UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES JAVIER FRESÁN Table des matières 1. Introduction 1 1.1. La période d’un pendule 1 2. Définition et exemples 2 2.1. Définition et premières propriétés 3 2.2. Exemples 4 2.3. Plus de souplesse : intégrales de fonctions algébriques 5 2.4. Les périodes exponentielles 6 3. La conjecture de Kontsevich–Zagier 7 3.1. Une version précisée de la conjecture de Kontsevich–Zagier 8 3.2. Ce qui est connu 8 4. Interprétation cohomologique 9 4.1. Homologie singulière 10 4.2. Variétés algébriques affines 12 4.3. Cohomologie de de Rham 13 4.4. L’accouplement de périodes 16 4.5. Une variante : cohomologie relative 20 5. Vers une théorie de Galois pour les nombres transcendants 22 Références 23 1. Introduction Il sera question dans ces exposés d’une classe de nombres, les périodes, dont on pourrait retracer l’origine jusqu’aux premières heures du calcul intégral. Car, avant de devenir objets du désir des arithméticiens, ces nombres furent surtout les périodes de révolution des planètes ou le temps que met un pendule à revenir à sa position initiale... 1.1. La période d’un pendule. Considérons un pendule de longueur et de masse m qui oscille sans frottement dans le plan vertical, sa position étant repérée par l’angle θ. Son mouve- ment est décrit par la deuxième loi de Newton F = ma reliant la force F et l’accélération a, ce qui donne dans ce cas a = -G‘ sin θ, où G désigne la constante de gravitation. En exprimant 1

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

JAVIER FRESÁN

Table des matières

1. Introduction 11.1. La période d’un pendule 12. Définition et exemples 22.1. Définition et premières propriétés 32.2. Exemples 42.3. Plus de souplesse : intégrales de fonctions algébriques 52.4. Les périodes exponentielles 63. La conjecture de Kontsevich–Zagier 73.1. Une version précisée de la conjecture de Kontsevich–Zagier 83.2. Ce qui est connu 84. Interprétation cohomologique 94.1. Homologie singulière 104.2. Variétés algébriques affines 124.3. Cohomologie de de Rham 134.4. L’accouplement de périodes 164.5. Une variante : cohomologie relative 205. Vers une théorie de Galois pour les nombres transcendants 22Références 23

1. Introduction

Il sera question dans ces exposés d’une classe de nombres, les périodes, dont on pourraitretracer l’origine jusqu’aux premières heures du calcul intégral. Car, avant de devenir objetsdu désir des arithméticiens, ces nombres furent surtout les périodes de révolution des planètesou le temps que met un pendule à revenir à sa position initiale...

1.1. La période d’un pendule. Considérons un pendule de longueur ` et de masse m quioscille sans frottement dans le plan vertical, sa position étant repérée par l’angle θ. Son mouve-ment est décrit par la deuxième loi de Newton F = ma reliant la force F et l’accélération a, cequi donne dans ce cas a = −G` sin θ, où G désigne la constante de gravitation. En exprimant

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Chapter 3. Discretization 69

2009-02-10 19:40:05 UTC / rev 4d4a39156f1e

m

l

Here is the differential equation for the motion of an ideal pen-dulum (one with no friction, a massless string, and a minisculebob):

d2

dt2+

g

lsin = 0,

where is the angle with respect to the vertical, g is the gravita-tional acceleration, and l is the mass of the bob.

Instead of deriving this equation from physical principles (see [20] for aderivation), take it as a given but check that it makes sense.

Are its dimensions correct?

It has only two terms, and they must have identical dimensions. For thefirst term, d2/dt2, the dimensions are the dimensions of divided by T2

from the dt2. (With apologies for the double usage, this T refers to the timedimension rather than to the period.) Since angles are dimensionless (seeProblem 3.12),

d2

dt2

= T-2.

For the second term, the dimensions arehg

lsin

i=hg

l

i [sin ] .

Since sin is dimensionless, the dimensions are just those of g/l, whichare T-2. So the two terms have identical dimensions.

Problem 3.12 AnglesWhy are angles dimensionless?

Problem 3.13 Where did the mass go?Use dimensions to show that the differential equation cannot contain the massof the bob (except as a common factor that divides out).

Because of the nonlinear factor sin , solving this differential equation isdifficult. One can compute a power-series solution, and call the resultinginfinite series a new function. That procedure, when applied to anotherdifferential equation, is the origin of the Bessel functions. However, theso-called elementary functions – those built from sin, cos, exp, ln, andpowers – do not contain a solution to the pendulum equation.

l’accélération comme la dérivée seconde de la longueur d’arc `θ, on trouve par suite l’équationdifférentielle de second ordre

(1.1)d2θ

dt2+G

lsin θ = 0,

qui n’admet pas de solution en termes de fonctions élémentaires. Si l’on ne s’intéresse qu’auxoscillations de petite amplitude θ0, on peut remplacer sin θ par son développement limité àl’ordre un θ ; l’équation qui en résulte a alors pour solution θ0 cos(

√G/`t), d’où la valeur

approchée pour la période du pendule T = 2π√`/G.

Pour calculer la valeur exacte de T , une possibilité consiste à multiplier (1.1) par dθ/dt,puis intégrer par parties. On trouve alors l’équation

dt=

√2G

`(cos θ − cos θ0)

qui, par inversion, permet d’exprimer la période du pendule comme l’intégrale

T = 4

√`

2G

∫ θ0

0

dθ√cos θ − cos θ0

= 2

√`

G

∫ θ0

0

dθ√sin2(θ0/2)− sin2(θ/2)

,

où l’on a utilisé l’identité trigonométrique cos θ = 1 − 2 sin2(θ/2). Introduisant le moduleelliptique k = sin(θ0/2), on aboutit à l’intégrale elliptique de première espèce

T = 4

√`

G

∫ π2

0

dφ√1− k2 sin2 φ

= 4

√`

G

∫ 1

0

dx√(1− x2)(1− k2x2)

par le biais des changements de variable sin(θ/2) = k sinφ et x = sinφ. Si k est algébrique,c’est un exemple paradigmatique de période au sens de la théorie des nombres.

2. Définition et exemples

Dans cette section, on présente une définition élémentaire de période due à Kontsevich etZagier [13] et on en déduit quelques conséquences, comme le fait que les périodes formentun sous-anneau dénombrable des nombres complexes. On donne ensuite plusieurs exemplesde périodes (les nombres algébriques, π, les logarithmes des nombres rationnels, les intégraleselliptiques, les valeurs multizêtas...) sur lesquels on reviendra par la suite.

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 3

2.1. Définition et premières propriétés. Soit n > 1 un entier. Rappelons que les fonctionsrationnelles à coefficients rationnelles de n variables sont les quotients de polynômes dansQ[x1, . . . , xn] et qu’un domaine S de Rn est dit Q-semi-algébrique s’il est de la forme

S = (x1, . . . , xn) ∈ Rn | P (x1, . . . , xr) > 0avec P ∈ Q[x1, . . . , xn] ou bien il peut être obtenu à partir de ceux-ci en itérant un nombrefini de fois les opérations « réunion », « intersection » et « complémentaire ».

Définition 2.1 (Kontsevich–Zagier). Une période est un nombre complexe dont la partieréelle et la partie imaginaire peuvent s’écrire comme des intégrales absolument convergentes∫

Sf(x1, . . . , xn) dx1 . . . dxn,

où f est une fonction rationnelle à coefficients rationnels de n variables et S ⊂ Rn est undomaine Q-semi-algébrique de dimension n.

Comme l’intégrande et le domaine d’intégration sont obtenus à partir de polynômes à coeffi-cients rationnels, les périodes forment un sous-ensemble dénombrable des nombres complexes.Un nombre complexe « pris au hasard » n’est donc pas une période. Cependant, on va voirque beaucoup de constantes de la vie mathématique courante sont des périodes.

Lemme 2.2. Les périodes sont ceux nombres complexes dont la partie réelle et imaginairepeuvent s’écrire comme des différences

vol(S1)− vol(S2),

où S1 et S2 sont des domaines Q-semi-algébriques de volume fini.

Démonstration. Soit∫S f(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn une période. En décomposant le domaine d’in-

tégration S comme réunion des sous-ensembles S+ = f > 0 et S− = f 6 0, on a∫

Sf(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn =

S+

f(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn −∫

S−

f(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn.

Comme l’intégrale de départ est supposée absolument convergente, les deux dernières intégralessont des nombres réels positifs. Afin de les écrire comme des volumes, on introduit une nouvellevariable t et on considère les sous-ensembles de Rn+1 définis par

S1 = (x1, . . . , xn, t) ∈ S+ ×R | 0 6 t 6 f(x1, . . . , xn),S2 = (x1, . . . , xn, t) ∈ S+ ×R | 0 > t > f(x1, . . . , xn).

Il s’agit de domaines Q-semi-algébriques car f est une fonction rationnelle ; si f = P/Q, onpeut par exemple écrire le premier comme la réunion et intersection

S1 = 0 6 t ∩ ((tQ− P 6 0 ∩ Q > 0) ∪ (tQ− P > 0 ∩ Q 6 0)) .Par construction, le volume de S1 est égal à

vol(S1) =

S1

dx1 . . . dxndt =

S+

f(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn

et de même pour S2 en remplaçant S+ par S−. On a donc écrit la période de départ commevol(S1)− vol(S2). L’implication réciproque, tout aussi simple, est laissée en exercice.

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Lemme 2.3. Les périodes forment un sous-anneau de C contenant Q.

Démonstration. En écrivant r =∫

06x6r dx, on voit que tout nombre rationnel r est unepériode. Il suffit donc de démontrer que l’ensemble des périodes est stable par addition etmultiplication. Dans le deuxième cas, il s’agit d’une simple application du théorème de Fubini

Sf(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn ·

Tg(y1, . . . , ym)dy1 . . . ym

=

S×Tf(x1, . . . , xn)g(y1, . . . , ym)dx1 . . . dxndy1 . . . dym

car, si f et g sont des fonctions rationnelles, fg en est une aussi et, si S ⊂ Rn et T ⊂ Rm

sont des domaines Q-semi-algébriques, leur produit S × T ⊂ Rn+m l’est également.Pour démontrer que les périodes sont stables par addition, on peut supposer sans perte

de généralité que les deux intégrales ont même nombre de variables (en effet, si l’on avaitdisons m < n, il suffirait de voir g comme une fonction à n variables et d’utiliser l’iden-tité

∫T g(x1, . . . , xm)dx1 . . . dxm =

∫T×[0,1]m−n g(x1, . . . , xm)dx1 . . . dxn pour ramener l’inté-

grale à Rn). Supposons donc que les deux périodes sont données par des intégrales sur Rn.Après avoir écrit chacune d’entre elles comme une différence de volumes en s’appuyant sur lelemme 2.2, il suffit de voir que

vol(S1) + vol(T1)− vol(S2)− vol(T2)

= vol(S1 ∪ T1) + vol(S1 ∩ T1)− vol(S2 ∪ T2)− vol(S2 ∩ T2)

est encore une différence de volumes. Or, en posant Ai = Si ∪ Ti et Bi = Si ∩ Ti pour i = 1, 2

et en choisissant quatre intervalles disjoints I1, I2, I3, I4 ⊂ R de longueur 1 et d’extrémitésrationnelles, on peut récrire la quantité ci-dessus comme

vol((A1 × I1) ∪ (B1 × I2))− vol((A2 × I3) ∪ (B2 × I4)),

ce qui achève la démonstration.

2.2. Exemples.

Exemple 2.4 (Les nombres algébriques). On vient de voir que les nombres rationnels sontdes périodes ; il en va de même pour les algébriques. Rappelons qu’un nombre complexe α estdit algébrique s’il existe un polynôme à coefficients rationnels P ∈ Q[x] tel que P (α) = 0 ;le seul polynôme unitaire et irréductible ayant cette propriété est alors appelé le polynômeminimal de α. La partie réelle et la partie imaginaire d’un nombre algébrique étant des réelsalgébriques, il suffit de traiter le cas où α est réel ; on peut aussi supposer que α est strictementpositif. Soient donc α > 0 un nombre algébrique et P son polynôme minimal. Pour voir queα est une période, il suffit de démontrer que l’ensemble 0 6 x 6 α est Q-semi-algébrique.Comme α est une racine simple de P , il existe des nombres rationnels 0 < r < α < s tels queP soit strictement monotone dans l’intervalle [r, s]. L’écriture

0 6 x 6 α = 0 6 x 6 r ∪ (r 6 x 6 s ∩ εP (x) 6 0) ,avec ε = 1 si P est croissante et ε = −1 si P est décroissante, permet alors de conclure.

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 5

Exemple 2.5 (Le nombre π). La définition du nombre transcendant π comme l’aire du cercleunité montre qu’il s’agit d’une période :

π =

x2+y261dxdy.

On aurait pu choisir maintes autres formules intégrales, par exemple

π =

∫ ∞

−∞

dx

1 + x2=

∫ ∞

0

2dx

1 + x2,

ce qui met en évidence le fait qu’il existe en général beaucoup de façons différentes de re-présenter un même nombre comme période. D’après la conjecture de Kontsevich–Zagier, ondevrait pouvoir naviguer à travers toutes ces représentations avec les règles de base du calculdifférentiel (bilinéarité, changement de variables, formule de Stokes) pour seuls outils.

Exemple 2.6 (Logarithmes). Soit q > 1 un nombre rationnel. La représentation intégrale

log(q) =

∫ q

1

dx

x

montre que le logarithme de q est une période. Il en va de même pour « le » logarithme den’importe quel nombre algébrique non nul. D’après un théorème de Baker, une combinaisonQ-linéaire de logarithmes de nombres algébriques est nulle ou transcendante [15].

Exemple 2.7 (Valeur zêta). Les valeurs spéciales

ζ(n) =

∞∑

k=1

1

kn

de la fonction zêta de Riemann aux entiers n > 2 sont également des périodes. En effet, cesnombres admettent la représentation intégrale

ζ(n) =

[0,1]n

dx1 . . . dxn1− x1x2 . . . xn

,

comme on le voit en développant l’intégrande comme série géométrique∑∞

k=0(x1 · · ·xn)k etintégrant terme à terme n fois. Plus généralement, étant donné un entier ` > 1 et des entiersn1, . . . , n` tels que n1 > 2, la valeur zêta multiple

ζ(n1, . . . , n`) =∑

k1>k2>···>k`>1

1

kn11 . . . kn``

est une période (voir les exposés de Clément Dupont dans ces journées).

2.3. Plus de souplesse : intégrales de fonctions algébriques. Dans la définition 2.1,il n’est question que d’intégrales de formes différentielles de degré maximal. Heureusement,l’ensemble des périodes reste inchangé si l’on autorise également des intégrales

Sf(x1, . . . , xn)dxi1 · · · dxid

où S ⊂ Rn est Q-semi-algébrique de dimension d 6 n. Une conséquence immediate est qu’onpeut remplacer, dans la définition de Kontsevich–Zagier, les coefficients rationnels par des

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coefficients algébriques et les fonctions rationnelles par des fonctions algébriques sans changerla classe de périodes. Par exemple, l’intégrale elliptique

∫ 1

0

dx√x(x− 1)(x− λ)

n’est pas à première vue une période au sens de la définition 2.1, mais en introduisant unenouvelle variable on peut la récrire comme∫

y2=x(x−1)(x−λ)06x61

dx

y.

De même, pour démontrer que les valeurs de la fonction bêta

B (a, b) =

∫ 1

0ta−1(1− t)b−1dt

sont des périodes lorsque a et b sont rationnels, on pose a = r/d et b = s/d et on récrit B(a, b)

comme une intégrale sur la courbe de Fermat (x, y) ∈ R2 | xd + yd = 1.

2.4. Les périodes exponentielles. Conjecturalement, le nombre e, la constante d’Euler γou les valeurs spéciales de la fonction gamma ne sont pas de périodes. On peut pourtant lestraiter sur un même pied en élargissant la définition comme suit :

Définition 2.8. Une période exponentielle est un nombre complexe dont la partie réelle etimaginaire peuvent s’écrire comme des intégrales absolument convergentes de la forme∫

Se−f(x1,...,xn)g(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn,

où f et g sont des fonctions rationnelles à coefficients rationnels et S ⊂ Rn est un domaineQ-semi-algébrique de dimension n.

Exemple 2.9 (La racine carrée de π). L’intégrale de Gauss∫ ∞

−∞e−x

2dx =

√π

est une période exponentielle. Rappelons la preuve de cette identité. Comme l’intégrale estpositive, il suffit de montrer que son carré vaut π, ce qui par Fubini revient à calculer

(2.10)∫ ∞

−∞

∫ ∞

−∞e−x

2−y2dxdy.

Or, en changeant aux coordonnées polaires x = r cos θ, y = r sin θ, cette intégrale se récrit∫ ∞

0

∫ 2π

0e−r

2rdrdθ = π

∫ ∞

0d(e−r

2dr) = π.

Ceci montre que des périodes a priori exponentielles telles que (2.10) peuvent en fait être égalesà des périodes classiques. La monographie [9] contient une étude détaillée de cette question.

Exemple 2.11 (Valeurs spéciales de la fonction gamma). Plus généralement, les valeurs dela fonction gamma en des nombres rationnels sont des périodes exponentielles. En effet,

Γ(an

)=

∫ ∞

0tan−1e−tdt =

∫ ∞

0e−x

nxa−1dx.

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 7

On conjecture que, à dénominateur fixe, toutes les relations algébriques entre les Γ(a/n)

découlent de la formule des compléments Γ(s)Γ(1− s) = π/sin(πs) et de la formule de multi-plication pour la fonction gamma [1].

3. La conjecture de Kontsevich–Zagier

La même période admet, on l’a vu, de nombreuses représentations intégrales. Après avoirformalisé la notion de période, Kontsevich et Zagier conjecturent qu’on peut toujours passerd’une représentation à une autre par une combinaison des trois relations élémentaires

(i) bilinéarité : pour f et g des fonctions rationnelles et S et T des domaines Q-semi-algébriques disjoints,

S(f + g) =

Sf +

Sg,

S∪Tf =

Sf +

Tf ;

(ii) changement de variables : pour tout changement de variables algébrique ϕ,∫

Sf(x1, . . . , xn)dx1 . . . dxn =

ϕ−1(S)(f ϕ)(y1, . . . , yn)|Jϕ|dy1 . . . dyn;

(iii) formule de Stokes : pour toute sous-variété orientée S de Rn et toute forme différen-tielle ω à coefficients des fonctions rationnelles sur S,

Sdω =

∂Sω.

Conjecture 3.1 (Kontsevich–Zagier). Toutes les relations linéaires entre périodes découlentde la bilinéarité, le changement de variables et la formule de Stokes.

Bien que l’énoncé ne concerne a priori que les relations linéaires, il s’agit en fait d’uneconjecture sur toutes les relations algébriques car, les périodes étant un sous-anneau de C quicontient les nombres algébriques, toute relation polynomiale donne lieu à une relation linéaire.

Exemple 3.2. Soient a, b > 1 des nombres rationnels. L’identité log(ab) = log(a) + log(b)

est, au vu de l’exemple 2.6, une relation entre périodes qui devrait, selon la conjecture deKontsevich–Zagier, découler des règles ci-dessus. En effet, on a :

log(ab) =

∫ ab

1

dx

x

=

∫ a

1

dx

x+

∫ ab

a

dx

x(bilinéarité)

=

∫ a

1

dx

x+

∫ b

1

dy

y(changement de variables x = ay)

= log(a) + log(b).

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3.1. Une version précisée de la conjecture de Kontsevich–Zagier. L’énoncé de laconjecture 3.1 est certes un peu flou, surtout en ce qui concerne comment obtenir une relationentre périodes à partir des trois règles de calcul. Le but de cette section est d’en donner uneversion beaucoup plus précise suivant les travaux d’Ayoub [5, 6, 7].

Pour chaque entier n > 0, notons

Dn = (z1, . . . , zn) ∈ Cn | |zi| 6 1 pour tout i = 1, . . . , nle polydisque fermé dans Cn et O(Dn) l’anneau des séries de puissances

f =∑

j1,...,jn

aj1,...,jnzj11 · · · zjnn

qui ont polyrayon de convergence > 1. Soit OQ-alg(Dn) le sous-anneau de O(Dn) formé desséries de puissances qui sont algébriques sur Q(z1, . . . , zn), c’est-à-dire, qui satisfont à uneéquation polynomiale dont les coefficients sont des fonctions rationnelles à coefficients ration-nels. Regardant une fonction à n variables comme à n+ 1 variables donne des inclusions

OQ-alg(Dn) ⊂ OQ-alg(Dn+1)

et on désigne par OQ-alg(D∞) la réunion de tous les OQ-alg(Dn). À un élément f ∈ OQ-alg(Dn)

on peut associer son intégrale ∫

[0,1]nf(z1, . . . , zn)dz1 . . . dzn,

qui est une période au sens de Kontsevich–Zagier. Comme la valeur de cette intégrale nechange pas si l’on regarde f comme une fonction en n+ 1 variables et on intègre sur [0, 1]n+1,on dispose d’une application Q-linéaire

(3.3)∫

[0,1]∞: OQ-alg(D∞) −→ C.

On peut démontrer (mais ce n’est pas facile !) que l’image de cette application est précisémentl’anneau des périodes au sens de Kontsevich–Zagier.

Conjecture 3.4. Le noyau de l’application (3.3) est le Q-sous-espace vectoriel de OQ-alg(D∞)

engendré par les éléments de la forme∂g

∂zi− g|zi=1 + g|zi=0,

où g est une fonction dans OQ-alg(D∞) et i > 1 est un entier.

3.2. Ce qui est connu. J’aurais du mal à imaginer une conjecture plus désespérément hors deportée et à conséquences plus profondes que celle de Kontsevich–Zagier ; il faut donc s’attendreà un paragraphe court... Quand il s’agit d’intégrales en une variable, on peut relier les périodesaux groupes algébriques et utiliser des techniques poussées en théorie de la transcendance,notamment le théorème du sous-groupe analytique de Wüstholz, pour déterminer toutes lesrelations linéaires. Mais, contrairement à la conjecture générale, ceci ne suffit pas à contrôlerles relations algébriques car les périodes en une variable ne sont pas stables sous produit. Lerésultat le plus complet est paru en ligne il y a quelques mois [12] :

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 9

Théorème 3.5 (Huber–Wüstholz). La conjecture de Kontsevich–Zagier vaut pour les périodesen une variable.

Dans une autre direction, Ayoub a récemment démontré une variante « géométrique » de laconjecture de Kontsevich–Zagier, sous la forme précisée du numéro précédent, où les périodessont remplacées par des séries de périodes. Pour l’énoncer, considérons l’anneau

O†(Dn) = O(Dn)[[t]][t−1]

des séries de Laurent F =∑

i−∞ fi(z1, . . . , zn)ti à coefficients fi ∈ O(Dn), ainsi que le sous-anneau O†Q-alg(Dn) le sous-anneau formé par celles qui sont algébriques sur Q(z1, . . . , zn, t) ;les coefficients d’une telle série appartiennent alors à OQ-alg(Dn), mais la réciproque est fausse.Posons O†Q-alg(D∞) =

⋃n>0 O†Q-alg(D∞) et considérons l’application C-linéaire

O†Q-alg(D∞) −→ C((t))(3.6)

i−∞fit

i 7−→∑

i−∞

(∫

[0,1]∞fi

)ti.

Les séries de périodes sont les éléments dans l’image de cette application.

Théorème 3.7 (Ayoub). Le noyau de (3.6) est le C-sous-espace vectoriel de O†alg(D∞) en-gendré par les éléments suivants :

(1) tous les éléments de la forme

∂F

∂zi− F |zi=1 + F |zi=0,

où F est une fonction dans O†alg(D∞) et i > 1 est un entier.

(2) tous les éléments de la forme(g −

[0,1]ng

)· F,

où g, F ∈ O†alg(D∞) sont des fonctions telles que ∂g/∂t = 0 et que ∂g/∂zi · ∂F/∂zi = 0

pour tout entier i > 1 (dit autrement, g ne dépend pas de l’indéterminée t et F et g nedépendent pas simultanément d’une même variable zi).

4. Interprétation cohomologique

Le but de cette section est d’introduire un point de vue plus sophistiqué sur les périodes,qui consiste à réinterpréter l’intégrande dans la définition 2.1 comme la classe d’une formedifférentielle algébrique en cohomologie de de Rham, le domaine d’intégration comme la classed’un cycle topologique en homologie singulière et le processus d’intégration comme un accou-plement entre ces deux espaces vectoriels. C’est ce point de vue qui est à l’origine de tous lesprogrès vers la conjecture de Kontsevich–Zagier. Il nous permettra également d’associer à unepériode d’autres périodes jouant un rôle semblable aux conjugués d’un nombre algébrique.

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4.1. Homologie singulière. Soit n > 0 un entier. Le n-simplexe ∆n est l’ensemble

∆n = (x0, . . . , xn) ∈ Rn+1 | xi > 0, x0 + · · ·+ xn = 1muni de la topologie de sous-espace induite par celle de Rn+1. Voici les premiers exemples :

∆0 est réduit à un point

∆1 est l’intervalle [0, 1]

∆2 est un triangle

Lorsque n varie, les n-simplexes sont reliés par des applications face δin : ∆n → ∆n+1,définies pour chaque entier i = 0, . . . , n+ 1 par la formule

δin(x0, . . . , xn) = (x0, . . . , xi−1, 0, xi+1, . . . , xn).

Elles encodent les différentes manières d’inclure un n-simplexe dans le bord d’un n+1-simplexe.Par exemple, on peut voir le point ∆0 comme une des deux extrémités du segment [0, 1] etcelui-ci, à son tour, comme un des trois côtés du triangle ∆2.

SoitM un espace topologique. Un n-simplexe singulier dansM est une application continueσ : ∆n → M et une n-chaîne singulière dans M est une combinaison linéaire à coefficientsentiers d’un nombre fini de n-simplexes singuliers. On note

Cn(M) =⊕

σ : ∆n→MZσ

le groupe des n-chaînes singulières dans M . Par exemple, C0(M) est le groupe abélien libreengendré par les points de l’espace topologiqueM et C1(M) est le groupe abélien libre engendrépar les chemins joignant deux points, distincts ou pas, de M .

En s’appuyant sur les faces, on définit pour chaque entier n > 1 l’application bord

∂n : Cn(M) −→ Cn−1(M)(4.1)

σ 7−→n∑

i=0

(−1)i(σ δin−1)

que l’on étend ensuite par linéarité à toute n-chaîne singulière ; pour avoir des notationsuniformes dans la suite, il sera utile de poser ∂0 = 0. Par exemple, le bord d’un cheminσ : [0, 1]→M est la chaîne singulière σ(1)−σ(0), c’est-à-dire, la différence entre le point finalet le point initial du chemin ; le bord d’un 2-simplexe singulier σ : ∆2 → M est la sommealternée de chemins obtenue en restreignant σ à chacun des trois côtés du triangle.

Page 11: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 11

Grâce aux signes alternés dans la formule pour le bord (4.1), on vérifie par un calcul directque, pour tout entier n > 0, on a ∂n ∂n+1 = 0. Par exemple, en calculant deux fois le bordd’un 2-simplexe singulier σ : ∆2 →M , on trouve :

∂1(∂2σ) = ∂1(σ δ01 − σ δ1

1 + σ δ21)

= σ δ01 δ0

0 − σ δ01 δ1

0 − σ δ11 δ0

0 + σ δ11 δ1

0 + σ δ21 δ0

0 − σ δ21 δ1

0

= σ(0, 0, 1)− σ(0, 1, 0)− σ(0, 0, 1) + σ(1, 0, 0) + σ(0, 1, 0)− σ(1, 0, 0)

= 0.

Il s’ensuit que l’image de l’application ∂n+1, qui est un sous-groupe du groupe abélien Cn(M),est contenue dans le noyau de l’application ∂n, et on peut donc prendre le quotient.

Définition 4.2. Le groupe d’homologie singulière en degré n > 0 de M est le quotient

Hn(M,Z) = ker(∂n)/im(∂n+1).

Les n-chaînes singulières dans le noyau de ∂n s’appellent des cycles et les éléments dansl’image de ∂n+1 des bords. L’homologie singulière est donc le groupe des cycles moduloles bords. On notera [σ] la classe d’un cycle σ dans Hn(M,Z). Par exemple, un cheminσ : [0, 1]→M est un cycle si et seulement si σ(1) − σ(0) = 0, c’est-à-dire, si le point ini-tial et le point final coïncident ; un tel lacet est un bord lorsqu’on peut remplir son intérieur.

Exemple 4.3 (Homologie et composantes connexes). Calculons l’homologie singulière en de-gré zéro d’un espace topologique M , c’est-à-dire le quotient C0(M)/im(∂1). Le groupe C0(M)

est engendré par les points de M et deux points P,Q ∈ M représentent la même classe dansle quotient si et seulement si P − Q est le bord d’une 1-chaîne singulière, autrement dit, s’ilexiste un chemin σ : [0, 1]→M allant de Q à P . Par conséquent, n’importe quels deux pointsdans la même composante connexe par arcs définissent la même classe d’homologie et

H0(M,Z) ' Zπ0(M),

où π0(M) désigne l’ensemble des composantes connexes par arcs de M .

Exemple 4.4 (Le plan complexe épointé). Prenons pour M le plan complexe épointé C×.Comme c’est un espace topologique connexe, on a H0(M,Z) = Z d’après l’exemple précédent.Son premier groupe d’homologie singulière est le quotient H1(M,Z) = ker(∂1)/im(∂1) dugroupe engendré par les lacets dans C× par ceux qui sont le bord d’une 2-chaîne singulière.Soit σ : [0, 1] → M le lacet qui tourne une fois autour de 0 dans le sens inverse des aiguillesd’une montre. Comme c’est un lacet simple qui entoure un point qui n’appartient pas à l’espace,σ n’est pas un bord et définit donc une classe non nulle en homologie singulière.

Page 12: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

12 JAVIER FRESÁN

Avec plus de travail, on peut démontrer qu’il s’agit en fait d’un générateur :

H1(M,Z) = Z[σ].

La classe de n’importe quel autre lacet est égale à n[σ], où n est le « nombre » de fois que celacet tourne autour de 0.

Exemple 4.5 (Les tores complexes). Soit Λ = Zλ1⊕Zλ2 le réseau du plan complexe engendrépar deux nombres λ1, λ2 ∈ C× qui ne sont pas R-proportionnels, c’est-à-dire, tels que λ1/λ2

n’est pas réel. Le groupe Λ agit par translation sur C et le quotient par cette action libre etproprement discontinue est un tore complexe M = C/Λ. Partant du parallélogramme

F = xλ1 + yλ2 | x, y ∈ R, 0 6 x, y 6 1,on obtientM en recollant les côtés opposés. On aH0(M,Z) = Z car c’est un espace topologique

connexe. L’image dans M des applications σi : [0, 1]→ F données par σ1(t) = tλ1 et σ2(t) =

tλ2 sont des lacets qui engendrent l’homologie singulière :

H1(M,C) = Z[σ1]⊕ Z[σ2].

On aussi H2(M,Z) = Z, correspondant au fait que le tore entoure un trou. On remarqueraque, si l’on ôte un point àM , son premier groupe d’homologie reste le même mais le deuxièmedevient nul : on a dégonflé le tore !

On se placera plus tard dans un cadre où M n’est pas seulement un espace topologiquemais une variété différentielle et on voudra intégrer des formes différentielles sur des chaînessingulières. Il ne suffira pas alors de travailler avec des applications continues σ : ∆n → M ,comme on l’a fait dans ce numéro, mais il faudra imposer des conditions de lissité pour que lesintégrales existent, par exemple que σ s’étende en une fonction de classe C∞ sur un voisinageouvert de ∆n dans Rn+1. On peut démontrer que tous les éléments de Hn(M,Z) admettentun tel représentant. D’ailleurs, en remplaçant Z par Q dans tout ce qui précède on aboutit àl’homologie singulière à coefficients rationnels Hn(M,Q), qui est un Q-espace vectoriel.

4.2. Variétés algébriques affines. Soient n > 1 un entier et AnQ l’espace affine de dimen-sion n sur Q. On va étudier les variétés algébriques affines X ⊆ AnQ définies par l’annulationd’une famille de polynômes f1, . . . , fm ∈ Q[x1, . . . , xn]. Voici ce que l’on entend par ces mots :pour toute Q-algèbre, autrement dit pour tout anneau commutatif R contenant Q, on peut

Page 13: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 13

évaluer les fj dans un point de Rn puisque les seules opérations requises pour ce faire sontla multiplication et l’addition, présentes dans un anneau quelconque, et la multiplication pardes éléments de Q, qui a un sens si Q ⊂ R. La variété X est alors la collection des ensembles

X(R) = (x1, . . . , xn) ∈ Rn | fj(x1, . . . , xn) = 0 pour tout j = 1, . . . ,mlorsque R parcourt toutes les Q-algèbres. Elle est algébrique car les fj sont des polynômes,par opposition à une variété disons différentielle, où l’on s’autoriserait à prendre des fonctionsde classe C∞ à la place ; elle est affine car on cherche les solutions aux équations fj = 0

dans l’espace affine plutôt que dans l’espace projective PnQ, auquel cas on parlerait de variétéprojective. Les éléments de X(R) sont appelés R-points de X ou points à valeurs dans R.

Définition 4.6. On dit que la variété X est lisse si les m(n+ 1) polynômes

f1, . . . , fm,∂f1

∂x1, . . . ,

∂f1

∂xn, . . . ,

∂fm∂x1

, . . . ,∂fm∂xn

n’ont pas de racine commune sur une clôture algébrique de Q.

Comme deux polynômes à coefficients rationnels prennent les mêmes valeurs aux points deX(R) si leur différence est de la forme f1P1 + · · ·+ fmPn, pour des Pi ∈ Q[x1, . . . , xn], il estnaturel de définir l’anneau des fonctions sur la variété X comme le quotient

A = Q[x1, . . . , xn]/(f1, . . . , fm)

des fonctions sur l’espace affine AnQ par l’idéal engendré par les polynômes définissant X.

4.3. Cohomologie de de Rham. On dispose, sur l’anneau des polynômes à n variables, desrègles usuelles du calcul différentiel, notamment de l’application Q-linéaire

d : Q[x1, . . . , xn] −→ Q[x1, . . . , xn]dx1 ⊕ · · · ⊕Q[x1, . . . , xn]dxn

g 7−→ dg =n∑

i=1

(∂g

∂xi

)dxi(4.7)

qui envoie un polynôme g vers sa différentielle. Rappelons qu’elle satisfait à la règle de Leibniz

d(gh) = gdh+ hdg.

Pour que cette différentielle passe au quotient par l’idéal engendré par les polynômes f1, . . . , fmet définisse donc une application sur l’anneau A des fonctions surX, il faudrait que les relationsobtenues en dérivant les f1, . . . , fm soient encore valables dans l’espace d’arrivée. On est ainsiamené à définir les 1-formes différentielles sur la variété affine X comme le A-module

Ω1A = (Adx1 ⊕ · · · ⊕Adxn) /(df1, . . . , dfm),

c’est-à-dire, comme le quotient du A-module libre de base les éléments dx1, . . . , dxn par lesous-module engendré par les différentielles des fj . Une 1-forme différentielle sur X est ainsiune combinaison linéaire ω =

∑i∈I aidxi, où I ⊂ 1, . . . , n est un sous-ensemble d’indices et

lest ai ∈ A sont des fonctions sur X. Par construction, la différentielle (4.7) descend en uneapplication que l’on notera encore d : A→ Ω1

A.

Page 14: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

14 JAVIER FRESÁN

On peut ensuite définir des formes différentielles de degré supérieur comme suit : pourchaque entier i > 1, on considère le A-module i-ème produit extérieur Ωi

A = ΛiΩ1A. Concrète-

ment, ΩiA est formé des combinaisons linéaires à coefficients dans A d’éléments

ω1 ∧ · · · ∧ ωi, où ωj ∈ Ω1A pour tout j = 1, . . . , i,

et ces combinaisons linéaires sont soumises aux relations de bilinéarité

(aω1 + a′ω1) ∧ · · · ∧ ωi = aω1 ∧ · · · ∧ ωi + a′ω′1 ∧ · · · ∧ ωi pour tous a, a′ ∈ A,ainsi qu’à la relation ω1 ∧ · · · ∧ ωi = 0 dès que deux 1-formes différentielles parmi les ωjsont égales. On appelle i-formes différentielles sur X les éléments de Ωi

A. Par récurrence, ladifférentielle d : A→ Ω1

A s’étend de manière unique en des applications Q-linéaires

d : ΩiA −→ Ωi+1

A

telles que d d = 0 et que d(α ∧ β) = dα ∧ β + (−1)pα ∧ dβ pour tout α ∈ ΩpA. On ainsi

construit le complexe de de Rham algébrique

(4.8) Ad−→ Ω1

Ad−→ Ω2

Ad−→ · · ·

Il est important de se rappeler que, même si tous les termes dans ce complexe sont desA-modules, les différentielles sont seulement Q-linéaires et pas A-linéaires au vu de la règlede Leibniz. L’égalité d d = 0 implique, comme pour l’homologie singulière, que l’image dechaque différentielle d est un sous-espace vectoriel du noyau de celle d’après.

Définition 4.9. La cohomologie de de Rham algébrique en degré i > 0 de X est le quotient

HidR(X) =

ker(d : ΩiA → Ωi+1

A )

im(d : Ωi−1A → Ωi

A),

où l’on a posé Ω−1A = 0 et Ω0

A = A pour avoir des notations uniformes.

Les éléments dans le noyau de la différentielle s’appellent des formes fermées et celles dansson image des formes exactes, de sorte que la cohomologie de de Rham est l’espace des formesfermées modulo les formes exactes. Remarquons que tous les termes dans le complexe (4.8)sont, à l’exception de l’exemple 4.10 près, des Q-espaces vectoriels de dimension infinie. Onpeut cependant démontrer que tous les Hi

dR(X) ont dimension finie.

Exemple 4.10 (Les variétés de dimension zéro). Soit f ∈ Q[x] un polynôme irréductible. Onconsidère la variété algébrique affine X ⊂ A1

Q définie par l’annulation de f ; c’est une variétélisse car f n’a pas de racine double. Ses points X(R) à valeurs dans une Q-algèbre R sont lesracines de f dans R et son anneau des fonctions est égal à

A = Q[x]/(f).

C’est un corps car l’idéal (f) est maximal et ce corps est une extension finie de Q : si f adegré d, les fonctions 1, x, . . . , xd−1 en forment une base sur Q. Par définition, le A-moduledes formes différentielles sur X est Ω1

A = Adx/(df). Or, comme df = f ′dx et comme f ′ estinversible dans A, la relation df = 0 entraîne dx = 0, d’où Ωi

A = 0 pour tout i > 1. Lecomplexe de de Rham est donc réduit à A et sa cohomologie est donc égale à

H0dR(X) = A

Page 15: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 15

vu comme espace vectoriel sur Q.

Exemple 4.11 (La droite affine épointée). Soit X ⊂ A2Q le lieu des zéros du polynôme xy−1.

L’égalité xy = 1 exprime le fait que x est inversible, de sorte que X n’est rien d’autre que ladroite affine épointée A1

Q r 0, plongée dans le plan affine comme une hyperbole. C’est unevariété lisse dont l’anneau des fonctions est l’anneau des polynômes de Laurent

A = Q[x, y]/(xy − 1) ' Q[x, x−1]

et le A-module des formes différentielles est

Ω1A = Adx⊕Adx/(xdy + ydx) ' Q[x, x−1]dx

(en effet, la relation xdy = ydx donne dy = −x−2dx et la différentielle dx suffit donc àengendrer Ω1

A). On en déduit que ΩiA = 0 pour tout i > 2. Le complexe de de Rham algébrique

est donc le complexe à deux termes

d : Q[x, x−1]dx −→ Q[x, x−1]dx

xn 7−→ nxn−1dx

et on doit calculer le noyau et le conoyau de la différentielle :

H0dR(X) = ker(d), H1

dR(X) = Q[x, x−1]dx/im(d).

La cohomologie en degré zéro est réduite aux fonctions constantes. Quant au premier groupede cohomologie, l’image de d est l’espace vectoriel engendré par les formes xndx pour toutn 6= −1 ; seule la forme différentielle dx/x, dont la primitive n’est pas un polynôme, survitdans le quotient. Par conséquent,

H0dR(X) = Q, H1

dR(X) = Q[dxx

].

Exemple 4.12 (Cohomologie de de Rham d’une courbe elliptique). Soient a et b deux nombresrationnels et posons f(x) = x3 + ax+ b. Considérons le lieu des zéros X ⊂ A2

Q du polynômey2 − f(x). Comme ses dérivées partielles sont 2y et −f ′, la variété X est lisse si et seulementsi f et f ′ n’ont pas de zéro commun, c’est-à-dire, si le discriminant de f est non nul. Onsupposera dorénavant que c’est le cas. En termes des coefficients a et b, cette condition setraduit par 4a3 + 27b2 6= 0 et on dit alors que X est une courbe elliptique affine ; ce qu’onappelle une courbe elliptique tout court est le lieu de zéros du polynôme

V 2W − U3 − aUW 2 − bW 3

dans le plan projectif P2Q de coordonnées homogènes [U : V : W ], qui est obtenu en rajoutant

à X le « point à l’infini » O = [0: 1 : 0]. L’anneau de fonctions sur X est égal à

A = Q[x, y]/(y2 − f(x)) = Q[x]⊕Q[x]y,

et le A-module des 1-formes différentielles vaut

Ω1A = (Adx⊕Ady)/(2ydy − f ′(x)dx).

On commence par trouver une présentation plus convenable de ce dernier. Comme lespolynômes f et f ′ sont premiers entre eux, par l’identité de Bézout il existe des polynômes

Page 16: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

16 JAVIER FRESÁN

P,Q ∈ Q[x] tels que Pf +Qf ′ = 1. Regardons la forme différentielle

ω = Pydx+ 2Qdy ∈ Ω1A.

En utilisant les relations y2 = f(x) dans A et 2ydy = f ′(x)dx dans Ω1A, on trouve

yω = Py2dx+ 2yQdy = (Pf +Qf ′)dx = dx

f ′ω = Pf ′ydx+ 2Qf ′dy = 2(Py2 +Qf ′)dy = 2dy.

On a ainsi montré que les générateurs dx et dy de Ω1A s’expriment en termes de ω, et plus

précisément que toute 1-forme différentielle s’écrit de manière unique comme (R + Sy)ω, oùR,S ∈ Q[x]. Ceci entraîne en particulier Ωi

A = 0 pour tout i > 2, donc le complexe de deRham est à nouveau formé par les deux termes

d : A −→ Ω1A

T + Uy 7−→ d(T + Uy).

Il s’agit maintenant de déterminer quels éléments (R+ Sy)ω ∈ Ω1A ne sont pas de la forme

d(T + Uy) = T ′dx+ U ′ydx+ Udy

= (T ′y + U ′y2 + Uf ′/2)ω

= (U ′f + Uf ′/2 + T ′y)ω.

On voit d’abord que tous les éléments Syω appartiennent à l’image de d (prendre U = 0 et Tune primitive de S), puis qu’il en va de même pour tous les Rω avec R de degré > 2 (si T = 0

et U = xr, le polynôme qui multiplie ω a terme dominant (r+ 3/2)xr+2, donc de degré > 2.).Il s’ensuit que le premier groupe de cohomologie de de Rham de X est le Q-espace vectoriel

de dimension deux engendré par les formes ω et xω, c’est-à-dire :

H1dR(X) = Q

[dxy

]⊕Q

[xdxy

].

On peut vérifier que, parmi ces formes, ω s’étend en une différentielle sans pôle sur la courbeelliptique complète, tandis que xω a un pôle d’ordre 2 à l’infini ; on dit que ω est une différen-tielle de première espèce et que xω est une différentielle deuxième espèce.

4.4. L’accouplement de périodes. Soit X une variété affine lisse sur Q comme dans lasection précédente. On peut alors regarder l’ensemble des solutions complexes

X(C) = (x1, . . . , xn) ∈ Cn | fj(x1, . . . , xn) = 0 pour tout j = 1, . . . ,m.Muni de la topologie de sous-espace induite par celle de Cn, c’est un espace topologique auquelon peut associer des groupes d’homologie singulière comme dans la section 4.1 ; c’est même unevariété différentielle. On appelle homologie de Betti de X, et on le note HB

n (X), le Q-espacevectoriel Hn(X(C),Q). Rappelons que tous ses éléments admettent pour représentants desn-chaînes lisses σ : ∆n → X(C) le long desquelles ont peut intégrer des formes différentielles :∫

σω =

∆n

σ∗ω.

Il résulte de la formule de Stokes que la valeur de cette intégrale ne dépend de σ et de ωqu’à travers leurs classes en homologie et en cohomologie. En effet, si l’on remplace la forme

Page 17: UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES

UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 17

différentielle ω et le cycle σ par d’autres représentants ω + dη et σ + ∂τ des mêmes classes,l’intégrale ne change pas puisque

σ+∂τ(ω + dη) =

σω +

σdη +

∂τω +

∂τdη

=

σω +

∂ση +

τdω +

∂2τη

=

σω.

Pour la deuxième égalité on a utilisé trois fois la formule de Stokes et la troisième découle desannulations ∂σ = 0 (car σ est un cycle), dω = 0 (car ω est exacte) et ∂2 = 0.

Théorème 4.13 (de Rham, Grothendieck). L’intégration induit un accouplement parfait

HndR(X)×HB

n (X) −→ C

([ω], [σ]) 7−→∫

σω.(4.14)

Rappelons que « parfait » signifie que les Q-espaces vectoriels HndR(X) et HB

n (X) ont mêmedimension et que la matrice de l’accouplement

(∫

σj

ωi

)

dans n’importe quelle base [ωi] de HndR(X) et n’importe quelle base [σj ] de HB

n (X) estinversible ; on l’appelle la matrice des périodes. Un tel accouplement permet d’identifier l’es-pace vectoriel complexe Hn

dR(X)⊗QC aux applications Q-linéaires Hom(HBn (X),C). C’est ce

dernier espace vectoriel qu’on appelle la cohomologie de Betti à coefficients complexes.Comme l’attribution le suggère, le théorème 4.13 combine deux résultats : le premier est

le théorème classique, dû à de Rham, affirmant que l’intégration fournit un accouplementparfait entre l’homologie de Betti et la cohomologie de de Rham analytique de la variétédifférentielleX(C), c’est-à-dire, celle où les coefficients des formes différentielles ne sont pas despolynômes mais des fonctions de classe C∞. Le deuxième est un théorème de Grothendieck [10]d’après lequel la cohomologie de de Rham analytique coïncide avec la cohomologie de de Rhamalgébrique telle qu’on l’a définie dans ces notes.

Exemple 4.15 (Retour aux nombres algébriques). Pour n = 0, l’accouplement de périodesassocie à la classe d’une fonction f sur la variétéX et à la classe d’un point complexe P ∈ X(C)

la valeur f(P ) ∈ C. Le résultat est particulièrement intéressant lorsque X ⊂ A1Q est le lieu

des zéros d’un polynôme irréductible f ∈ Q[x] de degré d. D’un côté, la cohomologie de deRham algébrique de X est égale à

H0dR(X) = Q[x]/(f) = Q〈1, x, . . . , xd−1〉,

comme on l’a vu dans l’exemple 4.10. D’un autre côté, X(C) est l’ensemble fini α1, . . . , αdformé des d racines distinctes de f , de sorte que l’homologie de Betti HB

0 (X) est le Q-espacevectoriel de dimension d engendré par les classes de ces points. On voit déjà que les deux

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18 JAVIER FRESÁN

espaces vectoriels ont même dimension. La matrice de l’accouplement de périodes par rapportà ces bases est composée des valeurs des fonctions 1, x, . . . , xd−1 aux points α1, . . . , αd :

1 α1 α21 · · · αd−1

1

1 α2 α22 · · · αd−1

2...

......

...1 αd α2

d · · · αd−1d

.

C’est une matrice de Vandermonde, de déterminant∏

16i<j6d(αj −αi). Comme le carré de cedernier coïncide (à normalisation près) avec le discriminant du polynôme f , qui est non nulpar l’hypothèse que f est irréductible, il s’agit bien d’un accouplement parfait. Les nombresalgébriques sont donc les périodes des variétés de dimension zéro sur Q ; ils ne se montrentpas tous seuls mais toujours en compagnie de leurs conjugués !

Exemple 4.16 (Le nombre π). Considérons la droite affine épointée X = A1Q r 0. Comme

on l’a vu dans l’exemple 4.11, sa cohomologie de de Rham algébrique H1dR(X) est le Q-espace

vectoriel de dimension un engendré par la classe de la forme différentielle dx/x. D’ailleurs,l’espace des points complexes est le plan complexe épointéX(C) = C×, dont le premier grouped’homologie de Betti HB

1 (X) est, d’après l’exemple 4.4, le Q-espace vectoriel de dimension unengendré par le lacet σ qui tourne une fois autour de zéro au sens antihoraire. Par rapport àces bases, la matrice de périodes a pour seul coefficient le nombre

σ

dx

x= 2πi

qui est transcendant d’après le théorème de Lindemann (1882). Ceci illustre le fait que, bienque la cohomologie de de Rham et l’homologie de Betti soient des Q-espaces vectoriels, l’ac-couplement de périodes ne prend pas de valeurs rationnelles, ni même algébriques.

Exemple 4.17 (Les intégrales elliptiques). Soit X ⊂ A2Q la courbe elliptique affine d’équation

y2 = x3 + ax+ b.

Le premier groupe de cohomologie de de Rham H1dR(X) est, d’après l’exemple 4.12, leQ-espace

vectoriel de dimension deux engendré par les classes des formes différentielles ω1 = dx/y etω2 = xdx/y, dont seule la première s’étend en une différentielle sans pôle sur la courbeelliptique complète E ⊂ P2

Q. Ceci signifie que E est une courbe projective lisse de genreun [14]. D’après le théorème d’uniformisation pour les surfaces de Riemann, pour lequel onrenvoie au beau livre collectif [8], le revêtement universel de

E(C) = (x, y) ∈ C2 | y2 = x3 + ax+ b ∪Oest le plan complexe C et on récupère E(C) comme le quotient par un réseau Λ = Zλ1⊕Zλ2.

Le premier groupe d’homologie de Betti de HB1 (E) est par conséquent le Q-espace vectoriel

engendré par les lacets σ1 et σ2 de l’exemple 4.5 et on trouve la matrice de périodes(∫

σ1dxy

∫σ1

xdxy∫

σ2dxy

∫σ1

xdxy

).

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UNE INTRODUCTION AUX PÉRIODES 19

Le réseau Λ ci-dessus est étroitement lié aux périodes de la courbe elliptique. En effet, étantdonné un point P ∈ E(C), on peut considérer l’intégrale

∫ P0 dx/y ∈ C de la forme différentielle

de première espèce le long d’un chemin γ joignant le point à l’infini O et P . Si γ′ est un autretel chemin, la différence γ′−γ est une 1-chaîne singulière sans bord dans E(C) et définit doncune classe en homologie singulière H1(E(C),Z). Or, ce groupe étant libre de base σ1 et σ2, ilexiste des entiers n1, n2 ∈ Z tels que [γ′ − γ] = n1σ1 + n2σ2. Compte tenu de l’égalité

γ′

dx

y=

γ

dx

y+ n1

σ1

dx

y+ n2

σ2

dx

y,

pour un autre choix de chemin allant de O à P la valeur de l’intégrale change par un élémentdu réseau Λ = Z(

∫σ1dx/y)⊕ Z(

∫σ2dx/y). L’application

E(C) −→ C/Λ

P 7−→∫ P

0

dx

y(mod Λ)

est donc bien définie et il s’agit en fait d’un isomorphisme. Toute fonction méromorphe sur letore E(C) se relève en une fonction doublement périodique sur C de périodes

∫σidx/y.

Pour construire l’application inverse, on commencer par associer à un réseau Λ de C safonction P de Weierstrass, définie par la série

P(z) =1

z2+

λ∈Λr0

(1

(z + λ)2− 1

λ2

).

On vérifie ensuite que P et sa dérivée P ′ sont reliées par l’équation algébrique(P ′)2 = 4(P)3 − 60g2(Λ)P − 140g3(Λ),

dont les coefficients sont les nombres complexes

g2(Λ) =∑

λ∈Λr0

1

λ4, g3(Λ) =

λ∈Λr0

1

λ6.

On en déduit une application

C/Λ −→ (x, y) ∈ C2 | y2 = 4x3 − 60g2(Λ)x− 140g3(Λ) ∪O

z (mod Λ) 7−→

(P(z),P ′(z)) z 6= 0

O z = 0

Notons que l’image inverse de la différentielle de première espèce par cette application n’estrien d’autre que d(P(z))/P ′(z) = dz. En intégrant une primitive de P sur un contourconvenable, on trouve la relation de Legendre

det

(∫σ1

dxy

∫σ1

xdxy∫

σ2dxy

∫σ1

xdxy

)= ±2πi,

qui permet de voir que l’accouplement de périodes est parfait dans le cas qui nous occupe.

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4.5. Une variante : cohomologie relative. L’homologie singulière, telle qu’on l’a définieci-dessus, ne prend compte que des cycles sans bord, par exemple, les lacets. Or, dans ladéfinition de période on s’autorise également à intégrer sur des chemins qui joignent deuxpoints distincts : c’est le cas des logarithmes log(q), obtenus comme l’intégrale de la formedifférentielle dx/x sur le chemin allant de 1 à q. Pour pouvoir traiter cette situation aussi, onintroduit une variante relative de l’homologie singulière et de la cohomologie de de Rham.

Soient M un espace topologique et ι : N → M l’inclusion d’un sous-espace. En regardantune chaîne singulière à valeurs dans N comme une chaîne singulière sur l’espace plus grandM ,on obtient des applications injectives ι∗ : Cn(N) → Cn(M) pour tout entier n > 0. Ellescommutent avec les applications bord, donnant ainsi lieu à un complexe double

...

∂2

...

∂2

C1(N)ι∗ //

∂1

C1(M)

∂1

C0(N)ι∗ // C0(M)

On peut ensuite le transformer en un complexe simple en considérant les applications

δn : Cn−1(N)⊕ Cn(M) −→ Cn−2(N)⊕ Cn−1(M)

(a, b) 7−→ (−∂n−1(a), ∂n(b)− ι∗(a))

et définir l’homologie singulière de M relative à N comme

Hn(M,N ;Z) = ker(δn)/im(δn+1).

Les éléments de ce groupe sont représentés par des n-chaînes singulières σ dont le bord nes’annule pas nécessairement mais est soumis à la contrainte qu’il est contenu dans N . Parexemple, on a dans H1(M,N ;Z) le droit de considérer des chemins qui ne sont pas des lacetsmais il faut alors que les points initiaux et finaux appartiennent au sous-espace N ⊂M .

On dispose d’une construction similaire en cohomologie de de Rham. Soit X ⊂ AnQ unevariété affine lisse définie par l’annulation des polynômes f1, . . . , fm et soit Z une autre variétélisse définie par les mêmes équations plus d’autres ; on dit alors que Z est une sous-variétéde X et on note ι : Z → X l’inclusion. Si A et B désignent les anneaux de fonctions sur X etsur Z respectivement, on a des applications de restriction ι∗ : A → B et ι∗ : Ωi

A → ΩiB pour

tout i > 1, que l’on combine mutatis mutandis dans un complexe

A −→ Ω1A ⊕B −→ Ω2

A ⊕ Ω1B −→ · · ·

La cohomologie de de Rham relative HndR(X,Z) est le quotient du noyau de la flèche en degré n

par le conoyau de celle d’avant et l’accouplement (4.14) s’etend en un accouplement parfait

(4.18) HndR(X,Z)×HB

n (X,Z) −→ C.

Cette extension de la cohomologie n’est toujours pas suffisante pour engendrer toutes lespériodes de Kontsevich–Zagier, mais on n’en est pas loin ! Si l’on s’autorise à prendre pour Z

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une sous-variété à croisements normaux, c’est-à-dire, une réunion de sous-variétés lisses Ziqui s’intersectent les unes avec les autres comme les hyperplans coordonnées dans l’espaceaffine, on peut démontrer que les nombres complexes qui apparaissent comme coefficients del’accouplement (4.18) sont exactement les périodes de Kontsevich–Zagier [11].

Exemple 4.19 (Logarithmes). Soit q > 1 un nombre rationnel. On considère la droite épointéeX = A1

Q r 0 de l’exemple 4.11 et la sous-variété Z ⊂ X formée par les deux points 1 et q,autrement dit, le lieu de zéros du polynôme (x − 1)(x − q) dans A1

Q. C’est une sous-variétélisse d’anneau de fonctions

B = Q[x]/(x− 1)(x− q) = Q[x]/(x− 1)⊕Q[x]/(x− q) = Q⊕Q.

Le complexe de de Rham relative est donné par

Q[x, x−1]dx

Q[x, x−1] //

d

OO

Q⊕Q,

où la flèche verticale est la différentielle, comme dans l’exemple 4.11, et la flèche horizontaleenvoie un polynôme de Laurent g ∈ Q[x, x−1] sur la paire (g(1), g(q)) ∈ Q ⊕Q des valeursqu’il prend aux points 1 et q. Le complexe total est alors

Q[x, x−1] −→ Q[x, x−1]dx⊕Q⊕Q

g 7−→ (g′(x)dx, g(1), g(q))

et il faut calculer le noyau et le conoyau de cette flèche. Si g est dans le noyau, on a g′(x) = 0,donc g est constante, mais comme cette constante doit être égale à g(1) = g(q) = 0, laseule possibilité est g = 0 ; par conséquent, H0

dR(X,Z) = 0. En travaillant un peu plus, on voitensuite que le conoyau est engendré par les classes des éléments (dx/(q − 1), 0, 0) et (dx/x, 0, 0)

dans Q[x, x−1]dx⊕Q⊕Q, d’où :

H1dR(X,Z) = Q

[dx

q − 1

]⊕Q

[dx

x

].

D’ailleurs, l’homologie relative HB1 (X,Z) est engendrée par le lacet σ1 qui tourne une fois

autour de zéro, comme dans l’example 4.4, et par le chemin droit σ0 allant de 1 à q (c’est pourpouvoir considérer ce dernier qu’on a introduit la variante relative). La matrice de l’accouple-ment de périodes par rapport à ces bases est donnée par

(4.20)

∫1q−1dx

dxx

σ0 1 log(q)

σ1 0 2πi

On voit que c’est un accouplement parfait car le déterminant vaut 2πi. Cette matrice reflètele fait bien connu que le logarithme est une fonction multiforme : pour obtenir un nombrecomplexe bien déterminé, on n’a pas défini log(q) comme fonction de q, mais plutôt comme

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fonction d’un chemin γ allant de 1 vers q, à savoir

γ 7−→∫

γ

dx

x.

Quand q > 1, un choix standard consiste à prendre la ligne droite σ0 entre 1 et q, mais onaurait pu aussi bien choisir n’importe quel autre chemin γ. Comme celui-ci définit une classed’homologie singulière H1(C×,Z) et comme les classes de σ0 et σ1 en forment une base, on a[γ] = [σ0] + a[σ0], où a est le nombre de fois où γ tourne autour de 0. On trouve alors

γ

dx

x=

σ0

dx

x+ a

σ1

dx

x= log(q) + a2πi,

où l’on voit apparaître la monodromie du logarithme.

5. Vers une théorie de Galois pour les nombres transcendants

Si l’on se donne une période par une représentation intégrale à la Kontsevich–Zagier, lapremière étape pour l’étudier consiste à trouver une variété algébrique X telle que la matricede l’accouplement entre un groupe de cohomologie de de Rham et un groupe d’homologie deBetti de X, éventuellement relatives à une sous-variété, contienne la période en question parmises coefficients. Ces espaces vectoriels étant rarement de dimension un, on trouve d’autrespériodes chemin faisant ; pour les nombres algébriques, on a vu que c’étaient leurs conjuguésau sens de la théorie de Galois. Par le biais de la théorie des motifs, on peut associer auxpériodes des groupes de Galois motiviques qui conjecturalement permutent ces nombres enrespectant toutes leurs relations algébriques. On aura affaire à des nombres transcendants, eton doit donc s”attendre à ce que ces groupes ne soient pas finis mais plutôt des groupes dematrices définis par des équations polynomiales, ce qu’on appelle des groupe algébriques. Enfait, leur dimension est déjà censée être un invariant très riche, si l’on croît à cette conjecturede Grothendieck qui est, à peu de choses près, équivalente à celle de Kontsevich–Zagier :

Conjecture 5.1 (Grothendieck). Soit X une variété algébrique affine lisse. Le degré de trans-cendance du corps engendré par les coefficients de l’accouplement de périodes est égal à ladimension du groupe de Galois motivique.

Il y a des cas où l’on dispose des heuristiques pour deviner les conjugués d’une période. Parexemple, bien que le nombre π ne soit racine d’aucun polynôme à coefficients rationnels, il estracine du polynôme de degré infini

n∈Zr0

(1− x

)=

sinx

x= 1− x2

6+

x4

120+ · · · ∈ Q[[x]],

ce qui suggère que les conjugués de π devraient être ses multiples non nuls. En effet, commela cohomologie de A1

Qr 0 est de dimension un, le groupe de Galois de π est un sous-groupede Gm. Hormis Gm lui-même, les sous-groupes de Gm sont les racines de l’unité d’un certainordre. Or, si le groupe de Galois était un groupe fini, on obtiendrait une relation polynomialesatisfaite par 2πi, ce qui n’est pas possible car c’est un nombre transcendant. On en déduitque le groupe est Gm, un Q-point g ∈ Gm(Q) = Q× agissant par g · (2πi) = g(2πi).

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Dans le cas des logarithmes, la cohomologie est de dimension deux et le groupe de Galoisde log(q) est donc un sous-groupe de GL2. Le fait que la matrice des périodes (4.20) soittriangulaire supérieure avec un nombre rationnel (qui a groupe de Galois trivial) et le nombre π(dont le groupe de Galois est Gm) dans la diagonale impose la contrainte que ses éléments sontde la forme

(1 a0 b

)avec b 6= 0. On remarque ensuite qu’il n’y a que deux tels groupes : ou bien

a = 0 ou bien a prend n’importe quelle valeur. Le premier cas voudrait dire que log(q) peuts’écrire comme une combinaison Q-linéaire de 1 et 2πi, de sorte que la matrice de périodesdeviendrait ( 1 0

0 2πi ) après changement de base. Or, comme log(q) est réel et irrationnel, cecin’est pas possible. On déduit que le groupe de Galois est le groupe des matrices

(1 a0 b

), qui

devraient agir sur log(q) par la formule(

1 a0 b

)· log(q) = b log(q) + a(2πi).

On renvoie aux textes d’Yves André [1, 2, 3] pour plus d’information sur ce sujet.

Références

1. Y. André, Une introduction aux motifs (motifs purs, motifs mixtes, périodes), Panoramas et Synthèses,vol. 17, Société Mathématique de France, Paris, 2004.

2. Y. André, Galois theory beyond algebraic numbers and algebraic functions, Colloquium De Giorgi2010-2012, Colloquia, vol. 4, Ed. Norm., Pisa, 2013, pp. 1–7.

3. , Groupes de Galois motiviques et périodes, Astérisque (2017), no. 390, Exp. No. 1104, 1–26, Sémi-naire Bourbaki. Vol. 2015/2016. Exposés 1104–1119.

4. T. M. Apostol, A proof that Euler missed : Evaluating ζ(2) the easy way, Math. Intelligencer 5 (1983),59–60.

5. J. Ayoub, La version relative de la conjecture des périodes de Kontsevich–Zagier revisitée, Tohoku Math.J., à paraître.

6. , Periods and the conjectures of Grothendieck and Kontsevich–Zagier, Eur. Math. Soc. Newsl. 91(2014), 12–18.

7. , Une version relative de la conjecture des périodes de Kontsevich–Zagier, Ann. of Math. 181 (2015),no. 3, 905–922.

8. Henri Paul de Saint-Gervais, Uniformisation des surfaces de Riemann, ENS Éditions, Lyon, 2010, Retoursur un théorème centenaire.

9. J. Fresán and P. Jossen, Exponential motives.10. A. Grothendieck, On the de Rham cohomology of algebraic varieties, Inst. Hautes Études Sci. Publ. Math.

(1966), no. 29, 95–103.11. A. Huber and S. Müller-Stach, Periods and Nori motives, Ergebnisse der Mathematik und ihrer Grenzge-

biete. 3. Folge., vol. 65, Springer, Cham, 2017, With contributions of Benjamin Friedrich and Jonas vonWangenheim.

12. A. Huber and G. Wüstholz, Transcendence and linear relations of 1-periods, https://arxiv.org/pdf/1805.10104.pdf.

13. M. Kontsevich and D. Zagier, Periods, Mathematics unlimited—2001 and beyond, Springer, Berlin, 2001,pp. 771–808.

14. P. Popescu-Pampu, Qu’est-ce que le genre ?, Histoire de mathématiques, Ed. Éc. Polytech., Palaiseau,2012, pp. 55–195.

15. M. Waldschmidt, Transcendence of periods : the state of the art, Pure Appl. Math. Q. 2 (2006), no. 2,435–463.

CMLS, École polytechnique, F-91128 Palaiseau cedex, France

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