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UNE FILLE TOUTE NUE

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Frédér ic SEMUR

UNE FILLE TOUTE NUE

s é r i e b l o n d e

ÉDITIONS DE PARIS 20, Avenue Rapp

PARIS

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© 1957 Par i s , by les Edit ions de Paris . Tous droits de t raduct ion, de reproduct ion et d ' adapta t ion

réservés pour tous pays.

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Je ne veux pas « y » retourner. « Y » : Une petite ville. Une petite ville,

dominant une rivière. Une petite ville en- tourée de remparts.

Cette ville, longtemps, n'avait été qu'ima- ginaire. Je me fondais dans ses nuages. Ils étaient très blancs, cernés d'un gris d'ardoise. Ils roulaient à une vitesse trop grande pour des nuages ordinaires. J'étais enivré par cette rapidité, ce faste de la course. Je regagnais mon lit. Je me roulais avec un délice épou- vanté, dans le mouvement perpétuel de mes nuages fous. Et je m'endormais enveloppé

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dans le coton trop blanc et trop gris de ces nuages de songe.

J'avais quinze ans, Andrée aussi. Nous parlions tous les jours de cette ville,

allongés l'un près de l'autre dans ma chambre des vacances, séparée de la sienne par l'anti- chambre du grenier.

Nous ne vîmes vraiment la petite ville que plus tard.

Nous faisions notre voyage de noces. Car j'avais épousé ma cousine Andrée

après des années d'amour fou, de contacts permis et défendus à la fois.

Nous avions rêvé de ce voyage depuis notre enfance. Depuis le jour où nous nous étions aimés, et désirés, avec moins de licence que ne peuvent en avoir d'autres enfants. Nous étions gardés par cette terreur sacrée : « Ta cousine est ta petite sœur », disait souvent ma

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mère. Ce n'était pas ma sœur. Mais c'était ma cousine. Je savais que plus tard, quand je serais grand, je pourrais, sans péché, l'épou- ser. Mais avant, je ne pouvais la traiter comme une autre. Même en l'aimant beaucoup plus. Alors, sûrs de l'avenir, nous avions inventé cette ville où nous nous retrouvions quoti- diennement, prenant le chemin extasié des mots qui nous y menaient.

— On voit, disait-elle, la ville de très loin. J'arrive de la plaine, où j'ai cherché des poulets dans une ferme. Tu m'attends, et tu tends les bras. Tu as envie de m'embrasser. Moi aussi.

Très fort, parce que nous sommes loin l'un de l'autre. Ainsi maintenant. J'ai eu tellement, tellement envie que tu m'embrasses pendant le dîner que je me suis mordu le poignet. Tu vois, c'est tout rouge. Embrasse la place de mes dents. Non, tu vois, ce n'est pas la même chose ! C'est moins fort...

Donc, nous sommes encore loin l'un de

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l'autre. Je crie « Guillaume ! > Et je tombe de bicyclette. Tu viens vite alors, n'est-ce pas? Et tu as peur? Et tu dis : « Ciel, ma bien- aimée est morte ! »

Nous n'arrivions jamais à la ville sans en- combre.

Quelque chose nous arrêtait en chemin. Y arriver aurait suscité trop de joie. Aucun frein n'eût pu nous arrêter, dans cette fête de la conquête d'une cité imaginaire.

Et puis nous nous étions mariés.

Il faut avouer que depuis deux ans à peu près, nous ne jouions plus à ce jeu.

Il y eut ce voyage de noces. On nous avait donné assez d'argent pour un classique voyage en Italie. En Provence, nous nous sentîmes bien. Nous nous sentîmes aussi un peu gênés l'un envers l'autre. Je restai quinze jours aux Baux, peignis avec rage, et laissai Andrée

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poursuivre de silencieuses méditations dans la nature, la tête dans les mains. Ce que j'avais adoré en elle. Et qui maintenant m'agaçait un peu.

Au retour, nous trouvâmes la ville. Nous nous étions écartés de la Nationale 7. C'est moi qui reconnus tout d'abord les

nuages. J'eus peur qu'elle aussi... Je ne dis rien.

— Oui... à la même vitesse... — Ah? Tu as vu? — Voici les remparts. La rivière bourdonnait. J'arrêtai la voiture,

près du pont. — C'est une rivière à truites. Je me souvenais des pêches miraculeuses

de nos rêves. Nous visitâmes la ville endormie, et je fis

doucement l'amour à Andrée, sous un vent furieux, dans la cour d'honneur d'un château en ruines.

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D'une main crispée, elle tentait de défaire ses vêtements.

— Laisse. Tu vas prendre froid. Elle courut à une fontaine. Elle était en

pleurs. — Je ne savais pas que l'on pouvait tuer

une ville, dit-elle entre deux sanglots. Elle était haïssable.

J'ai donc dit que je ne voulais pas y re- tourner, dans cette ville trouvée par hasard, après l'avoir tant désirée.

Je sais pourtant que j'ai tort. Andrée se tairait, baisserait la tête, et les larmes qui, peut-être, lui feraient du bien, gonfleraient sans jaillir de ses grands yeux un peu trop bombés par l'alcoolisme mondain — comme je le nomme.

— Tu bois trop, Andrée! Elle haussait toujours les épaules.

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— Toutes mes amies en font autant, et je ne suis jamais ivre.

— C'est pire. J'aurais préféré qu'elle soit un soir très

malade, qu'elle vomisse à en hurler, qu'il faille lui appliquer des compresses et des bouillottes, mais qu'au moins, pendant quelques jours, elle n'absorbe pas machinalement ses cinq ou six whiskies de l'amitié. Tout cela finissait en disputes. Nous avions tous deux de mau- vais nerfs, beaucoup de sujets de mésentente, et trop de travail. Je peignais, je faisais des expositions à Paris, en Belgique, à Milan. Je tenais table ouverte, et, si j'ai pu reprocher beaucoup de choses à Andrée depuis mon mariage qui remontait déjà à loin, je dois reconnaître qu'elle savait tenir une maison.

Chantant tout le temps, une cigarette aux lèvres et un verre à la main, elle faisait une cuisine de fée au milieu du plus grand dés- ordre.

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Et puis soudain, plus de désordre, plus de cuisinière.

Andrée était parée, la maison nette. Les amis nous envahissaient. C'eut été une parfaite image du bonheur conjugal si je ne devais pas payer cela par des crises d'Andrée, qui, le soir, épuisée, un peu ivre, hurlait qu'elle n'en pouvait plus, et que tous ces gens l'assommaient.

— Ils m'assomment aussi. — Foutons-les dehors.

— Il y en viendra d'autres, tu ne peux vivre qu'environnée d'un tas de farceurs qui font semblant de s'intéresser à ma peinture.

Cela finissait dans une boîte de nuit, où nous arrivions à nous taire, en nous collant très près de l'orchestre et nous saoulant de musique. Nous rentrions à l'aube, après avoir fait de nouvelles connaissances. Je m'effon- drais sur le divan de l'atelier. Andrée allait

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et venait, comme une bête en cage, un pli dur aux lèvres.

— Va te coucher, idiote. Tu ne cherches qu'à m'empêcher de dormir. Comment est-ce que je travaillerai, demain?

— Pour ce que tu fais en ce moment. C'est lamentable.

— Parce que je t'ai épousée. Que tu me nourris, comme si j'étais un porc. Et que tu ne comprends rien à rien.

— Si tu avais épousé Joyce, hein ? Cela irait mieux...

C'était ma dernière maîtresse. Une de ses amies.

— Sans doute.

— Parce que Joyce n'est pas difficile, et qu'elle a du goût pour les « impouissants ».

— Laisse-moi rire. Si tu continues, je te décrirai la façon dont je baise Joyce. Cela te donnera peut-être envie de te coucher enfin, par dépit.

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— A moins que tu ne préfères me faire une démonstration de tes talents?...

Elle s'approchait, le front dur, ce front bombé et sans rides qui m'avait tant plu. Sa grande bouche tremblait. Par défi, elle serrait sur son corps son peignoir violet.

Près de moi, elle s'asseyait, contre mon lit, par terre. Les quelques secondes où je l'avais désirée étaient passées. Sa colère aussi.

— C'est fini, toi et moi. Ce n'est plus pos- sible. Cela n'a jamais bien marché, d'ailleurs.

— Avant... — Oui, avant... Je m'endormais. Je savais qu'elle partirait

sans bruit, découragée.

Et puis, un jour, alors que nous étions par- ticulièrement irritables, que les objets se cassaient sous nos gestes, que les nuits blan- ches traînaient en longueur, et que ma pein-

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ture était infecte, Andrée m'annonça que nous allions quitter Paris. Elle avait acheté une maison, très jolie, dans la petite ville, la petite ville semblable au songe.

Je ne veux pas y aller.

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II

J'ouvris toutes les portes, humai tous les placards, comme un chat. Andrée m'appelait, d'en bas. Je ne lui répondis pas. Elle monta l'escalier, un bougeoir à la main.

— Alors? — Alors, ici, ce sera ma chambre, et mon

atelier.

— C'est bien ce que j'avais pensé. Il y en a une autre, très belle.

— Eh bien, prends-la pour toi. — Viens voir quand même... Nous suivîmes le couloir blanchi à la chaux

en nous appuyant aux murs.

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— Les gens aimaient mélanger leur trans- piration à cette époque. Regarde la largeur de ce lit. Et la hauteur! Si on est un peu trop fougueux, on doit rouler par terre.

— On continue avec une stimulante bosse au front !

Quand nous faisions de ces plaisanteries bon marché, nous redevenions de bons amis. Je fis voltiger Andrée dans mes bras, et elle mima parfaitement l'émoi d'une épousée renversée sur le haut lit de bois ciré.

— Ciel ! Vous soulevez ma cotte ! Et pour- quoi faire!

— Tu le verras bien, ma colombe. — Brr! Vous avez les mains gelées! Et

vous me chatouillez les fesses. Que dirait ma mère?

— Que je suis un gendre qui sait s'y pren- dre. Un... deux... trois jupons... garde ton pantalon de dentelle...

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— Il ne faut pas le froisser, il est tout neuf! oh! le butor, il le déchire.

— Je te déchirerai bien autre chose. — Et après? — Je te recoudrai, ma belle. Couche-toi

donc à plat ventre sur ce beau duvet rouge. Les filles qui ont un beau visage le montrent, alors montre-moi ton beau cul!

Andrée, rouge de rire, se vautra sur le lit et retroussa sa large jupe. N'y voyant pas grand-chose, je lui administrai une bonne claque sur les fesses.

— Oh! salaud!

Elle avait repris sa vraie voix. La bougie était éteinte, Andrée tâtonna dans le noir.

— Eh bien, pour un marié haletant, tu es bien... tranquille! Je dois être une piètre comédienne.

— Tu es trop bonne actrice, au contraire. Crois-tu que le rire soit propice aux perfor- mances musculaires?

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Vexé, je cherchai des allumettes, ratai deux marches d'escaliers, jurai. Elle me retrouva dans la grande salle du bas, maussade. Les braises du feu qu'elle avait allumées dans l'âtre rosissaient ses joues.

— J'ai fait toutes sortes de provisions, dit- elle.

— C'est vrai, quand nous étions petits, nous faisions cuire, dans nos histoires, des pommes de terre sous la cendre. Mais ce soir, sans doute parce que je n'y suis pas habitué, ce silence et cette solitude finiraient par me couper l'appétit. Il doit y avoir de bons bistrots dans le pays. Viens.

N o u s n o u s g a v â m e s d e g r e n o u i l l e s e t d e

p â t é e n c r o û t e . L a l u n e s e l e v a i t s u r l e s r e m -

p a r t s . O n e n t e n d a i t l e b o u i l l o n n e m e n t d e l a

r i v i è r e d a n s l a p l a i n e . L e s a n i m a u x m e u -

g l a i e n t e n r ê v a n t d a n s l e s é t a b l e s . E t j ' e m -

b r a s s a i d o u c e m e n t A n d r é e s u r l a t e m p e , p o u r

l a r e m e r c i e r d e s a b o n n e i d é e .

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M a m a i s o n f u t p h o t o g r a p h i é e s o u s t o u s l e s

a n g l e s , l o r s q u e j e l ' e u s a r r a n g é e à m o n i d é e .

J ' é t a i s u n p e i n t r e a s s e z c é l è b r e , e t l ' A m é r i -

q u e , l a B e l g i q u e , l ' I t a l i e p u r e n t c o n t e m p l e r

m o n i m a g e , d e b o u t d e v a n t u n c h e v a l e t , d a n s

m a g r a n d e c h a m b r e d a l l é e o u v r a n t s u r l a

c a m p a g n e .

O n a d m i r a l e c i e l d e l i t d e m o u s s e l i n e d u

l i t d ' A n d r é e , a s s e z v i r g i n a l , e t l a c h e m i n é e

a v e c s a b r o c h e . N o u s a v i o n s a u s s i u n j a r d i n

d e c u r é o ù p o u s s a i e n t d e t o u t e s p e t i t e s r o s e s

à l ' o d e u r d e v a n i l l e , d e s v e r v e i n e s e t d e s

œ i l l e t s d e p o è t e . L e s f e n ê t r e s é t a i e n t o r n é e s

d e p o t s d e g é r a n i u m e t d e f u c h s i a , c o m m e

t o u t e s l e s m a i s o n s d e c e p a y s o ù l ' o n a i m e l e s

f l e u r s e t o ù l e s p o u l e s c o u r e n t p a r t o u t e n

d é v o r a n t t o u t c e q u i s e p r é s e n t e , c e q u i o b l i g e

à m e t t r e l e s p l a n t e s h o r s d e l e u r p o r t é e . C h a -

q u e m u r e t t e , c h a q u e o u v e r t u r e é t a i e n t e m -

b r a s é e s d ' u n e f l o r a i s o n .

C ' é t a i t u n p a y s q u i s e n t a i t l a p i e r r e , l ' h e r b e