Une nouvelle cause de “multinévrite” sensitive : la vasculopathie … · La Lettre du...

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La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVIII - n o 10 - décembre 2014 | 391 IMAGE COMMENTÉE Une nouvelle cause de “multinévrite” sensitive : la vasculopathie livédoïde T. Maisonobe*, Y. Allenbach**, S. Barète*** *Département de neurophysiologie clinique et de neuropathologie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. **Département de médecine interne et immunologie clinique, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. ***Service de dermatologie-allergologie, hôpital Tenon, Paris. Observation Une femme âgée de 65 ans, institutrice à la retraite, présente depuis 17 ans des poussées douloureuses de livédo, ulcères, éruptions purpuriques des membres inférieurs avec des cicatrisations laissant des aspects blanchâtres un peu atrophiques. Cette patiente n’a pas d’antécédents particuliers. Parallèlement à ces poussées cutanées, des épisodes douloureux surviennent avec paresthésies d’abord au pied gauche, puis au pied droit et, enfin, à la main droite. À l’examen clinique, on constate, durant les poussées, des lésions croûteuses, parfois des ulcérations de taille limitée, un livédo à mailles courtes, ou un purpura. Les lésions siègent uniquement sur les membres inférieurs, jamais aux membres supérieurs, sur le tronc ou le visage. En dehors des phases de poussées, les lésions présentent des aspects cicatriciels avec télangiectasies en bordure et zones d’atrophie blanche (figure 1). La patiente présente parfois 1 ou 2 poussées par an, douloureuses. Aux douleurs contem- poraines des ulcérations s’associent des douleurs neuropathiques. Sur le plan neuro- logique, la patiente a une hypoesthésie et des dysesthésies de contact dans les territoires paresthésiants, les pieds essentiellement, remontant sur la loge antéro-externe de la jambe gauche. Il n’y a pas de déficit moteur. Les réflexes ostéotendineux sont faibles mais présents ; il n’y a pas d’autres signes neuro- logiques ou d’atteinte des nerfs crâniens. Le reste de l’examen clinique est sans particu- larité. Un électroneuromyogramme (ENMG) est réalisé et confirme la polyneuropathie diffuse, à prédominance sensitive et asymé- trique (tableaux I et II). Les bilans biologiques et immunologiques larges répétés à plusieurs reprises sont sans particularité. On note l’absence d’anticorps anticytoplasme des polynucléaires (ANCA), de cryoglobuline, cryofibrinogène, d’antiphospholipides. La fonction rénale est normale sans hématurie ou protéinurie. Il n’y a pas de syndrome inflam- matoire ou d’anomalie d’hémostase détectée. Les biopsies cutanées ne montrent ni vascu- larite nécrosante ni vascularite nette leucocy- toclasique, mais des aspects de thrombose de capillaires avec petits infiltrats lymphocytaires et extravasation d’hématies. Toutefois, sur la clinique cutanée, l’association à une neuro- pathie périphérique de type mononeuropathie multiple, une vascularite est diagnostiquée et la patiente est mise sous corticoïdes à fortes doses. Il n’est constaté aucune amélioration, ni sur les signes de neuropathie périphérique ni sur les poussées de livédo et les ulcéra- tions toujours aussi importantes. De plus, la patiente présente plusieurs complications infectieuses sous corticoïdes. Après plus de 15 ans d’évolution, le diagnostic dermatolo- gique est revu et le diagnostic de vasculopathie livédoïde est proposé. Une biopsie neuro- musculaire est réalisée au membre inférieur gauche. Il est observé une perte axonale en fibres nerveuses myélinisées ; il n’est observé aucune lésion de vascularite nécro- sante ou leucocytoclasique ni dans le nerf sensitif ni dans les prélèvements de muscle. On observe en revanche de petits infiltrats minimes lymphocytaires autour de quelques artérioles ou capillaires avec des aspects de microthrombose de capillaires (figure 2, p. 392) et des aspects très inhabituels dans le nerf périphérique de vaisseaux endoneuraux et périneuraux avec turgescence endothéliale, dont le diamètre est très augmenté et rempli d’hématies (figure 3A et B, comparativement à un nerf normal figure 4, p. 392). Tableau I. ENMG : conduction nerveuse motrice. Nerfs Amplitude distale (mV) LD (ms) VCM (m/s) Lat. ondes F (ms) SPE gauche 0,2 4,5 47 NO SPE droit 0,85 4,3 51 49 SPI gauche 2,7 4,7 53 SPI droit 2,55 4,3 55 Médian droit 4,9 3,5 51 26,3 Cubital droit 9,7 2,5 58 63 27,3 Médian gauche 6,3 5,2 51 48 31 Cubital gauche 6,7 3,2 50 45 30 NO : non observé. Tableau II. ENMG : conduction nerveuse sensitive. Nerfs Amplitude (μv) Vitesse (m/s) Musculocutané inférieur droit NO Sural droit NO Sural gauche NO Musculocutané inférieur gauche NO Radial gauche 29,5 38 Radial droit 25,7 40 Médian gauche III doigt 6,2 34 Médian droit III doigt 2 30 Cubital gauche 6,8 40 Cubital droit 1 32

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La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVIII - no 10 - décembre 2014 | 391

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Une nouvelle cause de “multinévrite” sensitive : la vasculopathie livédoïdeT. Maisonobe*, Y. Allenbach**, S. Barète****Département de neurophysiologie clinique et de neuropathologie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.**Département de médecine interne et immunologie clinique, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.***Service de dermatologie-allergologie, hôpital Tenon, Paris.

Observation

Une femme âgée de 65 ans, institutrice à la retraite, présente depuis 17 ans des poussées douloureuses de livédo, ulcères, éruptions purpuriques des membres inférieurs avec des cicatrisations laissant des aspects blanchâtres un peu atrophiques. Cette patiente n’a pas d’antécédents particuliers. Parallèlement à ces poussées cutanées, des épisodes douloureux surviennent avec paresthésies d’abord au pied gauche, puis au pied droit et, enfi n, à la main droite. À l’examen clinique, on constate, durant les poussées, des lésions croûteuses, parfois des ulcérations de taille limitée, un livédo à mailles courtes, ou un purpura. Les lésions siègent uniquement sur les membres inférieurs, jamais aux membres supérieurs, sur le tronc ou le visage. En dehors des phases de poussées, les lésions présentent des aspects cicatriciels avec télangiectasies en bordure et zones d’atrophie blanche (figure 1). La patiente présente parfois 1 ou 2 poussées par an, douloureuses. Aux douleurs contem-poraines des ulcérations s’associent des douleurs neuropathiques. Sur le plan neuro-logique, la patiente a une hypoesthésie et des

dysesthésies de contact dans les territoires paresthésiants, les pieds essentiellement, remontant sur la loge antéro-externe de la jambe gauche. Il n’y a pas de défi cit moteur. Les réfl exes ostéotendineux sont faibles mais présents ; il n’y a pas d’autres signes neuro-logiques ou d’atteinte des nerfs crâniens. Le reste de l’examen clinique est sans particu-larité. Un électroneuromyogramme (ENMG) est réalisé et confi rme la polyneuro pathie diffuse, à prédominance sensitive et asymé-trique (tableaux I et II). Les bilans biologiques et immunologiques larges répétés à plusieurs reprises sont sans particularité. On note l’absence d’anticorps anticytoplasme des polynucléaires (ANCA), de cryoglobuline, cryofibrinogène, d’antiphospholipides. La fonction rénale est normale sans hématurie ou protéinurie. Il n’y a pas de syndrome infl am-matoire ou d’anomalie d’hémostase détectée. Les biopsies cutanées ne montrent ni vascu-larite nécrosante ni vascularite nette leucocy-toclasique, mais des aspects de thrombose de capillaires avec petits infi ltrats lymphocytaires et extravasation d’hématies. Toutefois, sur la clinique cutanée, l’association à une neuro-pathie périphérique de type mononeuropathie

multiple, une vascularite est diagnostiquée et la patiente est mise sous corticoïdes à fortes doses. Il n’est constaté aucune amélioration, ni sur les signes de neuropathie périphérique ni sur les poussées de livédo et les ulcéra-tions toujours aussi importantes. De plus, la patiente présente plusieurs complications infectieuses sous corticoïdes. Après plus de 15 ans d’évolution, le diagnostic dermatolo-gique est revu et le diagnostic de vasculopathie livédoïde est proposé. Une biopsie neuro-musculaire est réalisée au membre inférieur gauche. Il est observé une perte axonale en fibres nerveuses myélinisées ; il n’est observé aucune lésion de vascularite nécro-sante ou leucocytoclasique ni dans le nerf sensitif ni dans les prélèvements de muscle. On observe en revanche de petits infi ltrats minimes lymphocytaires autour de quelques artérioles ou capillaires avec des aspects de microthrombose de capillaires (fi gure 2, p. 392) et des aspects très inhabituels dans le nerf périphérique de vaisseaux endoneuraux et périneuraux avec turgescence endothéliale, dont le diamètre est très augmenté et rempli d’hématies (fi gure 3A et B, comparativement à un nerf normal fi gure 4, p. 392).

Tableau I. ENMG : conduction nerveuse motrice.

Nerfs Amplitude distale (mV)

LD(ms)

VCM (m/s)

Lat. ondes F (ms)

SPE gauche 0,2 4,5 47 NO

SPE droit 0,85 4,3 51 49

SPI gauche 2,7 4,7 53

SPI droit 2,55 4,3 55

Médian droit 4,9 3,5 51 26,3

Cubital droit 9,7 2,5 58 63

27,3

Médian gauche 6,3 5,2 5148

31

Cubital gauche 6,7 3,2 5045

30

NO : non observé.

Tableau II. ENMG : conduction nerveuse sensitive.

Nerfs Amplitude (μv)

Vitesse (m/s)

Musculocutané inférieur droit NO

Sural droit NO

Sural gauche NO

Musculocutané inférieur gauche NO

Radial gauche 29,5 38

Radial droit 25,7 40

Médian gauche III doigt 6,2 34

Médian droit III doigt 2 30

Cubital gauche 6,8 40

Cubital droit 1 32

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Figure 1. Lésions de télangiectasies associées à une atrophie blanche, avec une zone hyperpigmentée.

Figure 2. Prélèvement de muscle court péronier latéral inclus en paraffi ne, coloré par hématoxyline éosine (HE). Aspect d’extra-vasation d’hématies, de petites thromboses et d’infi ltrat lympho-cytaire autour d’une petite artériole musculaire.

Figure 3. Biopsie du nerf musculocutané inférieur gauche de la patiente. Inclusion en paraffi ne, coupe transversale, coloration HE. Aspect très turgescent des endothéliums des vaisseaux (fl èche noire pour le vaisseau endoneural et fl èche bleue pour le vaisseau épineu-ral), augmentés de volume et remplis d’hématies, sans leucocytocla-sie.

Figure 4. Aspect normal sur une coupe transversale de nerf sensitif musculocutané inférieur inclus en paraffi ne, coloré par HE, des vais-seaux périneuraux (fl èche bleue) entre les faisceaux nerveux et endo-neuraux (fl èche noire) au sein des fascicules nerveux.

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Commentaire

La vasculopathie livédoïde est une dermatose chronique, évoluant par poussées, liée à des microthromboses des vaisseaux du derme, et conduisant à des lésions d’ischémie cutanée et à des ulcérations très douloureuses des membres inférieurs. Cette entité est connue depuis les années 1990. Elle est clairement distincte des vascularites et peut être considérée comme une pseudovasculite thrombo-sante (1). Il s’agit d’une pathologie plus du contenant que des vaisseaux eux-mêmes. C’est une vasculopathie occlusive thrombo-sante, non liée à une altération de la paroi des vaisseaux (2). Celle-ci est liée à des anomalies ou désordres soit de la coagu-lation (anomalies de l’hémostase), soit de la fi brinolyse, soit des troubles rhéologiques ou des dysfonctions endothéliales. On relève des causes acquises et héréditaires qui sont recherchées (tableau III). Mais on parle de vasculopathie livédoïde “idiopathique” en l’absence de ces anomalies rhéologiques ou thrombophiliques. C’était le cas pour notre patiente chez laquelle aucun trouble n’a pu être identifi é. La clinique est en revanche caractérisée − comme chez notre patiente − par des poussées douloureuses (livédo,

ulcères, purpura) entrecoupées de phases de rémission où on note des zones cicatri-cielles (atrophie blanche, pigmentation, télangiectasies).Il peut parfois être observé des douleurs également neuropathiques (parfois diffi -ciles à distinguer des autres douleurs cutanées) avec une véritable neuropathie périphérique souvent sous la forme d’une multinévrite sensitive associée (3). L’ENMG est très utile dans ces cas pour authentifi er et caractériser la neuropathie associée. L’erreur fréquente, comme chez notre patiente, est de diagnostiquer à tort une vascularite nécrosante devant une association neuropathie + lésions de type livédo ou ulcères nécrotiques et de traiter par corticoïdes (ineffi cace dans les vascu-lopathies livédoïdes). Le diagnostic repose sur la clinique et également sur les biopsies cutanées du derme profond. On constate l’absence de leucocytoclasie, de débris nucléaires. On observe au contraire une occlusion des vaisseaux par des thrombus, parfois de minimes infiltrats lymphocy-taires avec extravasation d’hématies et surtout une hyalinisation avec prolifération endothéliale et turgescence des vaisseaux. Dans le cas de notre patiente, c’est la première fois que l’on observe également

ces aspects dans le nerf périphérique, faisant ainsi le lien avec la peau. Le bilan complémentaire à réaliser comprend les anomalies citées dans le tableau III, facteurs thrombo philiques, mais également la recherche d’une insuffi sance veineuse, d’une connectivite et d’une séropositivité pour l’hépatite C. Le traitement reste diffi cile : il repose sur les antiagrégants plaquettaires, voire les héparines de bas poids molécu-laire ou antivitamine K. Plus récemment, des traitements comme le nouvel anticoagulant anti-Xa (4), dans les formes résistantes des traitements par immunoglobulines intra-veineuses, ont été essayés.Il est important devant des patients souffrant d’un livédo ou d’autres lésions cutanées évocatrices et d’une neuropathie périphé-rique d’évoquer bien sûr le cadre des vascula-rites. Mais si le bilan est négatif, il faut penser au cadre de ces vasculopathies occlusives thrombotiques. La prise en charge et le traitement sont très différents. Ces patients restent peu nombreux et diffi ciles à diagnos-tiquer parfois. Un registre établi sous l’égide de la Société française de dermatologie et des groupes d’angiodermatologie et études des maladies systémiques existe pour les regrouper (sous la responsabilité du docteur Stéphane Barète, hôpital Tenon). ■

Références bibliographiques1. Francès C, Barete S. Diffi cult management of livedoid vasculo-pathy. Arch Dermatol 2004;140(8):1011.

2. Criado PR, Rivitti EA, Sotto MN et al. Livedoid vasculopathy as a coagulation disorder. Autoimmun Rev 2011;10(6):353-60.

3. Toth C, Trotter M, Clark A et al. Mononeuropathy mul-tiplex in association with livedoid vasculitis. Muscle Nerve 2003;28(5):634-9.

4. Kerk N, Drabik A, Luger TA et al. Rivaroxaban prevents painful cutaneous infarctions in livedoid vasculopathy. Br J Dermatol 2013;168(4):898-9.

Tableau III. Causes des vasculopathies livédoïdes secondaires.

Héréditaires . Défi cit en antithrombine III. Défi cit en protéine S, C. Mutation du facteur V Leiden. Mutation du facteur II prothrombine. Mutation MTHFR (méthylènetétrahydrofolate réductase). Allèle 4G gène plasminogène activateur-1 (PAI-1)

Acquises . Antiphospholipides. Hyperhomocystinémie. Cryofi brinogène, cryoglobuline. Lipoprotéine (a). Monoxyde d’azote (NO). Augmentation du PAI

Les auteurs n’ont pas précisé leurs éventuels liens d’intérêts.