrie : des garçons plus âgés que moi et des filles de mon

âge. Je n’ai pas de contact avec eux mais je m’en souviens comme de gens nerveux

et violents. Je me souviens de paroles d’adultes sur l’alcoolisme de la mère. L’autre

famille habite dans le hameau de mes grands parents, un des fils, Luc, est de mon

âge. Nous jouons ensemble chez lui. A l’époque, il y a encore très peu de confort

dans les fermes et sa maison ne m’apparaît pas plus pauvre que celle de mes grands

parents, peut-être plus petite.

Très vite Luc redouble les petites classes, mais nous nous voyons encore à la

récréation et chez lui. Déjà j’ai un sentiment d’injustice : pourquoi ne réussit-il pas là

où nous réussissons naturellement, sans trop d’effort ? Nous autres allons au collège

puis au lycée de la ville ; lui, reste au village.

Le diagnostic de certains à propos de Luc est rapide et sans appel : il a une déficience

intellectuelle ou psychologique. Non, cela ne nous satisfait pas, nous, ses amis qui

jouons avec lui. On n’a pas tellement l’impression qu’il est différent de nous et le fait

qu’il ne nous suive pas dans les différentes classes nous parait une injustice. Peut-

être ressentons-nous que les jugements dont il est l’objet déclenchent un

enchaînement fatal qui va conduire sa vie ?

Plus tard j’apprendrai que la mairie l’emploie comme agent technique, éboueur. Il

habite dans une caravane sur un terrain que la mairie lui prête. Encore aujourd’hui je

me demande s’il n’y avait pas des possibilités pour qu’il acquière comme nous des

connaissances.

A 18 ans j’aime me retrouver avec Patrick, un ami du village qui fait des études aux

Beaux Arts. Dans la ville où il étudie il a une petite chambre où il y a beaucoup de

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passage. J’aime cette ambiance de recherche libre sur l’art, la philosophie, les

religions…Tous on se situe comme pauvres à la suite de Jésus sur les routes de

Palestine, à la suite de Gandhi, de Martin Luther King ou des sâdhus de l’Inde. L’été

nous partons tous les deux sur les routes en stop pour rencontrer d’autres jeunes. Je

me rends compte que ceux-ci n’ont pas toujours notre liberté, déjà englués dans

l’absence de travail, l’inutilité, la drogue. Patrick est-il l’un d’eux ? Il n’a rien et,

comme eux, il cherche des petits boulots pour vivre mais il lit énormément, peint, il a

toute une pensée et rencontre les autres à égalité. Il ne touche pas à la drogue, par

contre il s’est donné comme engagement personnel de rester présent à ces jeunes en

vivant parmi eux, en les accueillant dans son modeste studio.

Ayant fini mes études, je suis employé par les hôpitaux de Bordeaux comme

technicien de laboratoire. Je rencontre aussi dans cette ville les Franciscains. Leur

spiritualité provoque notre groupe de jeunes à réfléchir sur la pauvreté comme choix

de vie mais aussi à connaître les très pauvres, les miséreux et s’approcher d’eux. Une

question me reste encore de cette période : que veut dire le « baiser au lépreux de St

François » pour l’être humain européen que je suis au 21e siècle ?

En 1984, un des frères franciscains me parle d’une communauté avec des personnes

handicapées mentales à l’Arche de Jean Vanier. Je décide de prendre une année

sabbatique avec eux. Je découvre la fraternité avec des personnes qui ont d’autres

qualités et handicaps que les miens et ceux de mon entourage. Je découvre aussi que

l’on peut apprendre autrement que par l’intellect. Ici toutes les réflexions et pensées

partagées avec Patrick et les Franciscains trouvent enfin une application.

Après cette année à l’Arche, le retour à mon travail à l’hôpital est très difficile : la

technique et la science ne m’intéressent plus et me semblent une bien piètre réponse

à la souffrance et à la recherche du bonheur. Comme le dit Carl Rogers : « Ce n’est

pas des sciences physiques que dépend l’avenir. C’est de ceux qui essayent de

comprendre et d’affronter les interactions entre les hommes – ceux qui essayent de

créer des relations personnelles d’aide. » (Rogers, 1985, p. 15) Je cherche un

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groupe ou une association pour continuer à m’investir concrètement auprès de

personnes ayant un handicap et je rencontre un ancien membre de l’Arche qui me

parle du Mouvement ATD Quart Monde. Il anime une bibliothèque de rue2 avec les

enfants d’une cité d’urgence et cherche un remplaçant. Une fois par semaine je quitte

mon laboratoire aseptisé, les tubes de sang, la blouse blanche et les visages blafards

pour une bande de gamins criant et pataugeant dans la boue. Il fait froid, les maisons

sentent le moisi et la graisse rance, les gens sont enlaidis par la misère mais j’y

revis : il y a des visages d’enfants éclairés par le conte, des sourires et des rires

d’adultes heureux et fiers que l’on ose venir chez eux. Dans cette cité, à la périphérie

de la ville, derrière l’aéroport, je suis Jean-Pierre, une personne humaine comme eux.

Je rencontre souvent les volontaires du mouvement présents dans la ville. Après deux

ans de découverte d’ATD Quart Monde, je laisse mon travail à l’hôpital et m’engage

comme volontaire.

Le 17 octobre 1987 au Trocadéro à Paris, le mouvement ATD Quart Monde avec

100 000 défenseurs des Droits de l’Homme pose une dalle commémorant le courage

des victimes de la misère et portant cette inscription : « Là, où des hommes sont

condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés, s’unir pour les

faire respecter est un devoir sacré » (Joseph Wrésinski). J’arrive au centre

international du Mouvement à Méry sur Oise pour la préparation de cet événement.

Les lieux sont comme une fourmilière et je suis très vite embarqué dans plein de

choses. Pendant les réunions, je suis étonné de voir à quel point chaque mot écrit ou

dit, chaque geste est discuté, pesé longuement. Le soir de cet événement alors que les

feux de Bengale sont allumés marquant la fin d’un spectacle grandiose, nous sommes

cinq à prendre le train pour St Jean Pied de Port, point de départ d’une marche d’un

mois sur les chemins de St Jacques de Compostelle. Nous emportons dans nos sacs

une copie de la dalle qui vient d’être posée ; pour nous, cela veut être un hommage à

tous les miséreux qui ont marché sur ces chemins. A travers l’affirmation écrite sur

cette dalle, nous voulons aussi signifier une nouvelle étape dans la lutte contre la

misère. Autrefois, le Chemin a été une punition pour les repris de justice, d’autres le

2 Partage du savoir à partir du livre avec des enfants dans leur quartier

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suivaient pour des puissants contre une rémunération. Ce chemin est aussi une

formation pour nous : nous demandons le gîte et plusieurs fois nous nous faisons

rejeter. Ce n’est plus l’été, période de pèlerinage, et nos visages hirsutes d’étrangers

n’aident pas à l’accueil, même sacré, du pèlerin. Nous ressentons un peu ce que veut

dire être sans feu ni lieu.

De retour, comme tous les volontaires, je fais du chantier avec Bernard Jährling au

centre international du Mouvement à Méry sur Oise. Bernard a vécu au camp de

Noisy le Grand, il avait 15 ans quand le Père Joseph est arrivé dans ce camp. Depuis

il a participé à la construction et à la rénovation de la plupart des locaux du

Mouvement comme maçon, tailleur de pierre. Il fait froid dans le préfabriqué où nous

prenons nos pauses et Bernard laisse allumés les feux de la gazinière. Cela me

choque, pour moi, c’est un gaspillage inutile. Bernard s’en aperçoit et persiste. Plus

tard, il me dira que dans sa famille et en Quart Monde, on fait cela car souvent il n’y

a pas d’autre chauffage. Chez moi, il y a toujours eu un système de chauffage digne

de ce nom ne serait-ce qu’une cheminée comme à la ferme de mes grands-parents.

Pour moi c’est une leçon bien concrète : pour s’approcher et comprendre les plus

pauvres il faut laisser ses certitudes et se mettre le plus possible en situation.

J’apprendrai de nouveau de cette façon avec mes voisins quand je serais en Afrique.

Ma première mission en temps que volontaire ATD Quart Monde consiste à animer

la « bibliothèque de rue » de la rue Havé à Reims. Ce quartier est en fait un terrain

vague à la périphérie de la ville coincé entre la route et plusieurs rails de chemin de

fer. Avec des livres je rencontre des enfants de familles du voyage vivant dans des

caravanes qui ne peuvent plus rouler. Ces familles sont recluses sur ce terrain, elles

n’ont plus les moyens de voyager et sont entre deux mondes : celui des nomades et

celui des sédentaires. Malgré la présence du Mouvement sur ce lieu depuis plusieurs

années, ma première rencontre avec eux est difficile. Puis petit à petit les enfants

vont m’accepter parce que j’ai osé revenir et surtout parce que j’ai pris contact avec

leurs parents et que je reste parfois tard dans les caravanes à boire un café. L’été,

nous organisons des mini camps de trois ou quatre jours. José, l’un des plus durs me

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dit : « Tu es comme mon oncle, tu dors avec nous sous la tente ». Et, un an plus tard

lorsque le Mouvement me proposera une autre mission, je verrai des visages au bord

des larmes et des parents me diront : « Tu pars alors que l’on commençait juste à se

connaître ».

Le Mouvement me demande de rejoindre un groupe de réflexion. Ce sont des

volontaires qui se sont engagés comme moi depuis 2 ou 3 ans. Pendant 2 mois, on

nous propose de réfléchir sur ces premières années d’engagement. On nous demande

aussi de travailler sur ce qui fait d’un homme un fondateur car le Père Joseph est

décédé l’année précédente. En interviewant les premiers volontaires nous découvrons

ainsi les moments clés qui ont fait de Joseph Wresinski le fondateur d’ATD Quart

Monde.

La République de Centrafrique : A la fin de ce temps de réflexion, la proposition

m’est faite d’aller à Bangui, la capitale de la République de Centrafrique. Là, deux

volontaires construisent un centre avec des professionnels, des enfants et des jeunes

vivant dans la rue. Une « cour aux cents métiers » : au village, les enfants

apprennent dans la cour de la potière, dans l’atelier du forgeron…etc, ou sur un

chantier en aidant à apporter de l’eau pour fabriquer les briques en banco. Nous

avons voulu recréer cette dynamique dans la grande ville où les enfants vivant loin

de leurs parents sont livrés à eux-mêmes, rejetés par leur entourage. Là, nous

apprenons à être des grands frères qui encouragent ces enfants que tous accusent

d’être bons à rien et qui finissent par le croire. L’objectif est moins de faire de ces

enfants des maçons, des menuisiers, des vanniers, ou des potiers, que de leur

permettre de réussir quelque chose dont ils pourront être fiers et qui les valorisera

aux yeux de leur entourage. Là encore, les évènements m’apprendront à laisser de

côté mes certitudes. Deux fois par semaine, je soigne les enfants qui ont de larges et

profondes escarres aux jambes. Ce sont les plus petits et les plus pauvres qui ont les

plus vilaines plaies. Je demande à ce qu’ils se lavent en premier car je mets beaucoup

de temps à les soigner, et pour moi, cela a du sens de donner la priorité aux petits.

Les semaines passent et les petits ne peuvent toujours pas se laver en premier, aussi

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je confisque tous les seaux et les donne aux plus faibles en les obligeant à se laver en

premier. Il y a alors un grand conflit dans le groupe et j’ai la surprise de voir que ce

sont les plus petits qui m’en veulent le plus. Le soir en écrivant, j’essaye de

comprendre ce qui s’est passé puis nous réfléchissons en équipe. En fait, le groupe

est très structuré : les petits aident les grands qui les protègent. Si les petits se

retrouvent à égalité avec les grands, ceux-ci ne les protégeront plus et la vie dans la

rue, déjà très difficile, ne sera plus possible. Avec mes idées d’efficacité et d’égalité

d’occidental, j’ai risqué la vie des plus petits.

La Côte d’Ivoire. En 1992, la délégation générale du Mouvement me propose de

rejoindre Simone (volontaire ATD Quart Monde) au camp pénal de Bouaké. Dans ce

lieu que l’on pourrait qualifier d’enfer, je découvre des maîtres en humanité. Cette

période étant l’objet de cette recherche, nous en parlerons plus longuement dans les

chapitres suivants.

En Côte d’Ivoire, j’habite dans un quartier populaire. M. Touré fait fonction de chef

et d'imam de ce quartier. Il est notre voisin et très souvent je m’assois avec lui devant

sa maison. La première fois que l’on se rencontre, c’est avec tout le cérémonial :

Armelle, la responsable de l’équipe d’ATD Quart Monde me présente en parlant le

Dioula puis M. Touré répond en Dioula et le jeune qui est avec lui traduit en

Français. Un peu plus tard M. Touré s’adresse directement à moi en très mauvais

Français. A la fin de la cérémonie, il s’approche de moi et me dit en très bon

Français : « Tu sais, c’est important d’avoir un interprète car ça te laisse le temps de

réfléchir à ce que tu vas dire ». A partir de ce moment là, il s’est toujours situé face à

moi comme « mon père ivoirien » qui m’apprend à vivre comme un Africain dans ce

quartier. Il m’interpelle souvent : « Ne fais pas comme les blancs qui passent sans

saluer », « Viens manger avec moi ». Il me donne une cuillère et nous mangeons

dans le même bol. Il m’invite aux célébrations qu’il préside comme Imam : mariages,

baptêmes, funérailles. Une fois, il me fait servir une assiette mais avant que je ne

commence, il plonge sa cuillère dans mon assiette et mange. Je ne dis rien et mange.

Plus tard, il me dit : « Je sais que ce que je viens de faire est particulièrement impoli

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chez toi, mais ici c’est une grande marque de respect : quand un chef invite un autre

chef, il fait cela, ça veut dire qu’il est de bonne disposition et que ce plat n’est pas

empoisonné ». Comme Bernard (voir ci-dessus), il ne fait pas de grand discours et

me met d’abord en situation pour me révéler quelque chose.

Le Sénégal : Le mouvement ATD Quart Monde me demande de rejoindre l’équipe

de Dakar en 1996. C’est toujours difficile de quitter des amis, un lieu où on s’est bien

intégré même si la vie y est rude. D’ailleurs, peut-être, est-ce plus difficile de partir

quand la vie est rude car on se bat au coude à coude et cela crée un compagnonnage

fort. La première année à Dakar est difficile pour moi. L’équipe et la mission sont

renouvelées et nous nous posons beaucoup de questions existentielles. La population

et le pays sont très demandeurs de subventions et d’aides. J’ai la surprise de constater

que des jeunes sénégalais savent mieux que moi ce qu’il faut présenter dans un projet

pour obtenir des subventions.

La deuxième année, nous présentons l’engagement bénévole d’animateur de

bibliothèque de rue comme une chance de formation pour des jeunes se destinant au

travail social. Une chance de découvrir autre chose que ce qu’ils ont appris pendant

leurs études, une chance d’avoir une première expérience. Des jeunes sénégalais

éducateurs et chercheurs en sciences sociales me rejoignent mais aussi des jeunes

sans formation et des jeunes coopérants européens. Nous faisons la connaissance

d’une association culturelle dans un quartier très pauvre et ils nous confient deux

jeunes à former. Le groupe est très cosmopolite : des Sénégalais et des Français, des

jeunes sans formation et d’autres qui ont une maîtrise ou préparent un doctorat, des

jeunes dont la famille est très riche et d’autres qui viennent d’un des quartiers les

plus pauvres de la ville ; ils sont : musulmans, chrétiens, athées ; tous fervents dans

leur foi respective! Nous nous retrouvons deux fois par semaine. Une fois pour

animer la bibliothèque de rue et une autre fois pour évaluer et programmer. Je leur

parle aussi d’ATD Quart Monde à travers la vie et la pensée de son fondateur : le

Père Joseph Wresinski. Mes prises de paroles sont guidées par la ligne de pensée du

Mouvement qui veut que chacun soit invité à approfondir sa foi en l’homme ou sa

religion personnelle pour rejoindre les plus pauvres dans leur combat contre la

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misère. Les échanges sont très profonds et nous nous retrouvons différents mais

ensemble autour des plus pauvres.

La France : Je rentre en France en 1998, heureux de ces derniers temps avec les

jeunes animateurs mais aussi fatigué physiquement et moralement. Il me reste par

ailleurs dans la tête et le cœur ce ressentiment des Sénégalais contre l’ancien

esclavagiste, l’ancien colonisateur.

Je fais la rencontre de Françoise engagée à l’Arche de Jean Vanier. Nous nous

marions en 2000 et choisissons de nous engager en couple avec ATD Quart Monde.

Cela va changer ma rencontre des autres en général et des plus pauvres en particulier.

Cette nouvelle situation nous aide pour nous retrouver avec les personnes très

pauvres sur des fondements de l’humanité comme l’amour et la famille. C’est un

sujet de recherche en lui-même

Après tout ce temps en Afrique, je veux travailler avec les familles très pauvres en

Europe. Comment se fait-il que dans des pays riches des familles vivent la misère

malgré la déclaration des Droits de l’Homme ? Je veux l’apprendre des familles

elles-mêmes. ATD Quart Monde nous envoie à Bazouge la Pérouse, gros village aux

portes de la Bretagne. Françoise et moi sommes tous les deux issus du milieu rural et

nous avons l’impression d’être chez nous mais nous découvrons aussi l’isolement des

familles. Je suis stupéfait de voir dans mon pays des personnes revenir à pied du

village le long des routes de campagne avec des sacs de victuailles. Ici, on peut

mourir seul et être découvert plusieurs jours, voir des semaines après. Notre action

consistera principalement à visiter les gens et à leur permettre de participer aux

différentes activités culturelles et militantes du canton ; et de comprendre sans juger

ce qu’engendre le sentiment d’inutilité : la colère, l’alcool, l’abandon.

La Tanzanie : En octobre 2003, la délégation générale du Mouvement nous

demande si nous sommes d’accord pour rejoindre Niek, un européen qui est le seul

volontaire de l’équipe à Dar es Salaam. C’est à nouveau un grand saut vers l’inconnu

même si je connais bien Niek. En fait Niek n’est pas totalement seul, il y a de

nombreux jeunes tanzaniens avec lui dont trois sont engagés localement dans

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l’action. Ces jeunes sont issus de familles très pauvres. Ils sont allés très peu à l’école

et nous apprenons ensemble l’Anglais. Une fois de plus cette situation d’apprenant

nous sert pour rencontrer la population : devant nous les gens sont moins gênés de ne

pas connaître l’Anglais ou très peu.

Ces trois jeunes n’ont pas eu dans leur enfance l’habitude d’étudier, aussi je

m’étonne de les voir passer autant de temps avec les livres. Ils ont une telle soif de

savoir qu’ils la communiquent aux enfants de la bibliothèque de rue qu’ils animent et

c’est beau de voir tous ces enfants assis sur des nattes et suspendus à leurs lèvres.

Avant d’ouvrir une bibliothèque de rue, les jeunes sont allés régulièrement toutes les

semaines pendant un an dans le quartier le plus pauvre et le plus mal réputé de la

ville. Ils y ont créé la confiance, l’amitié, ont parlé d’ATD Quart Monde et ont

écouté la vie dans ce quartier. Ils ont fait mutuellement connaissance (dans le sens

étymologique : renaître avec) et au bout d’une année s’est créé un groupe d’amis. Il y

a beaucoup de problèmes dans ce quartier : alcool, drogue, prostitution. Ces

nouveaux amis ont dit : « Ce n’est pas bon que les enfants ne voient que cela ! »

Ainsi, ils ne nous ont pas entraînés sur le terrain des problèmes les plus visibles et

immédiats mais sur l’avenir : donner des chances de s’en sortir aux enfants.

Je ne suis allé qu’une fois visiter ce quartier. D’un commun accord, nous avions

décidé que seul les jeunes Tanzaniens mèneraient l’action sur place. Dans ce pays

comme dans beaucoup d’autres pays africains, les Européens sont réputés riches et

nous doutions que la population de ce quartier nous parle en aussi peu de temps et

aussi franchement qu’avec nos collègues tanzaniens. Eux-mêmes issus de familles

très pauvres, ils connaissent bien l’extrême pauvreté dans leur pays pour l’avoir

combattue jusqu’à maintenant et nous n’avions pas à leur apprendre ce que sont la

pauvreté et la misère. Notre participation était de comprendre ensemble, de mettre

des mots sur ce qu’ils rencontraient et vivaient. Il n’est pas facile de dire son

quotidien, d’en prendre conscience et à fortiori de l’écrire dans un langage

compréhensible par tous. Cela est toujours à refaire et c’est l’exercice que je tente de

réaliser dans ce mémoire.

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1,2- Conclusion : Lorsqu’une expérience de vie débouche sur une question.A l’heure de cette recherche, ma démarche est de m’approcher de familles comme

celle de Luc, mon ami d’enfance, pour les connaître et comprendre. Pourquoi et en

quoi leur vie est-elle incompatible avec celle des autres, au point qu’elles sont

exclues de la société, au point qu’elles ne bénéficient pas des mêmes avantages, des

mêmes responsabilités ?

Ce que je retiens de plus fort de ces vingt années de volontariat dans le mouvement

ATD Quart Monde est d'avoir appris à vivre dans d'autres contextes culturels que le

mien sans y perdre mes racines. Il y a aussi cette constante qui me fait "aller au

large" car je ne peux pas être heureux seul, vivre (ce qui implique : être en relation,

créer, être fécond) seul, sans que cela soit aussi possible pour le plus petit, le plus

faible.

Les média ou la littérature parlent souvent de l’Afrique à travers l’économie et plutôt

en termes de pauvreté matérielle ; à travers la politique et plutôt en terme de conflits

et de corruption ; à travers le tourisme et surtout tourné vers la nature et les grands

parcs animaliers. On parle beaucoup plus rarement des Africains ordinaires encore

riches de leur culture ancestrale et qui se demandent si leur avenir est dans les

nouveaux modèles occidentaux.

J’ai aussi appris de ces personnes que l’Afrique était multiple. Bien sûr, il y a des

constantes propres au continent ; plus profondément, il y a aussi des différences

fondamentales (conception de l’univers, construction de la société, relations

humaines), d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre. Cela implique un effort, une

démarche différente pour rejoindre chaque peuple.

De toutes ces personnes rencontrées au fil de ces années, je voudrais parler non

comme un ethnologue mais comme un homme qui a voulu rejoindre d’autres

hommes pour apprendre d’eux comment ils résistent à la misère.

J’ai aussi travaillé auprès de familles du voyage et d’autres familles en monde rural

français. Comment décoder l’aspiration profonde des gens derrière leurs paroles et

leurs actes, qui prennent place dans une culture et une expérience de vie différente de

la mienne ? J’aimerais montrer dans ce travail que la disposition intérieure et les

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moyens employés pour rencontrer des hommes d’une autre culture sont comparables

à ceux employés pour rencontrer les personnes les plus pauvres de même culture.

Ces personnes aussi ont une autre pensée, une autre manière de vivre car elles ont eu

une autre expérience de la vie.

Pour cette étude j’ai choisi d’analyser plus particulièrement la période de ma

présence-action dans le camp pénal de Bouaké en Côte d’Ivoire. Cette période reste

dans mon engagement de volontaire ATD Quart Monde et dans ma vie une

expérience forte de proximité avec l’autre très différent : Africain et prisonnier dans

une misère physique, psychologique et morale extrême. Ayant déjà effectué une

première mission en Centrafrique comme volontaire ATD Quart Monde, mon

expérience de vie en Afrique dans un milieu populaire me permettait d’accepter le

climat et le manque de confort à l’occidentale. J’avais aussi appris à délaisser mes

préjugés et à écrire quotidiennement. Tout cela avait renforcé la disponibilité que les

volontaires ATD Quart Monde travaillent dans leur engagement. Ainsi, de ma

mission en Côte d’Ivoire j’ai conservé de nombreux écrits et une expérience

marquante que je veux approfondir et comprendre pour pouvoir la transmettre.

Voici donc la question qui sera ma ligne de fond, mon fil rouge pour ce mémoire :

Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu’où ?

A partir d’une expérience de présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte

d’Ivoire.

Mon hypothèse est qu’en se faisant proche des plus pauvres nous connaîtrons leur vie

plus en vérité, je dirais avec 'leurs yeux' tout en gardant le savoir d’une personne

intégrée dans la société, ce qui permettra de mieux comprendre les mécanismes

d’exclusion. Se faire proche permet aussi d’être un pont et de créer une nouvelle

relation entre les pauvres et la société qui permettra, j’ose le croire, aux pauvres eux-

mêmes et à l’humanité de se libérer de la misère.

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Chapitre 2 : Le contexte

2,1- Le camp pénal :Le camp pénal de Bouaké a été créé lorsque les mines d’or et de diamants de la

région étaient en plein essor et qu’il y avait de nombreux délits. Ce fut d’abord un

enclos en fil de fer barbelé à l’écart de la ville et près d’un ruisseau.

A l’origine, le camp pénal n’était pas une prison. Les quelques bâtiments

rudimentaires étaient destinés à parquer les chercheurs clandestins de diamants et

d’or dans les régions de Bouaké, Tortilla et Séguéla. Plus tard, ce camp devint une

prison d'État qui reçoit tous les surplus de prisonniers des autres prisons de Côte

d’Ivoire, notamment ceux qui sont condamnés à de longues peines. Les moyens

donnés pour les nourrir et s’occuper d’eux sont dérisoires et s’amenuisent au fur et

à mesure que la crise des années quatre-vingt s’amplifie (Hamel, 2001, p. 30).

Depuis, on a construit six bâtiments comportant cinq ou six cellules. Ces cellules

sont composées d’une chape de ciment au sol et une autre à mi-hauteur ; la nuit les

détenus s’allongent sur le ciment jusqu’à 60 par cellule. Chaque cellule comporte une

douche toilette au fond. Il y a d’autres bâtiments comme les cuisines et l’infirmerie

et aussi un terrain de foot. Cet ensemble de bâtiments avec ses rues et ses espaces est

appelé : « la Cour », c'est le lieu des prisonniers. Autour, le fil de fer barbelé a été

doublé d’un fil de fer électrifié et on a construit un mur d’enceinte et des miradors. A

l’extérieur de la Cour il y a les bâtiments administratifs, une autre infirmerie, le

greffe. On entre dans la Cour par une immense grille en barreau de fer qui la sépare

des bâtiments administratifs.

Je n’étais pas le seul visiteur officiel à entrer dans le camp pénal. Il y avait des

missionnaires catholiques, musulmans, baptistes, des associations : Ste Camille, une

association locale ; Akwaba, une association espagnole et le mouvement ATD Quart

Monde. Simone Viguier, la première volontaire du Mouvement y travaillait comme

infirmière depuis douze ans. Elle venait tous les jours ouvrables contrairement aux

autres visiteurs qui venaient de temps en temps. Marie-Ange Libert, une autre

volontaire ATD Quart Monde, la rejoint les dernières années, j’ai pris sa suite de

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1993 à 1996. En 1994, Simone a pris une année sabbatique, je suis donc seul à venir

quotidiennement et je poursuis son travail de soin. Comme elle est restée à Bouaké,

je peux la voir régulièrement et lui demander conseil.

2,2-Vie quotidienne des détenus :Chaque cellule a un délégué qui choisit ses aides. L’ensemble des détenus nomme le

chef de Cour. Toutes les relations entre les prisonniers et l’administration passent par

lui. L’équipe de surveillants entre deux fois par jour dans la Cour pour libérer les

détenus de leur cellule le matin et pour les enfermer le soir. A part ces deux temps, la

surveillance des détenus à l’intérieur de la Cour est assurée par les détenus eux-

mêmes : le chef de Cour et son équipe dans la journée, les délégués de cellule et ses

aides la nuit. Dans la journée la Cour est comme un village. Il y a des commerçants,

on y vend de tout : une dizaine d’allumettes, une cuillerée de sel, des épices en

sachets minuscules, un verre de riz…etc. Il y a aussi des artisans : fabricants de

chapeaux, de paniers en paille, un joaillier qui vous fait un bracelet à partir d’une

queue de cuillère ou une médaille avec une pièce de monnaie. Les tisseurs de bics

habillent les stylos en tissant des bandes découpées dans des sacs plastiques de toutes

les couleurs. Il y a bien sûr les cordonniers réparateurs de toutes les vieilles sandales

mais surtout celui qui refait des chaussures avec de la grosse toile blanche ou de jean

et une vieille semelle. Les surveillants prennent part à ce commerce : l’un confie un

sac de riz à un détenu qui, en le vendant au détail, en gagnera une portion. Un autre

sait où trouver les sacs de riz en jute que l’on détisse pour confectionner des

chapeaux.

Comme dans toute prison, il faut pouvoir cantiner pour améliorer l’ordinaire. Je me

souviens que l’on m’avait déconseillé de proposer des activités l’après-midi.

L’unique repas quotidien est servi vers 11h et c’est long d’attendre le lendemain.

«L'après-midi, c'est pas très bon. Les gens sont trop occupés par le ‘jeu de jambe’

(ruses). Ici, si tu ne trouves pas à manger pour le soir (avant d'être enfermé) c'est

très dur ». Je m'étonne en disant qu'il y a la ration. « Tu sais les ‘moisis’ (malades

carencés) de maintenant, c'est ceux qui ne trouvent pas à manger en plus ». « Il y a

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pas grand chose dans la ration et ça ne suffit pas pour un homme ».

Les plus pauvres sont ceux qui n’ont pas d’appui venant de leur famille ou d’amis.

N’appartenant pas à un groupe, ils ne trouvent pas d’activité dans le camp ou

seulement comme subalternes : ils détissent les sacs de riz et confectionnent les

trames pour les chapeaux et les paniers. Certains travaillent toute la journée et une

partie de la nuit pour quelques condiments. On les reconnaît à la peau de leurs

cuisses devenues comme du cuir à force de rouler les fibres de sac de riz dessus pour

en faire des cordes.

Pourtant la ration s’est améliorée avec l’arrivée du nouveau régisseur qui a permis

aux ‘corvéables’3 d’aller à l’extérieur. Ils travaillent aux bassins de pisciculture et au

poulailler que ce régisseur avait fait construire et surtout ils peuvent ramasser l’herbe

sèche de la brousse pour que leurs co-détenus restés à l’intérieur puissent faire des

paniers.

Chapitre 3 : Problématique : Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu’où ?Quiconque se trouve en présence de la misère et/ou de la souffrance de l’autre, est

confronté à sa propre souffrance. Soit il l’accepte, soit il trouve des solutions pour

s’en protéger.

La façon la plus radicale de se protéger de la souffrance est de la nier. Ce déni peut

prendre plusieurs formes comme nier l’existence même de la personne qui

souffre : « Je change de trottoir ! ». Amoindrir la souffrance de l’autre est aussi une

façon de s’en protéger. La forme active du déni est d’accuser l’autre d’être la cause

de tous ses maux.

La pitié nous enjoint de supprimer cette souffrance qui nous touche mais, ne voyant

plus l’autre, on risque de ne combattre que sa propre souffrance générée par l’autre,

de palier les manques sans considérer la personne humaine qui est bien plus que

seulement ses besoins.

3 Détenus ayant effectué la moitié de leur peine et pouvant travailler à l'extérieur de la prison.

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Avec le sentiment d’être d’une même humanité, nous nous reconnaissons dans

l’autre et nous devenons solidaires. Nous voyons la personne souffrante dans sa

globalité et non uniquement dans ses manques. Nous ne résolvons pas ses problèmes

à sa place mais, par ce lien de fraternité, nous lui donnons de la force, des outils pour

les résoudre elle-même. Pour cela, il faut se faire proche.

« Se faire proche des plus pauvres » n’implique t-il pas d’abord un travail sur soi ?

Quelle disposition intérieure se donner pour se rapprocher en esprit (avant toute

notion de distance) de ces femmes et hommes qui nous sont étrangers ? Nous

sommes en effet plus disposés à rencontrer nos semblables et nous avons plus

d’outils pour les rencontrer.

Comment entrer dans le monde de l’autre, « Voir le monde par le bas » comme dit

Joseph Wresinski? Il s’agit d’avoir au préalable quelques critères pour savoir qui

sont les pauvres dans un contexte donné et comment parmi eux découvrir les plus

pauvres.

Pourquoi les plus pauvres et pas seulement les pauvres ? Le postulat de départ est

d’éradiquer la misère car notre compréhension de l’humanité ne peut accepter de

perdre un seul humain. Pour cela nous devons établir notre recherche, nos projets et

nos actions de façon à ce qu’ils touchent et concernent tous les hommes, donc le plus

éloigné de l’état de l’humanité dans un lieu et un temps donnés.

On nous demande souvent : « Comment faites-vous pour rencontrer les pauvres ?

Est-ce que vous allez frapper directement à leur porte ? » Nous chercherons donc

dans cette étude quelle préparation, quelle formation, quels outils nous nous donnons

pour aller vers les pauvres et tenter d’y connaître et reconnaître les plus pauvres.

Dans cette recherche de proximité avec les plus pauvres, particulièrement au cours de

mon engagement de volontaire permanent dans le mouvement ATD Quart Monde, je

me suis confronté à trois paradoxes et dilemmes :

Se faire proche et rester un étranger : j’ai eu la chance de vivre dans des quartiers

très populaires et même pauvres de grandes villes de différents pays d’Afrique :

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Bangui de 1989 à 1992 ; Bouaké de 1993 à 1996 ; Dakar de 1996 à 1998 ; plusieurs

voyages au Burkina Faso en 1987, 1993,1996 ; Dar es Salaam de 2004 à 2005. J’ai

pu me faire proche des populations de ces différents lieux, partager leur vie

quotidienne, apprendre et connaître leur culture, malgré cela je suis toujours resté un

étranger. Un proverbe africain dit : « Un bout de bois peut rester longtemps dans le

marigot, il ne deviendra jamais un crocodile. » Peut-être en est-il de même dans

notre rencontre avec les plus pauvres de notre propre culture, de notre propre pays.

Nous pouvons découvrir et analyser leur mode de vie, leur pensée mais si nous

n’avons pas grandi dans leurs conditions, nous n’aurons sans doute pas les mêmes

peurs, les mêmes réflexes, les mêmes espoirs. Comment et jusqu’où se faire proche

des plus pauvres alors que l’on restera toujours un étranger ?

En même temps, il ne s’agit pas non plus de devenir leur semblable. Les pauvres

n’ont que faire d’un pauvre de plus. La personne qui se fait proche doit rester elle-

même pour pouvoir apporter une vision et une vie différentes qui mettront en route la

personne enfermée dans la misère.

Dans cette étude, nous prendrons donc la mesure de la tension entre « se faire

proche » et « rester étranger » pour atteindre l’objectif de se libérer de la misère.

Entre activisme et passivité : si nous voulons que nos actions et nos projets partent

des rêves et aspirations des plus pauvres, nous devons prendre beaucoup de temps et

de moyens pour les écouter, les comprendre. Quelle distance observer pour connaître

les très pauvres, identifier les mécanismes d’exclusion et discerner l’action juste à

entreprendre ensemble? La misère détruit ceux qu’elle touche et atteint aussi

l’humanité dans son essence car celle-ci ne peut accepter qu’un de ses membres soit

dégradé au point de ne plus en faire partie. C’est ce qu’expriment les droits de

l’homme.

Paolo Freire écrit dans son livre « Pédagogie des opprimés » que la pauvreté consiste

dans le rapport des pauvres à l’environnement. Le seul changement des pauvres est

inefficace. Les pauvres ne peuvent pas changer sans qu’il y ait en face d’eux des

gens qui changent: Seul le pouvoir qui naît de la faiblesse des opprimés sera

suffisamment fort pour libérer les deux (Freire, 1974, p.21).

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Ici encore il s’agit d’examiner un jeu entre action et passivité afin que tous soient

acteurs de la lutte contre la misère, qu’il n’y ait pas de donateurs et de bénéficiaires.

Entre contrat et don : « Se faire proche des plus pauvres », mais à quel titre ? J’ai

reçu cette mission du Mouvement ATD Quart Monde, l’engagement du volontaire

ATD Quart Monde est plus qu’un contrat de travail, il relève aussi du « Don aux

étrangers » titre d’un chapitre du livre « L’esprit du don » de J. Godbout. La

deuxième partie de ma question : « Comment et jusqu’où ? » me pousse à regarder ce

nouveau dilemme entre le contrat et le don.

Le contrat, c’est celui du professionnel qui agit dans un cadre précis et sur un

problème précis ; avec la volonté que sa vie privée et ses sentiments personnels

n’interfèrent pas dans la rencontre avec le client.

Le don, c’est celui du bénévole qui ne compte pas son temps et son investissement.

Dans cette position, la rencontre tient plus compte de la globalité de la vie de la

personne approchée. Cela permet de comprendre le lien entre les différents

problèmes et situations évoqués par la personne, au risque de l’enfermement tant

pour le volontaire que pour la personne ou la famille rencontrée. Peut-on comparer,

opposer, mixer ces deux attitudes ? Dans quelle mesure le volontaire ATD Quart

Monde use de l’une et de l’autre dans sa présence avec les personnes très pauvres ?

Comment déterminer la position du curseur entre proche et étranger, activisme et

passivité, contrat et don qui varient selon la ou les personnes rencontrées dans un

espace et un temps donnés ? Cette position est évaluée par l’effet produit en termes

de suppression de la misère. La misère, c’est quand les différents manques cumulés

dégradent une personne dans son être et dans ses relations avec les autres hommes et

leurs structures. Le défi pour la personne très pauvre et celle qui se fait proche d’elle

est : comment, ensemble, elles trouvent les moyens de se libérer de ces manques et

comment pour la personne très pauvre, se restaurer dans son être et dans ses relations

d’une façon qui tienne compte de son vécu?

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Nous obtenons ainsi une représentation schématique en triangle déclinée suivant les

3 dilemmes qui interfèrent les uns sur les autres :

Proche ----- Etranger Activisme ------Passivité Contrat -----Don

Effets produits pour une suppression de la misère

Comment apprendre à trouver la bonne proximité ? La méthode empirique est-elle la

seule ? Nous rechercherons dans cette étude les outils qui permettent de trouver et

d’évaluer la bonne proximité.

Chapitre 4 : Éclairage conceptuel

4,1- Intérêts de l’approche paradoxale

Le paradoxe, « c’est ce qui étonne ou ce qui choque parce qu’on est mis face à une

situation où un être ou une chose est ou semble être, fait ou semble faire, pense ou

semble penser, une chose et le contraire de cette chose. » (Barel, 1988)… S’ouvrir

au paradoxe, c’est accepter la co-présence d’éléments pourtant contradictoires.

C’est rester ouvert à une logique en boucle infinie, où le message est aussi le méta-

message (Kohn, 2008, p.11).

Je n’étais pas uniquement observateur dans le camp pénal mais aussi impliqué dans

la vie des détenus et de leur entourage. Il y a donc eu des interactions différentes

selon que je fus observateur ou acteur, ayant un rôle défini ou pas. Il en émane ces

paradoxes : proche - étranger, actif - passif, contrat - don. On n’aura pas les mêmes

informations suivant que l’on est proche ou étranger, ni les mêmes effets si l’on est

passif ou actif, dans le contrat ou le don, et on ne peut se résoudre à se passer des

informations ou effets d’un de ces pôles. D’autre part, chaque pôle poussé à son

extrême brise la relation.

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Le paradoxe opère à la limite du discours et à la limite du sens. Le paradoxe est

d’abord ce qui détruit le bon sens comme sens unique, mais ensuite ce qui détruit le

sens commun comme assignation d’identités fixes. Il réoriente l’attention

intellectuelle sur les structures fautives ou limitées de la pensée ; il joue avec les

frontières catégorielles limites. De plus, il travaille de façon spécifique, c’est-à-dire

paradoxale, opérant des combinaisons inusitées, portant l’attention sur l’inattendu,

questionnant, niant, irritant, déroutant. (Pineau, colloque 2003, p.10). Je suis venu

aux paradoxes par expérimentation, et lorsque je découvre ce que l’on en dit et les

possibilités qu’ils ouvrent, je réalise qu’ils sont indispensables pour renouveler la

pensée de notre société en ce qui concerne la lutte contre la misère. En effet, après

des centaines d’années de charité et de solidarité, le problème de la misère n’est

toujours pas résolu et même s’aggrave : il n’y a jamais eu autant de disparité entre les

riches et les pauvres. Joseph Wresinski lui-même, dès les premières années d’ATD

Quart Monde, a invité des universitaires à un premier colloque sur l’étude de la

grande pauvreté dans le dans le camp de Noisy le Grand.

Einstein disait que le génie, c’était de tenir les paradoxes. Winnicott propose de

gérer les paradoxes sans vouloir les résoudre, en cherchant à les contenir comme ils

sont (Fustier, colloque 2003, p.5). Le choix est donc une oscillation entre les deux

pôles pour obtenir le maximum d’informations ou d’effets. Kohn et Negre citent

Devreux dans leur livre 'les voies de l’observation' à propos du paradoxe

observateur-acteur : « Au lieu de déplorer la perturbation due à notre présence sur le

terrain, et au lieu de mettre en doute l’objectivité de toute observation du

comportement, nous devrions aborder la difficulté d’une manière constructive et

découvrir quels insights positifs, non susceptibles d’être obtenus par d’autres

moyens, nous pouvons tirer du fait que la présence d’un observateur (qui est du

même ordre de grandeur que ce qu’il observe) perturbe l’événement observé. » Le

jeu de rôles est ici pleinement reconnu et assumé. Les effets pervers sont convertis en

atouts (Kohn, 2008, p.120).

Enfin l’intérêt d’une confrontation au paradoxe est son apport heuristique

spécifique. Il n’est pas facile de comprendre pourquoi. Mais ils font penser et

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avancer…Leur apprivoisement, leur traitement en situation précise dans le temps et

l’espace, développe des tactiques, des stratégies, des politiques, des tours de main,

des ruses inédites qui ne s’apprennent pas forcément à l’école en situation close et

contrôlée, mais sur le terrain (Pineau, colloque 2003, p.9).

4,2- Se faire proche et rester étrangerLes membres du mouvement ATD Quart Monde se font proches des très pauvres,

dans un premier temps, pour connaître et comprendre leur vie. Dans un deuxième

temps, ils se font proches pour faciliter une expression qui permettra de créer une

société où le dernier des hommes sera pris en compte comme personne à part entière

et non comme assisté. Cette connaissance se bâtit d’abord en se côtoyant

physiquement : sentir dans son corps, dans ses émotions ce que veut dire ne pas avoir

de travail reconnu, avoir des difficultés pour se loger, des difficultés dans l’éducation

des enfants, devoir sans cesse raconter sa vie et plus particulièrement ses difficultés

pour avoir des aides, une reconnaissance… etc, puis analyser ces données avec plus

de recul grâce à l’écriture quotidienne et à l’échange avec les autres membres du

Mouvement. Pour le Père Joseph (fondateur du mouvement ATD Quart Monde), le

premier fondement a été d’habiter au milieu de cette population. (Robert, Revue

Quart Monde N°199)

Francine de la Gorce écrit à propos du Père Joseph : Il le voulait. Pour sentir dans sa

chair, cela c’est important, toujours sentir dans sa chair ce que peuvent vivre ces

hommes appelés à un travail sous humain, allant même jusqu’à modifier leur aspect

physique. Cela l’amène à une compréhension plus charnelle de ce que vivent

certaines personnes enfouies dans la misère, notamment leurs difficultés à

communiquer et leur incapacité à se ressaisir. Il n’y a que la tendresse et l’écoute

authentique qui peuvent alors vous rejoindre. (Gorce de la, 2006, p. 27)

Ce ne sont pas d’idées ou d’organisations dont nous voulons nous faire proche, mais

de femmes et d’hommes. Aussi, pour les approcher, nous utilisons les moyens et les

temps de l’humanité tels que la marche à pied, demander des nouvelles, prendre un

café ensemble, l’art, la spiritualité, …

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Pour connaître, il ne suffit pas d’écrire, de réfléchir. Il faut d’abord se montrer

capable de rencontre, les yeux dans les yeux. (…)Le père Joseph est allé s’accroupir

face à l’une d’entre elles (des femmes très pauvres dans un lieu d’hébergement en

Afrique), a penché sa tête pour être en dessous, rencontrer son regard (…). Ce geste

est devenu le symbole de ce que devrait être notre démarche de connaissance au

quotidien (Gorce de la, 2006, p.81).

L’étude des distances sociales ou proxémie a notamment été étudiée par Edward T.

Hall. Sur le site Internet de la ‘proxémie’, nous trouvons : E. Hall a montré qu’il y

avait autour de nous une surface, « une bulle », une zone émotionnellement forte ou

encore un périmètre de sécurité individuel (…). L’homme et l’animal se servent de

leur sens pour différencier les distances et les espaces. La distance choisie dépend

des rapports individuels, des sentiments et des activités des individus concernés (…).

On peut parler de notion de bonne distance. La dimension de cette bulle personnelle

varie selon les cultures. Elle est plus ample dans les pays occidentaux que dans les

pays méditerranéens et pratiquement inexistants dans les pays arabes et africains.4

Cette distance pratiquement inexistante entre africains s’agrandit lorsqu’on est

étranger en Afrique. J’ai pu observer qu’avec le temps, en travaillant ensemble ou à

fortiori en soignant, avec la confiance et l’amitié, cette distance se rétrécissait jusqu’à

devenir celle qui sépare deux Africains, jusqu’à me gêner car elle ne correspondait

pas à ma propre distance d’amitié. Cette distance était pour moi un critère

d’évaluation de l’accueil de l’autre et de la réalité de la proximité avec lui.

Cette distance est donc modulable en fonction de ce que l’on veut être pour l’autre et

réciproquement. Elle est constamment à rechercher. Trop loin : la personne est une

étrangère et on ne connaît ni ne comprend sa vie ; on risque alors de compenser ce

manque d’information par des jugements à partir des seuls aspects extérieurs de sa

vie. Trop près : on s’enferme avec elle et on a pas le recul nécessaire pour discerner

ce qui est juste et pas.

4 http://www.psychologie-sociale.com/index.ph?option=com_content&task=view&id=141&Itemid=44

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Dans tous les cas, la médiation reste une démarche volontaire ; elle n’est jamais

imposée. Le plus souvent, la proximité, la disponibilité et l’absence de pouvoir du

médiateur permettent que s’instaure rapidement une relation ouverte et franche…

Pour réaliser une bonne médiation, encore faut-il trouver la bonne distance avec son

interlocuteur. Celle-ci est en partie intuitive, mais elle est surtout le fruit de

l’expérience (Éducation permanente/EDF-GDF-SPF/2002, p.99).

Lors de son intervention à la session DUHEPS de septembre 2006, André de Peretti

nous a expliqué la congruence (selon le Petit Robert : « ce qui convient exactement à

une situation donnée ») par deux métaphores : le colibri qui butine une fleur

s’approche pour boire le nectar au fond de la fleur et se recule pour ne pas la

transpercer de son bec effilé. Et les porcs-épics qui avaient froid ont passé toute la

nuit à se rapprocher et s’éloigner car trop près, ils se piquaient, trop loin, ils avaient

froid.

Cette oscillation ne concerne pas que la distance, elle touche notre être dans sa

globalité. Nous trouvons ainsi les trois couples de tension, cités dans le livre de Kohn

et Nègre : « Les voies de l’observation » :

Proche - lointain

Familier – étrange : cela se comprend aisément dans un pays lointain à la culture

autre. Mais n’est-ce pas le cas aussi pour une population de même culture ayant

d’autres impératifs de vie, comme les très pauvres de nos pays européens ?

Jonction – disjonction des temporalités : nous avons les mêmes besoins essentiels :

nourriture, sommeil, relations, éducation, mais ils sont pris en compte à des temps

différents suivant les rythmes de chaque population, voire de chaque famille. Il faut

du temps pour se faire proche et je l’ai particulièrement découvert en Afrique. Les

salutations par exemple, sont réduites à un seul mot mal prononcé en Occident alors

qu’en Afrique, c’est un dialogue très codifié de trois ou quatre réponses

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accompagnées de gestes d’accueil et il est impossible d’aborder un autre sujet avant

d’en avoir terminé avec ce préalable.

Perdre du temps en se disant au revoir c’est s’assurer de pouvoir se retrouver. Les

temps perdus fonctionnent comme un échange de dons et assurent le lien social

(Fustier, 2005, p.63).

Le père Joseph nous dira toujours, lors d’une nouvelle implantation, « Il faut rester

un an sans rien faire d’autre que d’écouter les familles » (Gorce de la, 2006, p.76).

Mettant en œuvre tout notre savoir pour se faire proche nous resterons toutefois des

étrangers.

L’étranger est celui qui n’a pas ce fond commun, qui n’a pas accès immédiatement à

la culture partagée par tous depuis des générations (Aucante, 2006, p.82)

Même si nous passons toute notre vie parmi les pauvres, nous ne pourrons jamais

souffrir ce qu’ils souffrent, connaître ce qu’ils connaissent, être ce qu’ils sont

(Wresinski, 1992, p.44).

Au lieu de déplorer cet état de fait, nous voyons que cela nous donne du recul pour

garder notre objectif de se libérer de la misère et nous permet d’être médiateur entre

des cultures, des peuples et des classes sociales. Nous retrouvons là notre oscillation

qui va vers un enrichissement de chaque partie et non vers un consensus résolvant le

paradoxe proche-étranger.

P. Hamel cite J. Wresinski : « En retrouvant les plus pauvres d’Afrique et d’ailleurs,

nous serons des étrangers au milieu d’eux, ne sachant ni leur langue, ni leur culture,

ni leur histoire, ne possédant pas leur sensibilité, étant obligés, pendant des années,

de nous taire, d’observer, de noter, en un mot de contempler. » (Hamel, 2001, p.28)

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4,3- Pas seulement une observation mais aussi une implication

Notre implication est aussi une oscillation dans notre action : entre activisme et

passivité et une oscillation dans notre rôle : du contrat au don.

Cette implication s’apparenterait à de l’accompagnement mais comment retrouver

notre pratique dans la multiplicité des formes d’accompagnement ainsi que leur état

d’effervescence (Pineau, colloque 2003, p.8), entre conseil, suivi, guidance… ?

Qu’un tu murmure à notre oreille et c’est la saccade qui lance les personnes : le moi

s’éveille par la grâce du toi (Buber, 1992, p.8).

L’homme devient un Je au contact du Tu (Buber, 1992, p.52).

Quelle posture adopter en présence de très pauvres et en vue de libérer l’humanité de

la misère ? Pas une posture d’autorité ou contractuelle, les pauvres ont besoin de

liens qui les fassent exister et grandir comme personne, ils ont besoin de compagnons

qui révèlent leur dignité fondamentale d’homme, la valeur de leur vie, leur place

dans la communauté humaine.

L’esprit est la réponse de l’homme à son Tu. Il n’est pas dans son Je mais dans la

relation, réponse du Je au Tu (Buber, 1992, p.66).

Peut-être faut-il adopter une posture d’animation : être au milieu des plus pauvres

pour produire ensemble cette parole, cette expression d’un peuple : le Quart Monde.

Ou une posture d’accompagnement : être au côté d’eux, quitter le rivage de la

famille, des amis, des semblables pour aller jusqu’à cette frontière de l’humanité.

Écouter le plus pauvre et cheminer longuement avec lui, s’engager avec lui pour que

la société puisse le rejoindre et non qu’il se réinsère.

Il croit. Ce qui revient à dire : il s’offre à la rencontre. L’homme qui vit dans

l’arbitraire ne croit pas, il ne se prête pas à la rencontre (Buber, 1992, p.93).

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Mais qui est le plus pauvre, cette figure mythique, fugitive ? Il y a toujours plus

pauvre. Cette recherche est pourtant nécessaire si on veut une société juste, une

véritable humanité qui tienne compte du dernier des hommes. Quelle posture ? Tous

les cadres sont explosés. Il faut tenir cette recherche, ce paradoxe et construire sur

une fuyante, une asymptote.

Au sortir de la relation pure, l’homme a dans son âme un plus, un accroissement

dont il ne savait rien auparavant et dont il ne saurait désigner correctement

l’origine (…) L’homme a reçu quelque chose, et ce qu’il reçoit n’est pas un

‘contenu’ mais une présence qui est une force (Buber, 1992, p.159).

Rejoindre le plus pauvre pour construire une fraternité avec lui est le seul vrai signe

de son humanité, de son égal dignité et donc seul outil efficient pour casser

l’exclusion.

Partager sa culture, bien plus qu’un simple chemin de promotion personnelle ou

sociale, est une démarche de fraternité humaine, capable de briser les exclusions et

les hiérarchies sociales paralysantes (Gorce de la, 2006, p.124).

Qualifier une personne de sacrée, ce qu’on appelle son éminente dignité, c’est lui

reconnaître une dimension, une profondeur, une unicité, une intimité qui ne peuvent

se saisir ou se maîtriser par aucun savoir, aucune technique, aucune ingénierie.

L’accompagnement, c’est l’assister dans la recherche de cette vie mystérieuse qui

est à l’œuvre au plus intime d’elle-même comme au plus intime de chacun … Ce qui

est en jeu, c’est l’humanisation de l’homme, de tout l’homme (Boutinet, 2007,

p.180).

4,4- Entre activisme et passivitéLe mot activisme représente à mes yeux une série d’actes désordonnés devant un

problème persistant, ici, celui de la grande pauvreté. Cela rejoint le titre d’un chapitre

de la revue Éducation permanente, «D’un prurit d’activité à la passivité». On ne voit

plus que le problème et on agit à la place et sans la personne concernée. La relation

d’aide a été peu à peu réduite à la résolution de problème et à la prise de décision

(Éducation permanente n° 153/2002-4, p.104).

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La passivité est l’acceptation de la fatalité : « Il y a toujours eu des pauvres et il y en

aura toujours ». Nous retrouvons bien là un paradoxe entre deux extrêmes négatives

mais c’est justement la tension entre ces deux attitudes qui permet la production

d’une expression, d’un développement chez la personne accompagnée.

Le médiateur ne doit considérer ni qu’il est plus facile de faire à la place de l’autre,

ni qu’il faut le laisser faire. Son rôle est d’accompagner pour aider à faire

(Éducation permanente/EDF-GDF-SPF/2002, p.99).

La régulation entre ces deux extrêmes est l’œuvre de la personne elle-même : est-ce

qu’elle accueille positivement notre présence, notre injonction dans sa vie, et pas le

projet, l’idée que l’on a sur elle ? Pour cela les compétences indispensables sont

l’écoute, la reformulation, la synthèse qui implique la capacité à prendre du recul.

Nous apportons moins une réponse qu’une présence qui permet à chacun de trouver

sa réponse :

« Moi, devant l’homme, je ne puis me placer qu’en attente totale. Je ne peux rien

prévoir à l’avance sur lui, c’est à lui de me découvrir sa destinée (…) Il nous

modifie, il nous modèle à sa vie et à sa passion. Il nous appelle à une nouvelle

existence qui désormais n’est plus seulement la sienne et la mienne, mais notre

existence commune. » (Wresinski, avril 1973, session Pédagogie en Quart Monde).

Dans l’écoute rogérienne, le facilitateur utilise trois outils : congruence,

considération positive inconditionnelle et empathie. Ce ne sont pas des états atteints

une fois pour toute mais des processus qui s’apprennent.

- La congruence : être soi-même ; pas une façade, ni un rôle, ni une prétention. Il ne

se donne pas de statut de supériorité ou de supervision, Il est transparent de sorte

que ses paroles s’accordent avec ses sentiments (Rogers, 1985, p.38) et cherche à

rester constamment au plus près de la personne qui parle.

- La considération positive inconditionnelle : rien d’obligé, rien d’exclu mais

seulement si on le demande, se sentir libre d’accepter ou de refuser l’offre, rien ne

doit être écarté. Le facilitateur se soucie de son client mais pas de façon possessive,

il l’apprécie dans sa totalité plutôt que de façon conditionnelle…Il s’agit d’un

sentiment positif qui s’extériorise sans réserves ni jugements (Ibid, p. 49). L’écoute

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est centrée sur l’interlocuteur. C’est lui qui choisit et il ne peut vraiment choisir que

si le facilitateur le laisse faire quelque soit le risque.

- L’empathie : le facilitateur essaie de comprendre l’autre comme s’il était à sa place

mais sans oublier le comme si : il ne s’identifie pas à l’autre ni n’entre en fusion.

Cela implique une sensibilité de tous les instants en vérifiant fréquemment avec lui la

précision de son propre ressenti et que l’on est guidé par la réponse de l’autre. Cela

signifie que le facilitateur maîtrise son propre cadre de référence (il le met entre

parenthèses pour reprendre la formule de Husserl), pour se situer aussi exactement

que possible dans le différentiel de l’autre, mais sans s’y perdre. (...) Congruence,

acceptation, empathie ne doivent pas seulement exister, elles doivent aussi être

communiquées avec succès à l’autre (Peretti, 1997, p.215).

L’écoute dans le Mouvement ATD Quart Monde est sensiblement commune à

l’écoute rogérienne mais elle agit dans un but social : recréer des liens avec la

société, faire valoir les droits humains, elle n’est pas une thérapie psychologique, car

l’exclusion n’est pas une maladie. De par sa situation, l’exclu se sent déjà

suffisamment différent du reste de l’humanité, notre écoute ne doit donc jamais aller

dans ce sens de la thérapie.

« La misère ne se crie pas, elle se découvre. » Recevoir le cri silencieux des pauvres,

ce serait donc aussi accepter de se mettre à leur place un instant, de ressentir ce

qu’ils ressentent, d’essuyer les insultes, les humiliations qui sont leur lot quotidien,

d’accepter de se laisser mener par eux sur des sentiers inconnus…(Gorce de la,

2006, p.84).

L’écoute n’est pas suffisante, il faut s’assurer de la compréhension mutuelle, de la

jonction des temporalités de chacun.

Souvent, nous ne nous rendons pas compte que lorsque nous ne réfléchissons pas

assez, nous forçons les pauvres, et les pauvres ne nous suivent pas. Ils font ce que

nous leur disons de faire, mais ils n’intériorisent pas, ils ne vivent pas l’évènement

que nous leur faisons vivre (...) En allant trop vite, nous escamotons parfois la

compréhension et l’accord des pauvres. Nous faisons à leur place, ou si nous ne

faisons pas à leur place, nous les forçons quasi à faire ! (…)Il n’y a pas de libération

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forcée : toute libération est acte d’amour et donc d’acquiescement profond

(Wresinski, 1987, messe au Guatemala).

Notre dispersion spirituelle dans le règne du Cela, au détriment du Tu, a envahi peu

à peu le domaine des relations sociales, et nous a fait invinciblement considérer les

personnes comme des moyens (Buber, 1992, p.12).

On doit donc considérer la personne et non le problème et les moyens à mettre en

œuvre pour le résoudre. J. Wresinski va plus loin : l’expert, c’est la personne

accompagnée, c’est elle qui vit la misère et ses conséquences, il faut donc se mettre à

son école.

Son sort, il le subit, il l’a reçu en héritage. Il ne nous y introduira que si nous le

laissons faire, que si nous nous laissons guider, s’il devient notre maître (…) Il nous

conduira là où l’on ne voulait pas aller ; jusque là où nous refusions d’aller. Mais il

sera le test de notre sincérité (Wresinski, 1973, session Pédagogie en Quart Monde).

Il faut donc susciter son 'enseignement' dans une réciprocité d’homme à homme, en

le confirmant dans sa dignité d’homme et dans la valeur de son expérience.

La réciprocité, on ne la trouve jamais clairement sur l’axe du Je-Cela. Elle

n’apparaît vraiment que sur l’axe où oscille, où vibre le Je-Tu (Buber, 1992, p.13).

Cela nous oblige à rejoindre l’homme sur son terrain, son lieu de vie pour l’écouter.

Au camp pénal de Bouaké : Tous ces hommes sont peut-être des bandits, mais ils

sont d’abord et avant tout des humiliés. Ils ne sont pas contents d’eux, ils ragent

contre eux-mêmes. Il faut les rejoindre dans cette grandeur qu’ils ont enfouie au

fond d’eux-mêmes, comme une graine (Hamel, 2001, p.35).

Rejoindre l’homme dans toutes ses dimensions même les plus éloignées de nous,

celles qui font peur, celles qui nous semblent inutiles voir nuisibles.

Que deviennent nos priorités ? Quoi de plus important sinon de partager avec lui la

honte de cet homme ? Quoi faire d’autre que de prendre à bras le corps sa

souffrance ? Quoi faire d’autre sinon d’être fraternel, silencieux, aimant et priant

pour ceux qui savent le faire ? Ne jamais perdre l’homme devra être notre hantise

tout au long de ce nouveau chemin. (Wresinski, 21 décembre 1981, lettre aux amis).

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Activité-passivité du volontaire ATD Quart Monde pour que l’homme reconnu et se

reconnaissant comme tel, puise en lui et dans cette relation la force pour se lever.

Car parfois, bien au-delà de toute intervention, ce qui importe le plus, c’est la

‘simple’ présence, le seul fait d’être là, avec l’autre, sans réponse, sans solution

d’expert, mais en continuant à être là, pour permettre à l’autre de se retrouver, se

rencontrer, et bien souvent de nouveau de croire en lui (Education permanente n°

153/2002-4, p.106).

4,5- Du contrat au don Ce paradoxe a deux sources :

Le volontaire est-il un professionnel ? Nous avons vu que l’accompagnement pouvait

prendre plusieurs formes suivant la personne accompagnée et son projet :

accompagnement en fin de vie, accompagnement spirituel, en vue d’une

réorientation professionnelle, coaching en entreprise… ce qui implique que

l’accompagnant a une formation professionnelle en lien avec la forme

d’accompagnement correspondante. Il n’en est rien du volontaire ATD Quart Monde

ou cela est exceptionnel. Un volontaire disait : « Moi, je vais toujours voir les

familles le dimanche » pour signifier qu’il n’était pas un travailleur social et donc

qu’il cherchait une autre approche, une autre relation. Nous avons vu aussi que

l’accompagnement était le passage d’une relation d’aide à une relation d’être. Une

relation d’être n’est pas vraiment de l’ordre du professionnalisme mais du don. Il est

même conseillé de mettre en sourdine toutes ses connaissances pour faire place

totalement au mystère que représente l’autre (mais pas d’en faire abstraction) (...)

L’accompagnement est à la fois un art et un métier (Education permanente n°

153/2002-4, p.103). Le volontaire ATD Quart Monde a choisi de ne pas recevoir un

salaire comme tout professionnel mais une indemnité qui lui permet de vivre et

d’avoir une vie simple plus proche de la vie de ceux qu’il veut approcher. Le travail

social était autrefois assuré gratuitement par la population. Le salaire dissocie le

service rendu du lien personnel. Cela éloigne le surgissement du problème personnel

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que l’on croyait dépassé (...) Exemple : pour un problème de logement la réponse

sera technique en trouvant un logement mais l’absence de logement a entraîné

d’autres problèmes que l’on ne veut pas voir (Fustier, 2005, p.69).

Il n’est rien demandé d’autre aux volontaires que de s’engager à être avec les

pauvres, à les écouter, à les entendre et à se laisser transformer par eux. (Defraigne

Tardieu, revue Quart Monde N° 171).

L’investissement du volontaire ATD Quart Monde n’est pas de l’ordre de la réponse

technique et donc du professionnalisme mais de l’ordre du problème personnel et

social créé par une accumulation de problèmes techniques où la résolution technique

est dépassée et inopérante.

Ce qui induit la deuxième source de ce paradoxe : du contrat au don, ou quel est

l’intérêt du don à notre époque où il existe de nombreuses professions à but social ?

B. Bergier nous a raconté un fait intéressant à ce propos lors de son intervention à la

session DUHEPS de janvier 2008 sur ‘les affranchis’ : une personne consultait

l’ANPE, elle y a reconnu son problème d’alcool et peut-être la nécessité d’une

désintoxication. On lui a répondu ‘chiche’. Elle a entrepris une cure de

désintoxication sans trop y croire. L’agent de l’ANPE est venu lui rendre visite sur

le lieu de sa cure. Après son départ, la personne a réalisé qu’à aucun moment, ils

n'ont parlé de travail. Elle s’est dit : « Mais alors, il est venu que pour moi ». Cela l’a

beaucoup touchée et sa cure a été une réussite. Ce geste gratuit et non programmé ou

pris comme tel, s’apparente plus à un don qu’à un acte professionnel. Ce fait nous

montre combien un simple don peut avoir une grande efficacité. Nous connaissons

beaucoup de professionnels, soucieux de la réussite de leur client qui sortent ainsi du

cadre de leur profession.

Cette forme de travail d’accompagnement centrée sur la personne s’effectue

beaucoup dans les ‘temps perdus’, parce que ce sont des temps où l’on apprivoise,

où on s’apprivoise réciproquement, où on se frotte, où on s’approche, on se recule,

on fait des essais et des erreurs…Il faut attendre le bon moment…Cette forme de

travail s’effectue, pour une part importante, dans ce qu’on appelle, des espaces

interstitiels, c'est-à-dire des espaces paradoxaux, entre durée juridique du travail et

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travail réel, dont on ne saurait dire si on y travail ou si on y travail pas (Fustier,

colloque 2003, p.5).

Don, dette, contre don

Fustier nous dit, dans la suite de Mauss qu’il existe deux formes d’échange :

l’échange par le don et l’échange marchand. L’échange par le don génère du lien

social alors que l’échange dit marchand favorise la circulation des objets. Mais il

peut y avoir recherche de lien social à travers le marchandage en Afrique (Fustier,

2005, p.61).

L’échange par le don est extrêmement violent. Il est violent parce qu’il faut donner

suite à la dette contractée par les parents, qu’il faut reconnaître et honorer cette dette

en donnant à son tour. Il faut accepter, car refuser de donner c’est refuser l’alliance et

cela signifie déclarer la guerre. Refuser de rendre c’est accepter d’être soumis,

esclave.

Si je donne à quelqu’un, je peux par là, le posséder en le rendant dépendant…C’est

ce qui crée dans notre société le lien d’assistance, qui dit à quelqu’un : « Je te donne

mais tu ne seras jamais capable de me rendre ». A ce moment là, la personne à

laquelle on donne est en position, soit de faire soumission, soit de se révolter parce

que l’échange est interrompu et qu’elle est renvoyée à la solitude des exclus. Il n’est

pas possible d’aider quelqu’un si on n’envisage pas qu’on est dans un système

d’échange où il aura aussi à rendre quelque chose (Fustier, colloque 2003, p.6).

Dès sa fondation, le mouvement ATD Quart Monde a refusé toute action de

bienfaisance et d’assistance, qu’en est-il de l’investissement du membre actif de ce

mouvement ? Il peut se considérer et être perçu comme un professionnel qui a reçu

une mission d’ATD Quart Monde. Selon Fustier, l’interprétation du don en situation

professionnelle se fait à travers le don du temps en plus de ses heures de travail, le

don du privé, le don des émotions, le don d’individuation qui fait reconnaître la

personne comme un sujet, elle a le droit d’exister comme différente, elle sort de

l’anonymat. C’est bien sur cela que le volontaire ATD Quart Monde met l’accent

comme nous l’avons vu précédemment.

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Selon Fustier, les contre dons des personnes s’expriment dans une offre de

changement, une attitude qui renforce l’estime de soi du volontaire, une offre de

confidence. C’est bien ce à quoi nous sommes parfois confrontés.

Il y a donc deux dimensions possibles dans une pratique d’accompagnement, contrat

et échange par le don. Cette dernière forme, qui est à proprement parler subjective,

puisqu'elle relève d’une interprétation, met en place un lien fort mais violent qu’il

faut apprendre à contenir (Fustier, colloque 2003, p.7).

Selon Mauss, le système d’échange par le don entraîne un contre don et ce dernier

entraîne un don encore plus prestigieux. Le système tombe dans une escalade

intenable. Comment les organismes communautaires et les associations gèrent-ils

cela ?

J. Godbout dans « L’esprit du don » prend l’exemple du don du sang pour montrer

que la circulation entre le donneur et le receveur a été possible par l’artifice de

l’ignorance, l’anonymat étant l’un des trois principes de bases du système avec le

bénévolat et l’absence de profit. (Godbout, 1992, p.77). Pour les associations, le

principe et le moteur de l’action sont le lien qui existe entre leurs membres. « Il n’est

pas un dossier. Chez nous, ils sont chez eux, ce n’est pas un bureau du

gouvernement ». Dans les associations, le don tend à ce que l’inconnu devienne le

moins étranger possible, à la différence des systèmes marchands ou étatiques qui

tendent à l’opposé.

On ne donne pas pour recevoir mais pour que l’autre puisse donner à son tour s’il le

veut.

Le don enrichit et transforme les protagonistes. Le don contient toujours un au-delà,

un supplément, quelque chose en plus, que la gratuité essaie de nommer (Godbout,

1992, p.244).

Ainsi, on propose au bénéficiaire de rendre en devenant lui-même donateur, en

devenant membre actif de l’association.

Un des principes fondamentaux des groupes d’entraide est que l’aide est

thérapeutique, autrement dit que dans le geste même d’aider les autres on peut

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trouver une solution à ses problèmes. Donner et recevoir se confondent (Godbout

1992, p.98).

Fustier nous montre dans son livre ‘Le lien d’accompagnement’ que la militance

politique associe similitude avec une injonction de passage de génération. Par la

similitude la personne accompagnée découvre que son problème n’est pas unique

puisqu’elle découvre la même souffrance, les mêmes manques chez d’autres. Les

interventions des animateurs sont là pour favoriser cette prise de conscience et son

aboutissement : si la souffrance n’est pas un problème de la personne, c’est que son

origine est extérieure, dans la société. Elle est invitée à participer à des actions

militantes qui viseront à résoudre ce problème et donc sa souffrance. Elle invite

d’autres personnes, « Si comme moi, tu acceptes de donner au lieu de recevoir, tu

deviendras ce que je suis et tu seras comme moi tiré d’affaire. » (Fustier, 2000,

p.162).

Elle devient donatrice et ainsi se transforme elle-même, elle n’a plus le même rapport

à sa souffrance, elle devient une citoyenne comme les autres.

Chapitre 5 : Méthodologie

Cette recherche s’est effectuée à partir de la relecture de ma présence quotidienne au

camp pénal de Bouaké en Côte d’Ivoire de janvier 1993 à avril 1996. Pendant ces

trois années, j’ai écrit chaque jour ce que je voyais, percevais mais aussi faisais dans

ce lieu. Ces écrits n’ont donc pas été conçus en fonction d’un sujet de recherche mais

dans le cadre d’une observation participante des détenus du camp pénal et aussi de

leurs relations avec les surveillants et l’administration pénitentiaire, la famille des

détenus et leurs amis de l’extérieur. Je n’étais pas uniquement observateur mais aussi

impliqué avec le groupe pour le comprendre et agir avec lui dans une dynamique

d’action émancipatrice. Je m’appuyais sur l’empathie (tentant de ressentir les

évènements comme les personnes observées les ressentent) voire la sympathie (où

l’observateur s’identifie à leur perspective). (cf. Kohn, 2008, p.69)

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Mon premier travail de chercheur acteur a été de relire tous ces écrits et de

sélectionner des textes significatifs en relation avec mon thème de recherche : se

faire proche de la population du camp pénal (détenus et surveillants mais aussi

familles et amis). De la même façon, j’ai repris mes archives personnelles : notes

écrites lors des réunions de l’équipe de volontaires pendant cette période, journal

« Aurore » rédigé par les détenus, prise de parole du détenu responsable du Club du

Savoir lors de célébrations comme celle de la journée mondiale du refus de la misère.

Lorsque des évènements manquaient et pour une meilleure compréhension, j’ai fait

appel à ma mémoire en le spécifiant.

J’emploie le concept de 'chercheur acteur' car cette étude ne concerne pas

uniquement le groupe des détenus et leur entourage mais aussi ma propre pratique au

sein de ce groupe. Il s’agit donc plus d’étude de pratiqueque de sociologie. Le

chercheur est impliqué dans son objet par la différence et par la ressemblance qui,

toutes deux le lient à celui-ci. Le chercheur se retrouve sujet de son objet et

également objet dans ce sujet autre (Ibid, p.193). L’analyse se fera sur

l’interpersonnel (ma relation avec le groupe) mais aussi sur l’intrapersonnel (ma

relation avec ma raison, mes affects ou mes prises de position sociale).

Cette présence-action du mouvement ATD Quart Monde était commencée bien avant

que je n’arrive. Simone, la première volontaire à être entrée dans le camp pénal était

déjà là depuis dix ans. Il s’est donc passé beaucoup d’évènement dans ce lieu,

certains avec un retentissement national et international. Dans cette recherche je ne

traiterai pas ces évènements, même si, à l’évidence, ils ont rendu mon implication

plus facile. Je me suis attaché dans cette recherche à n’explorer que ma propre

relation avec la population du camp pénal.

En 1998, le mouvement ATD Quart Monde a invité de nombreux acteurs du camp

pénal de Bouaké à une session d’étude à Abidjan. Des actes de cette session, qui

portent sur l’ensemble de l’action au camp pénal, je n’ai repris que mes apports

personnels qui sont des réactions par rapport à ma propre expérience. Un livre a été

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édité à partir de ces actes : ‘D’une terre que l’on disait morte…’ aux éditions Quart

Monde. Je me suis servi de ce livre pour écrire le chapitre ‘contexte’.

J’ai aussi interviewé quatre volontaires du mouvement ATD Quart Monde. Ces

entretiens étaient non directifs afin de permettre aux personnes de dire librement leur

pratique et le sens qu’elles lui donnent.

J’ai ainsi interviewé :

- Niek qui, en Europe et en Afrique a une longue expérience de pionnier : il a

commencé des actions ou des présences dans des lieux que le Mouvement ne

connaissait pas. J’ai fait équipe avec lui de 2004 à 2005 en Tanzanie.

- Jean qui a connu ATD Quart Monde dans ses débuts au camp de Noisy le Grand.

- Honorine, de nationalité ivoirienne, qui était ma voisine lorsque j’habitais à Bouaké

et que je travaillais au camp pénal. C’est à cette période qu’elle a découvert elle-

même le mouvement ATD Quart Monde en voyant arriver une équipe de volontaires

dans son quartier. Elle est devenue volontaire plusieurs années après, mais je l’ai

interviewée sur cette période où elle était seulement notre voisine et participait déjà à

une bibliothèque de rue dans un quartier voisin plus pauvre.

- Marie-Ange qui a travaillé dans le camp pénal de Bouaké juste avant moi (c’est elle

qui a commencé à habiter dans le quartier d’Honorine). Actuellement, elle travaille à

Bangui en Centrafrique où j’ai aussi travaillé de 1989 à 1993.

J’ai commencé par une analyse flottante et transversale de tous ces textes et

interviews sous deux aspects :

1- En cherchant ce qu’ils disent de la personne qui cherche à se faire proche des très

pauvres, pourquoi, comment et jusqu’où ?

2- Je n’ai pu retrouver, pour les interviewer, les détenus et encore moins les plus

pauvres d’entre eux dont je pense avoir été proche. Aussi j’ai cherché dans mes écrits

quotidiens les indices d’effets transformants qui peuvent montrer si j’ai été proche

d’eux et qui s’expriment sous forme d’évènements, de paroles, de confidences,

d’attitudes, d’initiatives… Ces effets transformants étant produits individuellement

ou collectivement.

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Dans cette première analyse j’ai retrouvé les 3 paradoxes cités dans la problématique.

Ils pouvaient résumer et englober ma pratique au camp pénal mais aussi celle de mes

co-volontaires. Cette analyse m’a permis d’identifier des sous thèmes aux thèmes

définis par les trois paradoxes : proche-étranger ; activité-passivité ; contrat-don.

Ceux-ci m’ont aidé pour établir une analyse linéaire plus poussée de mes écrits

quotidiens et des interviews qui sont les chapitres 1 et 2 de la deuxième partie. Les

titres des sous-chapitres correspondent aux sous thèmes déterminés par l’analyse

flottante.

Le chapitre 3 synthétise cette analyse autour de la gestion des trois paradoxes pour en

dégager le savoir de cette pratique au camp pénal en regard des interviews de

volontaires ATD Quart Monde

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DEUXIEME PARTIE :

SE FAIRE PROCHE DES PLUS PAUVRES

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Chapitre 1 : Analyse d’une présence-action au camp pénal de Bouaké

Ma première journée au camp pénal de Bouaké

Ce texte est bâti à partir de mes souvenirs et du journal «Aurore » de février 93,

journal rédigé par les détenus et relatant mon arrivée.

Je ne suis pas très rassuré en allant au camp pénal pour la première fois ce samedi 23

janvier 1993. Je me rappelle ce que m’avaient dit les jeunes de Bangui quelques mois

plus tôt en apprenant ma prochaine mission : « Tu vas te faire tuer là-bas, c’est des

durs, déjà que tu n’y arrives pas avec nous ! »

Simone me présente à l’équipe de surveillants et je leur montre mes papiers de

visiteur de prison certifiés par le Garde des Sceaux de la Côte d’Ivoire. On nous fait

alors entrer dans la cour où se tiennent tous les détenus. L’immense grille se referme

dans un grand claquement de verrou.

Il était 9h30 quand, accompagné d’Armelle et Nadine (volontaires ATD Quart

Monde), et guidé par Sœur Simone, il foule le sol du camp pénal. Pour la première

fois. Le cortège est accueilli par Ernest (responsable du Club), Justin (chef section

peinture), David (secrétaire général), et moi (Journal Aurore, février 1993).

Mais Mory, le rédacteur en chef, ne précise pas que les 2000 détenus sont massés

autour de nous, formant une haie d’honneur à travers la cour en scandant nos

prénoms. Dans un autre lieu se serait déjà impressionnant mais là, ils sont tous le

crâne rasé, torse nu ou en haillon.

Tout de suite, nous allons au sanctuaire catholique St Jean-François, où une minute

de silence est observée en la mémoire de Jean Yanogo, volontaire du mouvement

ATD Quart Monde, arraché à l’affection des siens. Paix à son âme (Ibid).

Le sanctuaire catholique est un grand espace couvert d’une bâche au milieu de la

cour. Ils nous ont préparé des chaises à côté de l’autel. Assis sur des bancs, les

détenus forment une foule animée par plusieurs chorales chantant à tour de rôle en

Baoulé, Moré, Français au son des tamtams assourdissants.

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Une demi-heure plus tard, nous installions nos invités dans la cour de l’infirmerie

où les attendaient les chants et danses traditionnels du « Mini-Oua » que nous

formions ici au camp…Bon, maintenant (en bon africain), souhaitons à nos chers

invités, le traditionnel Akwaba ! Ernest, dans son discours a traduit le soulagement

du Club du Savoir et partant de tout le camp pénal, de voir enfin, depuis quatre mois

que nous l’attendions, le volontaire du mouvement ATD Quart Monde qui

remplacerait Marie-Ange, rentrée en France. Il était là en chair et en os ; tout

sourire ; curieux de tout et, disons-le, un petit peu impressionné de se retrouver

« assailli » par des personnes au passé pas très honorable. Ça ne laisse pas de

marbre une situation pareille, surtout le premier jour (Ibid).

Dans de telles conditions et avec une telle maestria, mon discours de réponse non

prévu en ce qui me concerne mais toute fois obligatoire n'est pas d’une grande

éloquence ils ont quand même retenu : Il est Français. Il a déjà fait un séjour en

Côte d’Ivoire, en 86. Il est technicien de laboratoire de son état, et « …Je suis très

heureux d’être parmi vous. Je serai souvent ici et surtout avec le Club du Savoir… ».

Nous avions prévu de présenter à nos invités deux pièces de théâtre (de notre cru) :

Grobo…C’était vraiment marrant de voir Armelle demander à son voisin (un

détenu) ce que c’était qu’un krangba (pou des vêtements). Nous avions également au

programme cinq minutes d’humour avec Débouchard avant la seconde pièce, le

« convoyé », qui stigmatise une forme d’exploitation du détenu. Là, c’est Nadine qui

a paru franchement ne pas en croire ses yeux et ses oreilles, tant il paraissait

impossible qu’un détenu puisse « sucer » (voler tous les moyens de) son frère avec

tant de perfidie, de cupidité pour ensuite le laisser tomber, sans soutien aucun. Ne

t’en fait pas Nadine, nous luttons pour que cela ne se reproduise plus ici, en réalité.

Après les cadeaux de bienvenue, visite des ateliers et des membres du Club. Cortège

retour (Ibid).

Dans le mouvement ATD Quart Monde, on a coutume de nous laisser découvrir par

nous même notre nouveau lieu d’action afin d’avoir le moins de préjugés possibles et

de pouvoir accueillir pleinement tout évènement et chaque visage. De fait, même

avec toutes les explications possibles, je n’aurais jamais pu imaginer un tel lieu et un

tel accueil. Le concept « proche-étranger » est déjà tout à fait opérant. Comment

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s’imaginer plus étranger, par le continent, le pays, la culture, l’histoire, la condition

de vie, la couleur de peau et pourtant la chaleur de l’accueil m’a rendu proches les

détenus du camp. J’ai fait un long chemin pour arriver jusqu’à eux et eux,

connaissant d’autres volontaires, m’attendent avec beaucoup d’espoir. La chaleur de

ceux qui m’accompagnent et me guident dans ce nouvel univers ne fait pas de doute.

Dès cette première journée, je peux percevoir que l’ensemble des détenus s’est

organisé. Il y a beaucoup de misère mais aussi des responsables instruits qui parlent

français et peuvent m’expliquer leur organisation. Et surtout, ils veulent m’y

introduire.

Le 1er mars 1993 : des trésors cachés

Les bijoutiers sont installés derrière les cellules des tuberculeux sur un morceau de

dalle en béton qui sert de table de travail et de pierre à aiguiser. Michel, est en train

de tailler une carte d’Afrique dans une pièce de cinq francs cfa qu’il a aplatie avec

un gros boulon comme un marteau, son enclume est une vieille houe. Pour tailler le

métal, il se sert d’un boulon plus petit et d’une pointe en acier qu’il aiguise sans

cesse sur la dalle en béton, une en forme de ciseau et l’autre en poinçon et surtout, il

a des gestes puissants, sûrs et précis. Après cela, il polit la pièce sur la dalle, lime

les arrêtes avec une vielle lime qui me semble bien lisse et grosse pour un travail

aussi précis mais le résultat ne laisse pas de doute. A l’intérieur, il fait un liseré tout

autour et un œil au centre qui pleure. Il se tourne vers moi et me dit : « C’est

l’Afrique qui pleure ». Il se tient accroupi, complètement plié en deux, les jambes à

hauteur des yeux, le visage à dix centimètres de ses mains, il donne des petits coups

de marteau secs. Je me dis qu’il faudrait des photos mais j’ai bien peu de chance de

faire entrer un appareil photo ici. La finition se fait avec un bout de papier de verre

qu’il garde précieusement dans son portefeuille. Et le fin du fin, il réduit en poudre

un tesson de faïence sur la dalle et frotte la pièce avec cette poudre sur la semelle en

caoutchouc d’une vieille sandale, ingénieux ! A côté, un autre bijoutier fabrique des

alliances à partir d’une pièce de monnaie percée qu’il martèle sur un boulon

façonné en cône. Je sort de ma contemplation et demande à Michel : « Avec quoi tu

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as fait le bracelet que tu m’as offert l’autre jour ? » - « Avec une vieille cuillère que

les libérables ont trouvé dehors. »

Les six premiers mois Simone continue à soigner dans le camp pénal, cela me permet

de prendre le temps de connaître ce nouvel univers. L’un ou l’autre m’accompagne et

je peux circuler à ma guise dans le camp, saluant les uns et les autres, me faisant

expliquer chaque lieu. Dans ces promenades, je peux m’émerveiller de la capacité

des hommes, c’était un plaisir et un devoir de noter tous les détails qui la révèle.

C’était aussi pour moi une grande force pour continuer à venir dans ce lieu de

détresse.

Je ne sais pas ce qu’a fait Michel pour se retrouver dans cette prison et ne veux pas le

savoir car ce jour là, j’ai plus vu un homme riche d’intelligence et d’une inventivité

certaine qu’un prisonnier. Il ne s’agit pas de gommer ce qui l’a amené à la prison, il

s'agit de mettre le doigt sur ce qui peut l’en sortir, l’éloigner de cette dynamique de

mort. Cela ne relève pas du contrat direct de mon rôle de soignant ni véritablement

de celui d’animateur d’une action culturelle. Pourtant, si on pousse les logiques de

ces deux rôles, on découvre que la santé est beaucoup plus que la médecine et qu’une

action culturelle peut partir du savoir faire des participants.

Le 15 mars 1993 : d’un même Mouvement

A Ouagadougou au Burkina Faso, Moïse, ancien détenu et responsable du Club du

Savoir, qui a été libéré et qui a rejoint sa famille à Ouagadougou, m’a piloté dans la

ville. Plusieurs détenus burkinabés du camp pénal m’avaient remis des lettres pour

leur famille. Moïse était très heureux de donner des nouvelles de « ses frères restés

là-bas », comme il dit. Nous ne nous étions pas rencontrés au camp pénal mais

chacun avait entendu parler de l’autre et nous avons passé ces matinées de visite

comme si nous nous connaissions depuis longtemps, se complétant dans ce qu’il

fallait dire ou taire. C’est lui qui a parlé des mises en liberté conditionnelles et

encouragé les familles à contacter le régisseur du camp pénal.

Après deux mois de présence au camp pénal, ces quelques jours à visiter les familles

des détenus dans un autre pays avec un ‘ancien’ me permettent de voir jusqu’où peut

aller la connivence avec les détenus. Moïse a été longtemps responsable du Club du

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Savoir et, à ce titre, il a longuement côtoyé les volontaires. Il connait leur façon

d’être et d’agir. Il a été formé par le Club du Savoir composé d’une cinquantaine de

personnes parmi les deux milles détenus du camp pénal. Un lieu où « Celui qui sait

apprend à l’autre », un lieu où on valorise son savoir, où on n’est plus défini (et dans

ce mot, il y a définitif) par ce que l’on a fait mais par ce que l’on sait, par ce que l’on

est. En tant que responsable, il a appris à déceler les valeurs, le savoir, les racines

cachées et oubliées de l’autre, et à l’inviter à les mettre en valeur, à s’appuyer dessus

pour se libérer de l’enfermement de la faute commise et ce qu’elle entraîne.

Je me souviens que je ne répondais jamais le jour même à une nouvelle sollicitation,

qu’elle vienne des détenus ou de l’administration. Le soir j’allais voir Simone ou

d’autres personnes et je rendais ma réponse le lendemain. Cela me permettait de

réfléchir, de prendre du recul, d’avoir l’avis d’autres. Je pense aussi que cette

habitude permettait d’éviter que l’on me tende des pièges, que l’on profite de moi

trop facilement. Nous nous sommes appris aussi en Mouvement à ne jamais faire à la

place de la personne elle-même, de son milieu, de son environnement, aussi urgente

soit la demande.

Le 2 avril 1993 : une action non violente

Suite à une évasion dans la nuit, ils ont trouvé cinq suspects. Les gars sont nus et

assis par terre devant les grilles de l’entrée. Les gardes les interrogent avec des

matraques en bois et des tubes plastic. Simone me dit : « Je reste là, sinon ils vont

les tuer. »

Notre présence dans cette prison est aussi une action non violente. Elle peut

empêcher certaines choses que l’on ne fera pas devant nous. De même, Simone, en

tant qu’infirmière missionnée par les autorités du pays, exige de pouvoir visiter

quotidiennement les détenus condamnés au cachot. Si on lui refuse, elle s’assoit au

soleil devant le cachot jusqu’à ce qu’on lui ouvre.

Simone dépasse-t-elle le contrat d’infirmière dans ces deux situations ? Celui-ci dicte

de soigner les malades mais aussi de veiller à leur santé. Elle avait coutume de dire :

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« Le gouvernement ivoirien m’a mis là, il doit me donner les moyens d’effectuer

mon travail jusqu’au bout ».

Elle est aussi dans un pays qui a reconnu les Droits de l’homme qui stipulent que

l’intégrité physique de chaque personne soit respectée. Dans ces deux situations, il

est plus efficient de s’appuyer sur le contrat d’infirmière, la charte des Droits de

l’homme étant implicite.

Le 26 avril 1993 : proche-étranger

Ce matin, il y a cent vingt malades et je suis en plein travail lorsqu’on appelle

Prince à l’extérieur. Il revient rapidement et me demande un médicament : « Il y a

un gars qui est en train de passer, viens le voir ». On l’a étendu dans la cour sur une

natte, au milieu de la file de malades. Je ne sens pas son pouls et demande un

stéthoscope à Maurice qui renâcle un peu. Je n’entends rien, les malades sont

autour de moi. « Est-ce qu’on ne pourrait pas le rentrer ? » personne ne bouge. Je

cherche encore qu’est-ce que je pourrais faire. En bon Européen, je me bloque dans

un faire et ne trouve pas. Je reviens, m’accroupis, lui ferme les yeux et reste un

moment comme cela. Prince lui déplie les jambes et me dit : « Le croque mort va

arriver ». Faire un signe de croix ? Je ne sais même pas s’il est chrétien. Quel geste

faire pour lui rendre un dernier honneur ? « Le croque mort va arriver ». En

rentrant à l’infirmerie, Prince me tend une fiche : « C’est pour le médecin qui fera le

permis d’inhumer ». Il ajoute : « Ces derniers temps, il avait très peur ».

Il est resté dehors. Apparemment, il n’y a que moi que cela gênait de le laisser à la

vue de tous.

C’est « mon » premier mort, étranger, je suis très gêné de vivre cela au milieu de la

foule, car en Afrique la mort fait partie de la vie et, comme la maladie, la naissance,

les différents tournants de la vie, cela se passe en communauté.

« Le croque mort va arriver ». Mon rôle de soignant s’arrête là, je ne suis plus qu’un

étranger qui ne sait comment exprimer sa solidarité devant la mort d’un homme

comme lui. Prince dans sa délicatesse me remet dans le rôle de soignant en me

donnant la fiche à remplir.

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Le 8 mai 1993 : proche-étranger

Ce matin, tous m’attendent avec empressement : je dois jouer au football avec

l’équipe de l’infirmerie contre celle du Club du Savoir. C’est un honneur pour tout

le camp pénal et l’infirmerie est envahie. Le long du chemin pour aller au terrain,

c’est une véritable haie d’honneur, des gars que je ne connais pas viennent me

saluer et m’encourager. Je me fais remplacer au bout d’une demi-heure,

complètement exténué, il faut dire que je n’ai jamais beaucoup joué au foot et le

soleil est vraiment trop fort : il est 11h du matin. Je reste encore un moment sur la

touche, l’ambiance est extraordinaire. Chacun veille à ce que le jeu reste amical.

(…)

A l’infirmerie, Prince tient à ce que je prenne une douche et il me prête ses

‘claquettes’, une serviette. Le match continue, on vient me donner le score.

En faisant du sport avec eux, je sors du contrat et m’implique physiquement et même

plus : je prends le risque de faillir, je ne suis ni footballeur ni particulièrement sportif.

Je me mets à leur niveau : un amateur de football comme eux, communiant aux joies

et aux peines de ce sport qui, pour ce temps, gomme nos différences. Cela permet à

tous de faire un pas : ceux qui ne me connaissent pas m’ont approché en venant

m’encourager ; ceux qui me sont plus proches par leur rôle, comme celui de soignant

pour Prince, établissent une relation plus fraternelle comme celle d’insister pour que

je prenne une douche dans leurs locaux.

Le 12 mai 1993 : une passivité qui engage

Depuis quelques jours, je me bats pour trouver de l’argent pour cinq transports.

Trois Burkinabés et deux Guinéens ont obtenu leur liberté conditionnelle mais il

faut qu’ils aient un titre de transport pour partir. L’un des Burkinabés, Paul,

responsable de la chorale moré de la communauté catholique du camp pénal me

donne un mot pour M. Zoungrana, Burkinabé lui-même et responsable de la procure

diocésaine. Il est venu au camp pénal et c’est lui qui a poussé l’association Ste

Camille à s’engager avec les détenus. M. Zoungrana me promet d’aider Paul : « Il a

vraiment bien travaillé à la chorale. Pour les autres je vais voir avec le consul du

Burkina ». Celui-ci nous a aiguillés sur la communauté mossi de Bouaké. M.

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Zoungrana a introduit la rencontre avec les responsables de cette communauté en

disant : « Si un étranger s’occupe de nos frères les plus démunis, qui est un devoir

qui nous revient, nous ne pouvons pas faire moins que l’aider ».

Le régisseur du camp pénal a obtenu qu’un détenu étranger qui fait la moitié de sa

peine puisse être libéré à condition qu’il retourne dans son pays. Le détenu doit

présenter un titre de transport et ses papiers lui sont rendus à la frontière. Il s’agit

pour moi de trouver l’argent du voyage pour les plus démunis. Je n’ais pas de budget

pour cela mais Simone qui est religieuse a impliqué l’église locale et Paul peut écrire

au procureur du diocèse catholique qu’il connait. Cela me permet de le connaître et

de le suivre. Je peut rencontrer les différentes communautés de résidents étrangers et

apprendre la diplomatie africaine. J’apprends aussi qu’il vaut mieux faire appel aux

autres que d’essayer de résoudre les problèmes seuls. C’est aussi l’occasion pour les

détenus de reprendre contact avec leur communauté d’origine. Quelle catastrophe si

je résolvais ce problème seul !

Ici les trois concepts jouent : je dépasse le contrat de l’infirmier et de l’animateur

culturel en acceptant d’aider les détenus pour obtenir leur liberté conditionnelle.

Étranger et limité dans mon action, je fait appel à des intermédiaires.

Le 21 mai 1993 : des hommes parmi d’autres

Nous avons décidé d’écouter ensemble, au Club du Savoir, l’interview du père

Joseph par le magazine « La vie ». L’après-midi, ils sont onze à m’attendre. Nous

écoutons un court passage où le père Joseph explique qu’il était un enfant dur et que

ça lui arrivait de voler. Cela fait sourire les détenus.

Être proche c’est aussi avoir des points communs.

Le passage se termine sur « Le volontariat a rendu l’honneur aux familles ». Après

un temps de silence, Mory demande quel honneur et comment. Je laisse les autres

répondre. Ils reprennent les paroles du père Joseph sur sa mère et ajoutent : « Pour

nous, notre maman, c’est sœur Simone, elle nous a appris l’honneur, la dignité

comme l’a fait la mère du père Joseph. » Un autre demande : « On parle de la mère

du père Joseph, de sa dignité. C’est elle qui faisait vivre la famille mais où était le

père ? Un autre me demande s’il y a que des catholiques dans le Mouvement.

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Comment on peut faire partie de la famille du Quart Monde ? Comment on devient

volontaire et s’ils peuvent se marier ? Il est quinze heures trente et nous devons

arrêter, déjà la nouvelle équipe de surveillants est là. Nous avons du mal à nous

arrêter.

S’approcher du plus pauvre c’est le faire exister. Montrer mon humanité permet à

l’autre de faire de même et par là de retrouver sa propre humanité. Ainsi ces hommes

et leur entourage redécouvrent qu’ils sont uniques, dignes, vrais et beaux.

Le 28 mai 1993 : apprendre d’eux

Ce matin, monsieur Sidibé, délégué de la communauté guinéenne et voisin de

Monsieur Zoungrana (procureur du diocèse) est allé acheter le billet de car pour

Diallo qui est en liberté conditionnelle depuis début mai. Celui-ci commençait à

s'inquiéter mais la communauté guinéenne attendait une réunion (baptême

musulman) pour parler de son problème.

Donc, jeudi dernier, monsieur Zoungrana me fait rencontrer monsieur Sidibé, il est

peuhl (comme Diallo). Il a fait une collecte auprès d'une vingtaine de guinéens.

Monsieur Sidibé me dit que Diallo par son nom est peuhl et qu'il a donc contacté des

Peuhls mais Kone qui est parti avec ses propres moyens est malinké et il avait

commencé à contacter les Malinkés de Bouaké. Il me demande si je pourrais lui

communiquer les noms des différents prisonniers guinéens et leur village d'origine,

afin qu'il contacte leurs frères de Bouaké pour qu'ils les soutiennent. Il aimerait

rencontrer le régisseur et, dit enfin : «Vous pouvez compter sur moi, je suis à votre

disposition», suivi de beaucoup de remerciements.

Avec M. Zoungrana, j’apprends qu’en Afrique, dans la tradition, le pouvoir est du

plus aux relations qu’à l’argent. La solidarité existe au niveau de la famille et de

l’ethnie. Il faut donc consacrer beaucoup d’énergie pour créer ou recréer et entretenir

des relations avec le village. Ce sont les habitants du village et les parents de la

grande famille qui sauront prendre soin de celui qui a besoin.

Européen et membre d’une ONG internationale, je pourrais facilement trouver cet

argent (quinze euros). Diallo serait libéré mais que ferait-il seul ? Nous voyons là

l’importance de recréer des liens naturels et durables. Ces liens peuvent aussi servir

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aux autres détenus guinéens.

Après plusieurs aller et retour entre le camp pénal et la cathédrale: le transporteur

n'a pas de cachet et le régisseur me dit que cela ne fait pas très officiel pour envoyer

à Abidjan. Finalement c'est monsieur Zoungrana qui certifie conforme le billet en sa

qualité de procureur diocésain et membre d'honneur de l'association Sainte

Camille.

Monsieur le régisseur me dit que les papiers de Diallo sont déjà prêts et qu'il peut

donc partir aujourd'hui. Le car hebdomadaire est le vendredi.

Je ne suis que « la cheville ouvrière » et « mon profil bas » oblige chacun à s’engager

et trouver des solutions qui me dépassent. Mais si je n’étais au côté de Diallo, tous

attendraient qu’il fasse par ses propres moyens. Il s’agit toujours des trois tensions

définies dans la problématique : suffisamment proche pour savoir que Diallo n’a pas

les moyens de sortir par lui-même et être à ses côtés dans cette recherche ; et

suffisamment étranger pour que les partenaires soient touchés dans leur

responsabilité de membre d’une communauté dont fait partie le détenu. Actif pour

montrer par mon engagement que Diallo appartient à la communauté Peuhl bien que

détenu, et suffisamment passif pour que les partenaires trouvent leurs solutions. Pour

cela, je sort du contrat d’infirmier et d’animateur culturel pour agir par solidarité

devant l’injustice qu’un homme ne peut pas être libéré parce qu’il est seul et sans

argent.

Signes de proximité

Chez M. Zoungrana : Diallo me montre ses chaussures faites au camp avec des

vieilles semelles et de la toile blanche. Elles ne me paraissent pas affreuses mais il

en a honte maintenant et il me demande si je peux lui trouver des « tapettes ». Les

autres sont assez étonnés qu'il me demande à moi. Monsieur Zoungrana : « Ne

t'inquiète pas, maintenant tu es entre les mains de tes frères ». Les autres

surenchérissent: « On en trouve partout maintenant pour deux cents ». Après

réflexion, qui d'autre que moi pouvais le comprendre ?

Situation anachronique : Diallo est au milieu de ses frères et c’est à moi, l’étranger,

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qu’il demande des chaussures correctes dans ce nouvel univers qu’est pour lui le

monde extérieur au camp. Pour lui, je suis du camp et je connais la valeur de ces

chaussures qu’il porte, mais je comprends aussi la charge de misère qu’elle signifie

pour l’extérieur. Diallo ne me demande pas des chaussures mais des « tongs », il n’y

a que les gens très simples qui portent cela dans la rue. Demander une chose aussi

simple et banale que des « tapettes » à ces nouveaux frères, c’est avouer d’emblée

l’extrême misère dans laquelle il a vécu et il a encore trop de pudeur pour faire cela,

mais moi, je ‘vis’ avec eux et je peux comprendre.

Le 5 juin 1993 : proche-étranger

Prince et Ernest (détenus responsables de l’infirmerie et du club du savoir) me

disent : « L'après-midi, c'est pas très bon. Les gens sont trop occupés par le ‘jeu de

jambe’ (ruses). Ici, si tu ne trouves pas à manger pour le soir (avant d'être enfermé)

c'est très dur ». Je m'étonne en disant qu'il y a la ration. « Tu sais les ‘moisis’ de

maintenant, c'est ceux qui ne trouvent pas à manger en plus ». « Il y a pas grand

chose dans la ration et ça ne suffit pas pour un homme ». Prince: «Hier, on n’avait

rien, heureusement madame X m'avait envoyé de la farine de manioc pour vendre (il

fait l'épicerie en plus de l'infirmerie). On l'a préparée et on a partagé ensemble dans

la cellule ».

Puis ils reconnaissent que c'est quand même incomparable avec ce qu'il y avait

avant.

Prince: «En 83, ici, c'était comme Auschwitz. Les plus costauds ils n’avaient que la

peau sur les os. L'infirmerie était pleine ».

Ilbudo: «Moi, je dormais là-bas au fond, j'étouffais, il y avait quatre ou cinq morts

par jour ».

Même le taciturne Moussa: «Avant, j'étais pas comme cela. J'étais comme le ‘ père

des moisis’ de maintenant. Je comprends pourquoi Moussa qui est petit et frêle me

défend aussi fermement presque violemment lorsqu'un gars me presse un peu trop.

Le terme« moisi» est choquant pour nous. Mais c'est le terme qu'emploient les gars

vis-à-vis de leur frère mais aussi d'eux même. « Je suis trop moisi, il faut faire

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quelque chose ». Pour eux le terme est explicite et ne remet pas en cause leur

dignité.

Le matin étant très chargé entre les consultations et le travail au Club du Savoir, je

propose d’écouter l’interview du Père Joseph l’après-midi. Mais les responsables de

l’infirmerie et du Club du Savoir me rappellent les dures réalités locales et toute

l’équipe de l’infirmerie surenchérit. Même si je suis quatre à cinq heures par jour au

camp pénal, je suis soit à l’infirmerie soit au Club du Savoir, immédiatement entouré

de gens instruits et influents qui ont leur propre circuit de subsistance et pour qui

l’âpre recherche du « pain quotidien » influe moins sur la journée entière. Je suis

ainsi suffisamment proche pour que l’on puisse me dire ces choses terribles, et

suffisamment étranger pour que l’on ait besoin de me le dire. Je l’apprends de leurs

propres mots dans un premier temps et cela m’incitera par la suite à aller voir au-delà

du premier rang qui me protège et me révèle petit à petit ce qui se vit dans ce camp.

L’approche d’un tel milieu ne peut se faire qu’avec du temps. Le temps de la

compréhension et de la confiance mutuelle.

Le 20 septembre 1993 : une action culturelle pour reconnaître l’homme

Je regarde les dessins que Justin vient de reprendre pour le livre sur l’action à

Ouagadougou. Il vient de rajouter un petit vendeur derrière le groupe d'enfants qui

gardent les mobylettes. Mais ce petit vendeur a une drôle de jambe droite,

bizarrement posée sur la jambe gauche et j'ai du mal à comprendre la position.

Justin. « Mais si regarde c'est comme cela qu'il se tient debout sur la jambe gauche,

le pied droit repose sur le pied gauche, comme cela la jambe gauche est légèrement

repliée et il peut laisser reposer sa boite de marchandise sur la jambe gauche, ‘prêt

à vendre’. C'est ainsi que parfois le dessin peut paraître faux alors qu'il essaye de

traduire une position originale que seul quelqu'un ayant vécu cette situation peut

essayer de traduire. Derrière ce dessin il y a toute une expérience, une

connaissance.

Nous utilisions les opportunités qu’offraient les actions d’ATD Quart Monde dans

les autres pays. Ainsi, Justin qui est un bon dessinateur, a gagné un prix international

en illustrant un livre édité par le Mouvement. Il s’agissait d’un conte créé par les

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enfants qu’ATD Quart Monde accompagnait à Ouagadougou. Cette fois-ci il s’agit

d’illustrer un livre sur l’action du Mouvement au Burkina Faso.

Nous ne faisons pas seulement appel aux talents de dessinateur, par ce moyen, nous

mettons en valeur leur expérience personnelle de la vie.

Ainsi Allassane qui a dessiné un tisserand traditionnel. Lorsque je regarde, je vois

les perspectives, proportions ou volumes pas toujours bien respectés mais les autres

peintres eux relèvent que l'enfant qui déroule la chaîne se trouve à l'extérieur du

carré formé alors que normalement il se trouve à l'intérieur. Pour moi, cet enfant à

l'extérieur équilibrait mieux le tableau. Ainsi pour des raisons d’esthétiques, on

risque d'introduire des erreurs au niveau de la connaissance, du vécu, de toute cette

expérience qui fait que tel geste bizarre est en fait le fruit de longues heures de

travail, le geste optimum pour l'action à exécuter.

La peinture, le théâtre, la sculpture sont des moyens de revoir leur vie et de la voir

belle. Tous ensemble nous échangons sur ce qu’ils créent, ni Justin, ni moi ne

donnons des cours de dessin. Les premiers dessins sont violents à base de noir et de

rouge ; puis, petit à petit, les hommes revoyant leur famille, leur enfance, leurs

dessins se remplissent de couleurs et d’harmonie. Jean Vanier dit : « Aimer

quelqu’un, c’est lui révéler qu’il est beau, qu’il a de la valeur, qu’il est précieux,

qu’il y a de la lumière en lui. C’est l’aider à se mettre debout. C’est en retrouvant

confiance en lui-même que l’image blessée de lui-même peut devenir une image

positive» (Vanier, 1993, Conférence à Nantes).

Thiam est en face de moi, il me demande un livre d'animaux pour illustrer un conte.

Pour le moment, il commence une bande dessinée. « C'est un père de famille qui

apprend qu'il est compressé (licencié). L'enfant qui est là entend et voit son chocolat

du matin diminuer, les 100 F d'argent de poche devenir 25. Il va de moins en moins

à l'école, ne rentre pas toujours à la maison. Il rencontre d'autres enfants dans la

rue. Ils font beaucoup de bêtises. Il va en prison, là il apprend un peu la mécanique

mais quand il sort, il fréquente de grands bandits, il se retrouve au camp pénal.

Rencontre des frères, apprend à dessiner, il a beaucoup d'espoir et a vraiment envie

de s'en sortir après sa libération. Bon, c'est un peu mon histoire. ».

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- « Tu sais quand on est jeune on se laisse entraîner, j'ai quitté l'école en 4ème, tout

cela c'est mauvais ».

- « Tu sais quand même lire et écrire ».

- « Oui, bof! Mais tu as lu la lettre de mon père. Je veux apprendre à bien dessiner,

illustrer un livre... »

L’empathie gagnée à travers l’expression artistique leur permet de dire leur vie, de la

comprendre et de formuler des projets.

Le 22 septembre 1993 : reconnaissance

Ce matin, je vais directement à l'infirmerie car je suis resté au Club du Savoir ces

derniers jours et j'ai donc senti une petite jalousie. En arrivant, Prince me demande

où sont les photos. En effet, hier, j'ai montré des photos à l'atelier de dessin. Je

commence par saluer tous les malades. Simone n'est pas arrivée et ils ne sont pas

sortis de l'infirmerie, ils sont encore couchés. En voyant le sourire qu'ils me rendent

à ma poignée de main, j'ai l'impression de leur distribuer un fortifiant

extraordinaire.

Cet instant fugitif est encore gravé dans ma mémoire comme un étonnement de ma

part devant la densité de ces sourires rendus à ma salutation, comme une eau fraîche

que l’on offre à l’assoiffé. Aujourd’hui encore, j’essaye de comprendre la

signification de cette salutation pour eux, un geste presque automatique pour moi,

peut-être un « J’existe encore puisqu’il vient me saluer ».

A l’infirmerie, on réclame plus que le soignant. On veut aussi voir cette vie que je

ramène de l’extérieur.

J'ai aussi quelque chose qui va remonter le moral de l'équipe. Avant mon départ,

Moussa m'avait demandé une flûte et cet été j'ai retrouvé ma flûte que je n'ai

pratiquement jamais utilisée n'étant pas très doué en musique. Moussa ne sait que

faire pour montrer sa joie. Les autres s'exclament et me remercient car si je l'ai

donnée à Moussa, je n'ai pas besoin d'expliquer que c'est pour tous.

Pendant la consultation, Moussa vient me montrer ses progrès et Martin me

demande de venir leur montrer comment attraper les sons les plus bas.

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Le cadeau, geste toujours périlleux. « A l’ATD Quart Monde, on ne donne pas ! »

mais ici, il ne s’agit pas d’un don mais d’un cadeau pour faire plaisir et non pour

répondre à un besoin, une urgence. Lorsque je rentre en France, j’ais beaucoup de

demandes et il est impossible de toutes les satisfaire. Mais faire entrer de la musique

dans ce lieu est trop tentant. Moussa est Peuhl et je sais combien la flûte est précieuse

à ce peuple. Je sais qu’il ne se fera pas prier pour jouer pour tous.

Le 28 septembre 1993 : une vulnérabilité qui engage

Souleyman est libéré. M. Zoungrana me prête sa voiture et prend ma mobylette pour

aller à son travail ! Au camp pénal, Souley attend dehors, les gardes sont soulagés

de me voir arriver. Souley est aveugle et ils ne savaient plus quoi faire de lui. M.

Zoungrana nous attend dans le quartier avec deux autres qui savent où habitent les

responsables de la communauté nigériane.

Si j’avais une voiture, il n’y aurait pas cet échange de confiance et d’humilité: une

mobylette contre une voiture, où, pour une fois l’Africain donne plus que l’Européen.

Les gardes n’auraient pas ce petit instant inconfortable, ne sachant que faire d’un

ancien détenu aveugle. Ces petites dépendances suscitent du lien, nous rapprochent,

créent une certaine parité pour ensemble se sentir responsables.

Derrière le marché, après avoir demandé, nous rencontrons le chef du syndicat. Il

semble être le patron d’un entrepôt d’encens. Il nous fait asseoir et va discuter avec

Souley qui est resté dans la voiture. Il fait appeler d’autres Haoussa : notables avec

le chèche et le boubou blanc. M. Zoungrana m’explique : « Ah, tu vois, on est en

Afrique : on se rencontre, ça embête tout le monde mais on discute, on s’arrange.

Nous, on reste là, on a tout le temps, on a rien d’autre à faire, juste rester là. »

Provoquer la rencontre mais pas plus : aussitôt je me dessaisi de son déroulement et

de son résultat, ce qui permet aux membres de cette rencontre d’en devenir

responsables, là encore ma position d’étranger qui ne connaît pas grand-chose m’aide

bien.

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Le 30 septembre 1993 : d’un même Mouvement

Hier, j’ai apporté le patchwork qu'avaient fait les enfants du quartier pour que le

tailleur, Mohamed, finisse les coutures et mette une doublure,

Tous sont autour de lui à admirer et s'étonner. Il y a aussi des broderies que l'on

montre à David. « Ah ! Ces enfants, il faut que je les rencontre, tu sais que c'est moi

qui ai appris la broderie à Marie-Ange, finalement si on remonte la chaîne, c'est un

peu grâce à moi qu'ils ont fait cela. ».

Tout ceci me donne l'idée d'apporter aujourd'hui l'album de la bibliothèque de rue.

Je ne saurais rapporter toutes leurs paroles, déjà leurs sourires, leur joie en disent

long. Beaucoup s'arrêtent et acquiescent à la phrase. « Au village tous les enfants

ont un travail ».

Le but n’est pas de créer une nostalgie de la vie d’avant, il est de leur permettre de

participer à la réussite d’autres, David le dit bien : « Finalement, c’est un peu grâce à

moi s’ils ont fait cela. ». Apprendre d’eux pour qu’ils se sentent importants, pour leur

redonner de l’honneur et, que dans leur exclusion, ils se sentent appartenir à un

mouvement.

Le 6 octobre 1993 : je ne me suis pas posé la question de savoir si j’étais trop

loin ou trop près !

Prince me demande si je veux rester avec eux. Un malade est sous perfusion, on

soupçonne la tuberculose. Hier il est allé à l'hôpital pour une radio, il a la diarrhée

et vomit du sang. Un autre délire. Maurice : « On a pas dormi de la nuit ». Prince

me dit qu'on lui a fait une ponction pleurale dernièrement. « On vient de lui faire

une injection, Il manque d'oxygène... ». Le malade se calme un peu. Je continue les

consultations. Mais vers 10 heures, Maurice me dit : « Il vient de passer ». Prince

est déjà à son chevet. Le vieux qui est à côté me dit: « Il faut lui étendre la jambe ».

Nous lui croisons les bras. Dingri arrive avec le brancard. Tous les malades se

mettent debout pour lui faire une haie d'honneur.

On est ensemble devant la mort : ni noir, ni blanc, ni détenu, ni volontaire, ni

malade… seulement des hommes qui font ce qu’ils peuvent pour le départ de l’un

d’entre eux. Je ne me pose pas la question de savoir si je suis trop loin ou trop prés !

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Le 17 Octobre 1993 : Journée du refus de la misère, une fête !

Nous sommes au camp pénal à neuf heures. Nous entrons avec Simone après que

Robyn, Armelle et Nadine (volontaires du mouvement ATD Quart Monde) aient

laissé leur carte de séjour.

Déjà beaucoup de détenus chantent dans le sanctuaire catholique Saint Jean

François. Simone nous dit que le frère Enrique et le prêtre espagnol n'arriveront pas

avant dix heures quinze. Ernest, le responsable du Club du Savoir fait visiter

l'infirmerie et le Club. Nous avons encore beaucoup de temps et Mory, responsable

de l’atelier peinture et du journal Aurore me demande si on peut faire visiter le

camp pénal. Je le renvoie vers le chef de cour Barnabé si il n’y voit pas

d'inconvénient, pour moi, je lui dis que les visiteuses étant des volontaires c'est bien

qu'elles voient tout.

Je veille toujours à ne pas répondre à la place des différents responsables qu’ils

soient détenus ou surveillant, même si la demande s’adresse à moi en premier. Ceci

afin de ménager les différentes susceptibilités et aussi d’éviter les éventuels conflits

ou luttes d’influence, et même les arnaqueurs qui voudraient profiter de mon

ignorance. Bien qu’il y a des gestes de confiances et d’amitiés, je sais être en face

d’expert en la matière et je me méfie du pouvoir que l’on veut bien me donner.

Aussi, en dehors des affaires de l’infirmerie et du Club du Savoir, je m’en tiens au

contrat et répond en simple visiteur de prison.

Barnabé nous accompagne et nous faisons le tour par le sanctuaire des baptistes qui

ont un culte, les jardins où Ernest explique les différentes plantes cultivées, puis le

terrain de foot en passant devant le service d'auto surveillance. Le responsable fait

un signe interrogateur à Barnabé et nous suit partout. Plus loin, on fait sécher des

herbes et on les met en bottes, ce qui permet à Barnabé et Ernest d'expliquer

comment on fait les paniers. Nous allons au bloc de cellules où les malades de la

tuberculose sont en observation, au marché au charbon et nous remontons au

sanctuaire catholique, le long du chemin où des marchands crient dans leur langue.

Ernest. « Ils appellent la clientèle! ».

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Après la messe, nous nous retrouvons dans la cour de l'infirmerie où il y a des

danses traditionnelles toujours aussi impressionnantes, des discours de bienvenue

redisant ce qu'est cette journée, des cadeaux pour la nouvelle arrivée: Robyn, pour

Nadine qui va partir, pour Armelle toujours fidèle. Puis il y a un sketch, représentant

un volontaire anonyme mais qui me ressemblait fort : même sac à dos, même attitude

que jouait un Ernest en pleine forme. Ce volontaire rencontre une bande de jeunes

dans la rue et leur révèle leur savoir, les aide à se réaliser dans le travail, mais il y

a toujours des échecs et des fortes têtes qui en profitent avec des agressions et vols.

Le volontaire: « Non, non, ne vous inquiétez pas, c'est prévu dans le contrat, je vais

aller voir le procureur pour qu'ils les sortent de prison, tôt ou tard leurs yeux

s'ouvriront».

Ils ont tout compris et même au-delà car ils savent utiliser les bons et mauvais travers

de chacun : visiteurs, aumôniers et surveillants. Ces sketchs sont vraiment un bon

moyen pour savoir ce qui se vit dans le camps : les bons moments comme les

mauvais.

Cela se termine par une remise de prix aux lauréats des concours d'échecs, de tennis

de table, poésie, le meilleur acteur (Ernest s'est mis hors concours)... le malade le

plus courageux: celui qui lutte et garde sa bonne humeur, malgré une longue

maladie. Par de petits détails comme celui-ci ou comme le choix de ceux qui

remettent les cadeaux, on a pu voir le souci de faire participer les plus petits, de les

mettre devant: comme ce jeune qui remet le cadeau à Armelle. Il n'a plus d'avant

bras, un peu gêné au départ, il fait un petit signe de son bras mutilé et voyant que

son geste est bien pris, il se met à danser. Tout le monde l’applaudit.

Moment de joie où on oublie la prison. Mais aussi un temps où l’on peut s’exprimer,

dire sous une forme humoristique et acceptable les tensions et aussi les fiertés. Les

17 de chaque mois, il y a un petit temps de fête en référence à la journée mondiale du

refus de la misère, le 17 octobre. Dans ce lieu où il y a tant à dire sur la misère, ne

faire cela qu’une fois par an, c’est un peu court. Je n’ais rien à faire, rien à dire,

peut-être quelques suggestions à la préparation mais le jour même, je suis, comme les

autres visiteurs, un spectateur. Et dans ce lieu d’enfermement, c’est d’une importance

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capitale : ils montrent à des étrangers qu’ils sont des hommes.

Le 29 octobre 1993 : une écoute

En ce moment, Maurice ne va pas bien. Hier, Simone a dit en le regardant « Oh toi,

ça ne va pas, tu as la même tête que l'autre fois. » Il venait de me demander si j'avais

fait remplir son briquet, puis cent francs cfa, puis un savon spécial…

Maurice a besoin de parler : il a un problème, Simone reconnaît cela à son expression

du visage en se souvenant d’une autre expérience. Je reconnais son besoin d’écoute

dans ses demandes insignifiantes et répétées, mais il n’ose pas encore aborder le vrai

sujet avec nous.

Aujourd'hui il vient me trouver alors que je dessine dans un coin de la cour de

l'infirmerie. Il s'inquiète car il va bientôt sortir et depuis neuf ans il n'a pas repris

contact avec ses parents qui sont au Burkina Faso. Il n'a pas osé leur dire ce qui lui

est arrivé. Maurice me dit : « Quand on a fait des conneries, il faut assumer seul ce

que l'on a fait et les conséquences ». Je lui dis que maintenant qu'il va sortir, il faut

qu'il pense à ce qu'il va faire. Il devrait écrire à ses parents, leur dire tout ce qu'il a

fait à l'infirmerie. "Ton père pourrait peut-être t'aider à trouver du travail ».

Maurice m'a dit qu'il travaillait dans une organisation de lutte contre le paludisme.

«Ils ne me croiront jamais ».

« Sinon, qu'est-ce que tu vas faire ? ».

« C'est pour ça, sortir de la misère pour trouver une autre misère, moi ça ne me dit

rien. J'ai fait une demande de mise en liberté conditionnelle mais tous les autres sont

déjà sortis et moi je suis encore là. Je suis pris pour le père des bandits, sinon ma fin

de peine est en décembre 1994».

« Mais avant le camp pénal tu étais où ? ».

« J'étais à Abidjan chez ma sœur, mon beau-frère faisait des études de droit. Ils ne

savent pas eux aussi ».

« Tu pourrais peut-être commencer par leur écrire à eux ».

Je suis seul dans la cour sans occupation importante, disponible. Avant de parler, la

personne doit être sûre que l’on est prêt à l’écouter. Nos questions sont là pour

l’aider à dire. Je mets en œuvre ma connaissance de sa culture pour lui proposer

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d’écrire à sa sœur et son beau-frère, sachant qu’il ne peut pas parler et demander

pardon directement à son père, cela doit passer par un tiers.

Le 22 novembre 1993 : apprendre du plus petit

Dingri entre pour laver un malade dans le coma qui s’est soulagé sous lui. J’entends

Dingri râler en regardant Maurice (responsable de l’infirmerie). Puis n’y tenant

plus il vient voir Prince (responsable des soins) : « On ne peut pas le laisser comme

ça ! ». Le malade n’a pas de natte et il est couché directement sur le ciment. Il y a

toute une discussion entre les trois, je n’interviens pas. Finalement, Maurice accepte

que l’on prenne la natte du lit à côté.

Dingri aurait la fonction d’aide soignant à l’hôpital, car c’est lui qui lave les malades.

En demandant une natte pour ce malade, il se donne plus de travail mais de par sa

fonction, il peut être beaucoup plus proche des malades que les autres de l’équipe.

Aussi, c’est lui qui nous rappelle la dignité de tout homme même dans le coma. Je

n’ai pas appuyé la demande de Dingri car c’était important que les deux responsables

se rendent compte que Dingri qui fait le travail ingrat et ne « connaît pas les

médicaments », avait quelque chose à leur rappeler.

Cette connaissance ne peut se faire qu’en acceptant d’apprendre et apprendre du plus

petit.

Le 30 novembre 1993 : une action culturelle pour reconnaître l’homme

Les détenus peuhls ont pu dire à Justin leurs coutumes, leurs habillements à partir

d’un livre avec des illustrations d'un conte initiatique peuhl que je leur avais prêté.

Justin: « Ils m'ont dit que ceux de la photo ont trop vécu près des villes et ils ne sont

pas habillés traditionnellement». Souley, Peuhl lui aussi, a surtout vécu en ville, il

était très heureux de retrouver ses racines. Justin, très fier, me montre le dessin qu'il

en a fait, il me montre la différence avec l'ancien, ses nouveaux dessins sont

beaucoup plus précis, plus travaillés, «Bon, maintenant on va faire la même chose

avec les Burkinabés ».

L’expression artistique peut être suggérée et lancée par le simple don d’un livre. Je

sais que Justin a une illustration à faire sur une famille peuhl mais je ne connais rien

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des peuhls et lorsque je trouve ce livre d’un conte peuhl, je le lui donne. Justin a

l’idée de rencontrer ses co-détenus peuhls. Cela leur permet d’échanger sur leurs

coutumes et ainsi de se connaître et de se reconnaître autrement que comme détenus.

Le 31 mars 1994 : quand le paradoxe proche-étranger gère les limites

Depuis hier, Abidou est couché, prostré, il a une forte tension, le pouls irrégulier, il

a commencé par un fort paludisme. Nous essayons de le réveiller par des

médicaments et en lui parlant … Il y a quelques jours, je me réjouissais pour Abidou

: il avait même pris de l’embonpoint, mais aujourd'hui il a littéralement coulé et

présente un visage de vieillard: orbites enfoncées, peau desséchée. C'est fou

comment en quelques heures tout peut changer.

Un autre fait un fort paludisme, une quarantaine de malades attendent dehors. Deux

corvéables et un garde ligne5 veulent avoir leur aspirine avant tout le monde. Il y a

aussi un surveillant qui est aussi l'électricien du camp. Il me montre sa petite fille

qui tousse. Il dit qu'elle a aussi des vers et que lui-même... J'ai un moment de

lassitude mais finalement c'est la moutarde qui me monte au nez. Je donne une

aspirine aux deux ou trois chefs en leur montrant que j'ai d’autres préoccupations.

Après avoir ausculté la petite, je donne un antibiotique au père en lui disant que

j’attends toujours qu’il me branche une nouvelle prise au Club du savoir.

Au Club du Savoir, Justin Kra vient juste de terminer une superbe peinture de cinq

mètres carrés intitulée : « Nos racines et nous » : au fin fond d'une forêt équatoriale

très dense, se tient un couple d'êtres mi-homme, mi-oiseaux (ils ont des becs d’ibis).

La femme qui porte une ceinture de cauris est enceinte. Ils sont debout aux milieux

de cauris, symbole de richesse et de fécondité. Des traces de pas humains vont et

viennent. Au-dessus d'eux, deux masques se rejoignent, on devine des ombres dans la

forêt. Une lumière blanche tombe du haut des arbres sur les masques et le couple.

Il y a des jours où tout s’accumule et on a envie de fuir. Mais ce jour là, c’est la

colère qui m’a permis de continuer. La colère en réponse à ce que je considére

comme un irrespect des malades et de mon travail, car les plus forts veulent être

servis avant les autres, ceux qui en ont le plus besoin. Une situation permanente qui

5 Détenus faisant le service d'ordre à l'intérieur de la Cour et sous les ordres du chef de cour

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m’use. Cette colère me permet de retrouver ce jeu que tous ceux qui ont un pouvoir

dans ce camp pénal utilisent : un service contre un service, des médicaments pour la

fille de l’électricien contre l’installation d’une nouvelle prise électrique. Un jeu de

présence-distance qui nous permet de coopérer.

L’épisode avec Justin montre une autre proximité où nous ne sommes plus dans un

échange extérieur de service mais dans un partage plus profond de ce qui nous fait

être. Mais il y a encore une distance, car si la peinture décrite ci-dessus évoque bien

ce que j'ai pu percevoir de la famille africaine, la lignée, la vie donnée par Dieu, le

nom transmis des ancêtres aux enfants futurs, elle reste au niveau d’un savoir que

Justin m’a transmis, même si ces acceptions parlent à ma propre foi ; alors que pour

Justin, ce sont les racines qui le font vivre, sa vision de l’univers et de la vie, la foi de

ses ancêtres.

Le 21 avril 1994 : faire vivre ensemble notre espoir

Louis m'appelle à l'écart et me montre la photo de sa dernière fille née juste avant

qu’il ne soit arrêté. Avec un sourire, il me montre cette photo en cachette comme un

trésor. Je me souviens qu'un matin les autres de l'infirmerie l'avait un peu bloqué en

disant qu'il n'arrêtait pas de penser à sa femme. Il me dit qu'il s'est marié

religieusement avec sa femme et me montre son carnet de famille. Il a eu trois autres

enfants avec une autre femme. Il a une plantation de café cacao près de Danané

(frontière libérienne). Ce sont ses petits frères qui continuent et lui envoient de

l'argent. « Ils devraient venir le mois prochain, mais ils ont très peur de venir ici ».

(Beaucoup d'autres parents ont aussi très peur de venir au camp).

Ernest qui nous a suivi: « Tu sais que moi aussi j’ai un fils. Attends, je vais chercher

les photos ». Il part en courant.

Dans cette prison où les hommes sont condamnés à de longues peines (de dix à vingt

ans), la famille est une raison d’espérer. Elle donne la force pour construire la vie

dans le camp et préparer la libération. Partager son existence et les nouvelles avec

d’autres et plus particulièrement avec la personne extérieure que je suis, c’est donner

corps à sa famille, la rendre présente. Pour cela, il faut que nous soyons

suffisamment proches pour être en communion, et en même temps, le fait que je sois

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de l’extérieur donne de la valeur à la personne et à son histoire. C’est comme s’il me

disait : « Moi aussi avant cette prison, j’ai construit quelque chose qui continue à

vivre ». C’est un cadeau pour moi car l’homme prisonnier m’invite à entrer en

communion, reconnaître cette espérance : il me donne une place, une raison d’être

avec lui.

Le 20 mai 1994 : du contrat au don

Drissa est mort seul dans sa cellule. Il était venu plusieurs fois à l’infirmerie et je ne

l’avais plus revu. Pourquoi ne l’a-t-on pas ramené ? Avec cinquante à cent

consultations par jour, je ne peux pas me souvenir. Ce matin, Jean-Jacques vient me

dire qu’il y a un gars qui a toussé toute la nuit dans sa cellule. Maurice (responsable

de l’infirmerie) lui dit que s’il n’était pas à la consultation, c’est qu’il ne devait pas

être très malade. J’insiste quand même pour qu’on aille le chercher. Il a une

bronchite.

Comment faire pour ne pas oublier celui qui n’en peut plus, qui n’a plus d’espoir,

pas d’ami et qui se cache seul dans son coin de cellule ?

Je ne peux être proche des plus pauvres, seul. Il faut conscientiser l’entourage :

même Maurice (détenu infirmier), qui vit pourtant comme eux, ne conçoit pas que

quelqu’un de très malade ne vienne pas à l’infirmerie. Une bronchite n’est pas une

maladie très grave, pourtant dans le contexte du camp pénal avec la tuberculose qui

rôde et si le détenu n’a personne pour le soutenir, cela peut devenir mortel.

Ayant pris conscience que tous ne viennent pas à l’infirmerie ou que tout ne se dit

pas à l’infirmerie, je prends souvent du temps pour me promener dans le camp

rencontrer les uns, les autres, voir comment on y vit. « Responsable de la Santé »

(physique mais aussi psychologique et morale) comme le dit Simone, je dépasse le

contrat basique du soignant pour rejoindre l’engagement de solidarité entre hommes.

Ce n’est plus de l’ordre d’une profession ; c’est de l’ordre du don d’une personne

pour d’autres personnes.

Le 22 juin 1994 : une action culturelle pour reconnaître l’homme

Ce matin je ramène les cinq tableaux brodés que j'ai fait encadrer de rotin en ville

pour exposer au magasin. Le chef René (responsable du greffe) me demande ce que

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je transporte, il s'émerveille et n'en revient pas que cela soit fait à l'intérieur: «Vous

allez voir, ça ne va pas rester longtemps en vente au magasin ». Il appelle le

régisseur adjoint pour lui montrer et un autre surveillant du bureau

d'administration.

Nous ne faisons pas à leur place, mais nous mettons en valeur leur savoir faire. Cela

permet à l’entourage de les considérer autrement et de voir leur potentialité et non

leur manque ou leur faute. Les surveillants mais aussi tout ceux qui entourent les

détenus passent ainsi de la répression à l’attention, de la peur à la compréhension et

de la protection de la société vis-à-vis de ces individus, à la foi en ces hommes parce

qu’ils ont vu et reconnu ce dont ils sont capables.

Le 22 juin 1994 : de l’activisme à la passivité

A l'infirmerie, Mama Demba se plaint toujours de son ventre: il a du liquide d'ascite

et un ventre énorme. Cela fait trois semaines qu'on essaye tout mais il n'y a pas

d'amélioration. Comme le major (infirmier de l’infirmerie extérieure) doit emmener

des malades à l'hôpital pour la radio, je lui demande s'il ne peut pas l'emmener

pour faire faire une ponction. «C'est difficile, lorsqu'ils voient qu'il y a rien derrière

(pas d'argent), ils font beaucoup de difficultés ». Il me propose de la faire lui-même.

Il en a déjà fait ici.

Mes limites entraînent l’investissement des autres. Cette forme d’action en creux que

j’appelle passivité peut être très efficace, plus qu’une véritable action qui est dans ce

cas un « faire à la place de… ». Mais cela demande à ce que la personne soit

suffisamment motivée et responsabilisée.

Il y avait un infirmier avant que Simone n’arrive, mais il n’entrait pas dans la cour et

ne soignait que les détenus qu’on lui présentait, ceux qui étaient assez forts pour

arriver jusqu’à lui. « Les rares fois où il est entré », me disent des anciens, « il était

accompagné de surveillants et portait un masque ! ». Dès le premier jour qu’elle est

arrivée, Simone a installé son infirmerie au fond de la cour, là où tous les détenus

pouvaient librement la rencontrer. La proposition de cet infirmier montre qu’une

collaboration s’est établie. On voit bien là l’action du volontaire qui va plus loin que

le simple contrat d’infirmier.

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Pas seul

Depuis quelques jours, un prisonnier m'attend à chaque fois que je traverse le camp

pour me demander une pièce. Richmond (le détenu qui m’accompagnait) répond à

ma place: «Monsieur Jean-Pierre a dit qu'il n'a jamais sorti l'argent comme ça ici, il

vient pour autre chose ». J'espère qu'il a compris. Périodiquement il y a des gars qui

« emmerdent jusqu'à... » ; heureusement cela arrive de moins en moins.

Étranger et riche par rapport à eux, et en même temps suffisamment proche pour

connaître les besoins de ceux qui n’ont pas d’appuis, je suis souvent démuni pour

répondre à ce genre de question. Les gars qui m’accompagnent peuvent mieux dire

que moi ce que je veux être parmi eux.

Le 7 juillet 1994 : partir de leur culture

En ce moment, il y a de gros problèmes d’autorité au Club du Savoir, tout le monde

se plaint. Après m’être renseigné à droite et à gauche, je propose que l’on se

réunisse tous samedi après le match, chacun pourra prendre la parole. Francis :

« Oui, on a besoin que tu nous écoutes. Marie-Ange, elle faisait souvent cela. Il y a

des fois où elle ne parlait même pas, et les choses s’arrangeaient ».

Je n’essaye pas de résoudre le problème moi-même. Je ne peux imposer le

responsable, sinon je suis dans le système de répression qu’ils subissent déjà. Mon

but est qu’ils se prennent en charge et qu’ils choisissent et reconnaissent leur

responsable. J’utilise ma connaissance de leur culture, sachant que les problèmes

sont résolus en communauté après de longues palabres où chacun a pu dire ce qu’il

pense afin d’arriver à un consensus. Francis confirme ma démarche : son emploi du

mot « écoute » sous-entend que je vais permettre à chacun de parler jusqu’au bout de

sa pensée et que la parole de chacun sera pris en compte. Comme il dit : il arrive que

je n’aie pas à intervenir, ma simple disposition à l’écoute encourage les uns à dire et

les autres à tenir compte de ce qui est dit. Mais il faut que je sois à la bonne distance :

suffisamment éloigné et détaché du conflit pour écouter chacun sans à priori, et

suffisamment proche pour être reconnu et entraîner chacun à écouter les autres. Dans

ce cas présent, le fait que ce soit eux qui demandent, m'assure de la reconnaissance

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néccessaire. Le temps que j’ai mis à leur répondre leur montre ma prudence et même

une certaine méfiance devant toute nouvelle demande. En effet ma position entre les

différents clans de détenus et l’administration pénitentiaire est plutôt périlleuse. Cette

manière de résoudre les conflits peut paraître magique mais elle est inhérente à leur

culture, dans le village africain, ‘les vieux’ ont souvent ce rôle de facilitateur.

Le 12 septembre 1994 : partir de leur culture

Prince et le major de l’infirmerie extérieure m'entraînent un peu à l'écart pour

m'apprendre que cela a été très chaud après mon départ. Maurice a agressé les gars

du chef de cour avec une lame. Le major a juste eu le temps de les rattraper avant

qu'ils aillent se plaindre devant le régisseur. Il a réussi à les convaincre de

m'attendre ce matin pour régler le problème entre nous car si cela vient aux oreilles

du régisseur, Maurice qui doit sortir en décembre, risque d'en reprendre pour 20

ans.

A l'intérieur l'ambiance est « électrique » : les responsables se querellent, c'est tous

les hommes qui sont agressifs. Prince me dit que les malades eux-mêmes étaient

énervés.

Je commence par me renseigner à l'infirmerie, écouter Maurice. Les autres me

demandent s'il faut faire venir les chefs de cours. Après un temps d'hésitation, je leur

dis que je vais aller chez eux. Les chefs de cour (qui sont des détenus) sont très

agréablement surpris et honorés et je peux obtenir le pardon pour Maurice. Tous

comprennent qu'à trois mois de la libération après dix ans de prison il soit un peu

énervé. La libération est toujours très dure, ils ne savent pas ce qu'ils vont trouver, si

la famille va leur pardonner. On a vu avec Simone des malades se laisser mourir à

quelques mois de la libération.

A Bangui, en Centrafrique, j’ai appris des enfants en rupture familiale que si tu veux

retourner dans ta famille, il faut demander pardon. Tu vas voir un oncle ou un grand

frère qui t’aime bien et c’est lui qui va aller demander pardon pour toi au chef de

famille. Il ne s’agit pas pour moi de remplacer la famille mais de m’inspirer de leur

culture, ici, prendre la place d’un intermédiaire. Il s’agit de reprendre des façons de

faire qui font écho dans leur tréfonds.

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Le 20 septembre 1994 : du contrat au don

Au centre antituberculeux, l’assistant social n’a fait qu’un dossier sur les deux que

j’avais amené : « La radio que tu m’as donnée date du mois de juin, alors j’ai

hésité ». Je lui explique que l’on a essayé de soigner avec des antibiotiques

ordinaires mais maintenant le malade est de plus en plus mal et il faudrait que l’on

ait les médicaments antituberculeux rapidement. En fait, je ne lui ai pas dit que l’on

a commencé le traitement antituberculeux avec les médicaments qui nous restent et

qu’en une semaine le malade va déjà mieux.

La priorité au plus pauvre qu’est aujourd’hui cet homme, implique parfois de

dépasser les règles. Ici le protocole de soin spécifie que les traitements ne sont

donnés que dans le cas d’analyses positives, ce protocole ne tient pas compte de

l’expérience particulière du soignant dans ce lieu précis qu’est le camp pénal. Est-ce

que je dépasse le contrat de soignant ? Oui si je me situe dans un système de soin

dont j’observe les règles. Non si, pour moi, la vie du patient est première et que l’on

considère que le protocole de soin est dépassé par la situation.

Le 23 septembre 1994 : une oscillation entre proche et étranger

En traversant le camp, plusieurs viennent m'annoncer la mauvaise nouvelle.

Zoumana est décédé hier soir vers minuit. J'apprendrai qu'il avait fait treize ans et

qu'il était libéré dans quelques mois.

Les gars viennent m’annoncer la nouvelle comme à un proche car ils savent que j’ai

lutté contre cette maladie avec eux, au coude à coude et que je partage leur douleur.

Souvent ils disent et me disent : « Ça fait rien, on est ensemble » : c’est la force qui

nous permet de tenir et continuer. A ce moment là, je peux dire ‘nous’, bien que les

conséquences ne soient pas les mêmes pour eux que pour moi.

Pendant la consultation, je m'énerve un peu contre ceux qui ne sont pas vraiment

malades. « Ah! Aujourd’hui, Jean-Pierre, ça ne va pas. Il faut que tu me donnes

quelque chose de plus fort: une piqûre, une perfusion ». Généralement celui qui dit

ça a juste quelques courbatures, mais sait très bien se défendre contrairement à

celui qui est vraiment malade. Les Ivoiriens ont une expression très explicite pour

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ça : « demander jusqu'à fatiguer » et il arrive même que ce soit un surveillant.

Prince me dit: « Tu as des médicaments qui ne sont pas dangereux comme le

calcium, magnésium. Tu devrais leur donner : parce que c'est vraiment trop dur de

repartir sans rien. Ils se disent: « Ah ! Bien, je n'ai rien gagné ». Moi : « Justement

ils ne doivent pas venir pour gagner quelque chose, ce n’est pas des bonbons que je

donne et en plus si je leur donne quelque chose, ils vont continuer à se croire

malade ».

Vieux problème auquel je n'ai pas de réponse : à partir de quand considère-t-on

l'autre responsable et pouvant assumer la vérité ? Cela ne concerne d’ailleurs pas

que la santé.

A ce moment là, je ne suis plus proche d’eux, je suis celui qui donne et ils vont tout

essayer pour que je donne. Je réagis en me considérant comme gérant des

médicaments et de mon temps devant le nombre de malades plus graves. Alors que

Prince, qui vit depuis longtemps dans le camp, comprend l’angoisse liée au besoin,

au vide en chacun, même pour les plus forts, et il a moins de recul que moi pour ne

pas en tenir compte.

Notre travail est de permettre à la personne d’être responsable d’elle-même et

responsable dans la société. Mais tous ne sont pas toujours prêts à porter cette

responsabilité. Pour savoir ce que peut accueillir la personne comme responsabilité à

un temps donné, il faut beaucoup de proximité, de temps, d’empathie et de

congruence. Et il en faut encore plus pour qu’elle puisse accueillir de nouvelles

responsabilités dans le futur.

Le 26 septembre 1994 : une oscillation entre proche et étranger

Je vais porter une lettre à monsieur Kouassi, commissaire de police que connaît

Richmond, ‘mon responsable de la sûreté pour le Club du Savoir’. Avec Richmond

je reste toujours un peu étonné au fond de moi-même par de forts moments

d'amitié, d'éclats de rire sur un bon mot, de moments de confiance comme cette

fois où il a pu me confier ‘sa condamnation à mort pour vol qualifié, suivi de

meurtre, commuée en réclusion à vie par grâce présidentielle’. J'ai du mal à faire

le lien entre les deux personnages : qu'a bien pu être sa vie pour arriver à de telles

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extrémités? (Cette question ne se pose pas que pour lui d'ailleurs).

Nous sommes proches par des bouts de vie partagés dans ce camp, mais étranger

l’un à l’autre par la vie passée. Je ne peux comprendre son histoire.

Richmond m'explique qu'il connaît le commissaire Kouassi car il est de la même

promotion que son oncle, commissaire à Abidjan. Je trouve donc monsieur le

commissaire dans son bureau en train de signer des formulaires et regarder la télé

qui retransmet la cérémonie d'introduction de l'ambassadeur de Côte d'Ivoire à

l'ONU comme responsable du protocole. Monsieur Kouassi en est très fier (nous

nous sommes rencontrés plusieurs fois, ce qui permet une relation moins

protocolaire). Je me permets donc de lui parler de notre prochaine délégation à

l'ONU et de son but. Avec étonnement je le vois prendre un bic « Attendez, attendez

vous avez dit comment ? Qu'est-ce que la famille pour les personnes les plus

pauvres? C'est une très bonne question, peut-être pas pour des enfants mais pour les

agents, les inspecteurs ». Je l'invite pour la soirée de retour de la délégation.

Voilà donc Richmond, détenu au passé sulfureux qui me permet d’intéresser un

commissaire de police à la pensée d’ATD Quart Monde. Les miséreux font de nous

des passeurs de frontières. Ils nous donnent une entrée dans tous les milieux. Joseph

Wrésinski disait que l’on avait besoin de tout le monde pour lutter contre la misère.

Monsieur Kouassi me dit qu'il a vu l'oncle de Richmond et que celui-ci lui a

recommandé de laisser tomber Richmond. « C'est un jeune qui n'a jamais écouté nos

conseils ». « Mais moi je ne veux pas » me dit monsieur Kouassi et après un temps

de silence « Vous êtes un peu comme leur famille puisque vous partagez leur

malheur ». En portant le courrier des détenus et en témoignant de ce qu’ils font au camp, je sorts

du contrat. Peut-être est-ce ce don qui pousse M. Kouassi à dire ces dernières

paroles. Qu’est-ce que la famille pour les plus pauvres ? Cette question lui a donné à

réfléchir : d’un côté l’oncle de Richmond qui lui conseille de le laisser tomber et, de

l’autre, moi qui cherche des personnes pour continuer à croire en Richmond et le

soutenir. Si je suis comme leur famille, ce n’est que de façon temporaire car je suis

seulement un étranger de passage. Il faut pour ces hommes au passé tumultueux, des

relations, des références stables. Mon propre apport est de permettre ces relations, de

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montrer que c’est encore possible si chacun modifie son regard sur l’autre. Je dis

bien modifier et non changer, car il suffit de peu. Déjà Richmond et les autres du

Club du Savoir réfléchissent sur la famille à travers l’expression artistique, et je

crois, pour les avoir côtoyés un peu que les chefs de famille en Afrique comme

ailleurs aimeraient bien trouver une autre solution que de bannir leur fils.

Le 28 septembre 1994 : agir dans un mouvement

Aujourd'hui je laisse les consultations à Prince car nous allons faire le carreau de

terre cuite pour l'ONU (un séminaire sur la famille y est organisé par ATD Quart

Monde avec des délégués de chaque pays où est présent le Mouvement). Palm et

Mory ont fini le dessin. Nous avons choisi de représenter un moment fort pour le

Mouvement dans le pays : le don, en 1992, de « Notre Dame de tout le monde »,

statue de la vierge à l'enfant sculptée par le Club du Savoir à la basilique de

Yamoussoukro. Nous allons donc modeler au centre, en bas relief, cette statue avec

autour la gravure stylisée de la basilique. Je prépare la terre et le moule, tous sont

autour de moi. Le modelage en bas relief revient au sculpteur le plus ancien. Je lui

donne quelques conseils car la technique du modelage est différente de la sculpture

mais c'est lui qui a l'idée de nouveaux outils: couteau de peintre, vieux ciseaux à

bois très larges qui lui permettent de lustrer. Mory et Palm (dessinateurs) font la

basilique et les écritures en gravant. Déjà c'est très beau.

Être d’un mouvement, c’est aussi faire le lien entre ses actions internationales et

locales avec les actions du camp pénal. Cela permet aux détenus de participer, et

donc d’appartenir à quelque chose de grand à travers le monde contrairement à leur

situation d’exclu où l’on n’attend plus rien d’eux. M. Kouassi cherche une famille

pour les détenus, ATD Quart Monde n’est pas devenu une famille mais offre une

appartenance, un lieu où le plus pauvre est reconnu et peut s’épanouir.

Le 10 octobre 1994 : changer de regard

Monsieur le régisseur me fait appeler. Il voudrait faire une réunion mercredi après-

midi avec Simone et Enrique pour essayer de planifier l'artisanat, la boutique. En

fait, il voudrait prendre un plus gros pourcentage sur les ventes pour créer une

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caisse de solidarité pour les urgences médicales, et aussi pour ceux qui sont

vraiment nécessiteux, car il doute que le partage se fasse équitablement au Club du

Savoir. Il y a toujours les copains qui passent avant. Je lui dis que c'est possible

mais que jusqu'à maintenant on a pris ce risque, car ils savent mieux que nous qui a

vraiment besoin et d'autre part cela crée un esprit de solidarité et une amitié entre

eux qui n'existeront plus si c'est nous qui le faisons.

Les objectifs face aux détenus sont complètement différents suivant la position que

l’on a. M. le régisseur est d’abord un administratif et il prend les dispositions qui lui

garantissent le bon fonctionnement du camp pénal. Il est plutôt dans une attitude de

défiance vis-à-vis des détenus. Alors que, sans être naïf, nous devons leur faire

confiance si nous voulons rejoindre les détenus dans leurs valeurs et les favoriser

jusqu’à ce que ces valeurs pallient aux manques.

Du don

Roger vient me demander des nouvelles (car je suis allé voir sa famille à sa

demande). Je lui dis: « Ils ne sont vraiment pas contents, tu as un peu exagéré».

Sourire honteux... « Mais ton oncle a accepté de réunir la famille». Plus tard, il

reviendra à l'infirmerie et me tendra deux pièces de cent francs cfa. « Je sais que

vous allez crier, mais il faut que je vous donne ça ».

Proche et étranger, deux qualités pour être un bon intermédiaire. Trop proche, je

risque de prendre la place de l’un où l’autre et résoudre le problème à ma façon mais

je dois être suffisamment proche pour que l’on me confie cette ambassade. Étranger,

je donne ce recul nécessaire pour dépasser la blessure et aborder le pardon et la

reconstruction.

« Vous allez crier » : il reconnaît que je ne veux pas être payé pour cela. Dans le

même ordre, j’entends souvent ces réponses : « Dieu te le rendra » ou « Dieu seul

peut te le rendre » lorsqu’on veut qualifier le don. En reprenant leurs paroles, ma

réponse pourait être : « C’est pour Dieu que je l’ai fait ».

« Il faut que je vous donne cela ». C’est impérieux pour signifier l’importance et la

réussite de mon geste, pour faire exister sa joie et son honneur. Je ne peux pas lui

refuser si je le considère comme un homme.

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Le 12 octobre 1994 : partager ce qui fait vivre

Louis me dit qu'Ernest (qui a été libéré) est passé chez lui. Il vient de recevoir une

lettre de sa femme, il tient à me la faire lire. C'est un véritable cadeau qu'il me fait.

Ernest est passé chez eux et a laissé de l'argent pour les enfants: ils en ont trois. Sa

femme lui donne des nouvelles, comment elle a pu les mettre à l'école, qu'elle a

repoussé le baptême du petit dernier faute de moyens. Ernest a promis à sa femme

de repasser.

On ne partage pas que le malheur quand on est proche, on partage aussi la joie et plus

profondément ce qui nous fait vivre.

C’est aussi une des rares fois où j’ai des nouvelles de celui qui est libéré. Ce qui a été

vécu dans le camp n’est pas oublié mais utilisé ailleurs. Un ailleurs dont je ne fais

plus partie.

Le 17 octobre 1994 : Journée mondiale du refus de la misère

Dès mon arrivée je sens un vent de fête. Le chef de poste Pierre m'accueille toujours

avec une bonne blague mais là, ce n'est pas pareil, j'apprends qu'ils ont prévu un

match surveillants-détenus. Je dois donner le coup d'envoi. Il y a un petit flottement

car je ne sais pas comment on fait dans les règles. Le chef Mouktar m'explique: je

dois dire un mot, pris par surprise je bafouille un peu mais note la beauté d'un

match surveillants-détenus pour la journée du refus de la misère. Chef Mouktar me

sert la main avec un grand sourire. Simone a beau me reprocher ma naïveté,

j'apprécie.

La journée du refus de la misère est une journée pour faire entendre la voix des plus

pauvres. Aussi, nous avons décidé avec Simone que la célébration de cette journée

est l’affaire des détenus. C’est une façon de laisser cette dynamique s’inculturer. Ce

n’est pas le premier match détenus-surveillants car il a déjà lieu lors des tournois

concernant toutes les équipes du camp pénal. Cependant, commencer cette journée

par un tel match est un message fort.

Ils ont construit une tribune officielle. Simone nous y rejoint et plus tard Maïté qui

est très étonnée car deux détenus se relaient pour commenter le match sur la bande

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FM avec un micro: c'est la presse. Ils nous ont déjà envoyé un mot pour que nous

pensions à eux.

En bon occidental, je me dis que la demande d’argent n’est jamais loin mais je pense

aussi au griot à qui l’on donne un billet lorsqu’il a bien chanté dans les fêtes

traditionnelles.

Les commentaires sont parfois intéressants : sur un air humoristique, ils arrivent à

dire quelques vérités. Un surveillant spectateur et auditeur menace gentiment car il

considère qu'on a un peu trop égratigné son collègue. Nous notons tout de même que

les détenus retiennent leurs gestes. Simone me fait remarquer que l'arbitre est un

surveillant et le gardien de l’équipe de surveillants est un détenu. « On cherche plus

le consensus qu'à savoir qui est le meilleur ». Enfin pour le consensus ils ont trouvé,

avec la joie qui règne sur le terrain.

Nous voulions commencer les festivités au Club du Savoir après un quart d'heure de

match, mais visiblement personne nous suivra et nous restons jusqu'à la fin à 11h45

avec un score de 2 à 2. Il reste encore tout ce qu'a prévu le Club du Savoir.

Tout le monde se réunit dans la cour de l'infirmerie et autour. Discours d'ouverture

par le nouveau responsable Yao, il ne connaît pas encore bien le Club, ni le

Mouvement et lit son papier en bafouillant un peu, l'émotion? On continue par des

danses avec l'habituel ancien danseur du ballet national qui nous fait en plus

quelques tours de magie. Puis le théâtre qu'ils répètent depuis un mois. Dans un

village, un fils devenu haut cadre veut construire un hôpital. Il y a trop de morts

mais le seul terrain constructible est la forêt sacrée…

Les détenus savent inventer des situations à la manière de Molière pour dire la prison

mais aussi leur pensée sur le monde extérieur. C’est leur façon de résister à la

réclusion.

Le 4 novembre 1994 : une vulnérabilité qui engage

Prince m'accompagne à la sortie: « Tu ne devrais pas t'énerver quand les gens

viennent te demander quelque chose tous les jours alors qu'ils n'ont rien. Il y a

certains médicaments dont on ne se sert pas et qui ne sont pas dangereux, tu les mets

de côté et tu les donnes pour ces gars là... Ce n'est pas la peine d'expliquer, ils ne

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comprennent rien et plus tu expliques, plus ils croient que c'est de la sorcellerie ».

On s’approche de l’autre en entrant dans son mode de pensée et sa culture. Prince qui

connaît leur vécu me fait comprendre que dans leur condition, ils ne peuvent

comprendre que je leur refuse un médicament même si cela est justifié.

« Même pour ceux qui sont à la fin, il faut leur donner quelque chose, ça les aide à

partir en paix. L'autre jour, Monsieur Fofona qui est décédé depuis, il m'a remercié

pour tout ce qu'on a fait pour lui et puis il m'a dit: « Bon, maintenant je vais dormir

un peu ».

La personne nous indique elle-même le point où l’on ne peut plus accompagner.

Prince: « Tu sais on se connaît bien tous, si tu me vois insister c'est que le gars ne

va pas bien en ce moment ».

Je suis responsable de la santé dans cette prison mais je ne suis pas seul. Je me

souviens : c'est mon premier jour de soin en l’absence de Simone : j’ais déjà mis

beaucoup de temps à diagnostiquer la maladie du premier patient et il y en a une

cinquantaine qui attendent dehors. Je cherche le médicament pouvant le soigner,

l’armoire en est pleine mais ils viennent des quatre coins du monde. Je ne connais

que le nom scientifique de celui que je cherche et il n’est pas indiqué sur la boite

mais à l’intérieur sur la notice. Je ne peux pas ouvrir toutes ces boites, je suis bloqué.

Prince se penche alors sur ma table de travail où se trouve un plateau de

médicaments usuels que Simone a laissé et que, dans ma panique, je n’ais pas

remarqué. Il en sort une boite : « Regarde ça, ça devrait pas être mal ». C’est

exactement ce que je cherche. A partir de ce moment, je ne me sens plus seul face à

tous. Je viens de prendre conscience que l’on est ensemble face à la misère de ce

camp. Je suis assez effondré par mon incompétence mais le lendemain, un détenu qui

accompagne un malade me dit : « On aime bien la façon dont tu soignes car tu prends

le temps de nous écouter ». Il y a une équipe d’une douzaine de personnes à

l’infirmerie. Alors, on met ensemble au point une organisation qui permette de voir

les cinquante à cent malades par jour. Après cela je sais qu’il y aura toujours

quelqu’un pour me montrer le chemin dans ce monde étranger. On ne peut se faire

proche seul, il faut aussi un mouvement de l’autre.

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Une oscillation entre proche et étranger

De loin un surveillant me remercie: « L'enfant va mieux », il me fait signe que son

visage a dégonflé. En effet, hier, un enfant de la cité des surveillants est venu voir le

major, il avait le visage tout gonflé et tout d'un coup il est tombé en arrière.

Plusieurs jeunes surveillants sont arrivés, ce sont les oncles de l'enfant: « Alain,

qu'est-ce que tu as fait? Tu n’as pas mangé ton totem au moins ». Alain ne dit rien. «

Ah ! Ces gosses leur affaire est compliquée, ils sont toujours partis à traîner dans les

marigots ». Je réponds que nous aussi dans notre jeunesse on en a fait. « Ah oui, ça

tu peux le dire ! ».

Se faire proche, c’est aussi s’impliquer personnellement pour trouver des points

communs.

Alain petit à petit se réveille, nous lui donnons du sucre, quelqu'un amène des

oranges. Devant notre calme et notre assurance à Simone, le major et moi, les

surveillants reprennent confiance et oublient leur peur, se moquant presque de la

maman qui, croyant que son enfant allait mourir, criait et courait partout en

arrachant ses habits. Je n'ai rien fait personnellement, mais être resté avec eux

pendant les minutes d'angoisse a créé une fraternité.

Le temps passé ensemble, notamment dans les moments difficiles, montre la

sincérité et la fidélité.

Le 16 novembre 1994 : proche et étranger : le choix des moyens

M. le régisseur ne tient pas compte de notre avis et, plus tard :

Il me fait appeler et me dit qu’ils ont maintenant une belle somme d’argent dans la

caisse de solidarité. Il voudrait ouvrir un compte d’épargne et le mettre à mon nom :

« Avec vous, tout le monde aura confiance, je ne peux pas mettre un surveillant ». Il

m’assure qu’il va créer un comité de plusieurs personnes pour la gestion. Je lui

explique qu’il m’est difficile de gérer de l’argent avec l’action que j’ai : « Lorsque’

on sait qu’il y a de l’argent disponible, plus personne n’est raisonnable. » Je lui dis

que je vais réfléchir avec le frère Enrique qui a plus de distance que moi.

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Si j’ai trop d’argent et de pouvoir, je deviens celui qui donne et décide, je ne suis

plus proche d’eux. Ils perdent la maîtrise de leur communauté et je ne suis plus un

compagnon qui conseille et suggère.

Le 17 novembre 1994 : une oscillation entre proche et étranger

En parlant de Salif, Simone me dit que la pommade qu'on lui donne pour ses

hémorroïdes ne fait rien, aussi il veut se soigner à « l'indigénat » (médecine

locale). Il voudrait que je lui ramène un ananas, des graines de palmier à huile, je

me vois mal ramener en plus des fruits, légumes, feuilles et autres écorces à tous

ceux qui veu1ent se soigner à « l'indigénat », mais en même temps cela m'intéresse

beaucoup et on sait me décider. Il m’entraîne à sa cellule car il veut me faire

rencontrer le vieux qui va le soigner.

Ma curiosité de leur culture les entraîne à oser m’inviter dans des croyances qui me

sont étrangères et que je suis sensé refuser.

En chemin, nous rencontrons un de ceux qui a déjà été soigné et il en est content. Le

vieux est d'accord, lundi, lorsque j'aurai emmené les ingrédients, il me montrera

comment il fait. Richmond habite aussi dans cette cellu1e, il est très content de me

montrer comment il est installé: matelas mousse, petit meuble, Je suis un peu étonné.

« Ben oui, je suis ici à perpétuité, il faut quand même que je m'installe »

Je remarque souvent qu’une avancée avec l’un d’eux entraîne les autres à faire de

même.

Sortir de l’infirmerie

En me promenant dans le camp, je vois un gars qui attend devant les jardins, tout

nu. Je lui demande qu'est-ce qu'il a fait de ses vêtements. Il me montre le bout de

pagne qu'il vient de laver et qu'il fait sécher, et me dit qu'il a la diarrhée et qu'il n'a

pas d'autres vêtements. Salif: « Tu sais, il y a des gens qui n'ont pas de soutien ici,

regarde comme il est maigre ». Je note qu'il a aussi de la gale et qu'il est

complètement anémié. Je l'invite à venir à l'infirmerie.

Ousmane (jardinier de l'infirmerie) me dit : « Si tu veux, je peux leur faire faire un

peu de sport le matin sur le terrain ». Je lui dis qu'en effet ils devraient sortir plus,

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que le soleil est très bon, mais pour ce qui est du sport, il faut faire attention car il

m'a l'air déjà bien fatigué. Il faut que je calme l'ardeur d'Ousmane car en ce moment

il voudrait que je lui paye des piles pour son poste de radio.

Il y a des détenus qui n’osent pas venir à l’infirmerie. En me promenant dans la cour,

je peux les rencontrer d’une façon plus fraternelle que derrière un bureau. En sortant

de mon rôle d’infirmier, je peux découvrir d’autres aspects de la vie dans cette

prison. Cela me permet de déceler certains stratagèmes obligés car ceux qui sont

censés nous aider n’ont pas toujours les mêmes objectifs que nous. Ils n’ont pas ma

liberté et ils ont aussi à améliorer l’ordinaire du camp, par exemple Ousmane qui

espère que je lui paye des piles s’il s’occupe des malades.

Le 13 décembre 1994 : permettre à d’autres de s’engager

Prince et Émile sont en prison depuis treize ans. Ils me parlent des premiers

missionnaires, me montrent même une photo de celui dont le nom a été repris pour le

lieu de culte catholique (des bancs recouverts d’une bâche). Alors qu’ils étaient

enchaînés, il est venu leur apporter la force et l’espérance. « Tu sais, c’est quand on

est pauvre que l’on voit les amis : arriver à se partager un gobelet d’eau sans savoir

quand il y en aura d’autres ».

La proximité des missionnaires a permis à Prince et Émile de s’engager pour les

autres. Aujourd’hui ils aident les autre. Émile est un des responsables de la

communauté catholique. Prince est responsable de l’infirmerie et aussi un des plus

grands commerçants du camp. Ils aident plusieurs personnes en leur donnant du

travail.

Recherche de parité

Je ne suis pas allé au camp en début de semaine ayant suivi la session baoulé.

Jeudi matin tous m'attendent. Les Baoulés me disent bonjour en baoulé. Je leur

réponds dans la même langue, ce qui les fait rire. Au début, je croyais que c'était

mon accent mais c'est surtout que cela les étonne beaucoup que je leur réponde dans

leur langue. Au quartier, Armelle me dit qu'Honorine n'en revenait pas, que je lui ai

parlé en baoulé, pourtant on lui avait dit que j'apprenais. Au centre antituberculeux,

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Simone les ayant mis au courant, Bamba, un des deux laborantins, dit. « Ah ces

Français, ils sont forts pour nous espionner » puis il dit : « transe » à un malade, et

à moi : « Tu sais ce que ça veut dire ? ». Je réponds : « assieds- toi ». Il se tourne

vers Victor (l'autre laborantin) : « Ah ! Tu vois! ».

Dire quelques mots dans la langue montre que l’on veut s’approcher des gens, que

l’on veut les connaître. On fait un pas en leur direction, c’est aussi en contraste par

rapport à l’histoire où les coloniaux méprisaient la langue et la culture des indigènes.

J’en vois l’importance par l’excès de joie vu le peu : il s’agit seulement de quelques

mots, et la façon dont cette nouvelle s’est aussi largement répandue.

En regardant les cartes qu'ils peignent, Mory me dit: « Ah, je ne sais pas dessiner les

personnages, il faudrait que tu m'apprennes. En contrepartie je t'apprendrai le Bété

(Langue d’une ethnie du sud) ».

Mory me signifie sa joie de me voir essayer d’apprendre leurs langues. Cette

interpellation de Mory montre aussi la parité que cela peut nous donner car cela lui

permet de proposer un échange de don : le dessin contre la langue. Il n’est pas

assisté.

Le 21 décembre 1994 : signe de proximité

Hier, j’ai eu la surprise de voir notre mission écrite sur une carte peinte par

Anthony : « Tout homme est une chance pour l’humanité ». Il ne me semble pas

avoir cité cette parole du père Joseph dernièrement.

Anthony est arrivé récemment au camp pénal, ce sont donc des anciens qui lui ont

transmis cette parole. Ils la gardaient depuis longtemps dans leur mémoire et leur

cœur. Je pense qu’on peut mesurer la justesse d’une parole ou d’un acte lorsqu’il est

repris librement par la population. C’est dans des faits comme celui-ci que l’on peut

vraiment mesurer notre proximité et notre impact sur ces hommes ; voir comment la

pensée du Quart Monde les rejoignait par delà les cultures et les situations de vie.

Le 29 décembre 1994 : une action culturelle pour reconnaître l’homme

A l’atelier couture, Francis se plaint car Ahmed a beaucoup de travail pour les

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fêtes, travail de coupe, robes, pantalons commandés par les surveillants et leurs

familles. La machine à coudre est constamment utilisée et, plus grave, il ne déclare

pas ce travail au Club du Savoir et garde pour lui tout l'argent de ce travail

personnel. Les machines sont usées et ils ont pris les pièces de l’une pour faire

marcher l'autre. Si bien que Bationo (le responsable du Club du Savoir) a refusé que

l'on sorte les machines tant que le différent ne serait pas réglé.

Ahmed est le seul qui sache vraiment couper, il est tailleur de métier et va très vite,

ne laissant pas les autres faire. Dernièrement, j'avais apporté du tissu pour qu'il

apprenne au jeune Bamory à couper des culottes pour les démunis. Mais Ahmed dit

qu'il a préféré faire lui-même car seul il en faisait six au lieu de quatre avec les

autres. Et puis il dit que Bamory ne s'intéresse pas et qu'il faut qu'il coure après lui

pour lui montrer. Je leur dis qu'une fois de plus ils ont perdu l'argent du partage du

savoir pour devenir un atelier de production efficace.

Diallo, le responsable des tisseurs de bic nous rappelle que du temps de Moïse, il y

avait un cahier où l'ont notait chaque jour ce qui se faisait. Je propose que l'on

reprenne ce cahier et que chacun se sente responsable de le remplir, de faire cela en

équipe, de prendre du temps ensemble pour faire cela.

Je fais remarquer qu'ils vont s'imposer une loi encore plus dure que celle qu'on leur

donne dans ce camp pénal alors que le Club était fait pour se donner une liberté

intérieure, favoriser la création, l’amitié, se sentir utile, grandir ensemble.

Comme dans toutes sociétés, ce sont les plus riches, ceux qui ont des possibilités qui

lancent les activités dans le camp pénal et ils emploient les autres qui bénéficient peu

de leur travail. Avec le Club du Savoir, nous avons lancé une dynamique plus

communautaire de partage du savoir. La force est d’être ensemble, elle comble les

besoins matériels mais aussi sociaux, psychologiques et moraux de chacun. Cette

dynamique doit être renégociée périodiquement : ceux qui possèdent le savoir le plus

utile au niveau matériel veulent prendre le pouvoir quitte, à redonner une partie du

bénéfice. Dans ce lieu de grande pauvreté, on retombe dans le schéma bien connu du

riche qui s’enrichit et qui donne au pauvre.

Mon rôle est de permettre cette renégociation où on pèse bien tous les avantages et

les inconvénients et où l’on retrouve l’intérêt de pratiques oubliées parce que jugées

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insignifiantes, mais qui contribuent à la cohérence de l’ensemble. Le Club du Savoir

est financé par ATD Quart Monde, ce qui me donne un certain pouvoir comme celui

de maintenir artificiellement cette dynamique avec de l’argent extérieur. C’est

pourquoi les responsables successifs du Club du Savoir, qui ont perçu cela, insistent

pour me rembourser les achats de fournitures que je fais à l’extérieur avec le peu de

bénéfice qu’ils retirent de la vente de leur réalisations.

Le 17 janvier 1995 : fêter ensemble

17 janvier 95, au programme de ce jour : Rapp avec Diable Noir et John du Libéria.

On se serrait cru un moment en plein milieu de Harlem, c’est fou ce qu’on peut faire

avec des baguettes de bois, des bidons vides et un micro. Mais ce n’était pas dénué

d’appréhension pour moi car je craignais des débordements avec ces deux là au

comportement assez nihiliste. Tous me disent de John : « Ne t’inquiètes pas, c’est un

fou ». Il s’est déjà plusieurs fois tailladé les bras mais assez superficiellement.

J’espère un peu répondre à leur appel en leur faisant une place dans le programme.

Diable Noir et John sont nouvellement arrivés avec un convoi de détenus faits

prisonniers à la frontière du Libéria. Ils sont étrangers et il faut les intégrer à

l’ensemble du camp pénal. Leur comportement est un appel. Simone, comme à son

habitude a pris du temps pour dialoguer avec eux et elle a découvert leur passion

pour le Rapp. C’est une chance pour le renouvellement des célébrations du 17 de

chaque mois. Diable Noir et John trouvent leur propre place dans cette nouvelle

société en montrant leur savoir et en participant à quelque chose de beau et de positif.

Avec ce partage de culture, ils permettent aussi l’accueil des autres Libériens.

Mes appréhensions permettent aussi, à leur mesure, cet accueil. Elles incitent les

responsables du Club du Savoir, qui en ont vu d’autres, à me rassurer et donc voir

positivement les comportements inquiétants de Diable Noir et John.

Le 11 février 1995 : une oscillation entre se faire proche et rester étranger

Le vieux Noël qui fait les pansements me dit : « Même si tu es plus jeune que moi, tu

es mon père car pour nous tous ici, notre famille est loin et on n’ a personne pour

nous protéger. Moi-même j’ai été menacé plusieurs fois car je n’avais plus de coton

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pour faire les pansements et tous croyaient que j’avais utilisé le coton pour autre

chose. Quand tu es parti ou le week-end, c’est difficile pour nous. Moi, je suis vieux

et je ne peux pas me défendre. C’est pour cela que j’avais parlé de sortir en corvée.

Didier : « Ici, on est toujours ensemble, à la fin on en a marre de l’autre et on ne

pourra jamais s’entendre. C’est à celui qui vient de l’extérieur de commander, d’être

plus autoritaire. Tu joues trop avec nous, ici on se bat pour 5Fcfa, il faut que tu

imposes le respect. »

Les responsabilités prises par les détenus dans les structures que l’on a mises en

place ne sont pas faciles à tenir. Elles les fragilisent. Contrairement à la trop grande

proximité entre eux qui leur rend l’entente difficile, ma position d’étranger fait que je

suis libre de leurs différents groupes d’influences. Aussi ils me poussent à être un

arbitre plus autoritaire. Proche-étranger est aussi un jeu entre autoritarisme et

responsabilité partagée, assistance et autonomie ; un jeu subtil car l’étranger que je

suis doit tenir compte de leurs conditions de vie : leur grande proximité, leur manque

de moyens. « On se bat pour cinq francs cfa ».

Le 22 février 1995 : entre activisme et passivité

Étienne et Émile (détenus responsables de la communauté catholique) me montrent

le nouveau mur que l’on termine au sanctuaire catholique : « Quand pourrait-on se

réunir pour discuter de la fresque ? » Je réponds qu’il faut voir avec le frère

Enrique. Ils insistent : « Oui mais tu sais, Enrique, il vient une fois de temps en

temps, c’est toi qui vis avec nous ! »

Il y a des prêtres catholiques et des missionnaires comme le frère Enrique qui

viennent animer la communauté catholique, aussi je n’ai pas l’intention de répondre à

leur place, même si la peinture d’une fresque concerne l’atelier peinture du Club du

Savoir. Le choix du thème et la réalisation de la fresque seront d’ailleurs faits par la

suite, en mon absence, par un des détenus peintre du Club du Savoir en accord avec

les responsables détenus et les visiteurs extérieurs de la communauté catholique.

Pour moi, il s’agit de m’effacer afin de laisser aux personnes intéressées la maîtrise

de cette action dont ils sont capables sans moi. Cela soulève un point important de la

présence-action du volontaire ATD Quart Monde : discerner le moment de se retirer.

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« C’est toi qui vis avec nous ». Autant les détenus que l’administration sont tentés

de me donner de nouvelles responsabilités, car je suis au milieu des détenus tous les

matins de la semaine et parfois l’après-midi, je connais donc mieux que beaucoup

leur vie et leurs relations, sans être influencé plus par un groupe que par un autre. Je

peux aussi prendre des décisions avec eux et agir rapidement. Mais, dans cette

présence, mon seul objectif est de permettre que la dignité et les droits de chacun

soient respectés (détenus, surveillants, familles, amis) pour trouver et montrer ce

qu’il est possible de faire ensemble dans ce sens.

Le 13 avril 1995 : discerner le moment de se retirer

J’ai un accident de la route qui m’oblige à être rapatrié en France.

C’est aussi le moment de passer des relais. Le mouvement ATD Quart Monde décide

de retirer l’équipe de volontaires pour permettre aux jeunes ivoiriens de continuer

seuls l’action dans le quartier où nous vivions. Je reviendrai en Côte d’Ivoire seul en

août pour assurer ce relais des jeunes. Épisodiquement, je retournerai au camp pénal

où Simone introduit d’autres associations pour continuer cette présence-action. Ces

associations viennent au camp pénal avec leurs méthodes bien sûr mais nous

espérons qu’elles sauront s’inspirer de la vie et des actions passées. Et surtout, il

reste un courant, une manière de faire parmi les détenus et les responsables du Club

du Savoir. Ils ont su me transmettre ce que leur avait apporté les nombreuses visites

des missionnaires, du Père Joseph, des personnalités de la justice du pays et les

années de présence de Simone. J’ai confiance.

Ces temps sont difficiles pour nous et pour les populations du camp pénal et du

quartier, mais ils sont nécessaires si nous voulons que ces populations restent

indépendantes de nous, qu’elles maîtrisent leur développement et leur avenir.

Le 21 août 1995 : mon retour au camp pénal

En arrivant, les détenus qui sont dans les champs me font des grands signes d'amitié.

Dans la première cour des bâtiments administratifs, détenus et surveillants ne me

laissent même pas le temps de ranger ma mobylette pour me saluer.

Monsieur le régisseur me salue avec un grand sourire: « Vous savez normalement je

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suis en vacances, je suis juste venu voir les travaux. C'est vraiment Dieu qui a voulu

qu'on se rencontre! ». Tous sont rassurés par mon état de santé.

De l'autre côté de la grille, Yao, Gaston, Mory, Étienne et bien d'autres m'attendent.

Plus j'avance vers l'infirmerie, plus je serre des mains. Keïta me fait remarquer que

je vais avoir plus de mille mains à serrer.

J'ai la joie de revoir plusieurs malades graves: des noms me reviennent mais c'est

surtout les visages qui sont gravés en moi. Des visages qui, même s'ils sont encore

décharnés, ravagés par la maladie, resplendissent de joie. D'autres sont guéris et

viennent me saluer. « Regarde ton moisi! ». Je ne me souviens plus de son nom mais

je me rappelle bien de lui. Il était tuberculeux avec plusieurs rechutes et on a

souvent eu peur pour lui à l'infirmerie. Du bloc des tuberculeux, il sortait

continuellement pour demander à tout le monde et à moi en particulier cinq francs,

cinq francs. Si bien que j'avais demandé à Ernest alors responsable du Club du

savoir de lui trouver un travail.

Maintenant je n'en crois pas mes yeux. « Et qu'est-ce que tu as fait pour devenir

comme cela!».

Yao : « Bon tu vois, il détresse les sacs et prépare la chaîne pour tisser les chapeaux

».

Joie et chaleur des retrouvailles, c’est la moisson de ces 3 années de proximité. Suis-

je encore l’étranger ? Plutôt l’ami qui avait une place bien particulière - comme

chacun d’ailleurs – et dont on fête le retour en sachant qu’il repartira. Les détenus

me montrent que la vie continue et que quelques petits changements dans les

structures et surtout dans les esprits ont fait que celui qui aurait pu mourir par

manques d’appuis a trouvé de quoi participer à la vie de ce lieu.

Le 24 août 1995 : signes de proximité

Un détenu me donne une carte avec écrit derrière : « En te revoyant parmi nous, je

mesure la grandeur de ton amour ».

Une prière dite au camp pénal : « Seigneur nous te remercions pour la guérison,

donne lui toujours la force de servir ses frères ». (Notes personnelles)

Ces paroles montrent la proximité que j’ai avec les détenus. Cet accident est une

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occasion pour eux de me dire ce que je suis pour eux, et de faire quelque chose pour

moi, de prier pour moi.

Le 3 septembre 1995 : au quartier aussi, une oscillation entre proche et étranger

Avec M. Souleyman, un voisin du quartier. Au fil de la discussion, je lui apprends

que je vais partir. « Ah là, je suis découragé ! » Je lui dis qu’il a beaucoup d’amis

et qu’il y a l’association St Camille et Grégoire, le responsable, qu’ils peuvent

rencontrer quand ils veulent. « Oui, mais vous nous arrangiez bien. Entre nous ce

n’est pas pareil : ils sont durs et ne s’intéressent pas à nous. Vous, vous nous saluez

toujours, on parle. Grégoire, il me dit bonjour comme ça, il ne me reconnaît même

pas ! »

Nous faisons souvent appel à Grégoire pour résoudre les problèmes de différents

ordres. Il est donc plus efficace que nous dans le quartier. Mais c’est vrai que je

passe plus de temps que Grégoire avec ce voisin car j’ai besoin de comprendre

comment on vit dans ce quartier. Je montre donc plus de considération à M.

Souleyman que Grégoire qui est l’un d’eux. Il n’a pas besoin qu’on lui explique

comment on vit ici. Cela représente parfois un certain avantage d’être étranger.

Le 13 février 1996

Simone : « En ce moment c’est la paix, mais une seconde d’inattention et les caïds

reprennent les postes clés ! »

Bien que je n’aie plus de mission au camp pénal, j’y retourne de temps en temps pour

une simple visite. Cette phrase de Simone me dit ce que sont pour moi ces trois

années passées. Alors que Simone a bâti les structures qui permettent de travailler

ensemble et d’être solidaire, mon travail est une veille pour que la paix chèrement

acquise se maintienne et porte ses fruits. Une veille faite de tensions et de joies fortes

pour que « le chemin tracé soit poursuivi » texte gravé par Gabriel sur ‘le mur du

courage’ au centre international du mouvement ATD Quart Monde à Méry sur Oise.

Gabriel était le Chef de Cour lorsque Simone est arrivée au camp pénal. « Ses yeux

croisent alors ceux du chef de cour dont le surnom est ‘Tchomo’. Elle saisit dès ce

moment que cet homme, lui aussi, refuse une telle situation, et qu’avec lui il sera

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possible de modifier le cours des chose. » (Hamel, 2001, p.53). Avec Gabriel, la

boucle de cette histoire parfois merveilleuse se referme. Car c’est ce détenu, cet

homme, qui, par son refus d’une situation inhumaine, a permis à Simone d’être

suffisamment proche des détenus pour susciter en eux un élan qui a transformé

années après années ce lieu de misère.

Chapitre 2 : Analyse des interviews de volontaires ATD Quart Monde

2,1 - Marie-Ange Volontaire ATD Quart Monde depuis de nombreuses années, elle a eu des missions

dans plusieurs pays d’Afrique dont une dans le camp pénal de Bouaké.

Rechercher le plus pauvre

C’était clair pour Simone Viguier que les prisonniers du camp pénal de Bouaké

étaient les plus pauvres parmi les prisonniers de Côte d’Ivoire. C’est pour cela

qu’elle a choisi d’aller à Bouaké parce que c’était un camp pénal où venaient les

prisonniers de toute la Côte d’Ivoire. Comme les moyens manquaient pour faire

vivre et animer le camp, elle savait que beaucoup d’hommes mouraient parce qu’ils

ne mangeaient pas à leur faim n’étant plus en lien avec leur famille.

L’objectif d’ATD Quart Monde est de vaincre l’exclusion et la misère qui s’en suit.

Cela implique de réfléchir et de bâtir la société avec le plus pauvre. Qui est le plus

pauvre ? Cette recherche n’est jamais finie, elle est de tous les instants, si l’on veut

être sûr de bâtir avec tous. La recherche du plus pauvre dans le milieu que le

volontaire investit est donc un fondement et une constante de sa pratique.

Une expérience

Ce qui a beaucoup compté dans la manière d’être proche au camp pénal et ce qu’a

pu réaliser Simone c’est qu’elle avait au moins quinze ans d’expérience en milieu

pénitentiaire en Côte d’Ivoire. Pour être proche, je trouve que c’est important.

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Notre expérience et notre formation professionnelle influent sur la manière d’être

proche. Je notais moi-même dans une réunion d’équipe à l’époque : Le soignant,

c’est un peu un confident. Cela me donne une position et les détenus peuvent me

parler plus librement.

Mais l’engagement du volontaire ATD Quart Monde ne dépend pas de la profession

du candidat aussi il arrive rarement que l’on aie une mission en lien avec notre

profession. Ainsi l'approche du volontaire se situe plus au niveau de la globalité de la

personne et permet à la personne approchée de choisir les thèmes d’échange.

Se faire proche : une rencontre de deux personnes

Une chose qui était vraie pour Simone et qui est vraie pour tout le monde dans la

manière de cette approche, c’est qu’on arrive à se faire proche des gens à travers ce

que l’on est soi-même. Le beau et la culture avaient de la valeur pour Simone et elle

en avait compris la place dans la lutte contre la pauvreté au sein du Mouvement.

Pour elle, c’était clair que si les prisonniers pouvaient réaliser du beau, ils

retrouveraient une dignité et un honneur parmi la population. Ils ne seraient plus

vus comme des meurtriers, des assassins, des gens à la charge de la société mais

comme des gens qui arrivaient à réaliser des choses qui comptent pour l’ensemble

de la société.

Une relation entre deux personnes se fait avec tout ce qu’elles sont l’une et l’autre.

Le volontaire a une expérience de vie, des aptitudes, des goûts, des désirs qu’il met

en œuvre et partage. La personne approchée n’est pas que pauvre et miséreuse. Elle

n’a pas que des manques, elle a aussi des qualités. La rencontre peut se faire

autrement que sur le matériel, elle peut se faire sur la culture et la spiritualité qui sont

des sujets qui mettent en valeur la personne humaine.

Revisiter notre expérience et notre profession

C’était pour elle des moyens de se rendre proche des prisonniers. Elle l’a fait à

travers un statut qui était celui d’infirmière d'État. Elle travaillait pour l'État

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Ivoirien. Cela la situait dans une position sans équivoque par rapport aux structures

administratives du camp pénal.

Le but du volontaire qui exerce une profession, n’est pas de prendre la place des

professionnels ni de créer une nouvelle structure plus spécialisée vers les très

pauvres, ce qui exclurait encore plus la population approchée, son but est de

permettre que les professionnels puissent réellement exercer leur métier avec tous les

hommes. Par ailleurs, il peut arriver qu’il y ait un manque de professionnels, comme

dans le cas du camp pénal. A ce moment là, le travail du volontaire sera de prendre le

temps et les moyens d’adapter son expérience professionnelle à la population

approchée. Cette recherche pourra servir au professionnel qui lui succédera.

Tout ça, c’est un cadre qui lui a permis d’être proche. Tout ça c’est fait

progressivement : son histoire en Côte d’Ivoire, dans le milieu carcéral, son choix

de rejoindre les plus pauvres parmi les prisonniers et donc d’être missionnée au

niveau du camp pénal de Bouaké. Cela a été possible pour elle parce qu’elle avait

rencontré le Mouvement. C’est à la suite de sa rencontre avec le Mouvement qu’elle

a fait le choix du camp pénal qui était le plus démuni et là où on pouvait penser qu’il

y avait le plus de souffrance. Elle ne l’a pas fait comme aumônier de prison mais

comme infirmière dans l’administration pénitentiaire.

Simone était déjà infirmière en milieu pénitentiaire à Abidjan. C’est après sa

rencontre avec ATD Quart Monde qu’elle a voulu aller vers les plus pauvres des

détenus du pays. Elle a pu choisir le camp pénal de Bouaké parce qu’elle connaissait

déjà la Côte d’Ivoire. Les volontaires font toujours une recherche avant toute action

dans un pays ou une ville pour savoir qui sont les plus pauvres et où ils sont.

Nous, on s’est fait proche des prisonniers à travers elle.

Sachant cela et devant continuer son action, j’ai suivi une formation en pathologie

tropicale et santé communautaire qui compléte ma formation de technicien en

analyses médicales. L’action pour la santé est beaucoup plus que seulement

diagnostiquer une pathologie et la traiter. Nous avons ainsi revisité et repensé notre

formation et notre expérience avec la population du camp pénal.

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Tout est né d’une vie partagée et non d’une théorie

Une chose très importante à laquelle le Mouvement nous encourage à être attentif

est de se laisser guider par la vie. L’histoire que Simone a raconté mille fois c’est

que les hommes ont commencé à écouter les proverbes à la radio, on les a écrits au

tableau. Simone pensait que tout cela était important même pour la santé et elle a

lancé le projet d’éditer le recueil : « Proverbes en liberté ».

L’action part de l’aspiration et des premiers actes posés par la population. Cela

demande une écoute et une disponibilité aux personnes et aussi aux évènements. Le

volontaire se fait proche avec ce qu’il est, cela lui donne une position active, il se fait

proche aussi avec ce que sont les personnes approchées, il a alors une position plus

passive. D’où le paradoxe actif-passif.

Elle a toujours eu le souci de chercher les plus démunis, comme le Père Joseph l’a

dit, à l’intérieur de la population du camp pénal qui comptait deux milles hommes

quand elle a commencé. C’est pour ça qu’il y a eu tout cet investissement autour des

tuberculeux, les gens qui n’arrivaient pas à avoir une activité malgré toutes les

activités qui avaient été mises en place pour améliorer le repas quotidien.

La recherche du plus pauvre n’est pas qu’une théorie, le mouvement ATD Quart

Monde bâtit concrètement ses actions à partir de cette recherche, ce qui diffère des

projets de développement que l’on trouve habituellement dans les pays du sud.

Proche - étranger

Simone a dit que l’on resterait toujours des étrangers par rapport au thème de se

faire proche des plus pauvres, c’est quelque chose qui m’a beaucoup interpellée. Je

comprends dans un certain sens qu’on puisse dire ça mais si on suit la logique de

l’engagement que propose le Père Joseph, c’est complètement contradictoire. On ne

peut pas dire à la fois qu’on est les frères des plus pauvres et que l’on reste des

étrangers. Je comprends bien aussi ce que disait Simone dans la mesure où je la

voyais faire et où lorsqu’il y avait des conflits ou des gros problèmes, ce n’est pas

elle-même qui réglait le conflit mais qu’elle déléguait vraiment Gabriel et Amara

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pour que les choses puissent se régler entre eux comme elle disait car elle réalisait

qu’il y avait trop de choses culturellement qu’elle ne maîtrisait pas. Mais quand on

dit se faire proche, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est une question très vaste. Père

Joseph lui-même dit que l’on ne pourra jamais être ce qu’est le plus pauvre,

parcequ’on a pas la même expérience de vie. Il ne dit pas non plus qu’on sera

toujours étranger, il dit quand même qu’on peut le rejoindre, communier à ce qu’il

est.

Voilà la définition du paradoxe proche - étranger, inconfortable comme le dit Marie-

Ange, il faut le tenir si on ne veut pas tomber dans un consensus mou voir faux.

Proche, je peux communier par empathie avec l’autre, humain comme moi. Étranger,

je découvre, j’apprécie la culture de l’autre et j’agis en conséquence.

Comment on se fait proche des plus pauvres dans le Mouvement et pour le Père

Joseph, c’est très clair par rapport à ça : c’est en leur donnant la priorité dans notre

vie, dans tous nos choix. Le chemin est très clair, bien que les étapes ne soient pas

déterminées d’avance. C’est une chose qui ne nous est pas naturelle. Défendre les

plus pauvres, ce n’est pas encore se faire proche d’eux. Père Joseph dit que si il y a

l’exclusion, c’est bien parce qu’on n’a pas tenu compte des plus faibles et qu’il y a

les plus pauvres. Dans les avancées de la société et dans toutes les civilisations, on a

toujours laissé des gens de côté. Il n’y a pas une civilisation où tout le monde a été

pris en compte.

Se faire proche des très pauvres implique de les connaître personnellement, ce qui

peut ne pas être le cas lorsqu’on veut les défendre, là on peut agir seulement au

niveau d’une idéologie.

Je veux aussi parler de moi. Tu dis que tu as choisi ça parce que c’est quelque chose

que tu portes. Pour moi, c’est clair que je serais proche que dans la mesure où je

serais allée jusqu’au bout de mon engagement. C’est à ce moment là que tu es

proche. Par rapport à ce que le Père Joseph a toujours partagé aux volontaires, une

notion qui m’a toujours interpellée, c’est qu’on n’a jamais fini, on ne peut jamais se

contenter de là où on en est et que on détruira la misère dans la mesure où on aura

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été jusqu’au bout de l’engagement, de la justice, de l’égalité… C’est théorique peut-

être, c’est quand même une des choses qu’on tente de vivre au quotidien en essayant

par exemple, d’apprendre la langue, de durer avec les gens.

Se faire proche implique une dynamique, un chemin et non un état. Cela se fait avec

du temps et tous les aléas du chemin : notre vie et celle de la personne approchée, les

évènements.

Bâtir une connaissance

L’expérience du Mouvement, la manière dont il s’est bâti, la manière dont il a

enseigné comment être proche des plus pauvres c’était d’abord en mettant l’accent

sur la connaissance. On prend énormément de temps pour connaître avant d’être

avec. Les pages d’écriture : on va rencontrer quelqu’un puis on fait l’effort d’écrire

pour intérioriser ce qu’on a entendu.

Je comprends vraiment l’importance de cette écriture quotidienne lorsque après ma

matinée au camp pénal, écrivant et revoyant ce temps, je m' aperçois que des gars en

haillons accroupis au bord du chemin m’attendaient lorsque je traversais le camp

pénal en arrivant. Je n’avais pas fait attention à eux et ils n’avaient pas osé

m’interpeller. Prince (responsable de l’infirmerie), Ernest (responsable du Club du

Savoir) ou un autre m’attendait à la grille, m’accompagnait en me donnant des

nouvelles, prévoyait la journée … et nous sommes passés à côté du plus pauvre sans

le voir.

Ces écrits me servent aussi d’épitaphe pour que les détenus décédés ne soient pas

enterrés comme des chiens dans la fosse commune du cimetière des indigents. Rien

ne la distingue de la brousse environnante et personne n’en parle. A tel point qu’un

jour, Simone suit ce qui sert de corbillard pour savoir où on enterre le détenu qui l’a

aidée ces derniers mois à l’infirmerie et qui vient de mourir.

Ça, c’est au quotidien et puis avec l’équipe et avec le Mouvement, comprendre ce

qu’on a vécu, ce qu’on a entendu, ce qu’on a vu. Le confronter avec les coéquipiers,

ce que disent les autres et la compréhension de l’ensemble du Mouvement.

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Le volontaire ne se fait pas proche uniquement dans la rencontre, il se fait proche

aussi dans la réflexion sur cette rencontre. Il réfléchit seul en écrivant, de même il

réfléchit dans la confrontation avec d’autres qui peuvent avoir une autre expérience

et une autre compréhension de la rencontre de la personne très pauvre. C’est

seulement après tout cela que l’on peut parler de connaissance.

Rencontrer la personne dans sa globalité

Je crois aussi que le Mouvement va beaucoup plus loin, une formation de volontaire

va beaucoup plus loin qu’un professionnel. Par exemple, j’ai été formée comme

infirmière, même si c’est un métier social. C’est clair que le Mouvement dès le

départ de son histoire a fait voir dans la personne l’homme ; alors que pour

raccourcir, dans la formation d’infirmière on est mis face à un malade, pas face à

un homme, un être humain. Ça c’est une sacrée manière de se faire proche de

quelqu’un, parce qu’on ne saucissonne pas les gens. Maintenant on parle de plus en

plus dans le social de ne pas saucissonner les gens, mais le Mouvement voit la

personne comme un homme et a toujours su dès le début que si on voulait détruire la

misère et comprendre les plus pauvres, il fallait les prendre dans leur globalité de

personne et pas comme un travailleur seulement ou un pauvre. C’est un aspect très

important pour être proche d’une personne dès que tu cherches à la rencontrer.

C’est pour cela que c’est très difficile d’avoir des partenaires. Et c’est là aussi qu’il

est très important d’aller jusqu’au bout de ce qu’on est, dans notre profession, dans

notre religion et tout ça parce que c’est seulement quand tu vas jusqu’au bout que tu

vas vraiment jusqu’à l’homme, personne humaine.

Nous rencontrons une personne humaine dans sa globalité et toute sa complexité à la

différence de la pratique du professionnel qui ne voit qu’un aspect de la personne.

Contraint par nos limites, nous ne pouvons toutefois aborder toute la complexité

d’une personne d’emblée. Nous commençons donc par les aspects de cette personne

qui nous touchent le plus ou qu’elle a mis en avant, dans l’objectif de la connaître

dans sa globalité. Pour cela nous devons mettre en œuvre tout ce que nous sommes :

notre profession, notre expérience de vie, notre foi. Ce chemin fait d’allers et retours

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nous place dans le paradoxe contrat-don, entre notre savoir mis en pratique et notre

être.

Le jour où je considèrerais toute personne et d’abord le plus pauvre, puisque c’est

cette personne là qu’on essaye de connaître, le jour où je la considèrerais non

seulement comme mon égal mais comme un frère, comme dit le Père Joseph, je

saurais ce qu’est être proche de quelqu’un. Pour moi, c’est en allant jusque là.

Parce que c’est seulement à ce moment là que tu pourras t’engager à fond et rejeter

l’inacceptable de la misère. Ça passe par des choses pratiques : l’apprentissage de

la langue, la culture, l’étude, tout ce qui est connaissance, durée, aussi dans ce que

je suis, ce qu’est le Mouvement.

Se faire proche, c’est aller jusqu’à reconnaître le plus pauvre des êtres humains

comme frère, puisqu’il est homme comme moi. Et puisqu’il est mon frère, je ne puis

supporter comme si elle était mienne cette misère qui l’atteint.

Des actions pilotes

La présence, c’est quelque chose de très important, mais on a aussi toujours cherché

à faire, à agir pour montrer que l’objectif que l’on a de ne pas accepter que les

hommes soient abîmés par la vie, c’est vraiment possible, qu’il y a des manières de

faire qui permettent à ces gens là de se retrouver hommes parmi d’autres hommes.

C’est pour ça qu’on essaye de se faire proche des gens : pour qu’ils soient hommes

parmi les autres hommes. Ce n’est pas, pour nous, rester avec eux, trouver notre

compte avec eux ; c’est pour que eux, retrouvent vraiment leur place parmi les

autres.

La proximité du plus pauvre, c’est aussi une recherche de ce qui est possible de faire

ensemble avec les plus pauvres pour que ces hommes et femmes trouvent leur place

dans la communauté humaine. Cette recherche n’a pas pour but qu’ATD Quart

Monde institutionnalise de nouvelles pratiques, elle a pour but que la société se

saisisse de ses résultats et qu’elle s’en serve pour modifier ses structures afin qu’il

n’y ait plus d’assistés ; que tous soient citoyens participant à la construction de la

société chacun avec ses qualités et ses défauts.

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Avec d’autres, première raison

C’est sûr que au camp pénal, cela ne se fait pas sans beaucoup de confrontations

avec les coéquipiers, avec les pauvres eux-mêmes. Ce n’est pas quelque chose que tu

peux réussir tout seul, tu as vraiment besoin de tout le monde pour être proche les

uns des autres. Soi-même, on doit lutter contre nos propres limites. Tu ne peux pas te

faire proche de quelqu’un qui refuse ça, il faut aussi que la personne que tu cherches

à approcher soit d’accord et pour ça tu as besoin de tout le monde.

Le volontaire a besoin de soutien pour lui-même, il a une équipe de co-volontaires, il

est en lien avec les différents secrétariats du Mouvement international. Il y a aussi les

amis du pays qui peuvent lui expliquer certains aspects de la culture, le conseiller et

l’aider. Le volontaire a aussi besoin des autres pour approcher les très pauvres : des

amis, des professionnels qui seront des interprètes non seulement pour la langue mais

aussi pour dire dans leur culture ce que le volontaire veut être parmi les pauvres. Il ne

peut répondre à toutes les demandes et son action sera souvent de recréer des liens.

Se faire proche des plus pauvres implique donc des relations avec d’autres personnes

que celles que l’on veut approcher. On peut être tenté de négliger cet aspect de

l’action tant il peut l’alourdir, mais l’investissement dans ces relations est nécessaire

voire incontournable pour atteindre l’objectif de s’approcher des plus pauvres.

Une proximité physique qui ouvre une co-naissance

Dans le volontariat ATD Quart Monde, il y a beaucoup de gens qui n’ont pas été

proches physiquement avec la population la plus pauvre, mais qui ont un choix de

vie qui fait que dans leur engagement, ils sont proches. (…)Pour moi, la proximité

physique est quelque chose d’important. Je pourrais difficilement être proche de

quelqu’un que je ne connais pas sans être proche physiquement. J’ai eu une mission

au sommier (centre d’archives) pendant plusieurs années, mais après des missions

au cœur de la population. Je pense que j’aurais eu beaucoup de mal à faire

l’inverse. J’ai besoin de sentir, j’ai besoin de voir, j’ai besoin de toucher pour

comprendre, connaître. C’est une question de personne. (…)Mener un projet, une

action concrète avec quelqu’un, c’est vraiment un moyen de connaître. Je suis bien

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d’accord avec le Mouvement que pour être proche de quelqu’un, il faut le connaître.

Donc tout ce que chacun fait nous entraîne à connaître, cela nous rend proches.

Être proche de quelqu’un nécessite t-il une proximité physique ? On peut connaître

une personne par des intermédiaires : écrits, médias, personne tierce mais ce ne sera

que certains aspects de la personne. Comment être proche d’une personne dans sa

globalité sans la côtoyer, sans inter subjectivité ?

Il y a connaître comment ça fonctionne et connaître une personne, renaître avec, on

est impliqué. Il y a un savoir qui ne nous modifie pas spécialement, et la

connaissance qui va te modifier. Lorsque tu dis connaître pour se faire proche, je

pense que tu parles plus de savoir et après il y a la connaissance qui nous modifie,

on a avancé ensemble.

Au-delà du savoir « utile » qui est enseigné, se faire véritablement proche, c’est

accepter de faire un bout de chemin ensemble, en parité avec l’autre : apprendre de

lui si je veux lui enseigner quelque chose, accepter que sa vie me change si je veux

changer la sienne.

C’est sûr qu’il y a toujours la liberté des autres, et le Père Joseph disait lorsqu’on

aura vaincu la misère les gens nous mettrons dehors. Pourquoi ? Quand tu as vu ce

que la misère peut faire dans un être humain, tu ne peux que dire : ce n’est pas juste

et ce n’est pas acceptable donc pour moi. Si on se fait proche des plus pauvres c’est

pour éviter cela. Si on se fait proche des plus pauvres, c’est parce que leur

caractéristique c’est d’être des gens rejetés, exclus, abandonnés. Ce n’est pas eux

qui vont faire le premier pas, donc il faut bien que ce soit nous. Et c’est élémentaire

par rapport aux plus pauvres tant qu’ils seront des gens exclus alors il faut les

rejoindre là où ils sont.

Le volontaire ATD Quart Monde se fait proche des plus pauvres pour signifier son

refus de l’exclusion. Dans notre société occidentale qui tend à se propager dans le

monde, les pauvres sont exclus. Une des premières actions contre l’extrême pauvreté

sera donc de les rejoindre et de recréer des liens autour des pauvres, leur permettre de

redevenir pleinement participant à cette société et non, seulement assistés.

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Le pourquoi, c’est bien pour que l’homme le plus pauvre retrouve sa place comme

homme parmi les autres hommes. A ce moment là c’est toi qui vas payer de ta

personne parce que pour arriver à cela, il faut beaucoup de transformation de la

société, du plus pauvre et aussi de soi-même.

C’est une renaissance et une co-naissance qui permet à chacun d’être homme parmi

les hommes.

Jusqu’où ?

Cette transformation de soi-même, ce n’est pas le Mouvement qui va te l’imposer. Le

Mouvement te laisse complètement libre de t’engager de plus en plus vis à vis du

plus pauvre. C’est toi même qui te mets des balises à ce que tu trouves inacceptable

ou pas dans ce qui advient de personnes exclues. Je crois que chaque fois qu’on

arrive à donner la priorité dans les petites choses comme dans les grandes au plus

pauvre, on se fait de plus en plus proche. C’est toi même qui te mets tes limites et qui

décide. (…) on arrivera à détruire la misère si chacun va jusqu’au bout. Puisque la

misère est le résultat des compromissions qu’on a tous les uns et les autres par

rapport aux autres hommes. Jusqu’où ? Pour moi c’est la question la plus

importante. C’est toi seul qui décides : toi face à la souffrance de l’exclu.

Marie-Ange nous dit que la misère est le résultat des compromissions de chacun.

L’éradication de la misère engage donc une transformation de la relation de chacun

et de l’ensemble de la communauté humaine avec le plus pauvre en lui donnant la

priorité. Une utopie qui se bâtit dans la liberté de chacun face à l’injustice de la

souffrance de l’autre. Ici, l’utopie n’est pas un rêve irréalisable, mais un chemin vers

un idéal où chaque pas est une victoire dans la lutte contre la misère.

La misère sera détruite que si chacun va jusqu’au bout de ses limites. Que tu sois un

verre de cinq centilitres ou de vingt centilitres, l’important n’est pas la quantité mais

que tu sois rempli complètement et te libérer jusqu’au bout et ça c’est la même chose

pour tout le monde. (…)Si on va chacun au bout de ses limites c’est là qu’on donne

priorité à l’homme et si on donne priorité à l’homme sur la priorité à vouloir

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quelque chose, pouvoir quelque chose ou faire quelque chose, si on arrive vraiment

à donner la priorité à ce qui est l’humain, on sera chacun de plus en plus des

hommes et on en laissera pas d’autres sur le côté.

Tout être humain est interpellé parce qu’il est être humain en face du plus pauvre qui

est un être humain. S’échapper en disant : « Je n’y peux rien », c’est refuser cette

interpellation qui s’adresse à chacun quelques soient ses capacités et renoncer à

devenir pleinement un être humain. A travers la priorité au plus pauvre, c’est la

priorité à l’homme et à son essence que l’on vise. Le singulier de l’homme le plus

pauvre nous interpelle dans notre vision de l’homme universel et il interpelle donc

personnellement chaque être humain.

Toi qui as été marqué par ton expérience en Afrique, tu vois bien que développer le

bien-être de la personne ne dépend pas de l’argent, de la technique, c’est autre

chose. Le Mouvement a mis en place toute une réflexion par rapport à qui étaient les

plus pauvres, la reconnaissance, ce que faisait l’exclusion dans la personne, la

question de la dignité, de l’honneur, de la honte.

Au-delà de l’aspect matériel de l’être humain et de son environnement, cette

interpellation s’adresse à qui est l’homme, quelle est sa place dans la communauté

humaine et quelle est sa place dans l’univers.

Je trouve que le Père Joseph a été très loin dans ce qu’il a voulu mettre en place

pour rejoindre les plus pauvres. Il y avait bien des gens qui étaient décidés à faire du

plus pauvre la priorité et pas autour d’une idéologie, et c’est pour cela qu’il a

appelé des gens de tous bords, qu’il a fait un mouvement multiconfessionnel et pas

une congrégation religieuse alors qu’il était prêtre.

Toute personne humaine, quelques soient sa position sociale et sa foi ou croyance est

sensible à la misère et l’exclusion. La démarche d’aller vers le plus pauvre entraîne

de rejoindre l’autre quel qu’il soit et de construire avec lui. Plus qu’une tolérance où

chacun est hermétiquement clos sur sa foi, c’est l’acceptation de cheminer ensemble,

d’apprendre et de se laisser transformer par l’autre, cela sans perdre ses racines et sa

personnalité.

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Avec d’autres : deuxième raison

On a besoin des autres pour rejoindre les plus pauvres et les plus pauvres ont besoin

de tout le monde. A toi tout seul, tu n’es pas une réponse à la misère de quelqu’un.

Nous avons besoin des autres pour nous aider à se faire proche des très pauvres mais

aussi parce qu’une réponse à l’exclusion et à la misère est de permettre aux très

pauvres de créer des liens avec d’autres.

Le comment, c’est bien avec d’autres mais comment se faire proche ensemble, ça,

c’est vraiment la question difficile.

Des communautés intermédiaires

Le Père Joseph disait que les plus pauvres étaient facteur d’unité mais il était très

conscient qu’il fallait des communautés intermédiaires.(…) Donc la communauté du

volontariat, entre autre, où tout homme de bonne volonté est appelé à rejoindre le

plus pauvre, devait incarner une société où le plus pauvre trouve sa place pour

montrer au plus pauvre et à la société que c’est possible . Mais aujourd’hui, est-ce

que la communauté du volontariat c’est ça ? Comment on est une communauté

déjà ? C’est des hommes qui choisissent ensemble un idéal et qui essayent de le

vivre. L’idéal, la raison d’être elle y est mais après dans l’être du volontariat ? Se

rendre proche pour soi-même, c’est une chose mais est-ce qu’on est capable de vivre

de plus en plus cette communauté qui n’est pas la société et qui n’est pas le Quart

Monde, où le plus pauvre a sa place ?

Pour le volontariat ou les communautés intermédiaires dont parle le Père Joseph les

actions pilotes introduisent à l’expérimentation d’une société pilote où l’on montre

que l’on peut vivre ensemble la priorité au plus pauvre.

Pour moi, se faire proche des plus pauvres et bâtir cette communauté, c’est

franchement difficile. Et ce n’est qu’une étape pour que l’ensemble des hommes

intègre le plus pauvre. Donc on n’est pas près d’être proche des plus pauvres, on est

sur un chemin.

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ATD Quart Monde est un projet de société dont le volontariat est à la fois le

chercheur et le sujet expérimenté dans sa relation avec les plus pauvres. C’est une

recherche dont on communique déjà des résultats mais elle n’est pas terminée.

Si on veut être témoin que le plus pauvre est vraiment un chemin pour une société

sans exclusion, il y a du chemin à faire. Bâtir la communauté du volontariat : ce

n’est pas habiter ensemble et tout ça mais tenir compte des uns et des autres, ne

serait-ce que dans l’objectif de rencontrer le plus pauvre et de lui donner la paix en

plus.

On sait bien qu’au quotidien c’est difficile. Par exemple on sait qu’il faut écrire au

quotidien, est-ce qu’on écrit au quotidien ? C’est une écriture qui dit qui on a été

aujourd’hui dans la recherche du plus pauvre. Le partager à l’ensemble du

volontariat, apprendre une langue parce qu’on sait que cela rend proche. Tout ça on

le sait bien, ce n’est pas pour ça qu’on le fait. Dans les choix, les missions que le

Mouvement nous demande de faire, on sait bien là où on avance, là où on se donne

des sécurités. Donc se faire proche pour soi-même, on voit bien le chemin même si

les étapes ne sont pas faciles. Mais après, le faire ensemble parce qu’on sait que

seul, on est pas une solution, ça reste un peu compliqué. Si tu es dans le Mouvement,

c’est quand même cette approche qui nous est proposée, à laquelle on croit. C’est ce

que je comprends : que les plus pauvres aient leur place. C’est l’approche que

propose le Père Joseph et le Mouvement à nous qui sommes volontaires (pas alliés,

militants ou les plus pauvres). Je crois que c’est cette notion d’aller jusqu’au bout

qui rassemble tout le monde et qui permet que le plus pauvre ait sa place et que le

jusqu’au bout pour tout le monde c’est l’humanité des plus pauvres.

Une société bâtie sur les Droits de l’Homme

Au fond de moi-même, je rejette cette histoire que l’on sera toujours des étrangers, si

c’est seulement je ne serai jamais ivoirienne, je ne serais jamais noire et je ne serai

jamais une personne du Quart Monde, ça d’accord. Mais en tant qu’homme on est

pas des étrangers, on est des frères. On est de la même humanité, le Père Joseph l’a

bien explicité dans un autre domaine qui est les Droits de l’Homme. Tout homme est

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un homme, quelque soit la déchéance dans laquelle il est, il est quand même un

homme. Ça c’est pas chrétien, c’est universel.

Un projet de société bâtie à partir des Droits de l’Homme est une société dont ses

membres sont des êtres humains égaux en dignité et en droits et non pas des

individus nommés par leur condition : prisonnier, chômeur, sans domicile fixe,

analphabète, handicapé…

2,2 - Honorine Elle était notre voisine en Côte d’Ivoire, elle est devenue plus tard volontaire. Je l’ai

interviewée en tant ivoirienne habitante du quartier où l’équipe de volontaires ATD

Quart Monde est venue habiter. C’est pour moi l’occasion unique d’avoir le ressenti

d’un habitant des quartiers où les volontaires ATD Quart Monde vont habiter.

Vulnérabilité

Pourquoi une blanche vient habiter ici ? Mon petit frère vendait des journaux à la

poste du quartier, elle lui en a acheté et prêté un livre. Je demande à mon petit frère

qu’est-ce qu’elle vient faire ici. Il me dit qu’elle ne lui a rien dit. Je lui dit : « Bon,

on va aller la visiter ».

En Afrique comme ailleurs, le premier objectif des volontaires ATD Quart Monde

est de se faire voisin des gens qui habitent déjà là. Devenir leur voisin, c’est renoncer

à nos sécurités, abandonner nos protections pour susciter une vraie rencontre d’être

humain à être humain.

J’arrive chez elle, elle ne m’explique rien : ce sont des habitants comme tout le

monde. Ce qui m’a fait un peu peur, c’est qu’ils viennent dans ce quartier qui est

quand même réputé pour avoir des voleurs et ça , ça me préoccupait beaucoup parce

que quand tu es Blanc, tu as de l’argent, tu as tout. (…) Je cherchais à être plus

proche d’eux pour comprendre pourquoi ils ont choisi d’être là. (…)Les habitants du

quartier disaient : Ce sont des Blancs pauvres, mais moi, ça m’a provoquée à les

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connaître plus en profondeur pour mieux comprendre. Et d’abord comprendre ce

qu’ils vont faire ici.

Honorine a peur pour les volontaires. Elle s’approche d’eux à cause de leur

vulnérabilité. Se faire proche, c’est aussi provoquer la rencontre avec nos questions,

avec nos besoins. On pourrait même dire que dans un premier temps et dans certains

lieux comme en Afrique, être étranger est un moyen de se faire proche tant la culture

d’accueil de l’étranger est forte.

Susciter des engagements

Alors quand il m’ont dit qu’ils allaient là-bas à Gbintou, je me suis dit : « Ouh,

déjà, ils sont dans un quartier qui n’a pas un bon nom encore là-bas, c’est pas

possible ». Alors j’ai dit : « est-ce que je peux venir ? ». J’arrive dans ce quartier où

je n’ai jamais mis les pieds, je suis à quinze minutes de marche et je connais rien de

ce quartier et c’est eux qui me font découvrir ça. Peut-être je pourrais avoir une

relation avec une famille là-bas. Alors pourquoi ne pas continuer à venir avec eux.

Vu les enfants que j’ai trouvés là, pleins de plaies infectées. Il faudrait que j’apporte

moi-même quelque chose à ces enfants.

Comme un camp de base au pied de la montagne, le volontariat ATD Quart Monde

habite dans des quartiers populaires pour aller ensuite vers les quartiers plus pauvres.

Dans ces quartiers populaires, des hommes et des femmes sont provoqués par notre

projet un peu fou et décident de nous accompagner et d’être nos guides. Étrangers

eux-mêmes à cette population plus pauvre qu’eux, ils sont provoqués par notre

démarche, nous qui venons d’un autre monde. Ce jeu du paradoxe proche-étranger

suscite des engagements.

Avec d’autres

Les parents disaient : « Ah, ce sont ceux qui viennent jouer avec les enfants ! » et je

disais : « moi aussi je veux jouer avec les enfants » puis ils ont dit : « Ce sont les

amis des enfants ». On voyait qu’il y avait quand même des méfiances, ce n’était pas

encore la porte ouverte. Il y en a d’autres qui disaient carrément : « ils viennent

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pour évangéliser nos enfants ». (…)Peut-être au fil du temps avec moi, avec

Léandre, ces amis qui venaient, cela donnait plus d’explications.

(…)Les gens nous demandaient : « qu’est-ce que vous faites au juste ? ».

Les amis des quartiers environnants permettent d’établir petit à petit une confiance,

de combler cette énorme distance entre des parents africains très pauvres et de

« riches » blancs qui viennent de l’autre côté du monde. Les parents n’auraient

jamais osé poser directement une question aux volontaires, même si ceux-ci avaient

parfaitement connu leur langue. Ne pouvant atteindre directement les plus pauvres,

les volontaires recrutent des amis plus aptes à percevoir leur démarche pour rejoindre

ensemble les plus pauvres.

Entre activisme et passivité

Nous avons choisi ce quartier car il y a beaucoup d’enfants qui ne vont pas à l’école

et il faudrait qu’on fasse que les parents aient l’envie d’amener leurs enfants à

l’école. A travers nos actions, ils comprendront que l’enfant est capable de réussir à

l’école.

Il ne s’agit pas de donner les moyens aux parents pour qu’ils envoient leurs enfants à

l’école, mais de les motiver, qu’ils voient que cela est possible, que l’école est pour

eux et que leurs enfants peuvent réussir.

Avec le temps, ça portait du fruit dans le quartier. Dans la famille d’Aïcha, à un

moment donné son papa n’a pas scolarisés deux de ses filles. Après nos actions, il

est revenu en arrière pour scolariser celle qui avait encore l’âge. Aujourd’hui, ça

fait sa fierté parce qu’elle n’a pas redoublé sa classe, elle a toujours été la première.

Pour moi, c’est ce petit geste, que le papa ait pu revenir en arrière et que ses enfants

aient été acceptés à l’école, c’est quelque chose de concret. Et maintenant la famille

d’Aïcha est avec nous dans toutes les actions, même si ce n’était pas toujours

physiquement. C’était des personnes ressources dans le quartier.

La posture et l’action des volontaires permettent aux personnes pauvres elles-mêmes

de s’engager et de ne pas être seulement des bénéficiaires. L’engagement des plus

pauvres est la condition pour que l’action soit durable.

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Du contrat au don

Question : Comment comprennent-ils notre venue : comme des travailleurs sociaux

ou à cause d’un engagement de vie ?

Honorine : Pour eux c’est un travail. On fait du social.

Question : Les gens venaient beaucoup nous visiter. Ils disaient : « Si on vient vous

voir, c’est notre façon de vous remercier ». Là, ça montre que ce n’est pas un travail

puisqu’un travailleur est déjà rémunéré.

Honorine : C’est leur façon de dire merci. Peut-être allaient- ils souffrir et ils

n’arriveraient jamais à faire les démarches que vous avez faites. Quand la démarche

est dure et qu’ils ont réussi avec une personne, cette personne n’est pas n’importe

qui, cela devient quelqu’un de très proche.

Question : Quelle démarche ?

Par exemple pour une analyse médicale, il devait se présenter à l’hôpital où il n’a

jamais été reçu et que tu l’accompagnes. Ou il a une maladie et il ne sait pas trop, tu

lui as expliqué pour se faire soigner. Même si tu n’es pas allé avec lui, mais d’avoir

des explications sur de quoi il souffre, tu lui as sauvé la vie. C’est très fort chez eux

et ce n’est pas parce que vous êtes des Blancs, mais toute personne qui va faire du

bien est considérée comme un parent….Même quelque chose à laquelle il tient

beaucoup, il va te l’offrir. Il ne va pas t’expliquer mais il dit : « Je voudrais vraiment

que tu aies ça ». Tu es dans sa vie. Dans le quartier on me demande encore : « Où

sont tes sœurs ? ». Cela aurait été seulement des voisins à travailler et venir habiter

dans notre quartier, ils ne m’auraient pas demandé de nouvelles, mais ils ont vu

qu’on était très liés.

Honorine nous montre dans cet extrait comment le volontaire passe du statut

d’étranger avec un contrat de travail social à celui de membre de la « famille » qui

soutient. A ce moment-là, il y a échange de don qui signifie une parité. Le soutien

que le volontaire apporte est vu comme un don auquel on répond par un contre-don

qui est celui de la visite. La disparité apparente des dons n’est pas importante car le

but est de signifier son remerciement et par là que l’aide apportée est précieuse. En

fait ce contre don est très précieux pour l’équipe car cela lui permet d’entrer dans le

réseau de relations du quartier. Et donc de passer du statut de travailleur social à

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celui de membre de cette communauté des habitants du quartier qui entretiennent un

lien entre eux en se visitant régulièrement.

2,3 - NiekRencontrer un homme ou résoudre un problème ?

Généralement ceux qui s’approchent des plus pauvres le font pour répondre à leurs

problèmes. Ils sont souvent déçus car leur aide n’est pas employée comme ils

l’espéraient. J’ai rencontré les premières familles très pauvres surtout par curiosité

parce que je ne pouvais pas comprendre que l’on passe complètement à côté de ces

gens qui sont nos voisins. Puis j’ai continué à les rencontrer car j’étais attiré par

leur chaleur humaine, par le sourire des enfants et la fierté des parents.

Certaines personnes vont rencontrer les plus pauvres dans leur besoin et nécessité et

d’autres les rencontrent comme des êtres humains qui ont une richesse à partager.

Dans le premier cas, on essaye de résoudre le problème, il n’y a pas vraiment de

relation humaine car elle est réduite au nécessaire ; et les pauvres accueillent l’aide et

non la personne qui se fait proche seulement par l’aide qu’elle apporte. Dans le

deuxième cas, la personne humaine est au premier plan et cela provoque une

rencontre mutuelle. Cette rencontre ouvre une reconnaissance qui procure du plaisir.

Alors il peut y avoir un échange réciproque.

Il faut avoir une relation libre pour découvrir cette chaleur et pouvoir la montrer. Je

n’ai pas senti d’autres devoirs que celui d’être leur ami. On ne peut pas bâtir une

relation, un projet sans connaissance. Cela prend beaucoup de temps pour se faire

accepter et les comprendre, découvrir en eux le feu sous la cendre.

S’approcher de l’autre ne peut se faire que dans la reconnaissance d’une parité qui ne

s’établit qu’avec le désir de connaître l’autre dans la réciprocité. Il faut prendre le

temps de l’accord et de la découverte mutuelle.

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Prendre le temps

A X, j’avais une chambre qui donnait sur un terrain vague, un ancien terrain de

SNCF avec encore quelques wagons qui étaient laissés et une caravane ou deux, je

n’avais aucune raison de m’intéresser à ce qui se passait là, mais je voyais bien des

gens qui entraient et sortaient de là, des gens pas du tout bien habillés. Petit à petit

je découvrais, le samedi après-midi, je n’avais rien à faire, et je me mettais là. On

sait bien quand les gens vont entrer ou sortir, petit à petit, je fais connaissance avec

trois ou quatre gars. Je découvre qu’ils vivent dans un ancien wagon. J’en parle ici

(ATD Quart Monde) et Gérard me dit qu’il a habité là et qu’il connaît untel et untel.

Il y avait Didier, bien des fois, j’ai bu un café ou un verre de rouge avec lui mais je

ne me suis pas senti l’obligation de chercher un logement pour lui. Après il a eu des

problèmes, le sida, il n’avait pas de papier pour aller à l’hôpital. Je lui dis si on y va

ensemble même s’ils refusent, tu ne seras pas tout seul.

Niek prend le temps de se faire proche par de simples moyens humains comme ceux

de voisin, chercher la rencontre sans l’imposer, plus tard, prendre un verre ensemble.

Il utilise les relations de son réseau. Il accompagne non pas comme un professionnel

mais comme un compagnon, un ami.

Ça prend du temps de vraiment se faire accepter parce qu’ils ont beaucoup de

réserve : qui est-tu, qu’est-ce que tu veux ? Le nombre de fois où l’on trouve la porte

fermée, où on n’arrive pas à comprendre. Parce que tu peux être quelqu’un qui vient

juste comme cela, au début au moins.

Le 23 mai 1995, j’écrivais au secrétariat du volontariat ATD Quart Monde : En

Afrique, la population nous enseigne la convivialité. La fraternité se fait plus par le

temps passé ensemble que par ce que l’on dit. On ne peut transmettre un message

important par lettre ou téléphone. Avec nos moyens modernes, on peut savoir tout

d’une vie, d’une civilisation en quelques minutes, mais est-ce cela connaître ? Je ne

sais pas si ce qu'à dit Niek par rapport à l’Afrique ou à d’autres continents, car il a

fait beaucoup d’allers-retours dans ses différents récits. Cela montre que pour tous,

quelque soit la culture, il faut un temps d’apprivoisement, c'est-à-dire respecter les

temps et les distances suivant les degrés de familiarité ( cf. Hall cité ci-dessus p.26).

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Établir la confiance

C’est les assistants sociaux qui veulent prendre les enfants, le rendez-vous est à 15h.

Une heure avant tu as l’enfant qui vient te voir et qui te dis : « c’est papa qui te

donne la plante » et puis il reste là. Alors tu lui dis : « qu’est-ce tu veux encore ? ».

« C’est papa qui veux que tu viennes ». « Bon je viendrais ». « Non tout de suite ».

Alors avant que l’enfant ait pu dire tout cela, il y a une demi-heure de passée. Je

rentre, le papa me dit : « Il y a l’assistant social, le psychologue de l’école qui vont

venir parce qu’il veulent retirer X de notre famille ». Je lui demande : « Pourquoi tu

m’invites ? » - « Parce que je ne peux pas mémoriser tout ce qu’ils vont dire, je ne

peux pas réfléchir parce que je n’ai que la colère en moi. Toi tu es là, tu écoutes et

après tu m’expliques ». Il ne m’a pas demandé de défendre quoi que ce soit ou de

prendre la parole.

Cette rencontre sans jugement permet la confiance. Il peut alors y avoir des

confidences et une demande d’aide sans honte.

(… ) « Qu’est-ce que vous faite, vous nous enregistrez ? ». « Oui je voudrais mieux

comprendre et après je peux réécouter ». L’assistante sociale entre en colère : « tu

n’as pas confiance en nous ». Ils ont pris cela comme une claque dans la figure,

mais moi je comprenais très bien, il n’avait rien fait de mal. Quelqu’un d’autre

aurait demandé mais lui n’aurait jamais pu le faire. Combien d’entretiens comme

cela où des assistants sociaux avec seulement trois ou quatre ans de formation

doivent prendre de grandes décisions sans vraiment comprendre quoi que ce soit et

qui ont jamais en fait senti cette chaleur qu’il y a dans ces familles.

L’autorité et la disparité trop grande ne permettent pas beaucoup d’explication.

L’assistante sociale n’a pas cherché à comprendre dans le cas cité ici, elle a plutôt

considéré que la confiance ou son autorité (?) était mise en jeu.

A la recherche de « braises »

Moudy et sa famille vivaient dans une maison où c’était invivable en temps de pluie,

aussi il ne pouvait pas t’inviter chez lui parce qu’il n’y a pas de lit, les murs

s’écroulaient. Moudy, pour se faire respecter, il n’avait que son corps qu’il pouvait

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gonfler pour être impressionnant. Puis Moudy qui commence à chanter et qui perd

son visage dur parce qu’il a trouvé une confiance avec des gens avec qui il pouvait

être lui-même et sans condition préalable tel que dans son cas : devoir mieux

s’exprimer. Ils ont en eux une braise et on sait que si on alimente ça va péter. Il y a

une formation : ils ont une compréhension de la misère mais ils doivent apprendre à

aller vers l’autre et pas s’en sortir seul en oubliant le passé. Il y a une force dans

nos amis : en leur proposant un projet : une bibliothèque de rue, ils se dépassent

complètement. Les plus pauvres changent, Moudy, il change lui-même, c’est lui qui

commence à chanter, c’est pas nous qui lui avons appris à chanter. Le mettre dans

une condition où il était pris au sérieux, ça a changé son comportement.

Nous ne sommes pas dans une dynamique d’enseignement, mais de mise en lumière

des valeurs humaines cachées par la misère. Ils ont un savoir, une pensée et on les

invite à aller vers les autres à travers une action culturelle qui les libère de

l’enfermement et de la honte.

Après un ou deux ans, il n’est pas du tout incapable de se mettre propre, il se met

debout, il se fait respecter, il parle. Il y a des gens qui ne trouvent pas cette main ou

qui n’ont pas eu de famille parce que leurs parents étaient complètement débordés

ou en survie. Qu’est-ce que tu peux donner à ton enfant lorsque tu n’as pas reçu toi-

même ? D’avoir vécu un mépris dans ta jeunesse, ça te fonde pour toute ta vie, ça

reste une blessure profonde. Ça influence la confiance que tu peux avoir avec les

gens autour de toi.

Moudy a retrouvé confiance en lui-même et plus seulement en ses muscles parce que

d’autres lui ont fait confiance. Ils l’ont confirmé dans sa valeur d’homme et il n’a

plus besoin de la défendre par la force.

Des médiateurs

Ce qui est complètement différent avec les autres associations qui ont leur voiture,

des chaussures pointues : ils friment mais il ne trouvent plus les gens. Il y a aucune

association qui emploie des gens avec aussi peu d’instruction.

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Adhérer et travailler pour ATD Quart Monde n’a pas pour but une promotion sociale,

mais de permettre à tous de participer à la lutte contre la misère autour des plus

pauvres.

On m’a demandé : « Qui est votre groupe cible ? » J’ai répondu : « Mais c’est la

société. » Alors, ils ont dit : « vous êtes fous ! ». On dépasse complètement les

logiques des gens car tout est défini par rapport à une maladie ou une déviance.

Quelque chose qui ne va pas et tu verras sur le terrain dix intervenants : le père est

alcoolique, la mère ne sait pas faire le budget, l’enfant ne va pas à l’école, l’autre

est dyslexique… En plus, les intervenants ne travaillent pas bien ensemble.

Se faire proche des plus pauvres a pour but de recréer des liens, de permettre à une

population exclue de retrouver une place dans la société ; et non de soigner ou

résoudre des problèmes. Il ne s’agit pas de sortir les très pauvres de leur milieu mais

de permettre à la société de les trouver comme faisant partie d’elle-même. Alors

ensemble, les très pauvres et ceux qui les ont rejoints peuvent devenir des médiateurs

entre la société et la population la plus exclue.

Un défi et une passion

Le volontariat c’est un projet : est-ce qu’on peut imaginer de vivre autrement avec

les gens de la misère ? Père Joseph était passionné. Comme les passionnés de

montagne par exemple qui poussent les conditions de survie, nous, on continue à

avoir l’espoir, on continue à se battre pour les enfants. Parfois à contre cœur parce

que c’est pas évident d’aller dans une famille où ça pue, où les chiens te sautent

dessus…c’est un défi comme de monter sur une grande montagne, pas seulement se

dépasser soi-même mais avec un sacré objectif que derrière ces apparences il y a

une vraie vie : l’amour, la peur, la déception.

Le volontariat ATD Quart Monde se fait proche des plus pauvres de la société pour

trouver et montrer leur commune humanité à l’ensemble des humains. C’est un défi

et une passion face à l’exclusion des très pauvres.

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Changer de regard

Est-ce qu’on se laisse dériver dans notre rôle : être proche des plus pauvres sans

mettre de conditions à la relation ou est-ce qu’on devient aussi des gens qui disent :

« si vous ne faite pas ça et ça, moi je ne pourrai pas être ami avec vous parce que

franchement ça dégoûte » ou : « ça fait cinq ans que je suis avec vous et il n’ y a rien

de changé » ?. Est-ce qu’il peut y avoir un courant de pardon de la part de citoyens

qui eux-mêmes n’ont pas le même vécu mais qui ont fait l’analyse que ce que vivent

les familles très pauvres, ce n’est pas un choix de vie mais c’est une conséquence de

l’organisation de nos sociétés depuis des siècles avec les gens à l’abandon ?

L’approche du volontaire se fait avec une considération positive inconditionnelle, un

des outils de l’écoute rogérienne : « Il l’apprécie dans sa totalité plutôt que de façon

conditionnelle… Il s’agit d’un sentiment positif qui s’extériorise sans réserves ni

jugements ». (Rogers, 1985, p. 49) Niek nous propose de changer notre regard sur le

pauvre : ne plus le regarder comme coupable mais comme victime. Ce changement

de regard nous fait changer notre relation avec le pauvre : nous passons de la critique

extérieure à l’engagement, au coude à coude dans la lutte contre la misère.

Durer

Est-ce qu’il faut toujours en temps que volontaire, se justifier d’avoir des relations

avec des gens de la misère qui sont des relations d’amitiés ? Je connais beaucoup de

volontaires qui connaissent des gens depuis longtemps et qui ont toujours l’espoir

qu’un jour la vie soit meilleure et qui continuent à visiter, à être proche, même si le

papa est saoul. On ne laisse en aucun cas tomber parce que derrière il n’ y a que des

mesures (prises suite à un jugement).

Le volontaire ATD Quart Monde n’a pas d’obligation de résultat comme le

professionnel. Il accompagne la personne dans le temps, la rassure dans la mesure de

ses possibilités, met en valeur ces qualités. C’est un engagement entre deux

personnes et non un contrat à durée limitée qui est rompu si l’objectif défini n’est pas

atteint. Cet engagement est très difficile, voir impossible à tenir seul, c’est pourquoi

il est fait au sein d’un Mouvement qui pourra assurer la continuité.

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Quand la faiblesse devient une valeur

Les gens se sont battus pour ne pas être pauvres. Ils n’ont pas envie de se rappeler

leurs faiblesses. Est-ce qu’on est assez fort pour aller vers les pauvres ?. Ce qui est

négatif comme la faiblesse, devient le point de force. C’est la sublimation alors que

les autres cachent leurs faiblesses. Arriver à voir la personne avec tout ce qu’elle

est : ses forces, son génie, mais aussi ses faiblesse et que ça ne diminue en rien sa

dignité fondamentale.

Cet engagement impossible à tenir seul est fait envers une personne dans sa globalité

et non par rapport à ses seules qualités. Il est basé sur un fondement de l’humanité

qui dit que tout homme a une dignité fondamentale. Il repose sur l’expérience que

l’humanité se construit aussi à partir de la faiblesse de ses membres.

2,4 - Jean Jean était le doyen des volontaires. Il est décédé le 4 mars 2008. Le 21 décembre

2007, voyant que j'interviewe Niek, il me dit : « Moi aussi j’ai des choses à dire ».

Revisiter son savoir avec eux

Pour les connaître, il ne faut pas de préjugés, mais partir de l’expérience. Il ne

s’agit pas d’observer avec une grille de signes, de critères. Connaître, c’est être là

sans présupposé, proche physiquement et enregistrer, noter les paroles quelles

qu’elles soient. On arrive les mains nues. Être soi-même, avec de la prudence.

Nous retrouvons là notre paradoxe « proche-étranger » : proche physiquement pour

pouvoir noter et enregistrer. Étranger pour être comme une page blanche et faire

abstraction de ses préjugés. Dans un premier temps, être sans critère pour tout

recevoir, naïvement mais avec suffisamment de recul pour ne pas entrer en fusion.

En 1967, un bon animateur de son quartier avec une bonne expérience des jeunes

mais d’un certain milieu est envoyé avec les jeunes de Noisy. Il ne les connaît pas,

mais il a une attitude trop sûre, pour lui c’est déjà joué. Les jeunes de Noisy ont cru

qu’il avait main basse sur eux. Ils ont attendu une semaine : on t’écoute et tu vas

voir. Un soir, ils foutent la pagaille dans sa caravane puis ils partent sans rien dire.

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112

Une heure après, ils reviennent et recommencent cela trois fois puis ils finissent en

se couchant tous dans la caravane. L’animateur serait arrivé avec une attitude plus

prudente et discrète, cela ne serait pas arrivé.

Être là sans préjugés. Il y a une constante, c’est que les plus pauvres ne vivent pas

comme les autres. Il faut beaucoup de temps pour découvrir les plus pauvres qui

s’enferment et qui vivent dans la solitude là où apparemment il n’y en a pas.

Étranger et naïf, il faut du temps pour comprendre et connaître qui sont les personnes

approchées. C’est un temps d’attitude passive où l’on est en disposition d’accueil,

sans décision et encore moins d’action.

On risque d’emmener avec soi son expérience, alors qu’il faut faire peau neuve pour

aller dans une autre population. Il croit qu’il sait et il n’attend pas suffisamment

longtemps pour s’apercevoir que ce n’est pas pareil. On ne prend pas le temps de

laisser entrer en soi la population.

Le volontaire est ‘étranger’ aussi à lui-même comme nous provoque le titre d’un

livre de P. Ricoeur 'Soi même comme un autre' . Le volontaire prend de la distance

avec lui-même en mettant entre parenthèses son savoir car C’est à l’autre que je

veux être fidèle. A cette fidélité, Gabriel Marcel donne le beau nom de disponibilité

(Ricoeur, 1990, p.311). Peretti écrit: Il maîtrise son propre cadre de référence pour

se situer aussi exactement que possible dans le différentiel de l’autre, mais sans s’y

perdre (Peretti, 1997, p.215).

Habiter parmi les pauvres

A Créteil, les volontaires ont pris un travail et un appartement comme tout le monde.

Puis comme ils discutaient avec un jeune, il leur a dit : « vous n’êtes pas comme les

autres, pourquoi êtes-vous là ? ». Ils ont essayé de comprendre ce qui se vivait et au

bout d’un moment les jeunes ont demandé un club de jeunes. Ils sentent qui ils ont en

face d’eux. Il ne faut pas cacher qui on est, mais ne pas l’imposer non plus. Malgré

tout l’abîme qui nous sépare, on est entre égaux.

Se faire proche physiquement dans le temps implique d’habiter avec les personnes

approchées et de se laisser toucher par eux. Joseph Wresinski dit : « Habiter parmi

les plus pauvres et être habités par eux » (Gorce de la, 2006, p.104). Cette démarche

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113

signifie une volonté de parité, alors le projet et l’action peuvent venir de la

population.

Une famille venait d’obtenir un appartement. Avant, ils vivaient dans un cimetière.

Ils n’avaient aucune idée de l’aménagement intérieur d’un appartement. Ils avaient

installé de tout partout. Ils n’avaient aucune notion de l’utilisation des lieux. Un

jour, le mari appelle le médecin car sa femme est malade, mais celui-ci n’hospitalise

pas la femme et se voit dans l’obligation de faire un signalement. Alors le mari vient

me voir car on habitait dans le même immeuble et on s’était vus plusieurs fois. Le

mari ne connaissait que moi et une autre volontaire qui lui avait apporté des livres

du Mouvement.

Habiter parmi les pauvres sans préjugés, c’est se rendre disponible et se donner une

chance d’atteindre ceux qui s’enferment et vivent dans la solitude.

Chapitre 3 : Analyse transversale : le savoir d’une pratique

3,1 - Une gestion des paradoxesLe paradoxe choque, parce qu’on est mis dans une situation où l’on pense, fait une

chose et le contraire de cette chose comme l'écrit Barel (cf. ci-dessus p. 23). Cette

situation est ingérable d’emblée et Winnicott propose de gérer les paradoxes sans

vouloir les résoudre, en cherchant à les contenir comme ils sont (Fustier, cf. ci-

dessus p. 24). Nous allons analyser comment cette situation a été gérée

chronologiquement et socialement au camp pénal par une oscillation entre les

positions antagonistes : proche – étranger ; actif - passif ; contrat- don.

Nous avons établi un tableau des événements marquants de notre présence-action au

camp pénal de Bouaké suivant trois étapes : présence, chemin et émancipation qui

s’enchaînent en boucle, rendant les paradoxes qui sont bloquants par nature,

opératoires et par suite émancipateurs.

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114

Présence Chemin Emancipation1- Comme soignant

2- Je les surprends

ensemble debout, en cercle

au milieu de l’infirmerie.

Alors ils m’expliquent :

3- Comme la volontaire qui

m’a précédé, je dialogue

avec l’équipe de soignants,

les malades et je découvre

des prisonniers qui ont un

savoir faire : lire et écrire,

coudre, fabriquer des

paniers, des chapeaux,

dessiner et peindre,

sculpter, faire du théâtre …

etc.

Je ne peux soigner seul : il y a

jusqu’à cent malades par jour,

les médicaments viennent de

plusieurs pays du monde et je

ne les connais pas. Je

découvre une équipe de

prisonniers formés aux soins

par mes prédécesseurs.

Nous soignons ensemble.

« Étant bloqués à ne rien faire

pour plusieurs années dans ce

lieu, nous avons décidé de

prier ensemble pour le

monde ».

Je les encourage à partager

leur savoir avec les autres, et

plus particulièrement les plus

faibles en leur fournissant du

matériel, en vendant leurs

œuvres et en les critiquant.

Pour moi, ils ne sont plus

seulement des prisonniers

mais aussi des collègues

soignants : nous nous

entraidons et nous nous

faisons confiance.

Les prisonniers se sentent

utiles et font quelque chose

pour les autres plus faibles.

Ils veulent participer à la

communauté humaine et

ainsi, subissent moins la

prison.

Ceux qui ont un savoir

faire le valorisent et les

autres apprennent quelque

chose. Tous ont un autre

but que d’attendre la fin de

la prison qui est trop

souvent la mort. Tous

retrouvent de la fierté, y

gagnent en dignité.

A travers l’art, ils

retrouvent une expression,

leurs racines.

Page 115: UNIVERSITE FRANCOIS-RABELAIS – TOURS Département des ...

115

4- Les prisonniers se

connaissent bien. Ceux qui

me sont proches me

présentent ceux qui ont un

savoir et qui pourraient le

partager. Ils me disent qui

sont les plus faibles, les

plus nécessiteux.

5- Avec la confiance

établie, ils me parlent de

leurs familles. Ceux qui

ont de la famille ou des

amis en ville me donnent

du courrier à leur

transmettre.

6- Il y a beaucoup de

prisonniers qui sont des

étrangers. Le

gouvernement accorde la

liberté à ceux qui ont fait la

moitié de leur peine à

condition qu’ils rentrent

dans leur pays. Pour moi, il

s’agit de trouver des titres

Il y a d’autres groupes qui

fabriquent des paniers et des

chapeaux. Les surveillants

eux-mêmes ont vu leur

intérêt. Ils font leur propre

commerce, attirent des

marchands pour acheter la

production des prisonniers.

Je donne des nouvelles des

prisonniers à leurs familles et

amis. Certaines découvrent

même qu’ils ne sont pas

morts. D’autres familles, en

apprenant ce que les détenus

font en prison retrouvent une

confiance dans leur parent

emprisonné.

Je rencontre le responsable de

la communauté Burkinabé. Il

est étonné qu’un étranger aide

ses « frères » en prison.

Touché, il s’engage à me faire

rencontrer les ressortissants

des villages d’origine des

prisonniers libérables pour

qu’ils paient le transport. Par

Il y a moins de répression

et d’exploitation.

S’intéresser à l’autre,

l’aider retrouve de la

valeur et de l’intérêt.

Cela encourage les familles

et amis à aller visiter leur

fils ou ami malgré la honte

et malgré la corruption des

fonctionnaires.

Les prisonniers ne sont

plus seuls, abandonnés de

tous. En Afrique cela veut

dire aussi manger à sa

faim.

Les prisonniers sont libérés

plus tôt et surtout ils

retrouvent un lien avec leur

pays d’origine.

Les communautés des pays

voisins saisissent la

possibilité de reprendre

contact avec les prisonniers

ressortissant de leur pays.

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116

de transports. la suite il me ferra rencontrer

les responsables des

communautés des autres

pays : Guinée, Mali, Nigeria

Ce tableau montre que ma présence – action passe d’une relation intersubjective avec

certains détenus plus proches du fait de ma position de soignant et d’animateur du

Club du Savoir à une médiation. Cette médiation s’élargie des prisonniers aux

groupes de prisonniers constitués, à l’administration pénitentiaire puis aux familles et

amis des détenus, à la population de la ville et enfin aux représentants des pays

voisins dont sont ressortissants certains détenus. Cette relation intersubjective et cette

médiation s’établissent suivant la gestion des trois paradoxes cités ci-dessus. Dans

l’événement 1 (cf. texte p.63), étranger, je pense être seul à pouvoir soigner. Je suis

réduit à la passivité devant la tâche qui me dépasse. Ma vulnérabilité fait sortir Prince

(le responsable de l’équipe de détenus soignants) de la réserve de tout prisonnier, il

sort de son ‘contrat’ en me montrant le médicament que je cherchais alors que je ne

lui avais rien demandé. Il passe de la passivité du détenu à l’activité du partenaire.

Mon interpellation non verbale réveille le « Je » en lui. Cette relation intersubjective

me fait découvrir l’équipe de détenus soignants comme des collègues sur lesquels je

peux compter. Ils passent pour moi du « Cela » au « Tu » selon Buber. Nous

retrouvons aussi l’idée centrale de l’interview de Jean qui est de prendre le temps de

revisiter son expérience et sa profession lorsqu’on approche une nouvelle population.

Avec l’événement 2, le fait que je sois revenu en dehors de mes horaires de travail

me permet de découvrir un autre aspect de l’équipe de l’infirmerie. Ils me révèlent

leur résistance à l’exclusion. En sortant de mon contrat, j’apprends que ce groupe

n’est pas seulement constitué de détenus puis de collègues soignants mais aussi

d’hommes qui veulent garder un lien avec la communauté humaine. Par ce lien, je

suis proche d’eux.

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117

Cette proximité a changé mon regard sur les détenus, et dans l’évènement 3, je

cherche à mieux connaître leur personnalité : quelle est leur culture, quels sont leurs

capacités, leurs savoirs faire ? Je dépasse cette relation intersubjective en leur

proposant de partager eux-mêmes leur savoir avec leurs codétenus. Ma position reste

passive en étant médiateur, je n’agis pas directement, cela me permet de rendre les

détenus acteurs de leur émancipation. Ils me conseillent dans ma médiation avec

l’administration pénitentiaire pour que celle-ci reconnaisse leur démarche

(Evénement 4).

Avec la confiance naissante et ma disponibilité, les détenus me confient du courrier

pour leur familles et amis (évènement 5). Etant proches des détenus, je peux

redonner confiance à leur famille et initier une démarche de pardon qui les amène à

renouveler leurs liens.

L’administration pénitentiaire compte sur moi pour trouver l’argent nécessaire au

transport des prisonniers libérables (événement 6). L’efficacité immédiate voudrait

que je fasse une demande de financement à ATD Quart Monde, à des organismes

internationaux … mais qui pourrait faire cela en mon abscence? Je préfère une

efficacité durable. Ma proximité et mon engagement envers les détenus provoquent

les responsables des communautés étrangères à s’engager et soutenir les détenus

ressortissant de leur pays. Ils m’initient à leur diplomatie.

3,2 - Proche-étrangerUne relation inter subjective :

Le contraire de proche est lointain, mais je préfère employer le mot ‘étranger’ car

autant en Afrique qu’en France je me suis senti étranger face aux très pauvres. Si

j’avais été lointain cela aurait voulu dire que je n’aurais pas quitté mon milieu et les

lieux que ma famille et mon éducation m’ont fait fréquenter. Je n’aurais pas laissé

mes préjugés et mes certitudes pour aller à la rencontre. Cela demande une volonté

au départ. Il y a un travail sur soi à faire avant toute rencontre. Pour moi étranger

veut dire que je me suis rendu disponible pour la rencontre avec le plus pauvre mais

que je n’ai pas encore la connaissance suffisante pour être proche. Pour établir cette

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118

connaissance, il faut, rencontrer une personne dans sa globalité et sa complexité et

non aborder des problèmes. Cela implique des rencontres physiques où le temps

donné permet une reconnaissance de la personne. L’accueil du volontaire par la

personne pauvre et réciproquement, a besoin d’espace et de temps. Bâtir une

connaissance prend du temps, le temps de la confiance qui s’établit petit à petit parce

qu’on éprouve ce nouveau lien. Le temps passé ensemble notamment dans les

moments difficiles montre la sincérité et la fidélité. Ce n’est pas le temps d’un

apprentissage de savoir c'est celui d’une révélation. Nous nous situons dans une

relation où chacun a besoin de l’autre. Le volontaire se fait proche de la personne

pauvre en se mettant à son école. Cela commence par une recherche de ses dons, de

son savoir, de ses compétences sans juger si ces qualités peuvent être utiles ou pas.

On s’approche de l’autre en entrant dans son mode de pensée et sa culture. Se rendre

disponible c’est aussi rechercher une parité en acceptant sa propre vulnérabilité et

rejoindre l’autre dans son humanité. En jouant au football ensemble, en se souvenant

de nos bêtises de gamin ou en accompagnant ensemble un malade durant ses derniers

instants nous nous trouvons de la même humanité par delà toutes les différences, cela

construit une confiance qui permet d’avancer ensemble.

Ni trop prés, ni trop loin : il s’agit plus de la recherche d’une bonne proximité que

d’une bonne distance. Cette bonne proximité n’est pas une constante mais une

oscillation entre proche et étranger. Nous retrouvons là les métaphores du ‘colibri’ et

des ‘porcs épics’ de Péretti illustrant la congruence (cf. ci-dessus p.27). Au contraire

d'une méfiance, nous recherchons la confiance qui révèle et libère la personnalité

profonde sans illusion, ni confusion, ni dépendance. Je me fais proche pour pouvoir

partager et agir avec l’autre bien que je reste aussi étranger, c’est un fait. Je l’accepte

et même l’utilise car cette position peut provoquer des révélations qui ne se feraient

pas avec un proche. En effet on ne dit pas son quotidien ni ses coutumes à un proche

qui est sensé les connaître. Cette position justifie aussi que je réagisse différemment

et donc que j’apporte des idées nouvelles. Cette oscillation trouve sa raison dans sa

capacité à produire une connaissance pour la personne qui s’approche et une

émancipation de la personne approchée. Nous cherchant pas à résoudre le paradoxe

nous restons dans cette tension qui est productive. Car, « ce qui est en jeu, c’est

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l’humanisation de l’homme, de tout l’homme » (Boutinet, cf. ci-dessus p.29).

Une médiation entre les différents groupes et populations

Cette présence au camp pénal a suscité plusieurs demandes d’implication en plus de

mes fonctions comme soignant et animateur culturel. J’ai accepté d’apporter des

plantes pour qu’un guérisseur puisse soigner un malade, de porter du courrier aux

familles et aux amis, d’animer des groupes de parole pour que les détenus puissent

gérer leurs conflits. Ces demandes m’ont été faites en tant qu’étranger à leur groupe :

je pouvais entrer et sortir librement de cette prison, je ne portais pas de jugement sur

leurs actes et je n’étais pas influencé par les différents pôles de pouvoir. J’étais aussi

suffisamment proche pour comprendre l’intérêt de la médecine locale et entretenir

une relation avec leurs proches en dehors de la prison. Mon empathie avec les

détenus me permettait de comprendre des actes menant à des conflits. J’ai accepté

ces trois demandes car elles me permettaient de mieux connaître les détenus et elles

permettaient aux détenus de mieux vivre dans cette prison. J’ai pu ainsi approfondir

ma connaissance de leur relation avec la maladie, ce qui m’était impossible avec une

médecine qui leur était étrangère, et leur permettre une démarche personnelle vers la

guérison. J’ai pu rencontrer leur famille et amis dans la ville, ce qui a permis aux

détenus d’entrer dans une demande de pardon et de retrouvailles. Avec les palabres

pour résoudre les conflits entre eux, j’ai découvert que celui qui attaque

physiquement un autre est bien souvent victime d’une exploitation antérieure. Je leur

permettais de résoudre leurs conflits en dehors de l’administration pénitentiaire qui

les punissait très sévèrement et créait des traumatismes durables alors que leurs

palabres trouvaient des solutions pour continuer à vivre ensemble. Ces solutions

étaient solides et durables parce qu’elles étaient avalisées par l’ensemble des détenus.

Avec Simone, nous avons encouragé l’administration à construire une boutique de

vente de l’artisanat à l’extérieur de l’enceinte. Nous voulions qu’elle officialise cette

vente et puisse la surveiller. Par contre j’ai refusé la demande du régisseur du camp

pénal qui voulait que je gère l’argent du bénéfice de cette vente. J’ai refusé cette

demande car elle me donnait un pouvoir et rendait les détenus dépendants de moi, ce

qui m’éloignait d’eux.

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120

Une médiation avec le mouvement ATD Quart Monde

Permettre aux détenus de prendre conscience que d’autres personnes vivent des

situations d’extrême pauvreté leur a donné une grande force et une libération

intérieure. Leur démarche locale de résistance à la misère a pris sens en participant à

un courant de lutte contre la misère au niveau international. Leur expérience a servi à

d’autres. Ils pouvaient aussi s’inspirer des réflexions et de la pensée d’ATD Quart

Monde.

Ils se sont saisis de la dynamique des journées mondiales du refus de la misère pour

en faire une fête mensuelle locale qui célébrait la vie dans cette prison malgré les

conditions très dures. Un lieu qui leur donnait la force d’y inviter les surveillants, des

personnes de l’extérieur et les plus pauvres parmi eux pour dire ce qu’ils vivaient, ce

qu’ils pensaient.

3,3 - Entre activisme et passivitéCette tension est due à notre volonté que les détenus soient à l’origine des projets et

des actions. Ils naissent d’une vie partagée et non d’une théorie. Nous ne mettons en

œuvre notre savoir faire et notre expérience que pour susciter et accompagner les

projets des détenus. Il n’y a pas de libération forcée : toute libération est un acte

d’amour et donc d’acquiescement profond (Wresinski, cf. ci-dessus p.33). Il s’agit

de favoriser l’expression et plus particulièrement à travers l’art qui permet

d’exprimer ses joies, ses peines, ses désirs à tous sans s’enfermer dans une

confidence. L’art permet aussi de retrouver ce qui fonde la personne : son éducation,

sa culture.

Là encore, il s’agit pour nous de médiation. Nous mettons en lumière les

compétences de chacun pour que la personne elle-même retrouve courage et

motivation et pour toute la population afin qu’elle change son regard sur les détenus.

Puis il s’agit de mutualiser les idées et les compétences afin que tous puissent

participer. Nous redistribuons le plus possible les responsabilités pour laisser

l’autonomie au groupe, et aussi pour que nous puissions garder la liberté d’aller vers

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le plus pauvre et veiller à ce que lui aussi puisse participer. Enfin nous transmettons

ce souci que toute pensée et action se fasse en fonction du plus pauvre. Ce qui est la

garantie que ce que nous mettons en œuvre est juste, que cela ne favorise pas telle

personne ou tel groupe. C’est cette orientation fondamentale qui a permis de changer

la situation originelle où la loi du plus fort prévalait et où, pour ne pas tomber dans

le chaos, les surveillants n’avaient que la répression.

3,4 - Du contrat au donCette tension a été guidée, dans le camp pénal, par la volonté d’atteindre les plus

pauvres (cf. ci-dessus ‘Sortir de l’infirmerie’ p.78). Aller à la rencontre de ceux qui

ne peuvent ou n’osent vous interpeller : les détenus qui m’attendaient

silencieusement sur le chemin menant à l’infirmerie alors que j’étais en grande

discussion sur la programmation de la journée avec les responsable de l’infirmerie et

du Club du Savoir.

Cette tension avait aussi sa raison dans la volonté de mieux connaître les personnes.

Une connaissance qui ne se révèlent que si je laisse des espaces libres et gratuits en

dehors des actions de mon contrat en tant que soignant ou animateur culturel. Fustier

parle d’espaces interstitiels entre durée juridique du travail et travail réel (cf. ci-

dessus p.35). Des espaces où l’on cherche la parité : montrer des photos de sa vie en

dehors du camp pénal provoque la personne détenue à sortir les photos de sa propre

famille précieusement gardées (cf. ci-dessus p.64) et le dialogue qui l’accompagne

peut aller jusqu’à révéler les forces d’espoir qui font résister à la prison.

Un échange de don, c’est la dynamique du partage du savoir fondatrice du Club du

Savoir au camp pénal. Non pas une escalade aliénante de dons et de contre dons mais

une dynamique où donner et recevoir se confondent (Godbout, cf. ci-dessus p.30).

Une dynamique où celui qui sait est appelé à transmettre son savoir. « Si comme moi,

tu acceptes de donner au lieu de recevoir, tu deviendras ce que je suis et tu seras

comme moi tiré d’affaire. » (Fustier, cf. ci-dessus p.38)

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Chapitre 4 : Spécificités du volontariat ATD Quart Monde A travers les trois paradoxes : proche-étranger, activité-passivité, contrat-don, cette

analyse d’une pratique et d’interviews de volontaires nous montre que des couleurs

particulières traversent ces différents concepts comme en Écosse où l’assemblage des

couleurs d’un tissus symbolise une famille à la manière d’un blason.

Trois couleurs principales signent l’engagement du volontariat ATD Quart Monde :

être vulnérable, susciter des engagements, promouvoir un projet de société.

4,1 - Une vulnérabilité qui engage :Dès son arrivée au camp pénal, Simone va installer son infirmerie au fond de la

« Cour », là où les surveillants ne vont qu’en groupe et armés. Les détenus et

l’administration pénitentiaire ont peur pour elle. Aussi ils la protègent et s’engagent

avec elle.

Lors de ma première journée au camp pénal, je ne suis pas très rassuré : « Il était là

en chair et en os ; tout sourire ; curieux de tout et, disons-le, un petit peu

impressionné de se retrouver « assailli » par des personnes au passé pas très

honorable » (Journal Aurore, février 1993). Ceux qui m’accompagnent et me guident

dans ce nouvel univers pourraient-ils me communiquer la même chaleur si j’étais sûr

de moi ? Susciterais-je le même empressement qui m’a fait percevoir, dès cette

première journée, que l’ensemble des détenus s’est organisé ? Comprendrais-je que,

malgré la misère, il y a des responsables qui veulent m’introduire dans cette

organisation ?

Plus tard, je m’aperçois que je ne peux soigner seul tous ces malades. Alors je

découvre qu’il y a une équipe de prisonniers formés aux soins par mes prédécesseurs.

Il y a un infirmier ivoirien dans l’infirmerie extérieure. Je ne lui ais rien demandé

jusqu’au jour où un malade a besoin d’une intervention chirurgicale que je ne

maîtrise pas. Devant les difficultés de le transférer à l’hôpital, l’infirmier major me

propose de le faire. Joseph Wresinski dit : « J’étais à la source d’un renversement de

l’ordre du monde, moi-même une fois de plus abandonnant l’efficacité et la maîtrise

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des choses pour que des familles du Quart Monde se sachent importantes »

(Wresinski, 1985, p.53).

Honorine aussi est interpellée par notre vulnérabilité dans son quartier : « Ce qui m’a

fait un peu peur, c’est qu’ils viennent dans ce quartier qui est quand même réputé

pour avoir des voleurs et ça, ça me préoccupait beaucoup parce que quand tu es

Blanc, tu as de l’argent, tu as tout. (…) Je cherchais à être plus proche d’eux pour

comprendre pourquoi ils ont choisi d’être là ».

Cette vulnérabilité est choisie, elle incite l’autre à s’engager ou au moins à modifier

son comportement. Ainsi, le 2 avril 1993, Simone reste présente à un interrogatoire

‘musclé’ suite à une évasion pour que les surveillants restent humains. De même, elle

restait des heures devant le cachot où des hommes étaient punis pour exiger de les

voir en tant qu’infirmière. Ces deux exemples relèvent de techniques d’action non

violente. Je l’ai aussi appris des amis africains : le 28 septembre 1993, j’écrivais :

M. Zoungrana m’explique : « Ah, tu vois, on est en Afrique : on se rencontre, ça

embête tout le monde mais on discute, on s’arrange. Nous, on reste là, on a tout le

temps, on a rien d’autre à faire, juste rester là. »

Accepter notre vulnérabilité, c’est aussi se reconnaître d’une même humanité. La

proximité des personnes exclues, démunies, abîmées, mais aussi celle des riches,

amène petit à petit à la prise de conscience que chacun, peu importe qui il est,

appartient à une même humanité et cette appartenance est plus importante que toute

autre (…). On ne sort jamais indemne, dit Marie de Hennezel, de la plongée au cœur

de la souffrance de l’autre. Comment ne pas se sentir touché personnellement quand

on est le témoin silencieux du moment grave entre tous où l’être humain entrevoit sa

mort prochaine. (Defraigne Tardieu, Revue Quart Monde N° 171). Nous étions très

soudés à l’infirmerie, certainement parce que trop souvent nous étions ensemble

démunis devant la mort : ni noir, ni blanc, ni détenu, ni volontaire, ni malade…

seulement des hommes qui faisaient ce qu’ils pouvaient pour le départ de l’un d’entre

eux. Dans la relation d’aide, j’apporte quelque chose dont je suis détenteur à celui

qui est démuni. Mais ‘être avec’ nous garde d’une telle asymétrie : ni ‘à côté’, ni ‘au

dessus’. Si j’apporte quelque chose, c’est ma propre existence (…). Tout simplement

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être avec, c’est d’abord approuver le fait même pour l’autre d’exister ( Zielinski,

revue Études, juin 2007, p.772).

L’état ‘d’approuver l’existence’ de l’autre et de ‘se reconnaître d’une même

humanité’ implique un mouvement vers l’autre, de le connaître. Marie-Ange dit : « Il

y a connaître comment ça fonctionne et connaître une personne, renaître avec, on est

impliqué. Il y a un savoir qui ne nous modifie pas spécialement et la connaissance

qui va te modifier ». Cette connaissance demande de laisser de côté ses protections et

ses sécurités personnelles mais aussi professionnelles comme Jean et Marie-Ange

nous y enjoignent dans leurs interviews : revisiter son expérience et sa profession en

fonction de la population rencontrée. Cette vulnérabilité qui va permettre à l’autre de

nous apporter quelque chose, de nous transformer. La vulnérabilité est cette capacité

à être affecté, exposé à la blessure du monde et à l’existence même d’autrui –

éprouvée dans le corps et dans la conscience, à ce point où le bouleversement ne me

retourne pas sur moi-même, m’ouvre à une autre existence (…). Je ne peux

véritablement rencontrer autrui qu’à partir de ma propre vulnérabilité, alors même

que je suis affecté par la sienne (Zielinski, revue Études, juin 2007, p.776). La

connaissance nous pousse à nous décentrer. G. Defraigne Tardieu écrit : Il s’agit de

ne pas se penser soi sans penser les autres. Il s’agit de ne pas se penser différent des

autres, d’accepter les forces et les faiblesses en soi comme dans les autres

(Defraigne Tardieu, Revue Quart Monde N° 171).

Niek continue cette réflexion en donnant une direction pour une action: Ce qui est

négatif comme la faiblesse, devient le point de force. C’est la sublimation alors que

les autres cachent leurs faiblesses. Arriver à voir la personne avec tout ce qu’elle

est : ses forces, son génie mais aussi ses faiblesses et que ça ne diminue en rien sa

dignité fondamentale. La personne démunie nous ramène à l’essentiel de l’homme,

sa dignité fondamentale. C’est seulement à partir de cette dignité fondamentale que

nous pouvons construire une action juste qui concerne tous les êtres humains.

Cela se fait dans des temps longs où il faut tenir, rester dans ce postulat que nous

sommes d’une même humanité. « Je connais beaucoup de volontaires qui

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connaissent des gens depuis longtemps et qui ont toujours l’espoir qu’un jour la vie

soit meilleure et qui continuent à visiter, à être proche » (Niek). Il rejoint A.

Zielinski dans son essai : Avec l’autre, la vulnérabilité en partage. L’espérer, contre

toute espérance. Se tenir auprès de l’autre dans son désir de vie – même et d’autant

plus lorsqu’il est ténu -, à partir de mon désir de vie. Que son existence lui soit

désirable (Zielinski, revue Études, juin 2007, p.776). L’être humain qui croule sous

le poids de la misère se relève parce qu’il est attendu, parce que jour après jour

quelqu’un se fait suffisamment proche pour éveiller en lui le désir de vivre. Je me

suis levé, parce qu’un jour, j’ai senti que quelqu’un ne voulait pas que je meure

(Journal ‘les Mains nues’, de l’association ‘Aux captifs, la libération’, mars 2008,

éditorial).

4,2 - Susciter des engagementsDans son approche des très pauvres, le volontaire ATD Quart Monde est interpellé

par ces êtres humains qui ne peuvent se réaliser englués par la misère. Chaque

individu est une chose nouvelle dans le monde, et il est appelé à accomplir sa vertu

propre dans ce monde (…) C’est avant tout cette qualité unique et

exceptionnelle que chacun est commis à développer et à mettre en œuvre (Buber,

1999, p.19). Joseph Wresinski, lui, se désolait de constater que tant d’éventuels

génies tel Mozart ou Einstein ne se révèleraient jamais. Nous avons vu dans cette

analyse comment le volontaire oscillait entre proche et étranger, passif et actif, entre

le contrat et le don pour que sa présence suscite l’humain. 'Entendre ce qui n’est pas

dit pour ne pas y répondre’. Alors, l’autre peut prolonger paroles et silences à son

propre compte (Boutinet, 2007, p. 205).

Comme cela s’est fait avec Honorine et les amis du quartier, le volontaire ATD Quart

Monde a besoin de susciter des engagements pour être relayer vers la population très

pauvre, aussi parce qu’il ne peut répondre à toutes les demandes. Marie-Ange le dit

bien : « A toi tout seul, tu n’es pas une réponse à la misère de quelqu’un. »

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126

Une réponse à l’exclusion et à la misère est de permettre aux très pauvres de créer

des liens avec d’autres. On pourrait croire qu’être dans la même situation rapproche

les individus, il n’en est pas ainsi avec la misère et l’exclusion où chacun tend à se

sauver seul, voire contre les autres. Simone disait le 13 février 1996 : « En ce

moment c’est la paix, mais une seconde d’inattention et les caïds reprennent les

postes clés ! ». Mme de Gaulle Anthonioz écrit dans son livre « l’Engagement » : Ils

étaient exclus de la société, mais ils ne se réunissaient pas pour autant. Entre eux, ils

avaient des oppositions très dures, très difficiles. Ils se bagarraient. L’idée du père

Joseph se résumait en cette phrase : « Montre-leur qu’ils ne sont pas seuls, ça va

leur donner des forces » (Gaulle de- Anthonioz, 1998, p.29). L’histoire d’ATD Quart

Monde au camp pénal montre bien comment la dynamique du partage du savoir au

Club du Savoir et aussi à l’infirmerie a pu transformer ce lieu. Comme nous l’avons

noté dans l’analyse, cette dynamique a débuté simplement par des proverbes

entendus à la radio et recopiés sur un tableau à l’infirmerie, puis un détenu est venu

montrer à Simone deux statuettes qu’il avait sculptées avec un couteau. En 1992, une

statue de la vierge : ‘Notre dame de tout le monde’ sculptée par trois détenus : un

animiste, un musulman et un chrétien, était déposée dans un des lieux les plus

prestigieux de la Côte d’Ivoire : la basilique de Yamoussoukro. Il y a eu aussi

plusieurs expositions des réalisations du Club du Savoir au centre culturel de

Bouaké. Et pour finir, j’ai eu la surprise de voir en 1994 des étudiants de l’école de

magistrature venir visiter le camp pénal et prendre des notes sur la parole des

détenus. Simone écrit dans un poème à propos de ‘Notre Dame de tout le monde’ :

« Elle dit que ‘ceux qui sont la blessure’ d’un pays peuvent aussi en ‘être l’honneur’

(P. Hamel, 2001, p.109).

Le volontaire ATD Quart Monde n’est pas seulement un accompagnateur, il est aussi

un militant qui entraîne les autres, personnes pauvres et amis, dans la recherche du

plus pauvre. Il fait le constat que les très pauvres résistent à la misère avant toute

action extérieure et qu’ils en sont les premiers combattants. Il entraîne les autres dans

sa conviction que c’est en apprenant des très pauvres que l’on trouvera des chemins

pour supprimer la misère et l’exclusion.

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127

Fustier nous montre qu’en rassemblant les personnes ayant les mêmes problèmes et

ressentant la même souffrance, elles découvrent que leur souffrance n’est pas unique

et donc qu’elle ne dépend pas d’eux mais a son origine dans la société. Elles

s’engagent alors dans un combat militant qui a pour effet de soulager leur souffrance

(voir le chapitre « éclairage des concepts » p.38). ATD Quart Monde est un

mouvement international qui rassemble des personnes de tous horizons pour analyser

et agir sur les dysfonctionnements de la société qui génère l’extrême pauvreté et

l’exclusion. Marie-Ange nous dit : « Le Père Joseph disait que les plus pauvres

étaient facteur d’unité mais il était très conscient qu’il fallait des communautés

intermédiaires ». Des communautés intermédiaires, tel que le volontariat ATD Quart

Monde, qui se font proches et invitent toutes les personnes de bonne volonté à ce

combat militant.

A l’écoute des personnes et des évènements

Comment les volontaires ATD Quart Monde rassemblent ces personnes de tous

horizons ?

On nous demande : « Mais que faites-vous concrètement ? ». Souvent on ne sait pas

répondre, il nous arrive même de dire que l’on ne fait rien ! On était là, à la croisée

des chemins et c’est le hasard des rencontres qui a fait. Nous, nous avons seulement

essayé de mettre en valeur les qualités des personnes rencontrées. Nous retrouvons là

le paradoxe actif – passif, une tension, une veille ou même un opportunisme

positif qui nous fait ‘attraper’ l’évènement, la personne qui va nous faire avancer.

Cela est rarement programmé et met en jeu l’expérience, une certaine connaissance

des très pauvres pour les attendre dans les lieux qu’ils fréquentent ou qu’ils hantent,

la lucidité sur le contexte, d’autres diront l’intuition. « Habiter leur vie et qu’ils

habitent la notre » (Gorce de la, 2006, p.104).

Pour préparer leur intervention au colloque sur le Biographique, la réflexivité et les

temporalités qui a eu lieu à Tours en 2007, les volontaires ATD Quart Monde qui

préparaient le DUHEPS ont fait l’exercice d’une analyse sémantique de leurs

intitulés de mémoire. Ils ont découvert que ‘se faire proche d’une personne’ se

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128

construit suivant une progression qui passe par trois étapes ayant chacune sa

dynamique. Ces étapes s’entraînent dans une spirale croissante qui s'élargit :

Présence

Rencontre

Relation

Libération Chemin

Emancipation Passage

Changement Développement

Transformation Temporalités

Liens positifs Efficacité durable

Cet enchaînement est valable pour toute relation intersubjective. L’originalité du

mouvement ATD Quart Monde est d’utiliser cette dynamique pour la lutte contre la

misère. C’est ce que nous avons essayé d’illustrer en analysant notre présence au

camp pénal de Bouaké sous cet angle dans le tableau cité p.114. La présence suscite

des rencontres et des événements. Le développement dans le temps de ces nouveaux

apports produit des changements, une émancipation. Au camp pénal, les détenus se

révèlent, à leurs yeux et à ceux de leur entourage, comme des êtres appartenant à la

communauté humaine, des personnes qui réapprennent à dire « Je ». Alors des liens

peuvent se recréer avec l’administration pénitentiaire, avec leur famille, avec des

personnes extérieures, avec leur pays d’origine. Ces liens produiront d’autres

émancipations qui constitueront une libération de la misère pour les détenus et pour

leur environnement.

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129

4,3 - Un projet de sociétéAlain (volontaire ATD Quart Monde) témoigne : « J’ai mis plusieurs années pour

comprendre la question de Ndoa, un Pygmée : Est-ce que je verrai Dieu quand je

mourrai ? J’étais surpris d’emblée, j’ai répondu : Mais bien sûr ! Mais sa question

était plus pointue. Voir Dieu ce n’est pas seulement une question de croyance, c’est

être reconnu comme n’importe quel être humain car, disait Ndoa, les animaux qui

meurent ne voient pas Dieu, seuls les hommes et les femmes le voient… Et son cri

était : Est-ce que je suis un homme ? » (Journal Partenaire Quart Monde Belgique,

mai 2007). Ndoa comme ses frères pygmées sont maintenus dans l’état de servitude,

ils ne sont pas considérés comme hommes par d’autres hommes. Est-ce que le fait de

s’approcher d’eux, de vouloir connaître leur vie, leur permettra de retrouver cette

reconnaissance qui leur manque tant ?

Le 22 septembre 1993, je note mon étonnement devant l’effet produit par ce que je

crois être une simple salutation à chaque malade de l’infirmerie du camp pénal. Je

vois bien là le besoin essentiel de reconnaissance dans cette lumière et cette vie qui

réapparaît dans les yeux des malades en contraste avec l’état d’abandon physique et

moral dans lequel je les ai trouvés.

Ces deux exemples illustrent les réflexions de Joseph Wrésinski à des alliés6, le 9

novembre 1980: « Quand nous parlons des droits de l’homme, nous oublions

souvent que lutter pour les droits de l’homme, c’est lutter pour avoir le droit d’être

un homme. » (Wresinski, Revue Quart Monde N° 203). Pourtant Alain m’a rapporté

son étonnement de voir des Pygmées assis pendant des heures devant la forêt, le

visage paisible et souriant : « Ils contemplaient la nature ». Moi-même, lorsque je

veux qualifier ce regard des malades quand je les salue, il me vient des mots sur la

lumière ou le feu : éclats, brillant, pétillant, flamme dansante, vivante… Ces visages

me parlent, je m’y reconnais malgré la différence physique et la condition infra

humaine de ces hommes. Être un homme, c’est être une personne reconnue capable

de poser les grands actes de la vie. Quels sont ces grands actes de l’existence ?

C’est penser, c’est croire, c’est aimer, c’est méditer. (…)Or le drame du sous-

6 Membres d'Atd Quart Monde qui s'engagent avec les familles du Quart Monde et qui gardent leur profession et leur implantation dans la société.

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130

prolétariat, c’est que justement, il n’a pas ces possibilités-là ! Pourquoi n’a-t-il pas

ces possibilités-là ? Parce qu’il n’est pas dans les conditions pour se poser des

questions essentielles sur la vie. (...) Un homme est celui qui a un esprit organisé

(…) et qui est capable d’insérer ce qu’il a acquis dans une globalité familiale,

sociale (…) d’en faire une partie de l’universel (Wresinski, ibid.). Il y avait

plusieurs lieux de culte dans le camp pénal : musulman, baptiste, catholique. Un jour

où je suis revenu inopinément à l’infirmerie, j’ai surpris l’équipe de détenus

soignants debout, en cercle, au milieu des malades. Ils m’expliquent : « On est là

pour plusieurs années à ne rien faire, aussi on a décidé de prier pour le monde ». Du

fond de leur relégation, ils ne priaient pas pour eux-mêmes ou pour leur proches mais

pour le monde ; ils voulaient être utiles et servir l’humanité, contraste saisissant qui

montre que l’homme quel qu’il soit et où qu’il soit, transcende sa situation en restant

un humain par son désir, sa volonté et son action. ‘Au plus bas du monde’, au pied

de l’échelle sociale, retentit sans fin ce cri que nul n’arrivera à étouffer

complètement, tant qu’il y aura des hommes : ‘Nous ne sommes tout de même pas

des bêtes.’ (…) L’homme dépouillé de tout, source de sens (M. Leclerc,

Revue Quart Monde N°165). Mais qui sait cela dans la population ivoirienne et dans

le monde, hormis ceux qui se sont fait suffisamment proches pour dépasser les

apparences et rencontrer l’être humain dans ces détenus ?

Est-ce que mes amis de l’infirmerie se seraient réunis pour prier pour le monde si des

missionnaires n’étaient pas venus les voir ? « Notre Dame de tout le monde » (statue

de Marie sculptée par les détenus du camp pénal) serait-elle dans la basilique de

Yamoussoukro si Simone n’était pas entrée dans ce camp ? Gabriel serait-il allé

représenter ses frères ivoiriens au congrès international des jeunes à Genève en

1985 ?

C’est une question d’identité et de reconnaissance humaine. Dans les sociétés

traditionnelles dites « hiérarchiques », elle était donnée à la naissance par les parents

et la lignée familiale. Aujourd’hui, dans nos sociétés « égalitaires », il n’en est plus

ainsi nous dit Jean-Marc Ferry commentant ces réflexions de J. Wresinski:

« Aujourd’hui, la reconnaissance ne dépend plus tant de ce que l’on est que de ce

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131

que l’on fait : l’activité sociale, par laquelle chacun contribue pour sa part à la

reproduction de la société (…). La condition de l’homme moderne en général est

inconfortable. La reconnaissance n’est jamais acquise d’emblée : elle doit se gagner

par la démonstration de ses capacités sociales » (Ferry, Revue Quart Monde N°203).

Nous avons montré dans les pages précédentes que tout homme quelque soit sa

situation avait ce désir en lui-même. Il a aussi besoin d’autres personnes pour lui

permettre de réaliser ce désir et pour faire connaître ses capacités sociales. Le Quart

Monde doit sans doute lutter pour se faire reconnaître le statut d’être humain, statut

auquel s’attache à présent (depuis la Déclaration universelle) l’idée des droits

fondamentaux individuels ou droits de l’homme. Là, cependant, la lutte concerne en

général tous ceux qui se font militants des droits de l’homme, et ceux-là doivent

aussi et d’abord lutter pour que soient enfin réunies les pré conditions qui

permettraient à certains individus – la population du Quart Monde en particulier- de

prétendre au statut défini par les droits de l’Homme (Ferry, ibid.).

Dans mon entretien avec Marie-Ange, je lui disais qu’à l’Arche de Jean Vanier ou à

ATD Quart Monde, on a coutume de dire que les pauvres nous rassemblent. En effet

les assistants de l’Arche comme les volontaires d’ATD Quart Monde viennent de

tous horizons politiques, sociaux, religieux, culturels… Seul nous unit notre écoute à

l’appel de l’homme dans la détresse. Elle me répondait : « Le Père Joseph disait que

les plus pauvres étaient facteur d’unité mais il était très conscient qu’il fallait des

communautés intermédiaires ». Des communautés qui mettraient l’autre au niveau de

leurs préoccupations majeures. Certifier à l’autre qu’il est important ! Non pas

seulement pour nous mais qu’il est important pour lui-même, qu’il existe pour lui-

même, qu’il est important en soi ! Et c’est cette importance qui est en lui, qui le fait

lui, qui compte pour nous (Wresinski, Revue Quart Monde N°203). Dans nos

sociétés 'égalitaires', l’homme est reconnu parce que d’autres l’ont mis au niveau de

leurs préoccupations majeures, alors, les droits de l’Homme sont applicables. Le ‘Je

suis’ de l’identité personnelle n’est pas là celui du cogito cartésien. C’est : ‘Il

m’aime, donc je suis' ; partant : ‘je pense’, ‘je crois’, ‘j’aime’ à mon tour. Tel est le

schéma proposé par le Père Joseph Wresinski, un peu à l’inverse du schéma

solipsiste de René Descartes (Ferry, Revue Quart Monde N°203). C’est peut-être

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132

cela l’essentiel que peuvent apporter les très pauvres et les communautés africaines à

notre société occidentale : nous ne nous réalisons pas seuls. Pour Édith Stein, l’être

humain ne se définit pas seulement à partir du Moi mais aussi à partir de sa vie

sociale et des liens qui l’unissent à Autrui. Autrement dit, la solidarité n’est pas une

relation marginale dans notre expérience quotidienne, elle l’habite, cachée dans le

pli de nos relations quotidiennes (V. Aucante, 2006, introduction).

Marie-Ange disait qu’elle voit bien le chemin à suivre individuellement mais elle

doutait plus sur notre capacité à vivre cette préoccupation en groupe. En effet l’appel

du plus pauvres nous unis, mais dès qu’il s’agit d’émettre une réponse,

réapparaissent nos divergences. C’est une chance quand elles obligent le volontariat

à s’ouvrir à d’autres pour mieux revenir à l’écoute du plus pauvre : revenir à

l’essentiel de l’homme pour construire l’humanité. Cet essentiel de l’homme qui

nous conduit à plus que la solidarité, qui nous conduit à la fraternité. La solidarité,

ne pénètre pas l’homme, ne rencontre pas l’homme…La solidarité est seulement

lutte contre le système. Il faut que la solidarité se mue en fraternité. (…) C'est-à-dire

que l’autre soit vraiment reconnu comme mon égal et que, parce que l’autre est

reconnu comme mon égal, il a droit de partager avec moi le meilleur de ce que je

suis (Wresinski, ibid.). Et cette chance de notre division dans la mise en œuvre

d’une réponse à l’appel du plus pauvre nous oblige à inviter d’autres à cette

fraternité. Alors les droits de l’homme seront vraiment applicables, l’identité,

l’éducation, le travail, le logement… ne seront plus les privilèges de certains qui ont

eu plus de chance que d’autres.

Joseph Wresinski intitule une de ses conférences : 'Pour combattre la pauvreté, bâtir

la communauté ' (Wresinski, 1971, conférence à Fribourg). Il ne parle pas d’une

société mais d’une communauté. V. Aucante dans son essai sur la philosophie

politique d’E. Stein nous éclaire sur cette distinction : La société a ceci de particulier

qu’à l’opposé de la communauté, les individus y sont les uns pour les autres des

objets (…) et non pas comme dans la communauté, des sujets vivant ensembles (…).

La société s’appuie sur un contrat, la communauté s’appuie sur une relation à autrui

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133

intériorisée : une ouverture de cœur. La communauté grandit à la manière d’un être

vivant alors que la société n’est qu’instituée (V. Aucante, 2006, p.58).

Le risque de cette dernière analyse est de dire que les pauvres sont des citoyens de

seconde zone puisqu’ils ont besoin d’une communauté pour appartenir à la société.

Chacun de nous n’appartient-il pas à une communauté : sa famille, son milieu social,

sa nation qui lui a donné une éducation et permis de trouver une place dans le

société ? Ainsi, nous retrouvons l’idée de Joseph Wresinski lorsqu’il a inventé le mot

Quart Monde qui, pour lui, ne désignait pas seulement les personnes en extrême

pauvreté mais celles-ci et toutes les personnes qui s’engageaient avec elles (alliés et

volontaires) pour éradiquer la misère et permettre à toute personne humaine d’avoir

une vraie place dans la société et que cette société se construise aussi avec la vie et la

pensée des plus pauvres. La culture d’une nation se développe d’autant plus qu’elle

intègre progressivement les apports des autres cultures qu’elle rencontre. Il devrait

en être de même de l’adoption des étrangers et des exclus, la solidarité à leur égard

pouvant s’appuyer sur une formation culturelle qui leur permettrait de partager les

liens communautaires qui unissent le peuple (V. Aucante, 2006, p.158). Une

formation culturelle à double sens qui permettrait aux exclus de partager les liens

communautaires qui unissent le peuple ; et aussi une formation du peuple aux apports

culturels de l’exclusion : retrouver la nécessité de l’autre en temps que personne et

non comme objet, découvrir les outils mis en œuvre pour résister à la misère. Si on

va chacun au bout de ses limites, c’est là qu’on donne priorité à l’homme et si on

donne priorité à l’homme sur la priorité à vouloir quelque chose, pouvoir quelque

chose ou faire quelque chose, si on arrive vraiment à donner la priorité à ce qui est

l’humain, on sera chacun de plus en plus des hommes et on n’en laissera pas

d’autres sur le côté (Marie-Ange).

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134

Conclusion générale

« L’homme devient un Je au contact du Tu » (Buber, cf. ci-dessus p.29). Ce mémoire

montre comment les détenus du camp pénal ont pu dire « Je » en réponse à

l’interpellation qu’était ma présence. Ils sont passé du « Cela » du détenu au « Je »

de l’homme détenu, de la personne. Pour cela, il a fallu que mon « Je » soit un

véritable « Je » tel que le définit Rogers (cf. ci-dessus p.31) : avec congruence,

considération positive inconditionnelle et empathie. Mon approche était celle d’une

personne en quête d’autres personnes, aussi, elle a pu rencontrer le désir et l’attente

des personnes détenues. J’ai appris à dire « Tu », c'est-à-dire trouver la bonne

proximité à leur contact, en gérant les tensions des trois paradoxes : Proche-étranger,

actif-passif, contrat-don.

Pouvant dire « Je », les hommes détenus pouvaient alors dirent « Nous » entre eux,

avec l’administration pénitentiaire, avec les personnes de la ville voisine qui

s’engageaient, avec les représentants des pays voisins et au monde à travers le

mouvement ATD Quart Monde et les associations internationales qui les entouraient.

Joseph Wresinski disait à Mme De Gaulle-Anthonioz : « Montre-leur qu’ils ne sont

pas seuls, ça va leur donner des forces. » (cf. ci-dessus p.126). Cela rejoint Godbout

et Fustier qui disent que l’entraide permet de trouver une solution à ses propres

problèmes (cf. ci-dessus p.38). J’ai accompagné les détenus dans leur « Nous » par

une médiation entre eux et les différentes personnes et groupes qu’ils ont rencontrés.

En me faisant proche des détenus j’ai compris que leur plus grande souffrance

étaient d’être tenus à l’écart de l’humanité et de ne pas être reconnu comme

personne. Nous retrouvons là la pensée de Joseph Wresinski : Les plus pauvres nous

le disent souvent, ce n’est pas d’avoir faim, de ne pas savoir lire, ce n’est même pas

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135

d’être sans travail qui est le pire malheur de l’homme. Le pire des malheurs est de

vous savoir compter pour nul, au point où vos souffrances sont ignorées. Le pire est

le mépris de vos concitoyens. Car c’est le mépris qui vous tient à l’écart de tout

droit, qui fait que le monde dédaigne ce que vous vivez et qui vous empêche d’être

reconnu digne et capable de responsabilités. Le plus grand malheur de la pauvreté

extrême est d’être comme un mort-vivant tout au long de son existence (J.C.

Caillaux, Petite vie de Joseph Wresinski, 2007, DDB).

Se faire proche m’a aussi permis d’être un pont et de créer de nouvelles relations

entre les détenus et la société environnante. J'écris ci-dessus p.71 que les plus

pauvres me font passeur de frontières. C’était mon hypothèse de départ.

De ce temps au camp pénal, je veux être témoin que l’homme quoiqu’il ait fait, peut

se relever et prendre sa place dans la communauté humaine. C'est-à-dire retrouver

une relation humaine où l’autre n’est plus objet mais sujet, une relation faite de

respect et d’amour fraternel qui se donne. En regardant les hommes de l’infirmerie,

je mesurais le chemin parcouru entre le crime qui les avait amené dans ce camp et

leur dévouement pendant les nuits qu’ils passaient au chevet de leurs codétenus

mourant. Témoin, cela veut dire être un pont entre ces hommes et la société.

Mais on ne peut être témoin seul, le Quart Monde a besoin de réseaux de personnes

qui le révèlent au monde, des réseaux de personnes rassemblées dans leur complexité

humaine ; des communautés non pas religieuses ou d’habitat ni même culturelles

mais de l’essentiel de l’homme révélé par le plus pauvre des hommes. J'écris ci-

dessus p. 72 : M. Kouassi cherche une famille pour les détenus, ATD Quart Monde

n’est pas devenu une famille mais offre une appartenance, un lieu où le plus pauvre

est reconnu et peut s’épanouir. Dans notre société en recherche permanente de

sécurité, une dame qui vit dans un foyer Sonacotra nous dit : « Ne fermez pas votre

porte. Communiquez.» Elle ajoute : « On a peur des autres quand on a peur de soi-

même. »

Ces communautés mettraient les plus pauvres au centre de leur vouloir, de leur

pouvoir et de leur agir pour construire ensemble une société juste qui ne laisserait

personne en arrière.

Page 136: UNIVERSITE FRANCOIS-RABELAIS – TOURS Département des ...

136

Bibliographie

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Les textes hors éditions de J. Wresinski sont consultables au centre international

Joseph Wresinski, à Baillet en France (95) :

1987, homélie de la messe au Guatemala

1973, session Pédagogie en Quart Monde

21 décembre 1981, lettre aux amis

28 mai 1971, conférence à Fribourg

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138

Index des principaux auteurs cités

AUCANTE : 28, 132, 133 BOUTINET : 30, 119, 125

BUBER : 29, 30, 33, 116, 125, 134 DEFRAIGNE – TARDIEU : 35, 123, 124

FERRY : 130, 131 FUSTIER : 24, 28, 34, 35, 36, 37, 38, 113,

GAULLE DE : 126, 134 121, 127, 134

GODBOUT : 22, 37, 134 GORCE DE LA : 25, 26, 28, 30, 32, 112,

HAMEL : 17, 28, 33, 86, 126 127

KOHN : 23, 24, 27, 38 PERETTI : 27, 32, 112

PINEAU : 24, 25, 29 ROGERS : 7, 31, 110, 134

WRESINSKI : 28, 31, 33, 112, 120 ZIELINSKI : 124, 125

123, 129, 130, 131, 134

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139

Index des mots clés

Accompagnant : 34, 118 Accompagnement : 29, 30, 34, 36, 37,

Apprendre : 7, 13, 31, 36, 51, 58, 62, 80, 76, 106, 110, 118, 120, 125, 134

96, 98 Comprendre : 7, 11, 15, 21, 25, 31, 52,

Connaissance : 25, 34, 62, 92, 96, 118, 121, 56, 71, 92, 93, 105, 129

124 Ecrire : 11, 25, 92

Emancipation : 113, 117, 128 Engagement : 12, 16, 22, 52, 65, 88, 90,

Exclusion : 30, 58, 87, 96, 98, 109, 126, 133 93, 103, 110, 117, 122, 133

Grande pauvreté: 24, 30 Identité : 130, 132

Intersubjectivité : 116, 128 Médiation : 27, 116, 117, 120

Misére : 12, 14, 21, 25, 32, 87, 91, 97, 99, Paradoxe: 23, 24, 28, 30, 34, 63, 90, 91,

108, 110, 120, 125, 133 93, 104, 111, 113, 118, 127, 134

Proximité : 16, 20, 26, 52, 64, 70, 79, Reciprocité : 33, 105

83, 85, 94, 95, 117, 123, 134 Reconnaissance : 25, 56, 105, 118, 129,

Temps : 25, 27, 35, 54, 65, 76, 89, 106, 130, 131

118, 124 Transformation : 97

Vie : 90, 104, 108, 120, 125, 127, 129, 133 Vulnérabilité : 57, 122, 124 130, 131

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Remerciements

Aux membres du Mouvement ATD Quart Monde et à ses responsables qui ont cru en ce mémoire.

Aux amis africains qui m'ont accueilli et guidé sur cette terre pleine de chaleur.

A Gaston Pineau et Patrick Brun, nos professeurs, qui ont su nous transmettre la rigueur d'une analyse de pratique et nous ouvrir à d'autres pensées.

A tout ceux qui m'ont aidé dans cet effort de mémoire et d'expression : Marie-Ange Libert, Honorine Kouamé, Niek Twehuisen, Jean Marcq pour leur témoignage.Daniel Fayard et Jean-Christophe Sarrot pour les relectures et les conseils.

Un merci tout particulier à Françoise, ma femme, pour ses conseils et son encouragement de tous les instants.

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Sommaire

Introduction 4

PREMIERE PARTIE : GENESE DE LA RECHERCHE 5

Chapitre 1 : Des gens de chez nous se retrouvent à l'écart, une interpellation 6

Chapitre 2 : Le contexte 17

Chapitre 3 : Problématique. Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu'où? 19

Chapitre 4 : Éclairage conceptuel 23

Chapitre 5: Méthodologie 38

DEUXIEME PARTIE / SE FAIRE PROCHE DES PLUS PAUVRES 42

Chapitre 1 : Analyse d'une présence-action au camp pénal de Bouaké 43

Chapitre 2 : Analyse des interviews de volontaires ATD Quart Monde 87

Chapitre 3 : Analyse transversale : le savoir d'une pratique 113

Chapitre 4 : Spécificités du volontariat ATD Quart Monde 122

Conclusion générale 134

Bibliographie 136

Index des principaux auteurs cités 138

Index des mots clés 139

Table des matières 140

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Jean Pierre Daud - “Becoming close to the poorest, why, how, to what extent?” From a presence in the penal camp in Bouaké in the Ivory Coast. A memoir supported within the frame work of the DUHEPS 2008. University of Tours.

In our modern day societies, the very poor are excluded, they are frightened. Big

poverty is approached as a set of technical problems such as work, housing, material

means and education. The person in poverty is too often seen as someone who is

assisted. But “the poor man” is a person first and his shout, calls out the human

community.

In what to become close to the poorest, favour their recognition and allows them to

participate in the building of a fair society where no one is left behind.

In answer, Jean-Pierre Daud analyses the practice of the volunteer core of ATD Forth

World from his own practice during his presence and actions in a prison in Africa.

His exploration relies on his daily writings from this period and from interviews with

volunteers from ATD Fourth World, analysing the tension between close-foreigner,

active-passive and contract-gift.

This analysis shows that the poorest can be unifiers of humanity because they reveal

the essential in human beings, but to do that they need intermediate communities

who allow a recognition of the poorest and links them to society as citizens and co

builders of this society.

Key works: deep poverty, destitution, exclusion, paradox, accompaniment, commitment, vulnerability, time, recognition

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Jean-Pierre Daud - « Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment,

jusqu’où ? » À partir d’une présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte

d’Ivoire. Mémoire soutenu dans le cadre du DUHEPS 2008. Université de

Tours.

Dans nos sociétés modernes, les très pauvres sont exclus. Ils font peur. La grande

pauvreté est abordée comme un ensemble de problèmes techniques : travail,

logement, moyens de subsistance, éducation. La personne pauvre est trop souvent

considérée sous l’angle de l’assistance. Mais « le pauvre » est d’abord une personne

et son cri interpelle la communauté humaine.

En quoi, se faire proche des plus pauvres, favorise leur reconnaissance et leur permet

de participer à la construction d’une société juste où personne n’est laissé de côté ?

Pour apporter une réponse, Jean-Pierre Daud, analyse la pratique du volontariat ATD

Quart Monde à partir de sa propre pratique durant sa présence-action dans une prison

en Afrique. Son exploration s’appuie sur ses écrits quotidiens lors de cette période et

sur des interviews de volontaires ATD Quart Monde en analysant la tension entre

proche-étranger, actif-passif, contrat-don.

Cette analyse montre que les plus pauvres peuvent être fédérateurs d’humanité car ils

révèlent l’essentiel de l’être humain, mais pour cela ils ont besoin de communautés

intermédiaires. Des communautés qui permettent une reconnaissance des plus

pauvres et les relient à la société comme citoyens et co-bâtisseurs de cette société.

Mots clés : grande pauvreté, misère, exclusion, proximité, paradoxe, accompagnement, engagement, vulnérabilité, temps, reconnaissance