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Une introduction au mythe des Bacchantes Dionysos n'était pas pour les Grecs un dieu comme les autres Olympiens : il était fils de Zeus, mais le seul d'une mortelle, et il semblait appartenir à une autre génération. Alors que, dans l'Iliade, les dieux semblent dans l'Olympe de toute éternité, le petit Dionysos n'est - symboliquement - qu'un marmot persécuté sur la terre par le méchant roi Lycurgue. Comme le raconte Homère, celui-ci "avait un jour poursuivi les nourrices de Dionysos le Délirant sur le Nyseion sacré. Toutes alors de jeter leurs thyrses à terre, sous l'aiguillon qui les poignait de Lycurgue meurtrier, tandis qu'éperdu, Dionysos plongeait dans le flot marin Thétis le reçut, épouvanté, dans ses bras, tant la peur l'avait pris au ton grondant de l'homme 1"1. Hérodote (Il, 145) traduit donc une croyance générale en disant que Dionysos était un dieu récent. En fait, les Grecs croyaient savoir qu'il était à une date quasiment historique, cinq générations avant la guerre de Troie, de Zeus et de Sémélé, une princesse thébaine fille de Cadmos, le fondateur de la Cadmée 2 . Mais, bien que en Béotie, il avait passé son enfance et sa jeunesse dans un Orient lointain, sur cette mystérieuse montagne de Nysa que l'on situait dans les profondeurs de l'Asie, en Lydie ou en Phrygie, ou plus loin encore. D'où la structure du mythe qui sous-tend nos Bacchantes : aimée de Zeus et enceinte de Dionysos, la princesse thébaine fut poussée par ses soeurs, Agavé et Ino, jalouses d'elles et se refusant à croire que son amant fût un dieu, à arracher à Zeus la promesse de lui apparaître dans toute sa gloire. L'éclat fulgurant du dieu la réduisit en cendres, à tel point que de la fumée continuait à s'échapper de sa tombe des siècles après. Zeus s'empare alors de l'embryon du futur dieu et l'enferme dans sa cuisse il connaît une seconde gestation, d'où le nom de "deux fois né" que lui donnaient ses fidèles. Sorti enfin de la "cuisse de Jupiter", il est transporté par Hermès à Nysa pour y être élevé à l'abri de la jalousie d'Héra, parmi les nymphes de la montagne et les satyres. Ces enfances du dieu préfigurent le futur "monde de Dionysos, il sera toujours environné de femmes, Bacchantes orientales ou Ménades grecques". Le retour de Dionysos en Grèce était conté de diverses façons. Selon un récit spécifiquement athénien, il abordait par mer sur la côte orientale de l'Attique. Reçu par le paysan Icarios, le dieu lui apprenait à 1 Il, V, 130-137. Sur cet épisode, voir H. Jeanmaire, Dionysos, Paris, 1951, pp. 57-73. 2 C'est ainsi qu'il apparaît dans le théâtre d'Eschyle. 7

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Une introduction au mythe des Bacchantes

Dionysos n'était pas pour les Grecs un dieu comme les autres Olympiens : il était fils de Zeus, mais le seul né d'une mortelle, et il semblait appartenir à une autre génération. Alors que, dans l'Iliade, les dieux semblent dans l'Olympe de toute éternité, le petit Dionysos n'est - symboliquement - qu'un marmot persécuté sur la terre par le méchant roi Lycurgue. Comme le raconte Homère, celui-ci "avait un jour poursuivi les nourrices de Dionysos le Délirant sur le Nyseion sacré. Toutes alors de jeter leurs thyrses à terre, sous l'aiguillon qui les poignait de Lycurgue meurtrier, tandis qu'éperdu, Dionysos plongeait dans le flot marin où Thétis le reçut, épouvanté, dans ses bras, tant la peur l'avait pris au ton grondant de l'homme 1"1. Hérodote (Il, 145) traduit donc une croyance générale en disant que Dionysos était un dieu récent. En fait, les Grecs croyaient savoir qu'il était né à une date quasiment historique, cinq générations avant la guerre de Troie, de Zeus et de Sémélé, une princesse thébaine fille de Cadmos, le fondateur de la Cadmée2. Mais, bien que né en Béotie, il avait passé son enfance et sa jeunesse dans un Orient lointain, sur cette mystérieuse montagne de Nysa que l'on situait dans les profondeurs de l'Asie, en Lydie ou en Phrygie, ou plus loin encore. D'où la structure du mythe qui sous-tend nos Bacchantes : aimée de Zeus et enceinte de Dionysos, la princesse thébaine fut poussée par ses sœurs, Agavé et Ino, jalouses d'elles et se refusant à croire que son amant fût un dieu, à arracher à Zeus la promesse de lui apparaître dans toute sa gloire. L'éclat fulgurant du dieu la réduisit en cendres, à tel point que de la fumée continuait à s'échapper de sa tombe des siècles après. Zeus s'empare alors de l'embryon du futur dieu et l'enferme dans sa cuisse où il connaît une seconde gestation, d'où le nom de "deux fois né" que lui donnaient ses fidèles. Sorti enfin de la "cuisse de Jupiter", il est transporté par Hermès à Nysa pour y être élevé à l'abri de la jalousie d'Héra, parmi les nymphes de la montagne et les satyres. Ces enfances du dieu préfigurent le futur "monde de Dionysos, où il sera toujours environné de femmes, Bacchantes orientales ou Ménades grecques".

Le retour de Dionysos en Grèce était conté de diverses façons. Selon un récit spécifiquement athénien, il abordait par mer sur la côte orientale de l'Attique. Reçu par le paysan Icarios, le dieu lui apprenait à

1 Il, V, 130-137. Sur cet épisode, voir H. Jeanmaire, Dionysos, Paris, 1951, pp. 57-73. 2 C'est ainsi qu'il apparaît dans le théâtre d'Eschyle.

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cultiver la vigne et à faire le vin. Il lui offrait aussi une outre du précieux nectar, qu'il partageait avec ses voisins. Mais ceux-ci, ayant consommé sans modération le nouveau breuvage aux effets étranges, se crurent empoisonnés et tuèrent Icarios à coups de bâton3. Sa fille Érigonè, découvrant le corps, se pendit. Dionysos, irrité, frappa de folie les jeunes filles d'Athènes, qui se pendaient l'une après l'autre, jusqu'à ce que l'oracle de Delphes eût trouvé le rite de purification approprié. Plus tard, c'est le peuple athénien entier, la hache du défricheur d'une main et la lance du garde du corps de l'autre, qui accompagna en cortège Dionysos à travers les plaines de Béotie et les montagnes de Phocide jusqu'à Delphes. Là, on le sait, Dionysos cohabitait avec Apollon. Il remplaçait même celui-ci pendant les mois d'hiver où Phoibos se rendait dans le grand Nord, chez les Hyperboréens. Dionysos avait là aussi son cortège de Ménades, les Thyades, qui bondissaient à sa suite à travers le massif du Parnasse.

Mais la légende la plus répandue est celle que l'on retrouve dans les Bacchantes d'Euripide : le fils de Zeus est revenu à Thèbes par voie de terre, en traversant la Phrygie, la Thrace, le nord de la Grèce et la Béotie. Les contemporains d'Euripide savaient que c'était seulement au siècle précédent que, de la petite ville frontière d'Éleuthères, sur la route de Thèbes, le dieu était descendu jusqu'à Athènes, pour s'installer dans un modeste sanctuaire au pied de l'Acropole, sous le nom de Dionysos Éleuthereus. Mais quand, au début du Ve siècle, les représentations dramatiques se transportèrent sur le flanc sud de l'Acropole, dans ce qui sera le Théâtre de Dionysos, elles s'intégrèrent non seulement dans son domaine, mais encore dans son rituel, sous le patronage de son prêtre. Il était dès lors normal que les aventures du dieu, dont une des plus marquantes concernait les péripéties de l'instauration de son culte en Grèce, aient fourni des sujets aux différents genres dramatiques : dithyrambe, comédie, drame satyrique, et surtout tragédie. Le paradoxe est que la seule tragédie dionysiaque conservée, nos Bacchantes, date de l'extrême fin du Ve siècle. Pièce posthume, on le sait, elle fut représentée à Athènes en 405, par les soins du fils ou du neveu d'Euripide, deux ans après la mort du poète en Macédoine.

On cite çà et là quelques drames dionysiaques au cours du Ve siècle, mais Eschyle fut le seul poète tragique qui consacra une part notable de son œuvre à ces légendes, avec deux tétralogies, centrées l'une et l'autre sur l'installation difficile du culte de ce dieu, en Thrace, puis à Thèbes. Il vaut la peine de s'attarder un peu sur ces œuvres aujourd'hui perdues, dans la mesure où l'on en perçoit de nombreux échos dans le drame

3 Apollodore, Bibl., 111, 14, 7.

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d'Euripidé. Dans la tradition courante, nous l'avons dit, Dionysos arrivait en Grèce par le nord, en traversant la Thrace. C'est là, comme le dtsait déjà Homère, que régnait le persécuteur de Dionysos, Lycurgue l'Edonien, et l'épopée rappelait déjà qu'il avait été cruellement puni par les dieux. Ces événements formaient l'objet de la Lycurgie d'Eschyle, comprenant quatre drames: les Édoniens, les Bassarides, les Jeunes Gens (Néaniskoi) et Lycurgue, drame satyrique5.

La pièce la moins mal connue est la première, les Édoniens (fr. 51-67)6, en particulier grâce à l'imitation latine de Naevius. Les débuts de l'action rappellent singulièrement ceux de nos Bacchantes: un Messager annonçait au roi l'arrivée d'un personnage entouré d'un bruyant cortège de musiciens et de danseurs, un tableau évoqué par le Chœur dans un beau fragment lyrique conservé: "L'un tient en main une flûte grave, instrument fait au tour, et répand une mélodie modulée par les doigts, le chant qui éveille la frénésie. Un autre fait vibrer ses cymbales de bronze. Les cordes résonnent. Et imitant la voix du taureau, les histrions produisent venant d'on ne sait où, de sourds mugissements, tandis que le tambour, en écho, fait rouler, comme s'il venait de sous terre, le grondement terrifiant du tonnerre." (Fr. 57). Ces vers évoquent à la fois Bromios le dieu grondant, et Dionysos-Taureau, qui mugit. Le roi envoie sa garde arrêter les trublions, qui se rendent docilement. Il interroge lui-même Dionysos, comme le Penthée des Bacchantes, et l'emprisonne avec sa suite dans son palais, lui offrant ironiquement "un logement gratuit" (fr. 63) .. Mais les liens tombent, les portes s'ouvrent, et Dionysos apparait dans sa gloire sur le toit du palais qui se nimbe de flammes et vacille sur ses bases. De cela encore, Euripide s'est souvenu. La vengeance du dieu s'accomplissait sans doute dans les deux pièces suivantes. Les Bacchantes thraces formaient le chœur des Bassarides (fr. 23-25) : ces femmes étaient vêtues de tuniques longues en peau de renard (les bassarai), costume rituel qui préfigure la nébride en peau de faon des Bacchantes grecques ou la tunique de peau de bouc des prêtres dionysiaques. Il semble que l'ennemi de Dionysos était ici Orphée, adorateur du Soleil, contre lequel le dieu lançait ses Bassarides 7. Comme le rappelle un chœur de l'Antigone de Sophocle (955-965), Lycurgue reprenait ses persécutions contre Dionysos et sans doute dans

4 Nous nous bornerons ici à quelques titres : L. Séchan, Etudes sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique, Paris, 1926, pp. 63-79, H.J. Mette, Der verlorene Aeschylos, Berlin, 1963, pp. 136-148 ; R. Aélion, Euripide héritier dEschyle, Paris, 1983, 1, pp. 249-257 ; B. Deforge, Eschyle poète cosmique, Paris, 1986, pp. 141-151 ; F. Jouan, "Dionysos chez Eschyle", Kernos, 5, 1992, pp. 71-86. 5 Les fragments sont cités d'après l'édition de St. Racit, TrGF, IV, Gôttingen, 1983. 6 Voir en particulier, E.R. Dodds, Euripides "Bacchae", Oxford, 1944, pp. XXIX-XXX; D.F Sutton, "Aeschylus' Edonians", in Fons Perennis (Mél. V. d'Agostino), Turin, 1971, pp. 390-96. 7 Cf. M. West, "Tragica Vl", BICS, 30, 1983, pp. 66-70.

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la troisième pièce, les Néaniskoi, il tentait d'interrompre par la force une fête dionysiaque nocturne. Selon une tradition illustrée par une série de vases attiques et italiotes8, Dionysos le frappait de folie furieuse, et avec une double hache Lycurgue massacrait sa femme et son fils, une scène dont Euripide a pu s'inspirer dans son Héraclès pour le meurtre de Déjanire et de ses enfants par un héros lui aussi frappé de folie par les dieux. Ceux qui l'entouraient, les "jeunes gens", précipitaient le roi au fond d'un cachot ou d'une caverne du mont Pangée. Dans le drame satyrique Lycurgue (fr. 124-126), on pense que le roi thrace buveur de bière était affronté au dieu du vin et devait finalement se convertir à la boisson divine.

La composition précise de la. seconde tétralogie pose de sérieux problèmes qu'on abordera pas ici9. Elle tourne en tout cas autour de Dionysos, de Sémélé et de Penthée. La première pièce s'intitulait Sémélé ou Les Porteuses d'eau: ces servantes, qui formaient le chœur, devaient apporter l'eau du bain destiné à l'enfant à naître. La fatale suggestion des sœurs. de Sémélé venait d'Héra. Déguisée en Prêtresse-mendiante d'Argos, elle gagnait leur sympathie et les poussait à mettre leur sœur au défi 10. Il semble que, quand la jeune femme s'effondrait, Hermès saisissait l'enfant tout juste viable pour l'enlever à travers les airs et le porter aux nymphes de Nysa11.

La pièce des Cardeuses de laine (Xantriai), concernait, semble-t-il, d'autres adversaires de Dionysos, féminines cette fois: trois sœurs, filles du roi Mynias d'Orchomène de Béotie. Elles se refusaient à participer aux orgya dionysiaques avec les autres femmes de la ville, selon les uns par amour pour leurs maris, selon d'autres parce qu'elles étaient les dévotes d'Athéna Erganè. Elles restaient donc chez elles à filer et à tisser la laine que leurs servantes avaient cardée. Dionysos irrité déclencha des prodiges effrayants : elles crurent voir le lierre et les pampres envelopper leur métier à tisser, d'où s'égouttaient le lait et le miel, des bêtes sauvages envahir leur maison. Epouvantées, frappées de folie furieuse (mania), elles déchirèrent l'enfant de l'une d'elles - comme Agavé déchire le corps de son fils - et même dévorèrent ses chairs : diasparagmos et omophagie, deux des aspects primitifs du culte de Dionysos. Poursuivies par les Bacchantes d'Orchomène, avec Dionysos ou son prêtre à leur tête, elles étaient finalement massacrées. Sous une

8 Voir A.D. Trendatt - T.B.L. Webster, Illustrations of Greek Drama, London, 1971, pp. 49-52; D.F. Sutton, RSC, 23,1975, pp. 356-360, qui rapporte ces images aux Bassarides. 9 Cf. T. Gantz, "The Aeschylean Trilogy", AJPh, 101, 1980, pp. 153-158. 10 Sur le fragment du P.Oxy. 2164, parfois attribué (à tort) aux Xantriai, cf. A. Lesky, Die Tragische Dichtung ... , 3ème éd., Gottingen, 1972, p. 154. 11 D'après une hydrie de l'Université de Californie (R. Martin - H. Metzger, La religion grecque, Paris, 1976, p. 133).

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forme très adoucie et stylisée, c'était cette légende qui était rejouée chaque année par les femmes de Béotie dans la fête des Agrionies12.

Sur Penthée, dont il ne reste qu'un fragment13, un critique ancien affirmait que l'action était à peu près la même que dans les Bacchantes. Il se pourrait que la pièce ait contenu une véritable bataille rangée entre la garde du roi et l'armée des Bacchantes conduite ici par Dionysos, comme il la mènera plus tard à la conquête des Indes.

Le drame satyrique des Nourrices de Dionysos ramenait les spectateurs à Nysa, où Dionysos voulait remercier les nymphes qui l'avaient élevé. Comme leurs maris, les satyres, avaient pris de l'âge, il leur procurait les services d'une spécialiste en cure de rajeunissement, la magicienne Médée, qui avait heureusement rajeuni Aeson, le père de Jason. Interprétant un cratère d'Ancone, des environs de 450, Erika Simon pense que la magicienne avait mené son opération un peu trop loin, et que du chaudron magique jaillissaient de jeunes satyre aux à peine adolescents !14

Pour en revenir à la légende des origines de Dionysos, cette histoire, telle que la connaissaient ou croyaient la connaître les Grecs, comportait sa part de merveilleux, mais était en somme cohérente : la conception, sinon la naissance à Thèbes d'un "nouveau dieu" à une date relative­ment tardive, sa formation religieuse dans les milieux asiatiques où se pratiquaient autour de Cybèle et de la mère des Dieux des cérémonies orgiastiques avec flûtes, tambourins, castagnettes, son retour par la Thrace, son établissement à travers la Grèce, ses liens étroits avec l'Apollon de Delphes et la Déméter d'Éleusis, un culte surtout rural et populaire, 'qui rejette les contraintes de la cité et suscite la désapprobation des notables.

Telle est à peu près la croyance des Grecs. Tel était ce qu'admet­taient en général, il y a quelques dizaines d'années, les historiens de la religion grecque. Depuis, on s'est aperçu que les Grecs, et nous-mêmes à leur suite, nous étions profondément dans l'erreur15.

10 Dionysos n'est pas un dieu jeune. Son nom a été retrouvé sur des tablettes mycéniennes du XIVe siècle avant J.C. Il recevait des honneurs en terre mycénienne et peut-être déjà chez les Minoens de Crète. De plus, le culte semble avoir été à cette époque de nature aristocratique, TI s'agit donc au premier chef, non d'une divinité venue d'Orient mais d'un dieu indo-européen. On peut seulement penser que son culte s'est

12 M. Detienne, Dionysos miss à mort, Paris, 1977, p. 199 Bq. ; M. Daraki, "Aspects du sacrifice dionysiaque", RHR, 197,1980, pp.131-147. 13 Fr. 11. Voir l'hypothesis des Bacchantes d'Euripide. 14 Fr. 427. Mette (écarté par Rladt). E. Simon, SBAW, 1981,5, p. 27 et PU6, se fonde sur un conge de Berlin du Peintre d'Altamira. 15 Voir en particulier la mise au point de R. Martin - H. Metzgzer, o.c., pp. 110-139.

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estompé progressivement dans les siècles obscurs avant de renaître grâce à une association avec une figure divine orientale.

2° L'histoire de Sémélé est un "remake" à la sauce grecque d'une légende asiatique: celle d'une divinité, Zémélo, déesse de la Terre-Mère, qui, fécondée par l'éclair d'un dieu céleste, mettait au monde un rejeton divin. A l'Asie, nous l'avons vu, le dieu doit une partie de son caractère et de ses attributs, qu'il importe en Grèce.

3° Enfin, Dionysos n'est sûrement pas arrivé en Grèce par la Thrace. Les chercheurs s'accordent aujourd'hui pour estimer que son culte, très anciennement établi en Grèce, a été au contraire introduit en Thrace par des Grecs,à la faveur de l'existence de divinités et de rites locaux proches du dionysisme16. Comme l'avait déjà pressenti Strabon (X,3,16), Dionysos et Lycurgue ont moins été des adversaires politiques que des rivaux religieux, avant de se fondre en une divinité unique, Dionysos- Ly­curgue. Par ses traits indo-européens, Dionysos est finalement beaucoup plus proche d'Apollon que ne le croyait Nietzsche. Eschyle l'appelle "l'Apollon au lierre, le devin bacchique"17, et le "devin-chanteur" (mouso­mantis)18, comme Phoibos est le protecteur des Muses. A Éleusis, Bacchos est très tôt devenu sous le nom d'lakkhos le parèdre de Déméter.

Reste qu'il possède des traits personnels qui le distinguent de tous les autres dieux et que nos Bacchantes ne manquent pas de mettre en relief: d'abord, c'est à la fois un dieu et un homme19, qui se présente aux autres comme son propre prêtre. Les particularités de son physique et de son . costume sont détaillées aussi bien par Eschyle20 que par Euripide. Il est grand et mince, avec de longues jambes, une chevelure blonde, abondante et parfumée, de belles boucles. Il est. beau, avec un teint vermeil et des traits de visage plutôt féminins, l'air souriant, Il est vêtu d'une robe asiatique de fin tissu, tombant jusqu'à ses pieds, la crocote, et tient en mains le thyrse. Devant Lycurgue ou Penthée, il manifeste une passivité et une douceur trompeuses. Car s'il est provo­qué, il glisse hors des chaînes et des cachots, il prend des formes ani­males multiples, lion, taureau, léopard, serpent21, il provoque chez ses adversaires des hallucinations: ainsi pour les filles de Minyas ou Lycur-

16 Culte de Cotys-Cotytô, du Sabazios thraco-phrygien. Dionysos prendra plus tard l'épithète de Dionysos-Bassareus. 17 Fr. 86 Mette (fr.inc. 342 Radt). Le culte de Dionysos Kisseus est bien attesté par ailleurs, cf. A. Privitera, Dioniso in Omero e nella poesia greca arcaïca, Roma, 1970, pp. 125-126. 18 Cependant, certains attribuent cette appellation à Orphée. 19 Sur l'anthropomorphisme et la dualité homme-dieu de Dionysos dans les Bacchantes, voir RP. Winnington-Ingram,., Euripides and Dionysus, Cambridge, 1948, pp. 17-30. 20 Voir les fr. 59, 60, 62 des Edoniens. 21 Cf. E. Coche de la Ferté, "Penthée et Dionysos", in Recherches sur la religion de l'Antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 222.

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gue. Penthée, quant à lui, ne sait si la terre tremble ou non, il croit voir des flammes, deux soleils. La forêt gronde, la terre et la montagne dan­sent, le palais de Lycurgue vacille. Mais le dieu donne aussi une part de ses pouvoirs à ses fidèles, qui se soustraient au contrôle de la cité pour le rejoindre dans les forêts ou sur les montagnes. Ainsi les femmes de Thèbes quittent-elles leurs maris, leurs enfants, leurs foyers pour gagner le Cithéron, ses bois et ses gorges, peuplés de bêtes sauvages22. Et là, sur le Cithéron béotien comme sur le Parnès athénien ou le Parnasse delphique, que se passait-il ? A cette question, soulevée il y a quelques années lors d'un colloque tenu en Arcadie, Claude Bérard, le grand spécialiste de l'iconographie antique, apportait une réponse sans équi­voque23 : ces Satyres et ces Ménades que représentent les vases étaient la figuration mythique des hommes et des femmes de Thèbes, d'Argos ou d'Athènes qui avaient revêtu la tenue des fêtes dionysiaques. Ils célébraient leur dieu, par une nuit sacrée, dans l'isolement de la nature, par des chants, des danses, de la musique et du vin, pour atteindre un point culminant d'extase qui ne pouvait se dénouer que dans l'union sexuelle des hommes et des femmes. Non dans des scènes de débauche ou d"'orgie", au sens moderne du mot, mais dans un accomplissement qui faisait participer les fidèles à la puissance du divin et consacrait l'unité rituelle du thiase. La démonstration s'appuyait sur des illustra­tions parfaitement explicites, qui suppléent au silence des textes. Elles aident à comprendre la tentation du "voyeurisme" qui s'empare de Penthée chez Euripide, et qui va au-delà d'un pur fantasme. Notre collègue ajoutait qu'une bonne partie des philologues, surtout dans le domaine anglo-saxon, n'étaient pas prêts à accepter cette interprétation, qu'imposait à son avis une iconographie aussi riche que peu connue. Doit-on dès lors penser que les Bacchantes, où se trouve soulignée à plusieurs reprises la parfaite innocence de ce thiase thébain entièrement composé de femmes, présente une version "expurgée" du rituel diony­siaque devant un public qui savait parfaitement à quoi s'en tenir? Je laisse la question ouverte, parmi tant d'autres que soulève cette pièce si riche et assez énigmatique pour avoir suscité une énorme bibliographie et les interprétations les plus contradictoires.

Nous nous bornerons ici à de brèves remarques touchant le regard d'Euripide dans le drame sur le dieu et sur son culte, ce qui, à vrai dire, constitue sans doute le point crucial de ce qu'une étude restée fameuse a appelé "l'énigme des Bacchantes"24. Dans cette ultime pièce du poète, où on a voulu voir en quelque sorte son "testament spirituel", quelle est l'attitude dernière du poète à l'égard du fait religieux, et en particulier sous la forme populaire du dionysisme ?

22 Cf. Hymn. hom .. Dion. 1, 10; Eschl., Édon., fr. 58 ; Naevius, fr. 24-25 Sutton. 23 Phantasmatique érotique dans l'orgiasme dionysiaque", Kemos, 5, 1992, pp. 13-26. 24 A. G. Norwood, The Riddle of the Bacchae, London, 1908.

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Pour les philologues du début de ce siècle, dont la communis opinio était qu'Euripide avait mené à travers son œuvre dramatique une lutte constante contre les cr~ances religieuses de son temps, en dénonçant les fautes des Olympiens ,le doute n'était pas permis: une fois encore le poète avait condamné l'égoïsme et la cruauté d'un dieu, Dionysos après Aphrodite, Apollon ou Héra. Penthée était pour ces critiques le véritable héros de la pièce, qui défendait les valeurs de la société contre les excès d'une religion qui conduisait au déchaînement des passions. Cette thèse avait été poussée jusqu'à la caricature par certains, qui avaient imaginé qu'au vrai Dionysos du prologue et de l'exodos se substituait dans le reste de la pièce un imposteur, qui s'imposait aux Thébains par ses pouvoirs hypnotique et ses dons de magicien ! A tout le moins, on soulignait la faiblesse des arguments des avocats du dieu, Tirésias et Cadmos, et la brutalité avec laquelle Dionysos châtiait pêle-mêle ses adversaires et ses dévots.

Selon dautres, au contraire, les Bacchantes témoigneraient d'une sorte de réconciliation du poète avec la religion de ses pères, d'une "conversion"26. Lassé par l'intellectualisme desséchant des sophistes, il serait revenu à la foi commune, sous sa forme même la plus simple et la plus populaire. Entre ces deux thèses extrêmes que nous avons choisies exempli causa, le choix s'impose d'autant moins qu'elles sont marquées l'une et l'autre par un préjugé simpliste et "moderniste". A tout le moins, ce serait sans doute la seconde thèse qui s'éloignerait le moins de la véri­té. Comme l'a bien montré, entre autres, R. Goossens27, les dernières pièces d'Euripide, surtout depuis Oreste, sont marquées par le doute sur l'efficacité de la raison et un repli sur les valeurs du bon sens et de la morale courante. Or tout au long des Bacchantes court le thème de la méfiance envers la "raison rai sonnante" et de la distinction entre la vraie et la fausse sagesse. Cette attitude de retrait était peut-être en cause dans la décision du poète de quitter Athènes pour la Macédoine. Là, dans une société plus primitive et plus imprégnée du sens du sacré, parmi les sauvages et mystérieux paysages de la Grèce du nord, Euripide a pu, au moins comme poète, goûter les vertus rafraichissantes de rites fondés sur le contact direct du fidèle avec la nature et avec la divinité, sur l"'enthousiasme". Ce qui ne veut pas dire que le poète en ait approuvé les excès. Certes, on discerne dans plusieurs de ses drames28

son intérêt pour les cultes à mystères. Mais les Bacchantes traduisent le recul d'Euripide devant les violences des Ménades, le crime d'Agavé et d'Ino, l'illogisme de la vengeance du dieu. Comme souvent dans son œuvre, la divinité incarnée par Dionysos présente une double face, tantôt

25 Ainsi Verrall, Norwood, Nestle, Wilamowitz ; en France, P. Girard, H. Weil, Masqueray. 26 Voir Th. Zielinski, REG, 36, 1923, pp.459-479. 27 Euripide et Athènes, Bruxelles, 1962, pp. 733-37. 28 Les Crétois, Protésilas, Hélène.

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empreinte de bienveillance et de réconfort pour les mortels, tantôt insensible et cruelle, non seulement à l'égard de ses ennemis, mais même de ses amis29. A ce titre, les Bacchantes sont moins éloignées qu'on ne l'a soutenu du reste de son œuvre, tant sur le plan de la réflexion que sur celui de la conception dramatique.

LA TRANSMISSION DU TEXTE DES BACCHANTES

Pour plus de détails, on se reportera à l'introduction générale de l'édi­tion d'Euripide des Belles Lettres (T. 1, par L. Méridier, 1926, pp. XIV­XXXIX), et surtout à la nouvelle édition des Bacchantes dans la même collection (T. VI, 2, par H. Grégoire, 1961 ; 2e éd. revue et corrigée par J. Irigoin, 1993, pp. 39-43). On pourra lire aussi J. Irigoin, Tradition et Critique des Textes grecs, Belles Lettres, 1997, pp. 123-137.

Rappelons brièvement les principales étapes de cette histoire, depuis l'exemplaire d'auteur

- vers 330, édition officielle des trois grands tragiques, établie à Athènes sur l'ordre de Lycurgue.

- Ille-ne siècle : établissement à Alexandrie de la grande édition critique d'Aristophane de Byzance (sur la base de l'édition d'Athènes et d'autres documents). Rédaction d'hypotheseis (ou arguments). Edition reprise et complétée à Rome au 1er s. av.J.C. par Didyme.

- à l'époque impériale (Ile s. ?), constitution d'un "choix" de dix pièces (Hécube, Oreste, Phéniciennes, Hippolyte, Médée, Alceste, Andromaque, Rhésos, Troyennes, 'Bacchantes). Les pièces exclues du choix tendront à être moins lues et disparaîtront progressivement dans les siècles sui­vants. Aux IVe-Ve's. seront établis des exemplaires de bibliothèque des dix pièces, accompagnés d'une compilation de commentaires savants (scholies), qui seront à la base de la tradition médiévale. Après translit­tération en minuscules, ces textes de la première famille seront diffusés par des manuscits à partir du XIe siècle.

- sans doute au cours du XIIe siècle, on retrouve par un heureux hasard deux tomes d'une édition ancienne d'Euripide, en onciale, comprenant des pièces rangées par ordre alphabétique des titres, en l'occurence de A à K: dix pièces complètes, commençant par un morceau d'une Danaé apocryphe, puis Hélène, Hëcube, Électre, Héracles, Héraclides, Cyclope, Ion, Hikétides (Suppliantes), Iphigénie en Tauride, Iphigénie à

29 Cf Bacch. 861, où Dionysos est dit à la fois Tj1tt<O'tU'tOç et 8ewo'tu'toç . Voir Ch. Segal, Dionysiac Poe tics and Euripides'Bacchae, Princeton, 1982, passim; A. Moreau, Eschyle, la violence et le chaos, Paris, 1985, pp. 216-218.

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Aulis. Ces textes seront ausi translittérés. Donc, on connait à cette date 19 pièces (Hécube étant commune aux deux séries).

- dans la seconde moitié du XIIIe siècle, sans doute à Thessalonique dans l'école de Thomas Magister, est constitué un manuscrit unique réunissant les pièces du "choix" et les pièces "alphabétiques", que l'on nomme "l'exemplaire de Thessalonique". C'est de lui que découlent au XIVe s. les deux manuscrits de la seconde famille:

L (1320-1330), manuscrit sur papier, avec de nombreuses corrections d'un élève de Thomas, Démétrius Triclinius : donc, un exemplaire de travaiL

P (un peu plus tardif), sur parchemin (exemplaire de luxe). Les rapports de L et de P constituent un problème très difficile,

auquel on a apporté les réponses les plus variées, d'autant plus que la situation n'est pas la même pour la "triade byzantine" (Hécube, Oreste, Phéniciennes), pour les autres pièces du choix (les Troyennes et les Bacchantes présentant elles-mêmes des cas particuliers) et pour les pièces alphabétiques. Disons qu'en général on admet que pour les, pièces du choix, P serait la copie de L, tandis que pour les pièces alpha­bétiques, L et P seraient des jumeaux issus d'un même modèle de peu antérieur, une partie des importantes corrections de Triclinius (sigles TrI et Tr2) se retrouvant dans le texte de P.

Cependant, dans cette tradition à deux branches, les Bacchantes occupent une position singulière : elles ne se trouvent que dans les manuscrits de la seconde famille (L et P), alors que par leur titre (que ce soit les Bacchantes, ou Pentheus, comme le drame est intitulé dans L), elles ne peuvent appartenir aux pièces dites alphabétiques.

D'autre part, comme la plupart des pièces du choix, elles sont précédées de deux hypotheseis, dont l'une est attribuée à Aristophane de Byzance. Mais, à la différence de ces drames, elles ne comportent pas de scholies.

Il est à noter que les Bacchantes ont fourni quelque 300 vers au centon chrétien du Xptcr'toç I1acrxrov (titre cité aussi sous sa forme latine de Christus Patiens), poème dont on fait varier la date du Ille s. aux Xe ou XIe. Seuls le Rhésos et les Troyennes en fournissent un plus grand nombre). L'auteur du poème cite du reste presque exclusivement les pièces du choix.

Les Bacchantes sont mentionnées par les scholiastes des autres drames du choix beaucoup plus souvent que les pièces alphabétiques.

La conclusion nécessaire est que les Bacchantes faisaient partie des dix pièces du choix d'époque romaine. Sans doute était-elle la dernière du recueil, ce qui expliquerait qu'elle ait perdu son appareil savant.

En revanche, on ne peut soutenir que, comme pour la plupart des pièces du choix, le texte des Bacchantes dans P soit une copie du texte de L. En effet, L ne contient que les vers 1 à 755 (insérés entre deux parties des Suppliantes, 1-1187 et 1188 à la fin, à la suite d'une erreur de reliure au XVIe s.). Après ce vers 755 est portée la mention Àëtm;l, et

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suivent des folios blancs, ce qui montre que le scribe avait prévu de combler ultérieurement la lacune de son modèle. P, qui porte la pièce en entier, est donc notre témoin unique pour les vers 756-1392 (comme du reste pour le texte des Troyennes). Encore ce dernier manuscrit est-il lui-même incomplet, puisque l'adaptation du Christus Patiens contient des vers absents des dernières scènes données par le manuscrit, et remonte donc à un témoin plus complet (voir l'Appendice, pp. 109-110).

De plus, si pour la matière et la présentation P est un exemplaire de luxe, le copiste est peu attentif et laisse passer beaucoup de fautes. On relève en particulier des lacunes certaines ou probables dans la partie où il est notre seul témoin : un à trois vers après 1036 ; une lacune probable après 1183 ; une longue coupure après 1300, où il faudrait sans doute placer les fragments du papyrus d'Antinoopolis (voir p. 111) ; 1329 (cf. note 1 p. 105 et Append. pp. 109- 110) ; après 137l.

L'éditeur doit donc se tourner vers d'autres sources, pour remédier à l'insuffisance de ces témoins, qui fournissent en général un texte de qualité médiocre.

La plus importante parmi les sources secondaires est le Christus Patiens, mais on ne peut l'utiliser qu'avec beaucoup de précaution, car l'auteur du centon chrétien modifie suivant son dessein propre les vers d'Euripide, afin de les ajuster à son sujet et à sa métrique. Pour les autres témoins de la tradition indirecte, on les trouvera aussi répertoriés comme Testimonia dans l'édition Grégoire-lrigoin.

Restent les papyrus, dont l'apport, comme c'est le cas pour beaucoup de pièces dEuripide, s'est accru de façon importante dans ce dernier demi-siècle: H. Grégoire, en 1961, n'en connaissait que deux, tandis que J. lrigoin en cite neuf. Il est intéressant de noter que cinq, se situent entre l'ère chrétienne et le Ille s. (nI n 2 n 3 rr7 n 9), mais encore quatre aux Ve et VIe s. (TI~n5 n6 n8). Or ces derniers sont de beaucoup les plus étendus. Ils témoignent de la popularité persistante de la pièce dans une société christianisée (d'où la place de ses vers dans le Christus Patiens).

De plus, ils fournissent une proportion inattendue de bonnes leçons. En effet, s'agissant de pièces conservées, la découverte de fragments papyrologiques a souvent déçu les philologues; qui comptaient y trouver un texte exempt des troubles provoqués par des siècles de copies. En fait, les papyrus dEgypte sont pour la plupart, soit des morceaux de livres commerciaux d'écriture négligée, soit des copies personnelles d'amateurs plus ou moins doués, reproduisant parfois de médiocres modèles. Ainsi, dans le cas de trois pièces du choix, Hippolyte, Andromaque, Hécube, pour lesquelles l'apport papyrologique nouveau est du même ordre (huit à onze témoins par pièce, contre un ou deux dans les années 20), on ne relève au total pas plus de deux ou trois bonnes

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leçons proposées par les seuls papyrus1. Mais pour les Bacchantes, la proportion des leçons à retenir est nettement plus importante. Ainsi, pour 46 variantes données par les papyrus (16 pour les vers 1-765, 30 pour les vers 756 à la fin), on relève 7 bonnes leçons données par les seuls papyrus: 466 et 496 ; 1087, 1104, 1113, 1125, 1126. 14 sont en accord avec les manuscrits ou confirment des conjectures de philologues : 220 (=L); 23, 468 (bis), 1098, 1100, 1102, 1133, 1157, 1184 ; confirmation en particulier des corrections de M. Musurus, l'éditeur de l'Aldine: 233, 1102, 1104, 1132.

Le nombre de leçons erronées est de 26 (9 pour la première partie, 17 pour la seconde), dont 8 seulement communes avec L, P, ou LP : 201, 202, 233, 235, 469, 1102, 1114, 1291, et dépendent donc de la même tradition. 18 de ces leçons sont propres aux papyrus eux-mêmes; toute­fois, certaines peuvent être tenues pour des variantes anciennes de la tradition, et donneraient un sens acceptable (ainsi en 239, 1083, 1085).

Telles sont les conditions difficiles qui se posent à l'éditeur des Bacchantes. Elles exigent de lui une acribie particulière pour fournir le texte le moins conjectural possible. A cet égard, l'édition d'Henri Grégoire doit beaucoup aux concours successifs de Jules Meunier, puis de Jean lrigoin quarante ans plus tard.

François JOUAN Université de Paris X-Nanterre

1 Voir Euripide, T. II, par L. Méridier, Belles Lettres, 1927 ; 2ème éd. revue et corrigée par F. Jouan, 1997.

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