Une Interprétation Cosmologique Des FUSÛS - Charles-André Gilis

download Une Interprétation Cosmologique Des FUSÛS - Charles-André Gilis

of 9

Transcript of Une Interprétation Cosmologique Des FUSÛS - Charles-André Gilis

  • I UNE INTERPRETATION COSMOLOGIQUE DES FUSS

    Ren Gunon n'a pas publi sur la cosmologie d'tude spciale. Dans l'Introduction gnrale l'tude des doctrines hindoues, abordant la question des points de vue de la doctrine (darshana) , il donne quelques indications essentielles et prcises propos du Vaishshika : Ce darshana est constitu par la connaissance des choses individuelles comme telles, envisages en mode distinctif, dans leur existence contingente ; plus loin, il ajoute : s'il faut appliquer une dsignation occidentale un point de vue hindou, nous prfrons pour le Vaishshika celle de cosmologie . A la diffrence de la science moderne, la cosmologie est une connaissance traditionnelle, car elle ne perd jamais de vue que l'ordre individuel tout entier est rattach aux principes universels, desquels il tire toute la ralit dont il est susceptible. Il s'agit d'une application de la mtaphysique aux contingences de l'ordre sensible . Son domaine est celui de la nature manifeste . Toutefois la manifestation universelle peut tre envisage de deux faons diffrentes : soit synthtiquement, partir des principes dont elle procde et qui la dterminent dans tous ses modes, soit analytiquement, dans la distinction de ses lments constitutifs multiples. Ce second point de vue relve, quant lui, d'un autre darshana : le Snkhya attribu l'antique sage Kapila . Ce terme dsigne proprement une doctrine qui procde par l'numration rgulire des diffrents degrs de l'tre manifest qui se succdent dans un ordre purement logique, et non chronologique puisqu'il s'agit de la manifestation universelle, alors que le temps est uniquement une condition constitutive de l'tat individuel humain. Selon Ren Gunon, ce point de vue est intermdiaire en quelque sorte entre la cosmologie et la mtaphysique . Nanmoins, le terme cosmologie lui demeure pleinement applicable, car le Snkhya est, lui aussi, une science de la nature manifeste (cosmos) plutt qu'une connaissance d'ordre principiel. Nous terminerons ces prliminaires en citant cet extrait du point de dpart Prakriti qui est la substance universelle, indiffrencie et non-manifeste en soi, mais dont toutes choses procdent par modification ; ce premier tattwa est la racine ou mla de la manifestation, et les tattwas suivants reprsentent ses modifications divers degrs. Au premier degr est Buddhi, qui est appele Mahat ou le grand principe , et qui est l'intellect pur, transcendant par rapport aux individus ; ici nous sommes dj dans la manifestation, mais nous sommes encore dans l'ordre universel . Un point de vue analogue celui du Snkhya hindou se retrouve dans l'sotrisme islamique o le premier degr de l'tre manifest, appel premire cration d'Allah est galement celui de l'Intellect primordial (al-'aql), quivalent arabe de la Buddhi. Il y a l une concidence remarquable. Les diffrents degrs de la manifestation, produits par un principe nomm l'Expir du Tout-Misricordieux (nafas ar-Rahmn), se succdent depuis l'Intellect jusqu' l'homme individuel. Au chapitre 198 des Futuht, vingt-sept degrs sont ainsi successivement numrs et comments : l'Intellect premier (al-'aql al-awwal), l'Ame universelle, la Nature, la Substance ou Matire primordiale (al-jawhar al-hab'), le Corps total, la Forme, le Trne, l'Escabeau, le Ciel des Tours zodiacales, le Ciel des Mansions lunaires, les sept Cieux plantaires, les quatre lments (l'ther tant assimil au feu), et enfin les six rgnes de la nature : les minraux, les vgtaux, les animaux, les anges, les jinns et les hommes. Cette liste comporte deux indications permettant de la relier aux doctrines qui devaient se prsenter avec un caractre plus cosmologique que purement mtaphysique (1), c'est--dire l'hermtisme et le pythagorisme.

    (1) Cf. Ren Gunon, La Ttraktys et le carr de quatre, chap. XIV des Symboles fondamentaux.

    En effet, le degr central, qui occupe le quatorzime rang, correspond au Ciel du Soleil, auquel prside sayyidn Idrs, qui reprsente en Islam la tradition hermtique. D'autre part, la Substance ou Matire primordiale figure dans cette liste la quatrime place. Or, propos de la doctrine pythagoricienne, Ren Gunon a montr que le quaternaire est partout et toujours considr comme tant proprement le nombre de la manifestation universelle. La Substance primordiale, quivalent islamique du principe dsign dans l'Hindouisme comme Prakriti, est l'origine du point de vue cosmologique en tant que tel. Le quatrime degr de cette liste correspond ainsi un

  • symbolisme pythagoricien, et le quatorzime un symbolisme hermtique. Lorsqu'on tudie les doctrines cosmologiques, il importe de ne jamais perdre de vue leur caractre driv et subordonn par rapport au domaine principiel qui est celui de la mtaphysique. Ces doctrines peuvent tre dfinies comme de simples applications des principes au degr de l'existence contingente ; elles refltent ceux-ci au sein de la manifestation qui, selon l'enseignement de l'sotrisme islamique, est selon la Forme d'Allh . Inversement, cette analogie constitue le fondement du symbolisme, qui est un moyen d'accder la connaissance divine, car celui qui se connat soi-mme (c'est--dire l'intgralit de sa forme individuelle avec les trois lments spirituel, psychique et corporel qui la composent) connat son Seigneur . Cette subordination devait tre rappele en vue de rendre compte d'une tude parue rcemment en langue arabe, le Maftih Fuss al-Hikam de l'crivain maghrbin Mifth Abd al-Bq, ouvrage publi Marrakech en 1997. Cette tude a pour objet principal de prsenter une dcouverte ouvrant l'accs une interprtation nouvelle des Fuss, fonde sur une correspondance terme terme entre les vingt-sept chapitres qui composent le livre et les vingt-sept degrs existentiels numrs ci-dessus. Cette interprtation cosmologique du Livre des Chatons constitue, sans conteste, une contribution importante la comprhension du clbre trait d'Ibn Arab. Tous ceux qui suivent l'enseignement du plus grand des Matres n'auraient pu que s'en rjouir, si M. Abd al-Bq n'avait prsent son tude d'une manire insuffisamment cohrente et n'en avait ainsi altr la porte. A la page 14, il crit : A ma connaissance, aucun des nombreux commentateurs n'a expos le secret de l'ordre qui prside aux chapitres des Fuss, (secret) qui est une cl ncessaire pour la comprhension profonde de ce livre. Sans la possession de cette cl, la construction de l'ensemble de l'ouvrage demeure ignore, et de nombreuses allusions et sous-entendus dissmins dans le texte restent cachs. Le but de cette tude n'est pas de commenter les Fuss comme l'ont fait auparavant des dizaines de commentateurs. Son but principal est de rvler cette cl dont personne n'avait parl jusqu'aujourd'hui. Nous donnons volontiers acte l'auteur que sans la possession de cette cl de nombreuses allusions et sous-entendus dissmins dans l'ouvrage resteraient cachs ; dans quoi, du reste, elle n'aurait aucune raison d'tre. En revanche, la dclaration selon laquelle la construction de l'ensemble demeurerait ignore - en particulier le fait que la succession des prophtes ne suit pas toujours l'ordre chronologique est plus contestable, car les commentateurs expliquent parfaitement ces inversions en recourant d'autres arguments traditionnels. Enfin, l'affirmation suivant laquelle cette cl serait indispensable pour la comprhension profonde des Fuss est, quant elle, tout--fait inacceptable, car elle reviendrait dire que cette comprhension manquait aux commentaires qui ont prcd le travail de M. Abd al-Bq, alors que certains, notamment celui de Jand, peuvent tre rangs parmi les plus grands traits de mtaphysique crits en langue arabe. Cette prtention abusive de l'auteur est renforce par le titre qu'il donne son tude. Alors que, dans son introduction, il ne mentionne qu'une seule cl, ce terme, on ne sait trop pourquoi, passe au pluriel dans l'intitul de l'ouvrage : il ne s'agit plus d'une cl unique, mais des cls du Livre des Chatons d'une faon absolue, ce qui laisse entendre que la somme des significations et des secrets du trait d'Ibn Arab aurait t incluse dans les rvlations, pourtant trs particulires , de M. Abd al-Bq ! Signalons enfin que la prsentation du Mafth al-Fsus l'Institut du Monde Arabe, qui aurait d avoir lieu en prsence de l'auteur, et qui s'est accompagne d'une action publicitaire plutt inhabituelle pour ce genre d'ouvrages, ajoute encore la confusion, puisque, en dpit de ses dclarations expresses, son livre y est dcrit comme un commentaire, qualifi d'vnement important dans la vie intellectuelle et spirituelle au Maghreb et ailleurs , justement parce que le dernier commentaire connu de ce livre phare a t compos au XIIIe sicle (2).

    (2) Ce qui est inexact, moins qu'il faille considrer qu'il s'agit du XIIIe sicle de l'hgire, ce que les chiffres romains utiliss ne pouvaient laisser deviner.

    Toutes ces contradictions appelaient assurment un examen critique que la nouvelle gnration d'islamologues, dment convie la sance de l'Institut, s'est refuse faire, prfrant s'en tenir l'expression, pour le moins inattendue, d'une admiration sans rserves.

  • Rappelons que le Livre des Chatons des Sagesses est tout entier un trait de mtaphysique pure et de ralisation mtaphysique. La doctrine unique et suprme expose dans les diffrents chapitres est celle de la wahdat al-wujd laquelle se ramnent toujours, en dpit de la diversit de leurs points de dpart, les enseignements qui se succdent au sujet de chaque Sagesse. D'autre part, ce livre est celui de la Matrise spirituelle son plus haut degr... les diffrents Verbes mentionns dans les Fuss apparaissent comme autant de types spirituels ralisables selon leur formulation muhammadienne, ce qui implique une certaine transposition de leur cas... les chapitres de l'ouvrage sont considrs par les commentateurs du Tasawwuf comme autant de Stations initiatiques ; ils justifient par l l'ordre de succession des diffrentes Sagesses, qui n'est pas toujours celui de la manifestation historique des Verbes qui leur correspondent (3).

    (3) Cf. Le Livre des Chatons, p. 18-20.

    Cette doctrine suprme est la seule cl ncessaire pour la comprhension profonde des Fuss qui ne dpend en aucune manire de la liste des degrs existencis que M. Abd al-Bq nous propose. Certes celle-ci apporte des indications complmentaires fort prcieuses ; elle prsente indiscutablement un intrt qui lui est propre : mais celui-ci demeure toujours secondaire et subordonn, mme quand il s'agit d'expliquer la construction de l'ouvrage. Davantage encore : comme la connaissance principielle est la seule qui importe, c'est elle aussi qui permet de comprendre les diverses applications dont elle est la cause et l'origine. On peut donc se demander s'il ne serait pas plus juste de dire que ce sont les Fsus qui fournissent les cls ncessaires pour la comprhension du chapitre 198 des Futht, et non l'inverse. Quelques exemples feront mieux saisir ce que nous avons ici en vue. Le premier chapitre, qui traite de la Sagesse divine dans un Verbe adamique, repose sur la notion de primordialit : Adam est premier dans l'ordre des prophtes tout comme Allh est Premier dans l'ordre des principes ; la cl apporte par M. Abd al-Bq permet d'ajouter et comme l'Intellect est premier dans l'ordre des degrs existencis . Pour autant, cette cl est-elle indispensable la comprhension profonde du chapitre ? Certainement pas ; en revanche, et c'est son intrt, elle permet d'expliquer pourquoi la doctrine mtaphysique expose dans ce chapitre s'appuie sur une analogie o la notion de 'aql (intellect) joue effectivement un rle essentiel : de la mme manire que les noms (homme, cheval) et les attributs (vivant, savant) sont les dterminations particulires d'Ides universelles qui n'existent que dans le mental (ou l'intellect), mais dont l'essence est prsente dans tout tre qu'elles qualifient, de mme le Principe divin est prsent dans tout ce qui dou de ralit actuelle (wujd) car cette ralit n'est autre que la sienne ; il dcoule de l que tout tre particulier est ncessairement divin (4). Cette doctrine concerne plus spcialement Adam parce que l'intellect cr apparat comme un lment caractristique de l'homme.

    (4) Ibid., p.63.

    Dans le second chapitre, qui traite du Verbe de Shth, notre auteur assimile la Table Garde (deuxime degr existentiel de sa liste) l'Esprit universel (5), ce qui est inacceptable sans une mise au point : la Table Garde renferme uniquement la science dtaille relative l'tat humain depuis la cration d'Adam jusqu'au Jour de la Rsurrection.

    (5) Cf. la page 119 de son ouvrage.

    A ce point de vue, elle prsente une analogie avec la distinction principielle des Verbes et des Dons divins dont Ibn Arab traite prcisment dans ce chapitre. La Table Garde ne peut tre considre comme le secret indispensable la bonne comprhension de son enseignement car il s'agit, ici encore, d'une simple correspondance, dans l'ordre cosmologique, de l'aspect mtaphysique envisag. Que dire, en outre, de la complaisance avec laquelle M. Abd al-Bq dveloppe les

  • aspects tnbreux de Seth par rfrence au texte de Ren Gunon sur ce sujet, et sous l'influence manifeste des fantasmes de M. Jean Robin ? Sinon que tout cela n'a pas grand chose voir avec le texte d'Ibn Arab, o la qualification de nafthiyya se rapporte plutt, ainsi que nous l'avons montr, la question de l'Inspiration divine et l'incantation (6).

    (6) Pour conforter sa thse, notre auteur crot dceler dans la graphie arabe du nom Shth l'apparence d'un serpent ; il s'merveille de constater que, de tous les noms des prophtes, Shth est le seul qui comporte huit points diacritiques (trois sur le th et deux sous le y) ; il y trouve la confirmation qu'il s'agit bien ici de l'aspect tnbreux de Seth puisque les animaux tachets (flins et reptiles) reprsentent le ct malfique et que les taches sont, en l'occurrence, reprsentes par des points ! Tout cela est assurment bien ingnieux ; mais il nous parat un peu difficile de voir, dans une ishra de cet ordre, une des cls des Fuss et la rvlation d'un secret soigneusement gard pendant des sicles !

    Un excellent exemple des interprtations limitatives de l'auteur est donn au neuvime chapitre, qui traite d'une Sagesse lumineuse dans un Verbe de Ysuf . Arguant du fait qu' ce texte correspond, dans l'ordre des degrs existencis, le Ciel des Tours zodiacales (7), notre auteur considre cette lumire comme tant uniquement celle du soleil (8), ou encore celle de l'imagination rpandant sa clart dans le monde de la manifestation subtile, et en particulier dans les songes. Ces deux aspects sont effectivement mentionns par Ibn Arab, mais, une fois de plus, ils n'ont d'autre fonction que celle d'tre les supports d'une formulation nouvelle de la doctrine suprme. Le Cheikh al-Akbar identifie expressment la lumire dont il est question ici la Ralit divine qui est celle d'al-wujd (9).

    (7) Ce que la Sourate Ysuf indique elle-mme de manire suffisamment claire.

    (8) Qui est naturellement l'origine du Zodiaque.

    (9) Cf. Le Livre des Chatons, p. 248 : al-wujd nr.

    De l, la lumire conditionne qui constitue toute la ralit du monde est envisage, soit comme tant celle d'un songe divin , soit comme n'tant rien d'autre qu'une ombre tendue partir du Soleil de la Ralit immuable. La subordination du point de vue cosmologique la Connaissance mtaphysique est ici vidente : c'est parce que l'existence universelle est l'ombre du Soleil divin que l'astre solaire projette des ombres sur notre terre ; d'autre part, c'est parce que le monde est un songe de Dieu que les rves des hommes sont un organe de perception des ralits subtiles. Nous pourrions encore illustrer notre propos en citant le chapitre sur Dawd : le degr correspondant est le Ciel de la lune , ce qui est cens expliquer l'attribution du Califat au Prophte-Roi, la lune tant, en quelque sorte, le lieu-tenant du soleil. Cependant, la doctrine akbarienne du Califat dpasse incomparablement cette image : si la Sagesse du Verbe de Dawd est qualifie de wujdiyya, c'est pour indiquer que la ralit du monde est vritablement selon la Forme de la ralit divine. Du reste, nous avons l'occasion de revenir plus loin sur cette question essentielle. Pour saisir la porte relle de l'ouvrage de M. Abd al-Bq, il importe de bien comprendre la fonction de ces secrets omniprsents dans les uvres du Cheikh al-Akbar. Le plus souvent, ils se rapportent des versets ou des sourates plutt qu' des degrs d'existence. Leur rle est tout autre que celui du texte apparent, car celui-ci est une formulation crite impliquant ncessairement une intervention d'al-'aql (10), l'intellect cr qui appartient l'ordre cosmologique et comporte une limitation.

    (10) Rappelons que l'intellect cr est considr traditionnellement comme un quivalent de la Plume divine (al-qalam).

  • Ceci explique pourquoi les Livre rvls n'ont jamais l'apparence d'un discours. Les secrets en question ont pour fonction principale de compenser ce dfaut et de briser cette gangue formelle au moyen d'indications qui, s'adressant l'intuition, font apparatre l'unit suprarationnelle des divers modes de la Rvlation. Le Livre de l'Extinction dans la Contemplation illustre bien ce que nous voulons dire. Michel Vlsan en a publi une traduction accompagne d'une prsentation doctrinale (11) qui se suffit elle-mme, bien qu'elle ne tienne aucun compte du secret correspondant, savoir que ce trait se rapporte la sourate 98, la Preuve manifeste . L'intrt de cette indication est de montrer la relation entre le contenu de cette sourate, en particulier le verset 5 : Et il leur a t ordonn uniquement d'adorer Allh en purifiant pour lui la Religion et le hadth qui dfinit cette purification comme le fait d'adorer Dieu comme si tu Le voyais. Et si tu n'es pas (lam takun), tu Le vois ; alors, en vrit, c'est Lui qui te voit , selon une interprtation du texte arabe qui constitue le sujet mme du trait (12).

    (11) Cf. Etudes Traditionnelles, janvier juin 1961.

    (12) Et qui lui a notamment donn son titre.

    A partir de l, on s'aperoit que les deux premiers mots de la sourate : lam yakun peuvent tre considrs comme une ishra contenant une allusion cette interprtation, et qui la confirme. Elle rvle un exemple prodigieux d'inimitabilit du Coran directement li un enseignement initiatique. Celui-ci a t parfaitement expos dans l'annotation de Michel Vlsan, la cl ajoutant seulement un aperu sur la science divine transcendante qui ordonne la formulation du texte sacr. Dans le cas des Fuss, la correspondance est tablie, non avec des versets coraniques, mais avec des passages cosmologiques des Futht. Les procds employs et le but recherch sont cependant les mmes. Dans tous les cas, il est clair que de tels secrets s'adressent exclusivement des musulmans familiariss avec les subtilits de la langue arabe et les finesses de l'enseignement sotrique, et qu'ils ne sont nullement destins des manifestations publiques comme celles qui sont organises par l'institut du Monde Arabe. La prsentation du Mafth al-Fsus fut un fiasco et il est permis de s'tonner qu'un universitaire aussi avis que M. Denis Gril se soit laiss entraner dans une entreprise dont l'chec tait aussi prvisible. Un des aspects les plus intressants de l'tude de M. Abd al-Bq est l'accent mis sur l' excellence des Arabes , en pleine conformit avec une doctrine constante du Cheikh al-Akbar. Parmi les arguments avancs (13) figure l'affirmation selon laquelle les enfants issus de la ligne d'Isaac , autrement dit les chrtiens et les juifs, sont les dpositaires des lumires tandis que les Arabes, issus de la ligne d'Ismal, seraient, par excellence, les gardiens des secrets traditionnels.

    (13) Qui vont de la supriorit du chameau sur le cheval jusqu' la fidlit traditionnelle des Arabes, dmontre par le fait que peu de prophtes ont t ncessaires pour les maintenir sur la Voie Droite ; cf. p. 92, 105 et 107.

    Les lumires et les secrets correspondent au symbolisme du jour (l'extrieur) et de la nuit (l'intrieur) ; les premires se relient l'ide d'un commentaire du texte apparent, les seconds l'ide d'indications caches se rapportant plus directement la ralisation. Cette insistance est assurment lgitime, sous rserve que de tels secrets n'ont rien voir avec ceux, d'un ordre assez extrieur et contingent, que l'auteur nous propose. Ren Gunon a prcis (14) que les secrets particuliers n'ont de valeur que dans la mesure o ils voquent le vritable secret initiatique qui est ineffable et incommunicable.

    (14) Aperus sur l'initiation, chap. XIII.

    C'est pourquoi une autre distinction propose par Ibn Arab sur le mme sujet nous parat plus

  • significative en l'occurrence, savoir que l'excellence et la supriorit du Coran sur tout autre livre rvl rside, pour les Arabes, dans son inimitabilit, et, pour les non-Arabes, dans le fait qu'il unit, dans une synthse ultime, l'essence des doctrines traditionnelles antrieures. Cette preuve destine aux non-Arabes est la principale raison d'tre du Livre des Chatons, et ce n'est certes pas un hasard si, grce la traduction de Titus Burckhardt, cet ouvrage est devenu, avec le succs que l'on sait, un des premiers traits de mtaphysique islamique mis la disposition du public cultiv en Occident. Ce trait se rapporte en ralit la fonction du troisime Sceau, et c'est parce qu'il ne peut tre spar de la doctrine des trois Sceaux que, la diffrence des Futht (15), il n'a pas t crit sous l'inspiration divine , mais bien la suite d'une intervention directe du Prophte. D'autre part, les secrets prsents par l'auteur relvent d'une certaine inimitabilit de luvre akbarienne, qui n'est pas de la mme nature que celle du Coran et qui ne se situe pas au mme degr, mais qui s'explique et se justifie par la connaissance intime parfaite de la rvlation coranique qui est un des privilges du plus grand des Matres. Ces secrets, de par leur essence mme, son destins exclusivement aux Arabes et aux arabisants, et il n'est certes pas indiffrent qu'ils aient t communiqus par un auteur qui est lui-mme d'origine arabe. C'est l un lment nouveau et trs bienvenu, de bonne augure pour l'avenir des tudes akbariennes (16).

    (15) A la page 14, l'auteur affirme une certaine supriorit des Futht sur les Fuss en avanant l'argument que tout ce qui se trouve dans les Fuss se retrouve dans les Futht, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ce jugement nous parat, lui aussi, incontestable, car certaines interprtations du Livres des Chatons (notamment celle qui se rapporte au ka-anna-hu huwa coranique) diffrent de celles qui sont donnes dans les Futht. En tout tat de cause, il ne s'agit pas ici du contenu de ces deux ouvrages, mais bien de leur fonction dans l'ordre doctrinal.

    (16) Les rserves que nous formulons ne concernent en rien le principe de cet apport arabe , mais la faon inconsidre dont il s'est manifest dans le cas prsent.

    A cette excellence des Arabes se rattache un des enseignements les plus remarquables du Mafth al-Fuss, savoir qu' la suite des vingt-sept sections relatives aux degrs existencis mis en correspondance avec les diffrents chapitres, se situerait une vingt-huitime qui se rapporterait la fonction d'Ibn Arab, le Sceau des Saints ralisant la synthse du trait. Cette vingt-huitime section des Futht correspondrait, dans le texte des Fuss, soit l'ensemble de l'ouvrage, soit l'Introduction. Cette thse de M. Abd al-Bq est la fois plausible, vidente et indmontrable (17).

    (17) Le texte du chapitre 198 mentionne uniquement l'Homme Parfait, et non le Sceau des Saints.

    Elle prsente un intrt particulier en ce qu'elle permet de rendre compte du rle jou par sayyidn Hd, le premier envoy divin d'origine arabe mentionn dans le Coran dans la Vision de Cordoue. En effet, selon la cl rvle par l'auteur, le chapitre sur Hd correspond au Ciel des Mansions lunaires qui sont prcisment au nombre de vingt-huit. Malheureusement, sur ce point essentiel, d'autres rserves s'imposent, qui tiennent la faon dont l'auteur comprend la fonction du plus grand des Matres et aux procds qu'il emploie lorsqu'il utilise le symbolisme des nombres et des lettres. Celui-ci, pour tre efficace, doit tre matris, comporter une vidence immdiate et demeurer subordonn sa fin qui est l'intelligence intuitive du mystre des tres ainsi que des ralits caches sous l'apparence des choses. Or, il apparat ici plutt comme un but en soi, tout comme le point de vue cosmologique dont il est l'expression. Que peuvent bien signifier ces nombres quatre ou cinq chiffres ? Ces changements constants des mthodes de calcul qui donnent aux rsultats obtenus l'apparence de l'arbitraire et de la manipulation ? Trop souvent, des indications prcieuses et significatives sont noyes sous un flot de suggestions superficielles et d'approximations. A titre d'exemple, on relve que la manire dont l'auteur considre la fonction du Sceau des Saints (18) repose sur un rapprochement entre deux nombre. Le premier se rapporte l'expression coranique raf' ad-darajt (19) (Celui qui lve ou qui est lev en degrs) qui, selon le

  • contenu de cette section, est une dsignation de l'Homme Universel.

    (18) Cf. p. 22, 38 et 47.

    (19) Cor., 40, 15.

    Elle a pour nombre 999 (360 + 639), tandis que la seconde expression : an-nafas ar-rahmn (le Souffle tout-misricordieux) est cense correspondre au nombre 1000, obtenu par l'addition de 461 (an-nafas) et de 539 (ar-rahmn). Seulement, pour obtenir ce rsultat, l'auteur est oblig d'appliquer des rgles diffrentes au premier et au second terme. En effet, les lettres nn (dans nafas) et r (dans rahmn) sont toutes deux des lettres solaires, de sorte que le lm qui termine l'article prcdent est assimil ces lettres dans la prononciation. Or, dans le calcul du premier terme, l'auteur s'en tient uniquement aux lettres crites (alif + lm + nn + f + sn = 1 + 30 + 50 + 80 + 300 = 461), alors que, pour le calcul du second terme, il mlange la prononciation des lettres et leur criture. Une telle manire de procder est doublement illgitime : d'une part, parce que la mthode employe diffre d'un terme l'autre ; de l'autre, parce que l'on peut prendre en compte, soit la prononciation, soit l'criture, mais jamais les deux la fois. C'est pourtant ce que fait l'auteur car, pour obtenir 539, il faut ncessairement calculer de la faon suivante : alif + lm + r + r (?) + h + mm + nn + y = 1 + 30 + 200 + 200 + 8 + 40 + 50 + 10 = 539. (20)

    (20) L'auteur ne donne pas le dtail de son calcul. Est-ce pour ne pas rendre la supercherie trop vidente ?

    Ce procd illogique et forc entrane une interprtation tout aussi contestable. En effet, M. Abd al-Bq s'appuie sur ce rapprochement pour suggrer que le Sceau de la Saintet (wilya) muhammadienne (21) est l'aboutissement suprme du Souffle rahmnien et le but ultime de la manifestation des degrs. Cette interprtation est apparemment renforce par la place de cette section l'intrieur du chapitre 198 : elle suit l'numration des degrs existencis et correspond, en outre, la lettre ww (22) qui est effectivement la dernire lettre dans le processus d'expiration du Souffle qui symbolise le dveloppement de la manifestation.

    (21) C'est--dire Ibn Arab, en tant qu'il apparat comme l'auteur des Fuss.

    (22) A chacune des vingt-huit sections correspond une lettre de l'alphabet arabe.

    Un examen plus attentif des indications donnes dans ce chapitre montre cependant que telle n'est pas la perspective doctrinale qui convient pour saisir le sens de l'interprtation cosmologique qui fait l'objet de notre tude. En effet, dans la vingt-huitime section (23), Ibn Arab envisage expressment le ww comme un symbole de perfection (24) et de synthse (25).

    (23) La trente-huitime dans les cinquante que comporte le chapitre 198.

    (24) Du fait qu'il correspond au nombre six qui est le premier nombre parfait, la somme de ses composants (1 + 2 + 3) tant gale leur produit (1 x 2 x 3).

    (25) Du fait que la position finale du ww confre cette lettre l'ensemble des vertus opratives de toutes les lettres prcdentes.

    Ce que notre auteur n'a pas vu, c'est que cette lettre occupe ici, non pas une position finale, mais bien une position mdiane entre les deux autres lettres-faibles qui sont l'alif et le y. L'ensemble form par ces trois lettres, auquel Ibn Arab fait de multiples allusions au cours de ce chapitre, est une figure du Matre des trois mondes : l'alif symbolise la fonction du Calife Suprme,

  • Muhammad qu'Allh rpande sur lui Sa Grce unitive et Sa Paix ! - en tant qu'il reprsente directement l'Essence divine ; le ww symbolise la fonction du Matre de la manifestation universelle en ses multiples degrs, c'est--dire le Cheikh al-Akbar : telle est la raison profonde de la correspondance qui permet de relier le Livre des Chatons aux divers degrs de la manifestation numrs au chapitre 198 ; enfin, le y symbolise la fonction du Matre du cycle individuel humain, 'Is, le Christ de la Seconde Venue qui, selon une doctrine akbarienne constante, possde la connaissance des secrets propres ce cycle, depuis Adam jusqu'au Jour de la Rsurrection. La perspective voque ici est, une nouvelle fois, celle des trois Sceaux, dans laquelle Ibn Arab occupe une position intermdiaire entre le Sceau des prophtes et le Sceau de la saintet universelle. C'est pourquoi l'expression significative raf' ad-darajt (26) est suivie dans le Coran par celle de dh-l-'arsch (le possesseur du Trne). Le Trne est le sige du Tout-Misricordieux (ar-Rahmn) et le principe de la manifestation universelle, tout comme l'Escabeau divin (al-kurs) reprsente le centre de l'tat humain (27).

    (26) Le mot raf' voque la fois l'ide d'lvation et la voyelle u qui est prolonge par la lettre-finale ww.

    (27) Cf. Marie en Islam, chap. VI.

    L'Escabeau a pour emblme la lettre-faible y qui symbolise aussi bien le Paradis et l'Enfer que l'intercession prophtique lors de l'achvement du cycle. On peut voir par l que la manifestation des degrs existencis s'opre, en ordre descendant et selon un axe vertical, depuis l'Essence principielle jusqu' l'homme primordial, tandis que la dimension complmentaire d'ampleur est figure par le plan horizontal au sein duquel s'opre le dveloppement de l'tat humain dans son intgralit. L'interprtation inexacte de M. Abd al-Bq rsulte, selon nous, de la manire surprenante dont il carte la doctrine sotrique du Califat tout au long de son tude. Mme lorsqu'il aborde la 37e section (28) du chapitre 198, il ne mentionne aucun moment (29) la fonction califale, qui est pourtant l'unique sujet trait par Ibn Arab dans ce texte.

    (28) Qui correspond au 27e chapitre des Fuss, c'est--dire au Verbe de Muhammad.

    (29) C'est--dire ni la page 39 o il tudie le Nom divin correspondant al-Jmi' ni aux pages 138 141 o il commente ce chapitre.

    Pire encore : la page 88 de son tude, il signale une ishra selon laquelle le terme khilfa (califat) quivaut au nombre 1111 selon la formule kh + lm + alif + f + t = 600 + 30 + 1 + 80 + 400 = 1111. Toutefois, il ne donne pas cette indication essentielle la signification qu'elle comporte, et se borne y voir la somme du nombre 1000 (toujours assimil au terme final de la manifestation en vertu de l'interprtation contestable signale plus haut) et du nombre 111 (qui est celui du Ple) sans tirer de ce calcul et pour cause ! - la moindre signification. La vrit est que le nombre 1111 renferme le secret du Califat Suprme. Le Calife d'Allh manifeste l'unit principielle symbolise par le premier l ainsi que la fonction polaire du Matre des trois mondes reprsente par les trois units suivantes (30).

    (30) Cf. Symboles fondamentaux de la science sacre, chap. XV.

    Il ralise initiatiquement la Divinit dans l'universalit de Son Essence (ou de Son Esprit) et de Sa Forme. Le plus extraordinaire est que cette signification est exprime, non seulement par le nombre 1111, mais aussi par les trois lettres caches au sein du terme khilfa et qui forment le nom de la lettre alif : celle-ci exprime l'Essence par son sens symbolique, et la fonction polaire par son nombre

  • qui est 111. Le secret du Califat est rvl ainsi la fois par la constitution littrale du terme khilfa et par le nombre correspondant ce terme. Et ceci nous amne examiner un dernier point. M. Mifth al-Bq est un des trs rares auteurs crivant en langue arabe qui cite occasionnellement les crits de Ren Gunon ; de toute vidence, il est en contact avec des Occidentaux qui connaissent bien l'oeuvre gunonienne. Pour autant, en a-t-il vraiment compris la porte, et surtout le sens qu'elle revt au sein de l'sotrisme islamique ? On peut en douter, car la seule question qui l'intresse vraiment, en accord avec le point de vue limitatif qui prvaut dans son ouvrage et l'autorit qu'il accorde M. Jean Robin (31), est celle de Seth ; de l, il cite uniquement (32) le texte sur Le Tombeau d'Herms, ainsi que les chapitres des Symboles fondamentaux qui traitent de Seth et des Mystres de la lettre nn. En outre, ces derniers sont envisags, eux aussi, un point de vue purement cosmologique car le nn lumineux est oppos ici au nn tnbreux , alors que, selon l'interprtation traditionnelle vritable, le nn infrieur reprsente la lumire divine dans le domaine formel, tout comme le nn suprieur la reprsente dans l'ordre principiel. Selon l'enseignement de Michel Vlsan, ce nn infrieur est un symbole de la Loi islamique envisage sous son aspect d' Arche salvatrice (33) ; on est donc bien loin des tnbres infernales sorties de l'imagination de M. Abd al-Bq ! On le voit, ces rfrences ne prennent nullement en compte la fonction de Ren Gunon dans le domaine du Tasawwuf, ainsi que les affinits profondes qui unissent son enseignement celui du Cheikh al-Akbar, et qui sont la marque d'un complmentarisme providentiel dans l'ordre des fonctions sacres (34). Nous sommes donc parfaitement fond appliquer notre auteur un jugement que nous portions nagure sur un de ses amis occidentaux (35) : L'erreur consistant envisager la Saintet (wilya) et non le Califat comme la cl de vote de toute ce qui dans l'oeuvre d'Ibn Arab est d'ordre initiatique n'est pas fortuite et rsulte d'un parti-pris systmatique, de nature expliquer aussi certaines rticences l'gard de Ren Gunon. La doctrine akbarienne est occulte lorsqu'elle rejoint d'une manire trop vidente l'enseignement traditionnel transmis par l'auteur du Roi du Monde . Quand donc comprendra-t-on, de part et d'autre de la Mditerrane, qu'il est des questions que l'on ne peut aborder srieusement en ngligeant l'enseignement suprme transmis par Ren Gunon et formul dans une perspective islamique par Michel Vlsan ? S'y rfrer aurait conduit prsenter l'interprtation cosmologique des Fuss d'une manire plus attentive au respect des doctrines mtaphysiques et initiatiques qui constituent le cur de la Tradition immuable.

    (31) Cf. Etudes complmentaires sur le Califat, p. 164.

    (32) Cf. p. 73 et 77.

    (33) Cf. Le Triangle de l'Androgyne, Section 2.

    (34) Cf. Ren Gunon et l'avnement du troisime Sceau, p. 54.

    (35) Cf. Etudes complmentaires sur le Califat, p. 109.