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Université de Montréal Les écrits du Sous-Commandant Marcos, vers une réhabilitation de la fonction heuristique et critique de l’utopie par Sophie Mauzerolle Département de littérature comparée, Faculté des arts et des sciences Mémoire présenté à la Faculté des arts et des sciences en vue de l’obtention du grade de M.A en littérature comparée août 2013 © Sophie Mauzerolle, 2013

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Université de Montréal

Les écrits du Sous-Commandant Marcos,

vers une réhabilitation de la fonction heuristique et critique de l’utopie

par

Sophie Mauzerolle

Département de littérature comparée,

Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté à la Faculté des arts et des sciences

en vue de l’obtention du grade de M.A

en littérature comparée

août 2013

© Sophie Mauzerolle, 2013

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Université de Montréal

Faculté des études supérieures et postdoctorales

Ce mémoire intitulé :

Les écrits du Sous-Commandant Marcos,

Vers une réhabilitation heuristique et critique de l’utopie

Présenté par :

Sophie Mauzerolle

A été évalué par :

Amaryll Chanady, directrice de recherche

Jacques Cardinal, professeur agrégé

Livia Monnet, professeur titulaire

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TABLE DES MATIÈRES

Pages titres i

Table des matières iii

Résumé iv

Abstract v

Introduction 1

Chapitre 1 : Pour une définition de l’utopie 8

Utopie et utopisme 13

Historicité de la pensée utopique 18

Universalité de la pensée utopique 28

Définition de l’utopie 35

Chapitre 2 : Henri Lefebvre, une théorie de la production de l’espace 38

L’espace social est un produit social 40

La production de l’espace, un schéma tripartite 52

L’espace de l’utopie dans la production de l’espace : du domaine des représentations 58

Chapitre 3 : Les écrits du Sous-Commandant Marcos : les mécanismes de l’utopie 64

Contradictions dans les écrits de Marcos 65

La production d’un espace de la représentation 71

La production d’une représentation de l’espace 90

L’espace utopique : les mécanismes du neutre 102

Conclusion 115

Bibliographie 120

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Résumé

Ce mémoire porte sur le caractère heuristique et critique du discours utopique qu’il conviendra de

mettre en lumière à travers les écrits du Sous-Commandant Marcos, écrits qui constituent un cas

exemplaire des mécanismes que met en œuvre le discours utopique. Partant de la définition

opératoire de l’utopie comme expression d’un imaginaire social qui relèverait d’une pratique

utopique dont la fonction serait de critiquer le caractère idéologique des représentations spatio-

temporelles induites par l’ordre dominant et, se questionnant par la suite sur la nature de l’ordre

dominant contemporain et le caractère spatial de son hégémonie grâce aux travaux d’Henri

Lefebvre et de David Harvey, il s’agira de montrer comment, au sein de ses textes, Marcos

parvient à produire un espace représentationnel alternatif dans lequel opère un mécanisme de

neutralisation des contradictions (Louis Marin), une véritable épochè, une suspension du

jugement, seule condition de possibilité du dépassement des contraintes de l’ordre dominant dans

le discours et les représentations.

Mots clés : utopie, Sous-Commandant Marcos, néozapatisme, représentations, idéologie,

espace social, Henri Lefebvre, neutre, neutralisation, Louis Marin, dignité.

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Abstract

This thesis focuses on the heuristic and critical character of the utopian discourse, as it will be

demonstrated through the Subcomandante Marcos’ writings, which present an exemplary case of

the mechanisms at play in the utopian discourse. Starting with the operational definition of utopia

as an expression of a social imagination resulting from a utopian practice whose function would

be to criticize the ideological nature of spatiotemporal representations imposed by the dominant

order and, subsequently questioning the contemporary dominant order and the spatial nature of its

hegemony with the help of Henri Lefebvre and David Harvey’s works, the objective will be to

demonstrate how, in his texts, Marcos produces an alternative representational space in which a

mechanism of neutralization of oppositions (Louis Marin), an epoché, a judgment suspension

occur, that is the only condition of possibility for overcoming the dominant order constraints in

the realm of discourse and representations.

Key words: utopia, Subcomandante Marcos, neozapatism, representations, ideology, social

space, Henri Lefebvre, neutral, neutralization, Louis Marin, dignity.

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INTRODUCTION

« Le temps était à la culture d’entreprise,

à l’apologie de la réussite individuelle et du profit,

au désenchantement, à la résignation et au conformisme »

Jérôme Baschet, L’étincelle zapatiste

Il s’agit désormais d’un lieu commun des plus généralisés; l’humanité nage en pleine crise

de sens. Le néolibéralisme tel qu’il se développe depuis les années ‘70, avec sa dérégularisation

des marchés basée sur un système de changes flottants, avec sa mobilité accrue des capitaux et sa

logique spéculative, a profondément bouleversé notre monde. « Importance croissante des grands

groupes transnationaux, pouvoir exorbitant des institutions internationales (FMI, BM, OMC),

perte de souveraineté des États prisonniers du pouvoir financier, privatisation et démantèlement

des services sociaux, accentuation des inégalités sociales tant entre nations qu’au sein de chaque

pays, baisse des salaires réels, explosion du nombre de personnes en situation de pauvreté,

surexploitation de la main-d’œuvre […], augmentation du chômage, du travail précaire et de la

marginalité dans les pays riches, multiplication […] des populations déplacées et réfugiées ainsi

que des migrants illégaux »1. La liste des répercussions de ce nouvel ordre économique mondial

sur notre existence est bien longue. Mais au-delà de ces conséquences pratiques, concrètes ou

plutôt derrière celles-ci, une autre conséquence plus sournoise, insidieuse et dont découlent peut-

être en grande partie les autres, est celle d’une faillite de notre inscription symbolique dans le

monde, c’est-à-dire de la manière dont nous faisons sens de notre expérience du monde, de la

manière dont notre existence s’inscrit dans le temps et dans l’espace. La logique néolibérale

1 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p. 104.

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facilitée par le développement de nouvelles technologies de communications et d’informations,

semble avoir eu comme conséquence l’accélération du temps et la réduction de l’espace.

Le néolibéralisme ne répond plus qu’aux « lois exacerbées de la rentabilité et leur lutte

acharnée contre le paramètre temporel : maximalisation du temps disponible et réduction de la

durée de chaque opération, flux tendus et rotation accélérée des stocks produits, rapidité des

mouvements de capitaux et profits éclairs de la spéculation »2. Ce culte néolibéral de la vitesse,

de l’urgence, transforme notre expérience du temps en une suite interminable d’instantanés, un

cortège de maintenants en puissance n’attendant d’être actualisés que pour être immédiatement,

expressément remplacés par d’autres instantanés, nous rendant ainsi prisonnier d’un éternel

présent qui alimente l’oubli et obstrue l’avenir. Un présent omniprésent rendant suspecte toute

tentative de transformation du monde, comme si toute forme de praxis dont l’objectif serait la

modification du réel était à proscrire, rendant caduque jusqu’à l’idée même de projet.

Et, même avec un projet, il ne semble pas y avoir de collectif pour le porter. La mainmise

du néolibéralisme sur l’espace, qui induit partout sa logique marchande, qui tend à faire du

monde entier un espace normalisé à son service, paradoxalement, fragmente le monde en

morceaux, abandonnant les pièces qui ne servent plus, créant un climat d’insécurité favorisant

l’individualisme et le repli identitaire. « Tout en affaiblissant le cadre des États-nations au profit

d’injonctions et d’interdépendances transnationales, la mondialisation s’accompagne de blocages

antimigratoires et de replis identitaires, de multiplication des frontières et de fragmentations

politiques, appuyés sur des formes plus ou moins fanatiques de revendications nationalistes ou

2 Ibid., p.182.

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ethniques »3 Ainsi, même si l’on parvient à se préserver une certaine volonté de changement, un

levier collectif fait défaut, et ainsi, aucune emprise sur l’espace n’est possible. Nous sommes

ainsi les esclaves d’un présentisme absolu vécu dans l’isolement globalisé.

Et pourtant, voilà qu’un facteur inattendu est descendu des montagnes, à contre-courant

du sens ou plutôt du non-sens actuel du monde, pour dénoncer haut et fort, les affres du

néolibéralisme. C’est le 1er janvier 1994, date d’entrée en vigueur de la zone de libre-échange

entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, que surgit, des confins de la jungle lacandonne au

Mexique, une des plus novatrices contestations politiques et sociales qui soit, l’une des premières

manifestations mondiales d’une résurgence des revendications sociales radicales et l’ébauche

d’une nouvelle pensée critique favorisant un renouvellement des formes de luttes collectives.

C’est une révolte paysanne indienne armée qui éclate dans l’État du Chiapas, au Sud-Est

du Mexique. L’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) réussit à occuper rapidement,

plusieurs villes et villages de la région. Les revendications sont claires : d’un point de vue

régional, on exige une amélioration des conditions de vie de la population indienne,

principalement à travers une redistribution équitable des terres et, d’un point de vue national, on

demande la destitution du président Salinas de Gortari, qui aurait accédé au pouvoir grâce à des

élections frauduleuses. On exige ainsi la fin d’un régime de parti unique, au pouvoir depuis plus

de 65 ans et l’on revendique l’institution d’une démocratie réelle et effective sous la bannière de

“démocratie, justice et liberté”. Plus encore, on propose une critique radicale du néolibéralisme et

de la globalisation ainsi qu’une stratégie internationale de la résistance.

3 Ibid., p.236.

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L’EZLN aura tôt fait de se gagner l’appui de la population mexicaine et de susciter

l’admiration, un peu partout à l’extérieur du Mexique. De célèbres réalisateurs, de populaires

groupes de musiques, de nombreux écrivains font en effet, la promotion du mouvement. Le

milieu académique n’étant pas en reste, de nombreux intellectuels s’empressent de célébrer

l’originalité et la nouveauté du mouvement. Kristine Vanden Berghe, dans son ouvrage

“Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos”4, en dresse un

portrait plutôt exhaustif. On qualifie, entre autre, l’insurrection zapatiste de révolution dans la

révolution, célèbre expression que Régis Debray avait employé pour décrire à l’époque, la

révolution cubaine. Alain Touraine, grand spécialiste des mouvements sociaux en Amérique

latine a qualifié la révolte chiapanèque de rupture épistémologique dans l’histoire de la guérilla,

alors que Jérôme Baschet la définit comme étant la guérilla de la fin de la guérilla. Fuentes l’a lui,

qualifiée de première rébellion postcommuniste, Manuel Castells comme du premier “informal

guerilla movement”, Roger Barbach comme de la première révolution postmoderne et Kathleen

Bruhn comme de la première guérilla post guerre froide en Amérique.

Mais, qu’a de si extraordinaire ce mouvement? En quoi se distingue t-il des nombreuses

guérillas indigènes des décades précédentes ayant secoués à plusieurs reprises le continent sud-

américain ou de celles qui subsistent encore, tel l’EPR qui, contemporain de l’EZLN, n’a pas su

susciter ni l’engouement ni l’intérêt, que ce soit au Mexique ou à l’extérieur? Comment expliquer

le succès qu’a eu la lutte néo zapatiste dans le contexte néolibéral explicité ci-haut. Une révolte

d’une telle magnitude semblait tellement inconcevable chez les sbires mexicains de l’économie

de marché, que l’État, possédant pourtant bon nombre d’informations sur l’activité

4 VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.22.

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révolutionnaire en gestation au Chiapas n’a pas cru bon de se prémunir d’aucune façon contre les

insurgés. Tout au plus pensaient-ils peut-être avoir affaire à une guérilla marginale, surannée que

la population ne demanderait qu’à étouffer.

D’ailleurs, l’improbabilité d’un tel événement explique sûrement en grande partie, la

méfiance et le sarcasme que le néo zapatisme a rencontré parfois, à ses débuts, au Mexique et

ailleurs. Octavio Paz, décriant le caractère régressif de la guérilla a à cet égard écrit, dans la revue

Vuelta suite à l’insurrection du 1er janvier : « Somos testigos de una recaída en ideas y actitudes

que creíamos enterradas bajo los escombros –cemento, hierro y sangre– del muro de Berlín »5.

Les références au mur de Berlin et à la fin de la Guerre Froide sont nombreuses à l’époque,

comme en témoigne aussi ce passage d’un article d’opinion de Vargas Llosa dans le numéro du

16 janvier 1994 du journal El País qui, en parlant du Sous-Commandant Marcos écrit : « El

distraído guerrillero no parecía saber por qué cayo el muro de Berlín »6. Il avait tout faux. Deux

années plus tard, Marcos propose l’idée d’une Rencontre européenne contre le néolibéralisme à

Berlin. « Sur le mensonge de notre défaite, le Pouvoir a construit le mensonge de sa victoire. Et le

Pouvoir a choisi la chute du mur de Berlin comme symbole de sa toute-puissance et de son

éternité. […] Pourquoi ne pas commencer par aller de nouveau en ce lieu, dans ce symbole que le

Pouvoir maintient comme celui de la fin de l’histoire et de l’éternité de son mandat? »7

5 « Nous sommes témoins d’une rechute dans des idées et attitudes que nous croyions enterrées sous les décombres –ciment, fer et sang– du mur de Berlin. » PAZ in. Ibid., p.20. 6 « Le distrait guérillero ne semblait pas savoir pourquoi était tomber le mur de Berlin. »VARGAS LLOSA in. Idem. 7 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p. 104.

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Outre certains détracteurs, de nombreux penseurs, ont par ailleurs travaillé à défendre

l’originalité de mouvement, à soutenir son exemplarité, mettant en lumière ses innovations

d’ordre social, politique et économique. Et si tous les chercheurs soulignent le caractère tout à fait

innovateur des écrits du Sous-Commandant Marcos qui ont contribué d’une part, à populariser le

mouvement et, d’autre part, à en façonner la légitimité, il n’existe encore, presque vingt ans après

son apparition, que très peu de recherches qui aborde la guérilla néo zapatiste d’un point de vue

littéraire, discursif. Or, Marcos a su inventer pour la révolution, un nouveau langage, un mélange

fascinant de styles, oscillant entre le pamphlet politique et la prose littéraire, une écriture hybride

de grande qualité, et qu’il a su diffuser massivement grâce à un usage sans précédents des

nouveaux médias de communication. Cette facette du mouvement prenant une importance telle

que l’on a fini par qualifier l’insurrection néo zapatiste de guérilla de papier. La stupéfiante

réussite du mouvement zapatiste tient, selon nous en grande partie au fait que Marcos met en

œuvre, dans ses textes, une stratégie discursive particulière, celle de l’utopie.

Car l’utopie est ce formidable outil heuristique et critique, particulièrement nécessaire

dans le contexte actuel en ce qu’elle joue précisément sur notre inscription symbolique dans

l’espace et le temps, remettant en question les prérogatives de l’ordre dominant néolibéral sur nos

représentations spatio-temporelles. Nous tenterons donc de montrer les mécanismes de l’utopie à

l’œuvre dans les textes de Marcos, et montrer ainsi comment elle répond à la crise actuelle de nos

représentations spatio-temporelles en en présentant non seulement une alternative mais une

critique radicale de l’ordre établi, nous permettant un instant de s’extraire de la réalité afin de se

réapproprier la possibilité de modifier notre présent dans un horizon d’attente désormais libre de

toute nécessité.

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Pour ce faire, nous devrons d’abord nous doter d’une définition de l’utopie. Comme nous

le verrons sous peu l’utopie est un concept qui a la vie longue. Ses manifestations sont multiples

et ses théorisations, foisonnantes. Elle se situe à la frontière de nombreuses disciplines et

traditions; le problème de sa définition se pose donc dès qu’on l’aborde et les questions

auxquelles on doit répondre dès qu’on la mentionne sont nombreuses. Nous devrons par la suite,

nous doter d’une théorie des représentations, puisque c’est précisément, ce sur quoi elle agit, en

tant qu’expression d’un certain imaginaire social. Nous devrons nous doter aussi d’une réflexion

sur la nature de l’ordre établi contemporain, puisque nous verrons comment l’utopie tente de le

remettre en question, de critiquer les représentations du temps et de l’espace qu’il impose. Nous

montrerons ensuite, plus précisément, comment opèrent les mécanismes de l’utopie à l’œuvre

dans le corpus de textes de Marcos, tentant ainsi de démontrer la pertinence accrue d’un tel outil

critique dans le contexte actuel. Nous nous laisserons finalement sur quelques réflexions sur les

limites de la fonction utopique.

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CHAPITRE I

Pour une définition de l’utopie

En ce début de troisième millénaire, l’utopie est un sujet à la mode. En témoigne la

prolifération de centres de recherche consacrés à son étude : la Society of Utopian Studies au

États-Unis, The Utopian Studies Society en Angleterre, Utopies, Autrement en France pour ne

nommer qu’eux. En témoigne aussi la publication d’un Dictionnaire des Utopies sous la direction

de Michèle Riot-Sarcey en 2002 chez Larousse/VUEF, la création d’une collection Utopies chez

l’Harmattan, les numéros consacrés au sujet dans différentes revues, les congrès, colloques ainsi

qu’une pléthore d’ouvrages venant grossir les rangs d’une bibliographie déjà foisonnante. Alors

que l’intérêt pour l’utopie est en recrudescence, paradoxalement, on ne cesse d’entendre que

l’utopie est lettre morte, que la chute du mur a emporté dans son sillage l’utopie, terme auquel

semble t-il, fait-on de plus en plus appel dans les discours de dénigrement. En effet, alors que

s’est propagée la définition péjorative d’utopie conçue comme projet irréalisable, comme

chimère, qualifier une idée, un discours, un projet d’utopique semble suffire désormais à le

discréditer. Or, si l’utopie est souvent appelée à contribution, tout auteur, tant celui qui la

revendique que celui qui la déplore fait face à un enjeu qui n’est par ailleurs pas le lot des

penseurs contemporains de l’utopie, mais qui est plutôt, conditionnel à l’utopie même, celui de sa

définition.

En effet, qu’est-ce que l’utopie? L’utopie est un objet extrêmement ambigu. Cette

ambigüité tient d’abord à un paradoxe inhérent à l’utopie du point de vue épistémologique. C’est

que pour construire le néologisme, l’auteur Thomas More, fait une jonction entre le préfixe

négatif grecque “ou”, qui signifie sans ou non et le terme topos qui signifie lieu. Utopie signifie

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donc quelque chose comme sans lieu ou non lieu. Or ce que l’on oublie souvent, c’est que More a

inventé un second néologisme qui paraît dans l’édition de 1618 et qui est celui d’Eutopie. Or le

préfixe “eu” en grecque signifie bon. Le pays de Thomas More serait donc un non lieu mais

paradoxalement le lieu du bon, du bien. La question se pose dès lors, du simple point de vue

sémantique, à savoir s’il s’agit d’un lieu qui n’existe tout simplement pas, pur produit de

l’imagination d’un auteur ou d’un lieu qui, géographiquement situable, n’existe pas encore

puisque l’on n’y a pas encore accédé au bonheur, ou alors d’un lieu de l’esprit, d’un domaine de

la pensée partagé de tous. Plus encore, l’ambigüité du terme tient aussi du fait qu’il s’agit d’un

objet qui a la vie longue et qui a été théorisé par des penseurs issus de nombreuses disciplines que

ce soit la philosophie, la littérature, la politique, l’histoire, la religion, au sein de plusieurs cadres

théoriques différents et à plusieurs époques différentes.

Cette ambigüité inhérente au terme, doublée du caractère historique du concept fait en

sorte que les questions qui surgissent dès que l’on mentionne le terme d’utopie sont légions.

L’utopie, est-ce une expérience concrète, expérimentation réelle de vivre autrement, que l’on

pense aux missions jésuites du XVIIe et XVIIIe siècle en Amérique latine, aux quelques

communautés utopiques influencées par le phalanstère de Fourier ou de la théorie coopérative

d’Owen, que l’on pense aux kibboutz en Israël au milieu du XXe siècle ou, plus près de nous, aux

écotopies. L’utopie, serait-elle une disposition de l’esprit, et si elle l’est, est-elle historiquement

déterminée ou est-elle une façon de pensée inhérente au genre humain? L’utopie fait-elle

contrepoids au mythe, ou à l’idéologie? Ou alors est-ce un corpus de textes, et si oui, qu’est-ce

qui y entre? Reconnaît-on l’utopie à sa forme, au contenu qu’elle déploie ou encore à sa ou ses

fonctions? La reconnaît-on à son caractère impossible, est-ce une fuite hors du réel ou doit-on la

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considérer comme un programme politique applicable, reconnaît-on l’utopie à la démarche

qu’elle sous-tend ou à ses conséquences, ses résultats? Ou serait-elle une stratégie discursive

permettant à son auteur de critiquer le réel. Est-elle de l’ordre de la folie, de la démesure, ou fait-

elle appel à la raison?

Face à ces nombreuses questions, on peut répertorier chez les penseurs de l’utopie, trois

attitudes différentes. La première attitude est l’évitement. On traite de l’utopie comme si le

problème de sa définition était d’or et déjà réglé et que son référent était de prime abord entendu

de tous. On retrouve cette attitude de façon généralisée d’abord chez les détracteurs de l’utopie

qui, faisant appel au terme selon son acception de chimère, ne sentent pas le besoin d’expliciter

plus avant l’objet de leur critique. On peut, par ailleurs les comprendre. En effet, si l’on se fie à la

définition qu’en donne le Petit Robert8, l’utopie est d’abord un « pays imaginaire où un

gouvernement idéal règne sur un peuple heureux, le plan d’un gouvernement imaginaire, à

l’exemple de la République de Platon ou encore, un idéal, une vue politique ou sociale qui ne

tient pas compte de la réalité, une conception ou projet qui paraît irréalisable. » Or, encore selon

le Petit Robert, la première définition, datée de 1516 et coïncidant avec la publication de l’Utopia

de Thomas More, est qualifiée de vétuste par le dictionnaire. C’est un « mot, sens ou emploi de

l’ancienne langue, incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours et jamais employé, sauf

par effet de style : archaïsme »9, la seconde définition relèverait de la didactique, c’est-à-dire de

la langue savante, alors que la dernière acception du terme, datée du XIXe siècle serait de l’ordre

de l’usage courant.

8 COLLECTIF. Le nouveau Petit Robert de la langue française 2007, Paris, Éditions Le Robert, 2007, p.2665. 9 Ibid., p.XXXVI.

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Or cette attitude se retrouve aussi chez certains penseurs de l’utopie. On constate par

exemple, cette tactique d’évitement chez Charles Rihs qui, dans son ouvrage Les philosophes

utopistes parle des « écrivains utopistes dans le sens habituel » tout en se référant à More et

Campanella mais aussi à Montesquieu et Rousseau.10 On constate ici que le sens habituel ne va

pas de soi. On retrouve cette même conduite chez Michèle Riot-Sarcey, auteure par ailleurs très

consciente de l’ambigüité du terme et très sensible à la variété des manifestations de l’utopie mais

qui, dans son introduction au Dictionnaire des utopies, ancre justement cette compréhension

multiple de l’objet d’analyse, cette posture pluridisciplinaire, dans laquelle a été conçu le

dictionnaire, en opposition « aux classifications ordinaires ». Elle défend par la suite cette

position ainsi : « Conçue précisément à partir d’une analyse formelle, souvent an-historique, de

l’Utopia de More, (…), la réduction du genre utopique aux normes de la tradition a longtemps

servi de prétexte pour contourner l’instance du présent historique d’où émergent ces différentes

constructions projectives »11. Si l’auteure souhaite situer l’ouvrage en faux par rapport aux

acceptions traditionnelles de l’utopie, elle se garde bien d’en expliciter les contours. Plus encore,

si l’on regarde du côté de la tradition, alors que l’utopie était conçue comme genre littéraire, on

réalise rapidement que cette détermination du champ utopique s’avérait déjà problématique et

insuffisante.

L’écrivain Raymond Trousson, dans son essai D’utopies et d’Utopistes, répertorie

plusieurs tentatives de délimitation du corpus utopique en terme de genre littéraire par différents

auteurs et les problèmes de définitions auxquels ils sont confrontés. Ainsi, nomme t-il Gabriel

10 TROUSSON, Raymond. D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions l’Harmattan, 1998, p. 15. 11 RIOT-SARCEY, Michèle in. COLLECTIF. Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, 2007, p.IX.

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Naudé qui, en 1633 dans sa Bibliographia politica considère comme utopiste Platon, Campanella

et More mais aussi Plutarque, Cicéron et Montaigne. Alors que Lenglet-Dufresnoy dans un essai

de 1734 nommé De l’usage des Romans, face à l’impossibilité de faire une distinction précise

entre utopie, voyage imaginaire, fable, consacre un chapitre aux Romans divers ne se rapportant

à aucune des classes précédentes. Il cite aussi l’auteur Ph. B Gove qui ne parvient pas à établir de

réelles distinctions entre voyage imaginaire et utopie, même enjeu dans l’Encyclopédie de

l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction de Pierre Versins.12 Si certains,

comme l’auteur français Régis Messac, ont cru parvenir à une définition précise et circonscrite de

l’utopie, la rigidité du cadre à tôt fait de rendre complètement inopérante l’utopie et inintéressante

l’étude du genre. En effet, selon l’auteur de l’ouvrage Les premières utopies, « Le mot d’Utopie,

forgé par Thomas More, et de nom propre devenu générique, est d’usage courant pour désigner

les œuvres littéraires qui, sous une forme fictive et narrative, nous offrent l’image d’un État idéal,

où tous les maux et les torts de la société présente sont guéris et redressés. »13 Selon lui, l’utopie

se reconnaît à deux conditions suffisantes, une d’ordre formel et l’autre d’ordre thématique : « le

cadre, c’est-à-dire le récit d’aventures fantaisistes ou fantastiques, le roman merveilleux ou

géographique ; le contenu, c’est-à-dire la représentation d’une société idéale »14. En prenant pour

acquis que cette définition n’est pas problématique dans ses termes, et qu’elle est suffisamment

précise pour déterminer le caractère utopique des œuvres qui en constituent le corpus, ce qui n’est

par ailleurs, pas certain, elle pose tout de même un problème, celui d’être beaucoup trop

contraignante. En effet, selon cette définition, nombreux sont les auteurs généralement considérés

utopistes qui en sont d’emblée exclus. En effet, on ne peut qualifier les écrits d’Owen ou de

12 TROUSSON, Raymond. D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions l’Harmattan, 1998, p. 15-16. 13 MESSAC, Régis. Les premières Utopies, Paris, Éditions Ex Nihilo, 2008, p.17. 14 Ibid., p.34.

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Fourier, de récits d’aventures quand bien même ils tentaient d’esquisser un nouveau modèle de

société. Le caractère réducteur de la définition de Messac nie à l’utopie sa complexité, sa

richesse, et il n’est à cet égard pas surprenant que l’auteur en conclut que « ces écrits se répètent

beaucoup, on y retrouve cent fois les mêmes banalités, cent fois les mêmes lacunes ou les mêmes

erreurs »15. D’autres auteurs plus sensibles aux problèmes de définition de leur objet d’analyse, et

qui ont par ailleurs tenté de définir et délimiter le genre littéraire utopique, ont du se résoudre à

admettre qu’il s’agissait d’un échec. C’est le cas par exemple chez Hartig et Soboul qui, dans leur

essai Pour une histoire de l’utopie en France au XVIIIe siècle, doivent « se résigner à

l’impossibilité de constituer un corpus de l’utopie du siècle des Lumières » puisque celle-ci

dépasse largement « son signe littéraire »16.

Utopie et utopisme

C’est que, et c’est là un des plus importants nœuds du problème de définition de l’utopie,

si l’utopie peut être considérée comme un corpus de textes, régi par certaines règles ou

caractéristiques largement partagées la constituant en genre littéraire, elle est aussi le résultat

d’une pensée, d’une attitude ou tendance de l’esprit que l’on pourrait qualifier d’utopique.

L’utopie serait alors à la fois le texte mais aussi la pensée qui l’a fait naître, d’où la distinction

que Trousson établit entre utopie et utopisme, selon l’acception d’Alexandre Cioranescu17 et qui

relèverait d’une attitude mentale. Plus encore, selon Fernando Ainsa, « grâce à l’adjectif

“utopique”, l’utopie est devenue “un état d’esprit”, synonyme d’attitude mentale rebelle,

15 Ibid., p.17. 16 HARTIG, I. et SOBOUL, A. Pour une histoire de l’utopie en France au XVIIIe siècle in. TROUSSON, Raymond. D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions l’Harmattan, 1998, p. 17. 17 Voir CIORANESCU, Alexandre. L’avenir du passé: utopie et littérature. Paris, Gallimard, 1972.

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d’opposition ou de résistance à l’ordre établi, s’accompagnant de la proposition d’un ordre

radicalement différent »18.

Ainsi l’utopie n’est plus ou n’est plus simplement une œuvre cohérente d’un genre défini,

elle devient une pensée, une force mentale qui peut être à l’œuvre dans l’utopie mais qui ne s’y

résume pas non plus. Elle est beaucoup plus profonde, complexe, elle est l’expression de

l’imagination ou de l’imaginaire social. On retrouve cette acception de l’utopie en terme

d’expression de l’imaginaire social chez plusieurs auteurs dont Bronislaw Baczko, selon qui « les

utopies sont un des lieux, parfois le lieu privilégié où s’exerce l’imagination sociale, où sont

accueillis, travaillés et produits les rêves sociaux individuels et collectifs »19. Le philosophe Paul

Ricœur considère aussi l’utopie comme expression de l’imaginaire social, tel qu’il l’évoque

d’abord dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II en 1986, dans un chapitre intitulé

“L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social” et qu’il explicitera plus avant

dans une œuvre consacrée entièrement à cet enjeux : L’idéologie et l’utopie. On retrouve cette

même portée de l’utopie chez Trousson qui, même s’il préfère cantonner son étude à la littérature

utopique s’empresse d’ajouter « qu’il est essentiel de chercher sous quelles formes multiples

s’exprime un imaginaire social traduisant un certain dynamisme et volonté de transformation

globale de la réalité existante »20. Ce qu’il qualifie, tel que mentionné précédemment, d’utopisme.

18 AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p.21. 19 BACZKO, Bronislaw. Lumières de l’utopie, Paris, Éditions Payot, coll. Critique de la politique, 1978, p.31. 20 TROUSSON, Raymond. D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions l’Harmattan, 1998, p. 22.

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Ce glissement sémantique a d’énormes répercussions sur l’objet utopique. En effet, dès

lors que l’utopie n’est pas un texte régi par un ensemble de règles strictes, qu’elle est plutôt une

mentalité, un désir de rupture avec le monde tel qu’il est, le champ des possibles utopiques

s’élargit considérablement, puisque l’on peut prétendre à une lecture utopique de textes qui ne

sont pas, à proprement parler des utopies. Cette grille d’analyse utopique s’applique d’emblée au

domaine d’étude dont est issue l’utopie, c’est-à-dire la littérature. En effet, le caractère imaginaire

de la littérature en fait nécessairement une terre d’accueil privilégiée de la pensée utopique. C’est

ainsi que l’on peut caractériser d’utopique des œuvres aussi variées que le Gargantua de

Rabelais ; que l’on pense à son Abbaye de Thélème, le Don Quichotte de Cervantes ; que l’on

pense à son personnage éponyme mais aussi, souligne Ainsa, La Tempête de Shakespeare,

Prométhée libérée de Shelley, de nombreuses nouvelles de Borges ou le Rayuela de Cortázar21

peuvent facilement se retrouver dans la catégorie des utopiques. Mais la mentalité utopique ne

s’arrête pas là. En effet, tout autre texte peut déceler un caractère utopique : essais politiques,

philosophiques, pamphlets, discours. Ainsi peut-on gonfler les rangs des auteurs utopiques avec

Platon et sa République, Rousseau avec sa Nouvelle Héloïse ou encore Christophe Colomb et son

Journal. Par ailleurs, sous l’impulsion des travaux du philosophe Ernst Bloch, principalement

dans les trois volumes du Principe Espérance, plusieurs en sont venus à considérer utopiques,

toute sorte de manifestations dépassant l’ordre du texte : dans l’art, dans l’architecture, dans les

mouvements d’avant-gardes, dans les manifestations sociales. Car, nous dit Baczko, « pratiquer

un certain discours, c’est aussi dire une certaine pratique. Si les idées-images utopiques

21 AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p. 35-36.

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s’associent plus ou moins durablement à un certain langage, ceci attestent que ceux qui le

pratique pensent, imaginent et, à la limite, agissent en fonction de l’utopie »22.

Notons au passage que si l’on fait appel à l’esprit utopique pour éclairer des textes non

utopiques, on continue par ailleurs de se baser sur certaines caractéristiques formelles et

thématiques reconnues comme utopiques pour rendre compte de mouvement sociaux ou

manifestations que l’on pourrait qualifier de réelles de l’utopie. En effet, si ces constantes

utopiques telles le voyage, l’insularité, l’autarcie, la planification urbaine n’ont plus préséance

dans la compréhension de l’objet utopique, elles continuent d’être d’excellentes balises dans

l’interprétation de certaines réalités. Le philosophe et sémiologue français Louis Marin par

exemple, propose, suite à une étude des espaces utopiques, une réflexion fort intéressante sur le

caractère utopique d’un espace réel, en Californie : Disneyland. Selon lui, Disneyland est une

utopie « en ce qu’elle est la représentation du rapport imaginaire que la classe dominante de la

société américaine entretient avec ses conditions réelles d’existence »23. Il parvient à cette

conclusion en étudiant entre autre la disposition des manèges dans l’espace, en somme, la

planification urbaine du lieu, selon une pratique utopique de l’espace.

Un autre exemple de l’usage de caractéristiques littéraires dans l’étude de manifestations

concrètes de l’utopie, est Cuba. C’est ainsi que de nombreux auteurs ont traité de la révolution

cubaine comme d’une utopie réalisée24. En effet, si le régime cubain est désormais tombé dans le

22 BACZKO, Bronislaw. Lumières de l’utopie, Paris, Éditions Payot, coll. Critique de la politique, 1978, p.36. 23 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p. 298. 24 Voir MACHOVER, Jacobo. “Cuba: l’utopie réalisée” in. Utopies en Amérique Latine, Paris,

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discrédit, il a longtemps été considéré, par nombre d’intellectuels du monde entier, comme une

réussite, comme une grande victoire de l’idéal sur la réalité. La nature insulaire de Cuba y est

pour quelque chose. En effet, nombreuses sont les utopies qui se situent sur une île; l’isolement

géographique, l’autarcie permettant aux communautés utopiques de se défendre du monde

extérieur. L’insularité est ainsi garante de la préservation des utopiens face à la corruption du

reste du monde. Il en est ainsi pour l’Eldorado de Voltaire par exemple ou pour l’Utopia de More.

« Cet archétype de l’île dans la géographie utopique », nous dit Ainsa, « permet à un essayiste

comme Ezequiel Martínez Estrada d’affirmer que Cuba est l’île que More avait imaginé »25.

D’autre part, l’utopie se présente souvent sous forme de récit de voyage, c’est vrai de

l’utopie de More, mais aussi de la Cité du Soleil de Campanella par exemple. La trame narrative

du récit n’est donc pas, comme dans d’autres contextes littéraires, constituée par une série

d’événements, de péripéties, d’actions, mais par une suite de lieux, de topos, décrit par le

voyageur. « Ainsi le récit de voyage est la remarquable transformation en discours, de la carte, de

l’icône géographique. »26 Or la dimension du voyage est très présente dans l’imaginaire

identitaire cubain. « Nous descendons tous des bateaux »27, nous dit le poète Alejo Carpentier en

parlant de son peuple. En effet, « conquistadores, esclaves arrachés du golfe de Guinée et des

América, Cahier du CRICCAL #32, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2004. , ROUCAUTE. Yves. “Cuba : Géopolitique de l’utopie” in. COLLECTIF. Annuaire français de Relations Internationales, Paris, Bruylant, 2001.,MARTÍNEZ ESTRADA, Ezequiel. “El nuevo mundo, la isla de Utopía y la isla de Cuba”, En torno a Kafka y otros ensayos, Barcelone, Seix Barral, 1967, p.221-271. 25 AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p. 24. 26 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.65. 27 CARPENTIER, Alejo. in. ROUCAUTE. Yves. “Cuba : Géopolitique de l’utopie” in. COLLECTIF. Annuaire français de Relations Internationales, Paris, Bruylant, 2001, p.259.

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forêts de Mayombé, coolies chinois, colons français fuyant Haïti révolutionnaire au XIXe siècle,

paysans des îles Canaries venus récolter le tabac, Indiens venus du Yucatan, petites communautés

de Japonais, Nord-Américains, Suédois, tous sont venus par la mer, tous rêvent d’une histoire

imaginaire issue d’un voyage à travers les mers »28 jusqu’à cet Utopia, qu’est l’île de Cuba.

Toutes ces similitudes entre Cuba et l’utopie ont certainement contribué à forger « l’inscription

symbolique de l’individu dans un devenir et un sens communs »29 portée par la révolution sur

l’île. Mais aussi à renforcer le caractère inédit de l’expérience cubaine, tel qu’a pu l’observer le

reste du monde.

Historicité de la pensée utopique

Revenons maintenant à la pensée utopique. Nous avons constaté qu’elle était, pour

plusieurs auteurs, l’expression d’un imaginaire social. Or chez les théoriciens de l’utopie, on ne

s’entends pas à savoir si l’esprit utopique s’ancre dans une période historique déterminée qui

l’aurait vu naître ou s’il s’agit plutôt d’une « inclination naturelle de l’homme à transcender le

moment historique »30 comme le mentionne l’ancien directeur général de l’UNESCO, Federico

Mayor, en préface de l’ouvrage préalablement cité d’Ainsa. Si plusieurs auteurs optent pour la

théorie d’un avènement de la pensée utopique historiquement situable, ceux-ci ne s’entendent par

ailleurs pas toujours sur l’époque de son avènement. Or s’il y a discorde quant à l’âge d’or de la

pensée utopique, tous s’entendent pour dire qu’elle a partie liée avec une certaine conception du

temps, celle de l’avenir conçu comme progrès.

28ROUCAUTE. Yves. “Cuba : Géopolitique de l’utopie” in. COLLECTIF. Annuaire français de Relations Internationales, Paris, Bruylant, 2001, p.259 29 ZAWADZKI, Paul. Malaise dans la temporalité, Paris, Publ. de la Sorbonne, 2002, p.14-15. 30 MAYOR, Federico in. préface AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p. 24.

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Cette conception du temps existait bien entendu avant l’avènement de l’utopie. Chez

Augustin par exemple qui, dans sa philosophie de l’histoire, nous livre une des premières

théorisations du temps compris comme parcours, comme progrès entre un point de départ et

tendu vers un point d’arrivée. « La civitas humana, l’état terrestre, n’est qu’une préparation à un

état supérieur, à la véritable réalité qui est la cité de Dieu et qui, elle, se situe au-delà du temps.

[…] Il y a ainsi dans l’augustinisme […] l’idée d’un temps orienté dans un sens progressif, avec

un avant et un après »31. Si dans le cadre de la réflexion d’Augustin, le progrès n’est pas l’affaire

de l’homme, qui passif, ne peut que soumettre sa conduite aux impératifs divins, on décèle

néanmoins un horizon d’attente et une fin de l’histoire, ponctuée par le triomphe de Dieu.

Il faudra attendre le XVIe siècle, pour que s’effectue un changement de paradigme

temporel majeur, lorsqu’apparaissent, dans la même décade, trois ouvrages majeurs pour la

culture occidentale en pleine transition vers la Renaissance. Il s’agit de l’Éloge de la folie

d’Erasme (1509), Le Prince de Machiavel (1513) et de l’Utopie, de More (1516). Que

contiennent précisément ces ouvrages, et quelles idées nouvelles y sont en germe? Ce qui s’y

dévoile n’est autre qu’une nouvelle conception de l’homme, favorisant une nouvelle

compréhension du temps qui modifiera irrémédiablement le dispositif du progrès. L’humanisme

donne naissance à la notion de libre-arbitre, à partir de laquelle l’histoire ne peut plus être conçue

comme un temps à subir. L’histoire, désormais, relève d’un faire humain, et, d’un paradigme

temporel que l’on pourrait qualifier de théologique, s’insinue une nouvelle logique de la

temporalité, désormais délestée du poids de la Providence, le temps téléologique.

31 LAÏDI, Zaki. Un monde privé de sens, Paris, HACHETTE Littératures, coll. Pluriel, 2001, p.49.

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Cette sécularisation de l’idée de progrès connaît son expression la plus achevée à l’époque

des Lumières en ce qu’elle s’universalise d’une part, et se radicalise d’autre part. En effet, les

Lumières se caractérisent par une valorisation de la connaissance rationnelle, et ce, dans tous les

domaines, et que l’on constate à l’engouement sans précédent pour la science, la technique tel

qu’il se manifeste entre autres exemples, dans les nombreux projets d’Encyclopédies qui voient le

jour. Qui plus est, la connaissance, la quête du savoir devient affaire de tous, responsabilité

partagée, comme l’exprime la célèbre formule de Kant : Sapere aude. Ose penser! Cette

injonction, cette intimation de se servir de son entendement sans le recours d’autrui, afin de

progresser vers la connaissance s’adresse désormais à tout un chacun. Ainsi, le progrès ne se

résume plus à une simple logique du monde implicite, à une conception matricielle de notre

expérience du monde. Le progrès est désormais un projet, un objectif concret, vécu, orienté et

surtout, partagé. « Si donc maintenant on nous demande, nous dit Kant en 1784 : " Vivons-nous

actuellement dans un siècle éclairé ?", voici la réponse : "Non, mais bien dans un siècle en

marche vers les lumières." »32

La responsabilité du futur sous-tendue par l’idée d’un progrès possible étant désormais

celle des hommes, il n’est pas surprenant que l’utopie fleurisse. Et plusieurs auteurs font un

parallèle entre les idéaux des Lumières et l’avènement de la pensée utopique. C’est le cas de

Trousson qui postule que « le XVIIIe siècle à été l’âge d’or de l’utopie » parce que souligne t-il,

« l’utopie se présentait comme un commode instrument d’investigations des “possibles”

économiques et politiques » et que « quelles que soient les motivations de ces utopistes et les

32 KANT, Emmanuel. Qu’est-ce que les Lumières? in. MONDOT, Jean. Qu’est-ce que les Lumières? Textes choisis et traduits par, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1991, p.17.

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solutions qu’ils proposent, (…) ils expriment un fervent optimisme historique et

anthropologique : perfectibilité de l’homme, progrès des institutions, possibilité de bonheur

définitif »33. Il en va de même pour François Chirpaz pour qui la pensée utopique surgit « lorsque

la conscience de soi de la raison prend son plein essor, s’affirmant capable d’explorer le monde

(…) dans son intégralité, d’affirmer sur lui son emprise. Et d’affirmer enfin son emprise sur le

cours du devenir »34. Chez Baczko aussi, la mentalité utopique entre en scène grâce à l’idée de

progrès portée par les Lumières, comme en témoigne le titre de son ouvrage Lumières de l’utopie.

Selon lui, l’utopie comprise comme pratique intellectuelle naît de la « rencontre au cours du

XVIIIe siècle entre l’utopie et l’idée de progrès. Rencontre entre les images d’une société autre,

en rupture avec les réalités sociales et opposées à celles-ci et l’idée de l’histoire, considérée

comme œuvre purement humaine et comme l’enchaînement d’innovations qui, par leurs effets

cumulatifs, assurent au devenir collectif une continuité et une finalité. »35 Ainsi, l’utopie n’est

plus un ailleurs à situer sur des îles imaginaires, mais un ailleurs appartenant au temps historique,

une manière de concevoir l’avenir. Paradoxalement, cet avenir se veut un ici-maintenant comme

en témoigne ce passage de Lessing qui, parlant de l’homme éclairé dit : « Il jette souvent des

regards très justes sur le futur mais il est aussi semblable au rêveur, car il est incapable d’attendre

le futur. Il voudrait que celui-ci s’accélère et voudrait en être l’accélérateur…Car quel avantage

en tire t-il, quand ce qu’il tient pour meilleur ne le devient pas précisément de son vivant? »36

33 TROUSSON, Raymond. D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions l’Harmattan, 1998, p.147-148. 34 CHIRPAZ, François. Raison et déraison de l’utopie, Paris, Montréal, Éditions l’Harmattan, 1999, p.16. 35 BACZKO, Bronislaw. Lumières de l’utopie, Paris, Éditions Payot, coll. Critique de la politique, 1978, p. 153-154. 36 LESSING in. KOSELLECK, Reinhart. Le future passé: contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes etudes en sciences sociales, 1990, p.32.

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Avec la Révolution française s’opère un autre changement du paradigme temporel, qui ne

sera par ailleurs que temporaire. C’est que, si les penseurs des Lumières situent l’utopie dans

l’avenir dans le but avoué de modifier le présent, force est de constater qu’il s’agit d’un processus

qui n’est pas à terme et que le bonheur promis n’est pas encore atteint, comme en témoigne Kant

lorsqu’il fait de son siècle une marche vers les Lumières. Or suite à la Révolution, on considère

être parvenu à ce bonheur tant attendu. Le changement s’est déjà opéré et, ce qu’il faut

désormais, c’est d’en assurer la pérennité. « Le sentiment d’être entré dans une époque

exceptionnelle rejoint la détermination de rendre ce tournant irréversible; la volonté de s’emparer

du temps recoupe celle de transformer radicalement les façons collectives de vivre celui-ci. »37

Ainsi, Pierre Ansart voit juste lorsqu’il fait du calendrier révolutionnaire, l’expression d’une

nouvelle construction du temps.38 La nomenclature du nouveau calendrier, faisant référence à la

temporalité de la nature, confirme ce désir d’universalisation de la nouvelle construction du

temps. Le choix de termes se référant à la nature implique aussi un rejet du calendrier grégorien,

fortement lié au christianisme. Sans compter que l’an 1 du calendrier coïncide avec le début de la

République. On constate ainsi une évacuation radicale du passé. Mais, nous dit Ansart, « si le

passé est radicalement rejeté, le présent n’en est pas pour autant exalté pour lui-même. Le

révolutionnaire ne fait pas de la révolution le but suffisant de son action. »39. Ce que symbolise

finalement le calendrier révolutionnaire, n’est autre qu’une foi indéfectible en l’avenir, désormais

hissé au-dessus du passé et du présent.

37 BACZKO, Bronislaw. Lumières de l’utopie, Paris, Éditions Payot, coll. Critique de la politique, 1978, p. 213. 38 ANSART, Pierre. “Idéologies politiques et constructions du temps” in. ZAWADSKI, Paul. Malaise dans la temporalité, Paris, Publ. de la Sorbonne, 2002, p.74. 39 Idem.

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C’est suite à la Révolution française et ses turbulences que l’on assistera à une autre

poussée de la pensée utopique. En effet, contre les idées libérales qui prennent de l’ampleur et

face aux enjeux laissés en suspens par la Révolution, une série d’auteurs, de penseurs, tentent de

« constituer une nouvelle science sociale, (…) de fonder des projets de transformations radicales

de la société, qui permette(nt), notamment, de s’opposer au règne de l’individualisme et de

résoudre la “question sociale” »40. C’est l’époque que l’on qualifie à tort ou à raison des

socialismes utopiques et qui a vu naître entre autre, Fourier et Saint-Simon. Julien Freund situe

ainsi le passage d’une littérature utopique à une mentalité utopique à cette époque qui se

caractériserait, selon lui, par un passage d’une pensée spéculative à une pensée de l’action41. Il en

va de même pour le philosophe Henri Maler selon qui « ces socialismes n’ont pas rejoint

spontanément un genre prédéterminé. Leur inscription dans le genre utopique et la redéfinition du

genre à partir de cette inscription sont, au contraire, le produit d’une construction historiquement

située »42. Maler voit juste lorsqu’il parle de redéfinition du genre, en effet, les idées utopiques ne

se transmettent plus par le truchement de fictions politiques, ce qui était encore le cas à l’époque

des Lumières, et l’on assiste à l’apparition d’un nouveau genre de littérature utopique soit le

pamphlet ou l’essai. L’enchevêtrement du socialisme et de l’utopie, la modification des normes

du genre dans lequel il s’inscrit ainsi que l’apparition de ses détracteurs donnent naissance à un

autre problème de définition de l’utopie. Celui de la distinction entre utopies de fuite, d’évasion,

c’est-à-dire les utopies littéraires versus celles de reconstruction, c’est-à-dire les utopies à

caractère pratique, programmatique.

40 MALER, Henri in. COLLECTIF. Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, 2007, p.216. 41 FREUND, Julien. Utopie et violence, Paris, M. Rivière, 1978. 42 MALER, Henri in. COLLECTIF. Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, 2007, p.216.

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On retrouve cette distinction chez de nombreux penseurs, chez Freund par exemple, qui

fait la distinction entre utopies réalisables et utopies irréalisables43. C’est aussi le cas de Jean-

Michel Racault qui, suivant l’ambiguïté à l’œuvre dès la naissance du terme d’utopie chez More,

opère une distinction entre les eutopies, c’est-à-dire ce qu’il considère comme des utopies

programmatiques, et les utopies, qui relèveraient selon lui de la fiction littéraire44. Une distinction

similaire se retrouve chez Lewis Mumford qui considère que l’ambigüité du néologisme forgé par

More est applicable à une distinction entre la République de Platon et la Politique d’Aristote,

cette dernière s’apparentant à des questions socio-politiques réelles alors que l’œuvre de Platon

s’occuperait non pas de fiction littéraire mais de philosophie, et serait donc d’ordre théorique,

dichotomie qu’il applique par la suite à différents textes utopiques. Or il s’avère que cette

distinction ne soit que difficilement soutenable ou du moins plutôt poreuse, dans la mesure où

l’on peut trouver de nombreuses utopies littéraires dont l’impact sur le réel est indéniable. Alors

que certaines utopies à prétention réformatrice se sont avérées être plutôt de l’ordre de

l’innovation littéraire que de celui du réaménagement de la vie sociale et politique. Peu importe,

plusieurs lectures d’une même utopie sont toujours possibles, au-delà des intentions de son

auteur.

Ainsi, même si Thomas More dit clairement qu’il n’entretenait aucun espoir quant à la

mise en œuvre de son utopie, on ne peut pour autant, faire fi de l’immense influence qu’a eu le

récit d’Utopia en son temps. À tel point que Phillip E. Wegner prétend que le livre de More aurait

été décisif quant à l’avènement même de l’État-nation. C’est dans le récit d’origine de la société

43 FREUND, Julien. Utopie et violence, Paris, M. Rivière, 1978. 44 Voir RACAULT, Jean-Michel in. COLL. Ailleurs imaginés: Littérature, histoire, civilisations, Paris, Diffusion Didier-Érudition, 1990.

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utopique de More, que Wegner voit certaines caractéristiques qui seraient prémonitoires de la

pratique de l’espace propre à l’État-nation. C’est qu’Utopus, le héros fondateur d’Utopia, aurait,

suite à sa victoire sur Abraxa, fait creuser, par son armée et par les indigènes du continent, la

terre, jusqu’à ce qu’un morceau s’en détache, et que les eaux submergent l’espace ainsi créé entre

le continent et la nouvelle terre, de sorte que celle-ci devienne une île, l’île d’Utopia. « By

digging the trench that creates the insular space (…), Utopus marks à border where there had

previously existed only an indistinct frontier between "neighboring peoples", a disjunctive act of

territorial inclusion as well as exclusion that Anthony Giddens defines as a crucial dimension of

the subsequent spatial practices of the modern nation-state. »45 Nous constatons dès lors la

superficialité d’une telle distinction entre utopies littéraires et utopies pratiques pour déterminer

leur efficacité réelle.

L’inverse est aussi vrai, une utopie qui se présente comme projet politique peut tout aussi

bien résulter en une évolution littéraire plutôt qu’en une révolution effective. C’est le cas par

exemple, de l’utopie de Fourier qui, malgré de nombreuses tentatives de sa part et de la part de

plusieurs adeptes, d’être en partie, mise en pratique, et en dépit de ce que prétendent la majorité

des auteurs qui ont travaillé sur l’œuvre de Fourier, Roland Barthes y voit plutôt, un exercice de

style très innovateur, qu’un réel projet de réorganisation de la sphère sociale.46 Cette distinction

entre utopie de fuite et utopie de reconstruction entraîne par ailleurs un autre problème. C’est

qu’à vouloir séparer les utopies en catégories différentes, on se retrouve avec des critiques

irrésolubles. C’est que si l’on considère l’utopie comme une simple proposition imaginaire, on

45 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.50. 46 BARTHES, Roland. Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

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court le danger de la voir se faire reprocher de négliger une certaine logique de l’action, une

praxis, en tant qu’elle se constitue en « l’absence de toute réflexion de caractère pratique et

politique sur les appuies que l’utopie pourrait trouver dans le réel existant, dans ses institutions,

dans (…) le croyable disponible d’une époque »47. Alors que si on la considère comme un projet

concret de réaménagement social, elle court le risque de se faire reprocher son caractère

totalisant, définitif et, dans toute tentative d’actualisation, de subordonner la réalité à son idéal. Et

elle devient ainsi une menace. « Une autre prison que celle du réel est construite dans

l’imaginaire autour de schémas d’autant plus contraignants pour la pensée que toute contrainte du

réel est absente », « une sorte de logique folle du tout ou rien remplace la logique de l’action,

laquelle sait toujours que le souhaitable et le réalisable ne coïncident pas et que l’action engendre

des contradictions inéluctables »48.

On peut toutefois se demander, avec Ainsa, « si toute utopie ne contient pas des

ingrédients d’évasion et de reconstruction »49. Certains auteurs plus sensibles aux problèmes

qu’alimente une telle dichotomie ont tenté un autre type de distinction. C’est le cas de Peter

Alexander qui reprend la distinction de Mumford mais en fait plutôt une question de méthode

d’investigation plutôt que de classification des utopies. Selon lui, ce qui relèverait du caractère

pratique de l’utopie concernerait le domaine de la politique alors que ce qui relèverait de la

possibilité théorique de l’utopie serait du domaine de la philosophie50. On retrouve une

compréhension similaire de l’utopie chez Baczko, qui suggère de considérer l’utopie selon

47 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.429. 48 Ibid., p. 429-430. 49 AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p.54. 50 ALEXANDER, Peter, GILL, Roger. Utopias, London, Duckworth, 1984, p.33.

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diverses approches théoriques. Il distingue ainsi les études sur le genre littéraire utopique, sur la

pensée utopique, sur les utopies pratiquées, sur les matériaux symboliques constituant des utopies

et finalement sur les utopies en périodes chaudes, c’est-à-dire lorsque l’on assiste à une forte

recrudescence utopique à certaines périodes historiques51.

Pour en revenir finalement avec la question de l’avènement de la pensée utopique et son

moment historique, nous avons vu que certains auteurs préfèrent la situer à l’époque des

Lumières alors que d’autres considèrent que c’est avec l’avènement du socialisme que naît une

certaine mentalité utopique. On pourrait dire avec Michèle Riot-Sarcey que ni les uns ni les

autres ont tort, mais que « l’exigence consiste à ne pas se satisfaire du mot mais à retrouver le

sens d’une construction imaginaire dans un temps donné comme dans la succession des

temporalités qui, au cours de l’histoire, voient ce sens se transmettre et se transformer au gré des

interprétations et des appropriations successives. »52 C’est qu’il y a un écueil qu’il faut éviter

lorsqu’il s’agit de déterminer la naissance d’une pensée utopique. C’est qu’en se cantonnant à une

époque précise tant dans ses manifestations écrites que dans ses pratiques utopiques, on court le

risque de « confondre une partie avec un tout, un mode d’expression avec une catégorie

générique du travail de l’imagination » d’en faire « un simple accident social, un moment ou une

phase de l’histoire de l’imagination »53, selon la mise en garde du philosophe J.J Wunenburger.

51 BACZKO, Bronislaw. Les imaginaires sociaux: memoires et espoirs collectifs, Paris, Éditions Payot, 1984, p.91. 52 RIOT-SARCEY, Michèle in. COLLECTIF. Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, 2007, p.IX. 53 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.18.

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Universalité de la pensée utopique

Pour certains auteurs, par ailleurs, la pensée utopique est une inclination inhérente au

genre humain. C’est le cas du philosophe Ernst Bloch, pour qui l’utopie est une pensée, une trace,

qui se manifeste dans de nombreux objets culturels du passé et que l’on doit mettre à jour. Il

s’agit d’aspirations occultées, marginales, qui n’ont pas été intégrées par la culture dominante de

l’époque d’où elles émergent. Ce qui fait dire au philosophe Jean-Marie Vincent que chez Bloch

« le matériau de l’utopie traverse le temps », il est « tout ce que les représentations n’arrivent pas

à enfermer, tout ce qui n’entre pas dans un univers social codifié »54. L’utopisme est ainsi une

conscience anticipatrice qui, en retrouvant dans les objets du passé, des indices de ce qui pourrait

être, tente de s’extraire de sa dépendance à l’esprit dominant d’un temps historique. On retrouve

une attitude similaire chez Mannheim, qui parle d’utopisme en terme « d’orientations qui

transcendent la réalité et qui, en informant la conduite humaine, tendent à détruire l’ordre des

choses prédominantes »55. Chez Ricœur, l’utopie en tant que modalité de l’imaginaire social, joue

« un rôle décisif dans la façon dont nous nous situons dans l’histoire. (…) Tout se passe comme

si l’imaginaire social ne pouvait exercer sa fonction excentrique qu’à travers l’utopie.»56 Le fait

de situer historiquement la naissance d’une pensée utopique et l’intuition qu’il y aurait chez

l’homme, une propension constituante de l’imaginaire à s’extraire du réel existant ne seraient

pourtant pas contradictoires. Certes, il y aurait certaines périodes historiques plus enclines à

produire de l’utopie, c’est-à-dire selon Baczko, « quand la créativité utopique s’intensifie et que

les utopies entretiennent des rapports particulièrement intenses avec les mouvements sociaux, les

54 VINCENT, Jean-Marie in. COLLECTIF. Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, 2007, p.30. 55 MANNHEIM, Karl in. AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p.57. 56 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.431.

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courants idéologiques, l’imaginaire collectif »57, mais en même temps, quelque chose de l’utopie

ne s’y laisserait pas résoudre et serait toujours à l’œuvre, comme fonction de dépassement du

réel.

On constate que ces auteurs qui font de l’utopie une tendance naturelle de l’homme ont

une manière particulière d’aborder l’utopie. Il ne s’agit plus de ce qu’est l’utopie mais plutôt de

ce à quoi elle sert, de ce qu’elle met en œuvre, de ce qu’elle favorise. On pourrait dire qu’aborder

l’utopie comme inclination naturelle de l’homme suppose de l’étudier selon sa fonction. C’est

ainsi qu’Ainsa postule qu’en ce qui a trait à l’utopie, « l’image et les archétypes originaux se

transforment avec l’évolution de la sociologie et de la science politique, alors que la fonction

utopique reste toujours une catégorie de la pensée qui oriente la conduite vers des éléments que la

réalité présente ne contient pas »58. On se souviendra de la mise en garde du philosophe

Wunenburger quant aux risques de trop circonscrire le champ d’étude de l’utopie. Or selon lui,

l’inverse est aussi vrai : « le défaut majeur de la plupart des approches de l’utopie est de l’avoir

confondue avec toute activité de l’imagination, et donc d’en avoir fait une constante culturelle

chaque fois que triomphe l’irréel sur le réel »59. C’est ce que prétend aussi Servier qui tient bien à

préciser que « le désir de changement d’un ordre social ne procède pas nécessairement de

l’imaginaire utopique »60. Il semble que ce jugement soit particulièrement sévère, en ce que

57 BACZKO, Bronislaw. Les imaginaires sociaux: memoires et espoirs collectifs, Paris, Éditions Payot, 1984, p.91. 58 AINSA, Fernando. La reconstruction de l’utopie, Paris, Arcantères Éditions pour la trad. française (Éditions UNESCO), Paris, p.60. 59 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.18. 60 SERVIER, Jean. L’utopie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je?, 1979, p.4.

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nombreux sont les auteurs qui délimitent bien la fonction de l’imaginaire utopique et ne

considèrent pas n’importe quel bouleversement social comme relevant de l’utopie.

Il semble y avoir, à cet égard, une constante chez les penseurs de l’utopie en terme de

fonction. La fonction de l’utopie consiste à bouleverser l’ordre établi. N’est donc pas utopique ce

qui est impossible mais ce qui est impossible dans le cadre d’un ordre social déterminé. Ce qui

invite Maler à ce mot d’esprit : « l’utopie chimérique—ce n’est donc pas un pléonasme—n’est

pas toute utopie »61. Chez Ricœur par exemple, « l’unité du phénomène utopique ne résulte pas de

son contenu mais de sa fonction qui est toujours de proposer une société alternative ». On

considère que l’utopie « est l’expression de toutes les potentialités d’un groupe qui se trouvent

refoulées par l’ordre existant »62. Il en va de même chez l’auteur de l’ouvrage Le Mythe de la cité

idéale, Roger Mucchielli, selon qui « l’utopie naît de l’opposition entre la tyrannie régnante et

l’aspiration à un monde meilleur »63 et dont la fonction est la révolte. Selon Mannheim, est

utopique «ce qui n’a pas sa place dans l’ordre social existant du point de vue des conceptions

dominantes dans cet ordre social—mais qui pourrait avoir sa place rationnellement établie dans

un autre ordre social ». L’impossibilité de l’utopie l’est donc seulement « du point de vue d’un

ordre social donné et existant »64. C’est aussi le cas chez Marcuse qui considère que l’utopie est

61 MALER, Henri. Convoiter l’impossible, l’utopie avec Marx, malgré Marx, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, p.14. 62 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.427-428. 63 TROUSSON, Raymond. D’Utopie et d’Utopistes, Paris, Editions l’Harmattan, 1998, p.20. 64 MANNHEIM, Karl in. MALER, Henri. Convoiter l’impossible, l’utopie avec Marx, malgré Marx, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, p.283.

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« ce qui est rendu impossible par un ordre social qui en interdit la réalisation et qui serait possible

dans un ordre social nouveau »65.

Il faut, pour bien saisir ce qui constitue l’utopie pour ces penseurs, suivre Bloch dans sa

distinction entre impossibilité absolue et impossibilité relative, que reprennent aussi Mannheim et

Marcuse et dont l’équivalent utopique serait une distinction entre utopies abstraites, c’est-à-dire

des utopies qui mettent en œuvre « des idées qui, par principe, ne peuvent pas être réalisées »66 ;

des idées dont l’impossibilité est absolue, et utopies concrètes, c’est-à-dire des idées impossibles

mais au regard d’un ordre social particulier ; des idées dont l’impossibilité est relative.

L’impossibilité relative de l’utopie concrète serait en fait un possible réel mais non advenu,

empêché par l’ordre social dominant. Il ne s’agit ainsi pas de n’importe quel possible ni de

n’importe quelle manifestation de l’imaginaire, pour répondre à la critique de Wunenburger, mais

bien de « possibilités contrariées par l’histoire»67 C’est « ce qui d’une certaine façon est déjà là,

mais qui n’a pas trouvé sa place : u-topique »68. L’utopie concrète n’est ainsi pas à comprendre

selon une erreur souvent commise, comme utopie réalisée mais plutôt comme potentialité réelle

mais déjouée, par un ordre dominant.

On comprend ainsi aisément pourquoi plusieurs de ces auteurs considèrent l’utopie

comme étant ce qui fait contrepoids à l’idéologie. C’est le cas chez Mannheim, le plus célèbre

penseur de la dichotomie idéologie, utopie. On l’a vu, selon lui, les utopies sont des

65 MARCUSE, Herbert in. Ibid., p.284. 66 MALER, Henri. Convoiter l’impossible, l’utopie avec Marx, malgré Marx, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, p.266. 67 Ibid., p.281. 68 Ibid., p.280.

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représentations dont l’objectif est la rupture avec l’ordre établi et sa modification, on parle ainsi

de fonction subversive. Alors que l’idéologie, « ces interprétations de la situation qui ne sont pas

le produit d’expériences concrètes, mais une sorte de connaissance dénaturée de ces expériences

qui servent à masquer la situation réelle et agissent sur l’individu comme une contrainte»69, a une

fonction conservatrice dont l’objectif est le maintien de l’ordre établi. Notons par ailleurs que la

distinction qu’opère Mannheim entre l’idéologie et l’utopie est, chez le penseur, ce que Max

Weber qualifiait d’idéal-type, c’est-à-dire un outil théorique plus qu’une distinction effective

puisque, le penseur n’est pas dupe, dans le monde historique, certains éléments idéologiques

peuvent se retrouver à l’œuvre dans l’utopie et l’inverse aussi.

Le philosophe Paul Ricœur reprend à son compte cette dichotomie, mais en offre une

interprétation plutôt originale. Selon lui, nous avons en effet, « toujours besoin de l’utopie, dans

sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à

bien une critique également radicale des idéologies »70. Par ailleurs, selon le philosophe, l’inverse

aussi serait vrai. « Tout se passe comme si, pour guérir l’utopie de la folie où elle risque sans

cesse de sombrer, il fallait en appeler à la fonction saine de l’idéologie »71. C’est que, selon lui,

l’idéologie et l’utopie seraient deux expressions interdépendantes et nécessaires de l’imaginaire

social en ce que chacun des termes posséderait une fonction constructive et une fonction

destructrice ; la fonction constructive de l’un limitant la fonction destructrice de l’autre. Ainsi

selon lui, l’idéologie est d’abord « le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la

69 MANNHEIM, Karl. in. Encyclopedia Universalis, 1995, Corpus II, col. 1, p.903. 70 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.431. 71 Idem.

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praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font »72. Il rejoint en cela

la définition que donne Mannheim des idéologies. À ce caractère pathologique de l’idéologie, il

n’y a d’autre remède que l’utopie, qui permet à l’imagination de penser un “autrement qu’être”.

Elle est, nous dit Ricœur, « ce qui empêche l’horizon d’attente de fusionner avec le champ de

l’expérience »73. Par ailleurs, afin d’éviter que l’utopie ne sombre dans une « logique folle du tout

ou rien »74, dans la négation du réel au profit d’une construction imaginaire perfectionniste,

inconsciente, close sur elle-même et totalisante, l’idéologie doit jouer son rôle d’intégration,

c’est-à-dire celui de « donner à une communauté historique l’équivalent de ce que nous

pourrions appeler une identité narrative »75.

Il est évident que l’auteur d’Utopiques : jeux d’espaces, Louis Marin, ne serait pas

d’accord avec Ricœur. En effet, Marin étudie d’abord l’utopie du point de vue du texte c’est-à-

dire d’un point de vue discursif. Qui plus est, Marin réfléchit à partir de l’œuvre fictionnelle de

More, ce que Ricœur considérerait peut-être comme une expression de la pathologie de l’utopie,

la « logique du tout ou rien qui conduit les uns à fuir dans l’écriture »76, c’est-à-dire dans la

fiction, dans un imaginaire niant toute logique de l’action et se présentant comme alternative

totalitariste. Pourtant, Marin aussi fait de l’utopie une réplique à l’idéologie. L’utopie, nous dit

Marin, se présente de prime abord comme une critique idéologique de l’idéologie, mais il ne

s’agit que d’une impression. L’utopie paraîtrait idéologique puisque celle-ci, comprise comme

texte, « comme projection métaphorique dans un non-lieu et dans un non-moment, ne serait pas «

72 Ibid., p.420. 73 Ibid., p.430. 74 Idem. 75 Ibid., p.431. 76 Ibid., p.430.

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réfléchie dans un méta-discours du discours où elle se produit »77. On ne pourrait nier en effet,

que l’utopie puisse parfois paraître idéologique, en ce qu’elle prétend présenter la société

parfaite, en ce qu’elle se comprend comme accomplissement téléologique, se conçoit comme

achèvement de l’histoire; la société utopique n’aurait donc de finalité qu’elle-même.

Cela entraîne deux conséquences. D’une part, le temps n’existe pas en terre utopique. En

effet, tout se passe comme si, du moment de sa genèse jusqu’à la fin des temps, la société

utopique se tiendra là, immobile. Puisqu’elle a atteint la perfection, puisque rien n’est donc à

améliorer, ce non-lieu, « ce "paysage" se déqualifie, perdu entre un passé sans trace et un avenir

sans forme »78. On pressent déjà la deuxième conséquence, l’espace lui-même est voué au

statisme. En tant que décor d’une société humaine à son apogée, l’espace utopique se doit de

refléter cet achèvement. C’est pourquoi celui-ci paraît d’une cohérence obsessionnelle, c’est

pourquoi y est évacuée toute incongruité, toute incohérence. L’espace utopique est un espace de

non-contradiction. « S’y trouve donc exclue la possibilité, pour deux choses, d’être à la même

place. La loi du "propre" y règne : les éléments considérés sont les uns à côté des autres, chacun

situé en un endroit "propre" et distinct qu’il définit. Il implique une indication de stabilité. »79

Mais, si l’utopie ne semble pas posséder les outils critiques de sa propre production, ce n’est

qu’en apparence puisque l’on peut déceler, dans l’utopie comme expression d’une société

parfaite, des traces, des empreintes d’une pratique utopique. Pratique utopique dont la figure

utopique, c’est-à-dire, l’utopie comme lieu de la perfection, est le produit : « pratique qui est la

77 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.250. 78 AUGÉ, Marc. L’impossible voyage:le tourisme et ses images, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1997, p.110. 79 CERTEAU, Michel de. “Récits d’espace”, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p.173.

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force de production que le produit comme figure finie et achevée occulte et que l’idéologie de la

représentation absorbera comme idéalité sociale, rêverie imaginaire »80. Ce sont ces traces qui

permettraient une mise à distance de l’espace projeté, faisant advenir au sein du texte, le lieu

discursif des conditions de possibilités d’une critique de l’idéologie. Ainsi, même une utopie

fictive, d’ordre littéraire et qui se présente comme totalisante, peut s’avérer une arme contre

l’idéologie.

On constate à la lumière de cette longue discussion sur la nature de l’utopie qu’elle est

foisonnante et multiple et qu’il est bien difficile de parvenir à une définition qui engloberait

toutes ses manifestations, toutes ses acceptions, toutes ses théorisations. Suite à ce long détour,

on constate qu’il n’y a qu’une seule attitude viable à adopter lorsque l’on traite de l’utopie, celle

qui est précisément de prendre en compte cette complexité. En effet, il est inévitable de réfléchir

à une définition de l’objet utopique, tout en sachant que l’on ne parviendra à aucune solution

satisfaisante. Cette longue discussion sur la définition de l’utopie malgré l’impasse dans laquelle

elle nous jette, aura néanmoins l’avantage de nous situer dans la constellation utopique, de mettre

en lumière certaines affinités avec certaines théories et certains penseurs et, en récuser d’autres.

Définition de l’utopie

C’est ainsi que nous retiendrons, dans le cadre du présent travail, la compréhension

suivante de l’utopie. L’utopie serait une forme d’expression de l’imaginaire social, qui relèverait

d’une mentalité ou d’une pratique utopique. Cette mentalité ou pratique aurait comme fonction de

remettre en question l’ordre établi, les conceptions dominantes d’un ordre social déterminé; elle

80 Ibid., p.252.

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serait donc en cela, une critique de l’idéologie. Nous pourrions ajouter, une critique idéologique

de l’idéologie, en ce qu’elle emprunterait, elle-même souvent, les traits de l’idéologie. Cette

pratique serait toujours à l’œuvre et pourrait être décelée dans de nombreux objets culturels du

passé : ceux n’ayant pas été intégrés par la culture dominante de l’époque qui les a vu naître, ceux

qui auraient résisté aux codifications d’un ordre social déterminé. Par ailleurs, certaines époques,

certains moments seraient plus enclins à la production utopique. Nous l’avons vu préalablement,

ces moments de forte production utopique auraient partie liée avec une modification de nos

représentations temporelles, avec un changement de paradigme. Mentionnons par ailleurs, qu’un

bouleversement du paradigme temporel est inséparable d’une modification du paradigme spatial.

Ainsi, l’utopie adviendrait en période de crise de nos représentations spatio-temporelles.

Pourquoi? Car c’est précisément, en tant qu’expression de l’imaginaire social, sur ces matériaux

qu’elle intervient. L’utopie s’explique d’abord, écrit Wunenburger, « comme jeu interne des

images, [comme] recomposition kaléidoscopique des symboles de l’espace et du temps »81. Elle

repose, écrit-il encore, « sur un complexe spatio-temporel obéissant à une logique propre »82,

relevant, pourrait-on ajouter, d’un acte particulier ou opération représentationnelle particulière,

dont la fonction avait-on déterminé, est de proposer une alternative et une critique de l’ordre

dominant, plus précisément des représentations qu’il impose. L’utopie serait dès lors une réponse

aux problèmes qu’introduisent les représentations spatio-temporelles de l’ordre dominant ainsi

que le début de leur dépassement.

81 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.160. 82 Ibid., p.43.

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Pour expliquer donc, les mécanismes de cette opération représentationnelle particulière que met

en place l’utopie, il nous faudra d’abord se doter d’une théorie des représentations, puisque c’est

ce sur quoi l’utopie agit, puisqu’elle en propose une alternative et une critique. Il nous faudra

aussi nous doter d’une réflexion sur l’ordre dominant et le caractère idéologique de ses

représentations et, plus précisément, sur l’ordre dominant tel qu’il se manifeste aujourd’hui

puisque nous souhaitons montrer, à travers l’étude d’une utopie contemporaine, que l’utopie est

encore aujourd’hui, malgré le discrédit dans lequel elle est tombée, un excellent outil critique.

Notons finalement que nous concentrerons notre attention, notre réflexion sur le domaine des

représentations spatiales car nous verrons comment, aujourd’hui, plus que sur le temps, c’est

peut-être sur l’espace que l’ordre dominant a le plus d’emprise.

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CHAPITRE II

Henri Lefebvre : une théorie de la production de l’espace

Si les liens qu’entretient l’utopie avec la temporalité ont paru plus manifestes dans le

premier chapitre, et ce, malgré le caractère a priori spatial de l’utopie; car rappelons-le, l’utopie

est d’abord et avant tout, comme son nom l’indique, un non-lieu, un ailleurs indéfini,

indéfinissable, mais un ailleurs tout de même, c’est-à-dire une proposition d’espace, c’est entre

autre que les réflexions théoriques mettant de l’avant la temporalité ont longtemps eu préséance

sur celles concernant l’espace. Et, s’il est désormais généralement admis que l’espace est une

production de l’homme, que ses différentes acceptions conditionnent l’action humaine, grâce aux

travaux de penseurs comme Henri Lefebvre, Michel Foucault, Michel de Certeau, Elisabeth

Grosz, Edward Soja pour ne nommer qu’eux et, dans le domaine particulier de l’utopie grâce aux

contributions de Louis Marin et de Phillip E. Wegner, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, à

la genèse même de la pensée philosophique, chez Platon et Aristote, l’espace est conçu comme

un réceptacle, comme une entité vide. Cette conception a d’ailleurs traversé les âges, à tel point

que Wegner considère que ce que partagent les différents théoriciens mentionnés ci-haut « is a

shared challenge to the Enlightenment, Cartesian and Kantian notions of space as an objective

homogeneous extension (res extensa), distinct from the subject (res cogitans), and as an empty

container in which history unfolds; or as Foucault put it, the treatment of space as “the dead, the

fixed, the undialectical, the immobile” »83.

On retrouve un constat similaire du côté des sciences sociales. Selon Edward Soja, « for at

least the past century, time and history have occupied a privileged position in the practical and

83 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.11.

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theoretical consciousness of Western Marxism and critical social science. Understanding how

history is made has been the primary source of emancipatory insight and practical political

consciousness, the great variable container for a critical interpretation of social life and

practice »84. Quant à David Harvey, la prédominance du temps sur l’espace dans les sciences

sociales peut d’abord, écrit-il, s’expliquer, superficiellement, par le fait que ce domaine s’est

toujours intéressé aux processus et mécanismes des changements sociaux, et qu’ainsi « progress

is its theoretical object, and historical time its primary dimension »85. Mais, plus encore, selon le

géographe, puisque le progrès implique nécessairement l’idée d’un devenir, de becoming, plutôt

que de celui d’être, de being, « the reduction of space to a contingent category is implied in the

notion of progress itself »86. Et, puisque l’idée de progrès a longtemps été considéré comme le

moteur de l’histoire humaine; en effet, le monde s’étant longtemps conçu, pensé, vécu comme

une grande marche vers l’avant, la préséance des enjeux temporels sur ceux de la spatialité serait

dès lors compréhensible.

Or, nous l’avons constaté en introduction, nous vivons présentement à une époque où

l’idée de progrès a du plomb dans l’aile. Ce qui pourrait avoir contribué en partie, à un retour des

considérations spatiales sur la scène théorique depuis les années ‘70. Plusieurs chercheurs ont dès

lors tenté de thématiser l’étroit et réciproque lien qu’entretient l’espace avec le sujet qui l’habite.

Elizabeth Grozs l’explicite ainsi : « the subject’s relation to space and time is not passive : space

is not an empty receptacle, independent of its content; rather, the ways in which space is

perceived and represented depend on the kind of objects positioned “within” it, and more 84 SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.1. 85 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.205. 86 Idem.

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particularly, the kinds of relation the subject has to those object ».87 Ainsi, selon le sociologue

Manuel Castells, « space is not a ‘reflection of society’ it is society…Therefore, spatial forms, at

least on our planet, will be produced, as all other objects are, by human action »88. Mais, si la

façon dont l’homme perçoit et se représente l’espace influence l’espace en lui-même,

inversement, l’espace, à son tour infléchit l’action humaine. Tel que le mentionne Wegner, :

« space itself is both a production, shaped through a variety of social processes and human

interventions, and a force that, in turn, influences, directs and delimits possibilities of action »89.

L’espace social est un produit social

Un des pionniers d’une telle théorie de l’espace est sans conteste le sociologue français

Henri Lefebvre dont l’œuvre La production de l’espace, est encore à ce jour une des plus

importantes références en la matière. Ce que l’auteur fait dans cet ouvrage est d’abord de

remettre en question la prérogative des mathématiques sur les questions d’ordre spatial. En effet,

écrit Lefebvre en introduction de l’ouvrage préalablement mentionné : « L’espace! Voici peu

d’années, ce terme n’évoquait rien d’autre qu’un concept géométrique, celui d’un milieu vide.

[…] Le concept de l’espace relevait, pensait-on en général, de la mathématique et seulement de

cette science. L’espace social? Ces mots auraient surpris. »90 Le postulat de Lefebvre étant que, si

l’espace peut être entendu comme géométriquement mesurable, peut être appréhendé comme un

système cohérent, universel, régi par un ensemble de règles limité et dont les résultats peuvent

être déduits par pur résonnement logique, indépendamment de toute confirmation empirique, 87 GROSZ, Elizabeth. Space, Time, and Perversion. Essays on the Politics of Bodies, London, Routledge, 1995, p.92. 88 SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.70. 89 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.11. 90 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.7.

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force est de constater qu’il ne s’agit là, non pas de la seule manière d’appréhender l’espace mais

bien d’une forme de compréhension spatiale parmi d’autres. C’est que, selon Lefebvre, « l’espace

(social) est un produit (social) »91.

La portée d’une telle notion d’espace produit est immense. Elle implique d’abord le fait

que « chaque société (donc chaque mode de production avec les diversités qu’il englobe, […]

produit un espace, le sien. »92 C’est dire que « The objectivity of time and space is given in each

case by material practices of social reproduction, and to the degree that these latter vary

geographically and historically, so we find that social time and social space are differentially

constructed».93 Or si chaque mode de production engendre son espace, le capitalisme ne fait pas

exception. Comme l’explicite Harvey : « Since capitalism has been (and continue to be) a

revolutionary mode of production in which material practices and processes of social

reproduction are always changing, it follows that the objective qualities as well as the meanings

of space and time also change. »94

Lefebvre, en déplaçant l’analyse marxiste vers d’autres objets, principalement l’espace,

nous convie ainsi à une relecture du capitalisme en terme spatial, permettant d’une part, de

dépasser les seules considérations économicistes qui prévalaient jusqu’à la fin des années ‘50 au

sein de la culture marxiste et d’autre part, de dévoiler ce qui deviendra un enjeu majeur des

théories sociales futures, soit l’inextricable lien qu’entretient le capitalisme avec l’espace, sa

profonde influence sur celui-ci, c’est dire, l’instrumentalisation de l’espace par le capitalisme qui, 91 Ibid., p.35. 92 Ibid., p.40. 93 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.204. 94 Idem.

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par ailleurs, entre, au moment même où paraît La production de l’espace, dans une nouvelle

phase, qui modifiera radicalement, une fois de plus, nos conceptions spatio-temporelles.

Il serait impossible, dans le cadre du présent travail, de formuler de manière exhaustive,

les profonds changements qui surviennent dans les mécanismes du capital, à partir des années

‘70, en ce qu’il s’agit d’une question beaucoup trop vaste et complexe dont l’analyse ne servirait

pas nécessairement notre propos. Esquissons tout de même à grands traits, certaines logiques qui

pourraient être à l’origine de ce changement de paradigme spatio-temporel que l’on expérimente

depuis lors. L’année 1973 marque à cet égard, un point de rupture dans l’histoire du système

économique capitaliste. En effet, l’échec des accords de Bretton Woods, met fin à une économie

basée sur des taux de monnaies fixes, régulés à partir de l’étalon or et qui prévalait depuis la

Première Guerre Mondiale. La dérégularisation des marchés avec son nouveau système de

changes flottants sacre ainsi le début d’un nouvel ordre économique mondial, favorisant une

mobilité de plus en plus importante des capitaux. Cette déréglementation, facilitée par le

développement de nouvelles technologies de communications et d’informations semble accélérer

le temps et homogénéiser l’espace.

En effet, la prolifération des nouvelles technologies, des nouveaux moyens de

communications, que ce soit l’apparition de la télévision dans les foyers ou après, la

télécommunication par satellite, l’internet, nous permettent d’expérimenter tout ce qui se produit

en même temps, faisant disparaître toutes contraintes temporelles mais, annihilant surtout toutes

barrières spatiales. Le monde entier peut suivre en même temps et de partout tel événement

sportif, telle tragédie, tel sommet politique, au moment même où il se produit et ce, peu importe

où il advient. On peut donc expérimenter, de chez soi, le monde dans son entièreté,

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simultanément. Cette simultanéité induit une logique de l’événementiel dans notre expérience du

temps, qui se vit désormais, comme une suite d’instantanés, et qui favorise une culture de

l’éphémère, basée sur les effets de mode, sur les diktats publicitaires, et qu’Alvin Toffler a très

justement qualifié de « throwaway society »95.

Ces modifications de notre rapport au temps et à l’espace n’ont bien sûr pas échappé à

l’ordre dominant. N’importe quelle multinationale peut désormais prendre plusieurs décisions en

prenant en considération plusieurs facteurs importants, simultanément et dans une multitude

d’endroits. Cette presqu’omniscience des producteurs leur permet de répondre plus adéquatement

aux nouveaux impératifs de consommation provoqués par ladite accélération du temps et

l’homogénéisation de l’espace, en offrant des produits de consommation à l’image de cette

nouvelle culture du momentané. C’est entre autre, ce qui favorise le passage d’une production

massive de biens de consommation vers de plus petites productions, visant de plus petits groupes

de consommateurs et qui permet une plus grande flexibilité quant à la production, une plus

grande mobilité, quant à sa distribution; c’est dire, un renouvellement plus rapide des produits et

donc, une accélération et un accroissement de la consommation.

Or, si le marché répond à ces nouvelles dispositions spatio-temporelles qui conditionnent

autrement la production, inversement, c’est aussi lui qui les produit. Ce qui fait dire à Jameson

que « postmodern (or multinational) space is not merely a cultural ideology or fantasy, but has

genuine historical (and socio-economic) reality as a third great expansion of capitalism around

the world (after the earlier expansions of national market and the older imperialist system, which

95 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.286.

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each had their own cultural specificity and generated new types of space appropriate to their

dynamics). »96 On retrouve une assertion similaire chez David Harvey qui écrit : « Postmodern

and postfordist geographies are defined as the most recent products of a sequence of spatialities

that can be complexly correlated to successive eras of capitalist development. »97

Mais quel est donc cet espace postfordiste que cette nouvelle ère du capital a généré,

quelles sont ses caractéristiques et par ailleurs, ses conséquences? Nous avons déjà constaté que

la culture postmoderne, avait tendance à annihiler les barrières spatiales, à tendre vers une

homogénéisation de l’espace. Or, à y regarder de plus près, ce que l’on constate, c’est que la

grande mobilité des capitaux semble, de prime abord, entraîner, paradoxalement, un effet presque

contraire. C’est que dans un monde décloisonné, où les frontières, pour le capital, jouent un rôle

presqu’esthétique, et où la rentabilité passe par une accélération des temps de production et

d’échange dont l’objectif est l’accroissement de la consommation, chaque petit avantage que peut

offrir tel endroit par rapport à tel autre peut faire une grande différence dans la compétition et doit

donc être mis à profit. Comme l’écrit Harvey, « small differences in what the space contains in

the way of labour supplies, resources, infrastructures, and the like become of increased

significance »98. On pourrait donc croire, au regard de cette importance accordée par le capital

aux variations spatiales, qu’elle favorise la singularité des lieux, la multiplication des différences.

96 JAMESON in. SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.62. 97 SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.3. 98 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.294.

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Or, dans la mesure où ces singularités sont toujours mises au profit de la même logique

marchande, mises au service d’un même mode de production, ces différences, finalement,

disparaissent au profit d’un espace de plus en plus normalisé, homogène. Et, les espaces ne

profitant pas ou plus aux impératifs marchands sont abandonnés, sans autre forme de procès. Ce

qui produit, de manière apparemment contradictoire, au sein d’un espace de plus en plus abstrait

et normalisé, des césures qui réintroduisent, dans l’espace homogène, non plus des différences,

mais une seule différence, dichotomique, entre un espace rentable et un espace marginalisé, c’est-

à-dire l’ensemble des lieux qui, infructueux, sont abandonnés, congédiés par ce nouvel ordre

mondial.

Cette accélération des temps de production et donc du temps en général, a eu comme

conséquence de faire de l’espace l’enjeu majeur de la course aux profits, mais peut-être aussi, le

plus grand problème de notre époque; l’insécurité et le déséquilibre que provoque l’espace

postfordiste, la logique de déconstruction et d’instrumentalisation géographique qu’il implique a

d’énormes répercussions sur les organisations sociales, ce qui fait dire à Foucault, « that the

anxiety of our era has to do fundamentally with space, no doubt a great deal more than with time.

Time probably appears to us only as one of the various distributive operations that are possible

for the elements that are spread out in space »99. Simultanément, cette instrumentalisation de

l’espace par le capital doublée de l’insécurité qu’elle provoque fait peut-être de ce même espace,

le lieu d’investigation le plus approprié, l’objet d’étude le plus adéquat pour rendre compte du

monde contemporain. En effet, Soja écrit : « Today however, it may be space more than time that

hides consequences from us, the making of geography more than the making of history that

99 FOUCAULT in. SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.18-19.

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provides the most revealing tactical and theoretical world. »100 Ainsi, poursuit-il, « the

demystification of spatiality and its veiled instrumentality of power is the key to making

practical, political, and theoretical sense of contemporary era »101.

Plus encore, si le pouvoir découle en grande partie, du contrôle de l’espace, il en résulte

que l’espace est aussi le meilleur outil de résistance. Ainsi Soja poursuit-il, « the demystification

of spatiality will reveal the potentialities of a revolutionary spatial consciousness, the material

and theoretical foundations of a radical spatial praxis aimed at expropriating control over the

production of space »102. Comme le mentionne Harvey, « the ability to influence the production

of space is an important means to augment social power »103. Autrement dit, « any struggle to

reconstitute power relations is a struggle to reorganize their spatial bases »104. Lefebvre parvient à

une conclusion similaire : « La lutte des classes, aujourd’hui plus que jamais, se lit dans l’espace.

À vrai dire, seule elle empêche l’espace abstrait de s’étendre à la planète en gommant

littéralement les différences; seule elle a une capacité différentiante, celle de produire des

différences qui ne soient pas internes à la croissance économique considérée comme stratégie,

logique et système »105.

Or surgit ici un autre paradoxe. Pour combattre l’hégémonie spatiale du capitalisme, on

doit, suivant Lefebvre, produire des différences. Ce qui paraît de prime abord, logique. Les

100 SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.1. 101 Ibid., p.61. 102 Ibid., p.92. 103 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p. 233. 104 Ibid., p.238. 105 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.68.

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mouvements sociaux souhaitant mettre de l’avant une alternative au mode de production

dominant, souhaitent s’extraire de l’espace abstrait du capital et basent donc leur résistance sur la

production de lieux particuliers, qui échapperaient au contrôle globalisant de ce dernier sur

l’espace. La recherche d’une alternative sociale, favorise ainsi un attachement aux lieux propres.

D’autant plus que, si cela semble souhaitable, c’est aussi, plus facile à réaliser. « Working-class

movements are, in fact, generally better at organizing and dominating place than they are at

commanding space. »106 Or ce faisant, ils contribuent, précisément, à cela même qu’ils souhaitent

éviter ou déconstruire. « In clinging, often of necessity, to a place-bound identity, however, such

oppositional movements become a part of the very fragmentation which a mobile capitalism and

flexible accumulation can feed upon. »107

Or si le contrôle de l’espace n’est pas accessible aux différents groupes de résistance dont la

capacité d’agir sur l’espace est localisée et si par ailleurs, une contrôle local au sein d’un espace

global n’est pas souhaitable, comment donc articuler une résistance spatiale? Comment

influencer la production de l’espace, autrement qu’à travers une prise de contrôle de l’espace,

qu’elle soit globale ou locale? Car nous dit Harvey, « Regional resistances, the struggle for local

autonomy, place-bound organization, may be excellent bases for political action, but they cannot

bear the burden of radical historical change alone »108. Un autre espace serait-il donc à notre

portée?

106 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.236. 107 Ibid., p.303. 108 Idem.

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Retournons, afin de répondre à cette question, à la production de l’espace telle

qu’élaborée par Lefebvre, mais situons le d’abord dans le contexte intellectuel dans lequel il

s’inscrit, afin de bien mettre en lumière sa contribution. Nous avions postulé qu’un des caractères

novateurs de son œuvre avait été d’élargir le spectre de l’analyse marxiste à d’autres objets,

faisant de l’espace un nouvel enjeu théorique. Mais la dimension innovatrice de cette théorie,

tient aussi au sens que donne Lefebvre à la notion de production. En effet, selon Lefebvre, la

production englobe non seulement la production purement matérielle d’objets, conception à

laquelle de nombreux marxistes se sont limités mais aussi, la production d’idées, de discours, de

représentations, d’institutions. Plus encore, selon Lefebvre, ces différents niveaux de production

sont profondément reliés entre eux, ne peuvent être considérés séparément. C’est dire que « there

is not the material production of objects and the mental production of ideas. Instead, our mental

interaction with the world, our ordering, generalizing, abstracting, and so on produce the world

that we encounter as much as the physical objects we create. »109 Ainsi, nous produisons non

seulement la réalité, ses objets, mais nous produisons aussi la manière dont nous percevons la

réalité, dont nous faisons sens de celle-ci et cela intervient aussi sur la réalité.

Mais, si Lefebvre souhaite accorder une importance aux discours sur l’espace, en

élargissant la notion de production aux représentations, aux symboles, aux codes, il est aussi le

premier à mettre en garde « contre les extensions abusives du modèle linguistique »110. En effet,

si Lefebvre souhaite mettre de l’avant le caractère produit, construit de l’espace et refuse, comme

nous l’avons constaté préalablement, de se cantonner au discours strictement économiciste d’une

109 ELDEN, Stuart. Understanding Henri Lefebvre, Theory and the Possible, New York, Continuum, 2004, p.44. 110 DOSSE, François. Histoire du structuralisme, II. Le chant du cygne, de 1967 à nos jours, Paris, Éditions La Découverte, 1992, p.115.

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certaine tradition marxiste et de se restreindre à la définition scientiste de l’espace, conçu en

termes géométriques, l’auteur met aussi en garde contre une conception autrement abstraite de

l’espace, celle d’espace mental. C’est que, selon le penseur, la prédominance d’une conception de

l’espace dépossédée de tout sujet, apriorique et absolu dans l’histoire du logos occidental, n’a eu

d’autre résultat que d’opérer un déplacement des considérations spatiales, de la philosophie à la

science et aux mathématiques. De ce déplacement est né un écart, un fossé grandissant entre les

théories spatiales et le réel, c’est-à-dire l’espace physique et social, et qui a permis aux

philosophes de se réapproprier une place dans les réflexions spatiales. Selon Lefebvre, « la

prolifération des théories (topologies) mathématiques aggravait le vieux problème dit “ de la

connaissance”. Comment passer des espaces mathématiques, c’est-à-dire des capacités mentales

de l’espèce humaine, de la logique, à la nature, d’abord, à la pratique ensuite et à la théorie de la

vie sociale qui se déroule aussi dans l’espace? »111

Selon le sociologue, fort de la popularité grandissante de l’épistémologie et des théories

linguistiques, de nombreux penseurs auraient confondu espace mental et espace social et

physique, en évacuant la médiation (pratique) survenant de l’un à l’autre. En présupposant

l’identité entre espace mental et espace social, un certain courant de pensée « a liquidé le “sujet

collectif”, le peuple comme générateur de telle langue, porteur de séquences étymologiques. Elle

a écarté le sujet concret (…). Elle a mis en avant le “on”, l’impersonnel, générateur du langage en

général, du système »112, et a par ailleurs, transféré « au discours, au langage comme tel, c’est-à-

dire à l’espace mental, une bonne part des attributions et “propriétés” de l’espace social »113.

111 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.9. 112 Ibid., p.10. 113 Ibid., p.14.

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Ce que l’on constate au détour de cet argument sur les lacunes d’une certaine théorie de

l’espace est en fait une critique virulente à l’égard du structuralisme. En effet, la fin des années

‘60 et le début des années ‘70, époque à laquelle paraît La production de l’espace, est marquée

par une confrontation significative entre ce que François Dosse qualifie des « deux grandes

philosophies qui se pensent comme globale et à vocation universelle »114, c’est-à-dire le

marxisme et le structuralisme et que l’on pressent d’ailleurs au détour, dans tout l’argumentaire

de Lefebvre. Victor Leduc explicite bien l’enjeu du débat : « À partir d’une certaine théorie de la

structure, qui s’appliquerait à tous les niveaux du réel, y a-t-il encore une place pour l’initiative

historique des hommes? »115.

Si Lefebvre est extrêmement critique à l’égard du structuralisme, il n’est par ailleurs pas

dans une posture de rejet radical. Ce qu’il reproche à ce courant de pensée au sommet de sa

popularité n’est pas de s’intéresser aux structures, mais bien d’en faire le seul outil d’analyse

recevable. Il sera, à cet égard, très critique de la relecture du Capital, initiée par Althusser qui,

s’emparant de l’apport structuraliste pour rénover le marxisme, tentera d’autonomiser la théorie

marxiste de l’histoire, faisant des formations sociales, des invariants structuraux, allant même

jusqu’à déclarer que « l’histoire est un procès sans Sujet »116. Selon Lefebvre, il s’agit d’une

lecture biaisée de Marx en ce que « the three concepts of form, function and structure, all of

which are explored in Capital, are of equal importance…Narrow understandings of one are

114 DOSSE, François. Histoire du structuralisme, II. Le chant du cygne, de 1967 à nos jours, Paris, Éditions La Découverte, 1992, p.111. 115 Ibid., p.115. 116 ALTHUSSER, Louis. Réponse à John Lewis, Paris, Éditions Maspero, 1973, p.76.

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destined to reify it, to lead to narrow understandings of society as a whole »117. Selon Lefebvre,

« to understand systems, the worst thing to do is to create systematization »118.

On comprend donc que Lefebvre, souhaitant préserver le dynamisme du matérialisme

historique, l’apport de la praxis contre la rigidité théorique de l’analyse structurale, « oppose la

dialectique, le mouvement à cette pensée statique qu’il considère comme négatrice de l’histoire

dans sa recherche d’invariants atemporels »119. Mais plus encore, le structuralisme, considéré

comme seule méthode d’analyse valable, ayant acquis ainsi, une signification

presqu’ontologique, aurait légitimé un certain état des choses politique; celui d’un État

bureaucratique stationnaire, d’une société technocratique de consommation régulée, dans

laquelle, comme au sein du structuralisme, l’individu se déroberait à ses propres agissements.

Selon l’auteur, le caractère abstrait d’une théorie de la structure, conçue comme entité de

dépendances internes se serait propagé au sein des institutions étatiques, donnant lieu et

légitimant une bureaucratie rigide et statique, dans laquelle l’application de règles strictes, érigées

en un système autonome, rendrait tout processus décisionnel purement spéculatif,

puisqu’indépendant de toutes contraintes empiriques et, limitant par ailleurs le potentiel de ses

acteurs. Ainsi, le structuralisme serait en quelque sorte, le miroir théorique de l’espace étatique

tel qu’il prend forme dans cette nouvelle phase du capitalisme que l’on a définie précédemment,

« a ‘bureaucratic society of controlled consumption’ choreographed by the capitalist state –in

117 ELDEN, Stuart. Understanding Henri Lefebvre, Theory and the Possible, New York, Continuum, 2004, p.25-26. 118 Ibid., p.27. 119 DOSSE, François. Histoire du structuralisme, II. Le chant du cygne, de 1967 à nos jours, Paris, Éditions La Découverte, 1992, p.132.

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essence, an instrumentalized ‘spatial planning’ which increasingly penetrated into the recursive

practices of daily life »120.

La production de l’espace : un schéma tripartite

Peut-être serait-il approprié, avant de continuer plus avant, d’expliciter un peu plus la

théorie de la production de l’espace selon Lefebvre. Pour l’auteur, la meilleure façon d’aborder le

fait spatial dans son entièreté, « d’engendrer l’unité théorique »121, c’est-à-dire de prendre en

considération toutes les acceptions de l’espace, sans oublier le moment médiateur de la praxis,

mais sans discréditer ses médiations symboliques, ses représentations, est à travers la notion de

production de l’espace qui s’articule autour de trois grands axes de détermination spatiale soit : la

pratique spatiale, les représentations de l’espace et les espaces de la représentation.

La pratique de l’espace ou l’espace perçu, « englobe production et reproduction, lieux

spécifiés et ensemble spatiaux propres à chaque formation sociale »122. Pour le dire autrement,

« la pratique spatiale d’une société secrète son espace; elle le pose et le suppose, dans une

interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se

l’appropriant»123. Elle implique « pour ce qui concerne (…) le rapport à son espace de chaque

membre de telle société, à la fois une compétence certaine et une certaine performance »124. Pour

le résumer de manière plutôt simpliste, la pratique de l’espace est ce que l’on fait, concrètement,

de et dans l’espace.

120 SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.49. 121 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.19. 122 Ibid., p.42. 123 Ibid., p.48. 124 Ibid., p.42.

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L’espace conçu, c’est-à-dire les représentations de l’espace sont « liées aux rapports de

production, à l’ “ordre” qu’ils imposent et par là, à des connaissances, à des signes, à des codes, à

des relations “frontales”. »125 C’est l’espace « des savants, des planificateurs, des urbanistes, des

technocrates “découpeurs” et “agenceurs”, de certains artistes proches de la scientificité,

identifiant le vécu et le perçu au conçu »126. Plus encore, « les représentations de l’espace seraient

pénétrées de savoir (connaissance et idéologie mêlées) toujours relatif et en transformation. Elles

seraient donc objectives bien que révisables »127 et « auraient ainsi une portée considérable et une

influence spécifique dans la production de l’espace (…) comme un projet s’insérant dans un

contexte spatial et une texture »128.

C’est là que Lefebvre situe le structuralisme comme discours idéologisant. En ce qu’il

s’institue en savoir, autorisant, parfois sans en être conscient, un État bureaucratique,

technologique, qui semble s’auto réglementer, c’est-à-dire, « qui concentre le pouvoir sur les lois

de fonctionnement de la société entre les mains d’une machine qui échappe au contrôle des

individus, et qui n’a d’autre finalité que de se reproduire »129. De la même manière que, nous dit

Lefebvre, « certains esprits systématiques […] apportent à cette totalité non close », soit l’espace

du capitalisme, « la cohésion qui lui manque, en faisant de la société « l’objet » d’une

systématisation qu’ils s’acharnent à fermer en l’achevant »130.

125 Ibid., p.43. 126 Ibid., p.48. 127 Ibid., p.51. 128 Ibid., p.52-53. 129 DOSSE, François. Histoire du structuralisme, II. Le chant du cygne, de 1967 à nos jours, Paris, Éditions La Découverte, 1992, p.127. 130 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.18.

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Quant au troisième terme, il s’agit des espaces de la représentation « c’est-à-dire l’espace

vécu à travers les images et symboles qui l’accompagnent, donc espace des “habitants”, des

“usagers”, mais aussi de certains artistes et peut-être de ceux qui décrivent et croient seulement

décrire : les écrivains et les philosophes. C’est l’espace dominé, donc subi, que tente de modifier

et d’approprier l’imagination. Il recouvre l’espace physique en utilisant symboliquement ses

objets »131. Ces espaces de la représentation « ne s’astreignent jamais à la cohérence, pas plus

qu’à la cohésion. Pénétrés d’imaginaire et de symbolisme, ils ont pour origine l’histoire d’un

peuple et celle de chaque individu appartenant à ce peuple »132. Cet espace est celui de la prise en

charge individuelle, intime, symbolique de l’espace, qui, dans une certaine mesure, échappe au

contrôle de l’espace et à son discours légitimant.

Lefebvre, avec cette troisième acception de la production de l’espace fait intervenir une

autre tradition théorique, celle d’une approche socio-psychologique, phénoménologique des

considérations spatiales. Bien que le terme d’espace de la représentation soit quelque peu ambigu,

imprécis, sa définition semble annoncer, avant la lettre, certaines des réflexions qui seront mises

de l’avant par De Certeau quelques années plus tard. En effet, ce à quoi Lefebvre fait référence

lorsqu’il parle d’espace de la représentation semble s’apparenter à ce que De Certeau qualifie de

ruses, c’est-à-dire des pratiques quotidiennes qui constituent des tactiques de braconnage. Ces

menues résistances, ces tactiques, qui permettent un instant de se dérober à l’ordre dominant, De

Certeau les observe entre autre, dans diverses pratiques de l’espace. Au sein d’un espace abstrait,

normalisé, et contrôlé, les marcheurs créent ce que De Certeau qualifie d’« énonciations

131 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p. 49. 132 Ibid., p.52.

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piétonnières »133, de « rhétoriques cheminatoires »134. C’est-à-dire que « dans l’espace

technocratiquement bâti, écrit et fonctionnalisé où ils [producteurs méconnus, les

consommateurs] circulent, leurs trajectoires forment des phrases imprévisibles, des « traverses »

en partie illisibles. Bien qu’elles soient composées avec les vocabulaires de langues reçues et

qu’elles restent soumises à des syntaxes prescrites, elles tracent des ruses d’intérêts autres et des

désirs qui ne sont ni déterminés ni captés par les systèmes où elles se développent ».135

En pratiquant les lieux en fonction d’autres références que celles prescrites par le système,

en leur assignant d’autres fins, les usagers déjouent les représentations de l’espace imposées par

l’ordre dominant pour en surimposer d’autres et ce, tout en restant, au sein même de l’espace

abstrait qu’ils déjouent. De Certeau ce faisant, accorde un pouvoir aux usagers, aux habitants de

l’espace et, de cette manière, réhabilite l’intervention humaine quant à une certaine forme

d’émancipation spatiale. Il est possible pour les « consommateurs » de l’espace, de se

l’approprier, puisque les « social practices spatialize rather than becoming localized within some

repressive grid of social control »136. Or si De Certeau accorde un certain pouvoir de production

aux usagers, cette production est par ailleurs hasardeuse, désorganisée. Elle ne forme en aucun

cas les bases d’une résistance concertée. Plus encore, De Certeau ne semble pas en mesure

d’expliquer les fondements ni les mécanismes de l’oppression spatiale dans laquelle s’articulent 133 CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p.148. 134 Ibid., p.151. 135 Ibid., p.XLV. 136 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.214. À noter que De Certeau appelle lieu ce que l’on a qualifié d’espace et espace ce que l’on a qualifié de lieu. « L’espace est un lieu pratiqué » CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p.173. On devrait donc, selon le vocabulaire que nous avons utilisé jusqu’ici, lire la citation de Harvey ainsi : Social practices localize rather than becoming spatialized within some repressive grid of social control.

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ces résistances quotidiennes, ce que fait Lefebvre en théorisant la façon dont les représentations

de l’espace influencent celles-ci.

Par ailleurs, les espaces de la représentation ne sont pas totalement hermétiques aux

représentations de l’espace. C’est que lorsqu’un mode de production est basé sur la production de

l’éphémère, de la volatilité, tel qu’on le constate dans cette nouvelle phase du capitalisme que

nous avons décrit préalablement, la manipulation des goûts, des désirs, devient de la plus haute

importance. Pour favoriser un accroissement de la consommation, il faut l’influencer, en diffusant

massivement des images favorisant l’achat de certains produits. Ce qui fait dire à David Harvey

que « advertising and media images have come to play a very much more integrative role in the

cultural practices and now assume a much greater importance in the growth dynamics of

capitalism ».137 Tel que l’a relevé Baudrillard, « capitalism is now predominantly concerned with

the production of signs, images and sign systems rather than with commodities themselves »138.

D’autant plus que cette production d’images ne sert pas qu’à alimenter l’achat de certains

produits, mais tente d’inciter une consommation symbolique de ces mêmes objets. On encourage

les consommateurs à adopter certaines attitudes, en faisant appel à des codes culturels

préexistants, à des symboliques qu’ils déchiffrent déjà, mais grâce auxquels on propage un mode

de vie normalisé, pastiché sur la logique marchande. Ainsi, on vend non seulement un produit

mais avec lui, tout un imaginaire. L’imaginaire, le symbolique, les espaces de la représentation,

qui devraient, selon De Certeau, échapper à l’ordre dominant, sont eux aussi mis au profit de la

logique marchande. L’imagination est ainsi alimentée de manière intéressée par une culture de 137 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.287. 138 Idem.

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masse répondant aux exigences du capital. De cette manière, la proposition d’évasion que

renferme l’imaginaire, le symbolique est instrumentalisé et les usagers, en croyant détourner les

espaces imposés, peuvent parfois inconsciemment, réaffirmer ce à quoi ils pensaient échapper.

Les espaces de la représentation peuvent donc devenir synonyme de représentations de l’espace,

ou du moins les servir. Même l’imaginaire le plus intime, les codes les plus profonds peuvent être

colonisés par l’ordre dominant.

C’est qu’il faut bien mentionner que la distinction entre les trois termes autour desquels

s’articule la production de l’espace chez Lefebvre est plus instrumentale que réelle, ou plutôt que

la relation entre ces trois termes est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est-à-dire que les trois

niveaux d’analyse, dans la réalité, concrètement, ne sont que très rarement au diapason; ces

différents types de production, s’entrechoquent parfois, s’interpénètrent, s’entremêlent en

d’autres cas. « La triplicité : perçu-conçu-vécu […] perd sa portée si on lui attribue le statut d’un

« modèle » abstrait. Ou bien elle saisit du concret […] ou bien elle n’a qu’une importance

restreinte, celle d’une médiation idéologique parmi beaucoup d’autres. »139 Lefebvre, en

embrassant la complexité de son objet d’étude, en combinant praxis, structuralisme,

phénoménologie, espace effectif et représentations, parvient à une théorisation élaborée de

l’espace, tout en maintenant opérantes les contradictions à l’œuvre dans le réel, refusant de s’en

débarrasser au profit de toute forme de positivisme, de formalisation dernière. Soja résume ainsi

la démarche de Lefebvre, he was « seeking dialectically to combine the relational contradictions

of thought and being, consciousness and material life, superstructure and economic base,

objectivity and subjectivity […] he was the first to apply this reformulated dialectical logic to

combine the strengths and shed the weaknesses of existential phenomenology and Althusserian 139 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.50.

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structuralism, seeing in these two major twentieth-century philosophical movements a creative

opportunity to improve and strengthen Marxism (while at the same time rejecting their restrictive

theoretical rigidities)»140.

L’espace de l’utopie dans la production de l’espace : du domaine des représentations

Suite à ce long détour, revenons à la question que nous avions posé quant à la possibilité

de contrôler un espace autre que l’espace réel, effectif. Un autre espace, nous étions-nous

demandés, serait-il à notre portée. À la lumière de la théorie de la production de l’espace élaborée

par Lefebvre, nous pouvons répondre que oui; d’autres espaces existent, les espaces qui relèvent

de la représentation. Et, si les représentations ont toujours joué un rôle constituant dans notre

expérience du monde, il semblerait par ailleurs, qu’elles soient encore plus importantes

aujourd’hui que jamais auparavant, comme nous l’avons constaté préalablement. Ainsi, « power

in the realms of representation may end up being as important as power over the materiality of

spatial organization itself »141.

Mais n’est-ce pas précisément là le rôle de l’utopie, que de remettre en question nos

représentations du temps et de l’espace? Sa fonction n’est-elle pas justement d’outrepasser de

telles contraintes, de déborder de l’étroit cadre des représentations émises par l’ordre dominant

ou celles le légitimant, afin de s’imposer comme le début de leur dépassement, comme la

possibilité d’une alternative, tel que nous l’avons déterminé au chapitre précédent? C’est à ce

niveau, nous le constaterons dans le prochain chapitre, qu’interviennent les écrits du Sous-

Commandant Marcos. Or, avant de montrer comment opère l’utopie chez Marcos, comment ses 140 SOJA, Edward W. Postmodern geographies : The reassertion of space in critical social theory, New York, Verso, 1989, p.48. 141 Ibid., p.233.

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textes interviennent pour déplacer les représentations spatio-temporelles induites par le

capitalisme contemporain, avant de mettre en lumière les mécanismes discursifs grâce auxquels

peut advenir la possibilité d’un dépassement des représentations issues de l’ordre dominant,

encore faut-il savoir dans quel type de représentations se manifeste l’utopie.

En effet, plusieurs auteurs concernés par les enjeux de l’utopie, se sont inspirés des

travaux de Lefebvre pour développer leur réflexion. C’est entre autre le cas de David Harvey.

Bien qu’il n’étaye pas son argument sur l’utopie dans The Condition of Postmodernity, ce qu’il

fera dans son ouvrage plus récent Spaces of Hope, le géologue prend quand même la peine de la

situer, dans le sillage d’une discussion sur l’espace inspirée par Lefebvre, dans le registre des

espaces de la représentation. Ce qui semble d’abord faire sens. Nous avions postulé, dans le

chapitre précédent que l’utopie était une forme d’expression de l’imagination ou de l’imaginaire

social. Et effectivement, Lefebvre comme nous l’avons constaté ci-haut, considère les espaces de

la représentation comme étant « l’espace dominé, […] que tente de modifier et d’approprier

l’imagination »142. Or Lefebvre dit aussi des espaces de la représentation qu’ils « ne seraient pas

productifs, sinon d’œuvres symboliques […] parfois déterminant une direction « esthétique »,

s’épuisant au bout d’un certain temps après avoir suscité une suite d’expressions et d’incursions

dans l’imaginaire »143. Mais cela va à l’encontre de l’utopie telle que nous l’avons préalablement

définie. En effet, nous avions argumenté que l’utopie n’était pas qu’une fuite dans l’imaginaire,

que ses effets n’étaient pas que temporaires, ni ses conséquences purement esthétiques, que celle-

ci avait un véritable rôle dans la modification du réel, en tant que critique de l’idéologie et remise

142 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.49. 143 Ibid., p.53.

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en question des prérogatives de l’ordre dominant sur nos représentations. Il semblerait donc que

situer l’utopie dans le registre des espaces de la représentation ne soit pas exact.

Mais, si l’utopie n’est pas à situer dans les espaces de la représentation, serait-ce parce

qu’elle relève plutôt des représentations de l’espace? C’est en tout cas, la posture que défend

Wegner dans son ouvrage Imaginary Communities. Si Wegner y présente une réflexion fort

intéressante sur les mécanismes de l’utopie, sur laquelle nous reviendrons sous peu, s’il parvient

à très bien cerner la fonction de l’utopie, sa propension à déplacer, à modifier les représentations

dominantes de l’espace, il ne situe par ailleurs pas l’utopie là où elle devrait être. Cette erreur

relève, non d’une mécompréhension de son objet d’étude, sinon d’une conception biaisée de ce

que constituent, dans la théorie lefebvrienne, les représentations de l’espace. C’est que, selon

l’auteur, le caractère idéologique des représentations que l’on se fait de l’espace serait à situer du

côté des espaces de la représentation. Comme ils relèvent d’un processus, en grande partie,

inconscient de la part des usagers, comme ils sont empreints de symbolisme, d’imaginaire,

comme ils sont vécus, plus que réfléchis, pensés, ils seraient donc le lieu de l’idéologie. Peut-être,

mais il ne s’agit pas que du seul lieu où l’idéologie peut prendre racine. On l’a en effet constaté,

chez Lefebvre, l’idéologie est fortement imbriquée à la connaissance, au savoir, et est donc à

situer aussi, sinon surtout dans les représentations de l’espace, ce dont Wegner ne semble en

aucun cas tenir compte.

C’est que Wegner situe la théorie, la science, le savoir dans les pratiques de l’espace.

Comme il le mentionne, « the first of his three terms [spatial practices] pertains to the most

abstract processes of social production, reproduction, cohesion, and structuration, and hence

bears a striking resemblance to the concerns of the various structuralisms whose “perceptual”

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apparatus takes on the abstract conceptual systematicity of a science »144. Or, cette conception

des pratiques de l’espace semble elle aussi un peu décalée par rapport à la théorie de Lefebvre. À

cet égard, il semble que Harvey saisisse mieux cette dimension de l’espace que ne le fait Wegner.

Selon David Harvey, les pratiques de l’espace sont la « production of physical infrastructures

(transport and communications; built environments; land clearance, etc.); territorial organization

of social infrastructures »145. Et, encore selon Harvey, le contrôle de ces espaces passe par

« private property in land; state and administrative divisions of space; exclusive communities and

neighborhoods; exclusionary zoning and other forms of social control »146.

Si cette forme de contrôle de l’espace prend appui sur un savoir, est basée sur des

connaissances, elle n’est pas elle-même savoir. C’est-à-dire que les pratiques de l’espace relèvent

de l’espace effectif tel qu’il est développé, pratiqué; il ne s’agit pas de représentations mais bien

du résultat matériel de celles-ci, ce que semble confirmer le passage suivant de La production de

l’espace. Lefebvre, tentant d’exemplifier sa théorie, écrit au sujet des pratiques de l’espace: « Au

Moyen-Âge, la pratique spatiale comprenait et les réseaux de chemins au voisinage des

communautés paysannes, des monastères et châteaux, et les routes reliant les villes, les grandes

voies de pèlerinages et croisades. »147 On constate bien qu’il ne s’agit pas, en ce qui a trait aux

pratiques de l’espace, de discours, d’interprétations, de théories structurales portant sur l’espace,

mais bien de l’espace tel qu’il se donne à voir, matériellement. L’erreur de Wegner est d’avoir

situé la théorie, la connaissance dans la pratique de l’espace alors qu’elle relève en fait, des

144 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.14. 145 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.220. 146 Idem. 147 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.56.

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représentations de l’espace. Voici ce qu’on peut lire, concernant l’espace conçu, si l’on poursuit

avec l’exemple de Lefebvre, décrivant la production de l’espace au Moyen-Âge, « Quant aux

représentations de l’espace, elles s’empruntaient aux conceptions d’Aristote et de Ptolémée,

modifiées par le christianisme »148. Rappelons le commentaire qu’avait fait Lefebvre en

définissant les représentations de l’espace, elles seraient, écrit-il, « pénétrées de savoir

(connaissance et idéologie mêlées) »149. Et si cela ne suffit pas à nous convaincre, Lefebvre dit

aussi des représentations de l’espace, qu’elles « tendraient vers un système de signes verbaux

donc élaborés intellectuellement »150. Tandis qu’ « une pratique spatiale doit posséder une

certaine cohésion, ce qui ne veut pas dire une cohérence (intellectuellement élaborée : conçue et

logique) »151. Si la pratique spatiale n’est pas intellectuellement construite, il semble difficile de

suivre Wegner lorsqu’il dit qu’elle s’apparente à la « systématicité d’une science abstraite et

conceptuelle »152.

Où donc situer l’utopie? Elle relève de l’imaginaire social donc du domaine des

représentations. Or ni les espaces de la représentation ni les représentations de l’espace ne

semblent à même de constituer un socle théorique suffisant au mécanisme utopique. C’est que la

force de l’utopie réside dans l’entre-deux, dans l’espace dialectiquement construit entre les deux

types de représentations, comme lieu de contradictions ne se laissant point concilier. Nous

verrons donc comment Marcos met en place, dans ses textes, un espace de la représentation et

une représentation de l’espace, et comment se manifeste, entre les deux, l’opération logique

148 Idem. 149 Ibid., p.51. 150 Ibid., p.49. 151 Ibid., p.48. 152 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.14.

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qu’est l’utopie. Notons par ailleurs que si l’on s’inspire fortement du schéma tripartite de

Lefebvre pour rendre compte de l’opération logique utopique, nous en modifions aussi quelque

peu les contours, puisque nous utilisons la théorie de la production de l’espace dans un contexte

discursif, dans l’ordre du texte, c’est-à-dire au sein des écrits du Sous-Commandant Marcos.

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CHAPITRE III

Les écrits du Sous-Commandant Marcos : les mécanismes de l’utopie

Suite à ce long exposé théorique, il convient maintenant de se pencher sur les textes du

Sous-Commandant Marcos, afin de démontrer plus systématiquement les mécanismes de

l’utopie.Avant de ce faire, résumons de manière succincte, les démarches théoriques élaborées

dans les chapitres précédents. Dans la première partie, nous avons développé une pensée de

l’objet utopique. Nous avons montré que l’utopie était plurielle, multiple et foisonnante, qu’elle

se situait à la frontière de nombreuses disciplines et traditions. Nous nous sommes malgré tout

arrêtés sur une certaine définition de l’utopie, comme expression d’un imaginaire social, qui

relèverait d’une mentalité ou d’une pratique utopique et dont la fonction était de critiquer le

caractère idéologique des représentations spatio-temporelles induites par l’ordre dominant, en

proposant d’abord une alternative, empêchée par cet ordre dominant, et qui nous permettrait de

faire sens du monde autrement. Dans le second chapitre, on a montré qu’aujourd’hui, l’espace

était ce par quoi se maintenait, principalement, l’hégémonie capitaliste, qu’aujourd’hui, plus

qu’avant, une remise en question de l’ordre dominant devait passer par la production d’un autre

espace. Nous nous sommes donc dotés d’une réflexion théorique sur la production de l’espace,

grâce aux travaux du sociologue Henri Lefebvre. Nous avons par ailleurs postulé qu’un contrôle

de l’espace réel, effectif était particulièrement difficile à réaliser alors que peut-être, la production

d’un espace autre devait passer par une modification de la manière dont nous faisons sens de

l’espace, c’est-à-dire par la production et ainsi la modification de nos représentations, ce qui est,

précisément, la fonction de l’utopie. Dans le troisième chapitre, nous montrerons comment le

Sous-Commandant Marcos est parvenu, au sein de ses textes, à produire un tel espace

représentationnel alternatif et comment, au sein de cet espace discursif opère le mécanisme

utopique, lequel, au-delà d’une simple proposition d’alternative, met en jeu tout le système

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représentatif de l’ordre dominant, déployant ainsi les conditions de possibilité de leur

dépassement mais aussi, comme nous le verrons ultérieurement, du dépassement des propres

limites de l’utopie, c’est-à-dire, de l’alternative que présente l’utopie elle-même, permettant au

lecteur de se réapproprier l’avenir, comme possibilité ouverte. Plus encore, en ancrant notre

réflexion théorique dans une utopie contemporaine, peut-être pourrons-nous démontrer que

l’utopie est, non seulement un excellent outil critique de manière générale, mais qu’elle l’est plus

précisément, dans le contexte actuel, en ce qu’elle nous permet de se réapproprier la possibilité de

l’avenir. Finalement, cette démonstration nous permettra aussi de répondre à certains reproches

que les détracteurs de l’EZLN ont adressés à Marcos, principalement le caractère contradictoire

et incohérent de ses écrits. Commençons donc par cela.

Contradictions dans les écrits de Marcos

Si la révolution néo zapatiste a suscité un engouement sans précédent dans la population

mexicaine et l’admiration, un peu partout à l’extérieur du Mexique, si de nombreux intellectuels

se sont empressés de célébrer l’originalité, la nouveauté du mouvement, celui-ci n’a par ailleurs

pas manqué d’éveiller aussi plusieurs suspicions, de soulever de nombreuses critiques. Une des

plus récurrentes étant sans doute le manque de cohérence, de cohésion des écrits et de la pensée

de Marcos. Or comment répondre à cette critique puisqu’il y a, réellement à l’œuvre, dans les

écrits du Sous-Commandant, des contradictions. Ces contradictions peuvent d’abord s’expliquer

par le caractère historique de la lutte, c’est-à-dire par le fait que les textes de Marcos sont écrits

pour défendre, légitimer une contestation réelle, effective, enracinée dans un contexte social et

politique en mouvance. Puisque ces textes accompagnent une révolution en cours, qui

s’échelonne qui plus est, sur plusieurs années, il n’est pas surprenant que la stratégie de

communication puisse varier, afin de répondre aux impératifs ponctuels de la lutte, ou à certaines

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idées que semblent estimer plus que d’autres les sympathisants. Et qu’ainsi, au fil du corpus,

certains enjeux ou certaines idées soient plus ou moins mises de l’avant, ou laissées de côté, de

sorte que puissent transparaître, au fil de la lecture, certaines incohérences. Mais l’évolution de la

lutte et de ses enjeux, n’est pas à elle seule, suffisante pour expliquer les contradictions qui

surgissent dans les écrits du Sous-Commandant Marcos, contradictions qui semblent plus

profondes que de simples valorisations ou dévalorisations de certaines idées dont l’objectif serait

de plaire à son public. Essayons donc de chercher plus avant, les causes de ces contradictions.

Celles-ci pourraient aussi s’expliquer par la complexité, par l’hybridité des textes de

Marcos. Ceux-ci sont un complexe amalgame de genres, d’attitudes, de références. On y retrouve

entremêlés, des éditoriaux sur la situation politique au Mexique, des essais sur le néolibéralisme,

des mythes mayas, des déclarations de guerre, des poèmes d’auteurs reconnus, des pastiches

d’œuvres célèbres, de nombreuses références à la culture populaire. Mais c’est non seulement le

contenu qui surprend sinon la forme que prennent les communiqués émis par l’EZLN. Il s’agit

toujours de lettres, souvent précédées d’un exergue, toujours accompagnées d’une multitude de

post scriptum, qui souvent, s’avèrent plus longs que le texte lui-même. Ces écrits sont d’une telle

ambigüité, d’une telle originalité mais en même temps, tellement foisonnants qu’ils en

deviennent presque confus, voire même contradictoires. Et l’on pourrait croire qu’il est difficile,

pour Marcos, de parvenir à produire le même message, à transmettre les mêmes idées dans une

multitude de registres littéraires différents.

Par ailleurs, le caractère parcellaire des études sur les écrits de Marcos a assurément

aggravé le sentiment de contradiction émanant des textes, faisant de ces différences de registres,

un argument suffisant à expliquer ces contradictions, ces incohérences. C’est qu’il n’existe que

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très peu d’études abordant le corpus de Marcos de manière globale, dans son entièreté, c’est-à-

dire, sans privilégier certains types de textes plutôt que d’autres. Une des raisons qui pourrait

expliquer le peu d’études littéraires sur le corpus de Marcos pris dans son ensemble est la

suivante; c’est que la diffusion de ses textes s’est fait de façon tout à fait nouvelle, c’est-à-dire,

sur internet. Bien que nous soyons de plus en plus familiers avec ces nouveaux modes de

communication, en 1990, il s’agit encore d’un phénomène plutôt inusité et somme toute nouveau.

Plus encore, si internet est un mode extrêmement efficace et démocratique de diffusion des idées,

pour gratuit et accessible qu’il soit, il pose au chercheur de nombreux problèmes. Dans le cas qui

nous intéresse, ce sont les sympathisants du mouvement qui, de par le monde, ont archivé et

traduit les textes de Marcos, parfois avec rigueur et parfois non. Il devient dès lors, plus

dangereux pour un chercheur d’en faire un véritable objet d’étude.

Depuis, les textes ont fait l’objet de nombreuses publications, or, et c’est là encore le fait

de cette nouvelle forme d’édition virtuelle, le passage d’un médium à l’autre s’est drôlement

opéré. Lors de l’impression papier des communiqués de l’EZLN, certains choix éditoriaux ont

favorisé une parcellisation des études sur les textes de Marcos. C’est que l’on a parfois publié les

textes selon leur appartenance à un genre littéraire ou plutôt à une discipline. Ainsi, on a confiné

les contes de facture indigène d’un côté, ceux du fameux cavalier errant Don Durito ailleurs, on a

isolé certains textes pour mieux mettre en lumière certains enjeux de la pensée de l’EZLN, on a

compilé, compilé et recompilé, traduisant certains recueils dans une langue, d’autres non.

Certains étant publiés dans un pays, les autres pas. On s’est donc retrouvé à quelques exceptions

près, face à une série de corpus tronqués. C’est ce phénomène qui pourrait expliquer en grande

partie, le peu d’études globales sur le corpus de Marcos et une inclination vers des études plus

cloisonnées, concentrées sur certains aspects ou certains types de textes.

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Ce qui n’est pas un problème en soi. Plusieurs de ces études sont extrêmement pertinentes

et enrichissantes. Par ailleurs, elles arrivent parfois à des conclusions qui ne servent pas

particulièrement le propos du Sous-Commandant ou de l’EZLN ou qui pourraient avoir alimenté

ce sentiment d’incohérence. Par exemple, ne lire que les contes du Viejo Antonio, ensemble de

légendes indiennes écrites par Marcos au fil du temps, sans étudier la façon dont ils répondent à

d’autres aspects des communiqués, donne l’impression que Marcos réaffirme l’image

préjudiciaire et muséale des indiens, alors qu’il se prétend mouvement d’émancipation. D’autre

part, alors que l’EZLN se veut être ouvert au dialogue, refusant de prétendre à la vérité, tentant

d’éviter les apories d’une pensée dichotomique simpliste et essentialiste, il peut paraître à la

lecture des seuls textes politiques de Marcos, que le guérillero retombe dans un binarisme

réducteur qu’il dit vouloir éviter. Et ne lire que les contes de Don Durito, petite coquerelle se

prenant pour Don Quichotte, laisse une impression amère de cynisme affirmé, de relativisme à

outrance alors que l’EZLN souhaite redonner espoir en la possibilité d’un changement social

radical.

Or à voir l’importance qu’accorde l’EZLN aux écrits, il semble difficile de croire que ces

contradictions ne relèvent que de divergences de registres ou de lacunes rhétoriques. Ainsi

Marcos, s’exprimant sur le processus de rédaction des communiqués dit ceci : « C’est l’angoisse,

l’incertitude qui, sous la forme d’une foule de questions nous prenaient à chaque fois que les

émissaires nous faisaient leurs adieux, emportant avec eux, un ou plusieurs communiqués.

Étaient-elles les meilleures paroles pour dire ce que nous voulions dire? Étaient-elles opportunes?

Jamais un communiqué ne nous a satisfait au moment de l’envoyer. »153 On comprend ainsi à

153 MARCOS. Ya Basta. Les insurgés zapatistes racontent un an de révoltes au Chiapas in. VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante

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quel point la recherche du mot juste est un souci constant dans la lutte néo zapatiste. Mais plus

encore, l’EZLN, délaissant la lutte armée au profit d’une profusion de communiqués et de leur

diffusion massive, semble confier, en grande partie, la réussite de sa lutte aux écrits du Sous-

Commandant Marcos, c’est dire, à l’efficace littéraire, comme en témoigne cette phrase issue

d’un communiqué émis le 11 mai 1995, « A la palabra, y no a las armas de los zapatistas, es a lo

que teme el gobierno »154 À voir la place stratégique qu’occupe la parole dans cette lutte, il ne

paraît pas exagéré de supposer que le corpus de textes de Marcos ne constitue pas seulement une

suite hasardeuse de communiqués, mais bien qu’il existe, au sein de ces multiples communiqués,

quelque chose de l’ordre d’une logique discursive plus générale, qu’il y a, malgré les effets de

contradictions apparents au sein du corpus une certaine cohérence interne. Sans vouloir défendre

Marcos à tout prix, et sans prétendre que son discours ne comporte aucune faille, j’aimerais

argumenter qu’en étudiant ses communiqués tels qu’ils ont été envoyés, c’est-à-dire en prenant

en considération tous les moments de ses textes, sans en favoriser un au détriment des autres, l’on

constate que certaines de ce qui semblent être, de prime abord, des lacunes ou des contradictions

dans ses textes, sont en fait inhérentes à la logique même du discours, qu’elles sont non

seulement volontaires mais opératoires, et que c’est au sein même de ces contradictions, de ces

vacillements, que se situe la force de ses textes, que surgit la stratégie discursive, l’opération

logique qu’est l’utopie.

Afin de rendre compte du caractère productif des contradictions à l’œuvre dans les textes

de Marcos, il convient de ne pas penser ces contradictions comme relevant de simples différences

Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.32. 154 « C’est de la parole et non des armes des zapatistes qu’a peur le gouvernement. »VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.31.

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de registres mais bien en ce qu’elles relèvent de différentes opérations logiques, de différentes

stratégies représentationnelles, s’apparentant à diverses articulations de l’imaginaire social. On

peut déceler, dans les textes de Marcos, trois moments, c’est-à-dire trois de ces opérations

logiques qui consistent à produire un espace représentationnel alternatif. D’abord, l’opération

logique qui consiste à mettre en place un espace de la représentation à travers le langage et les

mécanismes du mythe. Celle qui consiste à développer une représentation de l’espace à travers le

développement d’un discours théorique. Finalement, l’opération logique qui relève d’une relation

dialectique entre les deux types de discours précédents et qui est celle de l’utopie. Notons par

ailleurs que, comme l’étaient les différentes articulations de la production de l’espace chez

Lefebvre, ces distinctions d’opérations logiques ou d’actes représentationnels sont plus

instrumentales que réellement discernables dans les textes ou du moins que, s’il est intéressant de

les isoler théoriquement, le découpage est loin d’être aussi clair dans les textes.

Notons aussi que si ces trois moments relèvent de différentes opérations logiques, celle de

l’utopie a un statut particulier puisqu’elle surgit de la rencontre des deux autres. Par ailleurs, si

l’on ne peut pas, à proprement parler, qualifier le mythe et la théorie d’utopie, elles en sont, dans

le contexte précis d’un texte utopique, constituantes et font donc partie des mécanismes

nécessaires à l’opération utopique. Ainsi, avant d’explorer le fonctionnement de l’utopie en soi, il

faut voir comment Marcos produit d’abord un espace des représentations, c’est-à-dire un discours

qui lui permet d’ancrer symboliquement l’identité de l’EZLN à un lieu et une histoire originelle,

et suite à la mise en place de cette identité symbolique, comment il construit un savoir permettant

d’en faire sens, théoriquement, c’est-à-dire une représentation de l’espace.

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La production d’un espace de la représentation

La première opération logique que nous explorerons est celle de la production d’un espace

de la représentation telle que définie par Lefebvre, c’est-à-dire, la production d’espaces qui,

« pénétrés d’imaginaire et de symbolisme, ont pour origine l’histoire d’un peuple et celle de

chaque individu appartenant à ce peuple »155, et qui permettent une prise en charge intime de

l’espace, vécue. Comment Marcos s’y prend-il pour élaborer un tel espace, pour l’EZLN?

D’abord en créant toute une mythologie propre au mouvement, principalement à travers la figure

et les récits du Viejo Antonio. C’est à travers un vaste réseau de récits mythiques, imbriqués au

fil du temps dans les communiqués, que Marcos parviendra à mobiliser tout un imaginaire lui

permettant d’asseoir l’identité du mouvement ainsi que sa légitimité, grâce à l’élaboration d’une

histoire idéalisée de lui-même, ce qui est précisément la fonction du mythe, comme nous le

verrons.

La fonction sociale du mythe en est une d’intégration pour la communauté. En effet, il est

généralement admis que l’identité d’un groupe se constitue à partir d’une identification à son

histoire, à ses événements marquants, dont l’un des plus importants est sans doute celui de sa

fondation, de son origine. Or, ces événements ne sont le souvenir direct, réel de personne. C’est-

à-dire que personne ne peut témoigner directement de l’avènement d’une société. Le rôle du

mythe est ainsi de fournir les bases communes de l’identité d’une société en lui fournissant une

histoire de ses origines, dans laquelle tout un chacun pourra se reconnaître. Sa fonction sociale

est, selon l’expression de Ricœur, qui dans ce contexte parle de l’idéologie dans sa fonction

positive d’intégration, mais qui, nous le verrons, s’apparente tout à fait à la définition du mythe,

« de servir de relais pour la mémoire collective, afin que la valeur inaugurale des événements 155 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.52.

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fondateurs devienne l’objet de croyance du groupe entier. »156 Le mythe sert donc de fiction

médiatrice entre l’événement instituteur de la communauté et la communauté actuelle.

Le mythe est ainsi une structure symbolique de l’origine qui nourrit la mémoire sociale à

travers la commémoration, comme actualisation réinstauratrice, comme réactualisation du

moment fondateur. Cette projection symbolique de l’identité dans le discours, n’est donc pas

simplement une histoire, elle est un faire l’histoire, une mise en récit. Le mythe en se disant,

refait l’histoire en la faisant, c’est-à-dire qu’il ordonne, dans le temps du récit, ce qui, sans lui,

resterait inexplicable dans l’expérience vécue, soit l’origine commune de la société, avec son lot

de contradictions et de manques, de violence surtout. « En déployant les termes contradictoires

dans la chronie discursive, en les déplaçant dans une succession de langage, en les faisant entrer

en discours (...), le récit fait apparaître comme le succédané d’une solution des contradictions,

comme l’ersatz d’une synthèse, comme l’ordre harmonieux d’une réconciliation »157, qui ne peut

s’opérer dans le réel, réel non organisé, qui n’échappe pas aux contradictions. Le mythe déploie

donc une fiction de l’origine, en laquelle la société croit, qui supplée au manque d’organisation,

de logique de l’expérience vécue du réel. Ainsi même dans le cas de l’EZLN, qui n’est pas une

société dont l’histoire est longue au point de devoir au mythe le souvenir de sa fondation, même

si l’EZLN est un mouvement relativement récent et marginal, le mythe est nécessaire en ce qu’il

rend cohérente à ses membres, même si de manière factice et fictive, leur histoire et leur identité

et, plus encore, en ce qu’il légitime leurs actions.

156 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.424. 157 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.58.

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Ainsi, le mythe est une structure fictionnelle de mise en récit des origines qui prend

l’aspect d’une vérité identitaire pour une communauté donnée. Car c’est bien à travers l’image

idéalisée d’elle-même, « la grille de lecture artificielle »158 que lui fournit le mythe, que la société

parvient à se représenter son être-dans-le-monde, c’est-à-dire sa place dans l’histoire du monde.

Entre la contingence des événements historiques, et la nécessité de posséder un principe

fondateur, organisateur, le mythe comme mise en récit de l’origine, déploie une dynamique, qui

permet de rendre véridique à une communauté son identité.

Voyons donc quelques caractéristiques générales des récits cosmogoniques de Marcos,

leur fonction dans le contexte du néo zapatisme et les problèmes qui s’y rattachent. Le

mouvement néo zapatiste étant un mouvement armé de facture principalement, sinon dans sa

presque totalité indigène, il est normal que les mythes fondateurs de l’identité du mouvement le

soient. C’est ainsi que Marcos construit ses récits mythiques autour d’une figure indigène

centrale: le Viejo Antonio. Or paradoxalement, à en croire Marcos, le Viejo Antonio est très loin

du personnage mythique, en ce qu’il aurait réellement existé : « El viejo Antonio muere en 1994,

en junio, y yo lo conocí en 1984 »159, ce que semblent vouloir confirmer aussi plusieurs auteurs

tel Matamoros Ponce qui prétend que « le Viejo Antonio n’est pas une invention littéraire, il a

vraiment existé »160. Armando Barta écrit quant à lui, dans le prologue du recueil des contes du

Viejo Antonio, parlant du personnage éponyme « Él es un chiapaneco […], un hombre concreto

casado con doña Juanita […] un campesino que fuma cigarros […] y muere de tuberculosis en 158 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.425. 159 « Le Viejo Antonio meurt en 1994, en juin, moi, je l’ai connu en 1984. » MARCOS in. VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.115. 160 VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.114.

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1994 »161. Et s’empresse t-il d’ajouter, « no importa cuantos viejos haya detrás del Viejo

Antonio, el personaje esta dotado de singularidad literaria ; es un hombre de carne y hueso aun

que su materia sean las palabras »162.

La raison de cette insistance sur la véracité du personnage d’Antonio est compréhensible.

C’est que le caractère réel du personnage serait garant de l’individualité de celui-ci et éviterait

ainsi l’écueil, dangereux dans le contexte d’une lutte d’émancipation indigène, de cantonner les

indigènes à la marginalité, en les maintenant dans l’image du bon sauvage, en leur accordant le

simple statut de culture muséale, d’archétype exemplaire mais irréel, de personnage de légendes

stéréotypé, ce que le gouvernement mexicain a longtemps tenté de faire pour discréditer le

mouvement et qui va à l’encontre du projet de l’EZLN. Or, n’en déplaise à ces commentateurs, et

même si Marcos, comme toujours, tente de déjouer les interprétations arrêtées en déplaçant le

sens de ses paroles, c’est-à-dire malgré la prétendue existence du Viejo Antonio, le personnage

est l’archétype même de l’indigène traditionnel, et n’échappe ainsi pas « al racismo que a

menudo caracteriza las representaciones colectivas de los indígenas »163. Il est après tout le

personnage central de mythes de facture indigène, personnage qui sera donc nécessairement

archétypal, comme le démontre Vanden Berghe dans son ouvrage Narrativa de la rebelión

zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos.

161 « C’est un chiapanèque, un homme réel, marié à doña Juanita, un paysan qui fume des cigarettes et qui meurt de tuberculose en 1994. » MARCOS. Relatos de el Viejo Antonio, San Cristóbal de las Casas, Centro de Información y Análisis de Chiapas (CIACH), 1998, p.15. 162 « Peu importe le nombre de vieillards derrière le Viejo Antonio, ce personnage est doté de singularité littéraire, c’est un homme de chair et d’os même si sa substance sont les mots. » Idem. 163 « au racisme qui souvent, caractérise les représentations collectives des indigènes »VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.115.

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L’auteure pointe d’abord l’âge avancé du personnage, tel que son nom l’indique, et qui

suggère l’idée d’un savoir et d’une autorité morale hors du commun. Le fait qu’il soit fatigué « se

frota las rodillas cansadas »164 et malade « tosiendo tuberculosis »165 renforce cette idée. Il est

non seulement vieux et malade mais pauvre « sueña Antonio con que la tierra que trabaja le

pertenece […] sueña que su casa se ilumina y su mesa se llena »166, pauvre mais heureux, en

communion avec la nature comme le démontre cette mise en scène de la vie du Viejo Antonio

décrite par Marcos. « Sueña Antonio y se despierta […] ve a su mujer en cuclillas atizar el fogón,

oye a su hijo llorar, mira el sol saludando al oriente, y afila su machete mientras sonríe. »167 Cette

mise en scène du bonheur simple et rustique d’une famille indigène dépeinte dans des

occupations traditionnelles, n’est pas sans rappeler la littérature de type « costumbrista ». Vanden

Berghe voit juste lorsqu’elle écrit: « La presentación del Viejo Antonio hace ver que se trata de

un personaje material y físicamente miserable pero espiritualmente rico que vive en comunión

con el universo, rasgos que reproducen los estereotipos básicos de los indígenas difundidos por

uno de los imaginarios más tradicionales que existen en torno a ellos. »168 Marcos semble ici

réintroduire l’image grossièrement stéréotypé et préjudiciaire de l’indigène, qui semble tout à fait

décalé par rapport au projet zapatiste.

164 « il frotte ses genoux fatigués » MARCOS. Relatos de el Viejo Antonio, San Cristóbal de las Casas, Centro de Información y Análisis de Chiapas (CIACH), 1998, p.77. 165 « toussant la tuberculose » Ibid., p.27. 166 « Antonio rêve que la terre qu’il travaille lui appartient, il rêve que sa maison s’illumine et que sa table se remplisse. » Ibid., p.19. 167 « Antonio rêve et se réveille, il voit sa femme à genoux, attiser le feu, il entend son fils pleurer, voit le soleil saluer l’Orient et affile sa machette en souriant. » Idem. 168 « La description du Viejo Antonio montre qu’il s’agit d’un personnage matériellement et physiquement misérable mais spirituellement riche qui vit en communion avec l’univers, traits qui reproduisent les stéréotypes de base sur les indigènes répandus dans les imaginaires les plus traditionnels qui existent à leur propos. »VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.116.

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Or, on pourrait argumenter que ce faisant, il s’approprie le discours de l’autre sur les

indigènes, jouant ainsi dans les limites du discours élaboré par le blanc, le métis, mais pour en

détourner le sens, pour qu’il puisse servir d’autres fins, ce qui n’est pas sans rappeler l’idée de

braconnage élaborée par De Certeau telle qu’on l’a vu préalablement. Mille façons, écrits De

Certeau, « de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres,

caractérisent l’activité, subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent

se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies »169. Et effectivement, les

indigènes qui constituent l’EZLN n’ont pas nécessairement d’identité commune, d’histoire

partagée, d’abord parce qu’ils proviennent d’une multitude d’ethnies différentes et par ailleurs,

car « le zapatisme, loin de mobiliser les communautés traditionnelles […] a germé et s’est

développé au sein des secteurs de la population indienne qui avait rompu avec la tradition et les

traditionnalistes. […] Les dissidents ont composés des communautés transformées,

acculturées »170.

C’est ainsi qu’un personnage, Antonio, stéréotypé jusqu’au dénigrement deviendra pour

Marcos, le fondement d’une auto énonciation, d’une revendication de soi indigène allant jusqu’au

postulat de la supériorité morale des gens de couleur. « Con el », écrit Marcos, « con el Viejo

Antonio, se sientan junto conmigo todos los hombres y mujeres de morena sangre en corazón

digno »171. On retrouve, dans les mythes de Marcos, de manière récurrente, cette association entre

le sang noir —difficile de ne pas y voir une métaphore de la peau foncée des indigènes— et une

vertu morale, celle de la dignité du cœur. L’histoire de la nuit et des étoiles en constitue un bon 169 CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p.35. 170 LE BOT, Yvon. Le rêve zapatiste, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p.38-39. 171 « Avec lui, avec le Viejo Antonio, s’assoient avec moi tous les hommes et les femmes de sang noir au cœur digne » MARCOS. Relatos de el Viejo Antonio, San Cristóbal de las Casas, Centro de Información y Análisis de Chiapas (CIACH), 1998, p.102.

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exemple. Les dieux, réalisant que les chants des hommes sont tristes de la noirceur du monde se

réunissent et prennent la décision d’enlever le toit de la nuit. Mais la lumière est trop vive pour

les hommes chauve-souris, qui sont dès lors aveugles, alors les dieux se retrouvent de nouveau, à

la recherche d’une autre solution. Et les dieux demandent des volontaires pour devenir des

morceaux de lumière sur le toit de la nuit, des étoiles. Tous veulent devenir des étoiles et tous

deviennent des étoiles et les dieux s’endorment, satisfaits de leur solution. Mais il y a tant

d’étoiles sur le toit de la nuit qu’il disparaît à nouveaux. Les hommes doivent donc choisir qui

d’entre eux s’éteindront, pour que puissent briller les autres. « Entonces los hombres y mujeres

verdaderos, los de corazón de color de la tierra […] dijeron que ellos se apagarían […] y así es

como las estrellas pudieron brillar gracias a las que se apagaron […]. Y así esta la historia :

algunos tienen que estar apagados para que brillen otros, pero los que brillan lo hacen por los

apagados. Que si no, pues nadie brilla. »172 Il y a ainsi un équilibre qui se crée à la fin du récit, si

les uns doivent s’éteindre pour que brillent les autres, ceux-ci brillent néanmoins pour les éteints.

Reste que le sacrifice est fait par les hommes de couleurs, pour le bien de tous.

Or cette dynamique ethnique à l’œuvre dans les mythes de Marcos n’est pas seulement le

fait des hommes, mais aussi des dieux, comme on peut le constater dans le récit de la naissance

de la lune et du soleil, alors que dans la nuit éternelle les dieux se demandent comment faire pour

qu’il y ait de la lumière. Ils font un feu qu’un des dieux doit monter au ciel. On propose d’abord

de sacrifier le dieu blanc dont l’éclat serait plus brillant, la lumière plus belle, mais le dieu blanc

est lâche, il refuse et c’est alors que le dieu noir se sacrifie et devient le soleil. Et le Viejo

172 « Alors les hommes et les femmes vrais, ceux et celles dont le cœur a la couleur de la terre, on dit qu’ils s’éteindraient et c’est ainsi que les étoiles ont pu briller, grâce à ceux qui se sont éteints. Et ainsi va l’histoire : certains doivent être éteints pour que brillent les autres, mais ceux qui brillent le font pour les éteints. Parce que sinon, personne ne brille. » Ibid., p.43-44.

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Antonio d’ajouter « recuerda que el rostro cubierto de negro esconde la luz y el calor que harán

falta a este mundo »173. Il y a ici, un lien évident à faire avec le passe-montagne zapatiste. Ainsi,

non seulement les hommes de couleur sont plus valeureux, plus dignes que les autres, par leurs

actions mais ils le sont aussi à travers une filiation divine. Tel le dieu du mythe, « el más negro y

más feo de los dioses »174, les zapatistes, derrière leur passe-montagne noir possèdent la lumière

qui manquera au monde et seront prêts à se sacrifier pour que cette lumière profite à tous le

moment venu.

Mais postuler la supériorité morale des gens de couleur, dans un passé mythique, dans une

histoire identitaire, n’est pas une fin en soi, elle sert aussi un autre projet : celui de rattacher

l’EZLN à une terre, celui de s’approprier symboliquement un lieu propre, à soi. Car la dignité est

une valeur à la fois symbolique et matérielle, les gens dignes se doivent de vivre dignement et

vivre dignement implique un toit, une terre. Comme l’écrit Marcos dans un communiqué de

janvier 1996 : « Notre lutte est pour un toit digne et le gouvernement détruit notre maison et notre

histoire… Ils veulent nous ôter la terre pour qu’il n’y ait plus de sol sous nos pas. Ils veulent nous

ôter l’histoire pour que l’oubli tue notre parole. »175 Ou encore lorsqu’il écrit : « nous importe le

sol qui nous soutient dans l’histoire et évite que nous tombions dans l’oubli de nous-mêmes »176.

Ou finalement, lorsqu’il écrit : « Toujours aussi grande est la pauvreté de nos terres et toujours

aussi petite notre place dans l’histoire »177. Donner un passé et une histoire à l’EZLN sur laquelle

forger leur identité est donc ainsi garant de l’ancrage du groupe sur le sol mexicain et de la 173 « rappelle-toi que le visage couvert de noir, camoufle la lumière et la chaleur qui feront défaut dans ce monde » Ibid., p.37. 174 « le plus foncé et le plus laid des dieux » Ibid., p.36. 175 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.176. 176 Idem. 177 MARCOS in. Ibid., p.175-176.

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légitimité de leurs revendications de contrôle de leurs terres. Ce que fait ainsi Marcos n’est autre

que de « revendiquer une singularité des expériences et une autonomie des lieux, susceptibles de

restituer aux êtres humains et à leurs actions leur nécessaire localisation, c’est-à-dire leur relation

avec les qualités singulières du site qui abrite leur vie et contribue à lui donner sens. Car il n’y a

pas d’être sans lieu ni d’existence sans localisation »178.

Or si Marcos parvient à doter l’EZLN d’un espace de la représentation, c’est-à-dire d’un

attachement symbolique à une terre, une histoire, une identité, ce discours comporte par ailleurs

de nombreux risques. En postulant la supériorité morale des indigènes, en idéalisant, en

essentialisant même l’identité indigène, Marcos court le danger du repli identitaire. Comme

l’écrit Vanden Berghe, « los rasgos que las personas que denigran a los indígenas consideran

como signos de una inferioridad racial y de un servilismo congénito son reinterpretados por

Marcos como indicios de una superioridad moral y un espíritu de autosacrificio ausentes en los

no indígenas »179. Alors que Marcos postule lui-même que « Nous ne pouvons pas combattre le

racisme que pratique le puissant avec un miroir qui montre la même chose mais à l’envers : la

même déraison et la même intolérance, mais cette fois contre les métis. Nous ne pouvons pas

combattre le racisme contre les indigènes en pratiquant le racisme contre les métis ».180

Un autre danger est celui que cette fermeture identitaire se double d’un lien forcé au sol,

d’un protectionnisme local exclusif, qui renforce encore plus le problème identitaire. On l’a vu

une identité rattachée à un lieu relève d’un attachement à une histoire, à une tradition. Or, tel 178 MARCOS in. Ibid., p.238. 179 VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.239. 180 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.216.

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qu’on l’a constaté, Marcos construit l’identité et l’histoire du néo zapatiste, au sein d’un discours

stéréotypé, au sein d’une tradition qui enferme l’indigène dans une image archétypale bonne pour

les musées, ce qui contraint grandement la portée de cette identité. Tel que l’écrit Harvey, « at

best, historical tradition is reorganized as a museum culture […] of local history […] Through the

presentation of a partially illusory past it becomes possible to signify something of local identity.

[…] But the construction of such places, the fashioning of some localized aesthetic image, allows

the construction of some limited and limiting sense of identity »181. On se retrouve donc avec le

double danger, mais qui procède de la même logique, du repli identitaire et du particularisme

local exclusif.

Un autre danger lié à la production de cet espace de la représentation provient de la

représentation temporelle induite par le mythe. En effet, la temporalité propre au mythe est bien

différente de la temporalité linéaire et chronologique de l’histoire. Dans le mythe, nous sommes

en présence d’un temps indéfini, ou plutôt circulaire, cyclique, où le présent, le passé et le futur

s’entrecroisent. Les marqueurs temporels des récits du Viejo Antonio en témoignent. Comme

dans des phrases telles : « Ahí donde el mañana y el ayer se unen »182 ou encore «Esto que les

contamos pasó hace muchos años, es decir, hoy »183 Le caractère circulaire du temps mythique

entraîne deux dangers. D’une part, puisque l’appropriation du lieu se fait par le truchement d’une

cosmogonie, donc située dans un passé perdu, dans des temps immémoriaux, dans lesquels

l’indigène digne vit en harmonie avec la nature, Marcos court le risque de valoriser un sentiment 181 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.303-304. 182 « Là où demain et hier s’unissent » MARCOS in.VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.110. 183 « Ce que l’on vous raconte s’est passé il y a de nombreuses années, c’est-à-dire, aujourd’hui » Idem.

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de perte, une nostalgie du paradis perdu et d’ainsi transformer l’insurrection zapatiste en une

quête de l’âge d’or. Car comme l’écrit Wunenburger, « la figure mythique du paradis n’est pas

seulement structurée par son insertion dans une cosmogonie, qui la situe dans le passé

irréversiblement perdu mais aussi et surtout par une géographie imaginaire, dont […] le lieu idéal

constitue un véritable paradigme, celui d’un foyer naturel, précivilisé, accueillant les hommes

dans un décor rassurant et généreux. »184 Il devient dès lors tentant, pour l’EZLN de transformer

leur désir d’un lieu propre en exaltation d’un passé harmonieux perdu, et d’ainsi tenter de recréer

« dans le futur un état de perfection associé à un passé idéalisé »185, ce qui nous obligerait à

concevoir l’insurrection néo zapatiste comme « une rébellion conservatrice, cherchant à restaurer

un état de perfection originel »186.

L’autre danger découlant de la circularité temporelle du mythe est de faire des

revendications zapatistes une simple apologie de la souffrance et de l’injustice. En effet, si

l’identité des zapatistes est basée sur une dignité portée par le sacrifice de soi; celui-ci répondant

souvent à une injustice, cela implique que, dans un cadre temporel cyclique, toutes les situations

exposées dans un ailleurs lointain sont en fait de tous les temps et sont donc les mêmes

aujourd’hui. Les injustices dont parle Marcos paraissent comme encore plus profondes

puisqu’elle dépasse le cadre de l’événementiel et de la conjoncture historique; elles sont de

toujours. Comme le dit le Viejo Antonio à Marcos : « La lutte entre le puissant et ceux d’en bas

se répète sans cesse…Le puissant ne fait que changer de nom selon les cabrioles de l’histoire »187.

184 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.33. 185 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.165. 186 Ibid., p.168. 187 MARCOS in. Ibid., p.164.

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Ainsi, si la dimension récurrente des injustices dont souffrent les indigènes permet d’asseoir la

légitimité du mouvement et le caractère inévitable de leur lutte, elle court aussi le danger de

s’enfermer dans la répétition et de donner crédit à l’idée d’une histoire sans issue. C’est qu’il y a

« contradiction entre cette conception du temps historique, selon laquelle le présent répète le

passé et l’espérance qui justifie le soulèvement zapatiste et qui suppose la possibilité d’un futur

différent. En effet, ce serait une autolimitation bien étrange de la part d’un mouvement de

transformation sociale que de s’enfermer dans l’idée d’un temps cyclique. »188

C’est à travers la récupération de l’histoire nationale et de ses symboles les plus forts que

Marcos parviendra à éviter de cantonner le mouvement dans une simple répétition du passé, par

exemple à travers la figure de Zapata, dont l’EZLN se revendique, tel que le nom même du

mouvement l’indique et tel qu’en témoigne aussi l’usage récurrent de l’expression « tierra y

libertad ». Grâce à ce retour dans l’imaginaire national, Marcos sortira du piège de la répétition,

comme nous le verrons bientôt, mais Marcos parvient aussi d’abord, à dépouiller le

gouvernement mexicain de son propre discours de légitimation, de sa propre mythologie; car le

PRI qui, malgré sa propension à l’économie de marché tel que le montre la signature de la ZLEA

à l’origine même de l’insurrection néo zapatiste, s’est toujours présenté comme l’héritier légitime

de la Révolution. En témoigne par exemple le fait que le fils et l’avion privé du président de

l’époque Carlos Salinas de Gortari, se nomment tous deux Emiliano, en l’honneur du

révolutionnaire. Ainsi, lorsqu’à la fin de la Marche pour la dignité indigène de 2001, qui est

passée par tous les endroits emblématiques de l’histoire de Zapata, l’EZLN parvient enfin à la

capitale et qu’un des discours adressé aux marcheurs, « à l’ombre des statues de Zapata érigées

188 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.168.

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par le priisme »189, se termine ainsi : « Zapata n’est pas mort le 10 avril; il a changé de visage et

maintenant la question est de savoir si son visage est celui du musée, qui ne parle pas, qui ne

ressent rien, ou si son visage est le vôtre »190, on comprend que l’EZLN est parvenu à dérober au

PRI, qui se retrouve en grave déficit symbolique, le monopole de l’histoire nationale. Plus

encore, en se réclamant de l’histoire mexicaine, Marcos témoigne du caractère national de la lutte

et sort de la dynamique du repli identitaire qui a préséance dans les contes du Viejo Antonio.

Comme l’écrit Vanden Berghe, « Marcos deja claro que la lucha zapatista no se limita en

reivindicar une memoria étnica y a movilizar el poder de las imágenes indígenas sino que el

EZLN, siendo eminentemente nacional, también se posiciona en relación con la identidad y el

imaginario mexicanos »191.

Or si Marcos se targue d’inscrire l’insurrection néo zapatiste dans la continuité de la

révolution mexicaine du début du siècle passé -- « Cela se passait en 1919. Aujourd’hui en 1997,

l’histoire n’a pas changé. »192 ou « Comme en 1919, nous les zapatistes devrons payer de notre

sang le prix de notre cri ‘Terre et Liberté!’ Comme en 1919 le gouvernement suprême nous tue

pour éteindre notre rébellion. »193 -- , ce qui confère à l’insurrection un supplément de légitimité,

il n’abandonne pas pour autant le registre mythique. En effet, le Viejo Antonio interrompant le

discours de Marcos relatant la vie de Zapata, lui explique que Zapata n’est qu’une manifestation

189 Ibid., p.164. 190 MARCOS in. Idem. 191 « Marcos nous fait comprendre que la lutte zapatiste ne se limite pas à revendiquer une mémoire ethnique et à mobiliser le pouvoir de l’image indienne, sinon que l’EZLN étant éminemment national, se positionne donc aussi par rapport à l’identité et l’imaginaire mexicain. » VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p. 147. 192 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.162. 193 MARCOS in. Ibid., p.163.

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particulière de dieux tzetzals, d’origine chiapanèque qui plus est. « Hace muchas historias,

cuando los dioses más primeros, los que hicieron el mundo, estaban todavía dando vueltas por la

noche, se hablan dos dioses que eran el Ik’al y el Votan. »194 « Dicen que es el Ik’al y el Votan

que […] para no espantar a las gentes buenas, se hicieron uno sólo […] y se pusieron de nombre

Zapata. »195 En s’appropriant l’histoire nationale sans créer de rupture radicale d’avec le registre

mythique, en brouillant les frontières entre mythes indigènes et histoire mexicaine, Marcos

parvient bien habilement à intégrer l’indigénisme à la culture nationale. Ici, écrit Baschet, « la

chronologie se fait géologie et les premiers habitants de la terre semblent constituer le sous-sol

symbolique du Mexique. Ils sont la part présente de son passé, pour cela même indispensable à la

stabilité future de la nation entière. »196

Ce faisant, Marcos transforme l’identité indigène, si factice soit-elle, en passé constituant

de la nation entière et c’est cette réinsertion de l’histoire indigène à l’histoire nationale qui

devient finalement garante du fait que l’histoire n’a plus à se répéter. Quelque chose a changé

désormais. La dignité n’est plus seulement une valeur archétypale de nature mythique, elle

devient le moteur de l’histoire. Comme l’écrit Marcos : « Aujourd’hui, avec le cœur indigène qui

est la digne racine de la nation mexicaine, avec les indigènes, un pays nouveau et meilleur est

nécessaire et possible. Sans eux, il n’existe aucun futur comme nation. »197 Ainsi, en donnant un

fondement mythique aux héros et événements de l’histoire nationale, Marcos permet à la 194 « Il y a plusieurs histoires, quand les premiers dieux, ceux qui ont fait le monde, faisaient encore des tours dans la nuit, se parlaient deux dieux, le Ik’al et le Votan. » MARCOS. Relatos de el Viejo Antonio, San Cristóbal de las Casas, Centro de Información y Análisis de Chiapas (CIACH), 1998, p.57. 195 « On dit que c’est le Ik’al et le Votan qui, pour ne pas faire peur aux gens bons, sont devenus un et se sont donnés le nom de Zapata. » Ibid., p.60. 196 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p. 189. 197 MARCOS in. Ibid., p. 161.

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temporalité cyclique d’avoir encore lieu, comme outil de légitimation et comme fondement

identitaire mais en même temps, cette récupération de l’histoire nationale permet la réinsertion du

mouvement dans une temporalité historique linéaire. Ce qui permet à Marcos d’affirmer : « Nous

cheminons alors le chemin de l’histoire, mais nous ne la répéterons pas. Nous sommes d’avant,

oui, mais nous sommes nouveaux. »198 Ou encore lorsqu’il écrit : « Nous sommes et nous ne

sommes pas les mêmes. […] Nous sommes l’histoire obstinée qui se répète pour ne plus se

répéter, le regard vers l’arrière pour pouvoir cheminer vers l’avant. »199 Cette double

appropriation-légitimation du mythe et de l’histoire permet ainsi au mouvement de personnifier le

changement, l’histoire, à travers la notion de dignité.

Or si Marcos parvient ainsi à sortir des pièges d’une temporalité strictement circulaire qui,

on l’a vu, court le danger d’alimenter une quête de l’âge d’or ou un discours de l’injustice

perpétuelle, en entrant de plein pied dans l’histoire, celui-ci fait désormais face à un autre danger,

celui du temps téléologique. C’est qu’en se réclamant de l’histoire comme il le fait –« de notre

côté, se trouvent l’autorité morale et la raison historique »200–, en postulant que celle-ci leur

donnera raison –« nous ne craignons ni la mort ni le jugement de l’histoire »201–, Marcos se

réfère à l’histoire comme à une entité éthique autonome, capable d’accomplir la Justice. Or,

comme l’écrit Baschet, « la référence au jugement de l’histoire suppose l’anticipation d’une

sentence rétrospective. […] C’est seulement depuis son point final que pourrait s’écrire, telle une

sentence définitive, ce qui serait l’Histoire et non pas seulement une histoire, version provisoire

198 MARCOS in. Ibid., p. 170. 199 MARCOS in. Ibid., p. 169. 200 MARCOS in. Ibid., p. 170. 201 MARCOS in. Ibid., p. 172.

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résultant d’une configuration particulière d’intérêts »202. Et non seulement Marcos fait appel au

jugement de l’histoire, sinon qu’il identifie l’EZLN à l’Histoire, à l’histoire téléologique comme

instance éthique : « nous sommes l’histoire »203, écrit Marcos. Le Sous-Commandant semble

confondre ici, les intérêts particuliers de sa lutte avec ce qui serait, des valeurs universelles,

inscrite dans une temporalité téléologique.

Ainsi, si Marcos parvient à créer, pour son mouvement, un espace de la représentation,

c’est-à-dire, un espace symbolique permettant la construction et l’enracinement de l’identité néo

zapatiste, son discours comporte par ailleurs de nombreux dangers et écueils argumentatifs. En

construisant un discours mythique stéréotypé sur l’indigène, Marcos court le risque d’enraciner le

mouvement dans une logique particulariste identitaire et local, d’astreindre son discours à une

valorisation d’un passé perdu ou le cantonner dans la répétition. Si l’on prend en considération sa

récupération de l’histoire nationale, alors Marcos semble faire de l’EZLN le porte-étendard d’une

vérité à laquelle l’Histoire donnera nécessairement raison.

Par ailleurs, dans la perspective des mécanismes de l’utopie, les espaces de la

représentation seuls ne sont pas suffisants. Rappelons-nous de la fonction de l’utopie. Nous avons

vu que son rôle était de remettre en question les représentations du temps et de l’espace qui

prévalaient au sein d’un ordre social déterminé en proposant d’abord une alternative. Cette

alternative étant de nature telle qu’elle est empêchée d’advenir, précisément par cet ordre social

déterminé dans laquelle elle s’inscrit et qu’elle tente de dépasser. On se souvient que les

matériaux de l’utopie, selon Bloch, sont ces représentations occultées, marginales qui n’ont pas 202 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002, p. 171-172. 203 MARCOS in. Ibid., p. 171.

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été intégrés par un certain ordre dominant et qu’il s’agit donc de mettre à jour. Ce que fait

précisément Marcos en réhabilitant le mythe, en réhabilitant certaines formes de temporalité

n’ayant plus préséance dans notre monde contemporain, en dépoussiérant certains éléments de

l’histoire du Mexique, afin que les indigènes puissent se réapproprier sol et histoire. Mais une

simple alternative ne constitue pas en elle-même une utopie, et encore moins celle offerte par

l’espace de la représentation mis en place par Marcos. Dans le cas du mythe, parce qu’il exerce

une fonction contraire à l’utopie. On l’a vu le mythe à une fonction d’intégration. Tel que le

constate Wunenburger : « Le mythe sert […] de fondement et de renforcement des structures

mentales et sociales traditionnelles, alors que l’utopie s’ordonne autour d’une fiction

démystifiante, qui introduit une distance critique, un soupçon à l’égard de l’ordre existant. Il

rompt lentement le consensus social […]. Ce que le mythe justifie, l’utopie le conteste »204.

Plus encore, si l’on en croit Louis Marin, cette fonction intégratrice est inconsciente. Il

n’est pas possible, nous dit Marin, « d’évacuer le mythe comme rite au profit du mythe comme

structure et outil logique de médiation de la contradiction sociale originaire, pour la raison simple

qu’il réalise, comme rite, l’opération logique que l’analyse structurale fait apparaître.»205, soit

l’annulation factice, la résolution des contradictions inhérentes au réel. C’est-à-dire que le mythe

comme discours des origines fournissant les bases communes de l’identité d’une société, d’un

groupe, ne possède pas en lui-même, sa propre instance critique. Bien entendu, nous ne sommes

pas ici en présence d’une société archaïque dont la compréhension du monde passe par le mythe

seul, et qui ne se traduit que par le rite, par l’oral. En effet, ces mythes sont écrits par Marcos,

204 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.23. 205 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.88.

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pour être lus, qui plus est, par des gens auxquels, ces mythes ne se réfèrent même pas. Le

caractère inconscient du mythe perd donc un peu de sa portée. Reste que la dynamique de

résolution à l’œuvre dans la mythologie élaborée par Marcos, ne se comprend qu’à l’aulne de

d’autres mécanismes narratifs et n’intègre donc pas en elle-même sa critique, qui est de l’ordre du

métadiscours.

Plus encore, nous avons aussi vu que les mythes et la récupération de l’histoire nationale

avait pour objectif de légitimer le mouvement. Or selon Ricoeur, si l’idéologie a d’abord une

fonction positive, celle de l’intégration, qui s’apparente aux mécanismes du mythe, elle sombre

inévitablement du côté de la fonction négative de l’idéologie, dès lors que ce discours identitaire

se transforme en légitimation. Tout se passe, écrit Ricœur, « comme si l’idéologie ne gardait sa

puissance mobilisatrice qu’en devenant justificatrice de l’autorité qui permet à la communauté de

s’exprimer »206. À force d’être récupérés, ces événements marquants, ces histoires, constituant le

socle identitaire d’une communauté, perdent de leur force mobilisatrice et advient ce que Ricœur

appelle une sorte de « domestication du souvenir ». Peu à peu, la vision du monde que présente

ces événements et qui deviennent garant de la légitimité du système, contamine tous les domaines

de la vie sociale. « En devenant vision du monde, l’idéologie devient un code universel pour

interpréter tous les événements du monde. […] C’est tout le système de notre pensée qui se

trouve transmuté en une croyance collective soustraite à la critique »207, comme nous le verrons

bientôt. Nous avons vu que c’est entre autre ce que reproche Marcos au gouvernement mexicain,

or en se portant garant de la vérité, en faisant appel au jugement de l’histoire, Marcos semble

soumettre sa rhétorique aux mêmes risques idéologiques, ce qui est bien loin de l’utopie. 206 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.425. 207 Ibid., p.425-426.

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Par ailleurs, d’un point de vue de la production de l’espace, nous avons déjà constaté les

dangers de ne considérer comme résistance, que celle symbolique, des usagers. Nous avions vu

que, sans connaître les fondements ni les mécanismes de l’oppression dans laquelle s’articulent

ces résistances d’ordre symbolique, ces alternatives imaginaires, celles-ci couraient le danger de

reproduire les dynamiques mêmes dont elles tentent de s’extraire. En effet, à quoi sert une

éthique de la dignité si l’on ne sait pas à quoi elle s’attaque? Comment savoir de quelle nature est

cet humanisme brandit si l’on ne sait à quoi il répond et s’oppose? Sans discours critique,

revendiquer la dignité pour l’avenir court le danger de tomber dans un « humanisme bon teint

qui, ne faisant tord à personne, est complice de toutes les oppressions et se réduit à l’éthique

molle des droits de l’homme, devenue trop souvent aujourd’hui l’adjuvant du triomphe de la

démocratie de marché »208. Par ailleurs, Lefebvre écrivait qu’il fallait, pour réussir une

révolution, produire un espace. « Une révolution qui ne produit pas un espace nouveau ne va pas

jusqu’au bout d’elle-même; elle échoue »209. L’espace des représentations n’est donc pas

suffisant à lui seul, à tout le moins n’est-il qu’une « suite d’expressions et d’incursions dans

l’imaginaire »210, « parfois déterminant une direction esthétique»211. Il faut, dans la perspective

d’une révolution efficace, ajouter aux espaces de la représentation, des représentations de

l’espace, c’est-à-dire un projet. Les représentations de l’espace, écrit Lefebvre, « auraient ainsi

une portée considérable et une influence spécifique dans la production de l’espace. Comment?

[…] Comme un projet s’insérant dans un contexte spatial et une texture, ce qui exige des

représentations qui ne se perdent pas dans le symbolique ou l’imaginaire »212.

208 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.101. 209 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.66. 210 Ibid., p.53. 211 Idem. 212 Ibid., p.52.

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La production d’une représentation de l’espace

Voyons donc si Marcos parvient, à créer une représentation de l’espace, c’est-à-dire un

discours théorique qui lui permettrait de thématiser la nature de l’oppression dans laquelle

s’inscrit ces résistances symboliques et y répondre, cette fois de manière critique. On a vu

préalablement, qu’une revendication humaniste basée sur la dignité devait signifier contre quoi

elle s’élève, faute de quoi elle courait le risque de n’être qu’une notion vague et vide qui répète

l’oppression. Dans le cas du néo zapatisme, l’ennemi n’est autre que le néolibéralisme, cette

« plaie qui affecte toute l’humanité »213. Le néolibéralisme, écrit Marcos, « n’est pas une doctrine

économique pour affronter ou expliquer la crise, [il] est la crise même faite théorie et doctrine

économique »214. C’est donc à travers le prisme d’une guerre contre le capitalisme néolibéral que

doivent être entendus tous ces discours symboliques élaborés par Marcos. Ainsi, cette

appropriation symbolique du sol mexicain et la revendication d’indianité que Marcos thématise

grâce aux mythes et à la récupération de l’histoire nationale mexicaine, ne doit se comprendre

qu’en fonction d’une réflexion théorique et critique sur le double processus de

globalisation/fragmentation de l’espace induit par le néolibéralisme, comme miroir inversé de

cette même logique.

Car Marcos n’est pas dupe, le Sous-Commandant est bien au fait des dynamiques

néolibérales contemporaines que nous avons exposés au chapitre précédent. La mondialisation,

écrit Marcos, « n’est rien d’autre que la mondialisation des logiques des marchés financiers »215.

213 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.103. 214 Idem. 215 MARCOS in. Ibid., p.104.

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Et le néolibéralisme n’est autre qu’une « nouvelle guerre de conquête des territoires »216 « pour

un nouveau partage du monde »217. Plus encore Marcos est tout à fait conscient du rôle que joue

désormais l’État, dans ce nouvel ordre économique mondial. On a vu au chapitre précédent que

les différences spatiales étaient désormais, pour le capitalisme, de la plus haute importance dans

la mesure où ces différences peuvent constituer des avantages concurrentiels augmentant les

possibilités de profit. Ce qu’il faut dire aussi est que souvent l’État se met au service du

néolibéralisme et s’assure de mettre en place des politiques encourageant les capitaux à s’installer

chez eux : infrastructures, taxes, régulation des forces de travail. « If capitalists become

increasingly sensitive to the spatially differentiated qualities of which the world’s geography is

composed, then it is possible for the people and powers that command those spaces to alter them

in such way as to be more rather than less attractive to highly mobile capital. »218 C’est ainsi que

Marcos écrit : « Désormais, la politique n’est qu’une organisation économique et les hommes

politiques sont de modernes gestionnaires d’entreprises…Les nations sont des magasins locaux

avec des gérants en guise de gouvernements, et les nouvelles alliances […] économiques et

politiques ressemblent d’avantage au modèle d’un moderne mall commercial qu’à une fédération

politique »219. Ou encore « Dans le cabaret de la globalisation, nous assistons au show de l’État

sur une table dance; il se dépouille de tout, ne gardant que le strict minimum : la force

répressive »220.

216 MARCOS in. Ibid., p.105. 217 Idem. 218 HARVEY, David. The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989, p.295. 219 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.107. 220 Idem.

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On pourrait donc croire que la revendication d’autonomie de l’EZLN relève d’une

tentative de s’extraire de cet espace normalisé produit par le néolibéralisme. « Face au processus

d’uniformisation et de délocalisation, promu par la mondialisation marchande, il pourrait être

légitime de revendiquer une singularité des expériences et une autonomie des lieux, susceptibles

de restituer aux êtres humains et à leurs actions leur nécessaire localisation. »221 Mais Marcos est

sensible au caractère limité d’une telle démarche; on l’a vu le pouvoir local ne permet pas à lui

seul de combattre le néolibéralisme, et peut même s’avérer l’encourager davantage que lui nuire.

« La seule chose réellement globalisée est la prolifération de l’hétérogène »222, écrit Marcos. La

réponse ne peut donc se limiter qu’à une simple revendication locale et identitaire, auquel cas on

risque d’alimenter cette prolifération de laquelle le néolibéralisme se nourrit. Selon lui, les

mouvements se cantonnant à ne prôner qu’un repli identitaire, qu’il soit ethnique, nationaliste,

religieux, sont des « fanatiques qui affirment : ici, dans ce petit îlot de l’archipel mondial, ne

peuvent vivre que ceux qui sont comme moi »223. Au contraire écrit Marcos, « l’universalité de la

stratégie néolibérale doit entraîner une universalité de la résistance : nous sommes tous

confrontés au même ennemi »224.

Mais cette universalité de la résistance ne peut se faire à n’importe quel prix, il faut

qu’elle demeure garante des diversités de tout un chacun. Ainsi, à « la globalisation fragmentée

du néolibéralisme [qui] impose une uniformisation marchande et une délocalisation généralisée,

en même temps qu’une prolifération de l’hétérogène qui multiplie les identités xénophobes et les

221 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.238. 222 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.236. 223 MARCOS in. Ibid., p.101. 224 MARCOS in. Ibid., p.111.

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frontières étanches »225, l’EZLN, à travers la voix de Marcos, propose une « autonomisation

universaliste [qui] revendique la singularité des lieux et des expériences humaines »226 dans une

perspective de solidarité internationale. C’est-à-dire que l’objectif de Marcos est de créer un

réseau de résistance international fondé sur le principe de différence, « un réseau de voix […] se

connaissant identique dans son aspiration à écouter et à se faire écouter, se reconnaissant différent

dans les tonalités »227.

C’est pourquoi l’EZLN adresse son message à tous : « les Noirs, les Jaunes, les Chicanos,

les Latinos, les indigènes, les femmes, les jeunes, les prisonniers, les migrants, les foutus, les

homosexuels, les lesbiennes, les marginaux, les vieux et plus particulièrement les rebelles »228, et

ce, tout en revendication à la fois ardemment leur propre différence. Une excellente phrase de la

major Ana Maria, lors de la Rencontre intercontinentale résume bien cette idée : « Nous sommes

tous égaux parce que nous sommes différents »229. L’égalité n’est donc pas à chercher malgré les

différences mais à partir de celles-ci. « La logique néo zapatiste de l’humanité à la recherche de

sa libération part de la reconnaissance des différences, de la spécificité des lieux, de la diversité

culturelle et historique, pour tendre des ponts qui permettent l’unité. »230 C’est à partir de ce

principe que peut s’organiser une résistance planétaire selon Marcos. Car tout un chacun, d’une

manière ou d’une autre, à un moment ou un autre, sera marginalisé par la logique néolibérale,

subira les conséquences de la globalisation. Étrange résultat que celui du néolibéralisme; les

225 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.240. 226 Idem. 227 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.112. 228 MARCOS in. Ibid., p.122. 229 MARCOS in. Ibid., p.257. 230 MARCOS in. Ibid., p.242.

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groupes minoritaires s’accumulent, dans les sillages de l’économie de marché, au point de former

désormais la majorité. « Le nouveau partage du monde exclut les ‘minorités’ […]; les majorités

qui forment les sous-sol du monde »231. Ces majorités qui, croit Marcos, si elles s’unissent dans le

respect de leurs différences, contre cet adversaire commun, pourraient peut-être, faire,

finalement, la différence. Cette unité dans la différence n’est autre que la dignité. « La dignité

indigène est un pont qui a besoin d’une autre rive vers laquelle tendre. »232 « La dignité est un

pont. Elle a besoin de deux côtés qui différents, distincts et distants, deviennent un grâce au pont,

sans cesser d’être différent et distincts, mais en cessant déjà d’être distants. »233 Ainsi, « le

zapatisme n’est pas, n’existe pas. Il se contente de servir, comme servent les ponts, pour traverser

d’un côté à l’autre »234.

De la même manière que le particularisme local et identitaire sert de fondement à une

critique de la double globalisation/fragmentation du néolibéralisme, dont découle, pour l’EZLN,

un universalisme renouvelé, fondé sur l’idée d’une dignité dans la différence, la récupération

symbolique que fait Marcos de différentes temporalités, du passé et du futur, ne doit se

comprendre qu’à l’aulne d’une réflexion théorique sur l’éternel présent néolibéral, encore une

fois, comme miroir inversé des représentations de l’ordre dominant. C’est qu’à l’éternel présent

néolibéral, Marcos oppose un présent ancré dans l’histoire, réfléchi à partir du passé et de

l’avenir.

231 MARCOS in. Ibid., p.123. 232 MARCOS in. Ibid., p.137. 233 MARCOS in. Ibid., p.138. 234 MARCOS in. Ibid., p.9.

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Car Marcos est, encore une fois, bien au fait des répercussions du néolibéralisme, quant à

la conception généralisée du temps qu’il impose. D’un côté, écrit Marcos, « se trouve le Marché,

la nouvelle bête sacrée. L’argent et sa conception du temps qui nie l’hier et le demain. […] Dans

le monde de la ‘modernité’, le culte du présent est arme et bouclier. L’aujourd’hui est le nouvel

autel sur lequel sont sacrifiés principes, loyautés, convictions. […] Le passé n’est plus, pour les

technocrates que notre pays supporte en guise de gouvernants, une référence à assimiler et sur

laquelle croître. Le futur ne peut être, pour ces professionnels de l’oubli, rien de plus qu’un

allongement temporel du présent. »235 L’éternel présent néolibéral, cette temporalité conçue

comme suite interminable d’instantanés, implique donc un oubli du passé qui entraîne à son tour,

une faillite de l’avenir. Marcos le démontre bien, en pastichant le langage des puissants :

« Rebelles du monde entier! Unisses-vous dans vos déroutes! Il n’y a aucune victoire dans votre

passé. […] Imitez-moi, […], je suis le vieux rénové, le cauchemar de toujours mais avec

l’avantage d’être maintenant globalisé. […] Ne tentez rien de nouveau, répétez le vieux »236.

Ainsi, l’oubli du passé et la perte d’horizon futur qui résulte en un éternel présent, est en fait un

très puissant outil de domination. Comme l’écrit Baschet, « L’histoire comme pure répétition est

une arme de la domination, destinée à décourager tous ceux qui s’efforcent d’inventer un monde

neuf. »237 Marcos en conclut ainsi que : « La recherche de l’éternité est désormais satisfaite : le

monde de l’argent n’est pas seulement le meilleur monde possible, il est l’unique nécessaire »238.

C’est ainsi que « le Pouvoir se regarde dans le miroir et se découvre éternel et tout-puissant »239.

235 MARCOS in. Ibid., p.180-181. 236 MARCOS in. Ibid., p.187. 237 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.187. 238 MARCOS in. Ibid., p.181. 239 MARCOS in. Ibid., p.182-183.

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À cela, Marcos oppose la récupération conjointe du passé et du futur. Mais non pas pour

exalter le passé en lui-même, ni ériger l’avenir en nouveau dieu. Il s’agit pour lui aussi, de

valoriser le présent, seulement, pas de la même manière que le néolibéralisme. Il s’agit de

valoriser le présent dans ce qu’il comporte de possibilités d’émancipations. À propos du passé,

Marcos écrit : « La lutte indigène mexicaine ne vient pas retarder la pendule [de l’histoire]. Il ne

s’agit pas de revenir au passé et de déclamer d’une voix émue et inspirée, que tout passé était

meilleur. Je crois que cela, ils l’auraient toléré et même applaudi »240. C’est que le gouvernement,

à la solde du marché, a bien essayé de faire du néo zapatisme un mouvement anachronique, la

manifestation d’une identité dépassée, folklorique. Marcos écrit d’ailleurs du pouvoir qu’il « veut

enfermer la lutte indigène dans la nostalgie »241. Ils nous offraient, écrit-il encore, « un très joli

recoin dans le musée de l’histoire »242. À cela, Marcos répond que les zapatistes « sont des êtres

vivants, et non pas les fossiles que souhaiterait la propagande du pouvoir global »243. Ils sont bien

vivants, et se battent contre l’oubli qui, pour Marcos est synonyme de mort. « La guerre

commencée le 1er janvier 1994 fut une guerre pour nous faire écouter, […] une guerre contre

l’oubli, une guerre pour la mémoire. […] Nous luttons par crainte de mourir la mort de

l’oubli. »244 Sachant que l’oubli n’est pas le lot des seuls indigènes zapatistes mais qu’il s’agit du

prix à payer, par tous ceux qui subissent les affres de la mondialisation et de l’économie de

marché.

Par ailleurs, si l’EZLN souhaite une récupération de la mémoire, c’est pour récupérer

aussi la possibilité de l’avenir. Mais il ne s’agit pas non plus de l’exalter pour elle-même; il faut 240 MARCOS in. Ibid., p.191. 241 MARCOS in. Ibid., p.189. 242 Idem. 243 Idem. 244 MARCOS in. Ibid., p.174.

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être prudent avec l’avenir et avec le passé, par le fait même. Comme l’écrit Marcos, « Nous,

comme vous, n’avons pas d’aspiration plus grande que le futur. […] Mais, dans le nouveau, le

vieux se prolonge et peut dévorer le futur si nous ne le délimitons pas, si nous ne le connaissons

pas, si nous n’en parlons pas et ne l’écoutons pas, en sommes si nous cessons d’avoir peur de

lui »245. Ainsi, selon Marcos, c’est à une réflexion sur le passé que doit se mesurer l’avenir, afin

de n’en pas reproduire les erreurs. « La mémoire vise toujours demain et c’est ce paradoxe qui

permet que, dans ce demain, les cauchemars ne se répètent pas »246. C’est pourquoi dit Marcos,

nous devons « regarder en arrière pour pouvoir cheminer vers l’avant »247. Car « dans le passé

nous pouvons découvrir les chemins vers le futur »248. C’est de cette manière que Marcos entend

défier le présent néolibéral, en lui opposant un présent qui, grâce à une compréhension du passé,

peut envisager l’avenir.

Cette récupération de l’histoire dans laquelle le présent s’attribue le passé et le futur,

relève encore une fois, du principe de la dignité. La dignité, écrit Marcos, « a à voir avec

l’histoire »249. La dignité est une valeur du passé que l’on se doit de défendre au présent, afin

qu’advienne justement dans l’avenir, cette même dignité. « Nous vîmes que nous n’avions rien

d’autre que la dignité et que grande était la honte de l’avoir oubliée »250. Mais la dignité, si elle

est récupérée, n’est pas encore tout à fait advenue. « La dignité n’est pas encore. […] La dignité

est la lutte pour que la dignité soit enfin le monde »251. Comme l’écrit brillamment Holloway,

245 MARCOS in. Ibid., p.188. 246 MARCOS in. Ibid., p.178. 247 MARCOS in. Ibid., p.185. 248 MARCOS in. Ibid., p.186. 249 MARCOS in. Ibid., p.177. 250 MARCOS in. Ibid., p.137. 251 MARCOS in. Ibid., p.136.

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« l’affirmation de la dignité implique sa négation présente. La dignité est et n’est pas : elle est la

lutte contre sa propre négation »252.

C’est ainsi que Marcos parvient à créer une représentation de l’espace, c’est-à-dire un

projet, qui passe par une alternative théorique basée sur une réflexion critique sur les

représentations de l’espace induites par l’ordre dominant. Cette alternative, cette représentation

de l’espace, relève de la notion de dignité. En effet, la dignité est à la fois le fondement d’une

nouvelle réflexion spatiale, en ce qu’elle valorise l’attachement à la terre, à l’identité mais dans

une perspective de solidarité globale à l’opposé de l’espace néolibéral. Elle est aussi le fondement

d’une réflexion théorique temporelle, en ce qu’elle permet de modifier l’éternel présent néolibéral

en un présent qui retrouve dans le passé, la force de se battre au présent pour que la dignité

advienne dans l’avenir. Or cette représentation de l’espace basée sur la notion de dignité

n’échappe pas à l’idéologie. Pourquoi? Parce que cette notion de dignité théorisée se fonde sur

une notion de dignité symbolique. En effet, si Marcos parvient à s’extraire de la logique du mythe

pour tenir un discours rationnel et théorique, celui-ci s’appuie néanmoins encore sur les espaces

de la représentation préalablement élaborés. C’est-à-dire que Marcos justifie son discours

théorique sur un discours idéologique. La dignité comme fondement théorique permettant

universalisme renouvelé et présent historicisé, découle encore de la dignité comme valeur

symbolique permettant attachement à la terre et identité. Ainsi Marcos ne rompt pas avec

l’idéologie.

252 HOLLOWAY in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p. 137.

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Revenons à Ricœur un instant. Nous avons vu que le philosophe attribue à l’idéologie

trois fonctions; celle d’intégration qui positive, devient péjorative dès lors qu’elle est utilisée à

des fins de justification, puisqu’elle transforme le discours d’intégration en grille d’analyse

artificielle à travers laquelle toute pensée est interprétée, et devient dès lors distorsion,

dissimulation. Mais nous n’avons pas vu pourquoi ce discours d’intégration se meut

inévitablement en idéologie dans sa fonction péjorative. Le discours d’intégration devient

discours de justification puisqu’aucun discours ne possède jamais sa pleine légitimité en lui-

même. Tout système de contrôle social, écrit Ricœur, « repose sur un fonctionnement idéologique

destiné à légitimer sa revendication d’autorité. […] Parce que la prétention à la légitimité d’un

système de pouvoir surpasse toujours notre inclination à croire dans sa légitimité naturelle»253, et

ce, car il n’y a pas de légitimité naturelle.

C’est que le discours qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier un nouvel ordre des

choses, un nouvel état de fait, au moment de son avènement, de son institution ne peut s’autoriser

d’aucune légitimité antérieure. Ce moment est en quelque sorte ni juste, ni injuste, puisqu’aucune

justice ne peut ni le garantir, ni le contredire ou l’invalider. Quand un nouveau discours de Justice

se présente comme légitime, rien ne l’autorise préalablement. Car l’ordre établi qu’il récuse ne

peut contenir en lui-même la possibilité de son injustice, ce qui l’invaliderait de facto. Ainsi, tout

discours qui se présente comme alternative à un ordre établi garde en lui-même une sorte de

violence éruptive, c’est-à-dire la fin d’une histoire familière et l’irruption d’un nouvel ordre,

étranger au précédent, comme dévoilement d’une nouvelle logique que rien de garantit. Ce

nouvel état de fait qui naît de l’inadéquation entre ce qui semble juste et l’ordre établi qui devrait

253 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.422.

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être garant de la justice mais qui est injuste, cette alternative, naît donc par autoproclamation et

n’a de justification qu’elle-même. Il y a écrit Ricœur, « un écart à combler, une sorte de plus-

value de croyance que toute autorité a besoin d’extorquer »254, d’où la nécessité du discours

d’intégration qui vient justifier ce nouvel ordre, qui procure ce surcroît de croyance nécessaire

pour combler les lacunes de légitimité de toute alternative, de toute revendication d’autorité.

Dans son effort, écrit Lévi-Strauss, « pour comprendre le monde, l’homme dispose toujours d’un

surplus de signification, d’une surabondance de signifiant par rapport aux signifiés sur lesquels

elle peut reposer; ce signifiant flottant est la servitude de toute pensée finie. »255

Mais ce discours, si factice peut être son fondement, est néanmoins nécessaire. Il faut

voir, écrit Ricœur, « qu’il y a là, avant toute ruse et toute dissimulation, un fonctionnement certes

pleins de pièges, mais inéluctable et indispensable »256. Car il faut bien pouvoir dire que cela est

vrai, que cela est faux, que cela est juste ou injuste, que cela est. La vérité, le savoir, la théorie

relèvent donc de constructions hasardeuses, temporaires, mais néanmoins nécessaires. Les

représentations de l’espace, rappelons-le, « seraient pénétrées de savoir (connaissance et

idéologie mêlées) toujours relatif et en transformation. Elles seraient donc objectives bien que

révisables. Vraies ou fausses? La question n’a pas toujours un sens défini. […] Abstraites à coup

sûr, les représentations de l’espace entrent dans la pratique sociale et politique, les relations

établies entre les objets et les gens dans l’espace représenté relevant d’une logique qui les fait tôt

ou tard éclater parce qu’incohérentes »257.

254 Idem. 255 LÉVI-STRAUSS, Claude. “ Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss”, in. DERRIDA, Jacques. L’écriture et la difference, France, Éditions du Seuil, 1967, p.424. 256 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.422. 257 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.51.

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Marcos parvient ainsi à constituer pour l’EZLN, une alternative aux représentations

spatio-temporelles imposées par l’ordre dominant. D’abord en créant un espace discursif

permettant la possibilité de la création d’une identité symbolique doublé d’un attachement à la

terre, dont le moteur est la dignité. Puis, en développant une représentation de l’espace, c’est-à-

dire un discours théorique sur les représentations de l’ordre dominant dont la critique permet

l’élaboration d’une alternative qui passe aussi par le principe de dignité. Nous avons par ailleurs

vu que ces deux opérations logiques, ces deux actes représentationnels, possèdent chacun un

caractère idéologique. Le premier, celui des espaces de la représentation, en ce qu’il falsifie la

réalité, fait apparaître, dans le récit, une fiction de l’origine qui supplée au manque

d’organisation, de logique de l’expérience vécue du réel. Le second, d’abord en ce qu’il fonde sa

légitimité sur le premier. En ce qu’il fait appel à cette identité factice pour se justifier. Ce qui

revient encore une fois, à projeter dans le discours, un semblant de cohésion, une réalité

alternative exempte de contradictions, contradictions que l’identité factice vient médier. Les deux

discours, s’ils ne procèdent pas de la même logique, parviennent au même résultat. Comme l’écrit

Wegner, « the explanatory, or ‘problem-solving’ capacity of myth lies in its projection of an

imaginary synthesis or mediation between the fundamental antinomies of a society and culture

[…]. Myth, like other forms of ideological representation, fixes the place of and provides

legitimation for the contemporary social organization »258. Les deux discours, tant celui qui

relève des espaces de la représentation que celui qui relève des représentations de l’espace sont

de nature idéologique dans la mesure où ils font apparaître le succédané d’une solution des

contradictions qui ne peut s’opérer dans le réel. On peut donc se demander où peut se situer

258 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.36.

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l’utopie, comme critique du caractère idéologique des représentations induites par l’ordre

dominant, dans un discours lui-même constitué de représentations à caractère idéologique.

L’espace utopique : les mécanismes du neutre

Or il ne faut pas oublier que l’utopie possède toujours un aspect idéologique. On se

souviendra à cet égard de la définition que donne Marin de l’utopie. Elle est « une critique

idéologique de l’idéologie »259. Mais l’alternative que présente l’utopie, si idéologique paraît-elle

est de nature particulière. Elle est en quelque sorte, le miroir inversé de la société, des

représentations qui ont cours dans celle-ci. L’utopie écrit Marin, « est une critique de l’idéologie

dominante dans la mesure où elle est une reconstruction de la société présente (contemporaine)

par un déplacement et une projection de ses structures dans un discours »260 « qui ne nie pas la

réalité en la transformant, mais l’indique […] en produisant la figure de son négatif »261.

L’utopie, écrit quant à lui Wunenburger, « peut être interprété[e] comme un moulage creux, non

plus d’un possible mais d’un réel présent. […] Si le monde utopien devient modèle, il s’agit d’un

modèle négatif […] le double du réel, vu en creux; se profilant au-dessus du réel, l’utopie met en

scène l’envers du monde »262. L’utopie, poursuit-il, serait cette « technique de photographie en

négatif du monde, projetant dans l’espace artificiel du livre, l’image inversée de l’espace

historique et vécu »263. En tant qu’image inversée du monde, elle possédera donc les mêmes

limitations que les représentations qu’elle critique. Ce faisant, ce que l’utopie semble montrer

n’est autre que l’impossibilité d’accomplir sa propre tâche, celle de s’extraire de l’idéologie, de la 259 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.249. 260 Idem. 261 Ibid., p.252. 262 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.157. 263 Ibid., p.159.

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finitude de notre expérience. Ce que l’utopie nous donne à voir semble être en fait l’échec même

de réaliser son propre projet. « The deepest vocation of utopia», écrit Wegner, « is to bring home,

in local and determinate ways […], our constitutional inability to imagine utopia itself, and this,

not owing to any individual failure of imagination but as the result of the systemic, cultural, and

ideological closure of which we are all in one way or another prisoners »264. Jameson écrit quant

à lui, « that Utopia’s deepest subject […] is precisely our inability to conceive it, our incapacity

to produce it as a vision, our failure to project the Other of what is »265.

Auquel cas ce ne serait pas tant l’alternative que présente l’utopie en soi qui serait

d’importance, mais ce qu’elle démontre, c’est-à-dire le caractère fini de notre expérience du

monde et l’impossibilité de se projeter dans l’ailleurs, d’imaginer l’Autre. Dans le contexte d’une

réflexion sur l’utopie de More, Marin écrit à cet égard, « En parlant de l’île parfaite […], l’utopie

parle moins d’elle-même, du discours qu’elle tient sur l’île […] que de la possibilité même de

tenir un tel discours »266. Ainsi, « le contenu de son message, ce n’est pas la transmission du

message, mais son code de transmission »267. « And we end up with the realization that the way

in which the story is told is the story itself, that the narrative never in reality narrates anything

other than its own narrative procedures. […] The ultimate subject matter of Utopian discourse

would then turn out to be its own conditions of possibility as discourse »268. Mais est-ce là la

264 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.23. 265 JAMESON, Fredric. The Ideologies of Theory, Volume 2, Syntax of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p.101. 266 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.24. 267 Idem. 268 JAMESON, Fredric. The Ideologies of Theory, Volume 2, Syntax of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p.101.

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seule capacité de l’utopie, auquel cas sa fonction serait particulièrement limitée. Or en montrant

l’impossibilité de s’extraire du monde, peut-être nous dit-elle au moins quelque chose du monde.

Peut-être son objectif est-il d’extraire son lecteur de la réalité historique afin que celui-ci puisse

l’envisager avec un regard neuf. L’utopie serait ainsi comme un écran transparent qui montrerait

ce que le réel est à travers le voile de ce qu’il pourrait être, de ce qu’il n’est pas. En nous

distançant de la réalité, écrit encore Wunenburger à propos de l’utopie, « en nous sortant de

l’histoire, elle introduit un écart qui n’est pas fuite et éloignement, mais établissement d’un point

fixe qui sert de point de vue sur ce qui est dans l’histoire »269. Selon Wegner, l’utopie aurait cette

« ability to critically estrange or reflexively engage the contemporary arrangement of the

world »270. C’est à partir, écrit quant à lui Ricœur, « de cette étrange exterritorialité spatiale –de

ce non-lieu au sens propre du mot– qu’un regard neuf peut être jeté sur notre réalité »271.

L’utopie, poursuit-il, « est une conscience capable de se regarder elle-même sans broncher à

partir de nulle part »272.

Un non-lieu, nulle part, parce qu’au-delà de la simple alternative que présente l’utopie,

quelque part, dans les méandres du texte, apparaît un autre espace, mais un espace

presqu’insaisissable, un espace impossible à tenir, qui n’est plus la proposition d’un autre monde,

qui n’est plus une alternative positive face au réel; un espace qui est d’une autre nature, un espace

dans le mouvement. C’est que l’utopie, si elle présente l’autre du monde, le réel inversé,

manifeste aussi en son sein même plusieurs alternatives. Entre l’espace des représentations et les 269 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.158. 270 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.24. 271 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.258. 272 Ibid., p.431.

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représentations de l’espace, qui donnent chacune l’illusion d’un système clos, totalisant,

idéologique –dans le va-et-vient entre les deux– se déploie un autre espace, un espace autre. Un

espace qui ne relève plus de la résolution factice des contradictions du réel au sein du discours,

mais qui résulte de leur maintient, dans un mouvement polémique. D’un point de vue de la

temporalité, dans l’articulation entre les représentations du temps circulaires et linéaires, entre le

passé, le futur et le présent, dans ces « tensions entre l’histoire nationale et le passé indigène,

tensions entre la manipulation politique de l’histoire comme source de légitimité et la réflexion

critique sur la nécessité d’une conscience historique; tensions entre une vision indigène du temps

tendanciellement cyclique, pour laquelle le présent répète le passé, et l’espoir d’un autre futur qui

ne reproduise pas le passé »273. D’un point de vue spatial, on retrouve une même tension, entre

cette fois, le local, le national, l’international et dans laquelle « la logique qui prévaut est celle

d’une articulation d’échelles différentes, au sein de laquelle chaque niveau trouve sa pertinence

que dans la mesure où il est mis en relation avec les autres », alors que, d’un autre côté et en

même temps, tous les niveaux se maintiennent dans leur différenciation. Cette tension dans le

discours de Marcos, naît en fait entre les deux types d’opérations représentationnelles que nous

avons défini soit les espaces de la représentation et les représentations de l’espace.

On se retrouve donc devant deux discours qui tentent, chacun à leur manière, d’exclure la

contradiction du réel, de la résoudre, mais qui, de l’un à l’autre, tout en étant indissociables

dévoilent ces contradictions. C’est dans le va-et-vient entre ces deux discours qu’advient, dans le

texte, l’espace utopique. Comme l’écrit Wegner en parlant ici de littérature, mais de la même

manière dont nous avons parlé des espaces de la représentation, « the representational practice of

273 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.198.

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literature give expression to the unique and concrete lived experience of collective ways of being

in the world»274. Alors que, les représentations de l’espace, «the representational practices of

theory attempt to perceive in a coherent and systematic fashion, the abstract principles organizing

the totalities in which these experiences take place.»275 Ainsi, «the narrative utopia occupies a

middle ground between the phenomenological concreteness of literary aesthetic and the abstract

systematicity of the theoretical »276. Wunenburger parvient à une conclusion similaire lorsqu’il

écrit : « l’utopie se distingue de la conscience onirique et poétique, comme des spéculations

abstraites »277. C’est-à-dire que l’utopie est cet espace du texte, « qui n’a plus la même densité

imaginaire que le mythe ou le roman, [mais qui] n’a pas encore la pesanteur rationnelle, le souci

d’organisation immédiate et d’action efficace sur la réalité présente »278.

Cet espace qui naît de la confrontation entre ces deux opérations logiques, ces deux types

de représentations ne naît donc pas de ce que chacun des deux discours proposent, postulent, mais

dans le mouvement, dans le décalage, dans l’entre-deux, dans le jeu même entre ces propositions,

qui ne valent donc plus tant pour ce qu’elles disent que pour ce qu’elles opèrent. L’espace

utopique n’est donc pas un contenu ou même plusieurs contenus, mais un geste, un mouvement

dialectique. Un mouvement qui n’est plus résolution des contradictions mais neutralisation de

celles-ci. Contrairement à l’opération logique que mettent en place les espaces de la

représentation et les représentations de l’espace, et qui tend à une résolution des contradictions,

qui postule à la fois l’un et l’autre, dans un mouvement synthétique, l’utopie, elle, met en place 274 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.xviii. 275 Idem. 276 Idem. 277 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.22. 278 Ibid., p.24.

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un mécanisme inverse, ou plutôt autre, un mouvement qui ne postule ni l’un, ni l’autre, qui

maintient à l’œuvre les contradictions, qui les neutralise dans un mouvement polémique. Le texte

utopien écrit Wunenburger, « loin d’être l’instauration apologétique de la perfection ou une

poétique de l’idéal, peut être appréhendé comme une véritable suspension du jugement »279.

L’utopie poursuit-il, est « un texte qui s’est retiré de la compétition des valeurs. […] Les

matériaux utopiens […] ne sont pas des signifiants renvoyant à autre chose […] mais se

produisent à travers le jeu de l’écriture comme gratuite différenciation de formes, comme

télescopage essayiste de comportements ou institutions »280, dont la « puissance consiste à

enlever la force propre de n’importe quelle position ».281

Ainsi, ce qui caractérise la neutralisation n’est pas tant son absence en tant que troisième

terme médian, que l’absence, la négation des deux autres, entre lesquels se profilent cet espace

autre, vide, qui est l’espace impossible de la neutralisation. « C’est moins en l’occurrence le

manque du troisième terme que le manque de l’un et l’autre qui dessine les contours d’une zone

vide que le troisième terme occupera »282. « Si la synthèse des contraires est l’un et l’autre, à la

fois niés et conservés, le neutre en marquerait la place vide »283. L’utopie écrit Wunenburger,

« serait ainsi la pensée du vide, de la suspension, une sorte de degré zéro des valeurs »284.

L’utopie serait le lieu, ou plutôt le non-lieu, le lieu impossible où la différence ne se laisse point

concilier, où le neutre comme supplément reste irréductible, le lieu où se maintiendrait le jeu de

279 Ibid., p.154-155. 280 Ibid., p.153. 281 MARIN in. Ibid., p.155. 282 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.32. 283 Idem. 284 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Éditions Universitaires, 1979, p.154.

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la différence, où les contradictions n’atteindraient pas de résolutions : l’espace du neutre comme

« différentiation des contraires maintenus dans leur mouvement polémique »285. Le texte utopique

ne serait ainsi « plus un sens qui s’incarne, mais un reflux et une déroute de la pensée »286.

Mais le neutre, le mouvement infini se voit en coin, comme fulgurance dans le texte,

avant que celui-ci ne s’enferme dans une construction finie, idéologique, inévitable. « Because

we lack those cognitive reference points by which we might make sense of its dramatic otherness,

the utopia […] appears only on the peripheries of our conceptual retina, shadow images of a

situation whose truth-content necessarily resides somewhere else. »287 C’est entre le texte qui

veut montrer l’utopie mais qui n’y parvient pas et la pratique, la volonté utopique dont naît ce

texte, ce discours qui semble échouer, que l’on peut déceler momentanément, le jeu infini des

différenciations, l’espace du neutre. Rappelons que l’on avait dit de l’utopie qu’elle était une

expression de l’imaginaire social qui relevait d’une mentalité ou d’une pratique utopique. La

représentation utopique serait ainsi le résidu d’une pratique utopique, dans laquelle résiderait

l’efficace véritable de l’utopie. L’utopie n’est ainsi pas seulement une alternative d’ordre

idéologique, puisqu’elle relève d’une volonté utopique. C’est cette volonté, cette pratique

utopique dont les traces, les empreintes sont à découvrir dans le discours, qui produit le

mouvement infini du neutre, du supplément, alors que l’utopie, comme produit de la pratique

utopique dissimulera nécessairement ce jeu des contraires, donnant d’abord l’illusion d’une

représentation close et cohérente. Ainsi, l’utopie camoufle la force critique dont elle constitue

285 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.21. 286 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, p.154. 287 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, University of California Press, 2002, p.21.

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pourtant l’expression. C’est-à-dire que l’utopie s’autonomise par rapport à sa production, à sa

création et nous montre en fait l’envers d’elle-même. Un renversement dialectique s’opère dans

l’utopie, entre le moment de sa production et son résultat; l’utopie se présentant en fait comme

l’opposé même de sa démarche, c’est-à-dire comme idéologie, prenant elle-même la forme d’un

système achevé, là où elle se veut pourtant tension critique portée contre l’achèvement du réel.

C’est la pratique utopique, écrit Marin, « qui introduit […] la soudaine distance par laquelle les

contiguïtés de l’espace et du temps sont rompues et à travers laquelle se discerne, le temps d’un

éclair, avant de s’immobiliser dans la figure utopique et de se fixer dans la représentation

‘idéale’, l’autre, la contradiction illimitée »288. Jameson écrit quant à lui, « the neutralization […]

by utopian discourse may […] be supposed to bring the mind up short before its own ideological

limits, in a stunned and puzzled arrest of thought before the double-bind in which it suddenly

finds itself paralyzed »289. Ainsi, la force productrice de la neutralisation à l’œuvre dans l’utopie,

« can only be observed in action when we construct a model in which the problems it blindly

attempts to solve become visible »290.

Il faut donc nécessairement pour voir à l’œuvre le mécanisme de neutralisation que met en

place la pratique utopique au sein du texte utopique, remonter le cours de la démarche utopique

en une réflexion exégétique. « L’utopie comme produit textuel de la pratique utopique conservera

quelques marques de sa production, permettant au méta-discours critique de la reproduire en

mettant à jour les procès de sa construction. »291 Ce serait donc au penseur de déceler, dans le

288 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.21. 289 JAMESON, Fredric. The Ideologies of Theory, Volume 2, Syntax of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p.89. 290 Ibid., p.88. 291 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”,

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texte utopique, les traces de cette pratique utopique, de laquelle surgit l’espace impossible du

neutre, comme jeu infini des contradictions, qui nous ferait miroiter le neutre avant que celui-ci

ne disparaisse dans la représentation close et finie que donne à voir l’utopie.

Et là où l’œuvre du Sous-Commandant Marcos est foncièrement originale, c’est que si,

dans les utopies plus traditionnelles, il faut débusquer, dans les détails de la société parfaite

qu’elle représente, les traces de cette démarche utopique, Marcos, lui, en fait un véritable objet

d’écriture, c’est-à-dire qu’il thématise dans son discours, la neutralité, à travers, principalement,

les récits de Don Durito, qui lui permettent de se discréditer comme porte-parole de la lutte et

d’ainsi remettre en question, ironiser les idéaux au fondement même de l’EZLN, allant jusqu’à

remettre en question le bien fondé de leur lutte, neutralisant ainsi la force propre de toutes les

idées préalablement postulées. Marcos met en scène, dans les aventures de Don Durito de la

Lacandona, deux personnages, dont on peut croire qu’ils représentent tous deux le Sous-

Commandant. D’abord un Marcos un peu effacé, rationnel, un Sancho Pansa au service dudit

Don Durito, minuscule scarabée qui s’auto-institue « Caballero andante »292 et qui a pour objectif

« de recorrer los caminos del mundo para deshacer entuertos, socorrer doncellas, aliviar al

enfermo, apoyar al débil, enseñar al ignorante, humillar al poderoso, levantar al humilde »293. Le

parallèle avec Don Quichotte est ici évident, d’ailleurs la structure même des récits de Don

Durito pastichent ceux de Cervantès, le parallèle avec Marcos l’est tout autant, d’ailleurs Marcos

se réclame ouvertement du Quichotte et se met à plusieurs reprises, dans d’autres contextes que

1973, p.22. 292 « Chevalier errant » 293 « Parcourir les chemins du monde pour redresser les torts, sauver les demoiselles, soulager les malades, aider les faibles, enseigner à l’ignorant, humilier le puissant, supporter l’humble. » MARCOS. Don Durito de la Lacandona, San Cristóbal de las Casas, Centro de Información y Análisis de Chiapas (CIACH), 1999, p.9.

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ceux des récits de Don Durito, en scène comme personnifiant lui-même Don Quichotte. Comme

lors du Primer Encuentro Intercontinental por la Humanidad y contra el Neoliberalismo, alors

qu’il s’adresse en ces termes au public : « Hemos llegado un poco tarde y les pedimos que nos

disculpen, pero es que hemos topado con unos gigantes multinacionales que nos querían impedir

llegar. El mayor Moisés nos dice que son molinos de viento; el comandante Tacho dice que son

helicópteros. Yo les digo que no les crean : eran gigantes »294. Or Don Quichotte est ce

personnage vivant dans l’illusion de secourir à tous, même ceux qui n’ont finalement pas besoin

d’être sauvé, qui n’ont pas besoin de son aide. En se présentant ainsi, ce que Marcos fait, est de

remettre en question sa légitimité. Don Durito est, comme Don Quichotte, un personnage tragi-

comique, ses aventures sont ludiques, mais en même temps, elles traduisent une incapacité d’être

à la hauteur de sa propre personne, de sa propre démarche, de ses propres idéaux, ce qui n’est pas

sans rappeler l’impossibilité de l’utopie de réaliser son propre projet. Il est par ailleurs,

particulièrement intéressant de constater que Durito se réclame de l’œuvre de Brecht, postulant

qu’il l’a lui-même écrit, Brecht dont l’objectif est de rompre le pacte tacite de croyance entre les

spectateurs et son œuvre par un procédé de distanciation qu’il situe lui-même à la frontière de

l’esthétique et du politique et dont l’objectif est de créer une distance par rapport à la réalité, en la

rendant insolite, étrangère, ce qui permettrait aux spectateurs de l’aborder de manière critique. Ce

qui n’est pas non plus sans rappeler l’objectif de l’utopie.

294 « Nous sommes arrivés un peu tard, nous vous demandons de nous excuser, mais c’est que nous sommes tombés sur des multinationales géantes qui voulaient nous empêcher de venir. Le major Moisés nous a dit que c’était des moulins à vent, le commandant Tacho que c’était des hélicoptères. Je leur ai dit que je ne les croyais pas : c’était des géants. » MARCOS in. VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.78.

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Cet effet de distanciation, Marcos le réalise à travers le procédé de l’ironie, grâce auquel il

déconstruira non seulement la validité des thèses que défend l’EZLN, mais aussi le mouvement

lui-même. Comme par exemple dans cet épisode où Durito souhaite défendre la thèse selon

laquelle les marginaux, les exclus seraient le moteur de l’histoire. Pour ce faire Durito tente de

démontrer que dans la nature, le petit soutient le grand, il pose donc sur sa toute petite machine à

écrire, un piano, sur lequel il s’installe lui-même. Marcos raconte alors que « el argumento se cae

junto al piano y durito queda abajo quedando, después de esta aparatosa operación, con el piano y

el escritorio encima de su caparazón. »295 Ainsi, comme l’écrit Vanden Berghe, « la tesis de que

los marginados son el motor de la historia es desmentida en una escena que provoca la risa y que

sugiere que el discurso del EZLN esta tan históricamente construido como cualquier otro »296.

Mais c’est non seulement les idéaux de l’EZLN que la lutte même que Marcos discrédite à

travers la figure de Don Durito. En effet, Durito ne se bat au côté des zapatistes que pour que

ceux-ci quittent la jungle. Lorsque Marcos demande à Durito à quoi sert à un scarabée d’étudier

« el neoliberalismo y su estrategia de dominación para America Latina »297, ce que précisément,

Durito est en train de faire, il lui répond : « para saber cuanto tiempo nos vamos a estar cuidando

los escarabajos de que nos vayan a aplastar con sus botas »298. Ainsi, un des personnages

295« L’argument s’effondre avec le piano et Durito se retrouve, suite à cette spectaculaire opération, avec le piano et la machine à écrire sur la carapace » MARCOS. in. VANDEN BERGHE, Kristine. Narrativa de la rebelión zapatista, Los relatos del Subcomandante Marcos, Madrid, Edición Iberoamericana, col. Nexos y diferencias, 2005, p.186. 296 « la thèse suggérant que les marginalisés sont le moteur de l’histoire est démentie dans une scène qui provoque le rire et qui suggère que le discours de l’EZLN est historiquement construit, comme n’importe quel autre » Ibid., p.186. 297« le néolibéralisme et sa stratégie de domination pour l’Amérique latine » MARCOS. Don Durito de la Lacandona, San Cristóbal de las Casas, Centro de Información y Análisis de Chiapas (CIACH), 1999, p.12. 298 « pour savoir combien de temps les scarabées devront s’occuper de ce que vous ne nous écrasiez pas avec vos bottes » Idem.

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centraux des écrits de Marcos n’a finalement que faire de la lutte zapatiste ni du néolibéralisme.

Cette ironie, cette autodérision chez Marcos n’est donc pas, comme plusieurs détracteurs de

l’EZLN l’ont suggéré, une fuite de Marcos dans un relativisme postmoderne, dans

l’indifférenciation. Elle thématise plutôt « le neutre le mouvement de la contradiction, l’opération

annulatrice de l’un par l’autre et de l’autre par l’un, opposition polémique du conflit sans terme.

[…] Non pas chute dans l’indifférenciation mais parcours interminable des différences »299, qui

s’opère à travers la suspension du jugement.

C’est cette suspension du jugement dans le neutre par la pratique utopique qui permet de

remettre en question, à travers une négation d’elle-même, le caractère idéologique des

représentations de l’ordre dominant. Le sens, écrit Wunenburger, « se perd dans un jeu qui n’est

plus présence d’un nouveau signifié mais oscillation dans l’absence. […] En vidant les êtres de

leur substance, la négation est moins affirmation d’une irréalité que refus de toute familiarité qui

céderait la place à un univers d’appropriation, de sécurisation d’interpellation »300. Le but de

l’utopiste, poursuit-il, « ne serait donc pas de se détourner du présent, mais de faire sentir son

absence. La comparaison n’est plus axée sur la valorisation du modèle mais sur la dévalorisation

de la copie »301. Wegner écrit quant à lui, « the utopia momentarily defamiliarizes the

arrangement of the society in which it is a part […], the apparently immutable laws of the

individual and the social behavior is revealed in the utopia to be a product of cultural and social

contingency »302.

299 MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p. 36. 300 WUNENBURGER, Jean-Jacques. L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage Éditions Universitaires, 1979, 154. 301 Ibid., p.158 302 WEGNER, Philip E. Imaginary Communities, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of

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En montrant un autrement que de la réalité, un autrement que, qui s’il est en position de

supplément, se présente en fait comme un manque, un vide, une négation, l’utopie déconstruit

l’inévitable de ce qui est et délimite, dans l’espace du discours, l’espace paradoxal d’une sortie du

discours, l’espace du possible, la possibilité d’émergence d’autre chose et la fin imminente d’une

histoire familière. Notre rêve devine déjà, écrit Marcos, « que les monuments que le

néolibéralisme s’auto-érige ne sont que de futures ruines »303. Ce que montre l’utopie est

finalement « que les évolutions ne sont jamais inéluctables, mais résultent au contraire de la

sélection de différentes alternatives historiquement possibles. L’histoire cesse alors d’être le

développement d’une ligne unique et universelle et apparaît au contraire tissées de multiples

possibilités, réussies ou abandonnées, tentées ou oubliées »304, qu’il tient qu’à nous de

s’approprier.

Modernity, University of California Press, 2002, p.37. 303 MARCOS in. BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p. 192. 304 BASCHET, Jérôme. L’étincelle zapatiste, Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Éditions Denoël, 2002 p.194.

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CONCLUSION

« L’utopie est l’enjeu d’un débat, parce que la distinction

entre le possible et l’impossible est l’enjeu d’un combat. »

Henri Maler, Convoiter l’impossible,

L’utopie avec Marx malgré Marx.

Près de vingt années se sont écoulées depuis le soulèvement de janvier 1994, marquant les

débuts d’une insurrection qui n’aura sans doute laissé personne indifférent. L’heure est donc au

bilan. Quelles conclusions tirer de cette guérilla armée et littéraire? Aura-t-elle su atteindre ses

objectifs, a-t-elle réellement refaçonné le monde et modifié radicalement la manière dont nous le

vivons? Quelles ont été ses réussites concrètes, a-t-elle connu des échecs, des ratés? L’EZLN n’a

certainement pas toujours été à la hauteur de ses propres exigences. En effet, la volonté de mettre

en place une pratique politique incluante, une résistance planétaire n’efface pas les problèmes

concrets de communication, d’opinions et de valeurs liés à la différence et à la multitude des

voix. Et prôner l’égalité n’est pas suffisant à faire disparaître toute trace de vanité d’avoir réussi à

mobiliser tant d’attention là où de nombreux autres ont échoué auparavant. La lutte proclamée

pour l’égalité des femmes n’est pas suffisante pour déconstruire tous les vieux réflexes de

l’oppression masculine. Les exigences de démocratie par la base ne sont certainement pas

toujours faciles à respecter dans un contexte de lutte armée et, si Marcos multiplie les efforts pour

se décrédibiliser, proclamant haut et fort et à répétition, son interchangeabilité à titre de porte-

parole de l’EZLN, ça ne suffit sans doute pas à déconstruire son prestige et son ascendance au

sein d’un mouvement soi-disant égalitaire. Mais ces difficultés d’être à la hauteur de ses propres

idéaux, relèvent-elles de la contingence ou de l’inévitable obstacle de mettre en pratique des

positions utopiques. L’utopie est-elle nécessairement confrontée à la dégénérescence dès lors que

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l’on tente de l’appliquer ou du moins de s’en inspirer dans la réalité? L’utopie est-elle confinée

au texte? Ou les limites du projet néo zapatiste s’incarnaient-elles déjà dans le discours qui la

portait?

Avant d’entamer le début d’une réflexion sur ces questions laissées en suspens, résumons

d’abord le chemin parcouru. Nous avions postulé que la réussite du mouvement tenait en grande

partie à l’efficace discursif de l’utopie à l’œuvre dans les textes de Marcos. Afin de le démontrer,

nous avons d’abord du faire un long détour pour déterminer la nature de l’utopie, sa fonction, ses

implications. Nous sommes parvenus à la conception suivante de l’utopie. L’utopie serait

l’expression d’un imaginaire social, qui relèverait d’une mentalité ou d’une volonté, bref d’une

pratique utopique dont la fonction était de critiquer le caractère contraignant des représentations

spatio-temporelles imposées par l’ordre dominant, en en proposant une critique radicale, passant

d’abord par une alternative, que l’utopie elle-même déconstruit, mais qui nous permettrait de

faire sens du monde autrement, de dépasser le caractère hautement restrictif de notre propre

présent et d’ainsi se réapproprier une incidence sur l’avenir. Nous avons par la suite montré

qu’aujourd’hui l’espace était ce par quoi se maintenait principalement l’hégémonie néolibérale et

qu’aujourd’hui plus qu’avant, une remise en question de l’ordre dominant devait passer par la

production d’un autre espace. Nous nous sommes ainsi dotés d’une réflexion théorique sur la

production de l’espace à partir des travaux du sociologue Henri Lefebvre. Nous avons aussi

postulé la difficulté de contrôler réellement l’espace, de contrecarrer les exigences du

néolibéralisme au sein de l’espace effectif et que peut-être, le premier pas vers la production d’un

espace autre devait passer par la modification de la manière dont nous nous inscrivons

symboliquement dans l’espace, c’est-à-dire par la modification de nos représentations, ce que

l’on avait défini comme étant précisément la fonction de l’utopie. Nous avons par la suite

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exploré, plus concrètement, les mécanismes de l’utopie à l’œuvre dans les textes de Marcos,

montrant que l’efficace de l’utopie naît d’un mouvement de neutralisation entre deux types de

représentations de l’espace, que ce mouvement de neutralisation engendre une suspension du

jugement, laquelle nous permet de s’extraire de la finitude de notre expérience du monde, et

d’ainsi se réapproprier la possibilité de l’avenir.

C’est ainsi que la stupéfiante réussite, l’engouement sans précédent qu’a suscité

l’insurrection néo zapatiste tient au fait que son porte-parole, le Sous-Commandant Marcos, a su,

grâce à une utilisation des plus intéressantes du langage, à travers une opération discursive des

plus efficaces, celle de l’utopie, créer une rupture, une déchirure dans le tissu homogène de notre

expérience du monde, permettant, le temps d’un éclair d’extraire ses lecteurs de la finitude d’un

présent sclérosé par le néolibéralisme, réhabilitant ainsi la possibilité d’un avenir désormais

délesté de l’inéluctabilité.

L’utopie, serait ainsi ce complexe instrument critique qui, paradoxalement, opère dans et

par la suspension du jugement, et qui « empêche l’horizon d’attente de fusionner avec le champ

de l’expérience »305. Mais, ce futur qu’appelle l’utopie, de quelle nature est-il. L’utopie semble à

cet égard, s’inscrire dans le sillage de l’idée derridienne de l’avenir, de l’à venir conçu comme

expérience aporétique relevant, selon le philosophe, de la promesse. En effet, le réel pouvoir du

mécanisme utopique « ne réside pas dans l’actualité de ce qu’il a réalisé mais dans la possibilité

qu’il n’a pas réalisé, le peut-être qui mijote à ses fins fonds, la possibilité qui s’étire jusqu’à

305 RICOEUR, Paul. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, France, Points, Éditions du Seuil, 1986, p.430.

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l’impossible, jusqu’à ce futur nécessaire mais impossible »306. C’est que l’avenir selon Derrida,

l’avenir qu’appelle l’utopie relève d’une temporalité invocatoire. C’est que l’utopie chasse un

avenir qui semble ne jamais pouvoir advenir, qui semble toujours en voie de se dérober. L’avenir

que propose l’utopie relève de ce que Derrida qualifie de temporalité invocatoire. Car si l’utopie

crée une rupture du présent, qui est aussi promesse d’avenir, l’utopie n’est jamais tout à fait là.

« Une promesse mijote à l’intérieur de ce mot, même si cette promesse dépasse le mot,

puisqu’aucune [utopie] ne pourrait jamais satisfaire les demandes faites à elle par ce mot; aucune

[utopie] présente ou présente-future, ne pourrait être absolument loyale à cette promesse »307.

C’est que l’on ne saura toujours qu’après-coup, ce que contenait cet avenir invoqué, évoqué par

l’utopie et qui dès lors qu’il advient, appellera nécessairement à nouveau l’utopie, une autre

utopie. Le discours utopique, a ainsi une valeur anticipatrice, mais qui ne se dévoile que dans

l’après-coup.

Alors quel bilan peut-on faire, désormais, de l’insurrection néo zapatiste. On ne peut nier

l’influence considérable qu’aura eu l’insurrection néo zapatiste sur les mobilisations sociales,

principalement les luttes antimondialistes. Plusieurs disent de Marcos qu’il aurait été l’un des

premiers à mettre en place une réflexion contre la globalisation, ancrée dans la résistance et qu’il

aurait ainsi pavé la voie à de nombreux mouvements contre la mondialisation. Par ailleurs,

l’usage sans précédent des nouveaux médias de communication par l’EZLN aura sans doute mis

en lumière leur grande utilité en terme de mobilisation. Tel que Marcos l’écrit lui-même,

l’insurrection néo zapatiste aura été le « symptôme » d’une modification de la pensée à l’égard de

306 CAPUTO, John D. “L’idée même de l’à venir” in. COLLECTIF. La démocratie à venir, Autour de Jacques Derrida, Paris, La philosophie en effet, Galilée, 2004, p.44. 307 DERRIDA, Jacques. Force de loi: “le fondement mystique de l’autorité”, Paris, Éditions Galilée, 1994, p.61.

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l’ordre dominant. Mais l’utopie néo zapatiste aura-t-elle rempli sa promesse? Est-elle réellement

parvenue à produire un autre espace? On se souviendra des propos de Lefebvre, « une révolution

qui ne produit pas un espace nouveau ne va pas jusqu’au bout d’elle-même; elle échoue »308. Et la

production d’un espace nouveau passe par des espaces de la représentation, des représentations

de l’espace et une pratique de l’espace. Bien entendu dans le contexte de la théorie de Lefebvre,

la pratique de l’espace semble aller de soi, elle relève de la manière dont nous usons de l’espace.

Mais dans le contexte d’une production littéraire de l’espace, dans l’ordre du texte, la

pratique utopique est-elle vraiment une praxis? Cette pratique utopique dans l’espace du texte est-

elle confinée au texte, existe-t-elle hors du texte? L’utopie a-t-elle réellement une fonction

performative? Selon Marin, « l’utopie en tant que figure dans le discours se réfère à ce qui n’est

pas du discours : elle s’ouvre sur la fin du discours »309. Alors que Jameson lui, prétend que dans

le cadre d’un texte utopique, « we have to begin to think of the Real, not as something outside the

work, of which the latter stands as an image or makes a representation, but rather as something

born within and vehiculated by the text itself, interiorized in its very fabric in order to provide

[…] the raw material on which the textual operation must work »310. Peut-être touchons-nous ici

aux limites de la pratique utopique, sa plus grande qualité étant peut-être aussi sa plus grande

faiblesse. Car si l’utopie rompt avec le présent pour nous offrir la possibilité d’un avenir où tout

est possible, cet avenir reste toujours à construire, à réaliser et l’utopie ne semble offrir que très

peu de support pour en déterminer les contours. Si elle tend vers une sortie du discours, il

semblerait par ailleurs qu’elle ne parvient jamais vraiment à s’extraire de l’espace du texte. 308 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p.66. 309MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. “critiques”, 1973, p.251. 310 JAMESON, Fredric. The Ideologies of Theory, Volume 2, Syntax of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p.81.

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BIBLIOGRAPHIE

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