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Une histoire de mathématiques à écouter sur hist-math.fr 0 Le marché aux mariages Non : ne me dites pas que c’est la première histoire que vous écoutez sur ce site ! Si ? Alors laissez-moi vous rassurer : que vous ne voyez pas le rapport entre l’astronomie mésopotamienne et le marché aux ma- riages, est parfaitement normal. Attendez un peu, le marché finira par arriver. Tout comme il sera forcé- ment question d’astronomie mésopotamienne. Mais avant, il va falloir se mettre d’accord sur ce qu’est l’astronomie. Si je tente de vous raconter tout ce qui concerne les astres depuis la naissance de la civilisation, je n’y arriverai pas. Dans ces histoires, je me limite à ce qui a rapport avec les mathématiques. Mais il se trouve que, de la civilisation mésopota- mienne sont issues non seulement notre astronomie mathématique mais aussi notre astrologie, et même une bonne partie de notre pensée religieuse. 1 Anu, Enlil, Éa Souvenez vous : l’Ancien Testament, l’exil des Juifs à Babylone, les emprunts à l’Épopée de Gilgamesh ; à commencer par le récit du Déluge, le plus célèbre. Les sources babyloniennes de la Bible ont été abon- damment commentées. Je ne vais pas m’y étendre. Je voudrais juste évoquer la mythologie mésopota- mienne de la Genèse, telle qu’elle est racontée dans le poème de la création, qui s’appelle Enuma Elish.

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Une histoire de mathématiques à écouter sur

hist-math.fr

0 Le marché aux mariagesNon : ne me dites pas que c’est la première histoireque vous écoutez sur ce site ! Si ? Alors laissez-moivous rassurer : que vous ne voyez pas le rapport entrel’astronomie mésopotamienne et le marché aux ma-riages, est parfaitement normal. Attendez un peu, lemarché finira par arriver. Tout comme il sera forcé-ment question d’astronomie mésopotamienne.

Mais avant, il va falloir se mettre d’accord sur cequ’est l’astronomie. Si je tente de vous raconter toutce qui concerne les astres depuis la naissance de lacivilisation, je n’y arriverai pas. Dans ces histoires, jeme limite à ce qui a rapport avec les mathématiques.Mais il se trouve que, de la civilisation mésopota-mienne sont issues non seulement notre astronomiemathématique mais aussi notre astrologie, et mêmeune bonne partie de notre pensée religieuse.

1 Anu, Enlil, Éa

Souvenez vous : l’Ancien Testament, l’exil des Juifsà Babylone, les emprunts à l’Épopée de Gilgamesh ;à commencer par le récit du Déluge, le plus célèbre.Les sources babyloniennes de la Bible ont été abon-damment commentées. Je ne vais pas m’y étendre.

Je voudrais juste évoquer la mythologie mésopota-mienne de la Genèse, telle qu’elle est racontée dansle poème de la création, qui s’appelle Enuma Elish.

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2 Enuma Eliš (xiie siècle av. J.-C.)Ce poème est plus tardif que l’épopée de Gilgamesh,puisqu’il pourrait avoir été écrit vers le douzièmesiècle avant notre ère. Les mythes qu’il décrit sontbien antérieurs. Selon Jean Bottéro, à qui nous de-vons les traductions qui vont suivre, la mythologieet l’astrologie des Mésopotamiens sont à mettre enrapport avec l’invention de l’écriture. Je le cite.

« La création tout entière se présentait, aux yeuxdes antiques Mésopotamiens, comme une immensepage d’écriture divine. Lorsque tout y était régu-lier, de routine, sans rien qui accrochât le regard,ses « écrivains » surnaturels n’avaient donc rien à si-gnaler à leurs lecteurs, les hommes. Pour peu qu’ilseussent à leur communiquer une décision particu-lière prise à leur endroit, ils s’arrangeaient pour pro-duire quelque phénomène insolite, singulier, inat-tendu, monstrueux. »

Oh, ne croyez pas que la création vue par les Méso-potamiens ait été de tout repos.

3 Tiamat et NardukLes choses commencent mal avec la déesse primor-diale Tiamat, qui personnifie le chaos océanique ori-ginel. Elle est souvent représentée comme un dragonou un serpent. Les autres Dieux lui envoient le jeuneNarduk pour la combattre. En voici le charmant ré-cit dans le poème de la création.

« Le Seigneur étant monté sur la partie inférieurede Tiamat, de son impitoyable masse d’armes, illui fendit le crâne, Puis entailla les conduits de sonsang qu’il fit, par Vent du Nord emporter au secret.Ce que voyant, ses pères furent en joie et allégresseet, d’eux mêmes, lui firent porter offrandes et pré-sents. »

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4 comme un poisson à sécher

À tête reposée, le Seigneur, contemplait le cadavrede Tiamat : il voulait en débiter la chair monstrueusepour en fabriquer des merveilles Il la fendit en deuxcomme un poisson à sécher, et il en disposa une moi-tié, qu’il voûta en manière de ciel.

5 les Étoiles qui sont leurs images

Il y fit occuper leur place à Anu, Enlil et Éa.Il y aménagea leurs Stations pour les Grands-dieux.Il y suscita en Constellations les Étoiles qui sontleurs Images.Il définit l’Année, dont il traça le cadre ;et pour les douze mois, il suscita à chacun troisétoiles.Quand de la suite de l’Année il eut ainsi tracé leplan, il fixa la station de la Polaire.

Voilà : Narduk a bien travaillé. Il lui reste à créerla Lune à qui il ordonne de définir les mois et de secoordonner avec le soleil pour les présages.

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6 mets toi en conjonction avec ŠamašChaque mois, sans interruption, mets-toi en marcheavec ton disque. Au premier du mois, allume-toi au-dessus de la Terre ; Puis garde tes cornes brillantespour marquer les six premiers jours. Au septièmejour, ton disque devra être à moitié, au quinzième,chaque mi-mois, mets-toi en conjonction avec Sha-mash (le Soleil) et quand Shamash, de l’horizon sedirigera vers toi, à convenance diminue et décrois.Au jour de l’obscurcissement, rapproche-toi de latrajectoire de Shamash, pour qu’au trentième, de-rechef, tu te trouves en conjonction avec lui. En sui-vant ce chemin, définis les présages : conjoignez-vouspour rendre les sentences divinatoires.

C’est que le calendrier Mésopotamien, comme ce-lui de nombreuses peuplades était ce qu’on appelle« luni-solaire ». Les mois étaient des mois lunaires, etl’année commençait à l’équinoxe de printemps. Maiscela pose un problème. Un mois lunaire synodiquefait à peu près 29 jours et demi, l’année 365 jours unquart. Douze mois lunaires se montent à 354 joursun tiers, il manque à peu près onze jours pour arri-ver à l’année. Si on arrête l’année au bout de douzemois lunaires, les solstices et les équinoxes seront deplus en plus en retard sur le calendrier. La solutionconsistait à redoubler un des douze mois, quand leretard devenait trop important. Le mois redoublétombait en général à l’équinoxe ou au solstice.

Écoutez Hammurabi au dix-huitième siècle avantnotre ère. Il s’adresse à son ministre Sin-Idinnam.

7 le second Ululu

Comme l’année a une carence, que le mois qui com-mence soit enregistré comme le second Ululu. Et aulieu que le tribut arrive à Babylone le 25 du mois Teš-ritu, qu’il arrive à Babylone le 25 du second Ululu.

Ululu est le sixième mois, celui de l’équinoxe d’au-tomne, qui est en retard cette année là. Hammurabiordonne donc de doubler le sixième mois, mais cen’est pas pour autant qu’il va accorder un mois dedélai pour le paiement de l’impôt qui est dû le sep-tième !

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8 Tablette d’Ammi-s.aduqa (ca 1630 av. J.-C.)Je vous montre une tablette dont je suis bien in-capable de vérifier le contenu. Mais comme d’habi-tude, nous ferons confiance aux spécialistes. C’est latablette numéro 63 d’un recueil de prédictions astro-logiques, appelé Enuma Anu Enlil, qui en comporteselon les versions entre 68 et 70.

La tablette contient des observations, étalées sur 21ans, des positions de la planète Vénus. Je vous parlede cette tablette pour plusieurs raisons.

Qu’elle soit incluse dans un recueil d’oracles illustrela difficulté de séparer l’astrologie de l’astronomiechez les Mésopotamiens. Leur logique était la sui-vante : Primo, il appartient aux hommes de lire dansles astres, les signes qu’y inscrivent les Dieux pourles informer de leurs décisions. Secundo, ces signessortent de l’ordinaire. Il convient donc de bien obser-ver et enregistrer ce qui est ordinaire, pour pouvoiren déduire par différence les présages envoyés par lesDieux.

D’où les tables d’observations, qui sont peut-êtreaussi anciennes que l’écriture et la numération. Évi-demment, l’écriture et la numération étaient aussiles conditions nécessaires à l’enregistrement et àla transmission des observations astronomiques aucours des siècles. Et ces observations étaient elles-mêmes les conditions nécessaires à la mathématisa-tion de l’astronomie.

Une des réussites les plus spectaculaires de cette ma-thématisation est la prédiction des éclipses. S’il y abien un événement inhabituel, donc chargé en pré-sages, c’est une éclipse, de lune ou de soleil. Écoutezpar exemple un de ces présages.

Si, au mois de Nisannu (qui est le premier de l’an-née), il se produit une éclipse de Soleil : cette mêmeannée, le roi mourra.

Pas moins ! On ignore quand, pour la première fois,les astrologues Mésopotamiens ont compris com-ment prédire une éclipse. Cela se passait probable-ment à la fin du second millénaire ou au début dupremier millénaire avant Jésus-Christ, quelque partentre Hammurabi et Assurbanipal.

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9 Assurbanipal (685–628 av. J.-C.)

Assurbanipal c’est ce roi du septième siècle dont lesGrecs ont fait Sardanapale. Fait rare, il savait lire etécrire ; il avait rassemblé une imposante bibliothèquede tablettes dont on a retrouvé les restes à Ninive,au nord de Babylone. La tablette des positions deVénus que je vous ai montrée plus tôt provenait decette bibliothèque.

10 de bon augure et prometteur de bien

Voici Assurbanipal dans son jardin. Il est à droite,son épouse devant lui. Derrière à gauche, plusieursserviteurs, parmi lesquels, probablement un astro-logue. Disons que c’est lui qui parle.

« Sa Majesté m’ayant donné ordre d’observer lesmouvements des astres et de Lui communiquer toutce qui s’y passe, j’ai grand soin de Lui rapporter, no-tamment, tout ce qui m’y paraît favorable, de bonaugure et prometteur de bien pour Sa Majesté. »

Et bien sûr, au premier rang des augures, on guetteles éclipses.

11 Sa majesté peut donc être rassuréeSoleil et Lune ont été vus distinctement à part le13 de ce mois : il n’y aura donc pas d’éclipse. Telest mon ferme jugement, que je communique à SaMajesté.

Et dans un autre message :

Le 14 de ce mois-ci, se produira une éclipse de Lune.Elle annonce du mal pour nos voisins, du Sud-Estou du Nord-Ouest, mais elle est de bon augure pourSa Majesté. Sa Majesté peut donc être rassurée. Dureste, j’avais déjà prévu et promis cette éclipse de-puis le moment où est apparue la planète Vénus.

Il est donc établi que, au moins au septième siècle, etprobablement plusieurs siècles avant, les astrologuessavaient prédire les éclipses. Comment faisaient-ilsdonc ?

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12 SarosNous sommes d’accord qu’un mois lunaire c’est l’in-tervalle de temps qu’il faut à la Lune pour se re-trouver dans la même position. Oui mais positionpar rapport à quoi ? Par rapport à la Terre et au So-leil ? C’est le mois synodique dont nous avons déjàparlé ; il fait un peu plus de 29 jours et demi. Maisà cause du mouvement de la Terre par rapport auSoleil, le mois synodique est plus long que la périodede la lune par rapport aux étoiles, à son orbite au-tour de la Terre, et cetera. On distingue en tout cinqmois lunaires différents, dont vous voyez les duréesexprimées en jours.

Le miracle est qu’il existe un plus petit multiplecommun presque exact à toutes ces durées. C’estle Saros. Il vaut 223 mois synodiques, soit 18 ans etpresque 11 jours. La conséquence est que les éclipsesde Lune ou de Soleil sont périodiques, ou presque.

Pour que les astrologues Mésopotamiens aient dé-couvert cela empiriquement, il fallait bien qu’ilsaient noté et conservé les dates d’une quantitérespectable d’éclipses, probablement sur plusieurssiècles. Et puis, il fallait aussi qu’ils aient su com-parer ces dates, calculer les nombres de mois qui lesséparaient ; en tenant compte des mois intercalés ;bref, un réel exploit scientifique. Et ce n’était pastout.

13 Étoile de la Charrue (viiie siècle av. J.-C.)

L’« Étoile de la Charrue » est le titre d’un recueilprobablement antérieur à Assurbanipal. Contrai-rement à la collection « Enuma Anu Enlil », quicontient les données de Vénus, ce n’est pas qu’un ca-talogue de présages. On peut le considérer comme unvéritable manuel d’astronomie, le premier de l’his-toire. Les sources montrent qu’il a été abondammentutilisé et cité, pendant au moins un demi-millénaire.C’est une sorte d’Almageste mésopotamien si vousvoulez. Que contient-il ?

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14 Carte céleste

Il commence par un catalogue d’étoiles, rangées entrois groupes associés aux Dieux Enlil, Anu et Éa,du Nord au Sud. Viennent ensuite une suite de datesde l’année au cours desquelles les étoiles deviennentvisibles pour la première fois. On y trouve aussi desindications sur les apparitions et les mouvements descinq planètes, Jupiter, Vénus, Saturne, Mars et Nep-tune.Plus important pour les calculs mathématiques, ony trouve l’application d’une méthode d’approxima-tion qui semble avoir été assez largement répandue,au moins depuis le début du premier millénaire.

15 Durée du jour en fonction du jour et de la latitudePour vous l’expliquer j’ai choisi l’exemple le plussimple de phénomène céleste périodique, la durée dujour entre le lever et le coucher du soleil. Cette duréevarie en fonction de la latitude : elle est constanteau niveau de l’équateur, elle atteint 24 heures ausolstice d’été au-delà du cercle polaire.

Sur l’image sont représentées les durées du jours auxlatitudes 10, 20, 30, 40, 50, 60 degrés. Babylone est àla latitude 33 degrés ce qui est entre les deux courbesbleues.

Maintenant, je vous propose un exercice difficile.Nous allons tenter d’oublier une de nos catégoriesmentales. Je vous ai présenté ces courbes commela durée du jour en fonction du temps et vous lesavez comprises immédiatement comme des fonctionscontinues. Ah bon ? vraiment ? Mais dites : la duréedu jour c’est le temps qui s’écoule entre le lever etle coucher du soleil. Il n’y en a qu’une par jour. . .par définition ! La voir comme une fonction conti-nue du temps, c’est absurde. Pourtant, les fonctionscontinues et leurs représentations graphiques sonttellement ancrées dans nos esprits, que nous ne lesremettons plus en question.

Mais parlons d’un temps où les fonctions n’existaientpas. Voici un extrait de l’« Étoile de la Charrue. »

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16 3 mines est la durée du jourLe 15 du mois quatre, 4 mines est la durée du jour, 2mines est la durée de la nuit, et cetera. Les mois sontnumérotés et non pas nommés, car les textes astro-nomiques faisaient usage d’un calendrier convention-nel théorique ayant 12 mois de trente jours, soit 360jours, donc différent du calendrier lunisolaire utilisédans la vie courante. La mine est une unité de poids,que l’on suppose avoir été ici une quantité d’eaus’écoulant dans une clepsydre. Donc les mines sontproportionnelles à des durées. Ce que dit le texte,c’est que la durée du jour et de la nuit sont égalesaux deux équinoxes, qu’au solstice d’été la durée dujour est deux fois plus longue que celle de la nuit, lecontraire au solstice d’hiver.

Si on définit la durée du jour comme le temps entrele lever et le coucher du soleil, c’est une grosse exa-gération : 16 heures de jour pour 8 heures de nuit ausolstice, ce n’est vrai que beaucoup plus au Nord. Àla latitude de Babylone la durée maximale du jour ausolstice d’été est de l’ordre de 14 heures. Le rapportjour-nuit est donc de l’ordre de un virgule quatre, etnon pas deux comme le dit le texte. À moins qu’ondéfinisse le jour comme la période de clarté. Maispeu importe. Ce que nous voulons comprendre, c’estcomment se calculaient les longueurs de jours entreles solstices et les équinoxes.

17 le nombre-intervalle pour la durée du jourAu chapitre suivant de l’Étoile de la Charrue sontdonnés des résultats pour chaque mois, pour la duréedu jour, et pour l’heure de lever ou de coucher de lalune. Vient ensuite le passage suivant :

4 est le coefficient pour la visibilité de la lune ; tumultiplies 3 mines, la durée de la nuit par 4, et tutrouves 12, la visibilité de la Lune. Tu multiplies 40Ninda, le nombre-intervalle pour la durée du jour etla durée de la nuit, par quatre, et tu trouves 2,40, lenombre-intervalle pour la visibilité.

Nous sommes en sexagésimal : 2 virgule 40 c’est deuxet 40 soixantièmes, donc deux et deux tiers. Maisqu’est-ce que c’est que ce nombre-intervalle ? Toutsimplement le coefficient multiplicatif d’une inter-polation linéaire, la pente de la droite d’interpola-tion si vous préférez. Je vous le montre sur l’exemplede la durée du jour, mais cela vaut pour n’importequel phénomène périodique, c’est-à-dire de fait pourn’importe quel calcul astronomique.

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18 Nombre-intervalleSur le graphique des durées de jours, j’ai superposéen pointillés la courbe qui correspond au calcul mé-sopotamien. Souvenez-vous, ce graphique est tota-lement anachronique. Les Mésopotamiens n’ont ja-mais vu leurs observations ni comme des courbes, nia fortiori comme des fonctions du temps ou d’autrechose. Ils disaient simplement : la variation de ladurée du jour d’un jour au lendemain, est un cer-tain coefficient ; celui qu’ils appellent le « nombre-intervalle ». On ajoute ce coefficient si la durée aug-mente, on le retranche si elle diminue. Si on veut lavariation sur un intervalle de temps plus long, il suf-fit de multiplier le nombre-intervalle par le nombrede jours.

Pour nous, ce qui est calculé, c’est une interpolationlinéaire discrétisée. Le pas de temps est un jour, lenombre-intervalle est le pas en ordonnée. Cela re-vient à remplacer la courbe de la fonction exacte parune courbe en zig-zag. Les Mésopotamiens auraientcertainement trouvé loufoque, que nous ayons besoinde compliquer par une représentation graphique defonction, ce qui était pour eux de l’arithmétique élé-mentaire.

Voici un autre exemple. Après chaque indication dela durée du jour au solstice ou à l’équinoxe, suit uneliste comme celle-ci.

19 1 coudée d’ombre, 2 beru de jour

Une coudée d’ombre, 2 bérus de jour, et cetera.

Ces données représentent la durée restante de jouraprès midi, en fonction de l’ombre d’un gnomon.Beru, UŠ et NINDA sont des unités de temps. Mêmesans connaître leur valeur, il n’est pas dificile devoir dans ces résultats que le produit de la longueurde l’ombre par la durée restante est constant. Laconstante en question dépend du mois. Remarquezque la liste passe de 6 à 8 sans mentionner 7, qui n’apas d’inverse fini en base 60.

À la fin du passage, vient le résumé de la procédurede calcul.

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20 le nombre-intervalle pour une coudée d’ombreSi tu dois voir le nombre-intervalle pour une coudéed’ombre, tu multiplies 40, le nombre-intervalle pourla durée du jour et pour la durée de la nuit, par 7,30et tu vois 5, le nombre-intervalle pour l’ombre d’unecoudée.

Il suffit en effet de relier le coefficient d’interpola-tion pour la durée du jour restante en fonction del’ombre, au coefficient d’interpolation de la duréedu jour. On peut donc calculer, pour n’importe queljour donné, non seulement la durée totale du jour,mais la durée restante en fonction de l’ombre d’ungnomon.

Prédictions d’éclipses, mouvements des planètes,calculs approchés de phénomènes périodiques, lesMésopotamiens avaient bel et bien développé une as-tronomie authentiquement mathématique. La ques-tion qui se pose est celle de l’héritage. Qu’ont-ilstransmis de leurs observations, de leurs méthodes,et de leur expérience, aux Grecs ?

21 Thalès de Milet (ca 625–545 av. J.-C.)

L’exploit astronomique Grec le plus ancien dont latrace ait été conservée est la prédiction d’une éclipsepar Thalès, qui aurait mis fin à une bataille. La datela plus probable pour cette éclipse est le 28 mai 585avant Jésus-Christ, ce qui est postérieur, sans doutede plusieurs siècles, aux premières prédictions ana-logues en Mésopotamie. Pour sa prédiction Thalèsdoit avoir utilisé la période du Saros, mais rien nepermet d’affirmer avec certitude qu’il tenait cetteconnaissance des Mésopotamiens. Pourtant, c’est as-sez probable.

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22 Hérodote d’Halicarnasse (ca 480–425 av. J.-C.)

Que les deux peuples se connaissaient est évidentdans l’œuvre d’Hérodote, le père de l’Histoire. Hé-rodote se situe entre Pythagore et Aristote ; il estd’une génération plus ancien que Socrate.

Dans le livre Un de son Histoire, Hérodote décrit laville de Babylone, son architecture, les travaux pourson aménagement et sa défense. Il parle des rois etdes reines, il décrit le commerce et l’habillement desBabyloniens, puis il passe à la description de leurscoutumes. Il commence par celle qu’il juge la plussage de toutes.

23 Hérodote, Histoire, Livre I, chapitre CXCVI

« Dans chaque bourgade, ceux qui avaient des fillesnubiles les amenaient tous les ans dans un endroitoù s’assemblaient autour d’elles une grande quan-tité d’hommes. Un crieur public les faisait lever, etles vendait toutes l’une après l’autre. Il commençaitd’abord par la plus belle, et, après en avoir trouvéune somme considérable, il criait celles qui en ap-prochaient d’avantage ; mais il ne les vendait qu’àcondition que les acheteurs les épouseraient. »

Chose promise, chose due, voici donc le marché auxmariages. Mais pourquoi donc Hérodote trouve-t-ilque c’est la coutume la plus sage de toutes ?

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24 l’argent qui provenait de la vente des bellesTous les riches Babyloniens qui étaient en âge nu-bile, enchérissant les uns sur les autres, achetaientles plus belles. Quant aux jeunes gens du peuple,comme ils avaient moins besoin d’épouser de bellespersonnes que d’avoir une femme qui leur apportâtune dot, ils prenaient les plus laides, avec l’argentqu’on leur donnait. [. . . ] Ainsi, l’argent qui prove-nait de la vente des belles servait à marier les laideset les estropiées.

Voilà, voilà. Non, cela n’a pas vraiment de rapportavec l’astronomie, mais reconnaissez que c’est plusdistrayant.

Quelles traces historiques incontestables a-t-on, decontacts entre Grecs et Babyloniens liés à l’astro-nomie ? Les plus anciennes datent de la conquêted’Alexandre ; mais comme d’habitude, les témoi-gnages sont postérieurs de plusieurs siècles.

On trouve dans le livre neuf de l’Architecture de Vi-truve, trois mentions d’un certain Berossos, ou Bé-rose le Chaldéen. La Chaldée c’est le nom que l’ondonnait à l’époque à la Mésopotamie.

25 elle tourne vers lui sa partie brillanteBérose, ayant quitté le pays des Chaldéens pour al-ler en Asie, y professa la science chaldéenne. Il yenseigna que la lune était un globe dont la moitiéest d’une éclatante lumière, tandis que l’autre a unecouleur bleue ; que, lorsque faisant sa révolution dansson orbe, elle se trouve sous le soleil, attirée alors parses rayons et par la force de sa chaleur, elle tournevers lui sa partie brillante, à cause de la sympathieque ces deux lumières ont entre elles ; que, tandis quesa partie supérieure est ainsi tournée par attractionvers le disque du soleil, la partie inférieure, qui nereçoit point ses rayons, paraît obscure, à cause de saressemblance avec l’air.

Moui, cette théorie farfelue cadre mal avec ce queje vous ai décrit de la précision des observations àBabylone. Or Bérose, qui a vécu au quatrième siècleavant notre ère, était un prêtre du temple de Bel,et en tant que tel, dépositaire de la connaissanceastronomique des anciens ; Astronomique, et je nevous l’ai pas caché, astrologique. Pour Vitruve, ladistinction n’est pas évidente.

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26 c’est aux calculs des Chaldéens qu’il faut s’en rapporterQuant à l’astronomie consistant à rechercher quelleest l’influence des douze signes, des cinq planètes,du soleil et de la lune sur les phases de la vie hu-maine, c’est aux calculs des Chaldéens qu’il faut s’enrapporter, parce qu’ils se sont particulièrement occu-pés de la généthliologie, (c’est-à-dire des horoscopes)afin de pouvoir, par le moyen des astres, expliquerle passé et l’avenir. Les découvertes qu’ils nous onttransmises dans leurs écrits font voir quels étaient lesavoir et le talent des grands hommes qui sont sortisde la nation des Chaldéens. Le premier fut Bérose,qui vint s’établir dans l’île et la cité de Cos et youvrir une école.

Le Bérose en question était loin d’être le premier as-tronome chaldéen, mais il était le premier à écrire engrec. Il n’a pas fait que de l’astrologie. Il a aussi écritune histoire, comme Hérodote ; la sienne présente laparticularité d’être vue du côté des vaincus, après laconquête de Babylone par Alexandre le Grand.

27 Cadran solaire d’Aï Khanoum

Toujours selon Vitruve, Bérose le Chaldéen se-rait l’inventeur d’un modèle de cadran solaire, dé-crit comme « un hémicyle creusé dans un carré etconstruit sur un plan réclinant. »

Je ne suis pas sûr d’avoir compris ce que Vitruveveut dire par là, mais cela pourrait ressembler à cemodèle trouvé dans une ville antique créée en Afgha-nistan à la suite du passage de l’armée d’Alexandre.

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28 Ptolémée (ca 85–165)

Finalement, le plus bel hommage grec rendu à l’as-tronomie mésopotamienne est celui du roi des as-tronomes, Claude Ptolémée lui-même. Dans l’Alma-geste, il cite souvent les observations des Babylo-niens, pour des éclipses ou des positions de planètes.Il montre ainsi qu’il disposait de données précises,issues de documents aujourd’hui perdus.

La plus ancienne éclipse provenant de données ba-byloniennes à laquelle Ptolémée fait référence, datede 719 avant notre ère. C’est à peu près le momentoù a été écrit l’« Étoile de la charrue », que je vousai abondamment citée.

29 références

Bon allez, j’avoue, je ne vous ai pas tout dit. Parmiles coutumes babyloniennes selon Hérodote, il y ena d’encore plus croustillantes que le marché aux ma-riages. Mais vous savez que je me fais un point d’hon-neur de ne pas sombrer dans le ragot de bas étage.

En même temps, vous êtes libre. Si, par un pur ha-sard, vous tombiez sur le chapitre 99 du livre I del’Histoire d’Hérodote, je n’en serais aucunement res-ponsable.