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DE DONJONS & DRAGONS EN PASSANT PAR WARHAMMER 40 000, RARES SONT LES UNIVERS DE FANTASY QUI ÉCHAPPENT AUX ORQUES. MAIS LES REPRÉSENTATIONS DE CES MONSTRES ONT BIEN CHANGÉ DEPUIS LE DÉBUT DU XX e SIÈCLE. UNE ÉVOLUTION À LAQUELLE LES JEUX DE RÔLE ONT LARGEMENT CONTRIBUÉ. 22 | Jeu de rôle magazine n°42 - Été 2018 DOSSIER UNE HISTOIRE RÔLISTE DES ORQUES, DES ORCS, DES ORKS… L es orques modernes, ces monstres que nous aimons haïr et massacrer au fil des donjons, sont nés sous la plume de J.R.R. Tolkien qui en fait les principaux serviteurs des forces du mal, de Melkor à Sauron. Pour les créer, l’auteur du Seigneur des Anneaux s’inspire et mélange plusieurs stéréotypes d’origines diverses. TOLKIEN À L’ORIGINE DES ORQUES En 1917, lorsqu’il écrit La Chute de Gondolin, premier récit se déroulant dans la Terre du Milieu, Tolkien revient de la bataille de la Somme où il a connu l’horreur des tran- chées. Aussi ce conte peut se lire comme une métaphore de la Grande Guerre. La cité elfique de Gondolin représente une jeunesse heureuse et le monde magique de l’enfance détruit par le cauchemar de la guerre indus- trielle incarnée par les orques. Ceux-ci, comme les décrits le texte, sont avant tout des machines à tuer vomis par des créatures rappelant des tanks : « Melko rassembla tous ses plus adroits forgerons et sorciers, et de fer et de flamme ils façonnèrent une armée de monstres […]. Certains étaient tout de fer si adroitement reliés qu’ils pouvaient couler comme de lentes rivières de métal ou bien s’enrouler autour et par-dessus VOIR LA VIE EN VERT Photo : annca © Pixabay.com

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DE DONJONS & DRAGONS EN PASSANT PAR WARHAMMER 40 000, RARES SONT LES UNIVERS DE FANTASY QUI ÉCHAPPENT AUX ORQUES. MAIS LES REPRÉSENTATIONS DE CES MONSTRES ONT BIEN CHANGÉ DEPUIS LE DÉBUT DU XXe SIÈCLE. UNE ÉVOLUTION À LAQUELLE LES JEUX DE RÔLE ONT LARGEMENT CONTRIBUÉ.

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UNE HISTOIRE RÔLISTE DES ORQUES, DES ORCS, DES ORKS…

L es orques modernes, ces monstres que nous aimons haïr et massacrer au fil des donjons, sont nés sous la plume de J.R.R.

Tolkien qui en fait les principaux serviteurs des forces du mal, de Melkor à Sauron. Pour les créer, l’auteur du Seigneur des Anneaux s’inspire et mélange plusieurs stéréotypes d’origines diverses.

TOLKIEN À L’ORIGINE DES ORQUESEn 1917, lorsqu’il écrit La Chute de Gondolin, premier récit se déroulant dans la Terre du Milieu, Tolkien revient de la bataille de la

Somme où il a connu l’horreur des tran-chées. Aussi ce conte peut se lire comme une métaphore de la Grande Guerre. La cité elfique de Gondolin représente une jeunesse heureuse et le monde magique de l’enfance détruit par le cauchemar de la guerre indus-trielle incarnée par les orques. Ceux-ci, comme les décrits le texte, sont avant tout des machines à tuer vomis par des créatures rappelant des tanks : « Melko rassembla tous ses plus adroits forgerons et sorciers, et de fer et de flamme ils façonnèrent une armée de monstres […]. Certains étaient tout de fer si adroitement reliés qu’ils pouvaient couler comme de lentes rivières de métal ou bien s’enrouler autour et par-dessus

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tout obstacle qui se présentait à eux, et ceux-ci étaient emplis dans leurs intérieurs profonds par les plus sinistres des orques armés de cimeterres et de lances. […]. Leurs cœurs, continue Tolkien, étaient de granit et leurs corps déformés ; immondes leurs visages qui ne souriaient point, mais leur rire celui du fracas du métal  » parce qu’ils ont été « engendrés par Melko depuis les chaleurs souterraines et la boue » évoquant les tranchées. En près de soixante années, Tolkien change plusieurs fois de versions quant à l’origine des orques. Néanmoins, il les distingue toujours des autres races de la Terre du Milieu. Si les elfes, les humains, les nains et les hobbits ont été créés par des divinités, les orques sont eux les fruits maudits d’une science pervertie, et sont, à l’instar du monstre de Frankenstein, des métaphores des méfaits de l’industrie moderne et de la pollution. Pour Tolkien, catholique convaincu, les machines que sont les orques et les gobelins, qu’il confond totalement, sont incapables de choisir le camp du bien et de refuser de se soumettre au pouvoir des anneaux. Ils sont, en un sens, des êtres déchus, à l’instar des démons chrétiens, plongés dans l’obscurité à laquelle s’opposent les figures angéliques

et lumineuses des elfes. Le terme « orque » vient d’ailleurs du latin « Orcus » qui désigne un dieu romain païen des profondeurs que Tolkien assimile à un diable. Les créa-teurs d’AD&D reprendront ce parallèle en faisant de cette divinité un prince-démon dans Eldritch Wizardry (1976). Cette nature infernale des orques explique notam-ment plusieurs de leurs traits : ils vivent pour beaucoup dans des cavernes, ne supportent pas la lumière du soleil et ont la peau noire. Cette dernière caractéristique a depuis longtemps fait l’objet de nombreux débats afin de savoir si l’auteur du Seigneur des Anneaux avait usé d’archétypes xéno-phobes pour créer ses monstres. On sait aujourd’hui que Tolkien, tout conservateur qu’il soit, n’avait rien d’un raciste militant. Il déteste les nazis et refuse en 1938 de fournir un certificat prouvant sa « pureté raciale » afin que Le Hobbit soit publié en Allemagne. Néanmoins, des analyses sérieuses de son travail montrent bien que Tolkien a aussi été influencé par des stéréotypes alors en vogue en Europe. Il s’est ainsi inspiré des Juifs pour créer les nains. Pareillement, il n’hésite pas à piocher consciemment dans l’archétype de « l’envahisseur » barbare venu des steppes pour créer les orques. Dans une

Ils vivent pour beaucoup dans des cavernes, ne supportent pas la lumière du soleil et ont la peau noire. Cette dernière caractéristique a depuis longtemps fait l’objet de nombreux débats afin de savoir si l’auteur du Seigneur des Anneaux avait usé d’archétypes xénophobes pour créer ses monstres. On sait aujourd’hui que Tolkien, tout conser-vateur qu’il soit, n’avait rien d’un raciste militant. Il déteste les nazis et refuse en 1938 de fournir un cer-tificat prouvant sa « pureté raciale » afin que Le Hobbit soit publié en Allemagne. VOIR LA VIE EN VERT

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A l’origine, il y avait le Mordor

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lettre à Forrest J. Ackerman datée de juin 1958, il les décrit comme des êtres « courts, larges, [qui] ont le nez plat, la peau jaunâtre, une grande bouche et les yeux bridés : en fait, des versions dégradées et repoussantes des moins agréables (pour les Européens) des types mongols. » Pareillement, dans Les Deux Tours, il décrit les orques ayant enlevé Merry et Pippin comme des êtres « basanés, aux yeux bridés ». À bien y regarder, beau-coup d’éléments associent dans l’œuvre de l’auteur du Seigneur des Anneaux les orques avec les peuples nomades qui ont, des Huns jusqu’aux cavaliers de Gengis Khan, fait trembler l’Europe au Moyen Âge : leurs armes (cimeterres) renvoient géné-ralement à l’Orient ; leurs osts, qualifiées souvent par Tolkien, de « hordes » (un des royaumes mongols avait pour nom la Horde d’or) ; leur origine géographique (l’est, du moins durant le Troisième Âge) ; et enfin leur idiome, le « mágol », que Tolkien a envisagé à un moment de créer (avant d’abandonner l’idée) en s’inspirant du hongrois, langue issue du monde de la steppe. Aussi, sans

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que ce soit l’intention première de Tolkien, les orques vont également symboliser par la suite, pour le meilleur et pour le pire, les populations extra-occidentales.

PREMIÈRES ÉVOLUTIONS RÔLISTIQUES : AD&DQu’ils soient des créatures de Frankenstein, des démons condamnés au Mal ou des êtres incarnant les peurs de l’Occident médiéval, les orques, après le succès du Seigneur des Anneaux sur les campus américains des années 1960, deviennent des figures incon-tournables de la fantasy. Les jeux de rôle s’en emparent lorsqu’ils apparaissent offi-ciellement en 1974, un an après la mort de J.R.R. Tolkien. Fort heureusement, jamais Tolkien n’a considéré ses monstres comme une marque déposée (à la différence de Peyo et des Schtroumpfs, par exemple) et les auteurs de JdR ont toute latitude pour développer leurs propres versions de ces monstres. Le premier changement apparaît

dès Chainmail, le wargame préfigurant Donjons & Dragons créé par Gary Gygax en 1971 où les orques sont des personnages jouables et pas de simples éléments de décors qu’af-frontent les participants. Dans la première édition de D&D parue en 1974 (la fameuse « White Box ») de Gary Gygax et Dave Arneson, ils ont la possibi-lité d’avoir un alignement chaotique ou neutre et ne sont donc plus condamnés, comme dans l’univers de Tolkien, à être des serviteurs du mal. Si l’on ajoute à cela la remarque des auteurs qui affirme « qu’il n’y a aucune raison de ne pas autoriser les joueurs à jouer ce qu’ils veulent », il y a fort à parier que, dès les moments pion-niers du JdR, des maîtres

Les yeux bridés, synonymes de la perfidie et de préjugés raciaux

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QUELQUES OUVRAGES AVEC DES ORCS EN PRESONNAGES PRINCIPAUX

LECTUREdu donjon ont imaginé des univers où il était possible d’incarner des orques. Très vite, les auteurs de TSR officialisent cette nouvelle option. Dans la première édition d’Advanced Dungeons & Dragons (1978), les demi-orques peuvent devenir des PJ et ont accès à plusieurs classes : guerrier, clerc, voleur et surtout assassin. Certes, certains stéréotypes ont encore la vie dure. Les demi-orques sont toujours détestées par les nains et les elfes (et inversement) et se voient interdire d’être magicien, classe intellec-tuelle par excellence. Mais en quatre années d’existence, parce qu’il est un médium parti-cipatif et interactif, le jeu de rôle change déjà l’archétype de l’orque. Et ce n’est qu’un début…

UNE VISION LONGTEMPS CONSERVATRICEMalgré ces innovations, les orques « pleins » restent un temps condamnés à être des antagonistes centraux des jeux de rôle. Alors que Tolkien s’était insurgé contre l’idée de faire d’eux des hybrides anima-lisés dans la lettre à Forrest J. Ackerman suscitée, Gygax lui, pour les différencier radicalement des autres races classiques de la fantasy (elfes, nains, humains, hobbits), les affuble, dans le premier Manuel des monstres d’AD&D (1977) d’une peau « verte tirant vers le marron » et surtout d’un groin de cochon. Il s’inspire sans doute d’une image des illustrateurs Greg et Tim Hilde-brandt pour le calendrier Tolkien de 1976 et plus largement, d’un stéréotype qui, depuis l’Antiquité, associe les porcs à l’impureté et la saleté, voire aux crimes les plus pervers. Les orques maléfiques (ils sont d’un alignement « loyal mauvais ») sont en effet décrits comme des guerriers « cruels qui haïssent les êtres vivants », portant des « armures sales et rouil-lées » se regroupant en «  tribus » inca-pables de construire, mais seulement de

détruire. Durant les années 1980 et 1990, fidèles à cet archétype péjoratif, les orques constituent dans la plupart des mondes de la franchise AD&D, à l’instar des Huns et des Mongols, de vastes armées barbares et nomades menaçant sans cesse les autres races humanoïdes d’une invasion massive. Dans le Campaign Set (1987) décrivant l’univers des Royaumes Oubliés, les auteurs expliquent par la bouche de l’ar-chimage Elminster que « les récits elfiques mentionnent ces nombreuses créatures comme des envahisseurs brutaux agressant sans cesse les frontières de leurs royaumes. […] La plupart du temps, les races gobli-noïdes ont été repoussées et détruites, mais de nombreux halls nains sont tombés aux mains des orques. Les races gobli-noïdes sont généralement désorganisées et sous-équipées, et auraient été depuis longtemps éradiquées si elles ne se repro-duisaient pas rapidement. Confrontées à un rapport de force défavorable, la plupart des races goblinoïdes reculeront. Voilà pourquoi

l’adjectif « couard » est souvent associé […] à ces créatures sauvages. »

On le voit, sans qu’il soit ques-tion de racisme, certains auteurs

de JdR piochent dans des peurs culturelles occi-dentales anciennes pour créer leurs monstres. Bien plus que chez Tolkien, les

orques des Royaumes Oubliés héritent donc

de tous les stéréo-types occidentaux

La seconde édition d’AD&D qui paraît la même année marque un net retour en arrière. Sous la pression des ligues inté-gristes américaines qui accusent les jeux de rôle de tous les maux, TSR purge la nouvelle version de son jeu de toute réfé-rence aux démons et interdit la possibilité de jouer un demi-orque.

ORCS Auteur : Stan NichollsEditeur : BragelonneProduit : 2 intégrales

ORCS & GOBELINS Auteurs : J.-L Istin, Saïto, Jarry, Créty, Codurie, Lorusso.Editeur : SoleilProduit : 3 tomes

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et coloniaux : les hordes massives du « péril jaune » ; « fourberies » longtemps associées aux Orientaux ; le taux de reproduction énorme des populations «  primitives ». Les créateurs de Warhammer poussent la logique encore plus loin. Dans le supplément Blood Bath at Orc’s Drift (1985) prévu pour wargame se déroulant dans cet univers, les orques (appelé « orks ») sont les pendants imaginaires des Zoulous vaincus par les troupes impériales britanniques à la bataille de Rorke’s Drift en 1879. Plus largement, les orks sont, avec le Chaos, le danger principal qui a poussé à la création de l’Empire par Sigmar après qu’une de leur gigantesque horde venant de l’Est a menacé l’Occident et le Vieux Monde. Loin d’être des « couards », les « peaux vertes » (terme rappelant celui de « peaux rouges » utilisé dans l’Amérique coloniale) sont des guerriers redoutables, plus massifs et plus forts que les humains (et encore plus pour les orks noirs), mais aussi bien plus stupides. Ils s’expriment dans un anglais maladroit et grossier rappelant de manière caricaturale celui des classes popu-laires britanniques ou des hooligans qui sévissent alors dans les stades européens. Le titre d’un des suppléments les décrivant (‘Ere we Go! – 1991) évoque ainsi un chant de supporters apparu durant les années 1970 en Angleterre. Aussi, s’ils sont jouables dans la version wargame de Warhammer ou dans le jeu de plateau Blood Bowl, les orks restent de simples PNJ dans les jeux de rôle de Games Workshop. Il faut attendre la publication de Rogue Trader (2009) qui se déroule dans l’univers futuriste sombre de Warhammer 40 000, et particulièrement le supplément Into the Storm (2010), pour que les guerriers à la peau verte soient enfin jouables. Il est vrai que depuis les années 1980, la perception des orques a radicale-ment changé dans les mondes de la fantasy.

LA RÉVOLUTION RUNEQUESTLes auteurs de jeux de rôle ont été parmi les premiers à renverser la tendance et à faire des orques des personnages positifs. Il faut mettre cela sur le compte de la fin de la vision européano centrée, notamment

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dans le western où, depuis les années 1960, le point de vue des Amérindiens est peu à peu intégré dans les récits (voir par exemple des films comme Soldat Bleu ou Un Homme nommé cheval sortis tous deux en 1970). L’Occident, conscient de ne plus détenir seul la vérité, s’intéresse donc de plus en plus à des cultures différentes, y compris dans des mondes imaginaires où les orques sont réha-bilités de trois manières complémentaires  : en décrivant en profondeur leur société pour lui donner ses lettres de noblesse ; en faisant d’eux les agressés (et non plus les agresseurs) et enfin en les transformant en «  bons sauvages » membres d’une culture en voie de disparition. Runequest est sans aucun doute le premier jeu à décrire en profondeur, et de manière presque ethnographique, la société orque (qui, pour se démarquer de Donjons & Dragons, a été nommé ici « trolls »). Il est vrai que le monde de Glorantha créé par Greg Stafford se prête à développer une vision moins manichéenne des différentes races. Dans cet univers, il n’existe ainsi ni bien ni mal, et chaque culture est dotée de ses propres motivations complexes. Dès la première édition du jeu, en 1978, les trolls sont des personnages jouables (tout comme les elfes, les nains ou les… canards). La même année, dans le supplément Trolls and Trollkin, on apprend que ces créatures souterraines, loin d’être des agents de la destruction, ont été en première ligne dans le combat contre les démons du Chaos avant d’entrer en conflit avec les elfes et les humains (qu’ils n’hésitent pas à manger à l’occasion). En 1980, leur panthéon, déjà bien dense, s’étoffe dans Cult of Prax (1979) puis, en 1982, l’éditeur Chaosium publie la boîte Trollpak dans laquelle la culture troll est décrite avec un luxe de détail inégalé à l’époque, toutes races imaginaires confon-dues. Réédité en 1988 (traduit en 1997 en français par Oriflam sous le nom de Trolls) ce supplément de Sandy Petersen et Greg Staf-ford s’attarde sur la sociologie, l’histoire, les mœurs culinaires des créatures souterraines (on peut y voir une publicité pour un restau-rant fictif), mais aussi leur morphologie qui mélange les traits porcins des orques de

Le Street Sam’ a permis à l’orc de gagner en style.

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LA F.A.Q. DES ORQUESET LES GOBELINS ?

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Donjons & Dragons tout en annonçant la taille et la puissance musculaire de ceux de Warhammer. Le tout est complété par Troll Gods en 1989 qui traîte cette fois de manière approfondie des divinités trolls, comme le terrifiant dieu berserker Zorak Zoran. Enfin, la troisième édition de Runequest parue en 1984 s’éloigne définitivement de nombre de stéréotypes : selon le processus de créa-tion proposé, les personnages joueurs trolls, à l’instar des humains et des nains, peuvent être issus de cités barbares ou civilisées.Face à ces évolutions, les auteurs d’autres JdR tentent d’ouvrir un peu leur univers de jeu. Un bref article paru dans le numéro 62 de Dragon Magazine (juin 1982) explique la violence destructrice des orques dans l’univers d’AD&D. À la création du monde, écrit l’auteur, les dieux des autres races se seraient partagés les continents sans laisser la moindre place au père des orques Gruumsh. Celui-ci, frappant la Terre de sa lance pour réduire les forêts en désert de poussière, aurait alors promis que son peuple se multiplierait au point, un jour, de gouverner la création. Quelques années plus tard, TSR publie le supplément The Orcs of Thrar (1988) qui décrit les contrées gobli-noïdes dans le monde de Mystara servant de décor de campagne à Donjons & Dragons (version basique). Il est même proposé la

possibilité d’incarner des orques. Une évolu-tion similaire touche l’univers du Seigneur des Anneaux dans Empire of the Witch King (1989) publié pour le Jeu de rôle de la Terre du Milieu (JRTM) alors que le module Gorgoroth (1990) décrit les races orques comme n’étant « pas forcément mauvais ». Enfin, l’univers de space fantasy Spell-jammer voit l’apparition des scro, version plus évoluée des monstres à la peau olivâtre, qui deviennent jouables dès le supplément Complete Spacefarer’s Handbook (1992). Néanmoins, ces modulations se heurtent à un écueil de taille. Les orques sont en effet traités par les auteurs d’AD&D comme des sujets humoristiques, et pas comme des personnages jouables à part entière. À trente ans de distance, le lecteur s’en amuse lorsqu’il découvre qu’une des déesses mineures des goblinoïdes se nomme Mispigie, en référence à la truie anthro-pomorphe du Muppet Show, ou quand il parcourt la parodie de fiche de personnage dans The Orcs of Thrar où il est question des « dé d’vy » (« Hit Daiz ») ou de la « Phaurss » (« Strenx »). Il éprouve néanmoins un senti-ment de malaise en parcourant le même supplément lorsque les orques de Mystara, très clairement comparés à des Amérindiens (« les orques rouges ») ou à des peuples des steppes (« les orques jaunes ») sont tous

KROC’ LE BÔ

Planches humoristiques, parodie de monstres ou de joueurs ?

STEREOTYPES RÔLISTES

Cousins mal aimés des orques, les gobelins ont pourtant été créés bien avant, sans doute dès le XIIe siècle. Ils sont par la suite au centre de l’œuvre de proto-fantasy The Princess and the Goblin de George MacDonald (1872) où ils partagent quelques traits avec les nains, parenté que l’on retrouve dans l’univers de Harry Potter. Tolkien, de son côté, ne fait pas de différences entre eux et les orques. Il faut pour cela attendre les jeux de rôle. Si au début des années 1970 dans le wargame Chainmail, Gary Gygax explique que « les orques ne sont rien d’autre que des gobelins agrandis », la première version du

Manuel des Monstres d’AD&D (coécrite par Gygax) publiée en 1977 fait nettement la distinction entre les deux races qui n’ont désormais plus la même couleur de peau. Depuis, il devient courant, y compris dans les adaptations à l’écran des œuvres de Tolkien, de représenter des gobelins sous les traits de petits êtres dotés d’un solide sens de l’humour noir (qui renvoie à celui des gremlins dans le film éponyme de Joe Dante sorti en 1984) et les orques, grands guerriers bâtis pour la guerre qui brutalisent régulièrement leurs cousins chétifs.

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associés à des idiots congénitaux. Dans la même lignée, la seconde édition d’AD&D qui paraît la même année marque un net retour en arrière. Sous la pression des ligues inté-gristes américaines qui accusent les jeux de rôle de tous les maux, TSR purge la nouvelle version de son jeu de toute référence aux démons et interdit la possibilité de jouer un demi-orque.

UN MONDE ALLANT VERT Malgré le recul de la présence des orques dans les jeux, les pratiques rôlistiques, qui consistent à manipuler des univers imagi-naires pour en proposer des versions inédites, ont tôt fait d’inverser radicale-ment les stéréotypes diffusés par Tolkien puis par AD&D. Et si, se demande-t-on, les orques n’étaient pas les monstres de l’his-toire, mais des victimes ? Ce type d’exercice prend d’abord la forme de récits humoris-tiques. La bande dessinée Kroc le Bô de Bruno Chevalier et Thierry Ségur, diffusée dans les pages de Casus Belli avant d’être publiée en album complet en 1990, met ainsi en scène les péripéties malheureuses d’un jeune gobelin poursuivi par des aventuriers sans pitié cherchant uniquement à monter de niveau. Celui-ci d’ailleurs ne se laisse pas faire et organise une manifestation en reven-diquant la possibilité pour les monstres de choisir leur alignement en fonction de leur

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sensibilité… on en rit encore. Aux États-Unis, Mary Gentle use aussi de la parodie dans son roman Grunts! (1992) pour décrire le quoti-dien pas souvent rose des guerriers orques engagés en première ligne face aux forces du bien toujours triomphantes. Sauf que dans ce récit les soldats du Mal trouvent des fusils d’assauts modernes et décident de se venger de leurs adversaires…Il a fallu néanmoins attendre de nouvelles productions rôlistiques pour que les orques soient sérieusement considérés comme les opprimés. Dans le jeu de rôle de science fantasy Shadowrun (1989) se déroulant dans une Amérique futuriste cyberpunk dominée par une oligarchie elfique, les orques et leurs cousins trolls sont des personnages jouables. Mais, derniers apparus des races magiques (ou « métahumaines ») au XXIe siècle, ils sont rapidement victimes de discriminations voire de massacres, notamment durant « la nuit de la rage » en 2039 qui rappelle évidemment les pogroms de la nuit de Cristal organisés par le pouvoir nazi en 1938. Rejetés à cause de leur apparence, les orques de Shadowrun incarnent le prolétariat urbain et leur condi-tion renvoie à celle des Afro-Américains dans la société américaine contemporaine. Nombre d’entre eux finissent par rejoindre l’ORC (pour « Orks Rights Committee » – «  Comité pour les droits des orques »), organisation rappelant nettement les Black Panthers et dont le leader est décrit dans le

La demi-orc, mal-aimé,

mais jouable

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supplément Loose Alliances (2005) comme « un mélange entre Martin Luther King, Malcolm X et Huey Newton ». Ce parallèle se retrouve dans le jeu de rôle Earthdawn (dont l’univers se situe dans la préhistoire de Shadowrun) où les orques sont une race d’anciens esclaves qui se sont émancipés les armes à la main pour fonder une nation (décrite dans le supplément The Ork Nation of Cara Fahd, publié en 1998), mais aussi dans le film de fantasy urbaine Bright (2017) diffusée mondialement sur la plate-forme de streaming Netflix. Les orques de Shadowrun ne sont pas pour autant condamnés à être confinés dans les classes le plus pauvres de la population. Devenir un aventurier est vu comme un moyen de promotion sociale et de casser les stéréotypes. L’archétype du street samouraï orque, proposé dans le supplément Street Samurai Catalog (1989), montre ainsi un personnage sûr de lui, tiré à quatre épingles et qui demande à ses inter-locuteurs dans un anglais parfait : « Vous semblez surpris ? Sont-ce mes habits ? Est-ce mon phrasé ? Ou bien, est-ce le fait que je sois un samouraï ? » Pour la première

fois, les monstres à la peau verte ont la classe et deviennent aussi cool qu’un vieux morceau de jazz.Commencée dans le jeu de rôle, l’émanci-pation orque se poursuit dans la littérature. Stan Nicholls leur consacre deux trilo-gies romanesques, Orcs (1999-2000) puis La Revanche des Orcs (2008-2011), dans lesquelles une compagnie de guer-riers orques combat à tour de rôle contre la sorcière maléfique qui les réduit en escla-vage puis des sectes humaines racistes qui cherchent à les éradiquer. Devenu des

LA F.A.Q. DES ORQUESPOURQUOI LES ORQUES SONT-ILS (GÉNÉRALEMENT) VERTS ?Les orques ne sont pas toujours verts, comme nous l’avons vu. Néanmoins, grâce notamment à l’influence de Donjons & Dragons, de Warhammer et enfin de Warcraft, le vert s’est imposé comme la couleur de peau dominante des orques. Pourquoi ce choix ? La première explication vient sans doute des gobelins. Ceux-ci sont en effet décrits dans les contes pour enfants comme ayant des habits verts ou la peau verte, par exemple dans The Little Green Goblin (1907) de James Ball Naylor ou The First Green Goblin Book (1935) par Enid Blyton. Le Bouffon Vert (en anglais Green Goblin), l’ennemi de Spiderman créé par Stan Lee et Steve Ditko dans le comic-book Amazing Spider-Man #14 (juillet 1964) est lui aussi un candidat sérieux pour expliquer le teint olivâtre des orques, d’autant que ce personnage est foncièrement maléfique et que son appétit de destruction peut aisément être comparé à celui des serviteurs de Sauron. Néanmoins, d’autres monstres ont pu être une source d’inspiration, tels les Martiens verts

qu’Edgar Rice Burroughs (dans son roman publié en 1912, Une princesse de Mars) décrit comme des êtres sauvages et arriérés (comme seront par ailleurs imaginés les orques), véri-tables antithèses des héros européens « civilisés ». L’imagerie de l’extraterrestre couleur d’émeraude devient un lieu commun de la culture populaire américaine de l’après-guerre (pensez au Martian Manhunter de DC Comics ou aux Skrulls de Marvel Comics, apparus respectivement en 1955 et en 1962). Elle a certainement inspiré Tim Kirk qui le premier, pour le calendrier Tolkien 1975, a dépeint les orques en vert, tout autant que Gary Gygax qui adapte les romans martiens d’Edgar Rice Burroughs dans le wargame Warriors of Mars (sur la couverture duquel figure justement un Martien vert) paru la même année que la première édition de Donjons & Dragons. Finalement, les orks de Warhammer 40 000 constitueraient presque une forme de retour aux sources…

Rejetés à cause de leur apparence, les orques de Shadowrun incarnent le prolé-tariat urbain et leur condition renvoie à celle des Afro-Américains dans la société américaine contemporaine. Nombre d’entre eux finissent par rejoindre l’ORC (pour « Orks Rights Committee » – « Comité pour les droits des orques »), organisa-tion rappelant nettement les Black Panthers et dont le leader est décrit dans le supplément Loose Alliances (2005) comme « un mélange entre Martin Luther King, Malcolm X et Huey Newton ».

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LA F.A.Q. DES ORQUESLES ORQUES ONT-ILS INSPIRÉ D’AUTRES MONSTRES ? Les orques sont présents dans la plupart des univers majeurs du médiéval fantastique ludique. Mais certains auteurs de jeux ont créé leurs propres variantes pour afficher leur originalité. L’apparence des trolls de Runequest, nous l’avons vu, doit beau-coup à celle d’AD&D. Dans le JdR francophone Rêve de Dragons (1985), les Groins au faciès porcin sont explicitement comparés aux orques. Même chose pour les Sangrelins (dont le nom renvoie au

sanglier) dans Tranchons & Traquons. Parfois, les orques se cachent dans des univers surprenants : les gamorréens à la peau verte qui apparaissent pour la première fois dans Le Retour du Jedi (1983) ont tout des monstres favoris d’AD&D, y compris la ressemblance avec les cochons. D’ailleurs, l’un des membres de cette race habitant il y a très longtemps dans une galaxie lointaine se nomme... Gorc.

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DOSSIER : DES ORQUES, DES ORCS, DES ORKS…

personnages dignes d’intérêt des mondes de l’imaginaire, il leur reste désormais à être des héros à part entière.

EN VERT ET CONTRE TOUS…Dans son livre La Germanie écrit au Ier siècle de notre ère, l’auteur latin Tacite fustige ce qu’il estime être la faiblesse de la société romaine. À l’inverse, il voit les barbares habi-tant outre-Rhin comme des êtres dont les mœurs et la force physique n’ont pas été corrompues par les douceurs de la vie civi-lisée. On retrouve ce type d’imagerie dans les aventures de Conan écrites par Robert

DOSS

IER

E. Howard dans les années 1930. Elle est également présente dans la première série des années 1960 de l’univers de Star Trek où les klingons, extraterrestres représen-tant autant des nomades asiatiques et que les forces soviétiques, se changent vingt ans après en de rudes guerriers dotés d’un sens de l’honneur intransigeant, évoquant à la fois les samouraïs et les Vikings. S’ils restent plus grossiers que les vulcains et les humains de la Fédération Unie des Planètes, leur âpreté au combat et leur franc-parler sont peu à peu célébrés après avoir été moqués. Le stéréotype du « bon sauvage » appliqué aux orques, notamment à partir du troi-sième opus de la franchise Warcraft (2002), de défaut dans les années 1980, se trans-fome en avantage. Habitués à vivre dans des terres inhospitalières, les orques, comme les Germains vus par Tacite, sont plus forts et plus résistants que les humains civilisés. Proches de la Nature, ils en deviennent les protecteurs, fonction qui tend à les rendre de plus en plus sympathiques auprès des joueurs alors que la prise de conscience écologique se diffuse au sein des sociétés modernes au début du XXIe siècle. Image déformée des « peuples premiers » qui, en deux siècles de colonisation et d’industriali-sation, ont presque disparu de la surface du globe, les orques sont aussi, dans nombre d’univers, soit menacés d’extinction (dans

L’orc nouveau : le survivaliste écolo.

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Orcs de Stan Nicholls), soit remplacés peu à peu par des races plus jeunes. Ces caracté-ristiques se retrouvent à partir de 2004 dans le monde d’Eberron, premier univers de Donjons & Dragons à laisser une place posi-tive aux races goblinoïdes. Les orques ont en effet été parmi les premiers à occuper le continent de Khorvaire qui sert de contexte à cette campagne. Ils y ont fondé des empires, des sociétés complexes et florissantes, et ont créé les premiers ordres druidiques dont certains se vouent à la défense du monde face à des démons venus d’un autre plan alors que d’autres se consacrent à la protec-tion de l’environnement. Cette évolution touche également des univers classiques développés pour Donjons & Dragons. La troisième édition du grand-père de tous les jeux de rôle, publiée en 2000, marque la réapparition du demi-orque comme race disponible pour les joueurs. Mieux, toutes les classes lui sont désormais ouvertes, même si son bonus de force semble le prédestiner à devenir soit un guerrier, soit un barbare. Dans Les Royaumes Oubliés, les orques suivent une évolution similaire à celle de leurs cousins de Warcraft qui se sont alliés avec les humains pour combattre les armées démoniaques de la Légion Ardente. Leur roi Obould conclut ainsi un pacte de non-agression avec le monarque nain Bruenor dans le roman Le

Roi Orque (2008), et ce malgré ceux qui, des deux côtés, sont partisans d’une guerre à outrance. Ce changement intervient alors qu’un nombre important de joueurs se décide à incarner des membres des races goblinoïdes. Selon une étude réalisée pour le site fivethirtyeight.com, sur près de 100 000 personnages créés entre août et septembre 2017 via la plate-forme D&D Beyond, plus de cinq mille sont des demi-orques, presque à égalité avec les hobbits mais largement devancés, il est vrai, par les nains, les elfes et surtout les humains.

LE FUTUR MULTICOLOREEn cette fin des années 2010, aucun doute n’est permis : les orques s’installent peu à peu dans les mondes de l’imaginaire. Deux d’entre eux (le druide Dave et la guerrière transgenre Braga) sont des personnages importants des comics de fantasy Rat Queen. En France, l’éditeur Soleil vient juste de leur consacrer une série de bandes dessi-nées intitulée Orcs & Gobelins. Tout cela a été permis par les jeux de rôle qui, en les rendant accessibles aux joueurs, en leur donnant une complexité qu’ils n’avaient pas dans l’univers de Tolkien, ont fait de ces créatures monochromes des héros qui promettent de nous en faire voir de toutes les couleurs. WAAAGH !

William Blanc

Bright, diffusé sur Netflix, est un film Shadowrun-like.

Vert c’est vert, je suis trop vénère !

-Air connu